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La jeune fille du bus par Thierry Poinot, Lauréat du concours de nouvelles 2012 Médiathèque Amikuze Place de l’Eglise - 64120 Saint Palais -05 59 65 28 72 [email protected] http://mediathequeamikuze.wordpress.com

La Jeune Fille Du Bus

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Nouvelle gagnante du concours organisé par la Médiathèque Amikuze en 2012

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Page 1: La Jeune Fille Du Bus

La jeune fille du buspar Thierry Poinot,

Lauréat du concours de nouvelles 2012

 

 

 

 

Médiathèque AmikuzePlace de l’Eglise - 64120 Saint Palais -05 59 65 28 72

[email protected] http://mediathequeamikuze.wordpress.com

  

 

 

Ce document est distribué sous Licence Creative Commons :

Paternité – Pas d'utilisation commerciale – Pas de modifications 2.0 France disponible

sur http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/2.0/fr/

Page 2: La Jeune Fille Du Bus

- Monsieur ! Vous venez de faire tomber ce papier de votre sac !

Le bruit de l'autobus couvrait presque la voix de la jeune fille et le vieux

monsieur lui demanda de répéter.

Elle se baissa pour ramasser ce qu'elle avait pris pour un papier, elle le tendit

à son voisin de fauteuil et découvrit par la même occasion que celui-ci était

aveugle.

- Tenez c'est tombé de votre sac, dit-elle d'un ton aimable en s'assurant qu'il

tenait bien ce qui lui appartenait.

Le vieux monsieur, un peu gêné, lui demanda de quoi il s'agissait, car il n’avait

pas la moindre idée de ce qui pouvait ainsi tomber de son sac. Il le connaissait

par cœur son sac. Il n'y avait aucun papier dans son sac, que pourrait faire un

vieil aveugle d'un papier ?

- C'est une photographie monsieur.

L'étonnement était à son comble.

- Une photographie ? Alors là c'est la meilleure ! et il éclata de rire. Vous avez

vu mon état, que voulez vous que je fasse avec une photographie

mademoiselle, c'est comme si on présentait une paire de gants à un manchot !

Et il repartit dans un éclat de rire.

La jeune fille le suivit dans son rire bien qu'elle fut un peu gênée de placer le

vieil homme ainsi face à son handicap.

- Écoutez je suis sûre de moi, cette photographie est bien tombée de votre sac.

J'en ai suivi la chute et - haussant un peu le ton pour couvrir le bruit du moteur

de l'autobus - , pour être tout à fait franche, je l'avais vue bien avant sa chute,

elle dépassait tellement de la poche de côté que je m'étais dit qu'elle risquait

de tomber. Si bien que, lorsque je l'ai vue tomber - ne m'en voulez pas- j'ai

presque eu un sentiment de satisfaction... Mais cela m'a permis de la prendre

immédiatement sans que personne ne la piétine, ajouta-t-elle avec

précipitation et presque soulagée, comme si ce geste avait pu compenser son

contentement lors de la chute.

- Vous m'amusez mademoiselle. Vous avez peut-être un pouvoir que vous

ignorez, celui de réaliser vos désirs ?

Et il éclata une nouvelle fois de rire. Un rire chaleureux qui met à l'aise. « Si ce

n’est pas trop vous demander, voudriez vous me décrire ce qu'il y a sur cette

photo ? »

La jeune fille accepta immédiatement tant elle était curieuse de retourner la

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photo et de voir enfin ce qu'elle représentait. Elle la regarda longuement avant

de rouvrir la bouche. Elle ne savait par où commencer et fut hésitante dans sa

façon de parler.

- C'est un banc... avec un couple assis dessus... face à la mer. Elle attendit la

réaction du vieil homme pour savoir comment poursuivre la description.

- Eh bien cela ne me dit absolument rien mademoiselle, je ne vois toujours pas

ce que faisait cette photo dans mon sac... Vous dites que vous l'avez vue avant

qu'elle ne tombe... ?

- Écoutez je suis formelle je l'ai vue qui dépassait de votre sac, elle n'y était

retenue que par un coin comme si elle avait voulu elle-même en sortir ! Et de

fait, c'est ce qu'elle a fait !

Le vieil homme rit une fois de plus.

- Poursuivez s'il vous plaît. Sa voix était douce et presque suppliante. Il se

plaisait au jeu de cette conversation improvisée avec une inconnue dans un

bus.

- Le banc est un de ces vieux bancs de bois vert qu'on voit encore dans les

squares avec deux planches dans le dos et des montants de fonte sur les

côtés. Vous voyez, ceux qui font si mal aux fesses lorsqu'on y reste plus d'un

quart d'heure !

- Cela ne m'aide pas beaucoup, dit-il en souriant, n'y a-t-il rien de plus précis ?

Vous parliez d'un couple décrivez le moi s'il vous plaît.

- On ne voit pas grand chose d'eux, vous savez, car ils sont de dos, dit-elle

presque déçue. La femme est habillée de jaune et semble blonde aux cheveux

courts, quant à l'homme il baisse un peu la tête et on dirait qu'il a des cheveux

blancs.  Elle se rendit compte à ce moment là que la photo était sur les genoux

du vieil homme comme s'il pouvait voir ce qu'elle décrivait et que cela n’avait

rien d'incongru.

- Où sont-ils, s'il vous plaît ?

- Je vous l'ai dit, ils sont face à la mer, sur un large trottoir de dalles roses, à

disons deux cents mètres de la mer. Mais ils ne font pas attention à la mer, la

femme passe sa main dans les cheveux de l'homme à côté d'elle, et lui, il

regarde vers ses genoux, peut être lit-il ?... Elle vit son voisin se crisper

légèrement comme s'il commençait à identifier la scène.

- Vous dites qu'elle lui passe la main dans les cheveux ?

- Oui c'est cela, sa main droite, ça ressemble à un geste tendre mais je ne peux

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rien affirmer. Une peu comme cela, et elle imita le geste de la photographie

non sans un certain aplomb.

A l'arrêt St Paul une foule dense et vive monta alors qu'une autre descendait

sans qu'ils ne se rendent compte de rien.

Le vieil homme pâlit, visiblement il commençait à reconnaître les personnages

de la photo, mais il voulait en savoir plus.

- Et vous dites qu'on voit la mer, c'est tout ?

- Non, à gauche il y a des immeubles assez haut et à droite on voit un autre

immeuble blanc plutôt luxueux et un autre immeuble sur lequel il y a écrit

quelque chose, je ne l'avais pas vu encore, on voit les lettres CAS écrites en

gros. Ce doit être les premières lettres de Casino, qu'en pensez vous ?

Sans laisser le temps à son voisin de répondre, elle jeta un regard désespéré

hors du bus, se leva précipitamment, remit machinalement ses longs cheveux

noirs en arrière, et dit, agitée « oh mais j'ai raté mon arrêt ! » Elle était un peu

perdue et elle se demandait bien où elle pouvait être.

- Nous sommes entre St Paul et rue Vieille du Temple, vous pouvez en être

certaine. Il était sûr de son coup en effet, 25 ans de trajet identique sur la ligne

de bus 96 entre Pyrénées et Odéon donnent quelques repères même à un

aveugle.

La jeune fille sembla surprise de tant d'assurance et ne sut que répondre

d'autant que le bus ralentissait pour s'arrêter.

- C'est que... j'ai eu l'impression... elle hésitait de plus en plus... que vous

reconnaissiez cette photo... Le bus stoppa à l'arrêt rue Vieille du Temple, elle ne

savait plus que faire. Elle empoigna alors le vieil homme par le bras, saisit son

sac à la main, prit la photo et rajouta in extremis : « je vous emmène jusque

rue des Archives vous acceptez ? » Le ton était si engageant et l'impatience si

forte que le vieillard s’accrocha à la jeune fille et descendit avec elle.

- Alors vous on peut dire que lorsque vous voulez quelque chose vous savez y

faire !

Le trajet se fit quasiment sans un mot, elle avançait d'un pas sûr et guidait cet

aveugle comme si elle avait fait cela toute sa vie. Ils s'assirent à la terrasse

d'un café nommé fort justement « La Terrasse ». Elle ressortit la photographie

qu'elle avait conservée dans la poche intérieure de sa veste courte et

poursuivit la discussion.

- Lorsque j'ai dit Casino vous avez tressailli, vous avez reconnu quelque chose,

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quelqu'un ?

- La femme en jaune est-ce qu'elle a retiré une de ses chaussures, la droite je

crois ? Il dit cela d'un ton précipité, presque angoissé.

- Oui c'est cela, on dirait que vous la voyez, moi je n’avais pas remarqué  ce

détail.

- Et les hortensias sont à peine en fleur, non ?

- Oui, des hortensias bleus, on les voit à peine, juste devant le couple. Elle

laissa un long silence s'installer. Puis osa la question qui la brûlait, mais sans y

croire vraiment. C'est vous ?

Le vieil homme ne répondit pas et enchaîna d'un ton plus ferme:

- Avez-vous vu une personne mettre cette photo dans mon sac ?

- … elle réfléchit puis lâcha un : « je ne crois pas » qui sembla peiner le

vieillard.

- Faites l'effort, en montant dans le bus vous n'avez pas vu quelqu'un mettre

cette photo dans mon sac ?

- Non répondit-elle alors qu'elle cherchait encore dans sa mémoire pourtant

très fraîche de l'événement. Mais comment se souvenir de quelque chose qui

n'a pas attiré l'attention ?

Le vieil homme était embarrassé, son visage était devenu pâle et humide.

Comme il n'était pas familier du lieu il se sentait perdu; aucun bruit, aucun

relief, aucune voix ne lui étaient connus. Cette situation devenait angoissante.

Cependant il hésitait à se livrer à la jeune fille qui l’avait accompagnée ici. Tout

se précipita alors dans sa tête, et si c'était un piège, et si sous son air de

fausse ingénue aimable c'était... mais qui cela pouvait-il être ? Non aucune

piste sérieuse n'aboutissait. Par contre ce silence prolongé passé à réfléchir

faisait monter sa température et de pâle il devint rose, ce qui autorisa la jeune

fille à proposer une consommation fraîche qu'il accepta sans rechigner. Elle

reprit :

- Excusez moi je ne voulais pas éveiller en vous un souvenir désagréable, je

suis navrée et elle lui prit la main délicatement en guise d'excuse et de

consolation.

Cela conduisit le vieil homme à se détendre et à se confier.

- Comprenez mademoiselle, tous les ans je me rends à Biarritz chez ma fille et

chaque matin elle me pose sur ce banc que vous venez de décrire et qui je

vous le confirme fait très mal aux fesses. (Il avait retrouvé son humour ce qui

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était bon signe) J'aime bien, même si je ne vois rien, être face à l'océan, sentir

le vent frais sur mes joues tout en écoutant les bruits de la ville et capter

quelques bribes de conversation, la circulation n'est pas si dense sur l’avenue

Édouard VII le matin. L'été, elle me descend sur le quai de la Grande Plage où

j'entends si bien les mouettes et les enfants se disputer. L'an dernier, nous

étions au printemps et c'était ma première sortie sur l'avenue aux larges

trottoirs, ma fille venait de me guider jusqu'au banc et elle me fit une brève

description des alentours. Elle me parla des hortensias bleus à peine en fleur,

puis elle me quitta. Je goûtais alors à l’éveil de la ville sous la chaleur montante

du petit matin. C'est alors qu'on s'assit à côté de moi. Cela m'étonna car en

général et surtout à cette heure là les gens préfèrent les bancs où ils sont seuls

et c'est bien souvent que m'asseyant sur un banc, je fais fuir la personne qui

s'y trouve...

Il parut gêné et sembla hésiter à raconter la suite. La jeune fille tenue en

haleine par le récit attendit un instant et relança le vieillard par un « et

alors ? » qui débloqua le vieil homme.

- Je sentis qu'elle s’approchait de moi tout en me disant : « monsieur, vous

avez fait tomber ce papier ! » la voix était celle d'une femme mûre et je perçus

qu'elle me mettait dans les mains un papier un peu rigide. Puis c'est elle qui

poursuivit : « c'est une photo tenez ! » je lui fis part de mon étonnement vu

mon état et lui demandais de me décrire ce qu'il y a avait dessus «  Il s'agit de

deux personnes dans un bus, c'est vu de dos... » Cela ne me disait rien et lui

demandais de poursuivre. « La femme semble bien plus jeune que le monsieur,

elle a de longs cheveux noirs, le monsieur a la tête baissée et on dirait que les

deux personnes sont en conversation à propos de ce que tient le vieil homme

sur ses genoux, elle lui passe la main délicatement dans ses cheveux blancs. Il

y a d'autres passagers dans le bus et on peut voir presque au dessus de leur

tête un plan de la ligne, c'est la ligne 96 et par la fenêtre on distingue le

panneau d'une station : Saint Paul je crois... » Décroisant alors mes jambes, je

heurtais un de ses pieds faisant tomber sa chaussure droite et elle me passa la

main délicatement dans les cheveux.