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L'enseignement philosophique – 61e année – Numéro 4

1. E. Levinas, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, La Haye, Martinus Nijhoff, 1961, p. 57 ; Paris, Le Livre dePoche, 1990, p. 83.2. E. Levinas, De l’évasion, introduit et annoté par Jacques Rolland, Montpellier, Fata Morgana, 1982, p. 67.3. E. Levinas, Les imprévus de l’histoire, préface de Pierre Hayat, Montpellier, Fata Morgana, 1994, p. 41 ; Paris,Le Livre de Poche, 2000, p. 33. L’article « Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme » a paru dansEsprit en novembre 1934.

LA LIBERTÉ INVESTIE

Levinas et Sartre

Pierre HAYATLycée Jules Ferry, Paris

« L’existence en réalité, n’est pas condamnée àla liberté, mais investie comme liberté. La liber-té n’est pas nue. Philosopher, c’est remonter endeçà de la liberté, découvrir l’investiture quilibère la liberté de l’arbitraire. » 1

Levinas

Si la philosophie de Sartre est considérée comme une philosophie de la liberté,celle de Levinas est ordinairement présentée comme une philosophie de l’altérité.Pourtant, la liberté fut une question centrale dans la réflexion de Levinas. Dès ses pre-miers travaux, Levinas a reconnu dans la liberté la source de la dignité de chaqueindividu humain, et dans la philosophie la formulation rationnelle du « désaccordentre la liberté humaine et le fait brutal de l’être qui la heurte » 2. Cette mise au pre-mier plan de la liberté s’est accompagnée d’une inquiétude devant les défaites et lestrahisons de l’humanisme tout au long du vingtième siècle.

LIBERTÉ, HUMANITÉ

Lorsqu’il évoque en 1934 la montée du nazisme, Levinas veut montrer que « cen’est pas tel ou tel dogme de démocratie, de parlementarisme, de régime dictatorialou de politique religieuse qui est en cause. C’est l’humanité même de l’homme » 3.L’idée d’humanité engage une vision de la destinée humaine qui élève chaque indivi-du dans un domaine supérieur à la « fatalité de l’être ». Elle signifie que les hommespeuvent comprendre l’ordre du monde mais aussi se libérer d’un passé qui condamne

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chacun à porter le fardeau de sa naissance. Associée à la raison, la liberté s’incarnedans le sujet humain qui se dégage du fait accompli, s’affirme comme volonté autono-me et substitue au monde aveugle et implacable un monde intelligible et transfor-mable 4. Ainsi, pour le jeune Levinas, le triomphe du nazisme en Allemagne venait designer tragiquement la défaite historique de l’humanisme fondé sur la liberté et la rai-son. Le national-socialisme substitue à une vision universaliste de l’humanité le parti-cularisme raciste qui attache irrémédiablement chaque être humain à la fatalité de sanaissance. Par sa façon d’impliquer le biologique dans sa représentation symboliquede l’homme, le nazisme pousse à son paroxysme le fatalisme qui soumet l’homme àl’être tel qu’il est. « Le biologique avec tout ce qu’il comporte de fatalité devient plusqu’un objet de la vie spirituelle, il en devient le cœur. Les mystérieuses voix du sang,les appels de l’hérédité » prennent la place des hardiesses du sujet libre 5. Tandis quela raison est créatrice d’une communauté d’individus libres et égaux autour d’une idéeuniverselle, le racisme impose un mode d’universalisation axé sur la domination, laguerre et la conquête, en vue d’instaurer un monde composé de maîtres et d’esclaves.

Par-delà l’analyse des enjeux de la montée en puissance de l’hitlérisme, Levinas acherché dès 1934 à saisir les raisons de la défaite historique du rationalisme et del’humanisme européens. S’il rend hommage à leur vision dualiste de la destinéehumaine qui élève l’humanité au-dessus de la fatalité de l’être, il prend égalementappui sur Marx pour rappeler que l’homme concret n’est pas une pure âme planantau-dessus de tout attachement sensible et que la société humaine réelle ne fait paspartie d’un quelconque règne des fins, pas plus qu’elle n’obéirait à la baguettemagique de la raison 6. Levinas peut alors soutenir qu’« une société qui perd le contactvivant de son vrai idéal de liberté pour en accepter les formes dégénérées et qui nevoit pas ce que cet idéal exige d’effort » est perdante face aux idéologies qui disquali-fient la raison et la liberté 7. Directement confronté aux épreuves du siècle, Levinass’est ainsi assigné dès le milieu des années 1930 le projet de repenser la liberté en vuede « donner satisfaction aux exigences légitimes de l’idéalisme sans entrer dans seserrements » 8.

LE SUJET LIBRE ET LE DÉSIR D’ÉVASION

Les Méditations métaphysiques représentent pour Levinas l’exposé magistral de lafaçon dont l’esprit remontant à sa source s’apparaît à lui-même comme sujet. Uneliberté se met en marche dès le doute hyperbolique, ose se défaire de toutes les opi-nions reçues et « commencer tout de nouveau dès les fondements » 9. Cette libertés’atteste elle-même à travers le cogito, que Levinas interprète comme « un instant depleine jeunesse, insouciant de son glissement dans le passé et de son ressaisissementdans l’avenir » 10 et l’éveil à une existence qui se saisit de sa propre condition 11. Lecogito marque l’ouverture à une nouvelle vie, comme si, en son absence, l’existencehumaine se rêvait elle-même. Il introduit dans l’existence « la précellence, la maîtrise

4. Ibid., p. 30 ; p. 25.5. Ibid., p. 38. « Toute civilisation qui accepte l’être, le désespoir tragique qu’il comporte et les crimes qu’il jus-tifie, mérite le nom de barbare », De l’évasion, op. cit., p. 98.6. Les imprévus de l’histoire, op. cit., p. 33 ; p. 27.7. Ibid., p. 39 ; p. 31.8. De l’évasion, op. cit., p. 98-99.9. R. Descartes, Méditations métaphysiques, Paris, Pléiade, 1953, p. 268.10. Totalité et infini, op. cit., p. 25 ; p. 47.11. Ibid., p. 58 ; p. 85.

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et la virilité d’un substantif » 12. Il est, pour Levinas, la façon dont un être surgit dansl’existence impersonnelle et indéterminée, parvenant ainsi à se donner un présent.Paraissant sortir de soi, le sujet se révèle comme un « pur présent sans attache », sup-port de lui-même, en capacité de faire « référence à soi » 13. Il se présente comme la« première liberté » 14.

En interprétant hardiment le cogito cartésien comme la surrection du sujet libresur fond d’une existence indéterminée, Levinas laisse pressentir que cette conquête aun envers. « La rançon de la position d’existant réside dans le fait qu’il ne peut se déta-cher de soi. » 15 La lutte contre la fatalité de l’être qui s’est conclue par la saillie du sujettrouvant en lui-même « un point fixe et assuré », ne donne à la liberté qu’une victoireprovisoire. L’être anonyme dont l’idéalisme croit se détacher réapparaît au cœur dusujet car, à un moment ou un autre, il faudra admettre que « je suis encombré par moi-même » 16. Il y a là un inévitable « retournement » : le sujet libre qui s’est délié de touteattache, trouvant en lui son point de référence, se découvre attaché à lui-même. Laliberté subjective apparaît captive d’elle-même, aucun ciel inconnu ni aucune terrenouvelle ne la délivrant du poids de sa propre existence 17. La philosophie existentiellede Levinas montre les limites d’une théorie du moi substantiel et même de la bonneconscience esthétique qui fait de l’art le lieu privilégié de la liberté 18. L’idéalisme sub-jectif apparaît comme une tentative illusoire de s’alléger du « poids de l’être écrasé parlui-même ». Si le sujet peut se dégager de ce qui l’entoure et se détacher de sescroyances, il ne peut se dégager de lui-même. Il lui faut alors admettre qu’il se trouve,de fait, engagé dans l’existence dont il ne saisit pas le sens. Levinas se réfère au « silen-ce de ces espaces infinis dont parle Pascal », pour insister sur la précarité de l’existencesubjective et montrer que derrière le moi libre, peut s’imposer « le fait d’être auquel onparticipe, bon gré mal gré » 19. Le sujet est guetté par l’ennui, comme envahi par l’êtreabsurde, « fatal et incessible », dont la mort même ne délivre pas 20.

On n’a pas renoncé à la liberté parce qu’on a démontré la vulnérabilité de l’exis-tence subjective et les limites du libre arbitre. L’intention de Levinas est précisémentde porter au plus loin l’exigence de liberté, en tentant de penser les conditions de lalibération de soi. La révolte contre la fatalité de l’être constitutive, d’après lui, de laphilosophie, ne se joue pas tant entre le sujet et l’être mais au cœur du sujet lui-même, intimement affecté par la « vérité élémentaire qu’il y a de l’être » 21. Dans De

12. E. Levinas, De l’existence à l’existant, 1984, Paris, Vrin, p. 170.13. Ibid., p. 150. Sur la question, on se permet de renvoyer à Pierre Hayat, « La critique de la prééminence duprésent. Subjectivité et “entretemps” d’après Levinas », Revue philosophique de Louvain, n° 2-2009.14. E. Levinas, Le temps et l’autre, Montpellier, Fata Morgana, 1979, p. 34 ; Paris, Quadrige/PUF, 1983, p. 34.15. Ibid., p. 36 ; p. 36.16. Ibid., p. 37 ; p. 37.17. « Dans nos voyages, nous nous emportons », De l’existence à l’existant, op. cit., p. 151.18. L’art est emblématique de ce « retournement de la liberté en nécessité » (Les imprévus de l’histoire, op. cit.,p. 139 ; p. 120). L’artiste donne à son œuvre un mode de présence semblable à celui d’un sujet, car l’œuvre sedégage d’elle-même et paraît partir de soi. Mais « éternellement le sourire de la Joconde, qui va s’épanouir, nes’épanouira pas » (ibid., p. 138 ; p. 119). La force de présent de l’œuvre d’art s’épuise d’elle-même car elleapparaît comme « un avenir à jamais avenir » (id.). Hyperbole d’une liberté qui vire en nécessité, l’art figure latragédie de l’humain.19. De l’existence à l’existant, op. cit., p. 95. La phénoménologie de l’insomnie permet également à Levinas derendre compte d’une veille captive d’elle-même, qui laisse s’imposer l’être illimité et indéterminé, proche del’apeiron des Grecs.20. « La notion de l’être irrémissible et sans issue constitue l’absurdité foncière de l’être. L’être est le mal. », LeTemps et l’autre, op. cit., p. 29 ; p. 29. Voir Jean-Luc Marion, « D’autrui à l’individu », Lévinas et la phénoméno-logie (sous la direction de J.-L. Marion), PUF, 2000.21. De l’évasion, op. cit., p. 70.

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l’évasion, écrit en 1935, Levinas fait valoir le désir de « briser l’enchaînement le plusradical, le plus irrémissible, le fait que le moi est soi-même » 22. Ce désir d’évasion récla-me une liberté plus radicale encore que le libre arbitre puisqu’il cherche en quelquesorte à libérer la liberté d’elle-même. Le désir de sortir de l’être se cristallise ainsidans une aspiration à s’évader de soi. La philosophie de Levinas s’affronte au tragiqued’une existence confrontée à un désir absolument impossible à satisfaire. Le sujet quidésire s’évader de soi est un être fini, frappé par « la condamnation à être soi-même » 23.Avant d’être une philosophie de l’Autre, la philosophie de Levinas s’est annoncéecomme une philosophie de la liberté et de la finitude.

ARBITRAIRE ET LIBERTÉ

L’arbitraire est l’exemple parfait de l’impasse dans laquelle peut se trouver unêtre qui se croit libre. La liberté s’exerce alors comme une « force qui avance » àlaquelle tout est permis. Le sujet a seulement égard à son intérêt, et sa spontanéité devivant s’accompagne du projet d’exercer une emprise sur les choses. Levinas souligneque l’histoire de la philosophie est jalonnée de tentatives pour délier la liberté de l’ar-bitraire en lui substituant un mode d’existence fondé en raison. C’est ainsi que lecaractère illusoire de la liberté illimitée du conatus a été établi par Hobbes et Spinozapour qui une telle liberté est vouée à vivre dans la crainte continuelle de la mort vio-lente, dans un monde où les libertés se trouvent en opposition. L’institution de l’Étatde droit permet le passage d’une liberté illimitée à une liberté réglée par des lois. Par-tant du principe que les libertés livrées à elles-mêmes entrent inévitablement enconflit, on en déduit qu’elles doivent se limiter réciproquement et s’accorder autourd’une loi universelle. De ce point de vue, l’État préserve les libertés en assurant « laparticipation commune des volontés à la raison qui n’est pas extérieure aux volontés » 24.L’ordre politique est fondé philosophiquement dès lors qu’il surmonte la violenceautodestructrice, assure l’entente des libertés et permet le progrès humain.

Levinas apporte même une autre justification à l’institution politique, en rappe-lant que l’échec le plus cruel de la liberté ne vient pas de la violence nue, mais de lalassitude, de la lâcheté ou de l’embrigadement. L’âme d’esclave, l’amour du maître ettoutes les formes de servitude volontaire justifient un État républicain institué de tellesorte que la liberté est encouragée à se développer, au lieu d’être poussée à renoncerà elle-même 25. En prévoyant l’éventuelle déchéance de la liberté, l’État républicainprémunit la liberté contre sa tentation d’abdiquer et de s’oublier. Là encore, l’institu-tion politique est légitimée lorsqu’elle « consiste à instituer hors de soi un ordre deraison ; à confier le raisonnable à l’écrit, à recourir à l’institution […] à un engage-ment de la liberté au nom de la liberté » 26.

La confiance que met Levinas dans l’ordre politique pour sauvegarder la liberté etla dignité humaines demeure cependant limitée. « L’État, la politique, les techniques,le travail, sont à tout moment sur le point d’avoir leur centre de gravitation en eux-mêmes, de peser pour leur propre compte » 27. L’impersonnalité de l’État, qui fait sa

22. Ibid., p. 73.23. Ibid., p. 94. Nous soulignons.24. E. Levinas, Liberté et commandement, préface de Pierre Hayat, Montpellier, Fata Morgana, 1994, p. 46 ;Paris, Le Livre de Poche, 1999, p. 55.25. Ibid., p. 32 ; p. 37. « L’impératif catégorique (est) sans défense contre la tyrannie », ibid., p. 34 ; p. 40.26. Ibid., p. 33 ; p. 39.27. E. Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, La Haye, Martinus Nijhoff, p. 203 ; Paris, Le Livre dePoche, 1990, p. 248.

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raison d’être, fait aussi sa limite. Tout État tend à imposer un univers technicisé, ges-tionnaire des masses humaines et indifférent aux exigences de la subjectivité 28. L’Étatlibéral ne met pas en question l’arbitraire lui-même, mais ses effets extérieurs. Laseule considération des nécessités de l’ordre politique dispense de mettre la libertéface à elle-même, tel Gygès dont la liberté solitaire n’a pas le souci de sa justification 29.

Pour libérer radicalement la liberté de l’arbitraire, il convient de se placer sur unautre plan que celui de la raison politique. C’est le cas lorsque l’autre liberté ne metplus seulement en question le moi par la menace qu’elle fait peser sur lui, maiscomme exigence pour la liberté de se libérer de son égoïsme. On n’est plus face à unesituation de lutte dont l’enjeu est la mort ou la soumission d’une des deux libertés.Dans un tel champ relationnel, l’autre liberté ne limite pas la liberté du moi, mais la« met en marche » 30, en la plaçant face à ses obligations et sa justification. Le sujetn’est cependant pas dépossédé de sa capacité à agir comme bon lui semble 31. Le faitde considérer le sort des autres comme sa propre exigence ne saurait dépendre quede soi. Levinas maintient intactes au cœur de l’obligation morale les données constitu-tives du libre arbitre. Mais il risque alors de faire dépendre l’exercice de la liberté d’unsujet originairement indifférent aux valeurs. Or, c’est exactement ce que refuse Levi-nas, lorsqu’il montre qu’un sujet originairement indifférent aux valeurs est enchaîné àlui-même. Levinas est ainsi conduit à reprendre le problème récurrent dans l’histoirede la philosophie du conflit de la liberté et des valeurs, en concevant une liberté finieinvestie d’une responsabilité infinie.

LIBERTÉ ET RESPONSABILITÉ

Selon une stricte théorie de la responsabilité, la liberté fonde la responsabilité, desorte qu’on ne reprend à son compte que ce qu’on a accompli de façon délibérée et enconnaissance de cause. Il revient au sujet de répondre d’une action ou d’une situation quirésulte de ses choix ou même de son imprévoyance. Mais sa responsabilité ne s’étend pasau-delà. En ce sens, « les responsabilités correspondent exactement aux libertés prises » 32.Levinas critique l’aspect étriqué d’une telle responsabilité traduite en termes d’équilibrecomptable entre ce qui a été réalisé et ce qui doit être pris en charge. Se trouve ainsi miseen question l’illusion d’une liberté « assumant des responsabilités ou se dérobant aux res-ponsabilités, d’un sujet constitué, posé en soi et pour soi comme libre identité » 33.Lorsque la responsabilité équivaut à une reconnaissance de ses actes et à une coïncidenceavec soi-même, elle n’ouvre pas véritablement le sujet à ce qui lui est extérieur.

C’est ainsi que Levinas a voulu penser « la liberté en son sens véritable » à partird’une « responsabilité antérieure à la liberté » 34. Une telle antériorité n’est ni chrono-

28. « L’institution obéit à un ordre rationnel où la liberté ne se reconnaît plus. La liberté du présent ne sereconnaît pas dans les garanties qu’elle a prises contre sa propre déchéance », Liberté et commandement op.cit., p. 35 ; p. 40-41. Ou encore : « Il y a, si vous voulez, des larmes qu’un fonctionnaire ne peut pas voir : leslarmes d’Autrui. », ibid., p. 80 ; p. 96. Sur la nécessaire « vigilance des personnes » qui ne se contentent pasdes équilibres imposés par les États, voir aussi : E. Levinas, Altérité et transcendance, préface de Pierre Hayat,Montpellier, Fata Morgana, 1995, p. 150 ; Paris, Le Livre de Poche, 2006, p. 147.29. Totalité et infini, op. cit., p. 62 ; p. 90.30. Liberté et commandement op. cit., p. 39 ; p. 46.31. « Autrui est le seul être qu’on peut être tenté de tuer », E. Levinas, Difficile liberté, Essais sur le judaïsme,Paris, Albin Michel, 1976, p. 22 ; Paris, Le Livre de Poche, 1984, p. 21.32. Autrement qu’être, op. cit., p. 161 ; p. 199.33. E. Levinas, Humanisme de l’autre homme, Montpellier, Fata Morgana, 1972, p. 98 ; Paris, Le Livre dePoche, 1987, p. 101.34. Autrement qu’être, op. cit., p. 161, p. 159 ; p. 199, p. 197.

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logique ni même sociologique ; elle ne vise pas à indiquer que le sujet humain estappelé à faire des choix dans un contexte déterminé. Elle dégage une liberté « portéepar la responsabilité ». La responsabilité fait alors écho à l’injonction de prendre encharge ce qui ne vient pas seulement de soi. La responsabilité provient de l’infinité del’autre, qui peut être un visage, mais aussi une situation historique qui réclame unengagement. Elle n’a plus sa source dans la liberté du sujet ni dans sa nature. Le soucide l’autre n’apparaît pas spontanément ; il se présente plutôt comme une injonction etun « dérangement » qui fait violence au moi. Levinas assume non seulement un anti-naturalisme moral mais l’hétéronomie d’une responsabilité antérieure à la liberté. Laresponsabilité s’impose comme « une impossibilité de se dérober » 35. Ainsi, le remèdeà l’enfermement en soi serait trouvable dans le mal lui-même : à l’impossibilité pourl’être libre de s’échapper de lui-même peut se substituer l’impossibilité éthique d’igno-rer les injustices et les misères du monde. À travers la responsabilité pour les autres,le sujet est appelé à sortir de soi, comme forcé à réaliser son « désir d’évasion ».

Cette responsabilité du sujet au-delà de sa liberté ne revient pas à l’abandon de laliberté. Elle confirmerait plutôt la liberté structurelle du sujet humain. Quoique la res-ponsabilité vienne de l’autre et non du moi, l’autre « commande comme libre » 36. Celasignifie que le sujet conserve la possibilité de répondre ou non à l’injonction qui luiest adressée. Mais ce sujet qui garde en toutes circonstances son libre arbitre n’est pasplacé au-dessus des valeurs. Il intériorise une obligation inconditionnelle lorsqu’il esti-me qu’il ne peut se soustraire à sa responsabilité. Soutenant le paradoxe d’un« retournement de l’hétéronomie en autonomie » 37, Levinas met autant de soin à réfu-ter la liberté arbitraire qu’à montrer que la responsabilité infinie n’est pas une aliéna-tion. La responsabilité pour les autres est au contraire libératrice : non seulement elle« affranchit le sujet de l’ennui, de l’enchaînement à lui-même où le Moi étouffe ensoi », mais la libération qu’elle permet exclut tout « esclavage à l’égard de qui que cesoit » 38. Le sujet qui estime ne pouvoir se dérober à sa responsabilité n’est soumis àaucun déterminisme. Il n’est pas « un pur résultat du monde » 39, et ne se trouve pasdavantage sous l’empire d’autrui 40. La liberté demeure, il est vrai, une liberté finie,dans la mesure où elle est suscitée par ce qui n’est pas elle. Mais une telle situation,dit Levinas, ne porte pas « atteinte à la dignité de la liberté », puisqu’elle s’exprimecomme une volonté inconditionnelle et absolue.

On peut cependant objecter à Levinas que le retournement de l’hétéronomie enautonomie est concevable à condition de présumer une liberté première, capable desaisir le commandement moral comme sien. Ainsi, le moi sur lequel « pèse la souf-france du monde » devrait préalablement exister comme une « conscience librecapable de sympathie et de compassion […] Seul un être libre est sensible au poidsdu monde qui pèse sur lui » 41. Levinas contourne la difficulté en se plaçant au cœurd’une conscience qui ne choisit pas dans l’indifférence et qui découvre son unicitédans l’obligation de s’impliquer pour les autres. Si l’on consent à prendre au sérieuxune telle situation, il faut alors admettre que la liberté ne peut être vécue à traversune position de surplomb, capable de se tenir en retrait d’elle-même. En réalité, cette

35. Ibid., p. 165 ; p. 204.36. Totalité et infini, op. cit., 279 ; p. 338.37. Autrement qu’être, op. cit., p. 189 ; p. 232.38. Ibid., p. 160 ; p. 199.39. Ibid., p. 157 ; p. 194.40. « Le soi éthiquement, se libère de tout autre et de soi », ibid., p. 146 ; p. 181.41. Ibid., p. 164 ; p. 203.

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liberté « est passion » 42. Obstinée, révoltée contre la fatalité, la « liberté investie » nese substitue ni à la liberté citoyenne ni à la liberté critique. Mais elle est présentée parLevinas comme l’expression la plus haute de la liberté humaine, indispensable en toutcas pour empêcher la raison politique de se réduire à une rationalisation des calculségoïstes et l’esprit critique de devenir un jeu verbal.

LA CONDAMNATION À LA LIBERTÉ

Le projet de Levinas de penser une liberté qui ne procède pas d’un je substantiel,croise l’entreprise de Sartre, où l’on retrouve l’idée que la liberté du sujet n’est pas ini-tiale. Dès L’être et le néant, Sartre s’est attaché à montrer que la liberté n’apparaît pasen dehors d’une situation qui se présente à elle. Non seulement on ne peut pas fairen’importe quoi à tout moment, mais on ne peut atteindre un état où on serait en posi-tion de décider ou non de sa liberté. Aussi, la finitude métaphysique de la liberté,exprimée dans la formule « l’homme (est) condamné à être libre » 43, conduit-elleSartre à affirmer simultanément la réalité d’une liberté irrécusable et la « facticité »inévitable de cette liberté. La facticité définit ce qui est donné au sujet et ne dépendpas de lui. Elle renvoie à l’état du monde dans lequel on vit et, pour chacun, au faitde sa naissance. Mais, précise Sartre, le fait de ma naissance, lui-même, « ne m’appa-raît jamais brut » : il est toujours associé à une reconstruction symbolique ou une pos-ture subjective traduisant un choix d’existence. Un nœud dialectique attache la libertéet la facticité, puisque la facticité est inévitablement « dépassée vers mes fins », tandisque ce dépassement est « affecté intégralement de facticité puisque je ne peux pas nepas me choisir » 44. À l’impossibilité de se dérober à la responsabilité chez Levinassemble faire écho chez Sartre l’impossibilité d’éviter la liberté de choix. Dans les deuxcas, la liberté est éprouvée par le sujet, avant que celui-ci se la représente commeobjet de pensée 45.

On comprend alors que pour Sartre également, la finitude de la liberté n’exclutnullement l’infinité de la responsabilité, mais l’implique au contraire. Sartre, en effet,voit dans la responsabilité infinie la conséquence logique du caractère fatal de laliberté humaine: « L’homme, étant condamné à être libre, porte tout entier le poids dumonde sur ses épaules : il est responsable du monde et de lui-même en tant que maniè-re d’être. » 46 Cette responsabilité, admet Sartre, est « d’un type très particulier » 47. Ellen’est pas mesurée aux actes effectivement accomplis, et s’étend bien au-delà de ce quidépend de soi. Sa signification est existentielle plutôt que juridique. Elle n’est pasdéterminée par des lois positives. Elle implique une prise en charge hyperbolique desoi et du monde, par-delà l’acceptation ou le refus de ce qui se présente au sujet.Ainsi, « assumer » sa maladie, ou un état de guerre, ne veut pas dire qu’on les accep-terait. C’est néanmoins en être responsable dans la mesure où la maladie comme laguerre sont inséparables du comportement du sujet et de la façon dont il évalue unesituation. Sartre ne se place ni sur le terrain de la liberté subjective ni sur celui de la

42. Id.43. J.-P. Sartre, L’être et le néant, Paris, Gallimard, 1943, p. 639.44. Ibid., p. 641.45. « La philosophie générale de Sartre n’est qu’une tentative de penser l’homme, en englobant dans sa spiri-tualité sa situation historique, économique et sociale, sans en faire un simple objet de pensée. Elle reconnaît àl’esprit des engagements qui ne sont pas des savoirs. Des engagements qui ne sont pas des pensées – voilàl’existentialisme ! », Les imprévus de l’histoire, op. cit., p. 121-122 ; p. 105.46. L’être et le néant, op. cit., p. 639.47. Ibid., p. 639, p. 641.

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situation objective dans laquelle se trouve le sujet, mais sur celui de leur interaction.Il serait artificiel de dissocier une situation que je n’ai pas choisie du choix qui est lemien au sein de cette situation. Aussi, la condamnation à la liberté est-elle en fin decompte condamnation « à être intégralement responsable de moi-même » 48. PourSartre comme pour Levinas, liberté et responsabilité sont indissociables, du fait de lastructure relationnelle du sujet humain.

ONTOLOGIE ET MORALE

Partant de cette proximité de Sartre et de Levinas, on peut mieux cerner ce qui lesdistingue. Si Sartre n’a guère cité Levinas, on peut en revanche s’intéresser à une formu-le de Levinas qui visait, pour s’en démarquer, le philosophe existentialiste : « L’existenceen réalité, n’est pas condamnée à la liberté mais investie comme liberté » 49. Cette démar-cation suppose, là encore, un terrain commun qu’il faut d’abord rappeler. Chez Sartrecomme chez Levinas, la liberté se dégage d’un donné qu’elle ne parvient pas à annuler,puisque pour le premier on ne peut pas ne pas être libre tandis que pour le second, il estimpossible de se soustraire à la responsabilité. Mais chez Sartre, le donné désigne la fac-ticité qui entoure le sujet ou ce qu’il est sans l’avoir voulu. La liberté commence lorsquele sujet se donne le donné pour en faire le champ de ses possibles. Chez Levinas, enrevanche, le donné est l’être incessible qui envahit le sujet, auquel il participe sans levouloir et qui le menace de dissolution. Le donné est insaisissable; il ne constitue pas unobjet de confrontation et d’expérience. Il atteint la liberté elle-même, lorsque celle-cienchaîne le moi à lui-même. Ainsi, le fait de « ne pas avoir choisi sa liberté (qui est) lasuprême absurdité et le suprême tragique de l’existence » devient avec Levinas un étatdont il faut se libérer, plutôt que l’expression de la condition humaine 50.

Il faut mesurer ce qui sépare Sartre et Levinas. Dans L’être et le néant, Sartre iden-tifie une situation humaine à la revendication inévitable de l’en-soi par le pour-soi, ouencore à la fatalité de la liberté 51. Pour Levinas en revanche, l’opposition de l’humainet de l’inhumain est constitutive à l’histoire humaine dans la mesure où l’humainimplique une mise en question de la liberté arbitraire par la responsabilité pour lesautres. Alors que chez Sartre, la responsabilité est une reprise de l’en-soi par le pour-soi, chez Levinas, la responsabilité est une réponse à « une exigence venant del’autre ». Dans les deux cas, la liberté d’autrui révèle la limite de la liberté du moi.Mais « la rencontre d’Autrui chez Sartre menace ma liberté et équivaut à la défaillan-ce de ma liberté sous le regard d’une autre liberté » 52. Pour Levinas, en revanche,l’autre liberté ne heurte pas ma liberté, mais l’élève. Elle pousse la liberté à se contes-ter comme désir d’affirmation et d’emprise, pour s’apparaître comme « exigence infi-nie à l’égard de soi » 53. Ainsi, la liberté « condamnée à être liberté » demeure-t-ellecaptive de l’ontologie, tandis que la liberté « investie comme liberté » opère un retour-nement de l’ontologie en éthique. La confrontation à l’autre liberté change alors de

48. Ibid., p. 642.49. Totalité et infini, op. cit., p. 57 ; p. 83.50. Ibid., p. 280 ; p. 338.51. « Ce qui arrive à un homme par d’autres hommes et par lui-même ne saurait être qu’humain. Les plusatroces situations de la guerre, les pires tortures ne créent pas d’état de choses inhumain : il n’y a pas de situa-tion inhumaine », L’être et le néant, op. cit., p. 639.52. Totalité et infini, op. cit., p. 280 ; p. 338. « La liberté peut être cernée par une autre liberté qui lui vole sonunivers, le sens de ses conduites et l’unité de sa vie… Ontologiquement, tout regard d’un passant sur mon uni-vers me vole cette partie regardée », Cahiers pour une morale, p. 345.53. Totalité et infini, op. cit., p. 281 ; p. 339.

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sens. Alors que dans la perspective ontologique de Sartre, l’autre liberté met en ques-tion la finitude du moi, dans l’optique morale de Levinas, l’autre liberté met en ques-tion l’illimitation de son arbitraire 54.

La différence des deux philosophies ne saurait cependant être exagérée. Si Levi-nas est seul à concevoir l’éthique comme une échappée de l’ontologie, Sartre admetdès L’être et le néant que « l’ontologie ne saurait formuler elle-même de prescriptionsmorales. Elle s’occupe uniquement de ce qui est, et il n’est pas possible de tirer desimpératifs de ses indicatifs » 55. L’ontologie phénoménologique de L’être et le néant neferme pas la porte à une éthique déliée de ce que Levinas nomme la fatalité de l’être.Il reste que Levinas a obstinément confirmé sa fidélité au bien au-delà de l’essence dela République 56, tandis que Sartre soutient l’idée que les hommes recherchent l’être àtravers « une appropriation symbolique de leur être-en-soi » 57. Mais on se demandealors ce qui reste d’une liberté condamnée à intérioriser ce qui est, privée finalementde la possibilité de modifier sa situation.

Dans les Cahiers pour une morale, écrits quelques années après la parution en1943 de L’être et le néant, Sartre est revenu sur la thèse soutenue dans son ouvrageselon laquelle nous sommes condamnés à être libres, estimant n’avoir pas été compris 58.Il confirme cette thèse, expliquant que « je suis sans repos : toujours transformé,miné, laminé, ruiné du dehors et toujours libre, toujours obligé de reprendre à moncompte, de prendre la responsabilité de ce dont je ne suis pas responsable » 59. Mais ilintroduit par rapport à L’être et le néant une sérieuse inflexion, passant d’une problé-matique ontologique à une problématique éthique. L’homme, écrit, Sartre dans lesCahiers pour une morale, est « en même temps une facticité investie et un projet-dépas-sement. En tant que projet il assume pour la dépasser sa situation » 60. S’il s’agit,comme dans L’être et le néant, d’assumer une situation que l’on n’a pas voulue, ouencore de « se donner le donné », Sartre précise qu’on peut assumer une situationpour la changer ou s’en débarrasser 61. On porte la responsabilité de ce dont on n’estpas responsable en vue de transformer un état de fait. Reprenant l’exemple de lamaladie introduit dans L’être et le néant, Sartre explique que la nouvelle situationréclame du malade autant d’inventivité, de générosité et de tact que sa situation debien portant. En même temps qu’il engage son ontologie phénoménologique dans lavoie d’une philosophie de la pratique 62, Sartre oriente sa réflexion dans la perspective

54. Voir Bernhard Waldenfels, « La liberté face à l’autre. Lévinas et Sartre : ontologie et éthique en conflit »,Cahiers d’études lévinassiennes, Lévinas-Sartre, n° 5, 2006 et Pierre Hayat, « Le sens du désir chez Sartre etLévinas », ibid.55. L’être et le néant, op. cit., p. 720.56. Voir J.-F. Mattéi, « Lévinas et Platon », Lévinas et la phénoménologie, op. cit.57. L’être et le néant, op. cit., p. 721.58. J.-P. Sartre, Cahiers pour une morale, Paris, Gallimard, 1983, p. 447.59. Ibid., p. 449.60. Ibid., p. 447. Sartre use du terme d’« investissement » pour rendre compte de la part de non liberté dansl’existence subjective. L’investissement est alors seulement passif, désignant l’invasion de la liberté par la facti-cité. En revanche, lorsque Levinas écrit que « l’existence est investie comme liberté », la passivité est l’enversd’une activité. L’investissement signifie alors qu’une extériorité suscite la liberté, comme mise en responsabilitéet charge à accomplir. Cette ambiguïté de la « liberté investie » chez Levinas est au cœur de sa problématiqueéthique. Du point de vue levinassien, la vocation de l’humain est d’opérer une sublimation au sens de Freud,de l’investissement du sujet par l’être anonyme en un investissement éthique. Ce passage de la fatalité de l’êtrequi enferme le sujet, à la nécessité pratique qui lui ouvre la voie de la liberté, requiert l’œuvre de la raison,comme puissance d’évaluation critique, sans laquelle la liberté investie ne saurait s’expliciter ni se justifier.61. « Je ne puis me débarrasser de ma situation de bourgeois, de Juif, etc., qu’en l’assumant pour la changer », id.62. Dans la lignée de la Critique de la raison dialectique, Sartre soutiendra en 1966 que « l’essentiel n’est pas cequ’on a fait de l’homme, mais ce qu’il fait de ce que l’on a fait de lui », « Jean-Paul Sartre », L’arc, op. cit., p. 95.

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d’une morale humaniste. Tandis que dans L’être et le néant, Sartre assure que, quoique nous fassions, nous ne quittons pas l’humain, dans les Cahiers pour une morale, ilsoutient qu’il s’agit pour un malade « de vivre sa maladie selon les normes pourdemeurer homme » 63. Sartre ne dit certes pas quelles sont ces normes mais il laisseentendre que chacun a la responsabilité de demeurer ou non humain, en particulierlorsqu’il se trouve dans une situation d’adversité.

HISTOIRE ET LIBERTÉ

L’histoire n’est-elle pas, en dernière analyse, le lieu où s’exerce la responsabilitéhumaine? À une philosophie du dépassement de soi dans l’histoire, à laquelle pour-rait se rattacher la réflexion de Sartre, Levinas oppose une philosophie de la libéra-tion de soi et de la résistance à un prétendu tribunal de l’histoire. La philosophie altiè-re de Levinas ne craint pas de repérer dans le cours ordinaire de l’histoire desmarques de sainteté 64, au nom desquelles il est possible de juger l’histoire au lieu dese laisser juger par elle. Levinas a récusé avec constance une vision de l’histoirecomme tribunal qui repousse le vaincu dans l’insignifiance 65. La liberté dans l’histoireopère alors comme une résistance à la résignation devant le fait accompli. « La Résis-tance des maquis » peut s’interpréter comme « la liberté de la Résistance contre l’ap-parente fatalité de l’histoire » 66, qui n’est pas tant une conscience héroïque qu’uneimpossibilité de se dérober. L’histoire apparaît ainsi « travaillée par des ruptures del’histoire où un jugement se porte sur elle » 67. Des surrections périodiques de libertédans l’histoire montrent que « la responsabilité illimitée pour autrui (peut) avoir unetraduction dans le concret de l’histoire » 68. L’exigence de justice passe alors avant lesouci de soi, de son perfectionnement intérieur ou de son salut. Cette liberté se mani-feste de façon irrécusable dans l’histoire comme l’incessant retour de la « jeunesseradicale de l’élan généreux » 69 dont l’action ne dépend pas de l’attente d’un rendu.L’altruisme ou le désintéressement met face à une figure de la liberté déliée du soucide soi, aussi absolue que le libre arbitre. La manifestation de la générosité dans l’his-toire n’est d’ailleurs pas seulement individuelle ; elle devient proprement politiquelorsqu’elle se manifeste comme « révolte contre une société sans justice, fût-elle équi-librée par des lois […] révolte pour une société autre, mais révolte qui recommencedès que l’autre société s’installe » 70. Levinas n’a pas seulement récusé le totalitarismepolitique, il s’est également inquiété des dérives technocratiques et autoritaristes desÉtats libéraux obnubilés par la gestion des masses humaines.

Conformément à sa lecture de l’histoire, Levinas a retenu de la vie de Sartre unmessage d’espoir emblématique d’une liberté investie pour son siècle. Dans l’homma-ge qu’il rendit à Sartre au lendemain de sa mort, Levinas écrit que la liberté est « pour

63. Cahiers pour une morale, op. cit., p. 448.64. « Je ne dis pas que tous les humains sont des saints ! Mais il suffit que, parfois, il y ait eu des saints, et sur-tout que la sainteté soit toujours admirée, même par ceux qui en semblent le plus éloignés. Cette sainteté quifait passer autrui avant soi devient possible dans l’humanité », Les imprévus de l’histoire, op. cit., p. 204 ; op.cit., p. 182.65. Sur la question, on peut consulter la synthèse de Guy Petitdemange, « La notion paradoxale d’histoire »,Emmanuel Lévinas et l’histoire, Nathalie Frogneux et Françoise Mies (dir.), Cerf, 1998.66. E. Levinas, Noms propres, Montpellier, Fata Morgana, 1976, p. 180.67. Totalité et infini, op. cit., p. 23 ; p. 45.68. E. Levinas, De Dieu qui vient à l’idée, Paris, Vrin, 1982, p. 131.69. E. Levinas, Humanisme de l’autre homme, Montpellier, Fata Morgana, 1972, p. 43 ; Paris, Le Livre depoche, 1987, p. 45.70. De Dieu qui vient à l’idée, op. cit., p. 26-27.

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Sartre aussitôt énoncée comme une inquiétude « pour les autres », comme source deresponsabilités à assumer à l’égard de ce qui de toute évidence « ne nous regardepas » » 71. Sartre et Levinas ont effectivement opposé une résistance à l’histoire desvainqueurs, qui puise ses ressources dans les « possibles ultimes » de l’homme 72,inventant chacun une philosophie qui court le risque de l’hyperbole en contrepoint dela prudence 73. Mais tandis que Sartre rencontre dans l’histoire l’orgueil des héros quiassument des situations marquées d’un fort « coefficient d’adversité », Levinas y trou-ve des manifestations récurrentes de l’obstination des saints dont les engagementsdémentent la prétendue fatalité du cours de l’histoire.

CONCLUSION

En 1991, Levinas a commenté son étude de 1934 sur l’hitlérisme pour confirmersa conviction que « le fameux sujet de l’idéalisme transcendantal qui se veut et secroit libre » ne suffisait pas à fonder l’humanisme. « On doit se demander, ajoutaitLevinas, si le libéralisme suffit à la dignité authentique du sujet humain. Le sujetatteint-il la condition humaine avant d’assumer la responsabilité pour l’autrehomme? » 74 La réflexion de Levinas sur la liberté ne s’est pas détachée d’une inquié-tude sur un siècle « qui a connu en trente ans deux guerres mondiales, les totalita-rismes de droite et de gauche, hitlérisme et stalinisme, Hiroshima, le goulag, les géno-cides d’Auschwitz et du Cambodge. Siècle qui s’achève dans la hantise du retour detout ce que ces noms barbares signifient » 75. L’hyperbolique responsabilité et le désin-téressement que Levinas oppose à la volonté de pouvoir ne sauraient constituer à euxseuls des remèdes aux maux dont souffrent les sociétés. Mais la liberté investie pourles autres, lisible dans l’histoire, a une vertu critique, lorsqu’elle montre l’insuffisancedes modèles gestionnaires et l’implication réciproque de l’éthique et de la politique 76.La récusation par Levinas de « l’identification du pouvoir au logos » engage une liber-té qui justifie ses choix et une raison qui juge ses jugements 77. En cela, la philosophiede Levinas peut aider à penser le monde du vingt et unième siècle et à refonder l’hu-manisme.

71. Les imprévus de l’histoire, op. cit., p. 149 ; p. 128.72. Cette « difficile liberté » revendiquée par les deux philosophes français impliquait de leur part une défensede l’humanisme et de la subjectivité, à la fois contre leurs caricatures et contre ceux qui en annonçaient lamort. Dans le milieu des années 1960, Levinas et Sartre ont, chacun de leur côté, contesté le structuralismequi prétendait dissoudre la liberté du sujet dans des structures mentales impersonnelles. Ainsi selon Sartre,« on ne peut pas dire que le langage est ce qui se parle dans le sujet… Il faut qu’il y ait un sujet parlant pourdépasser les structures du langage », « Jean-Paul Sartre », L’arc, n°30, 1966, p. 93. De son côté, Levinas obser-ve dans un article intitulé « Liberté de parole », qu’« on ne peut plus parler, car personne ne peut commencerson discours sans témoigner aussitôt de tout autre chose que de ce qui se dit. Psychanalyse et sociologie guet-tent les interlocuteurs » (Difficile liberté, op. cit., p. 266 ; p. 289).73. Chez Levinas, au moins, l’usage de l’hyperbole n’est pas un simple procédé rhétorique mais relève d’uneméthode philosophique revendiquée, qui se risque à conduire la raison aux limites d’elle-même. Sur la ques-tion, on se permet de renvoyer à notre étude sur « La subjectivité à l’épreuve de l’hyperbole. Approche de laméthode de Levinas », Revue des sciences philosophiques et théologiques, tome 91, n° 3, Juil.-Sept. 2007.74. Emmanuel Lévinas, L’Herne, Éditions de l’Herne, 1991, p. 159.75. E. Levinas, Entre nous. Essais sur le penser-à-l’autre, Paris, Grasset, 1991, p. 114 ; Paris, Le Livre de Poche,1993, p. 107.76. Voir G. Bensussan, « Levinas et la question politique », Noesis n° 3, Automne 1999 ; P. Hayat, « La subver-sion éthique contre l’ordre moral. Remarques sur la politique et la morale chez Levinas », Revue d’histoire et dephilosophie religieuses, Strasbourg, Octobre-Décembre 2006.77. E. Levinas, Totalité et infini, op. cit., p. 279 ; p. 338.