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1 La linguistique comme droit naturel: vers un retour de la « valeur » comme fondement du droit. « Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu 1 . » Commencer par une citation religieuse, dans une communication à prétention scientifique, peut sembler déplacé, voire inopportun. Cependant, concernant les rapports entre la linguistique, le droit et les valeurs, la parole divine est une prémisse intéressante en tant qu’acte de souveraineté fondant le droit naturel. Néanmoins, ce point de départ n’est pas pour autant suffisant, puisqu’il nous faut faire le deuil de ce raisonnement théologique, pour aborder cette thématique dans un prisme scientifique. Dans une perspective juridique, l’étude de la linguistique et de ses relations avec le droit a occupé une place centrale dans la doctrine 2 . Indépendamment des contingences, l’ensemble des théories juridiques portant sur le langage ont en commun un postulat : le langage est un élément de compréhension du droit. Cette évidence peut se doubler d’une hypothèse : la linguistique est bien plus qu’un facteur d’explication du droit, elle en est la structure même. Toutefois, il convient de définir la science du langage avant de s’intéresser aux interdépendances entre ces deux notions. En tant que science des signes, la linguistique se décline en de multiples paradigmes : structuraliste (Saussure), pragmatique (Austin) ou génétique (Chomsky). Paradigme fondateur 3 , le structuralisme saussurien 4 ne retient de la langue que son seul aspect sémantique, et recherche principalement les invariants linguistiques, c’est-à-dire les structures qui formatent le langage. Modèle transitoire, la linguistique génétique s’intéresse à la place des invariants linguistiques et plus précisément à leur origine. Cependant, des recherches récentes 5 tendent à montrer que ces invariants linguistiques ne sont pas des structures des langues, mais sont de nature contingente et relative. Prisme aujourd’hui dominant, la théorie des actes de langage inspirée par la pragmatique austinienne 6 a enrichi le structuralisme d’une double distinction. La première porte sur la 1 Prologue de l'évangile selon Jean, traduction de Louis Segond 2 Cornu, G. (1990). Linguistique juridique. Montchrestien. 3 Bien que l’on trouve des études du langage avant le structuralisme saussurien (nominalisme…), seul ce dernier a été fondé sur une prétention scientifique. 4 Saussure, F. (n.d.). Cours de linguistique générale. 5 Atkinson, Q. D. (2011). Phonemic Diversity Supports a Serial Founder Effect Model of Language Expansion from Africa. Science, 332(6027), 346-349 6 Austin, J. L. (1991). Quand dire, cʼest faire: Éditions du Seuil.

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La linguistique comme droit naturel:vers un retour de la « valeur » comme fondement du droit. « Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu1. » Commencer par une citation religieuse, dans une communication à prétention scientifique, peut sembler déplacé, voire inopportun. Cependant, concernant les rapports entre la linguistique, le droit et les valeurs, la parole divine est une prémisse intéressante en tant qu’acte de souveraineté fondant le droit naturel. Néanmoins, ce point de départ n’est pas pour autant suffisant, puisqu’il nous faut faire le deuil de ce raisonnement théologique, pour aborder cette thématique dans un prisme scientifique. Dans une perspective juridique, l’étude de la linguistique et de ses relations avec le droit a occupé une place centrale dans la doctrine2. Indépendamment des contingences, l’ensemble des théories juridiques portant sur le langage ont en commun un postulat : le langage est un élément de compréhension du droit. Cette évidence peut se doubler d’une hypothèse : la linguistique est bien plus qu’un facteur d’explication du droit, elle en est la structure même. Toutefois, il convient de définir la science du langage avant de s’intéresser aux interdépendances entre ces deux notions. En tant que science des signes, la linguistique se décline en de multiples paradigmes : structuraliste (Saussure), pragmatique (Austin) ou génétique (Chomsky). Paradigme fondateur3, le structuralisme saussurien4 ne retient de la langue que son seul aspect sémantique, et recherche principalement les invariants linguistiques, c’est-à-dire les structures qui formatent le langage. Modèle transitoire, la linguistique génétique s’intéresse à la place des invariants linguistiques et plus précisément à leur origine. Cependant, des recherches récentes5 tendent à montrer que ces invariants linguistiques ne sont pas des structures des langues, mais sont de nature contingente et relative. Prisme aujourd’hui dominant, la théorie des actes de langage inspirée par la pragmatique austinienne6 a enrichi le structuralisme d’une double distinction. La première porte sur la

1 Prologue de l'évangile selon Jean, traduction de Louis Segond

2 Cornu, G. (1990). Linguistique juridique. Montchrestien.

3 Bien que l’on trouve des études du langage avant le structuralisme saussurien (nominalisme…), seul ce dernier a été fondé sur une prétention scientifique.

4 Saussure, F. (n.d.). Cours de linguistique générale.

5 Atkinson, Q. D. (2011). Phonemic Diversity Supports a Serial Founder Effect Model of Language Expansion from Africa. Science, 332(6027), 346-349

6 Austin, J. L. (1991). Quand dire, cʼest faire: Éditions du Seuil.

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différence entre les énoncés constatatifs et performatifs, tandis que la seconde se consacre à la divergence locutoire et illocutoire dans l’analyse des actes de langage. Ce faisant, ce modèle rajoute une dimension sociale et projective dans l’étude de l’activité d’énonciation. Une distinction entre les paradigmes linguistiques tient aussi à leurs prétentions ; là où Saussure (en tant que structuraliste) cherchait un système global d’explication indépendant des contingences, Austin refuse d’établir une théorie générale systématique et systémique du langage, au profit d’éclairages sectoriels (« l’acte de langage » performatif…). Ce vœu se retrouve dans la structure même de son « magnum opus », puisque les premières conférences sont consacrées à exclure les « unfelicities » c’est-à-dire les échecs, afin de mieux théoriser un champ parcellaire du langage. La pragmatique austinienne, dans la mesure où elle s’intéresse aux règles qui régissent le langage dans le prisme de son contexte d’énonciation, est le paradigme le plus profitable pour notre démonstration. Pour cette étude, notre attention sera donc focalisée sur la pragmatique originelle telle que développée par Austin. Bien que ce paradigme soit « daté » et quelque peu amendé7, voire contesté8, il reste un point d’entrée intéressant dans le monde de la linguistique. Le point de vue d’un juriste concernant la linguistique est nécessairement rempli de simplifications maladroites, d’amplifications abruptes et de généralisations hâtives. Pour limiter ces travers, nous retiendrons une définition de travail relativement simple de la pragmatique austinienne. La théorie des actes de langage est basée sur la distinction entre énoncés performatifs et descriptifs9. Entre les énoncés « de forme indicative… qui possèdent cette propriété que leur énonciation accomplit l’événement qu’ils décrivent»10, c’est-à-dire les cas de figure ou « énoncer la phrase… ce n’est ni décrire ce qu’il faut bien reconnaître que je suis en train de faire en parlant ainsi ni affirmer que je le fais : c’est le faire11». L’autre catégorie est composée des énoncés descriptifs, qui ne font que constater un fait et à ce titre sujets au critère de falsifiabilité, pouvant être vrais ou faux. Cette distinction entre les énoncés performatifs et descriptifs a pu être critiquée. Car les énoncés performatifs peuvent être compris comme descriptifs d’un comportement. Pourtant, cette critique doit être pondérée comme le remarque Austin : « prononcer des mots en effet est d’ordinaire un évènement capital ou même l’évènement capital dans l’exécution de l’acte.12 »

7 Searle, J. (2009). Les actes de langage: essai de philosophie du langage. (Hermann, Eds.) (p. 261).

8 Derrida, J. (1977). Limited inc: abc ... Johns Hopkins University Press.

9 Ces deux systèmes de classification doivent cependant être amendés, car le philosophe d'oxford reviendra sur la première en montrant que les catégories pures (performatives ou descriptives) n'existent pas et qu'une troisième catégorie doit être dégagée : les Actes perlocutoires. Ces derniers étant la pierre angulaire qui sous-tend la distinction habermassienne entre discours stratégique et communicationnel

10 Searle, J. (2009). Les actes de langage: essai de philosophie du langage. (Hermann, Eds.) (p. 261)

11 Austin, J. L. (1991). Quand dire, cʼest faire: Éditions du Seuil. Austin, Lane, and Récanati, Quand dire, c'est faire: .

12 idem

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Une autre distinction est au cœur de la pragmatique austinienne, tout énoncé recelant au terme de la théorie des « actes de langage » un aspect locutoire — ce qui est dit — et illocutoire — le contexte dans lequel s’insère la parole . Cette distinction novatrice entraîne une divergence dans l'étude de l’acte de langage : si la facette locutoire peut être étudiée dans le prisme structuraliste, il n’en va pas de même concernant la situation d’énonciation méprisée par les structuralistes et mise en exergue par les pragmatiques. Systématisée dans la doctrine juridique par les travaux d’O. Cayla13, cette distinction est cardinale. Si la définition du locutoire n'entraîne pas de difficulté sérieuse, il en est autrement de l’aspect illocutoire. Ce dernier est composé d’un certain nombre de constats et de croyances, permettant la réussite de l'énonciation. D'un point de vue plus théorique, l'insertion d'une perspective dialogique entre le locuteur et le récepteur, a pour conséquence un éclatement de la possibilité performative en trois éléments distincts. Le premier, le plus évident, repose sur l'autorité supposée du locuteur, ainsi le maire prononçant : « je vous déclare mari et femme », créé des effets de droit, alors que la même phrase prononcée par un quidam serait dépourvue de toute conséquence. Cette autorité est recherchée par le locuteur, se définissant comme tel face au récepteur14. Le deuxième élément influant sur l'autorité du texte est le contexte, les croyances véhiculées par l'acte d'énonciation. Ainsi, la phrase prononcée par le maire devant le couple ne suffit pas en elle-même, elle fait appel à tout un aspect contextuel, qui vient littéralement avec le texte et qui donne sa pleine force normative à l'acte d'énonciation. En effet, cette phrase prononcée, hors de la mairie ou en tant que citation par le maire n'emporte aucune force normative. Le dernier élément, donnant tout son sens à la performation, n’est autre que l'interprétation faite par les destinataires de l’acte d’énonciation : Croient-ils ou non dans le caractère obligatoire de l'énonciation ? Comment le couple interprète-t-il cette déclaration ? Dans cette illustration dominée par le logocentrisme15, les paroles du maire peuvent être entendues comme : « je vous déclare mariée, Femme ». Développé à partir d’une remarque d’Austin dans sa première Conférence (exemple Ea), cet exemple s’analyse pour un linguiste comme un acte performatif et pour un juriste comme l’application d’une qualification juridique. Par voie de conséquence, les rapports entre la pragmatique et le droit peuvent s’analyser à différents niveaux. Partant, trois chemins nous amènent à considérer ces relations. Un premier aspect est constitué par le regard des linguistes sur le droit, comme le remarque Austin : « parmi les “actes” qui concernent le juriste, il en existe un grand nombre qui sont des performatifs (…) ou à tout le

13 Cayla, O. (1992). La notion de signification en droit : contribution à une théorie du droit naturel de la communication.

14 On retrouve cette idée de croyance en l’autorité supposée dans certaines fictions juridiques notamment celle du fonctionnaire de fait

15 En schématisant celui-ci est la victoire du phonocentrisme, l’écrit gardant une précision et une diversité dont est incapable l’oral, J. Derrida a théorisé cet aspect du Logocentrisme au travers de son concept de Différance qui s’écrit mais ne s’entend pas.

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moins qui sont ou comprennent l’effectuation [performance] de certaines procédures conventionnelles16 ». Dans un second temps, ces rapports peuvent être caractérisés par la vision des juristes sur la linguistique, comme le note O. Cayla « l’optique est donc celle d’une analyse du discours dans la dimension de son usage occurentiel donnant lieu à des actes de profération orale, à l’occasion desquels, et à leur occasion seulement, il convient de se demander quelle est la signification qu’il a pu produire. La logique d’une telle analyse est au demeurant très familière au juriste formé à la bonne école de la jurisprudence : elle est une logique du cas par excellence, où l’on s’intéresse avant tout à la signification, non pas de la règle de droit dans sa généralité sémantique, mais exclusivement à celle que revêt dans la dynamique de son “application” aux données de l’espèce, avec toute l’entrée en jeu que cela suppose de multiples variables contextuelles venant s’adjoindre aux indications textuelles constantes de la règle, pour en déterminer avec elles la signification appropriée jusques et y compris sa qualité même de règle juridiquement contraignante17». A la suite de cet auteur, un nouvel aspect de la linguistique a été mis en exergue. Comme remarqué précédemment, la linguistique a cessé d’être utilisée au sein du droit dans son aspect sémiotique, comme tutrice de l’interprétation, au profit d’une nouvelle fonction plus dynamique : la linguistique comme essence ou fondement du droit. Pour schématiser, la linguistique peut être considérée comme un nouveau « Droit naturel », c’est-à-dire un ensemble de règles préexistantes au droit positif, condamné à en n’être qu’une transcription. Enfin, concernant la dernière voie, il nous faut constater que la philosophie au travers l’apport d’Habermas18 a essayé de lier les deux en fondant le droit sur une « éthique de la discussion » elle-même basée sur une interprétation de la linguistique. Si cette « éthique de la discussion » a fait siennes un certain nombre de valeurs, qu’en est-il de cette question centrale chez le philosophe de Francfort, dans le cadre de l’appréhension par le droit de la linguistique comme nouveau droit naturel ? En effet, les concepts mentionnés ne sont-ils pas porteurs d’éléments hétérogènes ? La considération tant de l’aspect illocutoire, étant structurée par un jeu complexe de présomptions, de croyances et de valeurs. Avant de partir plus en avant dans la démonstration, la rigueur impose de nous attarder sur la définition de la « valeur ». Il nous faut avant tout exclure la théorie du non-cognitivisme éthique, qui interdit toute réflexion sur la connaissance des valeurs. Ces dernières doivent être entendues comme un élément de la morale, la morale étant la norme, la valeur le contenu. La morale peut être définie comme « l’ensemble des règles qui doivent diriger l'activité libre de l'homme, décomposé en deux parties : démontrer que l'homme à des devoirs, des obligations, et faire connaître ces devoirs, ces obligations19 ». De ce point de vue, les règles juridiques sont parties intégrantes de la morale, ce qui clôt de façon arbitraire le débat entre droit et morale. Pour rouvrir cette interrogation, à la suite de Kelsen, on peut

16 Austin, J. L. (1991). Quand dire, cʼest faire: Éditions du Seuil.

17 Cayla, O. (1992). La notion de signification en droit : contribution à une théorie du droit naturel de la communication.

18 Habermas, J. (1997). Droit et Démocratie (NRF essais., p. 551). Gallimard.

19 Littré, É. (2000). Le Littré: dictionnaire de la langue française en un volume (p. 1839). Hachette.

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considérer la morale comme l’ensemble des règles non juridiques20. Dans cette perspective, la question des rapports entre le droit et la morale prend un essor insoupçonné. Les relations entre droit et morale peuvent être traitées selon deux perspectives radicalement distinctes. La première est le « recoupement logique » ; le droit et la morale connaissent des normes communes. Celles-ci ne sont pas le fait d'une moralisation du droit ou d'une juridicisation de la morale, mais la conséquence d'une simple coïncidence logique. Ces normes étant consubstantielles de la vie en société, une norme pouvant être à la fois morale et juridique. Corollairement, l'interdiction morale de tuer fait doublon avec l'interdiction juridique. Toutefois, une norme n'est jamais une interdiction stricto sensu, mais une alternative entre un comportement (norme primaire) et une sanction (norme secondaire). Soit cette dernière est implicite (la morale), soit elle est explicite (le droit). Dans l'exemple religieux le « tu ne tueras point » se comprend comme portant implicitement la punition divine comme sanction. Même les normes que l’on qualifie de descriptives, « les énoncés sans norme21 », comme la loi Taubira, contiennent en leurs seins une sanction ; l’application d’une qualification juridique entraînant celle d’un régime juridique22. Au-delà du recoupement logique entre droit et morale, il existe un croisement volontaire. Sans rentrer dans le débat relatif à l'élément déclencheur de cette volonté, cette confusion entre norme morale et droit a historiquement pris la forme du jusnaturalisme, le droit se devant alors de n’être qu'une simple transcription de la morale. Par réaction à « l'insoutenable légèreté » théorique du jusnaturalisme et par opposition à la fiction de la transcendance qui transformait le législateur en prophète et la doctrine en « marchand du temple », un autre courant doctrinal est apparu : le positivisme23. Ce courant a voulu construire une science descriptive du droit en excluant, les valeurs non du droit, mais de son étude. Comme nous l'avons vu auparavant, au travers de la « coïncidence logique », l'exclusion radicale de la morale conduirait à un droit mortifère. Cependant, comme affirmé précédemment, exclure les valeurs de l'étude du droit et du discours sur le droit est au cœur même de la pensée positiviste. Ainsi, la question des rapports entre Droit, Linguistique et Valeur ne peut se poser que dans le prisme positiviste, puisque pleinement assumée dans le paradigme jusnaturaliste. Bien qu’ayant fait l’objet d’une ample littérature juridique, les relations entre Droit et linguistique

20 « On peut grouper l’ensemble des normes sociales autres que juridiques sous la dénomination de morale, et l’on peut nommer éthique la discipline qui entreprend les connaitre et de les analyser » Kelsen, H. (1962). Théorie pure du Droit. (Dalloz, Eds.) (Collection.). p 79

21 Magnon, X. (2008). Théorie(s) du droit. Ellipses. P45

22 En poussant le raisonnement à l’extrême la non application d’un régime juridique est déjà l’application d’un régime juridique non soumis à ce dernier.

23 « le positivisme est une doctrine de la connaissance qui postule qu'il est préférable de renoncer aux considérations spéculatives sur l'essence ou la finalité d'un objet, afin de le restituer dans sa factualité de donné d'une expérience. Le présupposé de tout positivisme est qu'il existe une instance du fait objectif et que la science peut en rendre compte» in article Positivisme : Alland, D., & Rials, S. (2003). Dictionnaire de la culture juridique. Presses universitaires de France.

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ont été essentiellement considérées comme élément d’exégèse et non comme structure, fondement ou essence du droit. Si cette perspective n’est pas nouvelle, elle mérite cependant quelques précisions. Quels sont les rapports, les points de convergence et de divergence entre les discours sur le droit et la linguistique, et plus généralement quelle est la place de la linguistique au sein du droit ? Est-elle première ou déterminante, en est elle un fondement ou bien un moyen au service des normes juridiques ? Cette interrogation qui peut sembler, totalement absconse est en réalité fondamentale. Assurément, derrière la catégorisation de ces rapports se cache un certain nombre de valeurs qui irrigue alors l’ensemble du droit, ainsi que le discours sur cet objet. La linguistique est en fonction du paradigme utilisé, soit le fondement, soit l’essence du droit, c'est-à-dire qu’elle en détermine soit la validité soit la conformité. En outre, elle véhicule un certain nombre de valeurs, notamment une présomption de rationalité du destinataire de l’acte de langage. Cette présomption à l’œuvre dans la « théorie des actes de langage » irrigue par son truchement tant le droit que le discours le concernant. Cette dernière est distincte des typologies classiques de la raison, car plus proche d’une croyance porteuse d’un certain nombre de valeurs. Partant, au sein d’une approche positiviste qu’elle soit normativiste ou réaliste, on peut s’interroger dans une perspective pragmatique sur les valeurs qu’amène le langage dans le droit. Il sera donc dans un premier temps question de la linguistique comme matrice du droit (I) puis des valeurs (portées par la linguistique) comme motrice du droit (II).

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I/La linguistique matrice du droit

Le jusnaturalisme guidé par une vision éthique du droit a résolu la question de son fondement. Au contraire, le positivisme n’a pas (encore) fait le deuil de cette interrogation. Au sein des principaux courants positivistes, il nous faut distinguer entre la Théorie pure du droit et la Théorie réaliste de l’interprétation. Si pour le premier courant, une norme existe dès lors qu’elle est prévue par une autre norme hiérarchiquement supérieure, pour le second le passage du texte à la norme se fait par le truchement de l’interprétation authentique, indépendamment de toute considération pour une hiérarchie des normes... Cependant, les liens entre linguistique et droit naturel peuvent se développer dans ces deux paradigmes soit en tant que fondement du droit (A) soit en tant qu’essence du droit (B).

A/La l inguis t ique comme fondement du dr oi t , une quest ion de val id i t é.

Le positivisme juridique a connu deux facteurs qui ont présidé à sa naissance, le premier, le plus évident est une réponse globale face à la transcendance (divine ou terrestre). Le second est un changement de paradigme qui désormais a pour finalité une compréhension objective du monde. En droit ce mouvement s'est traduit par une réaction contre le jusnaturalisme. Ce rejet, c’est manifesté par la nécessité de fonder une science du droit épurée, et ce pour ne pas substituer une idole à une autre. Dans cette perspective, les juristes ont cherché à établir un discours sur le droit axiologiquement neutre. Au sein des diverses écoles et « chapelles » positivistes, cette démonstration portera sur le normativisme kelsenien au sens strict. Même si cette dernière peut éclairer des versions plus récentes de cette théorie. La définition kelsenienne de la norme, soit la « signification objective d'un acte » » implique l’existence, parallèlement à la pyramide des normes, d’une pyramide des actes. Concernant les relations entre les normes, « une norme est avec une autre norme dans un rapport de norme supérieure à norme inférieure, si la validité de celle-ci est fondée sur la validité de la norme supérieure par le fait que la norme inférieure a été créée de la manière prescrite par la norme supérieure »24, cette organisation a pour conséquence que « les normes d'un ordre juridique, dont [la] norme fondamentale est le fondement de validité commun, sont — comme le montre le processus de remontée jusqu'à la norme fondamentale [...] — une pyramide ou hiérarchie de normes qui sont superposées, ou subordonnées les unes aux autres, supérieures ou inférieures25 ». Il est à noter que certains auteurs ont constaté l’existence d’une pyramide des textes26 qui recoupe en grande partie le cadre de la pyramide des actes.

24 Kelsen, H. (1996). Théorie générale des normes (Léviathan., p. 604). Presses universitaires de France.

25 Hans Kelsen, Théorie pure du Droit, p. 266 26 Cayla, O. (1999). Lire l’article 55 : comment comprendre un texte établissant une hiérarchie des normes comme étant lui-même le texte d’une norme ? Cahiers du Conseil constitutionnel, 7.

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La question de l’inclusion des normes a pour corollaire que l’existence de l’ensemble est conditionnée par le sommet de la pyramide. Cette norme fondamentale pour exister en tant que norme doit, aux termes de sa définition, être incluse dans un acte valide, c’est-à-dire dont les conditions d’élaboration sont prévues dans un autre acte. Concernant cette norme fondamentale, comme le note H. Kelsen « c’est une norme fondamentale parce que l'on ne peut pas continuer à demander quel est le fondement de sa validité, car elle est une norme non pas posée, mais présupposée. […] Elle représente le fondement ultime de la validité de toutes les normes juridiques qui constituent l’ordre juridique. Seule une norme peut être le fondement de la validité d’une autre norme. »27 Cette norme est considérée par Kelsen comme une fiction qui « contredit la réalité ». Quant à sa nature, elle semble « contradictoire en soi ». Concernant sa caractérisation, « la norme fondamentale […] n’est pas une hypothèse […], mais une fiction qui se distingue de l’hypothèse par le fait qu’elle est accompagnée ou doit être accompagnée de l’idée que la réalité ne lui est pas conforme.28». Ainsi, Kelsen clôt artificiellement le débat sur la nature de la norme fondamentale en faisant primer la nécessité épistémologique de sa théorie pure du droit, au détriment de la réalité. Au contraire de ce dogmatisme apparent, il est possible de transformer cette fiction en hypothèse. Si à la suite du père du normativisme, on considère la norme suprême comme « présupposée », nous sommes alors face à une norme sans acte. Une norme, car elle conditionne la validité des autres normes, sans acte, puisque fondamentale. Pour Kelsen, la nature de cette norme présupposée ne fait pas débat. En application de la loi d'Hume, le fondement d’une norme ne peut être qu’une norme. Au contraire de la certitude kelsenienne, la question de la nature de cette règle fondamentale, est capitale : appartient-elle au domaine de l’ontologie, de la prescription, de l’épistémologie ou de la cognition ? Il nous faut a priori écarter les domaines épistémologiques et cognitifs dans la mesure où ils sont liés non au droit, mais aux métas discours le concernant. L’appartenance de la norme suprême soit au domaine de l’être soit à celui du devoir être est une question encore ouverte. Dans le domaine de la prescription, le contenu de toute proposition est susceptible d’être inversé. Ainsi, deux normes peuvent respectivement prévoir un comportement A et non-A (A’). Partant si on fait l’hypothèse que la norme fondamentale A est une norme, alors une norme A’ pourra prévoir que la norme A n’existe pas, sans pour autant altérer son existence vue que la norme A’ existe. Par exemple, et il ne s’agit que d’une fiction, une norme constitutionnelle peut prévoir sa suprématie, sans pour autant altérer l’existence d’une norme fondant l’ensemble. Dans cette perspective, il nous faut envisager la question de la norme suprême non en termes de compatibilité, mais de validité. Cette distinction qui peut sembler dépassée au sein de la pyramide des normes prend son essor en ce qui concerne la règle suprême. En effet, en première analyse, cette dernière est garante non de la compatibilité, mais de la validité, en fixant non le contenu de l’acte, mais l’existence même de ses règles d’édiction. Ainsi, le fondement du droit n’est pas une norme, mais fonde la validité des autres normes, c'est-à-dire en paraphrasant Kelsen « leurs modes d’existence spécifique ». Considérer la Norme

27H Kelsen, Théorie générale des normes, Léviathan. (Presses universitaires de France, 1996),

28idem

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fondamentale comme une norme implique une contradiction entre la notion même de norme dont le contenu peut être modifié voire abrogé, et la norme suprême dont le contenu n’est pas modifiable. En conséquence, la norme fondamentale ne peut être pleinement une norme, car elle ne fixe pas un devoir être, susceptible de modification, mais un impératif. Pour le dire différemment le fondement du droit est un fait qui caractérise la validité des normes. Cette formulation qui peut sembler enfreindre la « Loi de Hume29 », mérite quelques explications. Si son existence est un constat, ses conséquences sont des prescriptions : l'ordre juridique. Cependant, la loi d'Hume n’est pas enfreinte puisque la règle fondamentale permet aux normes d’exister (condition de validité) sans qu'elle en soit pour autant la cause. Pour le dire autrement, la règle fondamentale est un être qui permet un devoir être, sans que cette faculté soit prescriptive. Au-delà de la création doctrinale d'une « grundnorm » ayant autant de propriétés que l’éther, cette règle ne peut appartenir à l’ordre juridique puisqu’elle en constitue le fondement, elle lui est nécessairement extérieure, dans cette perspective l’ordre juridique cesse d’être autonome pour être condamnée à l’hétéronomie. Pour synthétiser, la norme fondamentale peut être caractérisée par une série d’éléments : elle fonde la validité des normes inférieures, elle est sans acte, son contenu ne peut être modifié, son existence est un constat factuel, elle est hétérogène à l’ordre juridique. Le droit étant un discours, la linguistique nous offre un candidat intéressant, dans la mesure où ses règles sont des constats (la grammaire de nature prescriptive n’étant qu’un outil de la linguistique) qui prescrivent des normes. La similitude entre ces éléments et les conditions d’existence du fondement du droit nous amène à penser qu’il ne s’agit pas d’une simple similitude, mais bien d’une inclusion, la linguistique étant le fondement du droit. La norme fondamentale est condamnée à être déterminée dans un discours, car soumise à ses règles. Ainsi, toute norme présupposée est « normée » par les règles du langage qui en fonde la validité. En effet, une norme qui n’en respecterait pas les prescriptions ne pourrait fonder la validité d’une autre norme hiérarchiquement inférieure dans la mesure où la norme serait inintelligible. Cependant, l’existence de ces règles est un constat et non une prescription, la « science du langage » découvrant des règles qui ne sont pas pour autant prescrites. Première remarque, si la linguistique est le fondement du droit alors qu’en est-il des actes non parlés ou écrits ? Un détour s’impose pour justifier pleinement ce postulat. Si les origines du langage nous sont inconnues, l'homme communique selon différents modes tous dérivés du discours (logocentrisme). En suivant ce raisonnement, l’acte juridique non verbal utilise le même codage que l’acte verbal. Partant, tout acte, indépendamment de sa forme, est toujours soumis aux contraintes de la linguistique. Dans cette perspective, pour la

29Basée sur une remarque de David Hume selon laquelle : « j'ai toujours remarqué que l'auteur procède quelque temps de la manière ordinaire de raisonner, et établit l'existence d'un Dieu, ou fait des observations, concernant les affaires humaines ; quand soudain je suis étonné de trouver qu'au lieu de rencontrer les copules habituelles est et n'est pas, je ne trouve aucune proposition qui ne soit connectée avec des doit ou ne doit pas. Ce changement est imperceptible, mais a néanmoins de grandes conséquences. Car comme ce doit ou ne doit pas exprime quelque nouvelle relation ou affirmation, il est nécessaire que celle-ci soit observée et expliquée, et qu'en même temps une raison soit donnée pour ce qui semble tout à fait inconcevable, que cette relation puisse être une déduction d'autres qui en sont entièrement différentes» in Hume, D. (1995). Traité de la nature humaine: Lʼentendement. Flammarion.

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linguistique saussurienne, le langage est une structure permettant la communication : le langage est ainsi premier face aux autres actes de communication. En conclusion, la linguistique fonde la validité de l’ensemble des normes et à ce titre peut être considérée comme la norme fondamentale dans le paradigme normativiste.

B/La l inguis t ique comme essence du dr oi t , une quest ion de conformité

Les paradigmes au sein de la théorie réaliste sont multiples et à la place d’un inventaire dénué de pertinence, nous considérerons « qu’un tel discours rejette toute spéculation métaphysique sur le droit et, donc toute construction qui ne se reposerait pas sur une stricte observation et description des faits tels qu’ils existent 30». Cependant, afin de ne pas surcharger cet exposé, nous nous attacherons principalement aux travaux de M. Troper concernant la/sa théorie réaliste de l’interprétation afin d’éclairer les rapports entre la linguistique et le droit dans une perspective essentialiste.

La théorie réaliste de l’interprétation distingue la norme et le texte, la transition entre ces éléments s’effectuant grâce au travail de l’interprète authentique. La science du droit est donc une entreprise d’organisation méthodique en vue d’une hypothétique prévision de ces interprétations. Ainsi, si la critique du droit porteur de valeur est un truisme, si la critique de la signification et du travail de l’interprète comme porteuse de valeur est aussi un champ balisé par la doctrine juridique, il ne faut pas oublier que tout système repose sur un autre système. Dès lors, une critique peut être menée de l’aspect axiologiquement connoté non de la norme ou de l’interprétation, mais du texte lui-même. Ce dernier étant considéré non dans la perspective de sa « texture ouverte »31 ou dans celle de sa structure sémantique et grammaticale, mais dans son ontologie. S’intéresser au texte pour lui-même peut sembler non pertinent dans une perspective pragmatique, cependant l’aspect locutoire « bien que pragmatiquement mineur32 » n’en est pas pour autant axiologiquement neutre. Il faut avant tout s’intéresser à l’opposition entre la parole et le texte33 lui-même, comme le note O. Cayla34 : « Un texte seulement écrit du fait de la déperdition de la force volitionnelle qu’il occasionne n’est donc nullement commensurable au corps vocal de la parole en acte »35 , cette déperdition s’accompagnant d’un changement de nature ratione temporis :« énoncé d’un texte écrit […]énoncé en 30Magnon, X. (2008). Théorie(s) du droit. Ellipses. 31 Selon l’expression de H.L.A Hart. 32« un texte écrit, quel qu’il soit, n’a jamais en lui-même de signification normative car tout texte écrit,[…] est pragmatiquement mué » in Cayla, O. (1992). La notion de signification en droit : contribution à une théorie du droit naturel de la communication. 33 :« Un texte seulement écrit du fait de la déperdition de la force volitionnelle qu’il occasionne n’est donc nullement commensurable au corps vocal de la parole en acte » Idem 34Bien que l’on ne puisse pas qualifier O Cayla de realiste, sa pensée nous permet d’éclairer le paradigme réaliste. 35Idem

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puissance … foncièrement une prise de parole dont l’actualité a simplement été “retardée” ou différée » par l’écriture »36. A partir de ces éléments, nous pouvons constater que l’ontologie du « texte » n’est pas la graphie ou la volonté de transmettre, mais bien la volonté de permettre une répétition pour retarder ou différer la prise de parole. Cette idée mérite quelques explications : là où l’oral est fluctuant, le texte fige une volonté (l’aspect locutoire) à un moment donné. Cette volonté pourra être retrouvée dans un moment différent. Pour les tenants de la Théorie réaliste de l’interprétation, dans le cadre d’un texte la volonté pragmatiquement muette a pour conséquence la « texture ouverte du texte37 », l’absence totale de signification du texte dans une perspective phénoménologique. Sur ce texte muet, va se greffer un travail d’interprétation authentique, qui ranimera le texte en lui donnant un nouvel aspect illocutoire, afin de le doter d’une signification. Ainsi, le Conseil d’État a dans son interprétation de l’alinéa 738 du préambule de 1946 « modifié » le sens sémantiquement attendu du texte au profit d’un sens différent donnant une prérogative au chef de service pour limiter le droit de grève. Cependant, à contre-courant d’une partie de la doctrine qui voit dans le texte une indétermination radicale du sens, on peut percevoir dans le texte un ensemble de possibilité virtuelle de signification. Dans le prolongement de la théorie des contraintes argumentatives, le texte est peut-être « pragmatiquement mué », mais il n’est peut-être pas aphone, il ne fixe certes pas le sens, mais l’arbre des significations possibles. Pour prendre une image, le texte n’est pas une page blanche sur lequel s’inscriraient les interprétations, mais un bocal dans lequel l’interprète authentique est prisonnier. Cette épistémè est structuré, comme le note M. Foucault : « je suppose que dans toute société la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d'en conjurer les pouvoirs et les dangers, d'en maîtriser l'événement aléatoire, d'en esquiver la lourde, la redoutable matérialité.39 » Pour faire suite à cet élément, on peut constater que le texte est enchevêtré dans un cadre qui limite et encadre le rôle de l’interprète authentique en véhiculant un certain nombre de croyance, de représentation et donc de valeur. Cet arbre des significations possibles, porté par le texte, pose un ensemble de règles qui déterminent le cadre du contenu de la norme, c’est-à-dire la délimitation de son essence. Pour synthétiser, les règles de la linguistique irriguent le texte en inscrivant ce dernier dans une épistémè qui conditionne les interprétations possibles du texte, en fixant un cadre au contenu de ce texte.

36Idem 38 «7. Le droit de grève s'exerce dans le cadre des lois qui le réglementent. » 39Foucault, M. Lʼordre du discours: Flammarion et Cie, 1971.

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II/Les valeurs motrices du droit

Maintenant qu’il a été démontré que la linguistique est première face au droit, on peut s’intéresser aux valeurs que la pragmatique austinienne véhicule, éléments qui irriguent alors l’ensemble du discours juridique. Au lieu de faire un inventaire et afin de donner plus de précisions à notre propos, on s’intéressera à la valeur inhérente à tout langage : la rationalité. A ce titre, cette présomption est un fantasme (A) qui construit un fantôme : le destinataire des normes condamné à la rationalité permanente (B)

A/Une Présomption fantasmatique

La distinction locutoire et illocutoire au sein de la pragmatique austinienne a inséré dans la linguistique l’étude des interactions entre le locuteur et le récepteur. Ces interactions sont fondées sur un élément : une présomption croisée de rationalité. Si la présomption de rationalité de l’émetteur a fait l’objet d’une littérature abondante, notamment au travers des règles de l’interprétation la présomption de rationalité du destinataire de la norme, incluse dans l’aspect illocutoire, contient encore des questions sans réponses. Dans le paradigme des actes de langage, cette présomption peut prendre la forme d’une convergence entre l’aspect locutoire et l’aspect illocutoire, cette contingence est nécessaire sous peine d’incompréhension40. Dans une perspective étymologique, on retrouve cette idée de confusion entre raison et discours dans le terme grec de Logos qui est utilisé pour signifier ces deux concepts. Cette rationalité inhérente aux actes de langage se retrouve au cœur même de la grande séparation entre la raison et la folie. Comme le notait Descartes : « si ce n’est peut-être que je me compare à ces insensés, de qui le cerveau est tellement troublé et offusqué par les noires vapeurs de la bile, qu’ils assurent constamment qu’ils sont des rois, lorsqu’ils sont très pauvres ; qu’ils sont vêtus d’or et de pourpre, lorsqu’ils sont tout nus ; ou s’imaginent être des cruches, ou avoir un corps de verre. Mais quoi ? Ce sont des fous, et je ne serais pas moins extravagant, si je me réglais sur leurs exemples41. » Dans ces hypothèses cartésiennes, on peut constater que la folie provient d’un décalage voire d’une rupture entre l’aspect locutoire (qu’ils assurent constamment qu’ils sont des rois) et l’aspect illocutoire (lorsqu’ils sont très pauvres). En se basant sur cet exemple appartenant plus à l’histoire des idées qu’à la philosophie, on peut constater qu’un trop grand écart entre le locutoire et l’illocutoire fonde la folie. Par extension la rationalité est présupposée, puisque seul l’écart est sanctionné. Si la présomption de rationalité se fonde sur cette convergence, au sein de l’ordre juridique, se pose la question de la nature de cette dernière. S’il s’agit d’une présomption simple dans la

40« Dans un univers de communication qui requiert un minimum de rationalité, une phrase non compréhensible par le code linguistique est une phrase dénuée de pertinence » in Olivier Cayla, La notion de signification en droit : contribution à une théorie du droit naturel de la communication 41Descartes, R. Meditations metaphysiques. Presses Universitaires de France.

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communication ordinaire, concernant le droit, cette présomption est irréfragable ; le droit fonctionnant grâce à la fiction de rationalité du destinataire. Afin de démontrer le caractère irréfragable de cette présomption, nous nous intéresserons au seul cas de figure ou elle pourrait être suspendue. Dans le cadre de l’hospitalisation sans consentement d’une personne dont la raison est altérée, le droit fonctionne sur une fiction vis-à-vis du « fou » alors même que l’acte de langage est condamné à l’échec, l’incompréhension étant inévitable. Ainsi, l’article L. 3211-3 du code de la santé publique prévoit qu’une personne hospitalisée d’office doit être informée de sa situation juridique et de ses droits. Cette information est obligatoire malgré l’altération de la raison du patient. Le législateur refusant de sacrifier la présomption de rationalité alors même que la qualification juridique se base sur l’abolition de cette dernière. Ainsi, cette présomption irréfragable agit comme une structure du droit en condamnant l’émetteur de la norme à présupposer une rationalité. En outre, la rationalité ne peut être limitée à une simple convergence, elle inclut la croyance en la compréhension de la norme par le destinataire. Néanmoins, cette présomption est une idéalisation, c’est-à-dire une construction du locuteur afin de rendre intelligible son énoncé. Si cette présomption n’est pas le propre de celui qui émet une norme, elle est cependant plus déterminante dans le discours juridique que dans le message général ou poétique. Au-delà de cette schématisation, cette présomption n’est basée sur aucun élément tangible, la médiation de l’écrit rendant le texte pragmatiquement mué. Cette aphonie entraîne pour le locuteur une méconnaissance du destinataire et, corollairement, de sa rationalité. Dans cette perspective, l’impératif de compréhension se retrouve dans la structure même de la norme (juridique ou autres) qui repose sur une alternative. Par exemple, « le meurtre est puni de 30 ans de réclusion », il ne s’agit pas d’une règle primaire (l’interdit) qui est précisée par une règle secondaire (la sanction). En effet, il s’agit aussi d’une alternative, l'Homme est libre de tuer, mais dans ce cas, il encourt 30 ans de prison. A un autre niveau, cette alternative se retrouve comme le remarque M. Troper dans l’herméneutique, « on remarque aussi que l'interprétation authentique donnée par une autorité non juridictionnelle est si bien une décision qu'elle peut être parfois interprétée par une autre autorité comme criminelle. Tel est bien le cas de l'article 16 de la constitution de 1958 : le Président de la République peut bien interpréter telle ou telle circonstance comme justifiant la mise en œuvre des pouvoirs de crise, cette interprétation peut elle-même être interprétée par le Parlement comme constitutive du crime de haute trahison. Si le premier prend sa décision en considérant la possible décision du second, l'interprétation authentique est une activité exercée en commun et son produit est le résultat d'un rapport de forces entre autorités compétentes. »42 Pour en revenir à notre démonstration, tant la structure de la norme que l’interprétation qui peut en être faite se fondent sur une croyance dans la rationalité du destinataire, rationalité inhérente à tout acte de langage. Pour synthétiser, la présomption de rationalité est inhérente à la théorie des actes de langage, la conception classique de la folie s’étant fondée sur l’écart entre le locutoire et l’illocutoire.

42 Article Interprétation in Alland, D., & Rials, S. (2003). Dictionnaire de la culture juridique. Presses universitaires de France.

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B/Une rat ional i t é fantomatique

Avant tout il convient de donner une définition non plus à la présomption de rationalité inhérente aux actes de langage, mais à la rationalité. Dans une première approche généraliste, il y a une confusion entre raison et rationalité. La fiction d’une raison unique et triomphante a été battue en brèche tant par la philosophie43 que par l’économie qui a adjectivé ce concept désormais pratique, pur ou limité. Ainsi, le concept de raison ne peut s’appliquer à l’illocutoire dans la mesure où il s’agit d’une construction philosophique datée et abstraite.

Concernant la rationalité, il est possible de la définir sommairement comme « la qualité de ce qui est rationnel, » c'est-à-dire comme la « capacité de jugement par laquelle l'homme* est capable d'organiser, de systématiser sa connaissance et sa conduite, d'établir des rapports vrais avec le monde »44. Par voie de conséquence, la rationalité comme essence de l’entendement est synthétique, elle est donc à priori de l’expérience.

Fruit de l’empirisme dans la théorie des actes de langage, la rationalité ne peut alors être définie que d’un point de vue analytique. Ce changement de perspective a pour corollaire un changement d’angle d’attaque dans la définition. Si le concept45 de rationalité peut être défini d’un point de vue synthétique, cette définition du concept ne peut s’appliquer d’un point de vue analytique. Dans cette perspective, nous sommes face à un non-cognitivisme rationnel. Partant, nous ne considérerons pas cet élément dans le prisme de son concept, puisqu'il ne s'agit que d'une présomption bi directionnelle, émanant du locuteur et du récepteur. Ainsi, cette rationalité, qui constitue l'expérience même des actes de langage, amène une définition. On peut alors la définir comme : « la conviction que le destinataire comprendra l’acte de langage comme le locuteur croit le percevoir ».

Cependant, cette présomption n'est pas scientifique, elle n'est pas soumise au critère de falsification : elle ne peut être réfutée, puisqu’inhérente au système. En tant que connaissance non scientifique hétérogène à l'ordre juridique, la rationalité est une croyance qui implique une certaine schématisation de la réalité et à ce titre porteur de valeur.

Sous cet angle éminemment subjectif, la rationalité est une valeur en droit, en effet il s'agit d'une norme non juridique qui contamine l'ordre juridique. En tant que composante de la morale, elle fixe la limite entre le sujet de droit et le non-sujet. Ce dernier plus sujet spécial que non-sujet est celui dont la volonté (dont l'expression se fait par le prisme d'un acte de langage) ne peut s'exprimer ou dont l'expression n'est pas prise en compte (échec de la performation).

43 « Kant remplace le concept de la raison substantielle, hérité de la tradition métaphysique, par le concept d’une raison différenciée dans ses moments et dont l’unité n’a plus qu’un caractère formel » in Habermas, J. (1986). Morale et communication (Champs., p. 209). Flammarion. P 26

44 Article Rationnalité in Dictionnaire Le Robert.

45 Ce concept de rationalité est un concept de « guidance de l’interprétation » selon l’expression du professeur X. Bioy in Bioy, X. (2003). Le concept de personne humaine en droit public: recherche sur le sujet des droits fondamentaux (p. 913). Dalloz. P 863

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Quand la rationalité est naissante, l'enfant, (étymologiquement celui qui ne parle pas) est exclu du jeu des présomptions. En tant que sujet imparfait de droit, il est juridiquement muet et en retour n'est pas un destinataire primaire des normes, mais un destinataire médiatisé.

Quand la rationalité est défaillante, celui qui parle n'est pas écouté, la confrontation des monologues entraîne des échecs croisés dans les actes de langage. Il s'agit de la figure historique du fou, aujourd'hui incarné par l'interné d'office.

Enfin quand la rationalité est mourante, l'impossibilité d'émettre un acte de langage a pour conséquence une impraticable interaction avec le patient. Cet échec, conduit à reconsidérer le débat sur l'euthanasie au sein duquel le critère de la capacité d'interaction occupe une place des plus importantes.

Dans ces perspectives, la présomption de rationalité crée une esquisse du récepteur des normes, en l’idéalisant et en le simplifiant. Ayant commencé par les premiers mots de Saint Jean, il apparaît normal de clôturer par son dernier texte : l’Apocalypse. Ainsi, et il ne s’agit là que d’une conclusion, seul le prophète et son œuvre font échec à cette présomption de rationalité du destinataire. En effet, la prophétie ne se base sur aucune rationalité car elle ne présume aucun destinataire à ses paraboles ; elle ne connaît volontairement aucun sens et se perd dans les contingences des interprétations.