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La linguistique historico-comparative d'Antoine Meillet: théorie et méthode Author(s): P. Swiggers Source: Cahiers Ferdinand de Saussure, No. 39 (1985), pp. 181-195 Published by: Librairie Droz Stable URL: http://www.jstor.org/stable/27758344 . Accessed: 15/06/2014 15:30 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Librairie Droz is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Cahiers Ferdinand de Saussure. http://www.jstor.org This content downloaded from 195.34.79.54 on Sun, 15 Jun 2014 15:30:16 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

La linguistique historico-comparative d'Antoine Meillet: théorie et méthode

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La linguistique historico-comparative d'Antoine Meillet: théorie et méthodeAuthor(s): P. SwiggersSource: Cahiers Ferdinand de Saussure, No. 39 (1985), pp. 181-195Published by: Librairie DrozStable URL: http://www.jstor.org/stable/27758344 .

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P. SWIGGERS

LA LINGUISTIQUE HISTORICO-COMPARATIVE D'ANTOINE MEILLET:

TH?ORIE ET M?THODE *

Il peut sembler futile d'?tudier des probl?mes de m?thodologie linguistique dans l' uvre d'un indo-europ?aniste et diachronieien pr? structuraliste. La linguistique historique et la grammaire compar?e des

langues indo-europ?ennes se pr?sentent, en effet, comme des disciplines assez peu port?es ? la th?orisation et ? la r?flexion m?thodologique, et dont le d?veloppement interne repose sur l'accumulation de faits (d?cou vertes de langues disparues, de nouveaux textes), sur la restitution exacte des faits (nouvelles lectures de textes, ?ditions critiques), et sur le raffi nement de leur interpr?tation (hypoth?ses explicatives rendant compte des ?volutions observ?es; rapports ?tablis entre les formes). La m?thode et la composante th?orique inh?rentes ? ces disciplines

- pour autant que ces

aspects re?oivent l'attention des historiographes1 - sont subordonn?es

aux probl?mes trait?s, en fonction desquels elles s'expliquent. Il suffit de lire les aper?us de l'histoire (partielle) de la grammaire compar?e des lan

gues indo-europ?ennes2 pour se convaincre de la place centrale accord?e

* L'auteur tient ? remercier le Fonds national belge de la recherche scientifique (N.F

.W.O.) et les ? Vlaamse Leergangen (K.U. Leuven)? de leur appui. Abr?viations utilis?es: LH LG I = A. Meillet, Linguistique historique et linguistique g?

n?rale, tome I, Paris, Champion, 1921 ; LH LG II = A. Meillet, Linguistique historique et lin

guistique g?n?rale, tome H, Paris, Klincksieck, 1936. 1 Sur ce probl?me, voir nos articles: ?The History-Writing of Linguistics: A methodo

logical note?, General Linguistics 21, 1981, p. 11-16; ?Comment ?crire l'histoire de la lin

guistique??, Lingua 55, 1981, p. 63-74; ?La m?thodologie de l'historiographie de la linguis tique?, Folia Linguistica Hist?rica 4, 1983, p. 55-79.

2 Voir par exemple F. Specht, ?Die 'indogermanische' Sprachwissenschaft von den

Junggrammatikern bis zum ersten Weltkrieg?, Lexis 1, 1948, p. 229-261 ; W. Putschke, ?Zur

forschungsgeschichtlichen Stellung der junggrammatischen Schule?, Zeitschrift f?r Dialek

tologie und Linguistik 1, 1969, p. 19-48. L'aper?u de K. Strunk, ?Probleme der idg. Sprach wissenschaft nach Brugmann?, Glotta 43, 1965, p. 199-217, combine l'approche historique avec une perspective m?thodologique.

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aux donn?es mat?rielles dans la description du d?veloppement de cette

discipline. Or, s'il est vrai que la base factuelle a jou? un r?le plus restrictif et

d?terminant dans l'?volution, plus rigide et moins orient?e vers la th?o

risation, des points de vue en linguistique diachronique que dans celle des

mod?les de description synchronique, on ne peut oublier que bien des

questions en linguistique historique rel?vent d'une pr?occupation m?tho

dologique: qu'on pense aux ?lois phoniques?, au concept de l'analogie, ou ? la question des laryngales et des labio-v?laires3. R?cemment, la m?

thode comparative telle que l'appliquait Ferdinand de Saussure a fait

l'objet d'une analyse serr?e par Calvert Watkins4. Selon Watkins, la ?v?

ritable m?thode de F. de Saussure comparatiste ?tait pr?cis?ment de

d?passer, de transcender la comparaison. La comparaison pour lui n'?tait

pas un but en elle-m?me; elle n'?tait qu'un moyen -

qu'il ma?trisait ? la

perfection -

pour arriver aux fondements, ? la 'nature du ph?nom?ne'5. Cette caract?risation convient parfaitement ? l' uvre d'Antoine

Meillet, un des plus grands admirateurs du M?moire sur le syst?me primitif des voyelles dans les langues indo-europ?ennes6. Cette uvre, ?tonnamment

3 ? propos des lois phoniques, voir notre article ?Hugo Schuchardt: Le point de vue d'un romaniste dans la querelle autour des lois phoniques?, Beitr?ge zur romanischen Phi

lologie 21, 1982, p. 325-328, avec plusieurs r?f?rences bibliographiques; pour la question des

laryngales, voir W. Winter ?d., Evidence for Laryngeals, The Hague, Mouton, 1965; O. Sze

mer?nyi, ?La th?orie des laryngales de Saussure ? Kurylowicz et ? Benveniste?, Bulletin de

la Soci?t? de Linguistique de Paris 68, 1973, p. 1-25; M. Mayrhofer, ?Laryngalreflexe im In

do-Iranischen?, Zeitschrift f?r Phonetik, Sprachwissenschaft und Kommunikationsforschung 34, 1981,427-438.

4 C. Watkins, ?Remarques sur la m?thode de Ferdinand de Saussure comparatiste?, Cahiers Ferdinand de Saussure 32, 1978, p. 59-69. Le probl?me abord? dans cet article est le

suivant: ?Qu'est-ce que le M?moire, quelle est sa m?thode, et par del?, quelle est la m?thode

en g?n?ral de Ferdinand de Saussure comparatiste? Qu'est-ce qui le distinguait de ses pr? curseurs, ses contemporains, et finalement ses successeurs m?me?? (p. 59). L'auteur pr?cise

que sa d?marche consiste ? ?laisser la parole ? F. de Saussure, de confronter certains pas

sages ? d'autres, et de faire (...) de la philologie saussurienne? (p. 60). 5 C. Watkins, a.c, p. 60. 6 Voir la d?dicace dans A. Meillet, Introduction ? l'?tude comparative des langues indo

europ?ennes, Paris, Hachette, 1903: ?? mon ma?tre M. Ferdinand de Saussure ? l'occasion

des vingt-cinq ans ?coul?s depuis la publication du M?moire sur le syst?me primitif des

voyelles dans les langues indo-europ?ennes? ; cf. A. Meillet, ?Ferdinand de Saussure?, LH LG

II, p. 174-183 (article de 1913-1914): ?La d?couverte du syst?me des voyelles indo-euro

p?ennes trouvait sa v?rification par ceci, qu'elle permettait pour la premi?re fois d'interpr?ter correctement de nombreux faits et de phon?tique et de morphologie. Rien ne trahit la jeunesse ou l'inexp?rience: les faits utilis?s sont nombreux, et ils sont cit?s avec une admirable s?re

t?; l'auteur avait d?s lors une ?rudition immense, mais d?j? il savait aussi n'en montrer que

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vaste et erudite7, est centr?e autour d'un probl?me de m?thode: celui de

l'analyse des langues en tant que r?alit?s historiques. La formule est g?n? rale, par n?cessit?, puisqu'elle doit inclure les diff?rents aspects m?tho

dologiques du probl?me: (1) la d?finition de la langue \ (2) le r?le de Y histoire',

(3) l'analyse des langues et de leur histoire.

Signalons que pour chacun de ces aspects Meillet se rattache ? des traditions existantes: dans sa d?finition de la langue, il se rattache, par le biais de Br?al, ? la grammaire g?n?rale du XVIIIe si?cle8; dans l'?tude de

l'histoire, en tant que principe inh?rent ? la langue, il rejoint les pr?oc cupations des n?o-grammairiens (? commencer par Leskien) et de Whit

ney; et quant ? l'analyse des langues et de leur histoire, il s'inscrit dans la

lign?e de Bopp, de Pott, des n?o-grammairiens et de Saussure. Mais Meillet y a ajout? une dimension particuli?re: la r?flexion explicite sur les

rapports entre la comparaison linguistique et Yhistoire des langues. Cette dimension est pr?sente dans son uvre d?s 1903, et elle persiste jusque dans ses derniers articles, repris dans le second tome de Linguistique his

torique et linguistique g?n?rale. Meillet ?tait conscient de la n?cessit? de cette m?thode: dans un article de 1923, intitul? ?Ce que la linguistique doit aux savants allemands?, il discerne deux ?tapes cruciales dans le d?

veloppement de la grammaire compar?e: ?Tandis que Bopp cr?ait (...) une grammaire compar?e presque d?finitive des langues indo-europ?en nes pour asseoir dessus une interpr?tation chim?rique des formes, un au

juste ce qui ?tait n?cessaire pour le sujet ?tudi?. Jamais, ni avant ni apr?s le M?moire, il n'a paru sur la grammaire compar?e un livre si s?r, si neuf et si plein? (p. 176-177). 7 Cf. J. Vendryes, ?Antoine Meillet?, Bulletin de la Soci?t? de Linguistique de Paris 38, 1937, p. 1-42: ?Il n'est gu?re d'entreprise plus difficile et plus hasardeuse que de r?sumer en

quelques pages la vie et l' uvre d'un homme comme Meillet. Comment se flatter d'atteindre la hauteur d'un pareil sujet et d'en donner une vue d'ensemble, sans rien omettre d'essentiel! Le voisinage est une g?ne quand on veut mesurer une telle figure; il faut le recul du temps pour en faire para?tre la vraie grandeur. Le seul exp?dient qui s'offre est de r?unir, au fil des souvenirs, le plus grand nombre de d?tails. Encore la t?che peut-elle sembler vaine quand on ?crit dans un p?riodique o? est inscrite, depuis ses d?buts, l'activit? de Meillet sur tous les domaines et au nom d'une soci?t? dont il a ?t? l'?me pendant quarante ans? (p. 1). Sur l' uvre de Meillet, voir aussi la bibliographie, ?tablie par ?mile Benveniste, qui fait suite ? l'article de Vendryes: ?Bibliographie des travaux d'Antoine Meillet? (p. 43-68). Voir ?ga lement G. Mounin, La linguistique du XXe si?cle, Paris, Presses universitaires de France, 1972, p. 38-47.

8 Sur cette tradition, voir H. Aarsleff, From Locke to Saussure. Essays on the study of language and intellectual history, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1982, surtout

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tre Allemand, Pott, posait, d'une mani?re aussi d?finitive, mais lui sans

y m?ler aucune erreur syst?matique, les bases de l'?tymologie indo

europ?enne, en rapprochant les mots des diverses langues du groupe

indo-europ?en. Les lexiques dont il disposait ?taient imparfaits; les for

mes les plus anciennes des mots n'?taient pas toujours connues; la suite

de leur histoire ne l'?tait pas non plus; Pott, n?anmoins, a aper?u la meil

leure part des rapprochements possibles, et apr?s ses Etymologische Fors

chungen, qu'on ne cite plus gu?re parce que la substance en a pass? sous

une forme plus commode dans des ouvrages r?cents, l'?l?ment ancien et

commun des vocabulaires des langues indo-europ?ennes ?tait reconnu.

Des rapprochements pos?s ressort imm?diatement le fait que les pho n?mes des diverses langues se r?pondent d'une mani?re sensiblement r?

guli?re. En faisant l'?tymologie, Pott se trouvait avoir reconnu du m?me

coup le syst?me des comparaisons phon?tiques. Bopp et Pott ont consti

tu? ainsi, durant la premi?re moiti? du XIXe si?cle, la grammaire com

par?e des langues indo-europ?ennes, avec ses organes essentiels (...) Entre

1850 et 1870, une nouvelle g?n?ration de comparatistes, partant des r?

sultats obtenus par Bopp, Grimm, Pott, a serr? les probl?mes de plus

pr?s, et a donn? aux conclusions des formes plus pr?cises. C'est alors que

Schleicher, prenant les formes rapproch?es par Bopp, r?alise la forme ini

tiale, en posant une forme indo-europ?enne: il ne se borne plus ? cons

tater que pour ?il est? le sanskrit a asti, le grec esti, le latin est, etc., il pose une forme indo-europ?enne commune asti. De m?me, Fick ne se contente

plus de rapprocher les mots des diverses langues, il restitue des mots in

do-europ?ens. Ces restitutions syst?matiques, faites avec hardiesse, mon

traient la puissance des proc?d?s comparatifs et permettaient de faire

vraiment l'histoire des langues depuis l'indo-europ?en jusqu'? l'?poque

historique de chaque idiome?9. Mais Meillet insiste sur le fait qu'il faut

??largir les recherches, assouplir les m?thodes?, et il reproche aux lin

guistes allemands de ne pas envisager les faits linguistiques dans un cadre

plus global, de ne pas avoir pr?t? attention ? l'histoire en tant que m?

canisme productif (par exemple en ce qui concerne le contact des lan

les chapitres << Br?al vs. Schleicher: Reorientation in linguistics during the latter half of the

nineteenth Century? (p. 293-334) et ?Br?al, la s?mantique', and Saussure? (p. 382-398). 9 A. Meillet, ?Ce que la linguistique doit aux savants allemands?, LHLG II (article de

1923), p. 152-159 (ici p. 154-155, 156). Sur le d?veloppement de la linguistique indo europ?enne vu par Meillet, cf. A. Meillet, Introduction ? l'?tude comparative o.e., p. 407

440.

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gues), d'avoir n?glig? le r?le de l'homme dans l'?tude de la langue, et de ne pas avoir trait? la langue comme un syst?me, ? ?tudier du point de vue

de la linguistique g?n?rale10. Au lieu de juxtaposer la comparaison et l'histoire, Meillet int?gre

l'une ? l'autre: pour lui, la comparaison est une mani?re d'interpr?ter l'histoire des langues. ?L'objet de la science qu'on est convenu d'appeler grammaire compar?e est de faire l'histoire de d?veloppements linguisti ques au moyen de rapprochements entre les langues diverses? n. Dans un

article publi? quatre ans avant sa mort, Meillet observe que la grammaire compar?e ne se fait pas

- ou ne se fait plus - en confrontant les langues

historiquement attest?es avec un syst?me originel id?al, comme celui du sanskrit: ?On a compris que la grammaire compar?e ?tait simplement un

proc?d? pour tracer, entre deux dates donn?es, l'histoire des langues ap partenant ? une m?me famille?12. Pour Meillet, la m?thode en linguisti que consiste ? introduire la r?alit? linguistique dans la description, ou ? lui accorder une plus grande importance. De cette fa?on, la grammaire com

par?e devra tenir compte de ?diff?rences de dialectes, de diff?rences de

dates, de diff?rences de situations sociales et de mani?res de s'exprimer?, en somme d'une ?r?alit? riche et nuanc?e?13.

10 A. Meillet, ?Ce que la linguistique ...?, cit., p. 157-158: ?Beaucoup des initiatives qui ont ouvert des voies nouvelles depuis 1870 environ sont venues de savants non allemands. Il fallait introduire l'histoire dans la linguistique: c'est M. V. Thomsen, de Copenhague, qui a

montr? combien les emprunts faits par le finnois au germanique et au baltique peuvent ?clairer l'?tude des langues indo-europ?ennes. Il fallait relier l'?tude du pass? ? celle du pr? sent, abattre les s?parations entre l'?tude des langues anciennes et celle des langues moder nes: personne, mieux que l'Italien Ascoli, n'a su associer l'?tude des anciennes langues indo

europ?ennes ? celle des langues romanes. Il fallait sentir que le langage n'est pas une sorte d'?tre existant par lui-m?me, ind?pendamment des hommes qui l'emploient: le Fran?ais Br?al a introduit l'homme dans l'?tude de la langue. Mais il faut aussi reconna?tre que cha

que langue est un syst?me rigoureusement agenc?, o? tout se tient, et c'est le Genevois F. de Saussure qui a reconnu le syst?me du vocalisme indo-europ?en (...) Il fallait constituer une

linguistique g?n?rale, passant par-dessus les langues particuli?res. Or, ici, un Am?ricain comme Whitney, un Slave comme M. Baudoin de Courtenay, un Suisse fran?ais comme F. de Saussure, un Fran?ais comme M. Grammont ont agi particuli?rement?.

11 A. Meillet, ?Sur la m?thode de la grammaire compar?e?, LH LG I (article de 1913), p. 19-35 (ici p. 19).

12 A. Meillet, ?Sur l'?tat actuel de la grammaire compar?e?, LH LG II (article de 1932), p. 160-168 (ici p. 161).

13 A. Meillet, ?Sur l'?tat actuel...?, cit., p. 166. Voir d?j? A. Meillet, Les dialectes indo

europ?ens, Paris, Champion, 1908, p. 1: ?On ne rencontre nulle part l'unit? linguistique compl?te. Une m?me personne parle de mani?re sensiblement diff?rente, suivant l'?tat phy sique et mental o? elle se trouve ? un moment donn?, suivant les personnes auxquelles elle s'adresse, suivant le lieu, le temps et les circonstances ext?rieures?.

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Le respect de cette r?alit? riche et nuanc?e a ?videmment des impli cations pour la conception de la langue et du changement linguistique.

La langue telle que Meillet la con?oit est une institution sociale14, ca

ract?ris?e par une articulation du message ? communiquer - et c'est cette

articulation, impliquant une m?diation et la possibilit? de combinaisons,

qui caract?rise le langage humain15 -, et diversifi?e dans l'espace (g?ogra

phique et culturel), dans le temps, et dans les individus m?mes16. ?Le

langage ne se transmet d'individu ? individu que par des phrases parti

culi?res, soit ?mises oralement, soit, l? o? l'?criture joue un r?le, fix?es

par ?crit. Mais la parole qui est toujours chose particuli?re, n'est comprise

que parce que le groupe des sujets parlants o? elle est employ?e prononce sensiblement d'une m?me mani?re, se sert sensiblement des m?mes mots,

forme ses phrases sensiblement d'une m?me mani?re, suivant les m?mes

usages grammaticaux, parce qu'ils ont, comme on dit, une m?me langue. Une langue est un syst?me rigoureusement li? de moyens d'expression communs ? un ensemble de sujets parlants; il n'a pas d'existence hors des

individus qui parlent (ou qui ?crivent) la langue; n?anmoins il a une ex

istence ind?pendante de chacun d'eux; car il s'impose ? eux; sa r?alit? est

celle d'une institution sociale, immanente aux individus, mais en m?me

temps ind?pendante de chacun d'eux, ce qui r?pond exactement ? la d?

finition donn?e par Durkheim du fait social (...) De ce que tout continu

14 Cf. A. Meillet, ?Le probl?me de la parent? des langues?, LH LG I (article de 1914), p. 76-101 : ?Une langue est une institution propre ? une collectivit? sociale, et les modifica

tions qu'elle subit sont li?es ? l'histoire de cette collectivit?? (p. 79). 15 A. Meillet, ?Remarques sur la th?orie de la phrase?, LHLG II (article de 1921),

p. 1-8: ?Le langage humain - qui utilise un nombre de sons nettement diff?renci?s les uns

des autres beaucoup plus grand que n'importe quel langage animal - se distingue des lan

gages animaux par un trait essentiel : les groupements phon?tiques qu'il emploie ne servent

pas directement ? communiquer un ?tat affectif ou un appel; l? o? ils servent ? cet usage -

et c'est tr?s fr?quent -, ils le font en utilisant des mots. A chaque notion est attach? un en

semble phonique, appel? mot, donnant corps ? cette notion dans la pens?e du sujet et qui

?veille la m?me notion ou une notion semblable chez son interlocuteur. Si grand donc que

soit dans le langage humain le r?le des ?l?ments affectifs et des ?l?ments actifs, l'essentiel y est l'?l?ment intellectuel, et c'est ? Faide d'?l?ments intellectuels que s'expriment les senti

ments, les appels, les commandements. Du fait que chacune des notions clairement isol?es

par l'esprit a son signe linguistique propre (les autres n'existent qu'? l'?tat diffus), il r?sulte

la possibilit? de combiner ces signes, et ces combinaisons permettent une diversit? tr?s

grande de l'expression? (p. 1-2). 16 A. Meillet, Les dialectes indo-europ?ens, cit., p. 1,5.

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linguistique est fait d'?l?ments discontinus, il r?sulte que les langues sont

sujettes ? des changements rapides et profonds?11. Il ne s'agit pas d'?tudier ici les diff?rents types de diversification des

langues. Notons seulement que Meillet distingue tr?s nettement entre diff?renciation locale ou spatiale (en dialectes), diff?renciation stylistique (langues sp?ciales, emplois contextuels) et diff?renciation par influence externe (contacts de langues, extension d'un ?vocabulaire de culture?). A ce propos, Meillet a reconnu l'importance des situations de bilinguisme dans le d?veloppement des langues: les travaux de Scerba sur les Sorabes de Lusace ont amen? Meillet ? consacrer deux articles au probl?me du

bilinguisme18. Analysant la situation de bilinguisme en France ? la suite des invasions germaniques, Meillet montre ses effets dans les domaines de la grammaire et du vocabulaire, et indique son importance pour l'?tude

historique des langues. ?Les faits qu'on vient de grouper font appara?tre un type de complexit? dont il est juste de tenir compte. Ils montrent de

quel int?r?t il serait d'examiner toutes les populations bilingues, en France notamment les provinces o? il s'emploie deux langues, et surtout o? l'une des deux langues n'est pas d?fendue par une langue voisine, comme c'est le cas pour le breton et pour le basque. Des recherches mi nutieuses sur place devraient ?tre entreprises. Il ne serait pas moins int? ressant d'envisager l'arabe et le berb?re par exemple en Alg?rie et au

Maroc. Il y a l? un type d'enqu?te dont l'importance serait capitale pour la linguistique historique, et dont Schuchardt avait indiqu? d?j? la por t?e?19. On trouve d?j? chez Meillet la notion de transfert, qui jouera un r?le crucial dans l' uvre d'Uriel Weinreich20. De m?me, le probl?me du statut du signe linguistique chez les sujets bilingues

- probl?me qui est

17 A. Meillet, ?Le d?veloppement des langues?, LHLG II (article de 1929), p. 70-83 (ici p. 72-73). Cf. A. Meillet, ?Linguistique et anthropologie?, LHLG II (article de 1933), p. 84

89, surtout p. 85. 18 ?Sur une p?riode de bilinguisme en France?, LHLG II (article de 1931), p. 90-98;

?Sur le bilinguisme?, LHLG II (article de 1933), p. 99-103. 19 A. Meillet, ?Sur une p?riode ...?, cit., p. 98. 20 Cf. U. Weinreich, Languages in Contact. Findings and Problems, New York, Publi

cations of the Linguistic Circle of New York, 1953; U. Weinreich - W. Labov - M. Herzog, ? Empirical Foundations for a Theory of Language Change?, Directions for Historical Lin

guistics, ed. by Y. Malkiel & W. P. Lehmann, Austin, University of Texas Press, 1968, p. 97 195. Pour une br?ve analyse, voir mon article ? Uriel Weinreich?, Romaneske 8:3, 1983,

p. 33-38.

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188 Cahiers Ferdinand de Saussure 39 (1985)

explicitement discut? par Weinreich21 - est d?j? pos?, ? la suite de Scerba,

par Meillet: ?Il serait peut-?tre m?me inexact de dire que les sujets dont il

est question savent deux langues : ils n'en savent qu'une, mais cette langue a deux modes d'expression et on emploie tant?t l'un, tant?t l'autre?22.

L'autre type d'influence externe, l'imposition d'un vocabulaire de

culture, rel?ve d'une ?tude historique des civilisations, indispensable pour

rep?rer les ?interf?rences entre les vocabulaires? (emprunts, calques,

etc.). La complexit? de l'histoire des mots - et la difficult? de F?tymolo

gie23 ou de la morphologie historique24 - r?sulte pr?cis?ment de cette in

teraction d'influences culturelles et linguistiques dans le domaine du

lexique: ?Aujourd'hui, l'on sait que le vocabulaire de chaque langue est, souvent pour la plus large part, le produit d'influences ?trang?res et d'in

fluences savantes. C'est la vieille civilisation ?g?enne qui nous a donn? les

noms de Yhuile, du vin, de la rose, c'est la subtilit? grecque qui nous a

donn? la machine, c'est la mani?re gauloise de faire la guerre qui nous a

donn? le char, c'est l'humanisme romain, h?ritier de la culture hell?nique,

qui nous a donn? la qualit?, pour ne rien dire de la masse des mots que nous devons aux ?coles m?di?vales. Beaucoup plus qu'on ne le croit,

beaucoup plus que ne le souhaitent des nationalismes myopes, les voca

bulaires qui expriment notre civilisation europ?enne concordent entre

eux. Nous devons ? l'aristocratie indo-europ?enne la base de notre or

ganisation sociale qui a pris ? Rome une forme nouvelle; nous devons ? la

Gr?ce le syst?me de notre pens?e, et ? Rome l'adaptation de cette pens?e ? l'usage commun; nous devons ? la religion juive et ? la religion chr?

tienne nos conceptions religieuses; nous devons ? la science exp?rimen tale des derniers si?cles nos id?es sur le monde. Toute l'Europe actuelle, et

l'Europe de langue germanique ou slave autant que l'Europe de langue romane, a h?rit? de ce fonds universel, et, directement ou sous un d?gui

sement, tous les vocabulaires intellectuels de l'Europe sont faits des

21 U. Weinreich, Languages in Contact, cit., p. 9-11 ; cf. P. Swiggers, ?Uriel Weinreich?,

cit., p. 35. 22 A. Meillet, ?Sur une p?riode ...?, cit., p. 91 ; cf. A. Meillet, ?Sur le bilinguisme?, cit.,

p. 100, 103. 23 Voir A. Meillet, ?La civilisation ?g?enne et le vocabulaire m?diterran?en?, LHLG I

(article de 1920), p. 297-304, et ?Sur l'?tymologie du fran?ais?, LHLG II (article de 1932), p. 138-151.

24 Cf. A. Meillet, ?Sur la terminologie de la morphologie g?n?rale?, LHLG II (article de

1928), p. 29-35, et ?La notion de radical en fran?ais?, LHLG II (article de 1930), p. 123-127.

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P. Swiggers: La linguistique historico-comparative de Meillet 189

m?mes ?l?ments. Pour ce qui exprime la civilisation, il y a dans nos lan

gues, en d?pit des amours-propres nationaux, beaucoup de bien commun,

presque pas de bien particulier?25. L'?tude des contacts linguistiques permet d'appr?cier les vues de

Meillet ? propos de la nature des langues. On sait que Meillet a d?fini, ?

plusieurs reprises, la langue comme un syst?me o? tout se tient. C'est en

tant que syst?mes que les langues sont sujettes ? des changements. Mais ?

l'int?rieur du syst?me de la langue, il faut distinguer entre lexique et

grammaire: le vocabulaire, tout en faisant partie de la langue-syst?me, est

trait? s?par?ment de la grammaire chez Meillet, et ne semble pas acc?der

? un statut syst?mique: ?La prononciation et la grammaire forment des

syst?mes ferm?s; toutes les parties de chacun de ces syst?mes sont li?es les unes aux autres. Le syst?me phon?tique et le syst?me morphologique se pr?tent donc peu ? recevoir ?des emprunts?. En fait il est rare qu'on emprunte ? une autre langue soit un phon?me (un son du langage), soit une forme grammaticale; quand pareil fait se produit, il ne modifie pas l'ensemble de chacun des syst?mes et demeure un accident. Au contraire, les mots ne constituent pas un syst?me; tout au plus forment-ils de petits groupes; on peut soit changer le nom d'un objet, soit introduire un nom nouveau sans que cela retentisse sur l'ensemble du vocabulaire; chaque mot existe pour ainsi dire isol?ment?26. Du point de vue historique, ce

clivage est fond?: le vocabulaire est un ensemble d'unit?s discr?tes, plus facilement rempla?ables, et s'adaptant aux besoins de la d?nomination

d'objets culturels et sociaux. C'est donc dans le domaine du vocabulaire et du changement des items lexicaux que la force de la civilisation est la

plus grande27. ?tant donn? que le vocabulaire se pr?te facilement ? une

transformation rapide28 et profonde, il a une valeur r?duite dans la com

paraison linguistique: quand la communaut? de vocabulaire n'est pas

25 A. Meillet, ?Les interf?rences entre vocabulaires?, LH LG II (texte de 1925), p. 36-43

(ici p. 42-43). 26 A. Meillet, ?Le probl?me de la parent? des langues?, LH LG I (article de 1914), p. 76

101 (ici p. 84). Sur la notion de syst?me chez Meillet, voir G. Mounin, ?La notion de sys t?me chez Antoine Meillet?, La linguistique 2, 1966, p. 17-29.

27 Cf. A. Meillet, ?La civilisation ?g?enne ...?, cit., p. 297. 28 ?En g?n?ral, le vocabulaire ?volue vite. Des mots dont la valeur s'affaiblit rapide

ment par l'usage sont renouvel?s pour obtenir une expression plus intense. Des changements dans les choses, des changements sociaux, des usages qui emp?chent momentan?ment ou

pour toujours l'usage de certains vocables, les ?v?nements historiques, des emprunts, sou

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190 Cahiers Ferdinand de Saussure 39 (1985)

appuy?e par une communaut? morphologique, la premi?re n'est pas pro bante. Dans son ?tude sur ?Le vocabulaire dans la question des parent?s de langues?29, Meillet est explicite ? ce propos: ?Ce n'est jamais par des

diff?rences ou des concordances de vocabulaire qu'on peut ?tablir des

parent?s de langue?. Les parent?s sont ?d?finies techniquement par la

persistance de syst?mes morphologiques compliqu?s o? tout se tient et

qui n'admettent pas ais?ment l'introduction d'un ?l?ment ?tranger?30.

Historiquement, la parent? se fonde sur la continuit? du sentiment de

l'unit? linguistique: l? o? les individus ont, consciemment ou incons

ciemment, le sentiment et la volont? d'appartenir ? une m?me commu

naut? linguistique, la parent? se conserve, ? travers l'?volution du syst?me

linguistique. ?Ce qui d?finit une parent? linguistique, c'est seulement un

fait historique: une langue sera dite issue d'une autre si, ? tous les mo

ments compris entre celui o? se parlait la premi?re et celui o? se parle la

seconde, les sujets parlants ont eu le sentiment et la volont? de parler une

m?me langue, soit que cette langue se soit transmise normalement de g? n?ration en g?n?ration, soit que certains groupes d'hommes l'aient adop t?e ? la place de leur ancien parler. Sont parentes entre elles toutes les

langues issues ainsi d'une m?me langue. Ainsi la parent? des langues r?

sulte uniquement de la continuit? du sentiment de l'unit? linguistique?31. La m?thode comparative se base donc sur les concordances qu'on

observe entre des faits particuliers qui rel?vent des sous-syst?mes phon?

tique et morphologique: ceux-ci ob?issent ? des lois g?n?rales et ? des

facteurs particuliers de conditionnement.

On touche ici ? la conception du changement linguistique chez An

toine Meillet, qui constitue un ?l?ment central de ses vues linguistiques. Il

nous semble important de distinguer, dans la conception de Meillet, deux

types de changement fondamentalement diff?rents :

vent innombrables, ? des langues ?trang?res ou ? des parlers de groupes sociaux particuliers, et, d'autre part, les changements de prononciation, les innovations qui s'introduisent dans la

grammaire, une infinit? de circonstances vari?es font que le vocabulaire de la plupart des

langues change sans cesse? (A. Meillet, ?Sur la m?thode de la grammaire compar?e?, cit.,

p. 28-29). Pour une typologie des changements dans le lexique, voir A. Meillet, ?Comment

les mots changent de sens?, LHLG I (article de 1905-1906), p. 230-271, o? Meillet distingue entre trois modalit?s: 1) changement sous l'influence de la forme elle-m?me; 2) changement des choses ou des concepts d?sign?s; 3) changements dus ? des emplois sociaux diff?rents.

29 Article in?dit, publi? dans LHLG II, p. 44-46. 30 LHLG II, p. 46. Voir aussi A. Meillet, Les dialectes indo-europ?ens, cit., p. 11. 31 A. Meillet, ?Le probl?me de la parent? ...?, cit., p. 81 (cf. aussi p. 85, 100).

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P. Swiggers: La linguistique historico-comparative de Meillet 191

1. le changement par adoption, correspondant ? la formule ?A (li? au si

gnifi? x) est remplac? par B?. L'?l?ment B, adopt? par imitation d'un dialecte apparent?, d'une langue apparent?e, ou d'une langue g?n?alogi quement diff?rente, n'est donc pas une ?volution continue de A.

2. Le changement proprement linguistique: A devient A' (ou: ? A est alt?

r??). Dans ce cas, l'imitation joue un r?le plus restreint (sauf dans la dif fusion du changement).

?Il faut bien distinguer deux ordres de changements. Il y a, d'une

part, les changements de langue et de parler qui consistent dans l'adop tion d'une langue ou d'une mani?re de parler ayant un prestige. Et il y a, d'autre part, le changement linguistique, ? l'int?rieur d'une langue, chan

gement qui provient de l'action de tendances, les unes universelles, les autres sp?ciales ? tel ou tel groupe de langues, ? telle ou telle langue. C'est

dans ce second cas, celui du changement linguistique, qu'ont lieu les faits de convergence ?tudi?s ici. Les convergences observ?es permettent d'?ta blir que, en mati?re de changement linguistique, les innovations sont g? n?rales plut?t que g?n?ralis?es, et que l'identit? ou la parit? des condi tions o? se trouvent les sujets parlants est le fait essentiel, l'imitation une

chose secondaire?32. Ce clivage repr?sente les vues de Meillet autour des ann?es 1915-1920; plus tard, il reconna?tra l'importance de la situation

multilingue, qui dans l'optique du sch?ma ancien constituerait un probl? me, puisqu'elle donne lieu ? des changements linguistiques ? l'int?rieur d'un syst?me, dus au contact entre plusieurs syst?mes33. Auparavant, il

avait assimil? les situations de bilinguisme ? celles d'emprunts entre deux

syst?mes autonomes (ce qui impliquait la distinction entre ??l?ments

32 A. Meillet, ?Convergence des d?veloppements linguistiques?, LH LG I (article de

1918), p. 61-75 (ici p. 74-75); pour les cons?quences m?thodologiques, voir A. Meillet, La m?thode comparative en linguistique historique, Oslo -

Paris, Aschehoug -

Champion, 1925. 33 On aurait donc le syst?me suivant: 1. Changement par adoption externe: situation: contact entre deux ou plusieurs lan

gues; nature du changement: une forme A (appartenant ? une langue Li) est remplac?e par une forme B (appartenant ? une langue L2, et utilis?e aussi dans la langue Li).

2. Changement par adoption ?interne?: situation: contact entre deux ou plusieurs lan

gues; nature du changement: une forme A (appartenant ? une langue Li) se change en A'

(nouvelle forme dans Li), sous l'influence d'un syst?me L2 (la forme A* refl?tera alors cer

tains traits propres au syst?me L2). 3. Changement linguistique interne, n'ayant pas sa cause en dehors du syst?me linguis

tique de Li : une forme A se change en A' (? l'int?rieur de Li, sans que le changement soit d? au contact avec un autre syst?me linguistique).

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192 Cahiers Ferdinand de Saussure 39 (1985)

indig?nes? et ??l?ments emprunt?s?)34: ?chaque langue constitue un

syst?me, et les sujets bilingues qui ont le choix entre deux langues ne m?

lent pas ces deux langues?35. Pour Meillet, l'?tude des conditions et tendances g?n?rales s'appli

quant ? toutes les langues du monde (comme par exemple, la position faible d'une consonne intervocalique, ou l'?limination de formes trop

complexes) donne lieu ? la formulation de lois linguistiques: ?On d?ter

minera ainsi, non plus des lois historiques, telles que sont les ?lois pho

n?tiques? ou les formules analogiques qui emplissent les manuels actuels

de linguistique, mais des lois g?n?rales qui ne valent pas pour un seul

moment du d?veloppement d'une langue, qui au contraire sont de tous les

temps; qui ne sont pas limit?es ? une langue donn?e, qui au contraire

s'?tendent ?galement ? toutes les langues. Et, qu'on le remarque, ce ne se

ront ni des lois physiologiques, ni des lois psychiques, mais des lois lin

guistiques?36. Mais ces lois linguistiques n'?noncent que des possibilit?s et non des n?cessit?s : se situant en dehors de l'histoire, elles n'ont aucune

valeur probante pour la linguistique historico-comparative, qui travaille

avec des faits particuliers, r?sultant d'une interaction de facteurs cons

tants et variables. Pour rendre compte de la double nature - linguistique

34 Cf. A. Meillet, ?Le probl?me de la parent? ...?, cit., p. 83: ?Il y a donc, m?me dans

les cas o? les emprunts sont le plus nombreux, deux situations distinctes : celle de la langue que le sujet veut parler et dont il emploie ou cherche ? employer le syst?me linguistique, et

celle ? laquelle il emprunte d'autres ?l?ments, dont le nombre peut d'ailleurs ?tre aussi grand qu'on le voudra. Il y a, d'une part, un fonds indig?ne, et, de l'autre, des emprunts?', A. Meil

let, ?Les parent?s de langue?, cit., p. 107: ?Faire une classification g?n?alogique des langues n'aboutit pas ? traiter en quantit? n?gligeable les ?l?ments non indig?nes et les influences

?trang?res, mais ? traiter les ?l?ments indig?nes et les ?l?ments emprunt?s comme r?sultant

de proc?s historiques sp?cifiquement distincts?. 35 A. Meillet, ?Le probl?me de la parent? ...?, cit., p. 83. Voir aussi A. Meillet, c.r. de

L.-V. Scerba, Vostocnoluzickoe nar?cie. Tome I, 1915, Bulletin de la Soci?t? de Linguistique de

Paris 20, 1916, p. 94-95. 36 A. Meillet, ?L'?tat actuel des ?tudes de linguistique g?n?rale?, LHLG I (article de

1906), p. 1-18 (ici p. 11). Reste que ces lois linguistiques ont des causes physiologiques et

psychiques, comme le reconna?t Meillet (?Linguistique historique et linguistique g?n?rale?, LHLG I (article de 1908), p. 44-60): ?Sans doute ces principes devront s'expliquer en der

ni?re analyse par les conditions physiques, anatomiques, physiologiques, psychiques, socia les dans lesquelles se trouvent les sujets parlants. Mais ils ont un caract?re purement gram

matical et sont par l? m?me de nature ? diriger les recherches grammaticales. Pour les d?

gager, il faudrait un livre qui n'est pas encore fait et qui n'est sans doute pas encore assez

pr?par? par des recherches de d?tail pour ?tre ?crit d?s maintenant? (p. 48-49).

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P. Swiggers: La linguistique historico-comparative de Meillet 193

et sociale37 - des langues dans leur ?volution, la linguistique g?n?rale ne

suffit pas: ?Les lois de la phon?tique ou de la morphologie g?n?rale his torique ne suffisent donc ? expliquer aucun fait; elles ?noncent des con

ditions constantes qui r?glent le d?veloppement des faits linguistiques; mais, m?me si Ton parvenait ? les d?terminer d'une mani?re compl?te et

de tout point exacte, on ne saurait pour cela pr?voir aucune ?volution fu

ture, ce qui est la marque d'une connaissance incompl?te; car il resterait ?

d?couvrir les conditions variables qui permettent ou provoquent la r?ali

sation des possibilit?s ainsi reconnues. Pour d?cisif que soit le progr?s qui r?sulte de la constitution de la linguistique g?n?rale, on ne saurait donc

s'en contenter?38.

C'est sur ce point que Meillet oppose ? la linguistique g?n?rale la lin

guistique historique, qu'il ne s?pare pas nettement de la linguistique des

criptive: alors que la premi?re explique les tendances g?n?rales (possi bles), d?termin?es par des conditions universelles, la linguistique histo

rique et la linguistique descriptive s'occupent de la r?alit? historique: pour cela, elles font appel ? la philologie (qui permet de pr?ciser les faits graphiques l?gu?s par la tradition), ? la psychologie, ? la phon?tique, et ? la g?ographie linguistique (qui fournit de nouveaux d?tails ? la recherche comparative et historique)39. ?La grammaire descriptive et la grammaire historique ne diff?rent pas essentiellement l'une de l'autre. D'une part, en

effet, toute description est en quelque mesure historique: si un que soit le

groupe social o? une langue est parl?e, les divers sujets qui le composent sont, ? certains ?gards, ? des degr?s diff?rents de l'?volution qui emporte constamment chaque langue: chaque g?n?ration nouvelle apporte quel

37 A. Meillet, ?L'?tat actuel des ?tudes de linguistique g?n?rale?, cit., p. 16-17: ?Car si la r?alit? d'une langue n'est pas quelque chose de substantiel, elle n'en existe pas moins.

Cette r?alit? est ? la fois linguistique et sociale. Elle est linguistique: car une langue consti tue un syst?me complexe de moyens d'expression, syst?me o? tout se tient et o? une inno vation individuelle ne peut que difficilement trouver place si, provenant d'un pur caprice, elle n'est pas exactement adapt?e ? ce syst?me, c'est-?-dire si elle n'est pas en harmonie avec les r?gles g?n?rales de la langue. ? un autre ?gard, la r?alit? de la langue est sociale: elle r?sulte de ce qu'une langue appartient ? un ensemble d?fini de sujets parlants, de ce qu'elle est le moyen de communication entre les membres d'un m?me groupe et de ce qu'il ne d?

pend d'aucun des membres du groupe de la modifier; la n?cessit? m?me d'?tre compris im

pose ? tous les sujets le maintien de la plus grande identit? possible dans les usages linguis tiques?.

38 A. Meillet, ?L'?tat actuel...?, cit., p. 15-16. 39 Voir ? ce propos A. Meillet, ?Diff?renciation et unification dans les langues?, LHLG

I (article de 1911), p. 110-129, et LHLG I, p. 305-309.

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194 Cahiers Ferdinand de Saussure 39 (1985)

ques menues innovations, si bien que le parler des vieillards diff?re sou

vent d'une mani?re sensible de celui des jeunes gens. De plus il peut y avoir dans le groupe des ?l?ments conservateurs qui maintiennent les ar

cha?smes, et des ?l?ments novateurs o? au contraire l'?volution est en

avance. Enfin, il est des usages qui tendent ? devenir de plus en plus rares

tandis que d'autres n'apparaissent d'abord qu'? l'?tat de tentatives iso

l?es. Toute description pr?cise et compl?te d'une situation linguistique ? un moment donn? comporte donc la consid?ration d'une certaine part d'?volution ; et ceci est in?vitable puisqu'une langue qui se parle n'est plus par l? m?me en ?tat de stabilit? compl?te (...). La linguistique g?n?rale ainsi comprise ne se suffit pas ? elle-m?me. Elle repose sur la grammaire

descriptive et historique ? laquelle elle doit les faits qu'elle utilise. L'ana

tomie, la physiologie et la psychologie peuvent seules expliquer ses lois

(...) et les consid?rations tir?es de ces sciences sont souvent utiles ou n?

cessaires pour donner une valeur probante ? un bon nombre de ses lois.

Enfin ce n'est que dans des conditions sp?ciales ? un ?tat social d?termin?

et en vertu de ces conditions que se r?alise telle ou telle des possibilit?s d?termin?es par la linguistique g?n?rale. On voit ainsi quelle est la place de la linguistique g?n?rale, entre les grammaires descriptives et histori

ques d'une part, qui sont des sciences de faits particuliers, et l'anatomie, la physiologie, la psychologie et la sociologie, qui sont des sciences plus vastes dominant et expliquant entre autres choses les ph?nom?nes du

langage articul??40.

L'int?gration du caract?re social de la langue -

qui au niveau de la

r?alit? langagi?re donne lieu ? des tendances sp?cifiques ou particuli?res -

a ainsi une incidence m?thodologique tr?s importante dans la th?orie de

Meillet: elle s?pare l'?tude linguistique in abstracto de la description d'une r?alit? complexe en ?volution. Elle fonde aussi l'?tude des langues

40 A. Meillet, ?Linguistique historique et linguistique g?n?rale?, cit., p. 44-45 et 59-60; voir aussi A. Meillet, compte rendu de F. de Saussure, Cours de linguistique g?n?rale, 1916, Bulletin de la Soci?t? de Linguistique de Paris 20, 1916, p. 32-36: ?Consid?r? dans la 'dia

chronie', le fait linguistique est un fait historique qui ne se comprend qu'au milieu de faits

historiques. Ainsi, l'on ne peut faire la th?orie des successions phon?tiques d'une langue

qu'au moyen de rapprochements ?tymologiques. Mais la transmission de chaque mot pose un probl?me particulier, qui doit ?tre ?tudi? ? la lumi?re des faits historiques. Et, si l'on veut

d?crire une langue actuellement parl?e, on ne peut le faire qu'en tenant compte des diff? rences qui r?sultent de la diversit? des conditions sociales et de toute la structure de la so

ci?t? consid?r?e? (p. 35-36).

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P. Swiggers: La linguistique historico-eomparative de Meillet 195

dans un but comparatif. Comme le dit Meillet dans son article ?Sur la

m?thode de la grammaire compar?e?, ?les faits probants en mati?re de

grammaire compar?e sont des faits particuliers, et ils sont d'autant plus

probants que, par leur nature, ils sont moins suspects de pouvoir recon

na?tre une cause g?n?rale. Il n'y a rien l? que de naturel: puisqu'il s'agit de poser par des proc?d?s comparatifs le fait historique de l'existence

d'une langue particuli?re, c'est-?-dire une chose qui, par d?finition, se

produit en vertu d'un concours de circonstances diverses n'ayant pas de

rapports n?cessaires les unes avec les autres, ce sont des faits particuliers de caract?re historique qui doivent seuls entrer en consid?ration?41. Pour cet attachement ? la r?alit? complexe de l'?volution linguistique, la lin

guistique historique doit payer un prix: ?malgr? toutes les pr?cisions,

malgr? tous les enrichissements, les principes pos?s n'expliquent jamais que des faits particuliers, et ne fournissent que des conclusions particu li?res; on aboutit ? une poussi?re d'explications, dont chacune est juste

peut-?tre, mais qui ne constituent pas un syst?me, et qui ne sont pas sus

ceptibles d'en constituer jamais un?42. D'autre part, une linguistique d?

tach?e de la r?alit? n'est qu'une abstraction, ?n?cessairement inexplica ble?43.

Facult? de Philosophie et Lettres

Blijde Inkomststraat 21

B-3000 Leuven, Belgique

P. Swiggers

41 Pour une argumentation plus d?velopp?e, voir A. Meillet, La m?thode comparative en

linguistique historique, cit., et A. Meillet - J. Vendryes, Trait? de grammaire compar?e des

langues classiques, Paris, Champion, 1925 (2e tirage, 1927). Le texte cit? est extrait de A.

Meillet, ?Sur la m?thode de la grammaire compar?e?, LH LG I (article de 1913), p. 19-35 (ici p. 24-25).

42 A. Meillet, ?L'?tat actuel...?, cit., p. 7. 43 A. Meillet, compte rendu de F. de Saussure, Cours de linguistique g?n?rale, 1916, Bul

letin de la Soci?t? de Linguistique de Paris 20, 1916, p. 35: ?En s?parant le changement lin

guistique des conditions ext?rieures d'o? il d?pend, F. de Saussure le prive de r?alit?; il le

r?duit ? une abstraction, qui est n?cessairement inexplicable?.

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