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Armand Colin Refus global ou l'Art contre l'Histoire ? Author(s): JACQUES ALLARD Source: Littérature, No. 113, LA LITTÉRATURE, AU QUÉBEC (MARS 1999), pp. 45-57 Published by: Armand Colin Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41704706 . Accessed: 16/06/2014 04:21 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Armand Colin is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Littérature. http://www.jstor.org This content downloaded from 62.122.76.54 on Mon, 16 Jun 2014 04:21:09 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

LA LITTÉRATURE, AU QUÉBEC || Refus global ou l'Art contre l'Histoire ?

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Armand Colin

Refus global ou l'Art contre l'Histoire ?Author(s): JACQUES ALLARDSource: Littérature, No. 113, LA LITTÉRATURE, AU QUÉBEC (MARS 1999), pp. 45-57Published by: Armand ColinStable URL: http://www.jstor.org/stable/41704706 .

Accessed: 16/06/2014 04:21

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■ JACQUES ALLARD, UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL

Refus global ou l'Art contre

l'Histoire ?

«Ne cherchez pas de clef mystérieuse, elle n'existe pas. La porte qui conduit à la cour intérieure est large ouverte. Ne croyez pas à un art fermé, tous les chemins de la pensée y conduisent depuis les impressionnistes, donc depuis un siècle.... Vous vous rendrez (...) compte de ses profondes attaches avec la réa- lité du moment de sa conception » Parlons un peu peinture (. Écrits i, p. 293 ; circa 1947).

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en 1948, a déjà été l'objet d'analyses très diverses. En atteste l'article que lui consacre Jean Fisette dans le Dictionnaire des œuvres littéraires du

Québec qui comporte une bibliographie de plusieurs dizaines d'articles et d'essais. Et puis, la commémoration qui s'achève du cinquantième anniver- saire en aura produit encore plusieurs dizaines, dans le sillage de l'édition critique publiée récemment (i). Mais il semble qu'il n'existe guère d'étude sociocritique qui rende compte à la fois du propos et de la forme du porte- feuille (2).

Cela tient peut-être au fait que l'on n'a pas accordé d'emblée un statut littéraire aux quinze pages dactylographiées du texte liminaire et par consé- quent au peintre Paul-Émile Borduas celui d'écrivain. Fut-il un écrivain d'occasion, de circonstances ? Sans nul doute, comme beaucoup d'écrivains, de combat ou non. C'est d'ailleurs cette parole arrachée à une vie d'appren- tissage qui rend souvent son discours aussi dense et coruscant, résistant à toute lecture rapide. Voilà qui explique un peu la traversée que je propose, sans compter l'attrait exercé par cette écriture un peu sauvage.

Par écriture sauvage, on entendra ce qu'en dit le texte même : la li- berté du discours et du parcours, cette « anarchie resplendissante » qui se nomme à la fin du manifeste, alors que la voix manifestaire en vient à ces mots ultimes : « Nous poursuivrons dans la joie notre sauvage besoin de

1 Aux Presses de l'université de Montréal, « Bibliothèque du Nouveau Monde » : Écrits I, 1987, 700 p. ; et de A.-G. Bourassa et G. Lapointe: Écrits II, tomei: Journal et Correspondance (1923-1953), 1997, 559 p.; Écrits II, tome II : Correspondance (1954-1960), p. 565-1159. 2 Le pas à pas proposé dans cet article remet à une étape prochaine la discussion des analyses déjà connues.

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■ LA LITTÉRATURE, AU QUÉBEC

libération. » De quelle libération parlent donc le maître de la peinture contemporaine et ses quinze amis signataires, peintres ou écrivains ou artis- tes de tous horizons ? À la fin du texte, il aura à peine été question d'art. Le grand thème aura d'abord été celui du refus d'une civilisation qui se mour- rait de christianisme.

Et la solution proposée paraît relever d'une poétique globalement « sauvage » puisque sont paradoxalement promulgués l'ordre du hasard et de la spontanéité, la passion, la magie du désir qui définissent cette « anar- chie resplendissante ». On ne s'étonne donc pas devant ce défilé de lexies inégales, tantôt massives tantôt coupantes, réduites à une phrase (3). Non plus, face à cette parataxe, au jointage parfois sans mortier de cette muraille textuelle, la verticalité même de la disposition, tout cela qui finit par bouscu- ler la syntaxe. Pas davantage quand on entre dans une énonciation où s'em- mêlent le « nous » et un « je ». Dans une narrativité où le passé, le présent et le futur bousculent la concordance... Suffira-t-il de repérer là autant d'effets possibles de la rupture propre à tout discours manifestaire ? Nous n'avons pourtant pas ici l'improvisation ou les blocs erratiques chers à Hubert Aquin mais l'interpellation structurée d'une époque par un groupe organisé.

Comment s'ordonne cette proposition de désordre ? Sur quels plans, quelles métaphores, quels motifs, quels rythmes ? Quel énoncé global du refus se construit ici pour dire une telle déconstruction ? Ce type de contra- diction intéresse particulièrement la sociocritique qui tente de comprendre comment des discours opposés peuvent constituer un complexe paradoxal textualisant, réinventant la socialitě et ses discours. Je ne prétends pas ré- pondre de façon toujours précise à toutes les questions. Cette analyse pre- mière vise davantage à poser les questions qu'à fournir les réponses. Après une contextualisation sommaire des idéologies, viendra une topolecture des formes et des discours privilégiés.

LES IDÉOLOGIES

Dans quel paysage idéologique est apparu le texte ? Quelques faits parlent d'eux-mêmes. En cette année 1948, le chef de l'Union nationale, Maurice Duplessis, est réélu Premier ministre du Québec. L'année précé- dente, l'archevêché de Montréal avait interdit la projection des Enfants du paradis de Marcel Carné. L'époque, toujours dominée par le conservatisme et le cléricalisme hérités du XIXe, connaissait cependant des remous sociaux et intellectuels considérables. Il suffira de rappeler les grèves du textile (1946), puis celle plus violente de l'amiante (1949). Ou encore la parution

3 On hésitera à nommer ces lexies versets ou paragraphes. Le verset découpe dans la Bible, les Psaumes en particulier, ou encore dans un poème (exemple Claudel) des portions de textes rythmés par la respiration. Est-ce toujours le cas dans le manifeste automatiste ? Le paragraphe constitue une unité bien définie de l'exposé, ce qui n'est pas toujours évident chez Borduas à qui l'on attribue le manifeste.

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de La France et nous, journal d'une querelle.... (1947) où Robert Charbon- neau disait à Cassou, Aragon, Mauriac et autres l'autonomie de la culture québécoise par rapport à la France.

De fait, l'après-guerre de 1945 confortait les avancées de la modernité revendiquée depuis le début du siècle puis affichée à la faveur de la crise des années 1930. On le voit bien quand on a une information élémentaire sur la vie littéraire du demi-siècle écoulé. La modernité se pointe déjà un peu avant la naissance de Borduas (1905-1960), avec l'arrivée des poètes de l'Ecole littéraire de Montréal (lancée en 1895) puis avec l'intervention de quelques romanciers maudits par le temps et souvent oubliés par la suite : Rodolphe Girard ( Marie Calumet, 1904), Arsène Bessette {Le Débutant , 1914), Albert Laberge (La Scouine, 1918) dont les œuvres boiteuses mais naturalistes, modernistes et anticléricales avaient été interdites par l'Église. Pendant que le discours clérico-nationaliste hérité du début du siècle se réactualisait - le pancanadien d'Henri Bourassa aussi bien que celui de l'abbé Groulx (. L'Appel de la race, 1922 ; Notre maître le passé, 1924) - et persistait dans les années 1940, les signes de ruptures continuaient de s'ac- cumuler : les départs vers la France des idées et des débats en sont un exemple. Après ceux des « Exotistes » des années 1920, se faisaient ceux de Thérèse Renaud (en 1946) et François Hertel (en 1947). En définitive, tout le monde paroissial et villageois des origines, la figure même du clerc (sur- tout l'évêque), ont été régulièrement pris à partie depuis Ruines cléricales, le pamphlet (d'Aristide Filiatreault ?) paru en 1893 jusqu'au dernier roman mis à l'index : Les Demi-civilisés (Jean-Charles Harvey, 1934) ou même en- core dans les années 1940, comme en témoignerait aussi Au pied de la pente douce (Roger Lemelin, 1944) que le clergé de Québec n'aima pas beaucoup. En 1950, Le Torrent d'Anne Hébert dira la mort symbolique de la Sainte- Mère elle-même et bientôt André Langevin dira venu Le Temps des hommes (1956). Ces exemples romanesques devraient aussi prendre en compte le développement progressif de la figure de l'écrivain et de l'artiste dans le personnel imaginaire. On pensera à toutes ces figures empêchées de l'ex- pression qui hantent les fictions depuis les écrits d'Angéline de Montbrun dans sa cellule de Valriant. Elles finissent par revendiquer la modernité et la laïcité comme le font Paul Mirot dans Le Débutant et Max Hubert dans Les Demi-civilisés.

Voilà qui illustre assez que le manifeste de Borduas ne vient pas ex nihilo et que l'époque 1'« attendait ». On ne peut donc pas dire comme le fait André-G. Bourassa que « la production des Automatistes coïncide avec le début du modernisme au Québec » (4). À moins qu'il ne s'agisse exclusi- vement du domaine pictural ? En 1940, le monde de la peinture traînait-il de la patte, soumis qu'il avait été, beaucoup plus que la littérature, à la

4 Écrits I, Introduction, p. 15.

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■ LA LITTÉRATURE, AU QUÉBEC

commande cléricale ? Arriver à l'abstraction, comme le fait Borduas en 1942, n était pas très avant-gardiste. Il faut en outre se souvenir que le peintre ne quittera le sujet religieux (la décoration des églises) qu'en 1932, après dix ans sous la houlette du maître Ozias Leduc. Même en France où il séjourna de novembre 1928 à juin 1930, Borduas avait étudié l'art du vitrail.

Dans ces perspectives, une évidence s'impose : l'idéologie propre à Borduas (à partir des années 1940) s'inscrit dans le discours laïcisant, anti- clérical, qui s'est développé au XIXe siècle à partir des excès du catholicisme canadien français. C'est à l'ultramontanisme (plus ou moins importé de la France de Louis Veuillot) que l'on devra le discours anticlérical en forma- tion au Québec depuis les audaces de l'Institut canadien (1844-1869) jusqu'à celles de Harvey et Lemelin. De tout cela, on ne parle guère à propos de Borduas. Est-ce pour la mauvaise raison que tous ces faits et discours lui auraient été étrangers ? Il ne faudrait pas le croire trop vite. Borduas l'autodidacte a beaucoup appris. Un exemple littéraire : il pouvait parfaitement connaître Le Débutant et son auteur : Arsène Bessette était non seulement natif du même village de Saint-Hilaire mais avait comme meilleur ami Ozias Leduc... Bessette a d'ailleurs une façon de décrire Mamelmont (le village natal fictif) qui ne pouvait que plaire au peintre du paysage si mater- nel du pays des pommes (5).

Outre le discours anticlérical déjà constitué, il faudrait évoquer l'art oratoire propre à la culture québécoise et aussi rattacher toute la réflexion de Borduas sur l'histoire à la valorisation même de cette discipline (son instrumentalisation politique) au Québec. L'artiste peintre qui a exécuté les cartes historiques qui ornent le chalet du Mont-Royal (1931) ne pouvait ignorer son histoire nationale et l'œuvre groulxienne alors si célébrée. Quant à la part européenne de sa pensée, on sait qu'elle est surtout fran- çaise, en particulier surréaliste, mais on doit aussi se rappeler que si le chef des Automatistes a reconnu sa dette envers André Breton, il a aussi toujours gardé ses distances (ô). En fin de compte, quand Borduas est sorti du temple de l'apprentissage, il pouvait synthétiser une bonne part du rattrapage cultu- rel qui s'accélérait depuis les années 1930, tout en s'inscrivant volens nolens dans le discours anticlérical en formation au Québec depuis une cinquan- taine d'années. L'aura-t-il dépassé ?

5 Voir sa peinture où derrière un portrait de femme (Gabrielle Goyette-Borduas ?) on voit les montagnes on ne peut plus mamelonnées de Saint-Hilaire. 6 Dans « Le Surréalisme et nous », Borduas commence par dire : « Le surréalisme nous a révélé l'importance morale de l'acte non préconçu » pour mieux ensuite se détacher de « l'intentionnalisme chrétien » qu'il trouve du côté de la définition de l'amour. Concluant en rendant hommage au surréalisme pour les découvertes et l'évolution permises, il dit : « Nous sommes les fils imprévisibles, presque inconnus d'ailleurs du surréalisme. Des fils illégitimes peut-être, dont la filiation se fit à distance, non volontairement de notre part, mais par la force des choses » {Écrits I, p. 263).

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LE PROJET

Si l'on s'attarde au projet du manifeste, on peut dire en résumé que Refus global se prépare depuis 1942, époque du passage de l'artiste à la non-figuration et aussi celle de ses premiers textes importants, dont sa conférence « Manières de goûter une œuvre d'art » et surtout « La Transfor- mation continuelle » ou encore « Parlons un peu peinture ». Après François-Marc Gagnon, premier éditeur des principaux écrits de Bor- duas (7), André-G. Bourassa le montre bien dans son édition critique (p. 152) en signalant certaines formulations clés comme « transformation graduelle », « règlement final des comptes » ou « rupture totale ». À l'orée de la quarantaine, l'ancien peintre d'église était en marche vers 1'« automa- tisme pictural », « surrationnel », en passant par le surréalisme de Breton qu'il aura découvert de façon apparemment assez fragmentaire.

Borduas se propose désormais un art de passion plutôt que de raison, de sensibilité plutôt que de raisonnement. En accord avec tout le groupe montréalais rassemblé autour de lui, depuis que Pierre Gauvreau lui a fait connaître ses amis lors d'une exposition au collège Sainte-Marie en 1941. En 1948, Borduas et son groupe avaient grand besoin de 1'« éclatante rupture » locale que souhaitait Jean-Paul Riopelle, signataire à Paris, lui, l'année pré- cédente, de la Rupture inaugurale de ses amis Breton, Pastoureau et autres surréalistes révolutionnaires. Rédigé apparemment pendant l'année qui pré- cède, le texte et les huit autres qui le suivaient furent mis en vente à Mon- tréal le 9 août 1948 dans le portefeuille conçu par Riopelle (Gagnon 1978).

TOPOLECTURE

Le paratexte Quand on regarde cet objet - ce n'est pas un livre - , on voit que les

deux mots du titre, apparaissant d'abord sur la couverture à rabats, s'ali- gnent verticalement, calligraphiés au pinceau : une colonne décentrée vers la droite de majuscules, installée entre deux rabats de dimension inégales et ornés de motifs graphiques abstraits. Quand on ouvre le rabat de gauche, le plus large, on découvre que les deux mots inauguraux renvoient graphique- ment (on dirait quatre piliers) à quatre autres mis aussi à la verticale et en majuscules carrées, sous le rabat. Ce sont : RAIE, FUGUE, LOBE et ALE qui en génèrent à leur tour quatre autres, insérés à la base des « piliers ». Disposés parallèlement au côté gauche, leur lecture amène le lecteur à faire tourner l'objet. Les quatre autres mots, écrits cette fois plutôt que dessinés,

7 Borduas, Paul-Émile, Écrits 1942-1958, édition bilingue en collaboration avec Dennis Young, Press of Nova Scotia College of Art et New York University Press, 1978, 161 p. C'est de cette édition que je me suis servi puisque c'est la seule à offrir en fac-similé le texte original dactylographié de quinze pages qui fut reproduit à la Gestetner et inséré dans le portefeuille contenant les feuillets non reliés de Refus global.

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■ LA LITTÉRATURE, AU QUÉBEC

sont : Poisson, Possession, Obsession et Boisson. Sous eux, Ton peut ensuite lire : Vue, Tact, Ouïe et Goût. Puis l'image morphémique se rétrécit à SENS pour s'élargir à SENSIBLE puis, en refaisant tourner l'objet, à PASSION qui se donne en parallèle final à REFUS GLOBAL, donc à la verticale, dans le même style calligraphié (à la chinoise ?). Que retenir de ce titre- programme ? Une annonce picturale du littéraire ? En bonne partie, oui, puisque la structuration monumentale (en colonnes-piliers qui ont aussi l'air de flambeaux ou de pétards...) dit que le sens n'est pas toujours au diction- naire, que l'on peut jouer avec son image sonore, et par dérivation phonéti- que (et rimes intimes) arriver aux sons de la passion : « p », « b » et « on ») pour ensuite revenir à la sémantique et en arriver aux sens et à l'abstraction du sensible nommé finalement passion, c'est-à-dire le contraire de la raison. Ainsi les mots font-ils ici image et sens dans une sorte de correspondance sémiotique assez « magique » : imprévue, transformationnelle comme le veut le message essentiel de l'automatisme. Ainsi le refus global peut-il être celui de la raison mais dans le choix dérivé, raisonné même - follement, bien sûr, car hasardeux, phonétique, transgressif - , de la passion.

Cette première vue du jeu de la lettre dans l'espace pictural du péri- texte ne peut qu'inviter à un peu d'attention au reste de la dispositio. Quand le graphe se fait aussi indiciel et législatif, on peut dire que la topographie se fait topologie. Conclusion : le lecteur doit ici demeurer prêt à jouer et laisser jouer sa lecture. C'est la règle de l'écriture paragrammatique.

Le texte même Comment se présente ensuite le texte du manifeste ? D'abord la page

du faux- titre où REFUS GLOBAL se donne au tiers supérieur au-dessus d'un souligné très gras mais distant des mots. Et plus bas, en plein centre de la page, le nom bien étiré, sans trait d'union, tout en lettres minuscules, de « paul émile borduas ». Force et fondement d'un texte majuscule, annonce- t-on ici, mais dans la modestie d'une stèle, non plus dans le monumental joué de la couverture.

Et puis, déception, peut-être : la suite n'est que du texte ! Les jeux topographiques sont-ils terminés ? On ne voit d'abord que cette masse tex- tuelle aux proportions étonnantes, décroissantes. En trois parties, visuelle- ment parlant. Onze pages découpées par un pointillé et puis un intertitre aussi péremptoire que le REFUS GLOBAL du départ, quoique le registre se fasse plus familier et concret : RÈGLEMENT FINAL DES COMPTES. Puis, deux pages suivies d'un autre pointillé. Enfin, une dernière page et demie suivie de la signature de « Paul-Emile Borduas » dont le nom est suivi d'un point. Et plus bas, bien espacé (triple interligne) : le bloc des quinze signataires associés. Effet global de clarté et de simplicité : de masses tex- tuelles bien placées, distribuées dans une stricte ordonnance où ne jouent maintenant que le type de frappe (majuscules qui donnent de temps en temps du relief à la masse dactylographiée).

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- Ses lexies Un premier parcours du texte fait ensuite découvrir qu'il est constitué

de deux grandes parties très inégales : la première se présente sur onze pages, sans autre titre que celui de la page de garde (ou faux-titre), et en deux parties séparées par un généreux espace (quintuple) et la seconde se donne sur les quatre pages restantes, en deux parties, elle aussi, sous l'inter- titre déjà donné: «REGLEMENT... ». On a donc deux parties de deux parties qui sont comme le développement de la binarité déjà installée en titre. Et la quadripartition de la couverture : raie-fugue-lobe- aie. Une confir- mation formelle de la programmation thématique et ludique.

Plus curieux : le nombre et le partage des lexies. Quatre-vingt-dix- neuf en tout. Soixante-neuf pour la première grande partie et trente pour la seconde. Ce qui frappe en ce repérage : l'autonomie des deux grandes par- ties. On peut facilement en inférer que la première, d'allure historique et théorique, est d'une écriture plus ancienne puisque que la seconde est plus axée sur l'actualité d'un règlement de comptes.

- A l}entrée et à la sortie : une proposition de l'écart, de la mise à l'écart d'un peuple à l' écartèlement de l'homme

Quand on entre dans le corps du texte, on ne peut guère s'arrêter. Il faut lire les six premières lexies pour compléter une phrase. Le lecteur (surtout québécois) se trouve entraîné tout de suite dans l'argumentation et sa rhétorique haletante, se demandant s'il est interpellé ou désigné par une mise en train qui a tout l'air d'apostrophes. Voyez la première :

Rejetons de modestes familles canadiennes françaises, ouvrières ou petite- bourgeoises, de l'arrivée du pays à nos jours restées françaises et catholiques par résistance au vainqueur, par attachement arbitraire au passé, par plaisir et orgueil sentimental et autres nécessités.

La suite va ainsi, de bloc en bloc, sur un mode de martèlement : « Colonie précipitée dès 1760 dans les murs lisses de la peur... » ; « Un petit peuple serré de près aux soutanes restées les seules dépositaires de la foi, du savoir, de la vérité...»; «Petit peuple issu d'une colonie janséniste...»; « Petit peuple qui malgré tout se multiplie dans la générosité de la chair sinon dans celle de l'esprit... ». Tant et si bien que l'indéniable destinataire québécois, ciblé dans son être collectif historique, attend au bout de ces appels-descriptions quelque impératif (Petit peuple, écoute... la voix de tes artistes, de la liberté, etc.) et à la lecture de « Notre destin sembla durement fixé », il comprend que ce devait être un NOUS..., puisque toutes les dési- gnations de la collectivité canadienne française doivent en fait être enten- dues comme appositions...

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L'apostrophé passera sur cet accroc à la syntaxe, comme on en fait dans la langue parlée, puisque Borduas, comme bien d'autres, du moins en Amérique francophone, pouvait avoir cette habitude de métisser les niveaux de langue, même dans un exposé relevé, et de tasser la syntaxe. Effet de parataxe, donc. L'important, à l'ouverture de ce texte, se trouve sans doute dans ce martèlement qui accentue ce qu'il dénonce : la mise à l'écart histori- que, politique, religieuse d'un peuple.

L'image de l'emmurement qui se construit ensuite n'étonne guère dans cette muraille textuelle (des «murs lisses de la peur» au «blocus spirituel»), non plus celle des brèches ouvertes conséquemment par les « révolutions » (françaises et américaine), les « révoltes » (1837-1838), les « imprudences » du clergé, les voyages à l'étranger, la lecture... Les siècles défilent ainsi dans une analyse historique jusqu'à ce début du XXe qui sem- ble désigné quand des « consciences s'éclairent au contact des poètes mau- dits ». On peut alors songer aux Nelligan et Dantin, aux exotistes du Nigog (revue) qui, au temps de la consécration de Maria Chapdelaine (1914), ap- portait « trouble » et « fraîcheur » « au pays du Québec » (formule célébrée de Louis Hémon). Une évidence finale ponctue le texte : « Les frontières de nos rêves ne sont plus les mêmes. » Il y a là une résonance nelliganienne ou même lahaisienne (Guy Delahaye, le poète symboliste : Les Phases, 1910 ; Mignonne allons voir si la rose, 1912 ; médecin de Nelligan et ami d'Ozias Leduc).

Vient alors le temps de Saint-Denys Garneau, de Sartre et de Breton avec les « vertiges », 1'« angoisse », la « nausée ». Celui d'une conscience nouvelle qui permet de dire : « Au diable le goupillon et la tuque » et d'énu- mérer les peurs dont il faut triompher : celles de la solitude et de la réproba- tion, des « relations neuves » et du « surrationnel » (a), de « la foi en l'homme » et en 1'« amour transformant ». S'inscriront aussi le cri et le gé- missement devant les horreurs nazies ou concentrationnaires, les cachots espagnols, et même le frémissement devant «la cruelle lucidité de la science ». L'écœurement se confiera devant l'inutilité de l'activité poétique et des « révolutions aux seins regorgeant de sève ». Le tout pour dénoncer la cause secrète de « cette efficacité de malheur imposée à l'homme et par l'homme seul » : la « civilisation chrétienne » dont « la prochaine guerre mondiale verra l'effondrement ». Nous voilà au cœur du procès de civilisa- tion qui donne son fondement à la charge commencée au temps de la Nouvelle-France et des soutanes données aux abandonnés de l'Histoire.

La civilisation chrétienne ? Celle des nations dominantes en 1945 : États-Unis, Russie, Grande-Bretagne, France, Allemagne, Italie, Espagne... toutes « héritières à la dent pointue d'un seul décalogue, d'un même évan- gile ». Car c'est le christianisme qui permet de comprendre l'échec humain,

8 Ce qui conduit à l'inconnu, de la raison comme le surréalisme conduit à l'inconnu du réel. Voir « Commentai- res sur des mots courants », Ecrits I, p. 311.

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depuis la mise à l'écart d'un petit peuple français d'Amérique jusqu'à « l'écartèlement », la mise en quartiers de l'homme qui met d'un côté « les puissances psychiques » et de l'autre « les puissances raisonnantes ». Et comme pour bien appuyer sur le message, on trouve, après la prédiction « L'écartèlement aura une fin » (lexie 38), un grand espace blanc qui coupe cette première grande partie du manifeste en deux. On voit bien le dessin du manque : confirmation du linguistique par le pictural. Picturalisation du sens, comme dirait Henri Meschonnic. À la parole majuscule de la civilisa- tion chrétienne, il s'agit ici d'opposer une nouvelle parole, prophétique et poétique, elle aussi, jusque dans la mise en page du silence.

- En médiane ; les sept refus Où peut donc aller l'exposé qui vient ainsi de boucler sa boucle de-

puis la mise à l'écart du départ ? Il poursuivra son mouvement spiralé en racontant d'abord la décadence annoncée (9) : le sommet médiéval du XIIIe siècle trouvant son renversement au XXe, parce que l'intuition a laissé place à la raison, la métaphysique aux mathématiques. « La société née dans la foi périra par l'arme de la raison. » La troisième guerre s'en vient, comme on le croyait facilement dans l'après-guerre de 1945 : « L'heure H du sacri- fice total nous frôle»... Heureusement «le magique butin magiquement conquis à l'inconnu », celui des poètes (comme les Isidore Ducasse et Sade cités) est à notre disposition. En attendant, en cette partie médiane du manifeste, peut se détailler le devoir de rupture et s'expliquer le titre inau- gural, en sept reprises du mot « refus » :

Rompre définitivement avec toutes les habitudes de la société, se désolidari- ser de son esprit utilitaire. Refus d'être sciemment au-dessous de nos possi- bilités psychiques et physiques. Refus de fermer les yeux sur les vices, les

duperies perpétrées sous le couvert du savoir, du service rendu, de la recon- naissance due. Refus d'un cantonnement dans la seule bourgade plastique, place fortifiée mais trop facile d'évitement. Refus de se taire - faites de nous ce qu'il vous plaira mais vous devez nous entendre - , refus de la

gloire, des honneurs (le premier consenti) : stigmates de la nuisance, de l'inconscience, de la servilité. Refus de servir, d'être utilisable pour de telles fins. Refus de toute INTENTION, arme néfaste de la RAISON. À bas toutes deux, au second rang !

9 En s'inspirant, ici comme ailleurs, de l'ouvrage de Pierre Mabille, Égrégores ou La Vie des civilisations (Paris, Flory, 1938, 186 p.), ainsi que le signale l'édition critique ( Écrits 1, p. 337-344).

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■ LA LITTÉRATURE, AU QUÉBEC

PLACE À LA MAGIE ! PLACE AUX MYSTÈRES OBJECTIFS ! PLACE À L'AMOUR PLACE AUX NÉCESSITÉS (io)

On aura évidemment compris que dans cette logique de la magie, celle de l'imprévu transformé par le désir, là où régnent d'abord les mystères de la matière (des objets), même ce manifeste doit passer au deuxième rang. Comme le tableau, qui n'a qu'une importance secondaire par rapport au désir qui l'a fait naître, le geste de peindre sans intention, automatique- ment... Mais aura-t-on noté la lexie qui suit la précédente ?

Au refus global nous opposons la responsabilité entière.

Car l'essentiel a maintenant été dit du refusé. Que resterait-il encore à proposer sinon que le refus d'un passé - qui ne saurait d'aucune manière être un maître, comme le voudrait certain chanoine (Notre maître le passé) - conduit à la responsabilité entière du futur. Ainsi peut donc se terminer la principale partie, l'essentielle, du manifeste.

L'ajout (seconde grande partie) intitulé « Règlement final des comp- tes » s'adresse dans un premier temps aux « gens en place », ceux du pou- voir et ceux de l'opposition (communiste) qui aspirent à les remplacer (n). Tous sont renvoyés dos à dos comme faisant partie de la décadence prévue. À eux «la curée rationnellement ordonnée», aux signataires «le risque total dans le refus global ». Il s'agit d'être « cyniques spontanément, sans malice » plutôt que de s'associer à la « ripaille » sociale du régime ou des opposants révolutionnaires qui aspirent à le remplacer.

Dans un dernier temps, on s'adresse aux « gens aimables (qui) sou- rient au peu de succès monétaire de (leurs) expositions » (p. 347). Ils sau- ront désormais que si l'on fait des expositions, c'est à cause de « l'urgent besoin de l'union » et non pour ces riches « aux antipodes d'où nous som- mes ».

Vient enfin le passage final qui permet de comprendre pourquoi le premier mot du manifeste (« Rejetons ») pourrait aussi être le dernier, étant donné qu'à la nation historique a fini par s'opposer un groupe « aux ramifi- cations profondes et courageuses » qui « débordent les frontières ». Le groupe des signataires finit donc par se substituer au primitif, en se récla- mant d'une autre lignée de l'histoire. Voyez :

1 0 Les soulignés ont été id ajoutés. 1 1 Jean risette signale avec pertinence {Ecrits I, p. 346-347) l'un des opposants visés : le journaliste Pierre Gélinas (futur romancier : Les Vivants, les morts et les autres, 1962) qui dans son journal, Combat, avait reproché aux automatistes 1'« abstention coupable » que revendique le manifeste (lexie 11).

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REFUS GLOBAL OU L'ART CONTRE L'HISTOIRE I

Un magnifique devoir nous incombe aussi : conserver le précieux trésor qui nous échoit. Lui aussi est dans la lignée de l'histoire. (...) Ce trésor est la réserve poétique, le renouvellement émotif où puiseront les siècles à venir. Il ne peut être transmis que TRANSFORME, sans quoi c'est le gauchisse- ment (12).

CONCLUSIONS

La leçon est donc entendue, il s'agit de refuser l'Histoire et ses condi- tionnements, ses « gauchissements » pour choisir la responsabilité de l'Art. Des rejetons de l'Histoire il faut passer à ceux de l'Art. D'un groupe natio- nal initial, préférer l'autre : artistique, poétique. La civilisation décadente, façonnée par le christianisme et la raison, conduirait nécessairement à la magie automatiste et à sa passion. Le passé ne mériterait d'attention que pour en dégager les « nécessités » qui font le présent d'une humanité en danger d'extinction. Le présent lui-même doit alors être assumé comme le déjà-futur toujours en marche d'une responsabilité. Responsabilité de la transmission. Au sens traditionnel ( tradere : transmettre) ? Au sens révolu- tionnaire ? Non, ce que suppose la transmission c'est la « transformation continuelle » de l'héritage.

Bref, un énoncé global qui se lit ainsi : l'Art contre l'Histoire, mais un art de la responsabilité dans une socialitě nouvelle définie par 1'« anarchie resplendissante ». Comment ne pas voir aussi que le manifeste ne conteste l'Histoire (dont celle magnifiée par Groulx et ses contemporains) qu'en en faisant l'essentiel de son exposé ? Voilà ce que révèle mon parcours som- maire. Le tout ayant été déjà préfacé dans le conditionnement de l'objet- manifeste. Évidemment, ce résumé réduit la proposition. Par exemple, si la civilisation chrétienne est l'objet premier du refus global, d'autres refus sont à nuancer : la raison n'est pas refusée mais en fait secondarisée. De même l'exposition qui n'aurait pour but que de favoriser l'union du groupe et ses débats. Et bien sûr, le manifeste lui-même qui pour être secondaire, par rapport au geste créateur, devient tout de même privilégié.

Que conclure encore sur les questions posées au départ du parcours ? 1. Refus global ne peut pas être renvoyé tout simplement au discours

anticlérical en formation entre la fin du XIXe et 1945. La raison : c'est la première fois que l'on trouve dans le discours québécois une charge aussi développée, non plus tout simplement contre le clergé ou l'Eglise, le provi- dentialisme traditionnel, l'ultramontanisme et autres modalités de la pensée et de l'action catholique (développée depuis le début du XXe siècle), mais

12 Écrits I p. 348-349.

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■ LA LITTÉRATURE, AU QUÉBEC

contre la doctrine chrétienne elle-même, en fait contre la référence première des Québécois. Le manifeste des seize artistes automatistes constitue donc la plus forte des ruptures idéologiques connues au Québec et sans doute au Canada. La spécificité du manifeste ne saurait donc être mise en cause. Son inscription dans le cadre idéologique de l'époque et de la civilisation cana- dienne française et québécoise lui fait prendre tout son relief et son origina- lité mais ne saurait en faire un hapax.

2. La littérarité du texte manifestale ne saurait ensuite faire de doute. Il faudra en continuer l'analyse pour disposer de certains traits de son écri- ture. La répartition du discours en quatre-vingt-dix-neuf lexies pourraient faire sens si l'on se souvient de l'importance non seulement théorique du nombre d'or dans l'organisation artistique mais aussi du maître symboliste de Borduas : Ozias Leduc. La récurrence ordonnée de certains de ses motifs picturaux a-t-elle été bien étudiée ? La symbolique du nombre neuf qui pourrait jouer dans Refus global est intéressante. Selon le Dictionnaire des symboles le nombre 9 serait, dans les mythologies, le nombre complet de l'analyse totale, étant donné que l'on revient à l'unité après lui. Si l'on songe ensuite que le discours manifestaire de Borduas et ses compagnons livre d'abord son message en 69 lexies, il peut être utile de constater que si le 9 représente la germination vers la terre, le 6 renverrait lui vers le ciel. Intéres- sant pour les rapports passion-raison si décisifs dans le texte en question... Enfin, le redoublement du neuf en quatre-vingt-dix-neuf évoquerait l'ab- solu, l'infini du surnombre. Cela ferait certes un refus global bien calculé.

Tout en ne voulant pas ramener la littérarité à la symbolique des nom- bres, il me semble que la poétique narrative même manifestaire n'y est pas toujours étrangère. L'écriture sauvage dont se réclame à bon droit ce texte trouverait là un contrepoint significatif. On aurait ainsi une réalisation tex- tuelle de l'ordre dans le désordre proposé par le manifeste. Une syntaxe « magique » dans la parataxe affichée. Dans ce cas, on pourrait mieux com- prendre non seulement la structuration mais aussi bien la rythmique du manifeste. Quoi qu'il en soit, on peut constater que sur une version manus- crite reproduite dans l'édition critique citée, les lexies sont numérotées.

3. Sur la proposition de cet absolu de l'art qui a tant impressionné, il faudrait rappeler qu'Hubert Aquin n'en disait pas moins dans son journal, à partir de Du Bos et Ramuz, entre autres auteurs qu'il lisait : « L'art est mon affirmation authentique» (1948). «L'art doit toujours aller trop loin, se tenir à la limite de l'inavouable... excéder le réel » (1952, époque où il lit Breton). Il y aurait lieu de comparer les deux discours et de voir par exem- ple comment Aquin pratiquait lui aussi le « renversement » cher à Borduas. Aquin s'inspirait là du Journal (1896-1942) de Charles-Ferdinand Ramuz qui proposait de voir le haut à partir du bas.

4. H faudrait, sur ce chapitre de la revendication libertaire ou autono- miste, mettre en rapport le discours manifestaire (nettement américaniste

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plutôt qu'européaniste) avec les ouvrages de Charbonneau (déjà cité) et d'autres, car la France nous est devenue tout à la fois plus proche et loin- taine au moment de la guerre 1939-1945.

5. Sur la modernité : il faudrait une histoire intellectuelle de sa venue au Québec pour mieux situer et comprendre l'ampleur de la proposition manifestaire de Borduas et ses compagnons. Il ne suffit plus de dire que Refus global annonçait l'arrivée de la modernité ou de la Révolution tran- quille. Il n'en fut peut-être que le texte le plus célébré a posteriori... Il faudra d'abord y voir l'aboutissement de tout un discours de la contestation laïque, même si l'on devra ensuite attendre encore une décennie pour que le Qué- bec littéraire et politique commence à s'y reconnaître.

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