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IMRE BORI LA LITTI~RATURE HONGROISE DE YOUGOSLAVIE Parmi les variantes des litt6ratures dites des confins, la litt6ra- ture hongroise de Yougoslavie constitue (avec d'autres litt6ra- tures) un type facile ~ d61imiter. Malgr6 certaines parallbles du XVIII e et du XIX e si6cle clue nous avons cru entrevoir lors de nos recherches, il s'agit I~ d'un ph6nom~ne caract6ristique du XX e si~cle. I1 semblerait que la litt6rature serbe ou roumaine de Hongrie rel~vent du m~me type, mais en r6alit6 l'histoire de leur 6volution offre bon nombre de facteurs qui ne nous permettent pas d'6tablir des analogies. Nous connaissons m~me la date de naissance de cette litt6rature: c'est le Ier d~cembre 1918 - jour off, ~ la fin de la I ~re guerre mondiale, il se constitua,/~ partir de la Serbie et de la Cma Gora ind6pendantes, ainsi que des territoires de la Monarchie Austro-Hongroise en train de se d6sagr6ger (territoires habit6s en majeure partie par des Slaves du Sud), le royaume des Serbes, des Croates et des Slov~nes qui prendra plus tard le nom de Yougoslavie. Environ cinq cent mille habitants de nationalit~ hongroise 6taient rest6s entre les fronti~res du nouvel Etat, surtout dans les provinces Bficska, B~m~t et Baranya et, dans une moindre mesure, en Croatie et en Slov6nie. Le trac6 de l'6volution qui surviendra au cours des soixante ans suivants - l'histoire de cette litt6rature ne s'6tend que sur ce laps de temps - est d&ermin~ essentiellement par les circonstances de sa naissance. Aussi ne peut-on 6tudier aucune de ses phases sans en tenir compte, puisque les limites m~mes des p6riodes ne sauraient ~tre d6duites que des circonstances en question. Ce furent donc les 6v6nements historiques qui marqu6rent les

La littérature hongroise de Yougoslavie

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IMRE BORI

LA LITTI~RATURE HONGROISE DE YOUGOSLAVIE

Parmi les variantes des litt6ratures dites des confins, la litt6ra- ture hongroise de Yougoslavie constitue (avec d'autres litt6ra- tures) un type facile ~ d61imiter. Malgr6 certaines parallbles du XVIII e et du XIX e si6cle clue nous avons cru entrevoir lors de nos recherches, il s'agit I~ d 'un ph6nom~ne caract6ristique du XX e si~cle. I1 semblerait que la litt6rature serbe ou roumaine de Hongrie rel~vent du m~me type, mais en r6alit6 l'histoire de leur 6volution offre bon nombre de facteurs qui ne nous permettent pas d'6tablir des analogies. Nous connaissons m~me la date de naissance de cette litt6rature: c'est le Ier d~cembre 1918 - jour off, ~ la fin de la I ~re guerre mondiale, il se constitua,/~ partir de la Serbie et de la Cma Gora ind6pendantes, ainsi que des territoires de la Monarchie Austro-Hongroise en train de se d6sagr6ger (territoires habit6s en majeure partie par des Slaves du Sud), le royaume des Serbes, des Croates et des Slov~nes qui prendra plus tard le nom de Yougoslavie. Environ cinq cent mille habitants de nationalit~ hongroise 6taient rest6s entre les fronti~res du nouvel Etat, surtout dans les provinces Bficska, B~m~t et Baranya et, dans une moindre mesure, en Croatie et en Slov6nie. Le trac6 de l'6volution qui surviendra au cours des soixante ans suivants - l'histoire de cette litt6rature ne s'6tend que sur ce laps de temps - est d&ermin~ essentiellement par les circonstances de sa naissance. Aussi ne peut-on 6tudier aucune de ses phases sans en tenir compte, puisque les limites m~mes des p6riodes ne sauraient ~tre d6duites que des circonstances en question.

Ce furent donc les 6v6nements historiques qui marqu6rent les

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~ frontibres )) de la litt6rature hongroise de Yougoslavie; quant aux contradictions inh6rentes ~t son 6volution, elles remontent d'une part au pass6 historique et social des Hongrois vivant d6sormais en Yougoslavie, aux faits de la vie intellectuelle forte- ment centralis6e dans les deux premieres d6cennies du XX ~ si6cle de la Hongrie relevant de la Monarchic, d'autre part ~t la politique observ6e par la Yougoslavie royale vis-a-vis des mino- rit6s nationales. La vie intellectuelle des Hongrois de Yougosla- vie (nous l'appellerons vie intellectuelle quelque fruste qu'elle ffit) rebut, grace/~ son existence politique ind6pendante, des im- pulsions extr~mement fortes, mais il est caract6ristique que dans les premieres ann6es, elle ne put r6agir/~ aucune de ces impul- sions. Mais ce n'est pas non plus un effet du hasard, que l'his- toire de ces soixante ans soit 6maill6e de discussions portant sur la nature et le caract6re de la litt6rature hongroise de Yougo- slavic et sur ses rapports avec d'autres litt6ratures de langue hongroise. En r6alit6, il faut attendre jusqu'aux ann6es 1960 pour voir mfirir sa ~ conscience litt6raire)), et ce n'est que dans les d6cennies suivantes que la litt6rature hongroise de Yougo- slavic pourra assumer les t~ches de son autod6finition, pour indiquer sa propre place sur la carte de la litt6rature hongroise et sur ceIle de la litt6rature des peuples de Yougoslavie. Cela se con~oit ais6ment, puisque ce n'est que dans les ann6es soi- xante que la question de sa situation sociale et politique dans les cadres de la vie constitutionnelle de la Yougoslavie socia- liste, s'est pr6cis6e et s'est r6solue.

La p6riode relativement longue de la gestation s'explique par les circonstances particulibres qui caract&isaient, avant 1918, les provinces sur le sol social et historique desquelles la vie lit- t6raire hongroise de Yougoslavie prit son essor. Le principal critbre et qui, en m~me temps, est le plus important de notre point de rue, est l'absence quasi totale de la ~ conscience locale ?~. I1 ne peut entrer dans notre propos d'6tudier les raisons qui firent que la conscience r6gionale ne s'est pas d6velopp6e ou a 6t6 d&ruite dans ses germes mSmes; nous nous contente- rons ici de renvoyer aux processus de centralisation qui, n6s

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darts les ann6es 1880, atteignirent leur apog6e au tournant du si~cle et s'achev~rent dans les ann6es dix. Les centres de la vie intellectuelle, en plein 6panouissement dans la Hongrie du milieu du XVIII ~, d6p6rirent progressivement au fur et ~t mesure que le capital 6conomique fut transf6r6 et accumul~ ~ Budapest, vu que le capital intellectuel ne tarda pas ~t imiter son exemple. Abandonn6e peu ~t peu h la fin du XIX e et an d6but du XX e si6cle, la << province)) habit6e par des Hongrois fut contrainte de jouer le r61e de la campagne essentiellement consommatrice de valeurs intellectuelles, en face de la capitale qui en produisait. Dans les provinces qui nous int6ressent, ce processus se d6roula d'une mani~re beaucoup plus radicale que sur les autres terri- toires de la Hongrie. Son intensit6 s'explique entre autres par l'absence des traditions historiques dans la vie de la population de langue hongroise. En effet, les habitants de B/tcska et de B/refit, les Hongrois, les Serbes, les Allemands, les Slovbnes, les Ruth~nes, les Fran~ais, avaient 6chou6 darts ce ~ pays d6sert ~

l'6poque des grandes'colonisations du }(VIII ~ si~cle. Les vagues de migration se prolong~rent jusque dans les derni~res d&en- nies du XIX ~ si~cle - 6poque o0 des groupes de Hongrois- Csfing6 de la Bukovine viennent s'installer dans la r6gion du cours inf6rieur du Danube - et pas plus tard, qu'au XIX ~ si~cle on vit naitre des villages dits ~ gfiny6)) dans le Nord de B~m~t. Les colons hongrois s'accommodaient apparemment des conditions offertes par ces territoires au XIX" si~cle. Ils ray~- rent de leur m6moire tout ce qu'ils avaient apport6 en patri- moine culturel, et comme le m~me village (~ quelques excep- tions pros) abritait des groupes venus de contr6es hongroises tr~s diff6rentes, les caract6ristiques dialectologico-folkloriques disparurent rapidement. La perte du caract~re r6gionale fut suivie de l'embourgeoisement, et de l 'adoption de traits ty- piques du peuple ~ commun)). A cela s'ajoute encore que dans leur nouvelle patrie les colons ne trouv~rent pas de population hongroise ~ laquelle ils auraient pu emprunter une conscience r6gionale cens6e remplacer ceUe qu'ils avaient abandonn6e. Rien de plus caract6ristique que le fait que des monuments

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historiques m6di6vaux tels que le chateau de B/tcs ou les rui- nes de l'6glise d'Arcs 6taient livr6s /t l 'abandon au milieu des champs de b16 et de ma'is.

I1 serait 6videmment une erreur de supposer que parall61e- ment aux fortes tendances centralisatrices dans la Hongrie d'avant la premiere guerre mondiale, il n 'y ait pas eu de ten- dances oppos6es, soit des efforts / t la d6centralisation dans les comitats de B~ics et de Toront~l. Et 1/t nous ne pensons pas uniquement aux organisations caract~ristiques des chefs-lieux d6partementaux. Citons /t titre d'exemple des ph6nom6nes du XX ~ si~cle. C'est ~t Szabadka que fut fond6 le journal Bdcsmegyei Napl6 (Journal du comitat de B~cs), le quotidien provincial le plus riche en capitaux de l'6poque et dont les r6dacteurs entr6- rent en rivalit6 avec ceux de journaux de la capitale; ~t Becske- rek on cr6a une colonic d'artistes; h Elem6r pros de Becskerek, on tissa, au tournant du XIX ' si~cle, sous la direction de Sarolta Kovalszky, les plus belles tapisseries de l 'Art nouveau hongrois, enfin, il est aussi int6ressant de rioter qu'en 1918 on lance Versec un hebdomadaire litt6raire portant le titre de Szombat (Samedi). I1 semblait que les tendances artistiques de l 'Art nou- veau, tendances n6es darts un esprit r6gional tr~s vigoureux, offriraient un solide point d'appui pour une conception r6gio- hale partant de B~in~it ou de B~tcska, et cela d'autant plus que D~miel Papp, novelliste dou6 de cette fin de si6cle et qui &ait n6 h Zombor (Sombor), t6moigne dans le programme d'un de ses recueils de nouvelles, d 'une volont6 consciente h assumer le r6gionalisme. ~ Qu'est-ce qui se dissimule sous la surface dans le B~tcska ? ! . . . Pense-t-on r6ellement qu'un fer ~t cheval 6tran- ger puisse le d&errer ? ! . . . Ce P6gase, ses fers devront &re du pays pour qu'ils retrouvent sous les herbes et les roseaux le chateau des f 6 e s . . . )) Voil~t, comment D~tniel Papp voyait la ~Gascogne , hongroise. Dix ans plus tard, en 1899, Dezs6 Kosztol~myi, n~ a Szabadka, vient ~t parler dans un 6crit intitul6 Az alf61di por (La poussi~re de la plaine) des besoins du r6gio- nalisme: ~ Je recommende ce titre h l 'attention de ceux qui savent qui aiment 6crire, et je les invite h 6crire un roman qui lui

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correspond. La poussi~re de la plaine, la poussi~re de B/tcska, voil~ quelque chose dont je n'avais jamais entendu parler. Mais il suffit d'etre marin6 une quinzaine de jours dans l'at- mosph6re de la r6gion, pour d6couvrir cet 616ment bizarre, ces grains gris~tres, qui dess6chent la gorge, d&ruisent le poumon, rendent malade et font dormir lorsqu'elles bourdonnent le soir sur notre moustiquaire. Cette poussi~re ne ressemble h rien. Cette poussi~re a une structure sp6ciale, une chimie sp6ciale, une psychologie sp6ciale m~me... Cette poussi6re vit. Aussi ne puis- je pas la confier ~t des g6ologues, h des chimistes ou ~t d'autres savants, mais je demande aux 6crivains de l'analyser de mani~re approfondie, consciencieusement, avec inspiration, pour voir quels sont les monstres qui dorment, dans ce m61ange tr~s sp6- cifique propre h la plaineI . . . ) )

C'6taient lh des messages importants, mais qui n'eurent aucune r6percussion. Le monde qui n'avait pas l'habitude de r6fl6chir sur lui-m~me, ne se construisit pas non plus de conception du monde. On ne trouvera donc dans la pr6histoire de la litt6ra- ture hongroise de Yougoslavie aucune trace d'aspirations tel- les que fut le transylvanisme. I1 n'existait rien/i quoi elle put se cramponner dans la p6riode o~ elle devait tracer ses propres fronti~res et d6finir ses caract6ristiques. Dans les deux d6cen- nies entre les guerres mondiales, on essayait d'expliquer les ph6nom~nes tr~s sensibles du <~ d6racinement)) intellectuel par le caract~re du paysage et du mode de vie. Ceci est d'autant moins justifi6 que la litt&ature serbe de Hongrie et l'ensemble de Ia vie intellectuelle 6taient conditionn6es par les m~mes facteurs consid6r6s comme n6gatifs, et cette vie intellectuelle 6tait en plein 6panouissement et produisit des cr6ateurs no- tables. Pour saisir l'essentiel de la question, il faut plut6t tenir compte d'un autre ph6nom~ne, bien illustr6 par l'histoire de la vie intellectuelle serbe apr~s 1918. En effet, lSljvid6k (Novi Sad) perdait rapidement son r61e dirigeant et c'est Belgrade qui de- vint, d6finitivement le centre de la litt6rature serbe, bien que la Matica, la plus vieille institution culturelle des Serbes continufit ~t fonctionner h Ojvid6k. Du point de vue d'un certain type des

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litt6ratures des confins, du type m~me auquel appartient aussi la litt6rature hongroise de Yougoslavie, il faut donc attribuer une importance d6cisive au r61e de l'Etat. Alors que dans les ann6es avant 1918 la vie intellectuelle provinciale 6tait soumise ~t une forte influence centralisatrice ~ laquelle elle ne put pas r6sister, dans le Royaume Serbe-Croate-Slovbne on assiste, aprbs 1918,

la naissance d'une tendance d6centralisatrice, notamment dans le cas d'une litt6rature minoritaire, telle que sera la litt6rature hongroise deYougoslavie, dont l'esprit centralisateur se retourne en m~me temps contre la vie intellectuelle r6gionale serbe. Nous pouvons en conclure que dans les Etats bourgeois de l'aire d'Europe Centro-orientale, les litt6ratures nationales sont domi- n6es par des influences centralisatrices et unificatrices (n'oublions pas que ce processus dans la litt6rature hongroise s'6tait/~ peine achev6e ~t la fin du sibcle). Dans la vie inteilectuelle des minorit6s vivant darts le m~me cadre administratif, on volt nMtre, au delft de l a d6centrafisation et du r6gionalisme ctas- sique, des tendances litt6raires (intellectuelles) autonomes, pen- dant que se multiplient les obstacles auxquels dolt se heurter leur 6panouissement.

A la (( provocation)~ du nouvel Etat on observe, selon les circonstances, diff6rentes ~ r6ponses)) litt6raires. Une des carac- t6ristiques principales de la premi6re p6riode de la litt6rature hongroise de Yougoslavie sera pr&is6ment le fait que - en raison des circonstances esquiss6es plus haut - elle ne pouvait pas r6pondre ou alors donna des r6ponses tr~s probl6matiques. I1 est symptomatique bien entendu que c'est pr&is6ment ~t Becs- kerek qu'on lance les revues Renaissance (1920), et F6klya (Flambeau) (1922) et que le journal B~icsmegyei Napl6, publi6

Szabadka (Subotica) assume les fonctions de presque toutes les institutions indispensables ~t l'existence de la vie litt6raire. Et on comprend aussi pourquoi c'est pr6cis6ment la conscience litt6raire qui, sur son chemin vers l'6panouissement, bute contre tant de difficult6s et rencontre tant de pi~ges. Ce sont l~t les symptomes de l'incertitude, d'une pens6e qui cherche des points d'appui sans les trouver. Pour peu qu'on aborde les questions

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de ce genre, on se perd dans des dithyrambes lyriques, comme dans l 'avant-propos de la revue Renaissance: ~ Parce que dans cette viUe on n'a jamais dfi lutter pour quelque chose. Tout s'y est fait comme par lui-m~me. Chose bizarre, l 'ordre f6odal ne s'est maintenu que dans ce petit endroit. Les vapeurs des nombreux marais darts les environs ont envahi les ~mes. Toute autre aspiration ne rencontra ici qu'une indiff6rence meurtri~re ou un geste 616gant de regret ! , I1 n'entre pas dans notre tftche de sou- mettre ~ une 6tude compar6e les circonstances de l'essor de la vie litt6raire hongroise en Yougoslavie, en Roumanie et en Tch6coslovaquie. Nous ne pouvons toutefois pas manquer de signaler qu'~t la diff6rence des deux autres, dans la litt6rature hongroise de Yougoslavie la prise de conscience, la d6duction de certaines cons6quences qui s'imposaient de par la situation n'a pas eu lieu ou du moins s'est fait attendre pendant de lon- gues ann6es.

Cette prise de conscience s'est amorc6e enfin dans la premiere moiti6 des ann6es 20 et la r6flexion sur l'essence de la litt6ra- ture rebut une solide trempe dans le feu des discussions. La ques- tion qui pr6occupa les 6crivains pendant une d6cennie 6tait de savoir s'il existait ou non une litt6rature du Voivodat. On aurait voulu d6terminer la place des 6crivains qui vivaient en Yougo- slavie et 6crivaient en hongrois. En effet, les 6crivains travaillant au d6but des ann6es vingt ~t Szabadka et ~t Becskerek, se savaient, dans les ann6es de la guerre mondiale, des 6crivains t( de pro- vince, . C'6taient eux que la vie litt&aire de Budapest appelait ~ ceux de Szabadka , ou ~ ceux du Toronfft l , , et rien de plus caract6ristique que la protestation de presque chacun d'eux eontre l'appellation ~ 6crivain du Voivodat , . Leur carri~re avait en g6n6ral commenc6 dans les d6cennies pr6c6dentes, et pour peu qu'ils aient remport6 quelques succ~s litt6raires, ceux-ci se rattachait ~ Pest. Aussi pensaient-ils tous avec nostalgie ~t cette vie litt6raire avec laquelle ils avaient perdu plus ou moins tout contact apr~s 1918. Ce n'est done nutlement 6tonnant qu'ils aient mis presque dix ans ~t tracer les fronti6res intellectuelles- litt6raires de la litt6rature dite hongroise.

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Ceux qui amen6rent finalement les 6crivains h reconnaRre leur situation radicalement nouvelle, furent les 6migr6s dits de P6cs qui jou~rent un rble de catalysateurs dans la gen~se de la litt6rature hongroise de Yougoslavie. C'&aient lh en majorit6 des journalistes /l la plume alerte et de jeunes 6crivains qui apr6s avoir gofit6 ~t la vie litt6raire de Budapest, connurent une certaine ind6pendance h P6cs; d'une part, ils repr6sentaient un niveau plus 61ev6 en ce qui concerne les exigeances, divisaient la litt6rature en bonne et mauvaise litt6rature et en cr6ateurs dou6s et en cr6ateurs sans talent, d'autre part, ils transplantS- rent en Yougoslavie les discussions n6es autour du modernisme, et polaris6rent les vues entre les revues Nyugat et Ma, tout en insistant sur des questions esth&iques et id6ologiques. Pleins d'initiatives, les 6crivains de P6cs 6taient pr6sents ~ Becskerek, lors de la fondation des revues, on les retrouve dans la r6dac- tion du Bdcsmegyei Napl6, et c'est en fin de compte grgce h eux que le journal publie en 1924 l'anthologie intitul6e Almanach I des dcrivains hongrois du VoYvodat accompagn6 des lignes sui- vantes: ~ le programme de ce livre, au delft du plaisir de la lec- ture, est de d6montrer, de prouver et de lutter. Ddmontrer qu'il existe une litt6rature du Voivodat, prouver que les Hongrois d6tach6s (de la Hongrie) sont porteurs d'une culture qui de- mande h &re d6velopp6e et lutter pour r6aliser tout ce que la culture peut exiger pour un peuple qui se bat pour sa vie et son a v e n i r . . . ~) (Soulign6s par les r6dacteurs de l'almanach; I. B.) Mais ce furent ces m~mes 6crivains de P6cs qui reconnurent aussi que cette litt6rature hongroise naissait en Yougoslavie, ce qui fait qu'il y avait lieu de suivre avee une attention particuli~re les eeuvres 6crites dans les langues slaves du Sud et de chercher h &ablir des contacts avec les 6crivains serbes et croates. La revue d'avant-garde de Zolt~m Csuka, intitul6 Ut (Vole) qui rut lanc6e 6galement en 1922, s'orientait dans l'esprit international de l'avant-garde vers les aspirations apparent6es de Belgrade et de Zagreb.~ Ut - proclamaient-ils - est la revue des nouveaux 6cdvains et artistes dans le royaume SCS. Elle est supranatio- nale et, dans la lutte pour la nouvelle culture, elle se propose

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de r6unir dans m~me camp les nouveaux 6crivains et ar t is tes . . . ) ) Leur programme contient des phrases telles que: ~ Nous vivons sur un territoire polyglotte: ici on a doublement besoin de four- nir la preuve de la supranationalit6 que nous repr6sentons. Ce que nous donnons n'est pas une culture hongroise, mais la cul- ture en langue hongroise. L'art et la culture sont devenus supra- nationaux et marchent vers l ' un iverse l . . . >) Ut repr6sentait une direction de l'orientation, en m~me temps la conception plus moder6e de la litt6rature, qui se traduisait dans le Napl6, cher- chait h se rapprocher des 6crivains serbes qui quelques ann6es auparavant avaient 6t6 encore les repr6sentants de la litt6rature serbe de Hongrie, pour devenir, au d6but des ann6es vingt les coryph6es du modernisme de Belgrade. Nous pensons ~ Todor Manoilovi6, ou encore a Milo~ Crnianski ou Jovan Popovi6 consid6r6s dans leurs jeunes ann6es comme 6crivains du Voi- vodat.

Loin d'&re droites, les voies de la r6flexion sur la d6finition, le caract~re et la place de la litt6rature hongroise de Yougosla- vie offraient maintes d6tours et d'impasses, et on aurait de la peine ~t trouver quelqu'un qui dans la p6riode allant de 1924

1933 ait 6nonc6 des vues absolument cons6quentes. Les 6cri- vains vivaient comme dans un courant alternant, tant6t affir- mant tant6t niant l'existence d'une litt6rature du Voivodat. Aussi pr6f6rons-nous parler des douleurs d'enfantement de la conscience litt6raire en g6n6ral, et non des vues des diff6rents 6crivains. Les probl~mes se transmettaient pour ainsi dire d'une pol6mique h une autre. Le point de d6part des pol6miques avait 6t6 constitu6 par les 6migr6s de P6cs auxquels un des auteurs du Napl6 avait refus6 le droit de se consid6rer des ouvriers de la litt6rature hongroise de Yougoslavie, car ~t ceux qui ne sont pas n6s sur cette terre, n 'y sont pas attach6s, ne travaiUent que pour leur pr6sent sans connaltre notre pass6 et sans se pr6occu- per de notre avenir. ~ Et plus loin: ~ Ils sont pleins de bienveil- lance, s'efforcent de construire un tour assez fort pour tenir le toit sous lequel ils s'abritent. Mais ils n 'ont pas particip6 aux

travaux de fondation, et ils ne d6sirent pas rester 6ternellement

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sous notre t o i t . . . >> Les 6crivains de P6cs ne se firent pas faute de r6pondre. Inutile de parler ~< du lieu de naissance, et du milieu, le contenu de la vie a c h a n g 6 . . . Ce qui est rest6 e t ce qui reste, c'est la communaut6 de la langue et des traditions culturelles, alors que la mati~re et le contenu de la vie psychique se sont modifi6s. N'est-il pas parfaitement naturel que le nouveau contenu cherche de nouvelles formes, que la nouvelle mati~re abandonne les moyens d'expression de l'ancienne ? . . . >>

Les idles expos6es dans l'article eurent une importance fon- damentale du point de vue des id6es relatives h la litt6rature hongroise de Yougoslavie. Le passage suivant offre 6galement une solution dialectique de la question des rapports a v e c l a litt6rature nationale hongroise - une des principales questions agit~es:

<< Toute diff6rence, toute divergence signifie un enrichisse- ment. La dispersion des Hongrois enrichira la litt6rature hon- groise. En Transylvanie, dans le Voi'vodat, en Slov6nie la cul- ture hongroise a form6 de nouveau lacs de montagnes don t chacun est surmont6 d'une vofite c61este diff6rente et chacu n refl&e une autre image du visage qui se penche dessus. La diff6- fence qui existe ind6niablement entre le Fran~ais de Suisse et le Fran~ais de Paris, l 'Allemand d'Alsace et l 'Allemand de Ber- lin, s6parera aussi la mati~re de la vie psychique du Hongrois de Budapest et du Hongrois de Sz6kelyudvarhely, du Hongrois de F61egyh~za et de celui de Zenta, quelque vivante que soit rest6e l 'amour et la fid61it6 h la langue et fi la culture com- munes. ))

C'est avec lenteur et non sans invoquer l 'exemple d'autres litt~ratures hongroises - g~n6ralement celle de Ro umanie - que se pr~isent les contours de la litt6rature hongroise de Yougoslavie qui avance dans le chemin au bout duquel elle finira par reconnaitre et par assumer son caract~re propre en tant que litt~rature du Voivodat. Jfinos Dettre qui, en 1924, avait d6clar6 cat6goriquement qu'il n'existait qu'une seule lit- t6rature hongroise, donne, en 1928, la diagnose suivante: ~ Le d&aut majeur de la litt6rature du Voivodat est - qu'elle

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n'est pas du Voivodat. Ce n'est qu'en deuxi6me lieu que nous lui reprocherons qu'elle n'est pas litt6rature. ~ Et de demander: t~ Oil est l 'homme dans la litt6rature du Voivodat? Off est la couleur locale, off est l 'air de B~tcska de nos jours 9. Dostoievski a pu rester russe oll qu'il ait &rit, la premiere t~che de l'6cd- vain du Voivodat est de rester un natif du V o i v o d a t . . . ~ Entre- temps Korn61 Szenteleky qui refuse l'6pith&e ~ du Voivodat ~ a d6jh r6dig6 son article intitul6 Colonie hongroise dans lequel il d6clare: ~ la r6alit6 est que chaque fragment du peuple hon- grois a besoin d'une vie intellectuelle ind6pendante, mais pour la cr6er celle-ci il n 'a ni parent, ni compagnon, ni appui, il ne peut compter que sur lui-m~me. C'est une chose bien sombre et cruelle, et cependant: comprendre et assumer, voil~t le pre- mier battement de c~eur certain et heureux de la vie en germe... ~ Cet 6crit de Szenteleky marque, en fait, le tournant d6cisif de la formation de la conscience de la litt6rature hongroise de Yougoslavie. C'est ~ ce moment qu'elle tire les conclusions ul- times de sa ~ connaissance ~ r6sultant des conditions historiques et politiques des ann6es apr~s 1918, pour repr6senter d6sor- mais consciemment le module litt6raire qu'elle n'avait repr6sent6 jusque l~t qu'instinctivement, et c'est alors qu'elle devient r6el- lement - et non plus simplement du point de rue de la forme - une ~ litt6rature des confins ~, qu'elle commence ~ faire les pre- miers pas importants en rue de rempIir ce module de litt6rature d 'un contenu spirituel.

II est int6ressant de noter que c'est pr6cis6ment ~cette 6poque que surgit le probl6me des traditions litt6raires. Ce n'est certainement pas l'effet du hasard si l'6crivain hongrois du Voivodat yougoslave se sent encourag6, par la litt6rature de prendre possession aussi du pass6 de la litt6rature: en effet, la saine conscience locale est inimaginable sans la prise de pos- session de la tradition. Toutefois, la litt6rature hongroise de Yougoslavie ne cultive que la conscience de son manque; il semble presque que les ann6es vingt et trente ne poss6daient point de crit6re pour saisir et conqu6rir la tradition. Korn61 Szenteleky ne voit darts la litt6rature que jach~re:

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<~ Ce qui manque avant tout, c'est la tradition, le pass6, une direction dans laquelle on s'6tait engag6, des bases qu'on avait jet6es, et qu'il est toujours plus facile d'assumer, de d6truire, de transformer, de nier que de faire quelque chose d'enti~re- merit nouveau. Darts cette plaine engourdie, d6pourvue d'art il n 'y a rien, aucun monument, il n 'y a jamais eu ici de vieux monast~res, des coll~ges s6culaires, de chhteaux fameux, de d6mes, d'6glises 16gendaires, de bouquinistes de France, de for~ts de Fontainebleau; sur cette terre sobre, puant les por- cheries il n 'y a jamais eu de barde, ni de Kourouts au bonnet mis de travers, d'orf~vres/~ la barbe jaunie, de controversistes au front d6gag6, d'humanistes aux doigts fusel6s. Darts quoi la litt6rature du Vo~'vodat aurait-elle pu plonger ses racines ? ~)

Nous savons ajourd'hui que presque aucune poste de l'inven- taire n6gatif de Korn61 Szenteleky ne r6siste ~t l'6preuve. Les recherches amorc6es dans les ann6es soixante a pu doter l'6cd- vain hongrois moderne de Yougoslavie d'une tradition litt6- raire riche et vari6e qui peut parfaitement servir de pr6histoire fi la litt6rature hongroise de Yougoslavie. Le besoin de la tra- dition conjug6 h la conscience de son absence 6tait une partie organique du <t climat g6n6ral)) de la litt6rature dans les vingt ann6es entre les deux guerres mondiales, de mSme que dans les deux d6cennies aprbs la II ~ guerre mondiale, et il grevait la r6flexion de la litt6rature sur elle-m~me. Ainsi donc, c'est par son manque que la tradition contribua h la formation de la conscience litt6raire. Pour ce qui est du contenu de cette cons- cience, au d6but des ann6es trente, Korn61 Szenteleky essayera de la d6finir, en mettant au point la th6orie des ~ couleurs loca- les ~) caract6ristiques de la litt6rature hongroise de Yougoslavie. Son module 6tait le transylvanisme de la litt6rature hongroise de Roumanie (du reste l'exemple de la Transylvanie surgira sans cesse darts ces d6cennies), sa source le r6gionalisme. Ses exemples sont lfi pour le prouver: Reymont (qui t~ s'occupe des paysans d 'un petit village de la Pologne russe))), Knut Hamsun (~ darts ses romans il ne parle que de l'esprit local de sa petite Norv~ge ~)), Jena Tvedl, Hans Aarund (~ qui n'&rivent que des

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habitants et de la couleur locale de la vall6e Gudbrands))); il invoque le nora et les Geuvres d'Istv~in T6m6rk6ny, Giovanni Verga, Peter Rosegger, le mouvement allemand intitul6 Heimat- kunst, la nouvelle litt6rature catalane et la litt6rature hongroise de Transylvanie. Pour justifier sa thbse sur le plan de la th6orie, il se r6clame de Taine, dont les vues l'engagent ~t se pencher sur les probl~mes de ~ l'irdtuence de la nature, de la culture et des conditions sociales ~, et tout en retra~ant le ~ profil g6o- physique)) de Bficska et de B/m~it, il tient aussi compte du ~ milieu social)) darts lequel la litt6rature hongroise de Yougo- slavie doit exister. II cherche ~ l'esprit homog~ne et organique qui, au delft de la personnalit6 de la conception du monde, de l 'art d'6crire, unit les prosateurs hongrois de cette r6gion)) - comme il dit dans l ' introduction de son anthologie de nou- velles intitul6e Akdcok alatt (Sous les acacias). Nous devons faire 6tat de trois points importants de sa th6orie, qui sont d'ailleurs tributaires non seulement de la pens6e d'Hippolyte Taine, mais encore du livre de Julien Benda sur la ~ trahison des clercs)), livre qui h la fin des ann6es vingt a exerc6 une influence profonde sur la pens6e des 6crivains et des artistes e t a conf6r6 de nouvelles dimensions du probl~me de la res- ponsabilit6 de l'6crivain dans la litt6rature hongroise. Voici done les theses de Szenteleky:

1. ~ Ce qui importe ce n'est pas que l'histoire se passe darts le B~icska ou le B/m~it, que les couleurs du milieu correspondent aux couleurs du paysage de cette r6gion. Ce qui importe c'est l'esprit. L'esprit que l 'auteur sent au del~t des couleurs, ~t l'6gard duquel il 6prouve une certaine so l idar i t6 . . . ~)

2. ~ L'essentiel est que l'6crivain construise une vie r6elle, un pr6sent r6el. Celui qui dans un village de Bgtcska 6crit des histoires romanesques andalouses en style rococo, peut certaine- ment devenir un habile artiste de la plume, mais jamais un vrai 6crivain d'aujourd'hui. Le vrai 6crivain doit vivre darts le pr6- sent. I1 doit s'accrocher aux donn6es concretes du temps, du sol, aux fairs et aux conditions soc ia les . . . ))

3. ~ Nous sommes des clercs, les b~ttisseurs comp&ents de

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l'avenir. Nous n'avons pas le droit de renier la terre, le temps dans lequel nous sommes appel6s ~t b ~ t i r . . . >>

Le nom qu'on donne au but vers lequel doit tendre l'6crivain hongrois de Yougoslavie n'a aucune importance. ~ Nous pou- vons l'appeler esprit actuel, esprit local ou neue Sachlichkeit >>, pour pouvoir le situer dans le syst~me des concepts de l'6poque. Ce qui importe, c'est que dans cette th6orie des ~ couleurs locales)> la litt6rature hongroise de Yougoslavie ait r6ussi de se formuler du moins sur le plan th6orique, en cons6quence de quoi sa ~ forme >> tout comme son ~ contenu >> ont pu ~tre d6ter- min6es de mani~re presque d6finitive. A l'6poque donn6e on ne pouvait pas avancer plus loin. L'auto-conception de la litt6ra- ture hongroise de Yougoslavie ne recevra sa forme d6finitive que dans les ann6es soixante et soixante-dix, ~t l '6poque oh elle s'acquit la principale condition historico-sociale de son existence autonome, c'est-h-dire, oh de litt6rature typiquement ~ minori- taire >> elle deviendra litt6rature de nationalit6, non plus dans les cadres d 'un Etat bourgeois, mais darts la Yougoslavie socia- liste, darts laquelle la population hongroise qui, comme les autres nationalit6s du pays rebut un rang <~ constitutif d 'Etat >>, et s'acquit une nouvelle qualit6 politico-id6ologique en ce qui concerne ses rapports avec le monde et elle-m~me. On constate donc un parall61isme frappant entre le d6veloppement politico- historique et le d6veloppement de la conscience litt6raire. La r6gularisation d6finitive de la situation politique, sociale et juridique de l'ethnie hongroise en Yougoslavies a permis la formulation 6galement d6finitive de sa conscience litt6raire, en mettant en lumi~re et en interpr6tant la nature de ses attaches. Tout ceci n'aurait, bien entendu, pas pu se r6aliser sans le d6ve- loppement et la stabilisation, apr~s la lib&ation de la Yougo- slavie en 1944, des facteurs indispensables de la vie litt6raire qui avaient fait d6faut ~t l'entre-deux-guerres (6dition de jour- naux, de revues et de livres, soci6t6 litt6raire, prix, public de plus en plus large).

Arriv6 ~t ce point, il y a lieu de soulever la question suivante : dans quel sens la litt6rature hongroise de Yougoslavie est-elle

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hongroise et en quoi est-elle << yougoslave >>, puisque ce sont les deux aspects fondamentaux de son essence, et que son histoire de plus de cinquante ans est surtout celle de la r6alisation de t'influence dialectique conjugu6e de ces deux aspects dans la pratique litt6raire de tousles jours. En sirnplifiant, nous pour- rions dire que les particularit6s de cette litt6rature dans l'en- semble des litt6ratures hongroises sont cons6quences du fait qu'elle est n6e en Yougoslavie, tandis que dans le contexte des litt6ratures des peuples et nationalit6s de Yougoslavie son profil particulier vient pr6cis6ment du fait qu'elle est hongroise, et qu'elle dispose de tousles crit~re~s n6cessaires ~t une litt6rature autonome (dont la production et l'affirmation critique des valeurs). I1 s'ensuit que pour puvoir s'6panouir dans son carac- tbre de litt6rature hongroise, dont elte dolt constamment utili- ser les traditions et avec lequel elle dolt maintenir des rapports cr6ateurs. En m~me temps, il est 6vident que darts ces rapports elle est ind6pendante de la hi6rarchie des valeurs observ6e par d'autres litt6ratures hongroises, puisqu'elle repr6sente avant tout elle-m~me. Ses r6actions ~t la vie et ses pens6es sur la litt6ra- ture sont conditionn6es par sa province << yougoslave>>. Cela se volt tant sur le plan social et id6ologique que sur le plan de l'esth6tique, puisque les Hongrois de Yougoslavie constituent un 616ment cr6ateur et actifde la soci6t6 socialiste de Yougo- slavie. Pour le premier citons h titre d'exemple la question de la p6riodisation, plus exactement celle de la qualification des diff6- rentes p6riodes dans les d6cennies apr~s la II" guerre mondiale. On chercherait en vain des parallbles dans l'histoire de l'6volu- tion de la litt6rature hongroise en Roumanie et de Tch6coslova- quie - on constate des diff6rences non seulement darts les limites de p6riode, mais encore darts les courants litt6raires dominants, alors qu'il existe en mbme temps des correspondan- ces frappantes avec la litt6rature serbe ou croate: la litt6rature hongroise de Yougoslavie suit, bien entendu, la courbe d'6volu- tion de ces derni~res; ainsi doric, on observe non seulement des p6riodes enti~rement diff6rentes, mais m~mes des p6riodes d'un signe diam6tralement oppos6. Cela est particuli~rement sensible

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dans le changement de direction esthrtique qui eut lieu ~t la fin des ann~es quarante et au drbut des annres cinquante, change- ment qui donna feu vert aux tendances modernistes; finalement dans les annres soixante, parall~lement aux ateliers et aux cou- rants du m~me genre qui se constitu6rent un peu partout en Yougoslavie, des 6crivains de la revue Uj Symposion (Nouveau Symposion) crr~rent un de ces ateliers d'essai littrraire carac- trristiques de l'avant-garde de l'apr~s-guerre. Signalons encore parmi les traits dominants la question des rapports avec le legs de l'avant-garde: l'activit6 critique et la pensre littrraire relati- ves h l'avant-garde littrraire hongroise du XX ~ si~cle se nour- rissaient, au delh des aspirations latentes de la littrrature hon- groise, en premier lieu de la conception 61aborre par la litt&a- ture serbe, croate et slovrne, non point de fagon mrcanique, mais comme preuve de la rrflexion commune, ce qui constitue un trmoignage 61oquent de la coexistence inteIlectuelle. Nous ne pouvons pas faire ici l'inventaire des formes que la vie sociale et politique de Yougoslavie prit darts les po~mes et la prose des 6crivains hongrois de Yougoslavie, pas plus que celui des pro- bl~mes existentiels qui ont dot6 cette litt6rature de traits parti- culiers. Signalons simplement que le processus de la transforma- tion socialiste de la campagne relive de cet ensemble de traits. Dans son po~me intitul6 Kormdnyeltrr~sben (Rupture de gouver- nail) que la critique a considrr6 comme une oeuvre classique de la porsie hongroise de Yougoslavie, !stvhn Domonkos se fair le porte-parole des ouvriers 6trangers en Yougoslavie aux prises avec des soucis existentiels. Dans aucun autre pays la litt6ra- ture hongroise n 'a produit un po~me de ce genre. Nous pour- rions aussi citer des exemples pour les particularitrs de la pre- sence de la littrrature hongroise de Yougoslavie parmi les littr- ratures de Yougoslavie, mais lh encore nous nous contenterons de signaler que la sociographie en rant que genre est reprrsent6 prrcisrment par la littrrature hongroise de Yougoslavie, car ce genre est inconnu dans la plupart des littrratures sud-slaves. I1 ne s'agit, bien entendu, pas de la transplantation de la socio- graphie hongroise classique. Dans les annres trente ]es colla-

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borateurs de la revue Hid (Pont) ont mis la sociographie au service des aspirations de la <~ litt6rature sociale >> connue dans la litt6rature serbe et croate (en effet, la ~ litt6rature sociale>> 6tait la variante yougoslave du r6alisme socialiste); dans les ann6es soixante et plus tard, la sociographie s'est polaris6e, rejoignant d'une part l'essai (dans l'excellent ouvrage de K~tlm~tn Patkovics intitul6 A mostoha bar6zda - Le sillon dur), d'autre part en occupant les territoires limitrophes du reportage et de la nouvelle, et trouvant mSme des points de contact avec l'his- toire de la civilisation, comme par exemple dans le recueil intitul6 Embersors (Sort d 'homme) de J~nos Herceg.

On constate donc que dans les d6cennies 6coul6es la litt6ra- ture hongroise de Yougoslavie a int6gralement r6pondu ~t l'at- tente que L~tszl6 N6meth formula au d6but des ann6es trente dans les termes suivants: << Un sort h part exige une litt6rature

part, et le Voivodat est un morceau de sort hongrois d6tach6 qui doit trouver sa propre 6quipe d'6crivains - m~me s'il ne peut pas placer partout des forces de premier choix. A une 6chelle plus 61ev6e, c'est la situation dans laquelle se trouve route la litt6rature hongroise et route petite litt6rature, et c'est l/t aussi leur droit f o n d a m e n t a l . . . >>. De plus, cette litt6rature a pro- duit une organisation qualitativement nouvelle qui m6rite d'etre consid6r6e comme module. L'histoire de ces soixante ann6es 6coul6es, depuis sa naissance et dans laquelle nous avons tent6 d'esquisser les 6tapes de son 6volution, indique qu'elle se trouve prise dans un mouvement incessant et ne peut par cons6quent pas 8tre analys6e comme un ph6nom~ne statique. Ce dernier aspect est celui de nombreuses litt6ratures ~< des confins >>.

La question de savoir si la litt6rature hongroise de Yougoslavie correspond ~t un type pr&is ne se laisse toutefois pas r6duire /~ la question d'une seule litt6rature et cela tout h fait ind6pen- damment du fait qu 'on 6tudie les ph6nom~nes de la litt6rature hongroise du dehors ou de l'int6rieur. Son existence sans cesse changeante, au cours de plus de cinquante ans que nous venons de retracer, soul~ve (tout comme le font les litt6ratures auxquel- les elle est apparent6e) les questions les plus g6n6rales de la

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concep t ion de la l i t t&a ture hongroise . En effet, on ne peu t pas r6fl4chir de la l i t t6rature hongro ise de Yougoslavie , pas plus que des aut res l i t t6ratures hongroises en oub l i an t ce q u ' o n a l ' hab i - tude de n o m m e r en g6n6ral <~ l i t t6rature hongroise)) . I1 est 6vi- den t qu ' i l y a soixante ans on pa r l a i t de l i t t&ature ~ na t iona le ~), a lors que de nos j ou r s on r6fl6chit su r tou t en l i t t6rature uni- verselle qui - cela est de plus en plus 6vident - fo rme le modu le d ' u n e communau t6 pol icen t r ique des l i t t&atures hon- groises. D e cette mani6re-l~t l ' a t t en t ion s 'es t tourn4e vers d ' a u - t res aspects de la qual i f icat ion <~ l i t t6rature des confins ~. L '6 tude de cette ques t ion d4passera i t toutefois les cadres de no t re ar t ic le .

Note

Nous nous sommes appuy6s pour l'6tude pr4sente sur les ouvrages suivants: Imre Bori: A jugoszldviai magyar irodalom t6rt~nete 1928-t6l 1945-ig.

(Histoire de la litt6rature hongroise de Yougoslavie de 1918 h 1945). lSljvid6k (Novi Sad), 1969;

Imre Bori: Les si~cles de notre littdrature, Ojvid6k, 1973; lmre Bori: Valo'stigfolyamatok ~tjdn a jugoszldviai magyar irodalom (Sur

la voie de processus de r4alit4) Forr~is, 1977; Imre Bori: M[iveldd~st6rt~neti kutat6saink lehet6sdgeir6l ds feladatair61

(Sur les possibilit4s et t~ches de nos recberches en mati6re d'histoire de la civilisation). A Itungaroldgiai Int~zet Tudomdnyos KOzlem~nyei (Comptes rendus scientifiques de l'Institut de Hungarologie) 10. 1972, mars;

Istv~in Szeli: Nemzeti irodalom -- nemzetiskgi irodalom, (Litt6rature na- tionale -- litt4rature de nationalit6) Ojvid6k (Novi Sad), 1974;

Istv~n Sze/i: Adal~k a nemzetisdgi mikrokulttlra vizsgdlat6nak elm~leti ~s mddszertani kdrd~s~hez (Contribution ~t la question th6orique et m4- thodoiogique de l'6tude de la microculture nationalitaire) I - - I I . Hid (Pont), 1977. rigs 3 et 4;

J~inos B~inyai: K6nyv Os kritika (Livre et critique, Vol. I. Ojvid6k (Novi Sad) 1973. Vol. II. ~jvid4k, 1977.