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1 LA MAISON DU CHAT-QUI-PELOTE Honoré de Balzac 1829 DÉDIÉ À MADEMOISELLE MARIE DE MONTHEAU Au milieu de la rue Saint-Denis, presque au coin de la rue du Petit-Lion, existait naguère une de ces maisons précieuses qui donnent aux historiens la facilité de reconstruire par analogie l’ancien Paris. Les murs menaçants de cette bicoque semblaient avoir été bariolés d’hiéroglyphes. Quel autre nom le flâneur pouvait-il donner aux X et aux V que traçaient sur la façade les pièces de bois transversales ou diagonales dessinées dans le badigeon par de petites lézardes parallèles ? Évidemment, au passage de toutes les voitures, chacune de ces solives s’agitait dans sa mortaise. Ce vénérable édifice était surmonté d’un toit triangulaire dont aucun modèle ne se verra bientôt plus à Paris. Cette couverture, tordue par les intempéries du climat parisien, s’avançait de trois pieds sur la rue, autant pour garantir des eaux pluviales le seuil de la porte, que pour abriter le mur d’un grenier et sa lucarne sans appui. Ce dernier étage était construit en planches clouées l’une sur l’autre comme des ardoises, afin sans doute de ne pas charger cette frêle maison. Par une matinée pluvieuse, au mois de mars, un jeune homme, soigneusement enveloppé dans son manteau, se tenait sous l’auvent de la boutique qui se trouvait en face de ce vieux logis, et paraissait l’examiner avec un enthousiasme d’archéologue. À la vérité, ce débris de la bourgeoisie du seizième siècle pouvait offrir à l’observateur plus d’un problème à résoudre. Chaque étage avait sa singularité. Au premier, quatre fenêtres longues, étroites, rapprochées l’une de l’autre, avaient des carreaux de bois dans leur partie inférieure, afin de produire ce jour douteux, à la faveur duquel un habile marchand prête aux étoffes la couleur souhaitée par ses chalands. Le jeune homme semblait plein de dédain pour cette partie essentielle de la maison, ses yeux ne s’y étaient pas encore arrêtés. Les fenêtres du second étage, dont les jalousies relevées laissaient voir, au travers de grands carreaux en verre de Bohême, de petits rideaux de mousseline rousse, ne l’intéressaient pas davantage. Son attention se portait particulièrement au troisième, sur d’humbles croisées dont le bois travaillé grossièrement aurait mérité d’être placé au Conservatoire des arts et métiers pour y indiquer les premiers efforts de la menuiserie française. Ces croisées avaient de petites vitres d’une couleur si verte, que, sans son excellente vue, le jeune homme n’aurait pu apercevoir les rideaux de toile à carreaux bleus qui cachaient les mystères de cet AT THE SIGN OF THE CAT AND RACKET Translated by Clara Bell DEDICATION To Mademoiselle Marie de Montheau Half-way down the Rue Saint-Denis, almost at the corner of the Rue du Petit-Lion, there stood formerly one of those delightful houses which enable historians to reconstruct old Paris by analogy. The threatening walls of this tumbledown abode seemed to have been decorated with hieroglyphics. For what other name could the passer- by give to the Xs and Vs which the horizontal or diagonal timbers traced on the front, outlined by little parallel cracks in the plaster? It was evident that every beam quivered in its mortices at the passing of the lightest vehicle. This venerable structure was crowned by a triangular roof of which no example will, ere long, be seen in Paris. This covering, warped by the extremes of the Paris climate, projected three feet over the roadway, as much to protect the threshold from the rainfall as to shelter the wall of a loft and its sill-less dormer-window. This upper story was built of planks, overlapping each other like slates, in order, no doubt, not to overweight the frail house. One rainy morning in the month of March, a young man, carefully wrapped in his cloak, stood under the awning of a shop opposite this old house, which he was studying with the enthusiasm of an antiquary. In point of fact, this relic of the civic life of the sixteenth century offered more than one problem to the consideration of an observer. Each story presented some singularity; on the first floor four tall, narrow windows, close together, were filled as to the lower panes with boards, so as to produce the doubtful light by which a clever salesman can ascribe to his goods the color his customers inquire for. The young man seemed very scornful of this part of the house; his eyes had not yet rested on it. The windows of the second floor, where the Venetian blinds were drawn up, revealing little dingy muslin curtains behind the large Bohemian glass panes, did not interest him either. His attention was attracted to the third floor, to the modest sash-frames of wood, so clumsily wrought that they might have found a place in the Museum of Arts and Crafts to illustrate the early efforts of French carpentry. These windows were glazed with small squares of glass so green that, but for his good eyes, the young man could not have seen the blue-checked cotton curtains which screened the mysteries of the room from profane eyes. Now and then the watcher, weary of his fruitless contemplation, or of the silence in which the

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LA MAISON DU CHAT-QUI-PELOTE Honoré de Balzac

1829 DÉDIÉ À MADEMOISELLE MARIE DE MONTHEAU

Au milieu de la rue Saint-Denis, presque au coin

de la rue du Petit-Lion, existait naguère une de ces maisons précieuses qui donnent aux historiens la facilité de reconstruire par analogie l’ancien Paris. Les murs menaçants de cette bicoque semblaient avoir été bariolés d’hiéroglyphes. Quel autre nom le flâneur pouvait-il donner aux X et aux V que traçaient sur la façade les pièces de bois transversales ou diagonales dessinées dans le badigeon par de petites lézardes parallèles ? Évidemment, au passage de toutes les voitures, chacune de ces solives s’agitait dans sa mortaise. Ce vénérable édifice était surmonté d’un toit triangulaire dont aucun modèle ne se verra bientôt plus à Paris. Cette couverture, tordue par les intempéries du climat parisien, s’avançait de trois pieds sur la rue, autant pour garantir des eaux pluviales le seuil de la porte, que pour abriter le mur d’un grenier et sa lucarne sans appui. Ce dernier étage était construit en planches clouées l’une sur l’autre comme des ardoises, afin sans doute de ne pas charger cette frêle maison.

Par une matinée pluvieuse, au mois de mars, un

jeune homme, soigneusement enveloppé dans son manteau, se tenait sous l’auvent de la boutique qui se trouvait en face de ce vieux logis, et paraissait l’examiner avec un enthousiasme d’archéologue. À la vérité, ce débris de la bourgeoisie du seizième siècle pouvait offrir à l’observateur plus d’un problème à résoudre. Chaque étage avait sa singularité. Au premier, quatre fenêtres longues, étroites, rapprochées l’une de l’autre, avaient des carreaux de bois dans leur partie inférieure, afin de produire ce jour douteux, à la faveur duquel un habile marchand prête aux étoffes la couleur souhaitée par ses chalands. Le jeune homme semblait plein de dédain pour cette partie essentielle de la maison, ses yeux ne s’y étaient pas encore arrêtés. Les fenêtres du second étage, dont les jalousies relevées laissaient voir, au travers de grands carreaux en verre de Bohême, de petits rideaux de mousseline rousse, ne l’intéressaient pas davantage. Son attention se portait particulièrement au troisième, sur d’humbles croisées dont le bois travaillé grossièrement aurait mérité d’être placé au Conservatoire des arts et métiers pour y indiquer les premiers efforts de la menuiserie française. Ces croisées avaient de petites vitres d’une couleur si verte, que, sans son excellente vue, le jeune homme n’aurait pu apercevoir les rideaux de toile à carreaux bleus qui cachaient les mystères de cet

AT THE SIGN OF THE CAT AND RACKET Translated by Clara Bell

DEDICATION

To Mademoiselle Marie de Montheau

Half-way down the Rue Saint-Denis, almost at the

corner of the Rue du Petit-Lion, there stood formerly one of those delightful houses which enable historians to reconstruct old Paris by analogy. The threatening walls of this tumbledown abode seemed to have been decorated with hieroglyphics. For what other name could the passer-by give to the Xs and Vs which the horizontal or diagonal timbers traced on the front, outlined by little parallel cracks in the plaster? It was evident that every beam quivered in its mortices at the passing of the lightest vehicle. This venerable structure was crowned by a triangular roof of which no example will, ere long, be seen in Paris. This covering, warped by the extremes of the Paris climate, projected three feet over the roadway, as much to protect the threshold from the rainfall as to shelter the wall of a loft and its sill-less dormer-window. This upper story was built of planks, overlapping each other like slates, in order, no doubt, not to overweight the frail house.

One rainy morning in the month of March, a

young man, carefully wrapped in his cloak, stood under the awning of a shop opposite this old house, which he was studying with the enthusiasm of an antiquary. In point of fact, this relic of the civic life of the sixteenth century offered more than one problem to the consideration of an observer. Each story presented some singularity; on the first floor four tall, narrow windows, close together, were filled as to the lower panes with boards, so as to produce the doubtful light by which a clever salesman can ascribe to his goods the color his customers inquire for. The young man seemed very scornful of this part of the house; his eyes had not yet rested on it. The windows of the second floor, where the Venetian blinds were drawn up, revealing little dingy muslin curtains behind the large Bohemian glass panes, did not interest him either. His attention was attracted to the third floor, to the modest sash-frames of wood, so clumsily wrought that they might have found a place in the Museum of Arts and Crafts to illustrate the early efforts of French carpentry. These windows were glazed with small squares of glass so green that, but for his good eyes, the young man could not have seen the blue-checked cotton curtains which screened the mysteries of the room from profane eyes. Now and then the watcher, weary of his fruitless contemplation, or of the silence in which the

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appartement aux yeux des profanes. Parfois, cet observateur, ennuyé de sa contemplation sans résultat, ou du silence dans lequel la maison était ensevelie, ainsi que tout le quartier, abaissait ses regards vers les régions inférieures. Un sourire involontaire se dessinait alors sur ses lèvres, quand il revoyait la boutique où se rencontraient en effet des choses assez risibles.

Une formidable pièce de bois, horizontalement

appuyée sur quatre piliers qui paraissaient courbés par le poids de cette maison décrépite, avait été rechampie d’autant de couches de diverses peintures que la joue d’une vieille duchesse en a reçu de rouge. Au milieu de cette large poutre mignardement sculptée se trouvait un antique tableau représentant un chat qui pelotait. Cette toile causait la gaieté du jeune homme. Mais il faut dire que le plus spirituel des peintres modernes n’inventerait pas de charge si comique. L’animal tenait dans une de ses pattes de devant une raquette aussi grande que lui, et se dressait sur ses pattes de derrière pour mirer une énorme balle que lui renvoyait un gentilhomme en habit brodé. Dessin, couleurs, accessoires, tout était traité de manière à faire croire que l’artiste avait voulu se moquer du marchand et des passants. En altérant cette peinture naïve, le temps l’avait rendue encore plus grotesque par quelques incertitudes qui devaient inquiéter de consciencieux flâneurs. Ainsi la queue mouchetée du chat était découpée de telle sorte qu’on pouvait la prendre pour un spectateur, tant la queue des chats de nos ancêtres était grosse, haute et fournie. À droite du tableau, sur un champ d’azur qui déguisait imparfaitement la pourriture du bois, les passants lisaient Guillaume ; et à gauche, Successeur du sieur Chevrel. Le soleil et la pluie avaient rongé la plus grande partie de l’or moulu parcimonieusement appliqué sur les lettres de cette inscription, dans laquelle les U remplaçaient les V et réciproquement, selon les lois de notre ancienne orthographe.

Afin de rabattre l’orgueil de ceux qui croient que le monde devient de jour en jour plus spirituel, et que le moderne charlatanisme surpasse tout, il convient de faire observer ici que ces enseignes, dont l’étymologie semble bizarre à plus d’un négociant parisien, sont les tableaux morts de vivants tableaux à l’aide desquels nos espiègles ancêtres avaient réussi à amener les chalands dans leurs maisons. Ainsi la Truie-qui-file, le Singe-vert, etc., furent des animaux en cage dont l’adresse émerveillait les passants, et dont l’éducation prouvait la patience de l’industriel au quinzième siècle. De semblables curiosités enrichissaient plus vite leurs heureux possesseurs que les Providence, les Bonne-foi, les Grâce-de-Dieu et les Décollation de saint Jean-Baptiste qui se voient encore rue Saint-Denis.

Cependant l’inconnu ne restait certes pas là pour admirer ce chat, qu’un moment d’attention suffisait à graver dans la mémoire. Ce jeune homme avait aussi ses singularités. Son manteau, plissé dans le goût des draperies antiques, laissait voir une élégante chaussure, d’autant plus remarquable au milieu de la boue

house was buried, like the whole neighborhood, dropped his eyes towards the lower regions. An involuntary smile parted his lips each time he looked at the shop, where, in fact, there were some laughable details.

A formidable wooden beam, resting on four

pillars, which appeared to have bent under the weight of the decrepit house, had been encrusted with as many coats of different paint as there are of rouge on an old duchess' cheek. In the middle of this broad and fantastically carved joist there was an old painting representing a cat playing rackets. This picture was what moved the young man to mirth. But it must be said that the wittiest of modern painters could not invent so comical a caricature. The animal held in one of its forepaws a racket as big as itself, and stood on its hind legs to aim at hitting an enormous ball, returned by a man in a fine embroidered coat. Drawing, color, and accessories, all were treated in such a way as to suggest that the artist had meant to make game of the shop-owner and of the passing observer. Time, while impairing this artless painting, had made it yet more grotesque by introducing some uncertain features which must have puzzled the conscientious idler. For instance, the cat's tail had been eaten into in such a way that it might now have been taken for the figure of a spectator—so long, and thick, and furry were the tails of our forefathers' cats. To the right of the picture, on an azure field which ill-disguised the decay of the wood, might be read the name "Guillaume," and to the left, "Successor to Master Chevrel." Sun and rain had worn away most of the gilding parsimoniously applied to the letters of this superscription, in which the Us and Vs had changed places in obedience to the laws of old-world orthography.

To quench the pride of those who believe that the

world is growing cleverer day by day, and that modern humbug surpasses everything, it may be observed that these signs, of which the origin seems so whimsical to many Paris merchants, are the dead pictures of once living pictures by which our roguish ancestors contrived to tempt customers into their houses. Thus the Spinning Sow, the Green Monkey, and others, were animals in cages whose skills astonished the passer-by, and whose accomplishments prove the patience of the fifteenth-century artisan. Such curiosities did more to enrich their fortunate owners than the signs of "Providence," "Good-faith," "Grace of God," and "Decapitation of John the Baptist," which may still be seen in the Rue Saint-Denis.

However, our stranger was certainly not standing

there to admire the cat, which a minute's attention sufficed to stamp on his memory. The young man himself had his peculiarities. His cloak, folded after the manner of an antique drapery, showed a smart pair of shoes, all the more remarkable in the midst of the Paris mud, because

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parisienne, qu’il portait des bas de soie blancs dont les mouchetures attestaient son impatience. Il sortait sans doute d’une noce ou d’un bal car à cette heure matinale il tenait à la main des gants blancs et les boucles de ses cheveux noirs défrisés éparpillées sur ses épaules indiquaient une coiffure à la Caracalla, mise à la mode autant par l’École de David que par cet engouement pour les formes grecques et romaines qui marqua les premières années de ce siècle.

Malgré le bruit que faisaient quelques maraîchers

attardés passant au galop pour se rendre à la grande halle, cette rue si agitée avait alors un calme dont la magie n’est connue que de ceux qui ont erré dans Paris désert, à ces heures où son tapage, un moment apaisé, renaît et s’entend dans le lointain comme la grande voix de la mer. Cet étrange jeune homme devait être aussi curieux pour les commerçants du Chat-qui-pelote, que le Chat-qui-pelote l’était pour lui. Une cravate éblouissante de blancheur rendait sa figure tourmentée encore plus pâle qu’elle ne l’était réellement. Le feu tour à tour sombre et pétillant que jetaient ses yeux noirs s’harmoniait avec les contours bizarres de son visage, avec sa bouche large et sinueuse qui se contractait en souriant. Son front, ridé par une contrariété violente, avait quelque chose de fatal. Le front n’est-il pas ce qui se trouve de plus prophétique en l’homme ? Quand celui de l’inconnu exprimait la passion, les plis qui s’y formaient causaient une sorte d’effroi par la vigueur avec laquelle ils se prononçaient ; mais lorsqu’il reprenait son calme, si facile à troubler, il y respirait une grâce lumineuse qui rendait attrayante cette physionomie où la joie, la douleur, l’amour, la colère, le dédain éclataient d’une manière si communicative que l’homme le plus froid en devait être impressionné.

Cet inconnu se dépitait si bien au moment où l’on ouvrit précipitamment la lucarne du grenier, qu’il n’y vit pas apparaître trois joyeuses figures rondelettes, blanches, roses, mais aussi communes que le sont les figures du Commerce sculptées sur certains monuments. Ces trois faces, encadrées par la lucarne, rappelaient les têtes d’anges bouffis semés dans les nuages qui accompagnent le Père éternel. Les apprentis respirèrent les émanations de la rue avec une avidité qui démontrait combien l’atmosphère de leur grenier était chaude et méphitique. Après avoir indiqué ce singulier factionnaire, le commis qui paraissait être le plus jovial disparut et revint en tenant à la main un instrument dont le métal inflexible a été récemment remplacé par un cuir souple ; puis tous prirent une expression malicieuse en regardant le badaud qu’ils aspergèrent d’une pluie fine et blanchâtre dont le parfum prouvait que les trois mentons venaient d’être rasés. Élevés sur la pointe de leurs pieds, et réfugiés au fond de leur grenier pour jouir de la colère de leur victime, les commis cessèrent de rire en voyant l’insouciant dédain avec lequel le jeune homme secoua son manteau, et le profond mépris que peignit sa figure quand il leva les yeux sur la lucarne vide.

En ce moment, une main blanche et délicate fit remonter vers l’imposte la partie inférieure d’une des

he wore white silk stockings, on which the splashes betrayed his impatience. He had just come, no doubt, from a wedding or a ball; for at this early hour he had in his hand a pair of white gloves, and his black hair, now out of curl, and flowing over his shoulders, showed that it had been dressed a la Caracalla, a fashion introduced as much by David's school of painting as by the mania for Greek and Roman styles which characterized the early years of this century.

In spite of the noise made by a few market

gardeners, who, being late, rattled past towards the great market-place at a gallop, the busy street lay in a stillness of which the magic charm is known only to those who have wandered through deserted Paris at the hours when its roar, hushed for a moment, rises and spreads in the distance like the great voice of the sea. This strange young man must have seemed as curious to the shopkeeping folk of the "Cat and Racket" as the "Cat and Racket" was to him. A dazzlingly white cravat made his anxious face look even paler than it really was. The fire that flashed in his black eyes, gloomy and sparkling by turns, was in harmony with the singular outline of his features, with his wide, flexible mouth, hardened into a smile. His forehead, knit with violent annoyance, had a stamp of doom. Is not the forehead the most prophetic feature of a man? When the stranger's brow expressed passion the furrows formed in it were terrible in their strength and energy; but when he recovered his calmness, so easily upset, it beamed with a luminous grace which gave great attractiveness to a countenance in which joy, grief, love, anger, or scorn blazed out so contagiously that the coldest man could not fail to be impressed.

He was so thoroughly vexed by the time when the

dormer-window of the loft was suddenly flung open, that he did not observe the apparition of three laughing faces, pink and white and chubby, but as vulgar as the face of Commerce as it is seen in sculpture on certain monuments. These three faces, framed by the window, recalled the puffy cherubs floating among the clouds that surround God the Father. The apprentices snuffed up the exhalations of the street with an eagerness that showed how hot and poisonous the atmosphere of their garret must be. After pointing to the singular sentinel, the most jovial, as he seemed, of the apprentices retired and came back holding an instrument whose hard metal pipe is now superseded by a leather tube; and they all grinned with mischief as they looked down on the loiterer, and sprinkled him with a fine white shower of which the scent proved that three chins had just been shaved. Standing on tiptoe, in the farthest corner of their loft, to enjoy their victim's rage, the lads ceased laughing on seeing the haughty indifference with which the young man shook his cloak, and the intense contempt expressed by his face as he glanced up at the empty window-frame.

At this moment a slender white hand threw up the

lower half of one of the clumsy windows on the third floor

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grossières croisées du troisième étage, au moyen de ces coulisses dont le tourniquet laisse souvent tomber à l’improviste le lourd vitrage qu’il doit retenir. Le passant fut alors récompensé de sa longue attente. La figure d’une jeune fille, fraîche comme un de ces blancs calices qui fleurissent au sein des eaux, se montra couronnée d’une ruche en mousseline froissée qui donnait à sa tête un air d’innocence admirable. Quoique couverts d’une étoffe brune, son cou, ses épaules s’apercevaient, grâce à de légers interstices ménagés par les mouvements du sommeil. Aucune expression de contrainte n’altérait ni l’ingénuité de ce visage, ni le calme de ces yeux immortalisés par avance dans les sublimes compositions de Raphaël : c’était la même grâce, la même tranquillité de ces vierges devenues proverbiales. Il existait un charmant contraste produit par la jeunesse des joues de cette figure, sur laquelle le sommeil avait comme mis en relief une surabondance de vie, et par la vieillesse de cette fenêtre massive aux contours grossiers, dont l’appui était noir. Semblable à ces fleurs de jour qui n’ont pas encore au matin déplié leur tunique roulée par le froid des nuits, la jeune fille, à peine éveillée, laissa errer ses yeux bleus sur les toits voisins et regarda le ciel ; puis, par une sorte d’habitude, elle les baissa sur les sombres régions de la rue, où ils rencontrèrent aussitôt ceux de son adorateur. La coquetterie la fit sans doute souffrir d’être vue en déshabillé, elle se retira vivement en arrière, le tourniquet tout usé tourna, la croisée redescendit avec cette rapidité qui, de nos jours, a valu un nom odieux à cette naïve invention de nos ancêtres, et la vision disparut. Il semblait à ce jeune homme que la plus brillante des étoiles du matin avait été soudain cachée par un nuage.

Pendant ces petits événements, les lourds volets

intérieurs qui défendaient le léger vitrage de la boutique du Chat-qui-pelote avaient été enlevés comme par magie. La vieille porte à heurtoir fut repliée sur le mur intérieur de la maison par un serviteur vraisemblablement contemporain de l’enseigne, qui d’une main tremblante y attacha le morceau de drap carré sur lequel était brodé en soie jaune le nom de Guillaume, successeur de Chevrel. Il eût été difficile à plus d’un passant de deviner le genre de commerce de monsieur Guillaume. À travers les gros barreaux de fer qui protégeaient extérieurement sa boutique, à peine y apercevait-on des paquets enveloppés de toile brune aussi nombreux que des harengs quand ils traversent l’Océan. Malgré l’apparente simplicité de cette gothique façade, monsieur Guillaume était, de tous les marchands drapiers de Paris, celui dont les magasins se trouvaient toujours le mieux fournis, dont les relations avaient le plus d’étendue, et dont la probité commerciale était la plus exacte. Si quelques-uns de ses confrères avaient conclu des marchés avec le gouvernement, sans avoir la quantité de drap voulue, il était toujours prêt à la leur livrer, quelque considérable que fût le nombre de pièces soumissionnées. Le rusé négociant connaissait mille manières de s’attribuer le plus fort bénéfice sans se trouver obligé, comme eux, de courir chez des protecteurs, y faire des bassesses ou de riches présents. Si les confrères

by the aid of the sash runners, of which the pulley so often suddenly gives way and releases the heavy panes it ought to hold up. The watcher was then rewarded for his long waiting. The face of a young girl appeared, as fresh as one of the white cups that bloom on the bosom of the waters, crowned by a frill of tumbled muslin, which gave her head a look of exquisite innocence. Though wrapped in brown stuff, her neck and shoulders gleamed here and there through little openings left by her movements in sleep. No expression of embarrassment detracted from the candor of her face, or the calm look of eyes immortalized long since in the sublime works of Raphael; here were the same grace, the same repose as in those Virgins, and now proverbial. There was a delightful contrast between the cheeks of that face on which sleep had, as it were, given high relief to a superabundance of life, and the antiquity of the heavy window with its clumsy shape and black sill. Like those day-blowing flowers, which in the early morning have not yet unfurled their cups, twisted by the chills of night, the girl, as yet hardly awake, let her blue eyes wander beyond the neighboring roofs to look at the sky; then, from habit, she cast them down on the gloomy depths of the street, where they immediately met those of her adorer. Vanity, no doubt, distressed her at being seen in undress; she started back, the worn pulley gave way, and the sash fell with the rapid run, which in our day has earned for this artless invention of our forefathers an odious name, Fenetre a la Guillotine. The vision had disappeared. To the young man the most radiant star of morning seemed to be hidden by a cloud.

During these little incidents the heavy inside

shutters that protected the slight windows of the shop of the "Cat and Racket" had been removed as if by magic. The old door with its knocker was opened back against the wall of the entry by a man-servant, apparently coeval with the sign, who, with a shaking hand, hung upon it a square of cloth, on which were embroidered in yellow silk the words: "Guillaume, successor to Chevrel." Many a passer-by would have found it difficult to guess the class of trade carried on by Monsieur Guillaume. Between the strong iron bars which protected his shop windows on the outside, certain packages, wrapped in brown linen, were hardly visible, though as numerous as herrings swimming in a shoal. Notwithstanding the primitive aspect of the Gothic front, Monsieur Guillaume, of all the merchant clothiers in Paris, was the one whose stores were always the best provided, whose connections were the most extensive, and whose commercial honesty never lay under the slightest suspicion. If some of his brethren in business made a contract with the Government, and had not the required quantity of cloth, he was always ready to deliver it, however large the number of pieces tendered for. The wily dealer knew a thousand ways of extracting the largest profits without being obliged, like them, to court patrons, cringing to them, or making them costly presents. When his fellow-tradesmen could only pay in good bills of long

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ne pouvaient le payer qu’en excellentes traites un peu longues, il indiquait son notaire comme un homme accommodant ; et savait encore tirer une seconde mouture du sac, grâce à cet expédient qui faisait dire proverbialement aux négociants de la rue Saint-Denis : – Dieu vous garde du notaire de monsieur Guillaume ! pour désigner un escompte onéreux.

Le vieux négociant se trouva debout comme par miracle, sur le seuil de sa boutique, au moment où le domestique se retira. Monsieur Guillaume regarda la rue Saint-Denis, les boutiques voisines et le temps, comme un homme qui débarque au Havre et revoit la France après un long voyage. Bien convaincu que rien n’avait changé pendant son sommeil, il aperçut alors le passant en faction, qui, de son côté, contemplait le patriarche de la draperie, comme Humboldt dut examiner le premier gymnote électrique qu’il vit en Amérique. Monsieur Guillaume portait de larges culottes de velours noir, des bas chinés, et des souliers carrés à boucles d’argent. Son habit à pans carrés, à basques carrées, à collet carré, enveloppait son corps légèrement voûté d’un drap verdâtre garni de grands boutons en métal blanc mais rougis par l’usage. Ses cheveux gris étaient si exactement aplatis et peignés sur son crâne jaune, qu’ils le faisaient ressembler à un champ sillonné. Ses petits yeux verts, percés comme avec une vrille, flamboyaient sous deux arcs marqués d’une faible rougeur à défaut de sourcils. Les inquiétudes avaient tracé sur son front des rides horizontales aussi nombreuses que les plis de son habit. Cette figure blême annonçait la patience, la sagesse commerciale, et l’espèce de cupidité rusée que réclament les affaires. À cette époque on voyait moins rarement qu’aujourd’hui de ces vieilles familles où se conservaient, comme de précieuses traditions, les mœurs, les costumes caractéristiques de leurs professions, et restées au milieu de la civilisation nouvelle comme ces débris antédiluviens retrouvés par Cuvier dans les carrières.

Le chef de la famille Guillaume était un de ces notables gardiens des anciens usages : on le surprenait à regretter le Prévôt des Marchands, et jamais il ne parlait d’un jugement du tribunal de commerce sans le nommer la sentence des consuls. C’était sans doute en vertu de ces coutumes que, levé le premier de sa maison, il attendait de pied ferme l’arrivée de ses trois commis, pour les gourmander en cas de retard. Ces jeunes disciples de Mercure ne connaissaient rien de plus redoutable que l’activité silencieuse avec laquelle le patron scrutait leurs visages et leurs mouvements, le lundi matin, en y recherchant les preuves ou les traces de leurs escapades. Mais, en ce moment, le vieux drapier ne fit aucune attention à ses apprentis. Il était occupé à chercher le motif de la sollicitude avec laquelle le jeune homme en bas de soie et en manteau portait alternativement les yeux sur son enseigne et sur les profondeurs de son magasin. Le jour, devenu plus éclatant, permettait d’y apercevoir le bureau grillagé, entouré de rideaux en vieille soie verte, où se tenaient les livres immenses, oracles muets de la maison. Le trop curieux étranger semblait convoiter ce petit local, y prendre le plan d’une salle à manger latérale,

date, he would mention his notary as an accommodating man, and managed to get a second profit out of the bargain, thanks to this arrangement, which had made it a proverb among the traders of the Rue Saint-Denis: "Heaven preserve you from Monsieur Guillaume's notary!" to signify a heavy discount.

The old merchant was to be seen standing on the

threshold of his shop, as if by a miracle, the instant the servant withdrew. Monsieur Guillaume looked at the Rue Saint-Denis, at the neighboring shops, and at the weather, like a man disembarking at Havre, and seeing France once more after a long voyage. Having convinced himself that nothing had changed while he was asleep, he presently perceived the stranger on guard, and he, on his part, gazed at the patriarchal draper as Humboldt may have scrutinized the first electric eel he saw in America. Monsieur Guillaume wore loose black velvet breeches, pepper-and-salt stockings, and square toed shoes with silver buckles. His coat, with square-cut fronts, square-cut tails, and square-cut collar clothed his slightly bent figure in greenish cloth, finished with white metal buttons, tawny from wear. His gray hair was so accurately combed and flattened over his yellow pate that it made it look like a furrowed field. His little green eyes, that might have been pierced with a gimlet, flashed beneath arches faintly tinged with red in the place of eyebrows. Anxieties had wrinkled his forehead with as many horizontal lines as there were creases in his coat. This colorless face expressed patience, commercial shrewdness, and the sort of wily cupidity which is needful in business. At that time these old families were less rare than they are now, in which the characteristic habits and costume of their calling, surviving in the midst of more recent civilization, were preserved as cherished traditions, like the antediluvian remains found by Cuvier in the quarries.

The head of the Guillaume family was a notable

upholder of ancient practices; he might be heard to regret the Provost of Merchants, and never did he mention a decision of the Tribunal of Commerce without calling it the Sentence of the Consuls. Up and dressed the first of the household, in obedience, no doubt, to these old customs, he stood sternly awaiting the appearance of his three assistants, ready to scold them in case they were late. These young disciples of Mercury knew nothing more terrible than the wordless assiduity with which the master scrutinized their faces and their movements on Monday in search of evidence or traces of their pranks. But at this moment the old clothier paid no heed to his apprentices; he was absorbed in trying to divine the motive of the anxious looks which the young man in silk stockings and a cloak cast alternately at his signboard and into the depths of his shop. The daylight was now brighter, and enabled the stranger to discern the cashier's corner enclosed by a railing and screened by old green silk curtains, where were kept the immense ledgers, the silent oracles of the house. The too inquisitive gazer seemed to covet this little nook, and to be taking the plan of a dining-room at one

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éclairée par un vitrage pratiqué dans le plafond, et d’où la famille réunie devait facilement voir, pendant ses repas, les plus légers accidents qui pouvaient arriver sur le seuil de la boutique. Un si grand amour pour son logis paraissait suspect à un négociant qui avait subi le régime de la Terreur. Monsieur Guillaume pensait donc assez naturellement que cette figure sinistre en voulait à la caisse du Chat-qui-pelote. Après avoir discrètement joui du duel muet qui avait lieu entre son patron et l’inconnu, le plus âgé des commis hasarda de se placer sur la dalle où était monsieur Guillaume, en voyant le jeune homme contempler à la dérobée les croisées du troisième. Il fit deux pas dans la rue, leva la tête, et crut avoir aperçu mademoiselle Augustine Guillaume qui se retirait avec précipitation. Mécontent de la perspicacité de son premier commis, le drapier lui lança un regard de travers ; mais tout à coup les craintes mutuelles que la présence de ce passant excitait dans l’âme du marchand et de l’amoureux commis se calmèrent. L’inconnu héla un fiacre qui se rendait à une place voisine, et y monta rapidement en affectant une trompeuse indifférence. Ce départ mit un certain baume dans le cœur des autres commis, assez inquiets de retrouver la victime de leur plaisanterie.

– Hé bien, messieurs, qu’avez-vous donc à rester

là, les bras croisés ? dit monsieur Guillaume à ses trois néophytes. Mais autrefois, sarpejeu ! quand j’étais chez le sieur Chevrel, j’avais déjà visité plus de deux pièces de drap.

– Il faisait donc jour de meilleure heure, dit le

second commis que cette tâche concernait. Le vieux négociant ne put s’empêcher de sourire.

Quoique deux de ces trois jeunes gens, confiés à ses soins par leurs pères, riches manufacturiers de Louviers et de Sedan, n’eussent qu’à demander cent mille francs pour les avoir, le jour où ils seraient en âge de s’établir, Guillaume croyait de son devoir de les tenir sous la férule d’un antique despotisme inconnu de nos jours dans les brillants magasins modernes dont les commis veulent être riches à trente ans : il les faisait travailler comme des nègres. À eux trois, ces commis suffisaient à une besogne qui aurait mis sur les dents dix de ces employés dont le sybaritisme enfle aujourd’hui les colonnes du budget. Aucun bruit ne troublait la paix de cette maison solennelle, où les gonds semblaient toujours huilés, et dont le moindre meuble avait cette propreté respectable qui annonce un ordre et une économie sévères. Souvent, le plus espiègle des commis s’était amusé à écrire sur le fromage de Gruyère qu’on leur abandonnait au déjeuner, et qu’ils se plaisaient à respecter, la date de sa réception primitive. Cette malice et quelques autres semblables faisaient parfois sourire la plus jeune des deux filles de Guillaume, la jolie vierge qui venait d’apparaître au passant enchanté.

side, lighted by a skylight, whence the family at meals could easily see the smallest incident that might occur at the shop-door. So much affection for his dwelling seemed suspicious to a trader who had lived long enough to remember the law of maximum prices; Monsieur Guillaume naturally thought that this sinister personage had an eye to the till of the Cat and Racket. After quietly observing the mute duel which was going on between his master and the stranger, the eldest of the apprentices, having seen that the young man was stealthily watching the windows of the third floor, ventured to place himself on the stone flag where Monsieur Guillaume was standing. He took two steps out into the street, raised his head, and fancied that he caught sight of Mademoiselle Augustine Guillaume in hasty retreat. The draper, annoyed by his assistant's perspicacity, shot a side glance at him; but the draper and his amorous apprentice were suddenly relieved from the fears which the young man's presence had excited in their minds. He hailed a hackney cab on its way to a neighboring stand, and jumped into it with an air of affected indifference. This departure was a balm to the hearts of the other two lads, who had been somewhat uneasy as to meeting the victim of their practical joke.

"Well, gentlemen, what ails you that you are

standing there with your arms folded?" said Monsieur Guillaume to his three neophytes. "In former days, bless you, when I was in Master Chevrel's service, I should have overhauled more than two pieces of cloth by this time."

"Then it was daylight earlier," said the second

assistant, whose duty this was. The old shopkeeper could not help smiling.

Though two of these young fellows, who were confided to his care by their fathers, rich manufacturers at Louviers and at Sedan, had only to ask and to have a hundred thousand francs the day when they were old enough to settle in life, Guillaume regarded it as his duty to keep them under the rod of an old-world despotism, unknown nowadays in the showy modern shops, where the apprentices expect to be rich men at thirty. He made them work like Negroes. These three assistants were equal to a business which would harry ten such clerks as those whose sybaritical tastes now swell the columns of the budget. Not a sound disturbed the peace of this solemn house, where the hinges were always oiled, and where the meanest article of furniture showed the respectable cleanliness which reveals strict order and economy. The most waggish of the three youths often amused himself by writing the date of its first appearance on the Gruyere cheese which was left to their tender mercies at breakfast, and which it was their pleasure to leave untouched. This bit of mischief, and a few others of the same stamp, would sometimes bring a smile on the face of the younger of Guillaume's daughters, the pretty maiden who has just now appeared to the bewitched man in the street.

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Quoique chacun des apprentis, et même le plus ancien, payât une forte pension, aucun d’eux n’eût été assez hardi pour rester à la table du patron au moment où le dessert y était servi. Lorsque madame Guillaume parlait d’accommoder la salade, ces pauvres jeunes gens tremblaient en songeant avec quelle parcimonie sa prudente main savait y épancher l’huile. Il ne fallait pas qu’ils s’avisassent de passer une nuit dehors, sans avoir donné long-temps à l’avance un motif plausible à cette irrégularité. Chaque dimanche, et à tour de rôle, deux commis accompagnaient la famille Guillaume à la messe de Saint-Leu et aux vêpres. Mesdemoiselles Virginie et Augustine, modestement vêtues d’indienne, prenaient chacune le bras d’un commis et marchaient en avant, sous les yeux perçants de leur mère, qui fermait ce petit cortége domestique avec son mari accoutumé par elle à porter deux gros paroissiens reliés en maroquin noir. Le second commis n’avait pas d’appointements. Quant à celui que douze ans de persévérance et de discrétion initiaient aux secrets de la maison, il recevait huit cents francs en récompense de ses labeurs. À certaines fêtes de famille, il était gratifié de quelques cadeaux auxquels la main sèche et ridée de madame Guillaume donnait seule du prix : des bourses en filet, qu’elle avait soin d’emplir de coton pour faire valoir leurs dessins à jour ; des bretelles fortement conditionnées, ou des paires de bas de soie bien lourdes. Quelquefois, mais rarement, ce premier ministre était admis à partager les plaisirs de la famille soit quand elle allait à la campagne, soit quand après des mois d’attente elle se décidait à user de son droit à demander, en louant une loge, une pièce à laquelle Paris ne pensait plus.

Quant aux deux autres commis, la barrière de

respect qui séparait jadis un maître drapier de ses apprentis était placée si fortement entre eux et le vieux négociant, qu’il leur eût été plus facile de voler une pièce de drap que de déranger cette auguste étiquette. Cette réserve peut paraître ridicule aujourd’hui. Néanmoins, ces vieilles maisons étaient des écoles de mœurs et de probité. Les maîtres adoptaient leurs apprentis. Le linge d’un jeune homme était soigné, réparé, quelquefois renouvelé par la maîtresse de la maison. Un commis tombait-il malade, il devenait l’objet de soins vraiment maternels. En cas de danger, le patron prodiguait son argent pour appeler les plus célèbres docteurs ; car il ne répondait pas seulement des mœurs et du savoir de ces jeunes gens à leurs parents. Si l’un d’eux, honorable par le caractère, éprouvait quelque désastre, ces vieux négociants savaient apprécier l’intelligence qu’ils avaient développée, et n’hésitaient pas à confier le bonheur de leurs filles à celui auquel ils avaient pendant long-temps confié leurs fortunes. Guillaume était un de ces hommes antiques, et s’il en avait les ridicules, il en avait toutes les qualités. Aussi Joseph Lebas, son premier commis, orphelin et sans fortune, était-il, dans son idée, le futur époux de Virginie sa fille aînée. Mais Joseph ne partageait point les pensées symétriques de son patron, qui, pour un empire, n’aurait pas marié sa seconde fille avant la première. L’infortuné

Though each of these apprentices, even the eldest, paid a round sum for his board, not one of them would have been bold enough to remain at the master's table when dessert was served. When Madame Guillaume talked of dressing the salad, the hapless youths trembled as they thought of the thrift with which her prudent hand dispensed the oil. They could never think of spending a night away from the house without having given, long before, a plausible reason for such an irregularity. Every Sunday, each in his turn, two of them accompanied the Guillaume family to Mass at Saint-Leu, and to vespers. Mesdemoiselles Virginie and Augustine, simply attired in cotton print, each took the arm of an apprentice and walked in front, under the piercing eye of their mother, who closed the little family procession with her husband, accustomed by her to carry two large prayer-books, bound in black morocco. The second apprentice received no salary. As for the eldest, whose twelve years of perseverance and discretion had initiated him into the secrets of the house, he was paid eight hundred francs a year as the reward of his labors. On certain family festivals he received as a gratuity some little gift, to which Madame Guillaume's dry and wrinkled hand alone gave value—netted purses, which she took care to stuff with cotton wool, to show off the fancy stitches, braces of the strongest make, or heavy silk stockings. Sometimes, but rarely, this prime minister was admitted to share the pleasures of the family when they went into the country, or when, after waiting for months, they made up their mind to exert the right acquired by taking a box at the theatre to command a piece which Paris had already forgotten.

As to the other assistants, the barrier of respect

which formerly divided a master draper from his apprentices was that they would have been more likely to steal a piece of cloth than to infringe this time-honored etiquette. Such reserve may now appear ridiculous; but these old houses were a school of honesty and sound morals. The masters adopted their apprentices. The young man's linen was cared for, mended, and often replaced by the mistress of the house. If an apprentice fell ill, he was the object of truly maternal attention. In a case of danger the master lavished his money in calling in the most celebrated physicians, for he was not answerable to their parents merely for the good conduct and training of the lads. If one of them, whose character was unimpeachable, suffered misfortune, these old tradesmen knew how to value the intelligence he had displayed, and they did not hesitate to entrust the happiness of their daughters to men whom they had long trusted with their fortunes. Guillaume was one of these men of the old school, and if he had their ridiculous side, he had all their good qualities; and Joseph Lebas, the chief assistant, an orphan without any fortune, was in his mind destined to be the husband of Virginie, his elder daughter. But Joseph did not share the symmetrical ideas of his master, who would not for an empire have given his second daughter in marriage before the elder. The unhappy assistant felt that

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commis se sentait le cœur entièrement pris pour mademoiselle Augustine la cadette. Afin de justifier cette passion, qui avait grandi secrètement, il est nécessaire de pénétrer plus avant dans les ressorts du gouvernement absolu qui régissait la maison du vieux marchand drapier.

Guillaume avait deux filles. L’aînée, mademoiselle

Virginie, était tout le portrait de sa mère. Madame Guillaume, fille du sieur Chevrel, se tenait si droite sur la banquette de son comptoir, que plus d’une fois elle avait entendu des plaisants parier qu’elle y était empalée. Sa figure maigre et longue trahissait une dévotion outrée. Sans grâces et sans manières aimables, madame Guillaume ornait habituellement sa tête presque sexagénaire d’un bonnet dont la forme était invariable et garni de barbes comme celui d’une veuve. Tout le voisinage l’appelait la sœur tourière. Sa parole était brève, et ses gestes avaient quelque chose des mouvements saccadés d’un télégraphe. Son œil, clair comme celui d’un chat, semblait en vouloir à tout le monde de ce qu’elle était laide. Mademoiselle Virginie, élevée comme sa jeune sœur sous les lois despotiques de leur mère, avait atteint l’âge de vingt-huit ans. La jeunesse atténuait l’air disgracieux que sa ressemblance avec sa mère donnait parfois à sa figure ; mais la rigueur maternelle l’avait dotée de deux grandes qualités qui pouvaient tout contre-balancer : elle était douce et patiente. Mademoiselle Augustine, à peine âgée de dix-huit ans, ne ressemblait ni à son père ni à sa mère. Elle était de ces filles qui, par l’absence de tout lien physique avec leurs parents, font croire à ce dicton de prude : Dieu donne les enfants. Augustine était petite, ou, pour la mieux peindre, mignonne. Gracieuse et pleine de candeur, un homme du monde n’aurait pu reprocher à cette charmante créature que des gestes mesquins ou certaines attitudes communes, et parfois de la gêne. Sa figure silencieuse et immobile respirait cette mélancolie passagère qui s’empare de toutes les jeunes filles trop faibles pour oser résister aux volontés d’une mère.

Toujours modestement vêtues, les deux sœurs ne pouvaient satisfaire la coquetterie innée chez la femme que par un luxe de propreté qui leur allait à merveille et les mettait en harmonie avec ces comptoirs luisants, avec ces rayons sur lesquels le vieux domestique ne souffrait pas un grain de poussière, avec la simplicité antique de tout ce qui se voyait autour d’elles. Obligées par leur genre de vie à chercher des éléments de bonheur dans des travaux obstinés, Augustine et Virginie n’avaient donné jusqu’alors que du contentement à leur mère, qui s’applaudissait secrètement de la perfection du caractère de ses deux filles. Il est facile d’imaginer les résultats de l’éducation qu’elles avaient reçue. Élevées pour le commerce, habituées à n’entendre que des raisonnements et des calculs tristement mercantiles, n’ayant étudié que la grammaire, la tenue des livres, un peu d’histoire juive, l’histoire de France dans Le Ragois, et ne lisant que les auteurs dont la lecture leur était permise par leur mère, leurs idées n’avaient pas pris beaucoup d’étendue : elles savaient parfaitement tenir un ménage, elles

his heart was wholly given to Mademoiselle Augustine, the younger. In order to justify this passion, which had grown up in secret, it is necessary to inquire a little further into the springs of the absolute government which ruled the old cloth-merchant's household.

Guillaume had two daughters. The elder,

Mademoiselle Virginie, was the very image of her mother. Madame Guillaume, daughter of the Sieur Chevrel, sat so upright in the stool behind her desk, that more than once she had heard some wag bet that she was a stuffed figure. Her long, thin face betrayed exaggerated piety. Devoid of attractions or of amiable manners, Madame Guillaume commonly decorated her head—that of a woman near on sixty—with a cap of a particular and unvarying shape, with long lappets, like that of a widow. In all the neighborhood she was known as the "portress nun." Her speech was curt, and her movements had the stiff precision of a semaphore. Her eye, with a gleam in it like a cat's, seemed to spite the world because she was so ugly. Mademoiselle Virginie, brought up, like her younger sister, under the domestic rule of her mother, had reached the age of eight-and-twenty. Youth mitigated the graceless effect which her likeness to her mother sometimes gave to her features, but maternal austerity had endowed her with two great qualities which made up for everything. She was patient and gentle. Mademoiselle Augustine, who was but just eighteen, was not like either her father or her mother. She was one of those daughters whose total absence of any physical affinity with their parents makes one believe in the adage: "God gives children." Augustine was little, or, to describe her more truly, delicately made. Full of gracious candor, a man of the world could have found no fault in the charming girl beyond a certain meanness of gesture or vulgarity of attitude, and sometimes a want of ease. Her silent and placid face was full of the transient melancholy which comes over all young girls who are too weak to dare to resist their mother's will.

The two sisters, always plainly dressed, could not

gratify the innate vanity of womanhood but by a luxury of cleanliness which became them wonderfully, and made them harmonize with the polished counters and the shining shelves, on which the old man-servant never left a speck of dust, and with the old-world simplicity of all they saw about them. As their style of living compelled them to find the elements of happiness in persistent work, Augustine and Virginie had hitherto always satisfied their mother, who secretly prided herself on the perfect characters of her two daughters. It is easy to imagine the results of the training they had received. Brought up to a commercial life, accustomed to hear nothing but dreary arguments and calculations about trade, having studied nothing but grammar, book-keeping, a little Bible-history, and the history of France in Le Ragois, and never reading any book but what their mother would sanction, their ideas had not acquired much scope. They knew perfectly how to keep house; they were familiar with the prices of things; they understood the difficulty of amassing money;

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connaissaient le prix des choses, elles appréciaient les difficultés que l’on éprouve à amasser l’argent, elles étaient économes et portaient un grand respect aux qualités du négociant. Malgré la fortune de leur père, elles étaient aussi habiles à faire des reprises qu’à festonner ; souvent leur mère parlait de leur apprendre la cuisine afin qu’elles sussent bien ordonner un dîner, et pussent gronder une cuisinière en connaissance de cause. Ignorant les plaisirs du monde et voyant comment s’écoulait la vie exemplaire de leurs parents, elles ne jetaient que bien rarement leurs regards au delà de l’enceinte de cette vieille maison patrimoniale qui, pour leur mère, était l’univers. Les réunions occasionnées par les solennités de famille formaient tout l’avenir de leurs joies terrestres.

Quand le grand salon situé au second étage devait recevoir madame Roguin, une demoiselle Chevrel, de quinze ans moins âgée que sa cousine et qui portait des diamants ; le jeune Rabourdin, sous-chef aux Finances ; monsieur César Birotteau, riche parfumeur, et sa femme appelée madame César ; monsieur Camusot, le plus riche négociant en soieries de la rue des Bourdonnais ; deux ou trois vieux banquiers, et des femmes irréprochables ; les apprêts nécessités par la manière dont l’argenterie, les porcelaines de Saxe, les bougies, les cristaux étaient empaquetés faisaient une diversion à la vie monotone de ces trois femmes qui allaient et venaient, en se donnant autant de mouvement que des religieuses pour la réception d’un évêque. Puis quand, le soir, fatiguées toutes trois d’avoir essuyé, frotté, déballé, mis en place les ornements de la fête, les deux jeunes filles aidaient leur mère à se coucher, madame Guillaume leur disait : – Nous n’avons rien fait aujourd’hui, mes enfants !

Lorsque, dans ces assemblées solennelles, la sœur

tourière permettait de danser en confinant les parties de boston, de whist et de trictrac dans sa chambre à coucher, cette concession était comptée parmi les félicités les plus inespérées, et causait un bonheur égal à celui d’aller à deux ou trois grands bals où Guillaume menait ses filles à l’époque du carnaval.

Enfin, une fois par an, l’honnête drapier donnait

une fête pour laquelle rien n’était épargné. Quelque riches et élégantes que fussent les personnes invitées, elles se gardaient bien d’y manquer ; car les maisons les plus considérables de la place avaient recours à l’immense crédit, à la fortune ou à la vieille expérience de monsieur Guillaume. Mais les deux filles de ce digne négociant ne profitaient pas autant qu’on pourrait le supposer des enseignements que le monde offre à de jeunes âmes. Elles apportaient dans ces réunions, inscrites d’ailleurs sur le carnet d’échéances de la maison, des parures dont la mesquinerie les faisait rougir. Leur manière de danser n’avait rien de remarquable, et la surveillance maternelle ne leur permettait pas de soutenir la conversation autrement que par Oui et Non avec leurs cavaliers. Puis la loi de la vieille enseigne du Chat-qui-pelote leur ordonnait

they were economical, and had a great respect for the qualities that make a man of business. Although their father was rich, they were as skilled in darning as in embroidery; their mother often talked of having them taught to cook, so that they might know how to order a dinner and scold a cook with due knowledge. They knew nothing of the pleasures of the world; and, seeing how their parents spent their exemplary lives, they very rarely suffered their eyes to wander beyond the walls of their hereditary home, which to their mother was the whole universe. The meetings to which family anniversaries gave rise filled in the future of earthly joy to them.

When the great drawing-room on the second floor

was to be prepared to receive company—Madame Roguin, a Demoiselle Chevrel, fifteen months younger than her cousin, and bedecked with diamonds; young Rabourdin, employed in the Finance Office; Monsieur Cesar Birotteau, the rich perfumer, and his wife, known as Madame Cesar; Monsieur Camusot, the richest silk mercer in the Rue des Bourdonnais, with his father-in-law, Monsieur Cardot, two or three old bankers, and some immaculate ladies—the arrangements, made necessary by the way in which everything was packed away—the plate, the Dresden china, the candlesticks, and the glass—made a variety in the monotonous lives of the three women, who came and went and exerted themselves as nuns would to receive their bishop. Then, in the evening, when all three were tired out with having wiped, rubbed, unpacked, and arranged all the gauds of the festival, as the girls helped their mother to undress, Madame Guillaume would say to them, "Children, we have done nothing today."

When, on very great occasions, "the portress nun"

allowed dancing, restricting the games of boston, whist, and backgammon within the limits of her bedroom, such a concession was accounted as the most unhoped felicity, and made them happier than going to the great balls, to two or three of which Guillaume would take the girls at the time of the Carnival.

And once a year the worthy draper gave an

entertainment, when he spared no expense. However rich and fashionable the persons invited might be, they were careful not to be absent; for the most important houses on the exchange had recourse to the immense credit, the fortune, or the time-honored experience of Monsieur Guillaume. Still, the excellent merchant's daughters did not benefit as much as might be supposed by the lessons the world has to offer to young spirits. At these parties, which were indeed set down in the ledger to the credit of the house, they wore dresses the shabbiness of which made them blush. Their style of dancing was not in any way remarkable, and their mother's surveillance did not allow of their holding any conversation with their partners beyond Yes and No. Also, the law of the old sign of the Cat and Racket commanded that they should be home by

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d’être rentrées à onze heures, moment où les bals et les fêtes commencent à s’animer. Ainsi leurs plaisirs, en apparence assez conformes à la fortune de leur père, devenaient souvent insipides par des circonstances qui tenaient aux habitudes et aux principes de cette famille.

Quant à leur vie habituelle, une seule observation

achèvera de la peindre. Madame Guillaume exigeait que ses deux filles fussent habillées de grand matin, qu’elles descendissent tous les jours à la même heure, et soumettait leurs occupations à une régularité monastique. Cependant Augustine avait reçu du hasard une âme assez élevée pour sentir le vide de cette existence. Parfois ses yeux bleus se relevaient comme pour interroger les profondeurs de cet escalier sombre et de ces magasins humides. Après avoir sondé ce silence de cloître, elle semblait écouter de loin de confuses révélations de cette vie passionnée qui met les sentiments à un plus haut prix que les choses. En ces moments son visage se colorait, ses mains inactives laissaient tomber la blanche mousseline sur le chêne poli du comptoir, et bientôt sa mère lui disait d’une voix qui restait toujours aigre même dans les tons les plus doux : – Augustine ! à quoi pensez-vous donc, mon bijou ? Peut-être Hippolyte comte de Douglas et le Comte de Comminges, deux romans trouvés par Augustine dans l’armoire d’une cuisinière récemment renvoyée par madame Guillaume, contribuèrent-ils à développer les idées de cette jeune fille qui les avait furtivement dévorés pendant les longues nuits de l’hiver précédent.

Les expressions de désir vague, la voix douce, la peau de jasmin et les yeux bleus d’Augustine avaient donc allumé dans l’âme du pauvre Lebas un amour aussi violent que respectueux. Par un caprice facile à comprendre, Augustine ne se sentait aucun goût pour l’orphelin : peut-être était-ce parce qu’elle ne se savait pas aimée. En revanche, les longues jambes, les cheveux châtains, les grosses mains et l’encolure vigoureuse du premier commis avaient trouvé une secrète admiratrice dans mademoiselle Virginie, qui, malgré ses cinquante mille écus de dot, n’était demandée en mariage par personne. Rien de plus naturel que ces deux passions inverses nées dans le silence de ces comptoirs obscurs comme fleurissent des violettes dans la profondeur d’un bois. La muette et constante contemplation qui réunissait les yeux de ces jeunes gens par un besoin violent de distraction au milieu de travaux obstinés et d’une paix religieuse, devait tôt ou tard exciter des sentiments d’amour. L’habitude de voir une figure y fait découvrir insensiblement les qualités de l’âme, et finit par en effacer les défauts.

– Au train dont y va cet homme, nos filles ne

tarderont pas à se mettre à genoux devant un prétendu ! se dit monsieur Guillaume en lisant le premier décret par lequel Napoléon anticipa sur les classes de conscrits.

Dès ce jour, désespéré de voir sa fille aînée se

faner, le vieux marchand se souvint d’avoir épousé

eleven o'clock, the hour when balls and fetes begin to be lively. Thus their pleasures, which seemed to conform very fairly to their father's position, were often made insipid by circumstances which were part of the family habits and principles.

As to their usual life, one remark will sufficiently

paint it. Madame Guillaume required her daughters to be dressed very early in the morning, to come down every day at the same hour, and she ordered their employments with monastic regularity. Augustine, however, had been gifted by chance with a spirit lofty enough to feel the emptiness of such a life. Her blue eyes would sometimes be raised as if to pierce the depths of that gloomy staircase and those damp store-rooms. After sounding the profound cloistral silence, she seemed to be listening to remote, inarticulate revelations of the life of passion, which accounts feelings as of higher value than things. And at such moments her cheek would flush, her idle hands would lay the muslin sewing on the polished oak counter, and presently her mother would say in a voice, of which even the softest tones were sour, "Augustine, my treasure, what are you thinking about?" It is possible that two romances discovered by Augustine in the cupboard of a cook Madame Guillaume had lately discharged—Hippolyte Comte de Douglas and Le Comte de Comminges—may have contributed to develop the ideas of the young girl, who had devoured them in secret, during the long nights of the past winter.

And so Augustine's expression of vague longing,

her gentle voice, her jasmine skin, and her blue eyes had lighted in poor Lebas' soul a flame as ardent as it was reverent. From an easily understood caprice, Augustine felt no affection for the orphan; perhaps she did not know that he loved her. On the other hand, the senior apprentice, with his long legs, his chestnut hair, his big hands and powerful frame, had found a secret admirer in Mademoiselle Virginie, who, in spite of her dower of fifty thousand crowns, had as yet no suitor. Nothing could be more natural than these two passions at cross-purposes, born in the silence of the dingy shop, as violets bloom in the depths of a wood. The mute and constant looks which made the young people's eyes meet by sheer need of change in the midst of persistent work and cloistered peace, was sure, sooner or later, to give rise to feelings of love. The habit of seeing always the same face leads insensibly to our reading there the qualities of the soul, and at last effaces all its defects.

"At the pace at which that man goes, our girls will

soon have to go on their knees to a suitor!" said Monsieur Guillaume to himself, as he read the first decree by which Napoleon drew in advance on the conscript classes.

From that day the old merchant, grieved at seeing

his eldest daughter fade, remembered how he had

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mademoiselle Chevrel à peu près dans la situation où se trouvaient Joseph Lebas et Virginie. Quelle belle affaire que de marier sa fille et d’acquitter une dette sacrée, en rendant à un orphelin le bienfait qu’il avait reçu jadis de son prédécesseur dans les mêmes circonstances ! Âgé de trente-trois ans, Joseph Lebas pensait aux obstacles que quinze ans de différence mettaient entre Augustine et lui. Trop perspicace d’ailleurs pour ne pas deviner les desseins de monsieur Guillaume, il en connaissait assez les principes inexorables pour savoir que jamais la cadette ne se marierait avant l’aînée. Le pauvre commis, dont le cœur était aussi excellent que ses jambes étaient longues et son buste épais, souffrait donc en silence.

Tel était l’état des choses dans cette petite

république, qui, au milieu de la rue Saint-Denis, ressemblait assez à une succursale de la Trappe. Mais pour rendre un compte exact des événements extérieurs comme des sentiments, il est nécessaire de remonter à quelques mois avant la scène par laquelle commence cette histoire. À la nuit tombante, un jeune homme passant devant l’obscure boutique du Chat-qui-pelote y était resté un moment en contemplation à l’aspect d’un tableau qui aurait arrêté tous les peintres du monde. Le magasin, n’étant pas encore éclairé, formait un plan noir au fond duquel se voyait la salle à manger du marchand. Une lampe astrale y répandait ce jour jaune qui donne tant de grâce aux tableaux de l’école hollandaise. Le linge blanc, l’argenterie, les cristaux formaient de brillants accessoires qu’embellissaient encore de vives oppositions entre l’ombre et la lumière. La figure du père de famille et celle de sa femme, les visages des commis et les formes pures d’Augustine, à deux pas de laquelle se tenait une grosse fille joufflue, composaient un groupe si curieux ; ces têtes étaient si originales, et chaque caractère avait une expression si franche ; on devinait si bien la paix, le silence et la modeste vie de cette famille, que, pour un artiste accoutumé à exprimer la nature, il y avait quelque chose de désespérant à vouloir rendre cette scène fortuite. Ce passant était un jeune peintre, qui, sept ans auparavant, avait remporté le grand prix de peinture. Il revenait de Rome. Son âme nourrie de poésie, ses yeux rassasiés de Raphaël et de Michel-Ange, avaient soif de la nature vraie, après une longue habitation du pays pompeux où l’art a jeté partout son grandiose. Faux ou juste, tel était son sentiment personnel. Abandonné long-temps à la fougue des passions italiennes, son cœur demandait une de ces vierges modestes et recueillies que, malheureusement, il n’avait su trouver qu’en peinture à Rome. De l’enthousiasme imprimé à son âme exaltée par le tableau naturel qu’il contemplait, il passa naturellement à une profonde admiration pour la figure principale : Augustine paraissait pensive et ne mangeait point ; par une disposition de la lampe dont la lumière tombait entièrement sur son visage, son buste semblait se mouvoir dans un cercle de feu qui détachait plus vivement les contours de sa tête et l’illuminait d’une manière quasi surnaturelle. L’artiste la compara involontairement à un

married Mademoiselle Chevrel under much the same circumstances as those of Joseph Lebas and Virginie. A good bit of business, to marry off his daughter, and discharge a sacred debt by repaying to an orphan the benefit he had formerly received from his predecessor under similar conditions! Joseph Lebas, who was now three-and-thirty, was aware of the obstacle which a difference of fifteen years placed between Augustine and himself. Being also too clear-sighted not to understand Monsieur Guillaume's purpose, he knew his inexorable principles well enough to feel sure that the second would never marry before the elder. So the hapless assistant, whose heart was as warm as his legs were long and his chest deep, suffered in silence.

This was the state of the affairs in the tiny republic

which, in the heart of the Rue Saint-Denis, was not unlike a dependency of La Trappe. But to give a full account of events as well as of feelings, it is needful to go back to some months before the scene with which this story opens. At dusk one evening, a young man passing the darkened shop of the Cat and Racket, had paused for a moment to gaze at a picture which might have arrested every painter in the world. The shop was not yet lighted, and was as a dark cave beyond which the dining-room was visible. A hanging lamp shed the yellow light which lends such charm to pictures of the Dutch school. The white linen, the silver, the cut glass, were brilliant accessories, and made more picturesque by strong contrasts of light and shade. The figures of the head of the family and his wife, the faces of the apprentices, and the pure form of Augustine, near whom a fat chubby-cheeked maid was standing, composed so strange a group; the heads were so singular, and every face had so candid an expression; it was so easy to read the peace, the silence, the modest way of life in this family, that to an artist accustomed to render nature, there was something hopeless in any attempt to depict this scene, come upon by chance. The stranger was a young painter, who, seven years before, had gained the first prize for painting. He had now just come back from Rome. His soul, full-fed with poetry; his eyes, satiated with Raphael and Michael Angelo, thirsted for real nature after long dwelling in the pompous land where art has everywhere left something grandiose. Right or wrong, this was his personal feeling. His heart, which had long been a prey to the fire of Italian passion, craved one of those modest and meditative maidens whom in Rome he had unfortunately seen only in painting. From the enthusiasm produced in his excited fancy by the living picture before him, he naturally passed to a profound admiration for the principal figure; Augustine seemed to be pensive, and did not eat; by the arrangement of the lamp the light fell full on her face, and her bust seemed to move in a circle of fire, which threw up the shape of her head and illuminated it with almost supernatural effect. The artist involuntarily compared her to an exiled angel dreaming of heaven. An almost unknown emotion, a limpid, seething love flooded his heart. After remaining a minute, overwhelmed by the weight of his ideas, he tore himself

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ange exilé qui se souvient du ciel. Une sensation presque inconnue, un amour limpide et bouillonnant inonda son cœur. Après être demeuré pendant un moment comme écrasé sous le poids de ses idées, il s’arracha à son bonheur, rentra chez lui, ne mangea pas, ne dormit point.

Le lendemain, il entra dans son atelier pour n’en sortir qu’après avoir déposé sur une toile la magie de cette scène dont le souvenir l’avait en quelque sorte fanatisé. Sa félicité fut incomplète tant qu’il ne posséda pas un fidèle portrait de son idole. Il passa plusieurs fois devant la maison du Chat-qui-pelote ; il osa même y entrer une ou deux fois sous le masque d’un déguisement, afin de voir de plus près la ravissante créature que madame Guillaume couvrait de son aile. Pendant huit mois entiers, adonné à son amour, à ses pinceaux, il resta invisible pour ses amis les plus intimes, oubliant le monde, la poésie, le théâtre, la musique, et ses plus chères habitudes. Un matin, Girodet força toutes ces consignes que les artistes connaissent et savent éluder, parvint à lui et le réveilla par cette demande : – Que mettras-tu au Salon ? L’artiste saisit la main de son ami, l’entraîne à son atelier, découvre un petit tableau de chevalet et un portrait. Après une lente et avide contemplation des deux chefs-d’œuvre, Girodet saute au cou de son camarade et l’embrasse, sans trouver de paroles. Ses émotions ne pouvaient se rendre que comme il les sentait, d’âme à âme.

– Tu es amoureux ? dit Girodet. Tous deux savaient que les plus beaux portraits de

Titien, de Raphaël et de Léonard de Vinci sont dus à des sentiments exaltés, qui, sous diverses conditions, engendrent d’ailleurs tous les chefs-d’œuvre. Pour toute réponse, le jeune artiste inclina la tête.

– Es-tu heureux de pouvoir être amoureux ici, en

revenant d’Italie ! Je ne te conseille pas de mettre de telles œuvres au Salon, ajouta le grand peintre. Vois-tu, ces deux tableaux n’y seraient pas sentis. Ces couleurs vraies, ce travail prodigieux ne peuvent pas encore être appréciés, le public n’est plus accoutumé à tant de profondeur. Les tableaux que nous peignons, mon bon ami, sont des écrans, des paravents. Tiens, faisons plutôt des vers, et traduisons les Anciens ! il y a plus de gloire à en attendre, que de nos malheureuses toiles.

Malgré cet avis charitable, les deux toiles furent

exposées. La scène d’intérieur fit une révolution dans la peinture. Elle donna naissance à ces tableaux de genre dont la prodigieuse quantité importée à toutes nos expositions, pourrait faire croire qu’ils s’obtiennent par des procédés purement mécaniques. Quant au portrait, il est peu d’artistes qui ne gardent le souvenir de cette toile vivante à laquelle le public, quelquefois juste en masse, laissa la couronne que Girodet y plaça lui-même. Les deux tableaux furent entourés d’une foule immense. On s’y tua, comme disent les femmes. Des spéculateurs, des grands seigneurs couvrirent ces deux toiles de doubles napoléons,

from his bliss, went home, ate nothing, and could not sleep.

The next day he went to his studio, and did not

come out of it till he had placed on canvas the magic of the scene of which the memory had, in a sense, made him a devotee; his happiness was incomplete till he should possess a faithful portrait of his idol. He went many times past the house of the Cat and Racket; he even ventured in once or twice, under a disguise, to get a closer view of the bewitching creature that Madame Guillaume covered with her wing. For eight whole months, devoted to his love and to his brush, he was lost to the sight of his most intimate friends forgetting the world, the theatre, poetry, music, and all his dearest habits. One morning Girodet broke through all the barriers with which artists are familiar, and which they know how to evade, went into his room, and woke him by asking, "What are you going to send to the Salon?" The artist grasped his friend's hand, dragged him off to the studio, uncovered a small easel picture and a portrait. After a long and eager study of the two masterpieces, Girodet threw himself on his comrade's neck and hugged him, without speaking a word. His feelings could only be expressed as he felt them—soul to soul.

"You are in love?" said Girodet. They both knew that the finest portraits by Titian,

Raphael, and Leonardo da Vinci, were the outcome of the enthusiastic sentiments by which, indeed, under various conditions, every masterpiece is engendered. The artist only bent his head in reply.

"How happy are you to be able to be in love, here,

after coming back from Italy! But I do not advise you to send such works as these to the Salon," the great painter went on. "You see, these two works will not be appreciated. Such true coloring, such prodigious work, cannot yet be understood; the public is not accustomed to such depths. The pictures we paint, my dear fellow, are mere screens. We should do better to turn rhymes, and translate the antique poets! There is more glory to be looked for there than from our luckless canvases!"

Notwithstanding this charitable advice, the two

pictures were exhibited. The Interior made a revolution in painting. It gave birth to the pictures of genre which pour into all our exhibitions in such prodigious quantity that they might be supposed to be produced by machinery. As to the portrait, few artists have forgotten that lifelike work; and the public, which as a body is sometimes discerning, awarded it the crown which Girodet himself had hung over it. The two pictures were surrounded by a vast throng. They fought for places, as women say. Speculators and moneyed men would have covered the canvas with double napoleons, but the artist obstinately

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l’artiste refusa obstinément de les vendre, et refusa d’en faire des copies. On lui offrit une somme énorme pour les laisser graver, les marchands ne furent pas plus heureux que ne l’avaient été les amateurs.

Quoique cette aventure fît du bruit dans le monde, elle n’était pas de nature à parvenir au fond de la petite Thébaïde de la rue Saint-Denis. Néanmoins, en venant faire une visite à madame Guillaume, la femme du notaire parla de l’exposition devant Augustine, qu’elle aimait beaucoup, et lui en expliqua le but. Le babil de madame Roguin inspira naturellement à Augustine le désir de voir les tableaux, et la hardiesse de demander secrètement à sa cousine de l’accompagner au Louvre. La cousine réussit dans la négociation qu’elle entama auprès de madame Guillaume, pour obtenir la permission d’arracher sa petite cousine à ses tristes travaux pendant environ deux heures. La jeune fille pénétra donc, à travers la foule, jusqu’au tableau couronné. Un frisson la fit trembler comme une feuille de bouleau, quand elle se reconnut. Elle eut peur et regarda autour d’elle pour rejoindre madame Roguin, de qui elle avait été séparée par un flot de monde. En ce moment ses yeux effrayés rencontrèrent la figure enflammée du jeune peintre. Elle se rappela tout à coup la physionomie d’un promeneur que, curieuse, elle avait souvent remarqué, en croyant que c’était un nouveau voisin.

– Vous voyez ce que l’amour m’a fait faire, dit

l’artiste à l’oreille de la timide créature qui resta tout épouvantée de ces paroles.

Elle trouva un courage surnaturel pour fendre la

presse, et pour rejoindre sa cousine encore occupée à percer la masse du monde qui l’empêchait d’arriver jusqu’au tableau.

– Vous seriez étouffée, s’écria Augustine, partons ! Mais il se rencontre, au Salon, certains moments

pendant lesquels deux femmes ne sont pas toujours libres de diriger leurs pas dans les galeries. Mademoiselle Guillaume et sa cousine furent poussées à quelques pas du second tableau, par suite des mouvements irréguliers que la foule leur imprima. Le hasard voulut qu’elles eussent la facilité d’approcher ensemble de la toile illustrée par la mode, d’accord cette fois avec le talent. La femme du notaire fit une exclamation de surprise perdue dans le brouhaha et les bourdonnements de la foule ; mais Augustine pleura involontairement à l’aspect de cette merveilleuse scène. Puis, par un sentiment presque inexplicable, elle mit un doigt sur ses lèvres en apercevant à deux pas d’elle la figure extatique du jeune artiste. L’inconnu répondit par un signe de tête et désigna madame Roguin, comme un trouble-fête, afin de montrer à Augustine qu’elle était comprise. Cette pantomime jeta comme un brasier dans le corps de la pauvre fille qui se trouva criminelle, en se figurant qu’il venait de se conclure un pacte entre elle et l’artiste. Une chaleur étouffante, le continuel aspect des plus brillantes toilettes, et

refused to sell or to make replicas. An enormous sum was offered him for the right of engraving them, and the print-sellers were not more favored than the amateurs.

Though these incidents occupied the world, they

were not of a nature to penetrate the recesses of the monastic solitude in the Rue Saint-Denis. However, when paying a visit to Madame Guillaume, the notary's wife spoke of the exhibition before Augustine, of whom she was very fond, and explained its purpose. Madame Roguin's gossip naturally inspired Augustine with a wish to see the pictures, and with courage enough to ask her cousin secretly to take her to the Louvre. Her cousin succeeded in the negotiations she opened with Madame Guillaume for permission to release the young girl for two hours from her dull labors. Augustine was thus able to make her way through the crowd to see the crowned work. A fit of trembling shook her like an aspen leaf as she recognized herself. She was terrified, and looked about her to find Madame Roguin, from whom she had been separated by a tide of people. At that moment her frightened eyes fell on the impassioned face of the young painter. She at once recalled the figure of a loiterer whom, being curious, she had frequently observed, believing him to be a new neighbor.

"You see how love has inspired me," said the artist

in the timid creature's ear, and she stood in dismay at the words.

She found supernatural courage to enable her to

push through the crowd and join her cousin, who was still struggling with the mass of people that hindered her from getting to the picture.

"You will be stifled!" cried Augustine. "Let us go." But there are moments, at the Salon, when two

women are not always free to direct their steps through the galleries. By the irregular course to which they were compelled by the press, Mademoiselle Guillaume and her cousin were pushed to within a few steps of the second picture. Chance thus brought them, both together, to where they could easily see the canvas made famous by fashion, for once in agreement with talent. Madame Roguin's exclamation of surprise was lost in the hubbub and buzz of the crowd; Augustine involuntarily shed tears at the sight of this wonderful study. Then, by an almost unaccountable impulse, she laid her finger on her lips, as she perceived quite near her the ecstatic face of the young painter. The stranger replied by a nod, and pointed to Madame Roguin, as a spoil-sport, to show Augustine that he had understood. This pantomime struck the young girl like hot coals on her flesh; she felt quite guilty as she perceived that there was a compact between herself and the artist. The suffocating heat, the dazzling sight of beautiful dresses, the bewilderment produced in Augustine's brain by the truth of coloring, the multitude

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l’étourdissement que produisaient sur Augustine la variété des couleurs, la multitude des figures vivantes ou peintes, la profusion des cadres d’or, lui firent éprouver une espèce d’enivrement qui redoubla ses craintes. Elle se serait peut-être évanouie, si, malgré ce chaos de sensations, il ne s’était élevé au fond de son cœur une jouissance inconnue qui vivifia tout son être. Néanmoins, elle se crut sous l’empire de ce démon dont les terribles piéges lui étaient prédits par la voix tonnante des prédicateurs. Ce moment fut pour elle comme un moment de folie. Elle se vit accompagnée jusqu’à la voiture de sa cousine par ce jeune homme resplendissant de bonheur et d’amour. En proie à une irritation toute nouvelle, une ivresse qui la livrait en quelque sorte à la nature, Augustine écouta la voix éloquente de son cœur, et regarda plusieurs fois le jeune peintre en laissant paraître le trouble dont elle était saisie. Jamais l’incarnat de ses joues n’avait formé de plus vigoureux contrastes avec la blancheur de sa peau. L’artiste aperçut alors cette beauté dans toute sa fleur, cette pudeur dans toute sa gloire. Augustine éprouva une sorte de joie mêlée de terreur, en pensant que sa présence causait la félicité de celui dont le nom était sur toutes les lèvres, dont le talent donnait l’immortalité à de passagères images. Elle était aimée ! il lui était impossible d’en douter. Quand elle ne vit plus l’artiste, elle entendit encore retentir dans son cœur ces paroles simples : – « Vous voyez ce que l’amour m’a fait faire. » Et les palpitations devenues plus profondes lui semblèrent une douleur, tant son sang plus ardent réveilla dans son corps de puissances inconnues. Elle feignit d’avoir un grand mal de tête pour éviter de répondre aux questions de sa cousine relativement aux tableaux ; mais, au retour, madame Roguin ne put s’empêcher de parler à madame Guillaume de la célébrité obtenue par le Chat-qui-pelote, et Augustine trembla de tous ses membres en entendant dire à sa mère qu’elle irait au Salon pour y voir sa maison. La jeune fille insista de nouveau sur sa souffrance, et obtint la permission d’aller se coucher.

– Voilà ce qu’on gagne à tous ces spectacles,

s’écria monsieur Guillaume, des maux de tête. Est-ce donc bien amusant de voir en peinture ce qu’on rencontre tous les jours dans notre rue ! Ne me parlez pas de ces artistes qui sont, comme vos auteurs, des meure-de-faim. Que diable ont-ils besoin de prendre ma maison pour la vilipender dans leurs tableaux ?

– Cela pourra nous faire vendre quelques aunes de

drap de plus, dit Joseph Lebas. Cette observation n’empêcha pas que les arts et la

pensée ne fussent condamnés encore une fois au tribunal du Négoce. Comme on doit bien le penser, ces discours ne donnèrent pas grand espoir à Augustine. Elle eut toute la nuit pour se livrer à la première méditation de l’amour. Les événements de cette journée furent comme un songe qu’elle se plut à reproduire dans sa pensée Elle s’initia aux craintes, aux espérances, aux remords, à toutes ces ondulations de sentiment qui devaient bercer un cœur

of living or painted figures, the profusion of gilt frames, gave her a sense of intoxication which doubled her alarms. She would perhaps have fainted if an unknown rapture had not surged up in her heart to vivify her whole being, in spite of this chaos of sensations. She nevertheless believed herself to be under the power of the Devil, of whose awful snares she had been warned of by the thundering words of preachers. This moment was to her like a moment of madness. She found herself accompanied to her cousin's carriage by the young man, radiant with joy and love. Augustine, a prey to an agitation new to her experience, an intoxication which seemed to abandon her to nature, listened to the eloquent voice of her heart, and looked again and again at the young painter, betraying the emotion that came over her. Never had the bright rose of her cheeks shown in stronger contrast with the whiteness of her skin. The artist saw her beauty in all its bloom, her maiden modesty in all its glory. She herself felt a sort of rapture mingled with terror at thinking that her presence had brought happiness to him whose name was on every lip, and whose talent lent immortality to transient scenes. She was loved! It was impossible to doubt it. When she no longer saw the artist, these simple words still echoed in her ear, "You see how love has inspired me!" And the throbs of her heart, as they grew deeper, seemed a pain, her heated blood revealed so many unknown forces in her being. She affected a severe headache to avoid replying to her cousin's questions concerning the pictures; but on their return Madame Roguin could not forbear from speaking to Madame Guillaume of the fame that had fallen on the house of the Cat and Racket, and Augustine quaked in every limb as she heard her mother say that she should go to the Salon to see her house there. The young girl again declared herself suffering, and obtained leave to go to bed.

"That is what comes of sight-seeing," exclaimed

Monsieur Guillaume—"a headache. And is it so very amusing to see in a picture what you can see any day in your own street? Don't talk to me of your artists! Like writers, they are a starveling crew. Why the devil need they choose my house to flout it in their pictures?"

"It may help to sell a few ells more of cloth," said

Joseph Lebas. This remark did not protect art and thought from

being condemned once again before the judgment-seat of trade. As may be supposed, these speeches did not infuse much hope into Augustine, who, during the night, gave herself up to the first meditations of love. The events of the day were like a dream, which it was a joy to recall to her mind. She was initiated into the fears, the hopes, the remorse, all the ebb and flow of feeling which could not fail to toss a heart so simple and timid as hers. What a

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simple et timide comme le sien. Quel vide elle reconnut dans cette noire maison, et quel trésor elle trouva dans son âme ! Être la femme d’un homme de talent, partager sa gloire ! Quels ravages cette idée ne devait-elle pas faire au cœur d’une enfant élevée au sein de cette famille ! Quelle espérance ne devait-elle pas éveiller chez une jeune personne qui, nourrie jusqu’alors de principes vulgaires, avait désiré une vie élégante ! Un rayon de soleil était tombé dans cette prison. Augustine aima tout à coup. En elle tant de sentiments étaient flattés à la fois, qu’elle succomba sans rien calculer. À dix-huit ans, l’amour ne jette-t-il pas son prisme entre le monde et les yeux d’une jeune fille ? Incapable de deviner les rudes chocs qui résultent de l’alliance d’une femme aimante avec un homme d’imagination, elle crut être appelée à faire le bonheur de celui-ci, sans apercevoir aucune disparate entre elle et lui. Pour elle, le présent fut tout l’avenir. Quand le lendemain son père et sa mère revinrent du Salon, leurs figures attristées annoncèrent quelque désappointement. D’abord, les deux tableaux avaient été retirés par le peintre ; puis, madame Guillaume avait perdu son châle de cachemire. Apprendre que les tableaux venaient de disparaître après sa visite au Salon fut pour Augustine la révélation d’une délicatesse de sentiment que les femmes savent toujours apprécier, même instinctivement.

Le matin où, rentrant d’un bal, Théodore de

Sommervieux, tel était le nom que la renommée avait apporté dans le cœur d’Augustine, fut aspergé par les commis du Chat-qui-pelote pendant qu’il attendait l’apparition de sa naïve amie, qui ne le savait certes pas là, les deux amants se voyaient pour la quatrième fois seulement depuis la scène du Salon. Les obstacles que le régime de la maison Guillaume opposait au caractère fougueux de l’artiste, donnaient à sa passion pour Augustine une violence facile à concevoir.

Comment aborder une jeune fille assise dans un

comptoir entre deux femmes telles que mademoiselle Virginie et madame Guillaume ? Comment correspondre avec elle, quand sa mère ne la quittait jamais ? Habile, comme tous les amants, à se forger des malheurs, Théodore se créait un rival dans l’un des commis, et mettait les autres dans les intérêts de son rival. S’il échappait à tant d’Argus, il se voyait échouant sous les yeux sévères du vieux négociant ou de madame Guillaume. Partout des barrières, partout le désespoir ! La violence même de sa passion empêchait le jeune peintre de trouver ces expédients ingénieux qui, chez les prisonniers comme chez les amants, semblent être le dernier effort de la raison échauffée par un sauvage besoin de liberté ou par le feu de l’amour. Théodore tournait alors dans le quartier avec l’activité d’un fou, comme si le mouvement pouvait lui suggérer des ruses. Après s’être bien tourmenté l’imagination, il inventa de gagner à prix d’or la servante joufflue. Quelques lettres furent donc échangées de loin en loin pendant la quinzaine qui suivit la malencontreuse matinée où monsieur Guillaume et

void she perceived in this gloomy house! What a treasure she found in her soul! To be the wife of a genius, to share his glory! What ravages must such a vision make in the heart of a girl brought up among such a family! What hopes must it raise in a young creature who, in the midst of sordid elements, had pined for a life of elegance! A sunbeam had fallen into the prison. Augustine was suddenly in love. So many of her feelings were soothed that she succumbed without reflection. At eighteen does not love hold a prism between the world and the eyes of a young girl? She was incapable of suspecting the hard facts which result from the union of a loving woman with a man of imagination, and she believed herself called to make him happy, not seeing any disparity between herself and him. To her the future would be as the present. When, next day, her father and mother returned from the Salon, their dejected faces proclaimed some disappointment. In the first place, the painter had removed the two pictures; and then Madame Guillaume had lost her cashmere shawl. But the news that the pictures had disappeared from the walls since her visit revealed to Augustine a delicacy of sentiment which a woman can always appreciate, even by instinct.

On the morning when, on his way home from a

ball, Theodore de Sommervieux—for this was the name which fame had stamped on Augustine's heart—had been squirted on by the apprentices while awaiting the appearance of his artless little friend, who certainly did not know that he was there, the lovers had seen each other for the fourth time only since their meeting at the Salon. The difficulties which the rule of the house placed in the way of the painter's ardent nature gave added violence to his passion for Augustine.

How could he get near to a young girl seated in a

counting-house between two such women as Mademoiselle Virginie and Madame Guillaume? How could he correspond with her when her mother never left her side? Ingenious, as lovers are, to imagine woes, Theodore saw a rival in one of the assistants, to whose interests he supposed the others to be devoted. If he should evade these sons of Argus, he would yet be wrecked under the stern eye of the old draper or of Madame Guillaume. The very vehemence of his passion hindered the young painter from hitting on the ingenious expedients which, in prisoners and in lovers, seem to be the last effort of intelligence spurred by a wild craving for liberty, or by the fire of love. Theodore wandered about the neighborhood with the restlessness of a madman, as though movement might inspire him with some device. After racking his imagination, it occurred to him to bribe the blowsy waiting-maid with gold. Thus a few notes were exchanged at long intervals during the fortnight following the ill-starred morning when Monsieur Guillaume and Theodore had so scrutinized one another.

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Théodore s’étaient si bien examinés. En ce moment, les deux jeunes gens étaient

convenus de se voir à une certaine heure du jour et le dimanche, à Saint-Leu, pendant la messe et les vêpres. Augustine avait envoyé à son cher Théodore la liste des parents et des amis de la famille, chez lesquels le jeune peintre tâcha d’avoir accès afin d’intéresser à ses amoureuses pensées, s’il était possible, une de ces âmes occupées d’argent, de commerce, et auxquelles une passion véritable devait sembler la spéculation la plus monstrueuse, une spéculation inouïe. D’ailleurs, rien ne changea dans les habitudes du Chat-qui-pelote. Si Augustine fut distraite, si, contre toute espèce d’obéissance aux lois de la charte domestique, elle monta à sa chambre pour y aller, grâce à un pot de fleurs, établir des signaux ; si elle soupira, si elle pensa enfin, personne, pas même sa mère, ne s’en aperçut. Cette circonstance causera quelque surprise à ceux qui auront compris l’esprit de cette maison, où une pensée entachée de poésie devait produire un contraste avec les êtres et les choses, où personne ne pouvait se permettre ni un geste, ni un regard qui ne fussent vus et analysés. Cependant rien de plus naturel : le vaisseau si tranquille qui naviguait sur la mer orageuse de la place de Paris, sous le pavillon du Chat-qui-pelote, était la proie d’une de ces tempêtes qu’on pourrait nommer équinoxiales à cause de leur retour périodique. Depuis quinze jours, les quatre hommes de l’équipage, madame Guillaume et mademoiselle Virginie s’adonnaient à ce travail excessif désigné sous le nom d’inventaire.

On remuait tous les ballots et l’on vérifiait l’aunage des pièces pour s’assurer de la valeur exacte du coupon. On examinait soigneusement la carte appendue au paquet pour reconnaître en quel temps les draps avaient été achetés. On fixait le prix actuel. Toujours debout, son aune à la main, la plume derrière l’oreille, monsieur Guillaume ressemblait à un capitaine commandant la manœuvre. Sa voix aiguë, passant par un judas pour interroger la profondeur des écoutilles du magasin d’en bas, faisait entendre ces barbares locutions du commerce, qui ne s’exprime que par énigmes : – Combien d’H-N-Z ? – Enlevé. – Que reste-t-il de Q-X ? – Deux aunes. – Quel prix ? – Cinq-cinq-trois. – Portez à trois A tout J-J, tout M-P, et le reste de V-D-O. Mille autres phrases tout aussi intelligibles ronflaient à travers les comptoirs comme des vers de la poésie moderne que des romantiques se seraient cités afin d’entretenir leur enthousiasme pour un de leurs poètes. Le soir, Guillaume, enfermé avec son commis et sa femme, soldait les comptes, portait à nouveau, écrivait aux retardataires, et dressait des factures. Tous trois préparaient ce travail immense dont le résultat tenait sur un carré de papier tellière, et prouvait à la maison Guillaume qu’il existait tant en argent, tant en marchandises, tant en traites et billets ; qu’elle ne devait pas un sou, qu’il lui était dû cent ou deux cent mille francs ; que le capital avait augmenté ; que les fermes, les maisons, les rentes allaient être ou arrondies, ou réparées, ou doublées. De là résultait la

At the present moment the young couple had

agreed to see each other at a certain hour of the day, and on Sunday, at Saint-Leu, during Mass and vespers. Augustine had sent her dear Theodore a list of the relations and friends of the family, to whom the young painter tried to get access, in the hope of interesting, if it were possible, in his love affairs, one of these souls absorbed in money and trade, to whom a genuine passion must appear a quite monstrous speculation, a thing unheard-of. Nothing meanwhile, was altered at the sign of the Cat and Racket. If Augustine was absent-minded, if, against all obedience to the domestic code, she stole up to her room to make signals by means of a jar of flowers, if she sighed, if she were lost in thought, no one observed it, not even her mother. This will cause some surprise to those who have entered into the spirit of the household, where an idea tainted with poetry would be in startling contrast to persons and things, where no one could venture on a gesture or a look which would not be seen and analyzed. Nothing, however, could be more natural: the quiet barque that navigated the stormy waters of the Paris Exchange, under the flag of the Cat and Racket, was just now in the toils of one of these tempests which, returning periodically, might be termed equinoctial. For the last fortnight the five men forming the crew, with Madame Guillaume and Mademoiselle Virginie, had been devoting themselves to the hard labor, known as stock-taking.

Every bale was turned over, and the length

verified to ascertain the exact value of the remnant. The ticket attached to each parcel was carefully examined to see at what time the piece had been bought. The retail price was fixed. Monsieur Guillaume, always on his feet, his pen behind his ear, was like a captain commanding the working of the ship. His sharp tones, spoken through a trap-door, to inquire into the depths of the hold in the cellar-store, gave utterance to the barbarous formulas of trade-jargon, which find expression only in cipher. "How much H. N. Z.?"—"All sold."—"What is left of Q. X.?" —"Two ells."—"At what price?"—"Fifty-five three."—"Set down A. at three, with all of J. J., all of M. P., and what is left of V. D. O." —A hundred other injunctions equally intelligible were spouted over the counters like verses of modern poetry, quoted by romantic spirits, to excite each other's enthusiasm for one of their poets. In the evening Guillaume, shut up with his assistant and his wife, balanced his accounts, carried on the balance, wrote to debtors in arrears, and made out bills. All three were busy over this enormous labor, of which the result could be stated on a sheet of foolscap, proving to the head of the house that there was so much to the good in hard cash, so much in goods, so much in bills and notes; that he did not owe a sou; that a hundred or two hundred thousand francs were owing to him; that the capital had been increased; that the farmlands, the houses, or the investments were extended, or repaired, or doubled.

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nécessité de recommencer avec plus d’ardeur que jamais à ramasser de nouveaux écus, sans qu’il vînt en tête à ces courageuses fourmis de se demander : À quoi bon ?

À la faveur de ce tumulte annuel, l’heureuse

Augustine échappait à l’investigation de ses Argus. Enfin, un samedi soir, la clôture de l’inventaire eut lieu. Les chiffres du total actif offrirent assez de zéros pour qu’en cette circonstance Guillaume levât la consigne sévère qui régnait toute l’année au dessert. Le sournois drapier se frotta les mains, et permit à ses commis de rester à sa table. À peine chacun des hommes de l’équipage achevait-il son petit verre d’une liqueur de ménage, on entendit le roulement d’une voiture. La famille alla voir Cendrillon aux Variétés, tandis que les deux derniers commis reçurent chacun un écu de six francs et la permission d’aller où bon leur semblerait, pourvu qu’ils fussent rentrés à minuit.

Malgré cette débauche, le dimanche matin, le

vieux marchand drapier fit sa barbe dès six heures, endossa son habit marron dont les superbes reflets lui causaient toujours le même contentement, il attacha des boucles d’or aux oreilles de son ample culotte de soie ; puis, vers sept heures, au moment où tout dormait encore dans la maison, il se dirigea vers le petit cabinet attenant à son magasin du premier étage. Le jour y venait d’une croisée armée de gros barreaux de fer, et qui donnait sur une petite cour carrée formée de murs si noirs qu’elle ressemblait assez à un puits. Le vieux négociant ouvrit lui-même ces volets garnis de tôle qu’il connaissait si bien, et releva une moitié du vitrage en le faisant glisser dans sa coulisse. L’air glacé de la cour vint rafraîchir la chaude atmosphère de ce cabinet, qui exhalait l’odeur particulière aux bureaux.

Le marchand resta debout la main posée sur le bras crasseux d’un fauteuil de canne doublé de maroquin dont la couleur primitive était effacée, il semblait hésiter à s’y asseoir. Il regarda d’un air attendri le bureau à double pupitre, où la place de sa femme se trouvait ménagée, dans le côté opposé à la sienne, par une petite arcade pratiquée dans le mur. Il contempla les cartons numérotés, les ficelles, les ustensiles, les fers à marquer le drap, la caisse, objets d’une origine immémoriale, et crut se revoir devant l’ombre évoquée du sieur Chevrel. Il avança le même tabouret sur lequel il s’était jadis assis en présence de son défunt patron. Ce tabouret garni de cuir noir, et dont le crin s’échappait depuis long-temps par les coins mais sans se perdre, il le plaça d’une main tremblante au même endroit où son prédécesseur l’avait mis ; puis, dans une agitation difficile à décrire, il tira la sonnette qui correspondait au chevet du lit de Joseph Lebas. Quand ce coup décisif eut été frappé, le vieillard, pour qui ces souvenirs furent sans doute trop lourds, prit trois ou quatre lettres de change qui lui avaient été présentées, et les regarda sans les voir, quand Joseph Lebas se montra soudain.

Whence it became necessary to begin again with increased ardor, to accumulate more crown-pieces, without its ever entering the brain of these laborious ants to ask—"To what end?"

Favored by this annual turmoil, the happy

Augustine escaped the investigations of her Argus-eyed relations. At last, one Saturday evening, the stock-taking was finished. The figures of the sum-total showed a row of 0's long enough to allow Guillaume for once to relax the stern rule as to dessert which reigned throughout the year. The shrewd old draper rubbed his hands, and allowed his assistants to remain at table. The members of the crew had hardly swallowed their thimbleful of some home-made liqueur, when the rumble of a carriage was heard. The family party were going to see Cendrillon at the Varietes, while the two younger apprentices each received a crown of six francs, with permission to go wherever they chose, provided they were in by midnight.

Notwithstanding this debauch, the old cloth-

merchant was shaving himself at six next morning, put on his maroon-colored coat, of which the glowing lights afforded him perennial enjoyment, fastened a pair of gold buckles on the knee-straps of his ample satin breeches; and then, at about seven o'clock, while all were still sleeping in the house, he made his way to the little office adjoining the shop on the first floor. Daylight came in through a window, fortified by iron bars, and looking out on a small yard surrounded by such black walls that it was very like a well. The old merchant opened the iron-lined shutters, which were so familiar to him, and threw up the lower half of the sash window. The icy air of the courtyard came in to cool the hot atmosphere of the little room, full of the odor peculiar to offices.

The merchant remained standing, his hand resting

on the greasy arm of a large cane chair lined with morocco, of which the original hue had disappeared; he seemed to hesitate as to seating himself. He looked with affection at the double desk, where his wife's seat, opposite his own, was fitted into a little niche in the wall. He contemplated the numbered boxes, the files, the implements, the cash box—objects all of immemorial origin, and fancied himself in the room with the shade of Master Chevrel. He even pulled out the high stool on which he had once sat in the presence of his departed master. This stool, covered with black leather, the horse-hair showing at every corner—as it had long done, without, however, coming out—he placed with a shaking hand on the very spot where his predecessor had put it, and then, with an emotion difficult to describe, he pulled a bell, which rang at the head of Joseph Lebas' bed. When this decisive blow had been struck, the old man, for whom, no doubt, these reminiscences were too much, took up three or four bills of exchange, and looked at them without seeing them.

Suddenly Joseph Lebas stood before him.

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– Asseyez-vous là, lui dit Guillaume en lui

désignant le tabouret. Comme jamais le vieux maître-drapier n’avait fait

asseoir son commis devant lui, Joseph Lebas tressaillit. – Que pensez-vous de ces traites ? demanda

Guillaume. – Elles ne seront pas payées. – Comment ? – Mais j’ai su qu’avant-hier Étienne et compagnie

ont fait leurs paiements en or. – Oh ! oh ! s’écria le drapier, il faut être bien

malade pour laisser voir sa bile. Parlons d’autre chose. Joseph, l’inventaire est fini.

– Oui, monsieur, et le dividende est un des plus

beaux que vous ayez eus. – Ne vous servez donc pas de ces nouveaux mots !

Dites le produit, Joseph. Savez-vous, mon garçon, que c’est un peu à vous que nous devons ces résultats ! aussi, ne veux-je plus que vous ayez d’appointements. Madame Guillaume m’a donné l’idée de vous offrir un intérêt. Hein, Joseph ! Guillaume et Lebas, ces mots ne feraient-ils pas une belle raison sociale ? On pourrait mettre et compagnie pour arrondir la signature.

Les larmes vinrent aux yeux de Joseph Lebas, qui

s’efforça de les cacher. – Ah, monsieur Guillaume ! comment ai-je pu

mériter tant de bontés ? Je n’ai fait que mon devoir. C’était déjà tant que de vous intéresser à un pauvre orph…

Il brossait le parement de sa manche gauche avec

la manche droite, et n’osait regarder le vieillard qui souriait en pensant que ce modeste jeune homme avait sans doute besoin, comme lui autrefois, d’être encouragé pour rendre l’explication complète.

– Cependant, reprit le père de Virginie, vous ne

méritez pas beaucoup cette faveur, Joseph ! Vous ne mettez pas en moi autant de confiance que j’en mets en vous. (Le commis releva brusquement la tête.) – Vous avez le secret de la caisse. Depuis deux ans je vous ai dit presque toutes mes affaires. Je vous ai fait voyager en fabrique. Enfin, pour vous, je n’ai rien sur le cœur. Mais vous ?… vous avez une inclination, et ne m’en avez pas touché un seul mot. (Joseph Lebas rougit.) – Ah ! ah ! s’écria Guillaume, vous pensiez donc tromper un vieux renard comme moi ? Moi ! à qui vous avez vu deviner la faillite Lecoq.

"Sit down there," said Guillaume, pointing to the

stool. As the old master draper had never yet bid his

assistant be seated in his presence, Joseph Lebas was startled.

"What do you think of these notes?" asked

Guillaume. "They will never be paid." "Why?" "Well, I heard the day before yesterday Etienne

and Co. had made their payments in gold." "Oh, oh!" said the draper. "Well, one must be very

ill to show one's bile. Let us speak of something else.—Joseph, the stock-taking is done."

"Yes, monsieur, and the dividend is one of the best

you have ever made." "Do not use new-fangled words. Say the profits,

Joseph. Do you know, my boy, that this result is partly owing to you? And I do not intend to pay you a salary any longer. Madame Guillaume has suggested to me to take you into partnership.—'Guillaume and Lebas;' will not that make a good business name? We might add, 'and Co.' to round off the firm's signature."

Tears rose to the eyes of Joseph Lebas, who tried

to hide them. "Oh, Monsieur Guillaume, how have I deserved

such kindness? I only do my duty. It was so much already that you should take an interest in a poor orph——"

He was brushing the cuff of his left sleeve with his

right hand, and dared not look at the old man, who smiled as he thought that this modest young fellow no doubt needed, as he had needed once on a time, some encouragement to complete his explanation.

"To be sure," said Virginie's father, "you do not

altogether deserve this favor, Joseph. You have not so much confidence in me as I have in you." (The young man looked up quickly.) "You know all the secrets of the cash-box. For the last two years I have told you almost all my concerns. I have sent you to travel in our goods. In short, I have nothing on my conscience as regards you. But you—you have a soft place, and you have never breathed a word of it." Joseph Lebas blushed. "Ah, ha!" cried Guillaume, "so you thought you could deceive an old fox like me? When you knew that I had scented the Lecocq bankruptcy?"

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– Comment, monsieur ? répondit Joseph Lebas en

examinant son patron avec autant d’attention que son patron l’examinait, comment, vous sauriez qui j’aime ?

– Je sais tout, vaurien, lui dit le respectable et rusé

marchand en lui tordant le bout de l’oreille. Et je te pardonne, j’ai fait de même.

– Et vous me l’accorderiez ? – Oui, avec cinquante mille écus, et je t’en

laisserai autant, et nous marcherons sur nouveaux frais avec une nouvelle raison sociale. Nous brasserons encore des affaires, garçon, s’écria le vieux marchand en s’exaltant, se levant et agitant ses bras. Vois-tu, mon gendre, il n’y a que le commerce ! Ceux qui se demandent quels plaisirs on y trouve sont des imbéciles. Être à la piste des affaires, savoir gouverner sur la place, attendre avec anxiété, comme au jeu, si les Étienne et compagnie font faillite, voir passer un régiment de la garde impériale habillé de notre drap, donner un croc en jambe au voisin, loyalement s’entend ! fabriquer à meilleur marché que les autres ; suivre une affaire qu’on ébauche, qui commence, grandit, chancelle et réussit ; connaître comme un ministre de la police tous les ressorts des maisons de commerce pour ne pas faire fausse route ; se tenir debout devant les naufrages ; avoir des amis, par correspondance, dans toutes les villes manufacturières, n’est-ce pas un jeu perpétuel, Joseph ? Mais c’est vivre, ça ! Je mourrai dans ce tracas-là, comme le vieux Chevrel, n’en prenant cependant plus qu’à mon aise.

Dans la chaleur de sa plus forte improvisation, le

père Guillaume n’avait presque pas regardé son commis qui pleurait à chaudes larmes. – Eh bien ! Joseph, mon pauvre garçon, qu’as-tu donc ?

– Ah ! je l’aime tant, tant, monsieur Guillaume,

que le cœur me manque, je crois… – Eh bien ! garçon, dit le marchand attendri, tu es

plus heureux que tu ne crois, sarpejeu, car elle t’aime. Je le sais, moi !

Et il cligna ses deux petits yeux verts en regardant

son commis. – Mademoiselle Augustine, mademoiselle

Augustine ! s’écria Joseph Lebas dans son enthousiasme. Il allait s’élancer hors du cabinet, quand il se sentit

arrêté par un bras de fer, et son patron stupéfait le ramena vigoureusement devant lui.

– Qu’est-ce que fait donc Augustine dans cette

affaire-là ? demanda Guillaume dont la voix glaça sur-le-champ le malheureux Joseph Lebas.

"What, monsieur?" replied Joseph Lebas, looking

at his master as keenly as his master looked at him, "you knew that I was in love?"

"I know everything, you rascal," said the worthy

and cunning old merchant, pulling the assistant's ear. "And I forgive you—I did the same myself."

"And you will give her to me?" "Yes—with fifty thousand crowns; and I will leave

you as much by will, and we will start on our new career under the name of a new firm. We will do good business yet, my boy!" added the old man, getting up and flourishing his arms. "I tell you, son-in-law, there is nothing like trade. Those who ask what pleasure is to be found in it are simpletons. To be on the scent of a good bargain, to hold your own on 'Change, to watch as anxiously as at the gaming-table whether Etienne and Co. will fail or no, to see a regiment of Guards march past all dressed in your cloth, to trip your neighbor up—honestly of course!—to make the goods cheaper than others can; then to carry out an undertaking which you have planned, which begins, grows, totters, and succeeds! to know the workings of every house of business as well as a minister of police, so as never to make a mistake; to hold up your head in the midst of wrecks, to have friends by correspondence in every manufacturing town; is not that a perpetual game, Joseph? That is life, that is! I shall die in that harness, like old Chevrel, but taking it easy now, all the same."

In the heat of his eager rhetoric, old Guillaume

had scarcely looked at his assistant, who was weeping copiously. "Why, Joseph, my poor boy, what is the matter?"

"Oh, I love her so! Monsieur Guillaume, that my

heart fails me; I believe——" "Well, well, boy," said the old man, touched, "you

are happier than you know, by God! For she loves you. I know it."

And he blinked his little green eyes as he looked at

the young man. "Mademoiselle Augustine! Mademoiselle

Augustine!" exclaimed Joseph Lebas in his rapture. He was about to rush out of the room when he felt

himself clutched by a hand of iron, and his astonished master spun him round in front of him once more.

"What has Augustine to do with this matter?" he

asked, in a voice which instantly froze the luckless Joseph.

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– N’est-ce pas elle… que… j’aime ? dit le commis en balbutiant.

Déconcerté de son défaut de perspicacité,

Guillaume se rassit et mit sa tête pointue dans ses deux mains pour réfléchir à la bizarre position dans laquelle il se trouvait. Joseph Lebas honteux et au désespoir resta debout.

– Joseph, reprit le négociant avec une dignité

froide, je vous parlais de Virginie. L’amour ne se commande pas, je le sais. Je connais votre discrétion, nous oublierons cela. Je ne marierai jamais Augustine avant Virginie. Votre intérêt sera de dix pour cent.

Le commis, auquel l’amour donna je ne sais quel

degré de courage et d’éloquence, joignit les mains, prit la parole, parla pendant un quart d’heure à Guillaume avec tant de chaleur et de sensibilité, que la situation changea. S’il s’était agi d’une affaire commerciale, le vieux négociant aurait eu des règles fixes pour prendre une résolution ; mais, jeté à mille lieues du commerce, sur la mer des sentiments, et sans boussole, il flotta irrésolu devant un événement si original, se disait-il. Entraîné par sa bonté naturelle, il battit un peu la campagne.

– Et, diantre, Joseph, tu n’es pas sans savoir que

j’ai eu mes deux enfants à dix ans de distance ! Mademoiselle Chevrel n’était pas belle, elle n’a cependant pas à se plaindre de moi. Fais donc comme moi. Enfin, ne pleure pas, es-tu bête ? Que veux-tu ? cela s’arrangera peut-être, nous verrons. Il y a toujours moyen de se tirer d’affaire. Nous autres hommes nous ne sommes pas toujours comme des Céladons pour nos femmes. Tu m’entends ? Madame Guillaume est dévote, et… Allons, sarpejeu, mon enfant, donne ce matin le bras à Augustine pour aller à la messe.

Telles furent les phrases jetées à l’aventure par

Guillaume. La conclusion qui les terminait ravit l’amoureux commis : il songeait déjà pour mademoiselle Virginie à l’un de ses amis, quand il sortit du cabinet enfumé en serrant la main de son futur beau-père, après lui avoir dit, d’un petit air entendu, que tout s’arrangerait au mieux.

– Que va penser madame Guillaume ? Cette idée tourmenta prodigieusement le brave négociant quand il fut seul.

Au déjeuner, madame Guillaume et Virginie,

auxquelles le marchand-drapier avait laissé provisoirement ignorer son désappointement, regardèrent assez malicieusement Joseph Lebas qui resta grandement embarrassé. La pudeur du commis lui concilia l’amitié de sa belle-mère. La matrone redevint si gaie qu’elle regarda monsieur Guillaume en souriant, et se permit quelques petites plaisanteries d’un usage immémorial dans ces innocentes familles. Elle mit en question la conformité de

"Is it not she that—that—I love?" stammered the assistant.

Much put out by his own want of perspicacity,

Guillaume sat down again, and rested his long head in his hands to consider the perplexing situation in which he found himself. Joseph Lebas, shamefaced and in despair, remained standing.

"Joseph," the draper said with frigid dignity, "I

was speaking of Virginie. Love cannot be made to order, I know. I know, too, that you can be trusted. We will forget all this. I will not let Augustine marry before Virginie.—Your interest will be ten per cent."

The young man, to whom love gave I know not

what power of courage and eloquence, clasped his hand, and spoke in his turn—spoke for a quarter of an hour, with so much warmth and feeling, that he altered the situation. If the question had been a matter of business the old tradesman would have had fixed principles to guide his decision; but, tossed a thousand miles from commerce, on the ocean of sentiment, without a compass, he floated, as he told himself, undecided in the face of such an unexpected event. Carried away by his fatherly kindness, he began to beat about the bush.

"Deuce take it, Joseph, you must know that there

are ten years between my two children. Mademoiselle Chevrel was no beauty, still she has had nothing to complain of in me. Do as I did. Come, come, don't cry. Can you be so silly? What is to be done? It can be managed perhaps. There is always some way out of a scrape. And we men are not always devoted Celadons to our wives—you understand? Madame Guillaume is very pious. . . . Come. By Gad, boy, give your arm to Augustine this morning as we go to Mass."

These were the phrases spoken at random by the

old draper, and their conclusion made the lover happy. He was already thinking of a friend of his as a match for Mademoiselle Virginie, as he went out of the smoky office, pressing his future father-in-law's hand, after saying with a knowing look that all would turn out for the best.

"What will Madame Guillaume say to it?" was the

idea that greatly troubled the worthy merchant when he found himself alone.

At breakfast Madame Guillaume and Virginie, to

whom the draper had not yet confided his disappointment, cast meaning glances at Joseph Lebas, who was extremely embarrassed. The young assistant's bashfulness commended him to his mother-in-law's good graces. The matron became so cheerful that she smiled as she looked at her husband, and allowed herself some little pleasantries of time-honored acceptance in such simple families. She wondered whether Joseph or Virginie were

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la taille de Virginie et de celle de Joseph, pour leur demander de se mesurer. Ces niaiseries préparatoires attirèrent quelques nuages sur le front du chef de famille, et il afficha même un tel amour pour le décorum, qu’il ordonna à Augustine de prendre le bras du premier commis en allant à Saint-Leu. Madame Guillaume, étonnée de cette délicatesse masculine, honora son mari d’un signe de tête d’approbation. Le cortége partit donc de la maison dans un ordre qui ne pouvait suggérer aucune interprétation malicieuse aux voisins.

– Ne trouvez-vous pas, mademoiselle Augustine,

disait le commis en tremblant, que la femme d’un négociant qui a un bon crédit, comme monsieur Guillaume, par exemple, pourrait s’amuser un peu plus que ne s’amuse madame votre mère, pourrait porter des diamants, aller en voiture ? Oh ! moi, d’abord, si je me mariais, je voudrais avoir toute la peine, et voir ma femme heureuse. Je ne la mettrais pas dans mon comptoir. Voyez-vous, dans la draperie, les femmes n’y sont plus aussi nécessaires qu’elles l’étaient autrefois. Monsieur Guillaume a eu raison d’agir comme il a fait, et d’ailleurs c’était le goût de son épouse. Mais qu’une femme sache donner un coup de main à la comptabilité, à la correspondance, au détail, aux commandes, à son ménage, afin de ne pas rester oisive, c’est tout. À sept heures, quand la boutique serait fermée, moi je m’amuserais, j’irais au spectacle et dans le monde. Mais vous ne m’écoutez pas.

– Si fait, monsieur Joseph. Que dites-vous de la

peinture ? C’est là un bel état. – Oui, je connais un maître peintre en bâtiment,

monsieur Lourdois, qui a des écus. En devisant ainsi, la famille atteignit l’église de

Saint-Leu. Là, madame Guillaume retrouva ses droits, et fit mettre, pour la première fois, Augustine à côté d’elle. Virginie prit place sur la quatrième chaise à côté de Lebas. Pendant le prône, tout alla bien entre Augustine et Théodore qui, debout derrière un pilier, priait sa madone avec ferveur ; mais au lever-Dieu, madame Guillaume s’aperçut, un peu tard, que sa fille Augustine tenait son livre de messe au rebours. Elle se disposait à la gourmander vigoureusement, quand, rabaissant son voile, elle interrompit sa lecture et se mit à regarder dans la direction qu’affectionnaient les yeux de sa fille. À l’aide de ses bésicles, elle vit le jeune artiste dont l’élégance mondaine annonçait plutôt quelque capitaine de cavalerie en congé, qu’un négociant du quartier. Il est difficile d’imaginer l’état violent dans lequel se trouva madame Guillaume, qui se flattait d’avoir parfaitement élevé ses filles, en reconnaissant dans le cœur d’Augustine un amour clandestin dont le danger lui fut exagéré par sa pruderie et par son ignorance. Elle crut sa fille gangrenée jusqu’au cœur.

the taller, to ask them to compare their height. This preliminary fooling brought a cloud to the master's brow, and he even made such a point of decorum that he desired Augustine to take the assistant's arm on their way to Saint-Leu. Madame Guillaume, surprised at this manly delicacy, honored her husband with a nod of approval. So the procession left the house in such order as to suggest no suspicious meaning to the neighbors.

"Does it not seem to you, Mademoiselle

Augustine," said the assistant, and he trembled, "that the wife of a merchant whose credit is as good as Monsieur Guillaume's, for instance, might enjoy herself a little more than Madame your mother does? Might wear diamonds—or keep a carriage? For my part, if I were to marry, I should be glad to take all the work, and see my wife happy. I would not put her into the counting-house. In the drapery business, you see, a woman is not so necessary now as formerly. Monsieur Guillaume was quite right to act as he did—and besides, his wife liked it. But so long as a woman knows how to turn her hand to the book-keeping, the correspondence, the retail business, the orders, and her housekeeping, so as not to sit idle, that is enough. At seven o'clock, when the shop is shut, I shall take my pleasures, go to the play, and into company.—But you are not listening to me."

"Yes, indeed, Monsieur Joseph. What do you think

of painting? That is a fine calling." "Yes. I know a master house-painter, Monsieur

Lourdois. He is well-to-do." Thus conversing, the family reached the Church of

Saint-Leu. There Madame Guillaume reasserted her rights, and, for the first time, placed Augustine next herself, Virginie taking her place on the fourth chair, next to Lebas. During the sermon all went well between Augustine and Theodore, who, standing behind a pillar, worshiped his Madonna with fervent devotion; but at the elevation of the Host, Madame Guillaume discovered, rather late, that her daughter Augustine was holding her prayer-book upside down. She was about to speak to her strongly, when, lowering her veil, she interrupted her own devotions to look in the direction where her daughter's eyes found attraction. By the help of her spectacles she saw the young artist, whose fashionable elegance seemed to proclaim him a cavalry officer on leave rather than a tradesman of the neighborhood. It is difficult to conceive of the state of violent agitation in which Madame Guillaume found herself—she, who flattered herself on having brought up her daughters to perfection—on discovering in Augustine a clandestine passion of which her prudery and ignorance exaggerated the perils. She believed her daughter to be cankered to the core.

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– Tenez d’abord votre livre à l’endroit, mademoiselle, dit-elle à voix basse mais en tremblant de colère. Elle arracha vivement le Paroissien accusateur, et le remit de manière à ce que les lettres fussent dans leur sens naturel. – N’ayez pas le malheur de lever les yeux autre part que sur vos prières, ajouta-t-elle, autrement, vous auriez affaire à moi. Après la messe, votre père et moi nous aurons à vous parler.

Ces paroles furent comme un coup de foudre pour

la pauvre Augustine. Elle se sentit défaillir ; mais combattue entre la douleur qu’elle éprouvait et la crainte de faire un esclandre dans l’église, elle eut le courage de cacher ses angoisses. Cependant, il était facile de deviner l’état violent de son âme en voyant son Paroissien trembler et des larmes tomber sur chacune des pages qu’elle tournait. Au regard enflammé que lui lança madame Guillaume, l’artiste vit le péril où tombaient ses amours, et sortit, la rage dans le cœur, décidé à tout oser.

– Allez dans votre chambre, mademoiselle ! dit

madame Guillaume à sa fille en rentrant au logis ; nous vous ferons appeler ; et surtout, ne vous avisez pas d’en sortir.

La conférence que les deux époux eurent ensemble

fut si secrète, que rien n’en transpira d’abord. Cependant, Virginie, qui avait encouragé sa sœur par mille douces représentations, poussa la complaisance jusqu’à se glisser auprès de la porte de la chambre à coucher de sa mère, chez laquelle la discussion avait lieu, pour y recueillir quelques phrases. Au premier voyage qu’elle fit du troisième au second étage, elle entendit son père qui s’écriait : – Madame, vous voulez donc tuer votre fille ?

– Ma pauvre enfant, dit Virginie à sa sœur

éplorée, papa prend ta défense ! – Et que veulent-ils faire à Théodore ? demanda

l’innocente créature. La curieuse Virginie redescendit alors ; mais cette

fois elle resta plus long-temps : elle apprit que Lebas aimait Augustine. Il était écrit que, dans cette mémorable journée, une maison ordinairement si calme serait un enfer. Monsieur Guillaume désespéra Joseph Lebas en lui confiant l’amour d’Augustine pour un étranger. Lebas, qui avait averti son ami de demander mademoiselle Virginie en mariage, vit ses espérances renversées. Mademoiselle Virginie, accablée de savoir que Joseph l’avait en quelque sorte refusée, fut prise d’une migraine. La zizanie, semée entre les deux époux par l’explication que monsieur et madame Guillaume avaient eue ensemble, et où, pour la troisième fois de leur vie, ils se trouvèrent d’opinions différentes, se manifesta d’une manière terrible. Enfin, à quatre heures après midi, Augustine, pâle, tremblante et les yeux rouges, comparut devant son père et sa mère. La pauvre enfant raconta naïvement la trop courte histoire de ses amours. Rassurée par l’allocution de son père, qui lui

"Hold your book right way up, miss," she muttered in a low voice, tremulous with wrath. She snatched away the tell-tale prayer-book and returned it with the letter-press right way up. "Do not allow your eyes to look anywhere but at your prayers," she added, "or I shall have something to say to you. Your father and I will talk to you after church."

These words came like a thunderbolt on poor

Augustine. She felt faint; but, torn between the distress she felt and the dread of causing a commotion in church she bravely concealed her anguish. It was, however, easy to discern the stormy state of her soul from the trembling of her prayer-book, and the tears which dropped on every page she turned. From the furious glare shot at him by Madame Guillaume the artist saw the peril into which his love affair had fallen; he went out, with a raging soul, determined to venture all.

"Go to your room, miss!" said Madame Guillaume,

on their return home; "we will send for you, but take care not to quit it."

The conference between the husband and wife was

conducted so secretly that at first nothing was heard of it. Virginie, however, who had tried to give her sister courage by a variety of gentle remonstrances, carried her good nature so far as to listen at the door of her mother's bedroom where the discussion was held, to catch a word or two. The first time she went down to the lower floor she heard her father exclaim, "Then, madame, do you wish to kill your daughter?"

"My poor dear!" said Virginie, in tears, "papa takes

your part." "And what do they want to do to Theodore?" asked

the innocent girl. Virginie, inquisitive, went down again; but this

time she stayed longer; she learned that Joseph Lebas loved Augustine. It was written that on this memorable day, this house, generally so peaceful, should be a hell. Monsieur Guillaume brought Joseph Lebas to despair by telling him of Augustine's love for a stranger. Lebas, who had advised his friend to become a suitor for Mademoiselle Virginie, saw all his hopes wrecked. Mademoiselle Virginie, overcome by hearing that Joseph had, in a way, refused her, had a sick headache. The dispute that had arisen from the discussion between Monsieur and Madame Guillaume, when, for the third time in their lives, they had been of antagonistic opinions, had shown itself in a terrible form. Finally, at half-past four in the afternoon, Augustine, pale, trembling, and with red eyes, was haled before her father and mother. The poor child artlessly related the too brief tale of her love. Reassured by a speech from her father, who

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avait promis de l’écouter en silence, elle prit un certain courage en prononçant devant ses parents le nom de son cher Théodore de Sommervieux, et en fit malicieusement sonner la particule aristocratique. En se livrant au charme inconnu de parler de ses sentiments, elle trouva assez de hardiesse pour déclarer avec une innocente fermeté qu’elle aimait monsieur de Sommervieux, qu’elle le lui avait écrit, et ajouta, les larmes aux yeux : – Ce serait faire mon malheur que de me sacrifier à un autre.

– Mais, Augustine, vous ne savez donc pas ce que

c’est qu’un peintre ? s’écria sa mère avec horreur. – Madame Guillaume ! dit le vieux père en

imposant silence à sa femme. – Augustine, dit-il, les artistes sont en général des meure-de-faim. Ils sont trop dépensiers pour ne pas être toujours de mauvais sujets. J’ai fourni feu M. Joseph Vernet, feu M. Lekain et feu M. Noverre. Ah ! si tu savais combien ce M. Noverre, M. le chevalier de Saint-Georges, et surtout M. Philidor, ont joué de tours à ce pauvre père Chevrel ! Ce sont de drôles de corps, je le sais bien. Ça vous a tous un babil, des manières… Ah ! jamais ton monsieur Sumer… Somm…

– De Sommervieux, mon père ! – Eh bien ! de Sommervieux, soit ! Jamais il

n’aura été aussi agréable avec toi que M. le chevalier de Saint-Georges le fut avec moi, le jour où j’obtins une sentence des consuls contre lui. Aussi était-ce des gens de qualité d’autrefois.

– Mais, mon père, monsieur Théodore est noble,

et m’a écrit qu’il était riche. Son père s’appelait le chevalier de Sommervieux avant la révolution.

À ces paroles, monsieur Guillaume regarda sa

terrible moitié, qui, en femme contrariée frappait le plancher du bout du pied et gardait un morne silence. Elle évitait même de jeter ses yeux courroucés sur Augustine, et semblait laisser à monsieur Guillaume toute la responsabilité d’une affaire si grave, puisque ses avis n’étaient pas écoutés. Cependant, malgré son flegme apparent, quand elle vit son mari prenant si doucement son parti sur une catastrophe qui n’avait rien de commercial, elle s’écria :

– En vérité, monsieur, vous êtes d’une faiblesse

avec vos filles… mais… Le bruit d’une voiture qui s’arrêtait à la porte

interrompit tout à coup la mercuriale que le vieux négociant redoutait déjà. En un moment, madame Roguin se trouva au milieu de la chambre, et, regardant les trois acteurs de cette scène domestique : – Je sais tout, ma cousine, dit-elle d’un air de protection.

Madame Roguin avait un défaut, celui de croire

promised to listen to her in silence, she gathered courage as she pronounced to her parents the name of Theodore de Sommervieux, with a mischievous little emphasis on the aristocratic de. And yielding to the unknown charm of talking of her feelings, she was brave enough to declare with innocent decision that she loved Monsieur de Sommervieux, that she had written to him, and she added, with tears in her eyes: "To sacrifice me to another man would make me wretched."

"But, Augustine, you cannot surely know what a

painter is?" cried her mother with horror. "Madame Guillaume!" said the old man,

compelling her to silence. —"Augustine," he went on, "artists are generally little better than beggars. They are too extravagant not to be always a bad sort. I served the late Monsieur Joseph Vernet, the late Monsieur Lekain, and the late Monsieur Noverre. Oh, if you could only know the tricks played on poor Father Chevrel by that Monsieur Noverre, by the Chevalier de Saint-Georges, and especially by Monsieur Philidor! They are a set of rascals; I know them well! They all have a gab and nice manners. Ah, your Monsieur Sumer—, Somm——"

"De Sommervieux, papa." "Well, well, de Sommervieux, well and good. He

can never have been half so sweet to you as Monsieur le Chevalier de Saint-Georges was to me the day I got a verdict of the consuls against him. And in those days they were gentlemen of quality."

"But, father, Monsieur Theodore is of good family,

and he wrote me that he is rich; his father was called Chevalier de Sommervieux before the Revolution."

At these words Monsieur Guillaume looked at his

terrible better half, who, like an angry woman, sat tapping the floor with her foot while keeping sullen silence; she avoided even casting wrathful looks at Augustine, appearing to leave to Monsieur Guillaume the whole responsibility in so grave a matter, since her opinion was not listened to. Nevertheless, in spite of her apparent self-control, when she saw her husband giving way so mildly under a catastrophe which had no concern with business, she exclaimed:

"Really, monsieur, you are so weak with your

daughters! However——" The sound of a carriage, which stopped at the

door, interrupted the rating which the old draper already quaked at. In a minute Madame Roguin was standing in the middle of the room, and looking at the actors in this domestic scene: "I know all, my dear cousin," said she, with a patronizing air.

Madame Roguin made the great mistake of

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que la femme d’un notaire de Paris pouvait jouer le rôle d’une petite maîtresse.

– Je sais tout, répéta-t-elle, et je viens dans l’arche

de Noé, comme la colombe, avec la branche d’olivier. J’ai lu cette allégorie dans le Génie du christianisme, dit-elle en se retournant vers madame Guillaume, la comparaison doit vous plaire, ma cousine. Savez-vous, ajouta-t-elle en souriant à Augustine, que ce monsieur de Sommervieux est un homme charmant ? Il m’a donné ce matin mon portrait fait de main de maître. Cela vaut au moins six mille francs.

À ces mots, elle frappa doucement sur les bras de

monsieur Guillaume. Le vieux négociant ne put s’empêcher de faire avec ses lèvres une grosse moue qui lui était particulière.

– Je connais beaucoup monsieur de

Sommervieux, reprit la colombe. Depuis une quinzaine de jours il vient à mes soirées, il en fait le charme. Il m’a conté toutes ses peines et m’a prise pour avocat. Je sais de ce matin qu’il adore Augustine, et il l’aura. Ah ! cousine, n’agitez pas ainsi la tête en signe de refus. Apprenez qu’il sera créé baron, et qu’il vient d’être nommé chevalier de la Légion-d’Honneur par l’empereur lui-même, au Salon. Roguin est devenu son notaire et connaît ses affaires. Eh bien ! monsieur de Sommervieux possède en bons biens au soleil douze mille livres de rente. Savez-vous que le beau-père d’un homme comme lui peut devenir quelque chose, maire de son arrondissement, par exemple ! N’avez-vous pas vu monsieur Dupont être fait comte de l’empire et sénateur pour être venu, en sa qualité de maire, complimenter l’empereur sur son entrée à Vienne. Oh ! ce mariage-là se fera. Je l’adore, moi, ce bon jeune homme. Sa conduite envers Augustine ne se voit que dans les romans. Va, ma petite, tu seras heureuse, et tout le monde voudrait être à ta place. J’ai chez moi, à mes soirées, madame la duchesse de Carigliano qui raffole de monsieur de Sommervieux. Quelques méchantes langues disent qu’elle ne vient chez moi que pour lui, comme si une duchesse d’hier était déplacée chez une Chevrel dont la famille a cent ans de bonne bourgeoisie.

– Augustine, reprit madame Roguin après une

petite pause, j’ai vu le portrait. Dieu ! qu’il est beau. Sais-tu que l’empereur a voulu le voir ? Il a dit en riant au Vice-Connétable que s’il y avait beaucoup de femmes comme celle-là à sa cour pendant qu’il y venait tant de rois, il se faisait fort de maintenir toujours la paix en Europe. Est-ce flatteur ?

Les orages par lesquels cette journée avait

commencé devaient ressembler à ceux de la nature, en ramenant un temps calme et serein. Madame Roguin déploya tant de séductions dans ses discours, elle sut attaquer tant de cordes à la fois dans les cœurs secs de monsieur et de madame Guillaume, qu’elle finit par en

supposing that a Paris notary's wife could play the part of a favorite of fashion.

"I know all," she repeated, "and I have come into

Noah's Ark, like the dove, with the olive-branch. I read that allegory in the Genie du Christianisme," she added, turning to Madame Guillaume; "the allusion ought to please you, cousin. Do you know," she went on, smiling at Augustine, "that Monsieur de Sommervieux is a charming man? He gave me my portrait this morning, painted by a master's hand. It is worth at least six thousand francs."

And at these words she patted Monsieur

Guillaume on the arm. The old draper could not help making a grimace with his lips, which was peculiar to him.

"I know Monsieur de Sommervieux very well," the

Dove ran on. "He has come to my evenings this fortnight past, and made them delightful. He has told me all his woes, and commissioned me to plead for him. I know since this morning that he adores Augustine, and he shall have her. Ah, cousin, do not shake your head in refusal. He will be created Baron, I can tell you, and has just been made Chevalier of the Legion of Honor, by the Emperor himself, at the Salon. Roguin is now his lawyer, and knows all his affairs. Well! Monsieur de Sommervieux has twelve thousand francs a year in good landed estate. Do you know that the father-in-law of such a man may get a rise in life—be mayor of his arrondissement, for instance. Have we not seen Monsieur Dupont become a Count of the Empire, and a senator, all because he went as mayor to congratulate the Emperor on his entry into Vienna? Oh, this marriage must take place! For my part, I adore the dear young man. His behavior to Augustine is only met with in romances. Be easy, little one, you shall be happy, and every girl will wish she were in your place. Madame la Duchesse de Carigliano, who comes to my 'At Homes,' raves about Monsieur de Sommervieux. Some spiteful people say she only comes to me to meet him; as if a duchesse of yesterday was doing too much honor to a Chevrel, whose family have been respected citizens these hundred years!

"Augustine," Madame Roguin went on, after a

short pause, "I have seen the portrait. Heavens! How lovely it is! Do you know that the Emperor wanted to have it? He laughed, and said to the Deputy High Constable that if there were many women like that in his court while all the kings visited it, he should have no difficulty about preserving the peace of Europe. Is not that a compliment?"

The tempests with which the day had begun were

to resemble those of nature, by ending in clear and serene weather. Madame Roguin displayed so much address in her harangue, she was able to touch so many strings in the dry hearts of Monsieur and Madame Guillaume, that at last she hit on one which she could work upon. At this

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trouver une dont elle tira parti. À cette singulière époque, le commerce et la finance avaient plus que jamais la folle manie de s’allier aux grands seigneurs, et les généraux de l’empire profitèrent assez bien de ces dispositions. Monsieur Guillaume s’élevait singulièrement contre cette déplorable passion. Ses axiomes favoris étaient que, pour trouver le bonheur, une femme devait épouser un homme de sa classe ; on était toujours tôt ou tard puni d’avoir voulu monter trop haut ; l’amour résistait si peu aux tracas du ménage, qu’il fallait trouver l’un chez l’autre des qualités bien solides pour être heureux ; il ne fallait pas que l’un des deux époux en sût plus que l’autre, parce qu’on devait avant tout se comprendre ; un mari qui parlait grec et la femme latin, risquaient de mourir de faim. Il avait inventé cette espèce de proverbe. Il comparait les mariages ainsi faits à ces anciennes étoffes de soie et de laine, dont la soie finissait toujours par couper la laine. Cependant, il se trouve tant de vanité au fond du cœur de l’homme, que la prudence du pilote qui gouvernait si bien le Chat-qui-pelote, succomba sous l’agressive volubilité de madame Roguin. La sévère madame Guillaume, la première, trouva dans l’inclination de sa fille des motifs pour déroger à ces principes, et pour consentir à recevoir au logis monsieur de Sommervieux, qu’elle se promit de soumettre à un rigoureux examen.

Le vieux négociant alla trouver Joseph Lebas, et

l’instruisit de l’état des choses. À six heures et demie, la salle à manger illustrée par le peintre, réunit sous son toit de verre, madame et monsieur Roguin, le jeune peintre et sa charmante Augustine, Joseph Lebas qui prenait son bonheur en patience, et mademoiselle Virginie dont la migraine avait cessé. Monsieur et madame Guillaume virent en perspective leurs enfants établis et les destinées du Chat-qui-pelote remises en des mains habiles. Leur contentement fut au comble, quand, au dessert, Théodore leur fit présent de l’étonnant tableau qu’ils n’avaient pu voir, et qui représentait l’intérieur de cette vieille boutique, à laquelle était dû tant de bonheur.

– C’est-y gentil, s’écria Guillaume. Dire qu’on

voulait donner trente mille francs de cela. – Mais c’est qu’on y trouve mes barbes, reprit

madame Guillaume. – Et ces étoffes dépliées, ajouta Lebas, on les

prendrait avec la main. – Les draperies font toujours très-bien, répondit le

peintre. Nous serions trop heureux, nous autres artistes modernes, d’atteindre à la perfection de la draperie antique.

– Vous aimez donc la draperie, s’écria le père

Guillaume. Eh bien, sarpejeu ! touchez là, mon jeune ami. Puisque vous estimez le commerce, nous nous entendrons. Eh ! pourquoi le mépriserait-on ? Le monde a

strange period commerce and finance were more than ever possessed by the crazy mania for seeking alliance with rank; and the generals of the Empire took full advantage of this desire. Monsieur Guillaume, as a singular exception, opposed this deplorable craving. His favorite axioms were that, to secure happiness, a woman must marry a man of her own class; that every one was punished sooner or later for having climbed too high; that love could so little endure under the worries of a household, that both husband and wife needed sound good qualities to be happy, that it would not do for one to be far in advance of the other, because, above everything, they must understand each other; if a man spoke Greek and his wife Latin, they might come to die of hunger. He had himself invented this sort of adage. And he compared such marriages to old-fashioned materials of mixed silk and wool. Still, there is so much vanity at the bottom of man's heart that the prudence of the pilot who steered the Cat and Racket so wisely gave way before Madame Roguin's aggressive volubility. Austere Madame Guillaume was the first to see in her daughter's affection a reason for abdicating her principles and for consenting to receive Monsieur de Sommervieux, whom she promised herself she would put under severe inquisition.

The old draper went to look for Joseph Lebas, and

inform him of the state of affairs. At half-past six, the dining-room immortalized by the artist saw, united under its skylight, Monsieur and Madame Roguin, the young painter and his charming Augustine, Joseph Lebas, who found his happiness in patience, and Mademoiselle Virginie, convalescent from her headache. Monsieur and Madame Guillaume saw in perspective both their children married, and the fortunes of the Cat and Racket once more in skilful hands. Their satisfaction was at its height when, at dessert, Theodore made them a present of the wonderful picture which they had failed to see, representing the interior of the old shop, and to which they all owed so much happiness.

"Isn't it pretty!" cried Guillaume. "And to think

that any one would pay thirty thousand francs for that!" "Because you can see my lappets in it," said

Madame Guillaume. "And the cloth unrolled!" added Lebas; "you might

take it up in your hand." "Drapery always comes out well," replied the

painter. "We should be only too happy, we modern artists, if we could touch the perfection of antique drapery."

"So you like drapery!" cried old Guillaume. "Well,

then, by Gad! shake hands on that, my young friend. Since you can respect trade, we shall understand each other. And why should it be despised? The world began with

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commencé par là, puisque Adam a vendu le paradis pour une pomme. Ça n’a pas été une fameuse spéculation, par exemple !

Et le vieux négociant se mit à éclater d’un gros rire

franc excité par le vin de Champagne qu’il faisait circuler généreusement. Le bandeau qui couvrait les yeux du jeune artiste fut si épais qu’il trouva ses futurs parents aimables. Il ne dédaigna pas de les égayer par quelques charges de bon goût. Aussi plut-il généralement. Le soir, quand le salon meublé de choses très-cossues, pour se servir de l’expression de Guillaume, fut désert ; pendant que madame Guillaume s’en allait de table en cheminée, de candélabre en flambeau, soufflant avec précipitation les bougies, le brave négociant, qui savait toujours voir clair aussitôt qu’il s’agissait d’affaires ou d’argent, attira sa fille Augustine auprès de lui ; puis, après l’avoir prise sur ses genoux, il lui tint ce discours :

– Ma chère enfant, tu épouseras ton

Sommervieux, puisque tu le veux ; permis à toi de risquer ton capital de bonheur. Mais je ne me laisse pas prendre à ces trente mille francs que l’on gagne à gâter de bonnes toiles. L’argent qui vient si vite s’en va de même. N’ai-je pas entendu dire ce soir à ce jeune écervelé que si l’argent était rond, c’était pour rouler ! S’il est rond pour les gens prodigues, il est plat pour les gens économes qui l’empilent et l’amassent. Or, mon enfant, ce beau garçon-là parle de te donner des voitures, des diamants ? Il a de l’argent, qu’il le dépense pour toi ! bene sit ! Je n’ai rien à y voir. Mais quant à ce que je te donne, je ne veux pas que des écus si péniblement ensachés s’en aillent en carrosses ou en colifichets. Qui dépense trop n’est jamais riche. Avec les cent mille écus de sa dot on n’achète pas encore tout Paris. Tu as beau avoir à recueillir un jour quelques centaines de mille francs, je te les ferai attendre, sarpejeu ! le plus long-temps possible. J’ai donc attiré ton prétendu dans un coin, et un homme qui a mené la faillite Lecocq n’a pas eu grande peine à faire consentir un artiste à se marier séparé de biens avec sa femme. J’aurai l’œil au contrat pour bien faire stipuler les donations qu’il se propose de te constituer. Allons, mon enfant, j’espère être grand-père, sarpejeu ! je veux m’occuper déjà de mes petits-enfants : jure-moi donc ici de ne jamais rien signer en fait d’argent que par mon conseil ; et si j’allais trouver trop tôt le père Chevrel, jure-moi de consulter le jeune Lebas, ton beau-frère. Promets-le-moi.

– Oui, mon père, je vous le jure. À ces mots prononcés d’une voix douce, le

vieillard baisa sa fille sur les deux joues. Ce soir-là, tous les amants dormirent presque aussi paisiblement que monsieur et madame Guillaume.

Quelques mois après ce mémorable dimanche, le

maître-autel de Saint-Leu fut témoin de deux mariages bien différents. Augustine et Théodore s’y présentèrent

trade, since Adam sold Paradise for an apple. He did not strike a good bargain though!"

And the old man roared with honest laughter,

encouraged by the champagne, which he sent round with a liberal hand. The band that covered the young artist's eyes was so thick that he thought his future parents amiable. He was not above enlivening them by a few jests in the best taste. So he too pleased every one. In the evening, when the drawing-room, furnished with what Madame Guillaume called "everything handsome," was deserted, and while she flitted from the table to the chimney-piece, from the candelabra to the tall candlesticks, hastily blowing out the wax-lights, the worthy draper, who was always clear-sighted when money was in question, called Augustine to him, and seating her on his knee, spoke as follows:—

"My dear child, you shall marry your

Sommervieux since you insist; you may, if you like, risk your capital in happiness. But I am not going to be hoodwinked by the thirty thousand francs to be made by spoiling good canvas. Money that is lightly earned is lightly spent. Did I not hear that hare-brained youngster declare this evening that money was made round that it might roll. If it is round for spendthrifts, it is flat for saving folks who pile it up. Now, my child, that fine gentleman talks of giving you carriages and diamonds! He has money, let him spend it on you; so be it. It is no concern of mine. But as to what I can give you, I will not have the crown-pieces I have picked up with so much toil wasted in carriages and frippery. Those who spend too fast never grow rich. A hundred thousand crowns, which is your fortune, will not buy up Paris. It is all very well to look forward to a few hundred thousand francs to be yours some day; I shall keep you waiting for them as long as possible, by Gad! So I took your lover aside, and a man who managed the Lecocq bankruptcy had not much difficulty in persuading the artist to marry under a settlement of his wife's money on herself. I will keep an eye on the marriage contract to see that what he is to settle on you is safely tied up. So now, my child, I hope to be a grandfather, by Gad! I will begin at once to lay up for my grandchildren; but swear to me, here and now, never to sign any papers relating to money without my advice; and if I go soon to join old Father Chevrel, promise to consult young Lebas, your brother-in-law."

"Yes, father, I swear it." At these words, spoken in a gentle voice, the old

man kissed his daughter on both cheeks. That night the lovers slept as soundly as Monsieur and Madame Guillaume.

Some few months after this memorable Sunday

the high altar of Saint-Leu was the scene of two very different weddings. Augustine and Theodore appeared in

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dans tout l’éclat du bonheur, les yeux pleins d’amour, parés de toilettes élégantes, attendus par un brillant équipage. Venue dans un bon remise avec sa famille, Virginie, donnant le bras à son père, suivait sa jeune sœur humblement et dans de plus simples atours, comme une ombre nécessaire aux harmonies de ce tableau. Monsieur Guillaume s’était donné toutes les peines imaginables pour obtenir à l’église que Virginie fût mariée avant Augustine ; mais il eut la douleur de voir le haut et le bas clergé s’adresser en toute circonstance à la plus élégante des mariées. Il entendit quelques-uns de ses voisins approuver singulièrement le bon sens de mademoiselle Virginie, qui faisait, disaient-ils, le mariage le plus solide, et restait fidèle au quartier ; tandis qu’ils lancèrent quelques brocards suggérés par l’envie sur Augustine qui épousait un artiste, un noble ; ils ajoutèrent avec une sorte d’effroi que, si les Guillaume avaient de l’ambition, la draperie était perdue. Un vieux marchand d’éventails ayant dit que ce mange-tout-là l’aurait bientôt mise sur la paille, le père Guillaume s’applaudit in petto de la prudence qu’il avait mise dans la rédaction des conventions matrimoniales. Le soir, la famille se sépara après un bal somptueux, suivi d’un de ces soupers plantureux dont le souvenir commence à se perdre dans la génération présente. Monsieur et madame Guillaume restèrent dans leur hôtel de la rue du Colombier où la noce avait eu lieu. Monsieur et madame Lebas retournèrent dans leur remise à la vieille maison de la rue Saint-Denis pour y diriger la nauf du Chat-qui-pelote. L’artiste, ivre de bonheur, prit entre ses bras sa chère Augustine, l’enleva vivement quand leur coupé arriva rue des Trois-Frères, et la porta dans son élégant appartement.

La fougue de passion qui possédait Théodore fit

dévorer au jeune ménage près d’une année entière sans que le moindre nuage vînt altérer l’azur du ciel sous lequel ils vivaient. Pour eux, l’existence n’eut rien de pesant. Théodore répandait sur chaque journée d’incroyables fioriture de plaisirs. Il se plaisait à varier les emportements de la passion, par la molle langueur de ces repos où les âmes sont lancées si haut dans l’extase qu’elles semblent y oublier l’union corporelle. Incapable de réfléchir, l’heureuse Augustine se prêtait à l’allure onduleuse de son bonheur. Elle ne croyait pas faire encore assez en se livrant toute à l’amour permis et saint du mariage. Simple et naïve, elle ne connaissait ni la coquetterie des refus, ni l’empire qu’une jeune demoiselle du grand monde se crée sur un mari par d’adroits caprices. Elle aimait trop pour calculer l’avenir, et n’imaginait pas qu’une vie si délicieuse pût jamais cesser. Heureuse d’être alors tous les plaisirs de son mari, elle crut que cet inextinguible amour serait toujours pour elle la plus belle de toutes les parures, comme son dévouement et son obéissance seraient un éternel attrait. Enfin, la félicité de l’amour l’avait rendue si brillante, que sa beauté lui inspira de l’orgueil et lui donna la conscience de pouvoir toujours régner sur un homme aussi facile à enflammer que monsieur de Sommervieux. Ainsi son état

all the radiance of happiness, their eyes beaming with love, dressed with elegance, while a fine carriage waited for them. Virginie, who had come in a good hired fly with the rest of the family, humbly followed her younger sister, dressed in the simplest fashion like a shadow necessary to the harmony of the picture. Monsieur Guillaume had exerted himself to the utmost in the church to get Virginie married before Augustine, but the priests, high and low, persisted in addressing the more elegant of the two brides. He heard some of his neighbors highly approving the good sense of Mademoiselle Virginie, who was making, as they said, the more substantial match, and remaining faithful to the neighborhood; while they fired a few taunts, prompted by envy of Augustine, who was marrying an artist and a man of rank; adding, with a sort of dismay, that if the Guillaumes were ambitious, there was an end to the business. An old fan-maker having remarked that such a prodigal would soon bring his wife to beggary, father Guillaume prided himself in petto for his prudence in the matter of marriage settlements. In the evening, after a splendid ball, followed by one of those substantial suppers of which the memory is dying out in the present generation, Monsieur and Madame Guillaume remained in a fine house belonging to them in the Rue du Colombier, where the wedding had been held; Monsieur and Madame Lebas returned in their fly to the old home in the Rue Saint-Denis, to steer the good ship Cat and Racket. The artist, intoxicated with happiness, carried off his beloved Augustine, and eagerly lifting her out of their carriage when it reached the Rue des Trois-Freres, led her to an apartment embellished by all the arts.

The fever of passion which possessed Theodore

made a year fly over the young couple without a single cloud to dim the blue sky under which they lived. Life did not hang heavy on the lovers' hands. Theodore lavished on every day inexhaustible fioriture of enjoyment, and he delighted to vary the transports of passion by the soft languor of those hours of repose when souls soar so high that they seem to have forgotten all bodily union. Augustine was too happy for reflection; she floated on an undulating tide of rapture; she thought she could not do enough by abandoning herself to sanctioned and sacred married love; simple and artless, she had no coquetry, no reserves, none of the dominion which a worldly-minded girl acquires over her husband by ingenious caprice; she loved too well to calculate for the future, and never imagined that so exquisite a life could come to an end. Happy in being her husband's sole delight, she believed that her inextinguishable love would always be her greatest grace in his eyes, as her devotion and obedience would be a perennial charm. And, indeed, the ecstasy of love had made her so brilliantly lovely that her beauty filled her with pride, and gave her confidence that she could always reign over a man so easy to kindle as Monsieur de Sommervieux. Thus her position as a wife brought her no knowledge but the lessons of love.

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de femme ne lui apporta d’autres enseignements que ceux de l’amour.

Au sein de ce bonheur, elle resta l’ignorante petite fille qui vivait obscurément rue Saint-Denis, et ne pensa point à prendre les manières, l’instruction, le ton du monde dans lequel elle devait vivre. Ses paroles étant des paroles d’amour, elle y déployait bien une sorte de souplesse d’esprit et une certaine délicatesse d’expression ; mais elle se servait du langage commun à toutes les femmes quand elles se trouvent plongées dans une passion qui semble être leur élément. Si, par hasard, une idée discordante avec celles de Théodore était exprimée par Augustine, le jeune artiste en riait comme on rit des premières fautes que fait un étranger, mais qui finissent par fatiguer s’il ne se corrige pas.

Cependant, à l’expiration de cette année aussi

charmante que rapide, Sommervieux sentit un matin la nécessité de reprendre ses travaux et ses habitudes. Sa femme était enceinte. Il revit ses amis. Pendant les longues souffrances de l’année où, pour la première fois, une jeune femme nourrit un enfant, il travailla sans doute avec ardeur ; mais parfois il retourna chercher quelques distractions dans le grand monde. La maison où il allait le plus volontiers était celle de la duchesse de Carigliano qui avait fini par attirer chez elle le célèbre artiste. Quand Augustine fut rétablie, quand son fils ne réclama plus ces soins assidus qui interdisent à une mère les plaisirs du monde, Théodore en était arrivé à vouloir éprouver cette jouissance d’amour-propre que nous donne la société quand nous y apparaissons avec une belle femme, objet d’envie et d’admiration.

Parcourir les salons en s’y montrant avec l’éclat

emprunté de la gloire de son mari, se voir jalousée par toutes les femmes, fut pour Augustine une nouvelle moisson de plaisirs ; mais ce fut le dernier reflet que devait jeter son bonheur conjugal. Elle commença par offenser la vanité de son mari, quand, malgré de vains efforts, elle laissa percer son ignorance, l’impropriété de son langage et l’étroitesse de ses idées. Le caractère de Sommervieux, dompté pendant près de deux ans et demi par les premiers emportements de l’amour, reprit, avec la tranquillité d’une possession moins jeune, sa pente et ses habitudes un moment détournées de leur cours. La poésie, la peinture et les exquises jouissances de l’imagination possèdent sur les esprits élevés des droits imprescriptibles. Ces besoins d’une âme forte n’avaient pas été trompés chez Théodore pendant ces deux années, ils avaient trouvé seulement une pâture nouvelle. Quand les champs de l’amour furent parcourus, quand l’artiste eut, comme les enfants, cueilli des roses et des bleuets avec une telle avidité qu’il ne s’apercevait pas que ses mains ne pouvaient plus les tenir, la scène changea. Si le peintre montrait à sa femme les croquis de ses plus belles compositions, il l’entendait s’écrier comme eût fait le père Guillaume : – C’est bien joli ! son admiration sans chaleur ne provenait pas d’un sentiment consciencieux, mais de la

In the midst of her happiness, she was still the

simple child who had lived in obscurity in the Rue Saint-Denis, and who never thought of acquiring the manners, the information, the tone of the world she had to live in. Her words being the words of love, she revealed in them, no doubt, a certain pliancy of mind and a certain refinement of speech; but she used the language common to all women when they find themselves plunged in passion, which seems to be their element. When, by chance, Augustine expressed an idea that did not harmonize with Theodore's, the young artist laughed, as we laugh at the first mistakes of a foreigner, though they end by annoying us if they are not corrected.

In spite of all this love-making, by the end of this

year, as delightful as it was swift, Sommervieux felt one morning the need for resuming his work and his old habits. His wife was expecting their first child. He saw some friends again. During the tedious discomforts of the year when a young wife is nursing an infant for the first time, he worked, no doubt, with zeal, but he occasionally sought diversion in the fashionable world. The house which he was best pleased to frequent was that of the Duchesse de Carigliano, who had at last attracted the celebrated artist to her parties. When Augustine was quite well again, and her boy no longer required the assiduous care which debars a mother from social pleasures, Theodore had come to the stage of wishing to know the joys of satisfied vanity to be found in society by a man who shows himself with a handsome woman, the object of envy and admiration.

To figure in drawing-rooms with the reflected

lustre of her husband's fame, and to find other women envious of her, was to Augustine a new harvest of pleasures; but it was the last gleam of conjugal happiness. She first wounded her husband's vanity when, in spite of vain efforts, she betrayed her ignorance, the inelegance of her language, and the narrowness of her ideas. Sommervieux's nature, subjugated for nearly two years and a half by the first transports of love, now, in the calm of less new possession, recovered its bent and habits, for a while diverted from their channel. Poetry, painting, and the subtle joys of imagination have inalienable rights over a lofty spirit. These cravings of a powerful soul had not been starved in Theodore during these two years; they had only found fresh pasture. As soon as the meadows of love had been ransacked, and the artist had gathered roses and cornflowers as the children do, so greedily that he did not see that his hands could hold no more, the scene changed. When the painter showed his wife the sketches for his finest compositions he heard her exclaim, as her father had done, "How pretty!" This tepid admiration was not the outcome of conscientious feeling, but of her faith on the strength of love.

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croyance sur parole de l’amour. Augustine préférait un regard au plus beau

tableau. Le seul sublime qu’elle connût était celui du cœur. Enfin, Théodore ne put se refuser à l’évidence d’une vérité cruelle : sa femme n’était pas sensible à la poésie, elle n’habitait pas sa sphère, elle ne le suivait pas dans tous ses caprices, dans ses improvisations, dans ses joies, dans ses douleurs ; elle marchait terre à terre dans le monde réel, tandis qu’il avait la tête dans les cieux. Les esprits ordinaires ne peuvent pas apprécier les souffrances renaissantes de l’être qui, uni à un autre par le plus intime de tous les sentiments, est obligé de refouler sans cesse les plus chères expansions de sa pensée, et de faire rentrer dans le néant les images qu’une puissance magique le force à créer. Pour lui, ce supplice est d’autant plus cruel, que le sentiment qu’il porte à son compagnon ordonne, par sa première loi, de ne jamais rien se dérober l’un à l’autre, et de confondre les effusions de la pensée aussi bien que les épanchements de l’âme. On ne trompe pas impunément les volontés de la nature : elle est inexorable comme la Nécessité, qui, certes, est une sorte de nature sociale. Sommervieux se réfugia dans le calme et le silence de son atelier, en espérant que l’habitude de vivre avec des artistes pourrait former sa femme, et développerait en elle les germes de haute intelligence engourdis que quelques esprits supérieurs croient préexistants chez tous les êtres ; mais Augustine était trop sincèrement religieuse pour ne pas être effrayée du ton des artistes. Au premier dîner que donna Théodore, elle entendit un jeune peintre disant avec cette enfantine légèreté qu’elle ne sut pas reconnaître et qui absout une plaisanterie de toute irréligion : – Mais, madame, votre paradis n’est pas plus beau que la Transfiguration de Raphaël ? Eh ! bien, je me suis lassé de la regarder.

Augustine apporta donc dans cette société spirituelle un esprit de défiance qui n’échappait à personne. Elle gêna. Les artistes gênés sont impitoyables : ils fuient ou se moquent. Madame Guillaume avait, entre autres ridicules, celui d’outrer la dignité qui lui semblait l’apanage d’une femme mariée ; et quoiqu’elle s’en fût souvent moquée, Augustine ne sut pas se défendre d’une légère imitation de la pruderie maternelle. Cette exagération de pudeur, que n’évitent pas toujours les femmes vertueuses, suggéra quelques épigrammes à coups de crayon dont l’innocent badinage était de trop bon goût pour que Sommervieux pût s’en fâcher. Ces plaisanteries eussent été même plus cruelles, elles n’étaient après tout que des représailles exercées sur lui par ses amis. Mais rien ne pouvait être léger pour une âme qui recevait aussi facilement que celle de Théodore des impressions étrangères. Aussi éprouva-t-il insensiblement une froideur qui ne pouvait aller qu’en croissant. Pour arriver au bonheur conjugal, il faut gravir une montagne dont l’étroit plateau est bien près d’un revers aussi rapide que glissant, et l’amour du peintre le descendait. Il jugea sa femme incapable d’apprécier les considérations morales qui justifiaient, à ses propres yeux, la singularité de ses manières envers elle, et se crut fort innocent en lui cachant des pensées qu’elle ne comprenait pas et des

Augustine cared more for a look than for the finest

picture. The only sublime she knew was that of the heart. At last Theodore could not resist the evidence of the cruel fact—his wife was insensible to poetry, she did not dwell in his sphere, she could not follow him in all his vagaries, his inventions, his joys and his sorrows; she walked groveling in the world of reality, while his head was in the skies. Common minds cannot appreciate the perennial sufferings of a being who, while bound to another by the most intimate affections, is obliged constantly to suppress the dearest flights of his soul, and to thrust down into the void those images which a magic power compels him to create. To him the torture is all the more intolerable because his feeling towards his companion enjoins, as its first law, that they should have no concealments, but mingle the aspirations of their thought as perfectly as the effusions of their soul. The demands of nature are not to be cheated. She is as inexorable as necessity, which is, indeed, a sort of social nature. Sommervieux took refuge in the peace and silence of his studio, hoping that the habit of living with artists might mould his wife and develop in her the dormant germs of lofty intelligence which some superior minds suppose must exist in every being. But Augustine was too sincerely religious not to take fright at the tone of artists. At the first dinner Theodore gave, she heard a young painter say, with the childlike lightness, which to her was unintelligible, and which redeems a jest from the taint of profanity, "But, madame, your Paradise cannot be more beautiful than Raphael's Transfiguration!—Well, and I got tired of looking at that."

Thus Augustine came among this sparkling set in

a spirit of distrust which no one could fail to see. She was a restraint on their freedom. Now an artist who feels restraint is pitiless; he stays away, or laughs it to scorn. Madame Guillaume, among other absurdities, had an excessive notion of the dignity she considered the prerogative of a married woman; and Augustine, though she had often made fun of it, could not help a slight imitation of her mother's primness. This extreme propriety, which virtuous wives do not always avoid, suggested a few epigrams in the form of sketches, in which the harmless jest was in such good taste that Sommervieux could not take offence; and even if they had been more severe, these pleasantries were after all only reprisals from his friends. Still, nothing could seem a trifle to a spirit so open as Theodore's to impressions from without. A coldness insensibly crept over him, and inevitably spread. To attain conjugal happiness we must climb a hill whose summit is a narrow ridge, close to a steep and slippery descent: the painter's love was falling down it. He regarded his wife as incapable of appreciating the moral considerations which justified him in his own eyes for his singular behavior to her, and believed himself quite innocent in hiding from her thoughts she could not enter into, and peccadilloes outside the jurisdiction of a

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écarts peu justifiables au tribunal d’une conscience bourgeoise. Augustine se renferma dans une douleur morne et silencieuse. Ces sentiments secrets mirent entre les deux époux un voile qui devait s’épaissir de jour en jour. Sans que son mari manquât d’égards envers elle, Augustine ne pouvait s’empêcher de trembler en le voyant réserver pour le monde les trésors d’esprit et de grâce qu’il venait jadis mettre à ses pieds. Bientôt, elle interpréta fatalement les discours spirituels qui se tiennent dans le monde sur l’inconstance des hommes. Elle ne se plaignit pas, mais son attitude équivalait à des reproches.

Trois ans après son mariage, cette femme jeune et

jolie qui passait si brillante dans son brillant équipage, qui vivait dans une sphère de gloire et de richesse enviée de tant de gens insouciants et incapables d’apprécier justement les situations de la vie, fut en proie à de violents chagrins. Ses couleurs pâlirent. Elle réfléchit, elle compara ; puis, le malheur lui déroula les premiers textes de l’expérience. Elle résolut de rester courageusement dans le cercle de ses devoirs, en espérant que cette conduite généreuse lui ferait recouvrer tôt ou tard l’amour de son mari ; mais il n’en fut pas ainsi. Quand Sommervieux, fatigué de travail, sortait de son atelier, Augustine ne cachait pas si promptement son ouvrage, que le peintre ne pût apercevoir sa femme raccommodant avec toute la minutie d’une bonne ménagère le linge de la maison et le sien. Elle fournissait, avec générosité, sans murmure, l’argent nécessaire aux prodigalités de son mari ; mais, dans le désir de conserver la fortune de son cher Théodore, elle se montrait économe soit pour elle, soit dans certains détails de l’administration domestique. Cette conduite est incompatible avec le laisser-aller des artistes qui, sur la fin de leur carrière, ont tant joui de la vie, qu’ils ne se demandent jamais la raison de leur ruine.

Il est inutile de marquer chacune des dégradations

de couleur par lesquelles la teinte brillante de leur lune de miel atteignit à une profonde obscurité. Un soir, la triste Augustine, qui depuis long-temps entendait son mari parler avec enthousiasme de madame la duchesse de Carigliano, reçut d’une amie quelques avis méchamment charitables sur la nature de l’attachement qu’avait conçu Sommervieux pour cette célèbre coquette qui donnait le ton à la cour impériale. À vingt et un ans, dans tout l’éclat de la jeunesse et de la beauté, Augustine se vit trahie pour une femme de trente-six ans. En se sentant malheureuse au milieu du monde et de ses fêtes désertes pour elle, la pauvre petite ne comprit plus rien à l’admiration qu’elle y excitait, ni à l’envie qu’elle inspirait. Sa figure prit une nouvelle expression. La mélancolie versa dans ses traits la douceur de la résignation et la pâleur d’un amour dédaigné. Elle ne tarda pas à être courtisée par les hommes les plus séduisants ; mais elle resta solitaire et vertueuse. Quelques paroles de dédain, échappées à son mari, lui donnèrent un incroyable désespoir. Une lueur fatale lui fit entrevoir les défauts de contact qui, par suite des mesquineries de son éducation, empêchaient l’union complète de son âme avec celle de Théodore : elle eut

bourgeois conscience. Augustine wrapped herself in sullen and silent grief. These unconfessed feelings placed a shroud between the husband and wife which could not fail to grow thicker day by day. Though her husband never failed in consideration for her, Augustine could not help trembling as she saw that he kept for the outer world those treasures of wit and grace that he formerly would lay at her feet. She soon began to find sinister meaning in the jocular speeches that are current in the world as to the inconstancy of men. She made no complaints, but her demeanor conveyed reproach.

Three years after her marriage this pretty young

woman, who dashed past in her handsome carriage, and lived in a sphere of glory and riches to the envy of heedless folk incapable of taking a just view of the situations of life, was a prey to intense grief. She lost her color; she reflected; she made comparisons; then sorrow unfolded to her the first lessons of experience. She determined to restrict herself bravely within the round of duty, hoping that by this generous conduct she might sooner or later win back her husband's love. But it was not so. When Sommervieux, fired with work, came in from his studio, Augustine did not put away her work so quickly but that the painter might find his wife mending the household linen, and his own, with all the care of a good housewife. She supplied generously and without a murmur the money needed for his lavishness; but in her anxiety to husband her dear Theodore's fortune, she was strictly economical for herself and in certain details of domestic management. Such conduct is incompatible with the easy-going habits of artists, who, at the end of their life, have enjoyed it so keenly that they never inquire into the causes of their ruin.

It is useless to note every tint of shadow by which

the brilliant hues of their honeymoon were overcast till they were lost in utter blackness. One evening poor Augustine, who had for some time heard her husband speak with enthusiasm of the Duchesse de Carigliano, received from a friend certain malignantly charitable warnings as to the nature of the attachment which Sommervieux had formed for this celebrated flirt of the Imperial Court. At one-and-twenty, in all the splendor of youth and beauty, Augustine saw herself deserted for a woman of six-and-thirty. Feeling herself so wretched in the midst of a world of festivity which to her was a blank, the poor little thing could no longer understand the admiration she excited, or the envy of which she was the object. Her face assumed a different expression. Melancholy, tinged her features with the sweetness of resignation and the pallor of scorned love. Ere long she too was courted by the most fascinating men; but she remained lonely and virtuous. Some contemptuous words which escaped her husband filled her with incredible despair. A sinister flash showed her the breaches which, as a result of her sordid education, hindered the perfect union of her soul with Theodore's; she loved him well

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assez d’amour pour l’absoudre et pour se condamner. Elle pleura des larmes de sang, et reconnut trop tard qu’il est des mésalliances d’esprit aussi bien que des mésalliances de mœurs et de rang. En songeant aux délices printanières de son union, elle comprit l’étendue du bonheur passé, et convint en elle même qu’une si riche moisson d’amour était une vie entière qui ne pouvait se payer que par du malheur. Cependant elle aimait trop sincèrement pour perdre toute espérance. Aussi osa-t-elle entreprendre à vingt et un ans de s’instruire et de rendre son imagination au moins digne de celle qu’elle admirait.

– Si je ne suis pas poète, se disait-elle, au moins je

comprendrai la poésie. Et déployant alors cette force de volonté, cette

énergie que les femmes possèdent toutes quand elles aiment, madame de Sommervieux tenta de changer son caractère, ses mœurs et ses habitudes ; mais en dévorant des volumes, en apprenant avec courage, elle ne réussit qu’à devenir moins ignorante. La légèreté de l’esprit et les grâces de la conversation sont un don de la nature ou le fruit d’une éducation commencée au berceau. Elle pouvait apprécier la musique, en jouir, mais non chanter avec goût. Elle comprit la littérature et les beautés de la poésie, mais il était trop tard pour en orner sa rebelle mémoire. Elle entendait avec plaisir les entretiens du monde, mais elle n’y fournissait rien de brillant. Ses idées religieuses et ses préjugés d’enfance s’opposèrent à la complète émancipation de son intelligence. Enfin, il s’était glissé contre elle, dans l’âme de Théodore, une prévention qu’elle ne put vaincre. L’artiste se moquait de ceux qui lui vantaient sa femme, et ses plaisanteries étaient assez fondées : il imposait tellement à cette jeune et touchante créature, qu’en sa présence, ou en tête-à-tête, elle tremblait. Embarrassée par son trop grand désir de plaire, elle sentait son esprit et ses connaissances s’évanouir dans un seul sentiment. La fidélité d’Augustine déplut même à cet infidèle mari, qui semblait l’engager à commettre des fautes en taxant sa vertu d’insensibilité. Augustine s’efforça en vain d’abdiquer sa raison, de se plier aux caprices, aux fantaisies de son mari, et de se vouer à l’égoïsme de sa vanité ; elle ne recueillit point le fruit de ces sacrifices. Peut-être avaient-ils tous deux laissé passer le moment où les âmes peuvent se comprendre. Un jour le cœur trop sensible de la jeune épouse reçut un de ces coups qui font si fortement plier les liens du sentiment, qu’on peut les croire rompus. Elle s’isola. Mais bientôt une fatale pensée lui suggéra d’aller chercher des consolations et des conseils au sein de sa famille.

Un matin donc, elle se dirigea vers la grotesque

façade de l’humble et silencieuse maison où s’était écoulée son enfance. Elle soupira en revoyant cette croisée d’où, un jour, elle avait envoyé un premier baiser à celui qui répandait aujourd’hui sur sa vie autant de gloire que de malheur. Rien n’était changé dans l’antre où se rajeunissait cependant le commerce de la draperie. La sœur d’Augustine occupait au comptoir antique la place

enough to absolve him and condemn herself. She shed tears of blood, and perceived, too late, that there are mesalliances of the spirit as well as of rank and habits. As she recalled the early raptures of their union, she understood the full extent of that lost happiness, and accepted the conclusion that so rich a harvest of love was in itself a whole life, which only sorrow could pay for. At the same time, she loved too truly to lose all hope. At one-and-twenty she dared undertake to educate herself, and make her imagination, at least, worthy of that she admired.

"If I am not a poet," thought she, "at any rate, I

will understand poetry." Then, with all the strength of will, all the energy

which every woman can display when she loves, Madame de Sommervieux tried to alter her character, her manners, and her habits; but by dint of devouring books and learning undauntedly, she only succeeded in becoming less ignorant. Lightness of wit and the graces of conversation are a gift of nature, or the fruit of education begun in the cradle. She could appreciate music and enjoy it, but she could not sing with taste. She understood literature and the beauties of poetry, but it was too late to cultivate her refractory memory. She listened with pleasure to social conversation, but she could contribute nothing brilliant. Her religious notions and home-grown prejudices were antagonistic to the complete emancipation of her intelligence. Finally, a foregone conclusion against her had stolen into Theodore's mind, and this she could not conquer. The artist would laugh, at those who flattered him about his wife, and his irony had some foundation; he so overawed the pathetic young creature that, in his presence, or alone with him, she trembled. Hampered by her too eager desire to please, her wits and her knowledge vanished in one absorbing feeling. Even her fidelity vexed the unfaithful husband, who seemed to bid her do wrong by stigmatizing her virtue as insensibility. Augustine tried in vain to abdicate her reason, to yield to her husband's caprices and whims, to devote herself to the selfishness of his vanity. Her sacrifices bore no fruit. Perhaps they had both let the moment slip when souls may meet in comprehension. One day the young wife's too sensitive heart received one of those blows which so strain the bonds of feeling that they seem to be broken. She withdrew into solitude. But before long a fatal idea suggested to her to seek counsel and comfort in the bosom of her family.

So one morning she made her way towards the

grotesque facade of the humble, silent home where she had spent her childhood. She sighed as she looked up at the sash-window, whence one day she had sent her first kiss to him who now shed as much sorrow as glory on her life. Nothing was changed in the cavern, where the drapery business had, however, started on a new life. Augustine's sister filled her mother's old place at the desk.

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de sa mère. La jeune affligée rencontra son beau-frère la plume derrière l’oreille. Elle fut à peine écoutée, tant il avait l’air affairé. Les redoutables signaux d’un inventaire général se faisaient autour de lui. Aussi la quitta-t-il en la priant d’excuser. Elle fut reçue assez froidement par sa sœur, qui lui manifesta quelque rancune. En effet, Augustine, brillante et descendant d’un joli équipage, n’était jamais venue voir sa sœur qu’en passant. La femme du prudent Lebas s’imagina que l’argent était la cause première de cette visite matinale, elle essaya de se maintenir sur un ton de réserve qui fit sourire plus d’une fois Augustine. La femme du peintre vit que, sauf les barbes au bonnet, sa mère avait trouvé dans Virginie un successeur qui conservait l’antique honneur du Chat-qui-pelote. Au déjeuner, elle aperçut, dans le régime de la maison, certains changements qui faisaient honneur au bon sens de Joseph Lebas : les commis ne se levèrent pas au dessert, on leur laissait la faculté de parler, et l’abondance de la table annonçait une aisance sans luxe. La jeune élégante trouva les coupons d’une loge aux Français où elle se souvint d’avoir vu sa sœur de loin en loin. Madame Lebas avait sur les épaules un cachemire dont la magnificence attestait la générosité avec laquelle son mari s’occupait d’elle. Enfin, les deux époux marchaient avec leur siècle. Augustine fut bientôt pénétrée d’attendrissement, en reconnaissant, pendant les deux tiers de cette journée, le bonheur égal, sans exaltation, il est vrai, mais aussi sans orages, que goûtait ce couple convenablement assorti. Ils avaient accepté la vie comme une entreprise commerciale où il s’agissait de faire avant tout, honneur à ses affaires. La femme, n’ayant pas rencontré dans son mari un amour excessif, s’était appliquée à le faire naître. Insensiblement amené à estimer, à chérir Virginie, le temps que le bonheur mit à éclore, fut, pour Joseph Lebas et pour sa femme, un gage de durée. Aussi, lorsque la plaintive Augustine exposa sa situation douloureuse, eût-elle à essuyer le déluge de lieux communs que la morale de la rue Saint-Denis fournissait à sa sœur.

– Le mal est fait, ma femme, dit Joseph Lebas, il

faut chercher à donner de bons conseils à notre sœur. Puis, l’habile négociant analysa lourdement les ressources que les lois et les mœurs pouvaient offrir à Augustine pour sortir de cette crise ; il en numérota pour ainsi dire les considérations, les rangea par leur force dans des espèces de catégories, comme s’il se fût agi de marchandises de diverses qualités ; puis il les mit en balance, les pesa, et conclut en développant la nécessité où était sa belle-sœur de prendre un parti violent qui ne satisfit point l’amour qu’elle ressentait encore pour son mari. Aussi ce sentiment se réveilla-t-il dans toute sa force quand elle entendit Joseph Lebas parlant de voies judiciaires. Elle remercia ses deux amis, et revint chez elle encore plus indécise qu’elle ne l’était avant de les avoir consultés. Elle hasarda de se rendre alors à l’antique hôtel de la rue du Colombier, dans le dessein de confier ses malheurs à son père et à sa mère. La pauvre petite femme ressemblait à ces malades qui, arrivés à un état désespéré, essaient de

The unhappy young woman met her brother-in-law with his pen behind his ear; he hardly listened to her, he was so full of business. The formidable symptoms of stock-taking were visible all round him; he begged her to excuse him. She was received coldly enough by her sister, who owed her a grudge. In fact, Augustine, in her finery, and stepping out of a handsome carriage, had never been to see her but when passing by. The wife of the prudent Lebas, imagining that want of money was the prime cause of this early call, tried to keep up a tone of reserve which more than once made Augustine smile. The painter's wife perceived that, apart from the cap and lappets, her mother had found in Virginie a successor who could uphold the ancient honor of the Cat and Racket. At breakfast she observed certain changes in the management of the house which did honor to Lebas' good sense; the assistants did not rise before dessert; they were allowed to talk, and the abundant meal spoke of ease without luxury. The fashionable woman found some tickets for a box at the Francais, where she remembered having seen her sister from time to time. Madame Lebas had a cashmere shawl over her shoulders, of which the value bore witness to her husband's generosity to her. In short, the couple were keeping pace with the times. During the two-thirds of the day she spent there, Augustine was touched to the heart by the equable happiness, devoid, to be sure, of all emotion, but equally free from storms, enjoyed by this well-matched couple. They had accepted life as a commercial enterprise, in which, above all, they must do credit to the business. Not finding any great love in her husband, Virginie had set to work to create it. Having by degrees learned to esteem and care for his wife, the time that his happiness had taken to germinate was to Joseph Lebas a guarantee of its durability. Hence, when Augustine plaintively set forth her painful position, she had to face the deluge of commonplace morality which the traditions of the Rue Saint-Denis furnished to her sister.

"The mischief is done, wife," said Joseph Lebas;

"we must try to give our sister good advice." Then the clever tradesman ponderously analyzed the resources which law and custom might offer Augustine as a means of escape at this crisis; he ticketed every argument, so to speak, and arranged them in their degrees of weight under various categories, as though they were articles of merchandise of different qualities; then he put them in the scale, weighed them, and ended by showing the necessity for his sister-in-law's taking violent steps which could not satisfy the love she still had for her husband; and, indeed, the feeling had revived in all its strength when she heard Joseph Lebas speak of legal proceedings. Augustine thanked them, and returned home even more undecided than she had been before consulting them. She now ventured to go to the house in the Rue du Colombier, intending to confide her troubles to her father and mother; for she was like a sick man who, in his desperate plight, tries every prescription, and even puts faith in old

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toutes les recettes et se confient même aux remèdes de bonne femme.

Les deux vieillards la reçurent avec une effusion de sentiment qui l’attendrit. Cette visite leur apportait une distraction qui, pour eux, valait un trésor. Depuis quatre ans, ils marchaient dans la vie comme des navigateurs sans but et sans boussole. Assis au coin de leur feu, ils se racontaient l’un à l’autre tous les désastres du Maximum, leurs anciennes acquisitions de draps, la manière dont ils avaient évité les banqueroutes, et surtout cette célèbre faillite Lecocq, la bataille de Marengo du père Guillaume. Puis, quand ils avaient épuisé les vieux procès, ils récapitulaient les additions de leurs inventaires les plus productifs, et se narraient encore les vieilles histoires du quartier Saint-Denis. À deux heures, le père Guillaume allait donner un coup d’œil à l’établissement du Chat-qui-pelote. En revenant il s’arrêtait à toutes les boutiques, autrefois ses rivales, et dont les jeunes propriétaires espéraient entraîner le vieux négociant dans quelque escompte aventureux, que, selon sa coutume, il ne refusait jamais positivement. Deux bons chevaux normands mouraient de gras-fondu dans l’écurie de l’hôtel ; madame Guillaume ne s’en servait que pour se faire traîner tous les dimanches à la grand’messe de sa paroisse. Trois fois par semaine ce respectable couple tenait table ouverte. Grâce à l’influence de son gendre Sommervieux, le père Guillaume avait été nommé membre du comité consultatif pour l’habillement des troupes. Depuis que son mari s’était ainsi trouvé placé haut dans l’administration, madame Guillaume avait pris la détermination de représenter. Leurs appartements étaient encombrés de tant d’ornements d’or et d’argent, et de meubles sans goût mais de valeur certaine, que la pièce la plus simple y ressemblait à une chapelle. L’économie et la prodigalité semblaient se disputer dans chacun des accessoires de cet hôtel. L’on eût dit que monsieur Guillaume avait eu en vue de faire un placement d’argent jusque dans l’acquisition d’un flambeau. Au milieu de ce bazar, dont la richesse accusait le désœuvrement des deux époux, le célèbre tableau de Sommervieux avait obtenu la place d’honneur. Il faisait la consolation de monsieur et de madame Guillaume qui tournaient vingt fois par jour leurs yeux harnachés de bésicles vers cette image de leur ancienne existence, pour eux si active et si amusante. L’aspect de cet hôtel et de ces appartements où tout avait une senteur de vieillesse et de médiocrité, le spectacle donné par ces deux êtres qui semblaient échoués sur un rocher d’or loin du monde et des idées qui font vivre, surprirent Augustine. Elle contemplait en ce moment la seconde partie du tableau dont le commencement l’avait frappée chez Joseph Lebas, celui d’une vie agitée quoique sans mouvement, espèce d’existence mécanique et instinctive semblable à celle des castors. Elle eut alors je ne sais quel orgueil de ses chagrins, en pensant qu’ils prenaient leur source dans un bonheur de dix-huit mois qui valait à ses yeux mille existences comme celle dont le vide lui semblait horrible. Cependant elle cacha ce sentiment peu charitable, et déploya pour ses vieux parents, les grâces nouvelles de son esprit, les coquetteries

wives' remedies. The old people received their daughter with an

effusiveness that touched her deeply. Her visit brought them some little change, and that to them was worth a fortune. For the last four years they had gone their way like navigators without a goal or a compass. Sitting by the chimney corner, they would talk over their disasters under the old law of maximum, of their great investments in cloth, of the way they had weathered bankruptcies, and, above all, the famous failure of Lecocq, Monsieur Guillaume's battle of Marengo. Then, when they had exhausted the tale of lawsuits, they recapitulated the sum total of their most profitable stock-takings, and told each other old stories of the Saint-Denis quarter. At two o'clock old Guillaume went to cast an eye on the business at the Cat and Racket; on his way back he called at all the shops, formerly the rivals of his own, where the young proprietors hoped to inveigle the old draper into some risky discount, which, as was his wont, he never refused point-blank. Two good Normandy horses were dying of their own fat in the stables of the big house; Madame Guillaume never used them but to drag her on Sundays to high Mass at the parish church. Three times a week the worthy couple kept open house. By the influence of his son-in-law Sommervieux, Monsieur Guillaume had been named a member of the consulting board for the clothing of the Army. Since her husband had stood so high in office, Madame Guillaume had decided that she must receive; her rooms were so crammed with gold and silver ornaments, and furniture, tasteless but of undoubted value, that the simplest room in the house looked like a chapel. Economy and expense seemed to be struggling for the upper hand in every accessory. It was as though Monsieur Guillaume had looked to a good investment, even in the purchase of a candlestick. In the midst of this bazaar, where splendor revealed the owner's want of occupation, Sommervieux's famous picture filled the place of honor, and in it Monsieur and Madame Guillaume found their chief consolation, turning their eyes, harnessed with eye-glasses, twenty times a day on this presentment of their past life, to them so active and amusing. The appearance of this mansion and these rooms, where everything had an aroma of staleness and mediocrity, the spectacle offered by these two beings, cast away, as it were, on a rock far from the world and the ideas which are life, startled Augustine; she could here contemplate the sequel of the scene of which the first part had struck her at the house of Lebas—a life of stir without movement, a mechanical and instinctive existence like that of the beaver; and then she felt an indefinable pride in her troubles, as she reflected that they had their source in eighteen months of such happiness as, in her eyes, was worth a thousand lives like this; its vacuity seemed to her horrible. However, she concealed this not very charitable feeling, and displayed for her parents her newly-acquired accomplishments of mind, and the ingratiating tenderness that love had revealed to her, disposing them to listen to her matrimonial grievances. Old people have a

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de tendresse que l’amour lui avait révélées, et les disposa favorablement à écouter ses doléances matrimoniales. Les vieilles gens ont un faible pour ces sortes de confidences. Madame Guillaume voulut être instruite des plus légers détails de cette vie étrange qui, pour elle, avait quelque chose de fabuleux. Les voyages du baron de La Hontan, qu’elle commençait toujours sans jamais les achever, ne lui apprirent rien de plus inouï sur les sauvages du Canada.

– Comment, mon enfant, ton mari s’enferme avec

des femmes nues, et tu as la simplicité de croire qu’il les dessine ?

À cette exclamation, la grand’mère posa ses

lunettes sur une petite travailleuse, secoua ses jupons et plaça ses mains jointes sur ses genoux élevés par une chaufferette, son piédestal favori.

– Mais, ma mère, tous les peintres sont obligés

d’avoir des modèles. – Il s’est bien gardé de nous dire tout cela quand il

t’a demandée en mariage. Si je l’avais su, je n’aurais pas donné ma fille à un homme qui fait un pareil métier. La religion défend ces horreurs là, ça n’est pas moral. À quelle heure nous disais-tu donc qu’il rentre chez lui ?

– Mais à une heure, deux heures… Les deux époux se regardèrent dans un profond

étonnement. – Il joue donc ? dit monsieur Guillaume. Il n’y

avait que les joueurs qui, de mon temps, rentrassent si tard.

Augustine fit une petite moue qui repoussait cette

accusation. – Il doit te faire passer de cruelles nuits à

l’attendre, reprit madame Guillaume. Mais, non, tu te couches, n’est-ce pas ? Et quand il a perdu, le monstre te réveille.

– Non, ma mère, il est au contraire quelquefois

très-gai. Assez souvent même, quand il fait beau, il me propose de me lever pour aller dans les bois.

– Dans les bois, à ces heures-là ? Tu as donc un

bien petit appartement qu’il n’a pas assez de sa chambre, de ses salons, et qu’il lui faille ainsi courir pour… Mais c’est pour t’enrhumer, que le scélérat te propose ces parties-là. Il veut se débarrasser de toi. A-t-on jamais vu un homme établi, qui a un commerce tranquille, galoper comme un loup-garou ?

– Mais, ma mère, vous ne comprenez donc pas

weakness for this kind of confidence. Madame Guillaume wanted to know the most trivial details of that alien life, which to her seemed almost fabulous. The travels of Baron da la Houtan, which she began again and again and never finished, told her nothing more unheard-of concerning the Canadian savages.

"What, child, your husband shuts himself into a

room with naked women! And you are so simple as to believe that he draws them?"

As she uttered this exclamation, the grandmother

laid her spectacles on a little work-table, shook her skirts, and clasped her hands on her knees, raised by a foot-warmer, her favorite pedestal.

"But, mother, all artists are obliged to have

models." "He took good care not to tell us that when he

asked leave to marry you. If I had known it, I would never had given my daughter to a man who followed such a trade. Religion forbids such horrors; they are immoral. And at what time of night do you say he comes home?"

"At one o'clock—two——" The old folks looked at each other in utter

amazement. "Then he gambles?" said Monsieur Guillaume. "In

my day only gamblers stayed out so late." Augustine made a face that scorned the

accusation. "He must keep you up through dreadful nights

waiting for him," said Madame Guillaume. "But you go to bed, don't you? And when he has lost, the wretch wakes you."

"No, mamma, on the contrary, he is sometimes in

very good spirits. Not unfrequently, indeed, when it is fine, he suggests that I should get up and go into the woods."

"The woods! At that hour? Then have you such a

small set of rooms that his bedroom and his sitting-room are not enough, and that he must run about? But it is just to give you cold that the wretch proposes such expeditions. He wants to get rid of you. Did one ever hear of a man settled in life, a well-behaved, quiet man galloping about like a warlock?"

"But, my dear mother, you do not understand that

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que, pour développer son talent, il a besoin d’exaltation. Il aime beaucoup les scènes qui…

– Ah ! je lui en ferais de belles, des scènes, moi,

s’écria madame Guillaume en interrompant sa fille. Comment peux-tu garder des ménagements avec un homme pareil ? D’abord, je n’aime pas qu’il ne boive que de l’eau. Ça n’est pas sain. Pourquoi montre-t-il de la répugnance à voir les femmes quand elles mangent ? Quel singulier genre ! Mais c’est un fou. Tout ce que tu nous en as dit n’est pas possible, Un homme ne peut pas partir de sa maison sans souffler mot et ne revenir que dix jours après. Il te dit qu’il a été à Dieppe pour peindre la mer. Est-ce qu’on peint la mer ? Il te fait des contes à dormir debout.

Augustine ouvrit la bouche pour défendre son

mari ; mais madame Guillaume lui imposa silence par un geste de main auquel un reste d’habitude la fit obéir, et sa mère s’écria d’un ton sec : – Tiens, ne me parle pas de cet homme-là ! il n’a jamais mis le pied dans une église que pour te voir et t’épouser. Les gens sans religion sont capables de tout. Est-ce que Guillaume s’est jamais avisé de me cacher quelque chose, de rester des trois jours sans me dire ouf, et de babiller ensuite comme une pie borgne ?

– Ma chère mère, vous jugez trop sévèrement les

gens supérieurs. S’ils avaient des idées semblables à celles des autres, ce ne seraient plus des gens à talent.

– Eh bien ! que les gens à talent restent chez eux

et ne se marient pas. Comment ! un homme à talent rendra sa femme malheureuse ! et parce qu’il a du talent ; ce sera bien ? Talent, talent ! Il n’y a pas tant de talent à dire comme lui blanc et noir à toute minute, à couper la parole aux gens, à battre du tambour chez soi, à ne jamais vous laisser savoir sur quel pied danser, à forcer une femme de ne pas s’amuser avant que les idées de monsieur ne soient gaies, d’être triste, dès qu’il est triste.

– Mais, ma mère, le propre de ces imaginations

là… – Qu’est-ce que c’est que ces imaginations-là ?

reprit madame Guillaume en interrompant encore sa fille. Il en a de belles ma foi ! Qu’est-ce qu’un homme auquel il prend tout à coup, sans consulter de médecin, la fantaisie de ne manger que des légumes ? Encore, si c’était par religion, sa diète lui servirait à quelque chose ; mais il n’en a pas plus qu’un huguenot. A-t-on jamais vu un homme aimer, comme lui, les chevaux plus qu’il n’aime son prochain, se faire friser les cheveux comme un païen, coucher des statues sous de la mousseline, faire fermer ses fenêtres le jour pour travailler à la lampe ? Tiens, laisse-moi, s’il n’était pas si grossièrement immoral, il serait bon à mettre aux Petites-Maisons. Consulte monsieur Loraux, le vicaire de Saint-Sulpice, demande-lui son avis sur tout cela, il te dira que ton mari ne se conduit pas comme un

he must have excitement to fire his genius. He is fond of scenes which——"

"I would make scenes for him, fine scenes!" cried

Madame Guillaume, interrupting her daughter. "How can you show any consideration to such a man? In the first place, I don't like his drinking water only; it is not wholesome. Why does he object to see a woman eating? What queer notion is that! But he is mad. All you tell us about him is impossible. A man cannot leave his home without a word, and never come back for ten days. And then he tells you he has been to Dieppe to paint the sea. As if any one painted the sea! He crams you with a pack of tales that are too absurd."

Augustine opened her lips to defend her husband;

but Madame Guillaume enjoined silence with a wave of her hand, which she obeyed by a survival of habit, and her mother went on in harsh tones: "Don't talk to me about the man! He never set foot in church excepting to see you and to be married. People without religion are capable of anything. Did Guillaume ever dream of hiding anything from me, of spending three days without saying a word to me, and of chattering afterwards like a blind magpie?"

"My dear mother, you judge superior people too

severely. If their ideas were the same as other folks', they would not be men of genius."

"Very well, then let men of genius stop at home

and not get married. What! A man of genius is to make his wife miserable? And because he is a genius it is all right! Genius, genius! It is not so very clever to say black one minute and white the next, as he does, to interrupt other people, to dance such rigs at home, never to let you know which foot you are to stand on, to compel his wife never to be amused unless my lord is in gay spirits, and to be dull when he is dull."

"But, mother, the very nature of such

imaginations——" "What are such 'imaginations'?" Madame

Guillaume went on, interrupting her daughter again. "Fine ones his are, my word! What possesses a man that all on a sudden, without consulting a doctor, he takes it into his head to eat nothing but vegetables? If indeed it were from religious motives, it might do him some good—but he has no more religion than a Huguenot. Was there ever a man known who, like him, loved horses better than his fellow-creatures, had his hair curled like a heathen, laid statues under muslin coverlets, shut his shutters in broad day to work by lamp-light? There, get along; if he were not so grossly immoral, he would be fit to shut up in a lunatic asylum. Consult Monsieur Loraux, the priest at Saint Sulpice, ask his opinion about it all, and he will tell you that your husband, does not behave like a Christian."

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chrétien… – Oh ! ma mère ! pouvez-vous croire… – Oui, je le crois ! Tu l’as aimé, tu n’aperçois rien

de ces choses-là. Mais, moi, vers les premiers temps de son mariage, je me souviens de l’avoir rencontré dans les Champs-Élysées. Il était à cheval. Eh bien ! il galopait par moment ventre à terre, et puis il s’arrêtait pour aller pas à pas. Je me suis dit alors : – Voilà un homme qui n’a pas de jugement.

– Ah ! s’écria monsieur Guillaume en se frottant

les mains, comme j’ai bien fait de t’avoir mariée séparée de biens avec cet original-là !

Quand Augustine eut l’imprudence de raconter les

griefs véritables qu’elle avait à exposer contre son mari, les deux vieillards restèrent muets d’indignation. Le mot de divorce fut bientôt prononcé par madame Guillaume. Au mot de divorce, l’inactif négociant fut comme réveillé. Stimulé par l’amour qu’il avait pour sa fille, et aussi par l’agitation qu’un procès allait donner à sa vie sans événements, le père Guillaume prit la parole. Il se mit à la tête de la demande en divorce, la dirigea, plaida presque, il offrit à sa fille de se charger de tous les frais, de voir les juges, les avoués, les avocats, de remuer ciel et terre. Madame de Sommervieux, effrayée, refusa les services de son père, dit qu’elle ne voulait pas se séparer de son mari, dût-elle être dix fois plus malheureuse encore, et ne parla plus de ses chagrins. Après avoir été accablée par ses parents de tous ces petits soins muets et consolateurs par lesquels les deux vieillards essayèrent de la dédommager, mais en vain, de ses peines de cœur, Augustine se retira en sentant l’impossibilité de parvenir à faire bien juger les hommes supérieurs par des esprits faibles. Elle apprit qu’une femme devait cacher à tout le monde, même à ses parents, des malheurs pour lesquels on rencontre si difficilement des sympathies. Les orages et les souffrances des sphères élevées ne peuvent être appréciés que par les nobles esprits qui les habitent. En toute chose, nous ne pouvons être jugés que par nos pairs.

La pauvre Augustine se retrouva donc dans la

froide atmosphère de son ménage, livrée à l’horreur de ses méditations. L’étude n’était plus rien pour elle, puisque l’étude ne lui avait pas rendu le cœur de son mari. Initiée aux secrets de ces âmes de feu mais privée de leurs ressources, elle participait avec force à leurs peines sans partager leurs plaisirs. Elle s’était dégoûtée du monde, qui lui semblait mesquin et petit devant les événements des passions. Enfin, sa vie était manquée.

Un soir, elle fut frappée d’une pensée qui vint

illuminer ses ténébreux chagrins comme un rayon céleste. Cette idée ne pouvait sourire qu’à un cœur aussi pur, aussi vertueux que l’était le sien. Elle résolut d’aller chez la duchesse de Carigliano, non pas pour lui redemander le

"Oh, mother, can you believe——?" "Yes, I do believe. You loved him, and you can see

none of these things. But I can remember in the early days after your marriage. I met him in the Champs-Elysees. He was on horseback. Well, at one minute he was galloping as hard as he could tear, and then pulled up to a walk. I said to myself at that moment, 'There is a man devoid of judgement.'"

"Ah, ha!" cried Monsieur Guillaume, "how wise I

was to have your money settled on yourself with such a queer fellow for a husband!"

When Augustine was so imprudent as to set forth

her serious grievances against her husband, the two old people were speechless with indignation. But the word "divorce" was ere long spoken by Madame Guillaume. At the sound of the word divorce the apathetic old draper seemed to wake up. Prompted by his love for his daughter, and also by the excitement which the proceedings would bring into his uneventful life, father Guillaume took up the matter. He made himself the leader of the application for a divorce, laid down the lines of it, almost argued the case; he offered to be at all the charges, to see the lawyers, the pleaders, the judges, to move heaven and earth. Madame de Sommervieux was frightened, she refused her father's services, said she would not be separated from her husband even if she were ten times as unhappy, and talked no more about her sorrows. After being overwhelmed by her parents with all the little wordless and consoling kindnesses by which the old couple tried in vain to make up to her for her distress of heart, Augustine went away, feeling the impossibility of making a superior mind intelligible to weak intellects. She had learned that a wife must hide from every one, even from her parents, woes for which it is so difficult to find sympathy. The storms and sufferings of the upper spheres are appreciated only by the lofty spirits who inhabit there. In any circumstance we can only be judged by our equals.

Thus poor Augustine found herself thrown back

on the horror of her meditations, in the cold atmosphere of her home. Study was indifferent to her, since study had not brought her back her husband's heart. Initiated into the secret of these souls of fire, but bereft of their resources, she was compelled to share their sorrows without sharing their pleasures. She was disgusted with the world, which to her seemed mean and small as compared with the incidents of passion. In short, her life was a failure.

One evening an idea flashed upon her that lighted

up her dark grief like a beam from heaven. Such an idea could never have smiled on a heart less pure, less virtuous than hers. She determined to go to the Duchesse de Carigliano, not to ask her to give her back her husband's

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cœur de son mari, mais pour s’y instruire des artifices qui le lui avaient enlevé ; mais pour intéresser à la mère des enfants de son ami cette orgueilleuse femme du monde ; mais pour la fléchir et la rendre complice de son bonheur à venir comme elle était l’instrument de son malheur présent.

Un jour donc, la timide Augustine, armée d’un

courage surnaturel, monta en voiture, à deux heures après midi, pour essayer de pénétrer jusqu’au boudoir de la célèbre coquette, qui n’était jamais visible avant cette heure-là. Madame de Sommervieux ne connaissait pas encore les antiques et somptueux hôtels du faubourg Saint-Germain. Quand elle parcourut ces vestibules majestueux, ces escaliers grandioses, ces salons immenses ornés de fleurs malgré les rigueurs de l’hiver, et décorés avec ce goût particulier aux femmes qui sont nées dans l’opulence ou avec les habitudes distinguées de l’aristocratie, Augustine eut un affreux serrement de cœur. Elle envia les secrets de cette élégance de laquelle elle n’avait jamais eu l’idée. Elle respira un air de grandeur qui lui expliqua l’attrait de cette maison pour son mari. Quand elle parvint aux petits appartements de la duchesse, elle éprouva de la jalousie et une sorte de désespoir, en y admirant la voluptueuse disposition des meubles, des draperies et des étoffes tendues. Là le désordre était une grâce, là le luxe affectait une espèce de dédain pour la richesse. Les parfums répandus dans cette douce atmosphère flattaient l’odorat sans l’offenser. Les accessoires de l’appartement s’harmoniaient avec une vue ménagée par des glaces sans tain sur les pelouses d’un jardin planté d’arbres verts. Tout était séduction, et le calcul ne s’y sentait point. Le génie de la maîtresse de ces appartements respirait tout entier dans le salon où attendait Augustine. Elle tâcha d’y deviner le caractère de sa rivale par l’aspect des objets épars ; mais il y avait là quelque chose d’impénétrable dans le désordre comme dans la symétrie, et pour la simple Augustine ce fut lettres closes. Tout ce qu’elle put y voir, c’est que la duchesse était une femme supérieure en tant que femme. Elle eut alors une pensée douloureuse.

– Hélas ! serait-il vrai, se dit-elle, qu’un cœur

aimant et simple ne suffit pas à un artiste ; et pour balancer le poids de ces âmes fortes, faut-il les unir à des âmes féminines dont la puissance soit pareille à la leur ? Si j’avais été élevée comme cette sirène, au moins nos armes eussent été égales au moment de la lutte.

– Mais je n’y suis pas ! Ces mots secs et brefs,

quoique prononcés à voix basse dans le boudoir voisin, furent entendus par Augustine, dont le cœur palpita.

– Cette dame est là, répliqua la femme de

chambre. – Vous êtes folle, faites donc entrer ! répondit la

duchesse dont la voix devenue douce avait pris l’accent affectueux de la politesse. Évidemment, elle désirait alors

heart, but to learn the arts by which it had been captured; to engage the interest of this haughty fine lady for the mother of her lover's children; to appeal to her and make her the instrument of her future happiness, since she was the cause of her present wretchedness.

So one day Augustine, timid as she was, but armed

with supernatural courage, got into her carriage at two in the afternoon to try for admittance to the boudoir of the famous coquette, who was never visible till that hour. Madame de Sommervieux had not yet seen any of the ancient and magnificent mansions of the Faubourg Saint-Germain. As she made her way through the stately corridors, the handsome staircases, the vast drawing-rooms—full of flowers, though it was in the depth of winter, and decorated with the taste peculiar to women born to opulence or to the elegant habits of the aristocracy, Augustine felt a terrible clutch at her heart; she coveted the secrets of an elegance of which she had never had an idea; she breathed in an air of grandeur which explained the attraction of the house for her husband. When she reached the private rooms of the Duchess she was filled with jealousy and a sort of despair, as she admired the luxurious arrangement of the furniture, the draperies and the hangings. Here disorder was a grace, here luxury affected a certain contempt of splendor. The fragrance that floated in the warm air flattered the sense of smell without offending it. The accessories of the rooms were in harmony with a view, through plate-glass windows, of the lawns in a garden planted with evergreen trees. It was all bewitching, and the art of it was not perceptible. The whole spirit of the mistress of these rooms pervaded the drawing-room where Augustine awaited her. She tried to divine her rival's character from the aspect of the scattered objects; but there was here something as impenetrable in the disorder as in the symmetry, and to the simple-minded young wife all was a sealed letter. All that she could discern was that, as a woman, the Duchess was a superior person. Then a painful thought came over her.

"Alas! And is it true," she wondered, "that a simple

and loving heart is not all-sufficient to an artist; that to balance the weight of these powerful souls they need a union with feminine souls of a strength equal to their own? If I had been brought up like this siren, our weapons at least might have been equal in the hour of struggle."

"But I am not at home!" The sharp, harsh words,

though spoken in an undertone in the adjoining boudoir, were heard by Augustine, and her heart beat violently.

"The lady is in there," replied the maid. "You are an idiot! Show her in," replied the

Duchess, whose voice was sweeter, and had assumed the dulcet tones of politeness. She evidently now meant to be

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être entendue. Augustine s’avança timidement. Au fond de ce

frais boudoir elle vit la duchesse voluptueusement couchée sur une ottomane en velours vert placée au centre d’une espèce de demi-cercle dessiné par les plis moelleux d’une mousseline tendue sur un fond jaune. Des ornements de bronze doré, disposés avec un goût exquis, rehaussaient encore cette espèce de dais sous lequel la duchesse était posée comme une statue antique. La couleur foncée du velours ne lui laissait perdre aucun moyen de séduction. Un demi jour, ami de sa beauté, semblait être plutôt un reflet qu’une lumière. Quelques fleurs rares élevaient leurs têtes embaumées au dessus des vases de Sèvres les plus riches. Au moment où ce tableau s’offrit aux yeux d’Augustine étonnée, elle avait marché si doucement, qu’elle put surprendre un regard de l’enchanteresse. Ce regard semblait dire à une personne que la femme du peintre n’aperçut pas d’abord : – Restez, vous allez voir une jolie femme, et vous me rendrez sa visite moins ennuyeuse.

À l’aspect d’Augustine, la duchesse se leva et la fit

asseoir auprès d’elle. – À quoi dois-je le bonheur de cette visite,

madame ? dit-elle avec un sourire plein de grâces. – Pourquoi tant de fausseté ? pensa Augustine, qui

ne répondit que par une inclination de tête. Ce silence était commandé. La jeune femme voyait

devant elle un témoin de trop à cette scène. Ce personnage était, de tous les colonels de l’armée, le plus jeune, le plus élégant et le mieux fait. Son costume demi-bourgeois faisait ressortir les grâces de sa personne. Sa figure pleine de vie, de jeunesse, et déjà fort expressive, était encore animée par de petites moustaches relevées en pointe et noires comme du jais, par une impériale bien fournie, par des favoris soigneusement peignés et par une forêt de cheveux noirs assez en désordre. Il badinait avec une cravache, en manifestant une aisance et une liberté qui séyaient seyaient à l’air satisfait de sa physionomie ainsi qu’à la recherche de sa toilette. Les rubans attachés à sa boutonnière étaient noués avec dédain, et il paraissait bien plus vain de sa jolie tournure que de son courage. Augustine regarda la duchesse de Carigliano en lui montrant le colonel par un coup d’œil dont toutes les prières furent comprises.

– Eh bien, adieu, monsieur d’Aiglemont, nous

nous retrouverons au bois de Boulogne. Ces mots furent prononcés par la sirène comme

s’ils étaient le résultat d’une stipulation antérieure à l’arrivée d’Augustine ; elle les accompagna d’un regard menaçant que l’officier méritait peut-être pour l’admiration qu’il témoignait en contemplant la modeste fleur qui contrastait si bien avec l’orgueilleuse duchesse.

heard. Augustine shyly entered the room. At the end of

the dainty boudoir she saw the Duchess lounging luxuriously on an ottoman covered with brown velvet and placed in the centre of a sort of apse outlined by soft folds of white muslin over a yellow lining. Ornaments of gilt bronze, arranged with exquisite taste, enhanced this sort of dais, under which the Duchess reclined like a Greek statue. The dark hue of the velvet gave relief to every fascinating charm. A subdued light, friendly to her beauty, fell like a reflection rather than a direct illumination. A few rare flowers raised their perfumed heads from costly Sevres vases. At the moment when this picture was presented to Augustine's astonished eyes, she was approaching so noiselessly that she caught a glance from those of the enchantress. This look seemed to say to some one whom Augustine did not at first perceive, "Stay; you will see a pretty woman, and make her visit seem less of a bore."

On seeing Augustine, the Duchess rose and made

her sit down by her. "And to what do I owe the pleasure of this visit,

madame?" she said with a most gracious smile. "Why all the falseness?" thought Augustine,

replying only with a bow. Her silence was compulsory. The young woman

saw before her a superfluous witness of the scene. This personage was, of all the Colonels in the army, the youngest, the most fashionable, and the finest man. His face, full of life and youth, but already expressive, was further enhanced by a small moustache twirled up into points, and as black as jet, by a full imperial, by whiskers carefully combed, and a forest of black hair in some disorder. He was whisking a riding whip with an air of ease and freedom which suited his self-satisfied expression and the elegance of his dress; the ribbons attached to his button-hole were carelessly tied, and he seemed to pride himself much more on his smart appearance than on his courage. Augustine looked at the Duchesse de Carigliano, and indicated the Colonel by a sidelong glance. All its mute appeal was understood.

"Good-bye, then, Monsieur d'Aiglemont, we shall

meet in the Bois de Boulogne." These words were spoken by the siren as though

they were the result of an agreement made before Augustine's arrival, and she winged them with a threatening look that the officer deserved perhaps for the admiration he showed in gazing at the modest flower, which contrasted so well with the haughty Duchess. The

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Le jeune fat s’inclina en silence, tourna sur les talons de ses bottes, et s’élança gracieusement hors du boudoir. En ce moment, Augustine, épiant sa rivale qui semblait suivre des yeux le brillant officier, surprit dans ce regard un sentiment dont les fugitives expressions sont connues de toutes les femmes. Elle songea avec la douleur la plus profonde que sa visite allait être inutile : cette artificieuse duchesse était trop avide d’hommages pour ne pas avoir le cœur sans pitié.

– Madame, dit Augustine d’une voix entrecoupée,

la démarche que je fais en ce moment auprès de vous va vous sembler bien singulière ; mais le désespoir a sa folie, et doit faire tout excuser. Je m’explique trop bien pourquoi Théodore préfère votre maison à toute autre, et pourquoi votre esprit exerce tant d’empire sur lui. Hélas ! je n’ai qu’à rentrer en moi-même pour en trouver des raisons plus que suffisantes. Mais j’adore mon mari, madame. Deux ans de larmes n’ont point effacé son image de mon cœur, quoique j’aie perdu le sien. Dans ma folie, j’ai osé concevoir l’idée de lutter avec vous ; et je viens à vous, vous demander par quels moyens je puis triompher de vous-même. Oh, madame ! s’écria la jeune femme en saisissant avec ardeur la main de sa rivale, qui la lui laissa prendre, je ne prierai jamais Dieu pour mon propre bonheur avec autant de ferveur que je l’implorerais pour le vôtre, si vous m’aidiez à reconquérir, je ne dirai pas l’amour, mais la tendresse de Sommervieux. Je n’ai plus d’espoir qu’en vous. Ah ! dites-moi comment vous avez pu lui plaire et lui faire oublier les premiers jours de…

À ces mots, Augustine, suffoquée par des sanglots

mal contenus, fut obligée de s’arrêter. Honteuse de sa faiblesse, elle cacha son visage dans un mouchoir qu’elle inonda de ses larmes.

– Êtes-vous donc enfant, ma chère petite belle !

dit la duchesse, qui, séduite par la nouveauté de cette scène et attendrie malgré elle en recevant l’hommage que lui rendait la plus parfaite vertu qui fût peut-être à Paris, prit le mouchoir de la jeune femme et se mit à lui essuyer elle-même les yeux en la flattant par quelques monosyllabes murmurés avec une gracieuse pitié.

Après un moment de silence, la coquette,

emprisonnant les jolies mains de la pauvre Augustine entre les siennes qui avaient un rare caractère de beauté noble et de puissance, lui dit d’une voix douce et affectueuse : – Pour premier avis, je vous conseillerai de ne pas pleurer ainsi, les larmes enlaidissent. Il faut savoir prendre son parti sur les chagrins ; ils rendent malade, et l’amour ne reste pas long-temps sur un lit de douleur. La mélancolie donne bien d’abord une certaine grâce qui plaît ; mais elle finit par allonger les traits et flétrir la plus ravissante de toutes les figures. Ensuite, nos tyrans ont l’amour-propre de vouloir que leurs esclaves soient toujours gaies.

– Ah, madame ! il ne dépend pas de moi de ne pas

young fop bowed in silence, turned on the heels of his boots, and gracefully quitted the boudoir. At this instant, Augustine, watching her rival, whose eyes seemed to follow the brilliant officer, detected in that glance a sentiment of which the transient expression is known to every woman. She perceived with the deepest anguish that her visit would be useless; this lady, full of artifice, was too greedy of homage not to have a ruthless heart.

"Madame," said Augustine in a broken voice, "the

step I am about to take will seem to you very strange; but there is a madness of despair which ought to excuse anything. I understand only too well why Theodore prefers your house to any other, and why your mind has so much power over his. Alas! I have only to look into myself to find more than ample reasons. But I am devoted to my husband, madame. Two years of tears have not effaced his image from my heart, though I have lost his. In my folly I dared to dream of a contest with you; and I have come to you to ask you by what means I may triumph over yourself. Oh, madame," cried the young wife, ardently seizing the hand which her rival allowed her to hold, "I will never pray to God for my own happiness with so much fervor as I will beseech Him for yours, if you will help me to win back Sommervieux's regard—I will not say his love. I have no hope but in you. Ah! tell me how you could please him, and make him forget the first days——"

At these words Augustine broke down, suffocated

with sobs she could not suppress. Ashamed of her weakness, she hid her face in her handkerchief, which she bathed with tears.

"What a child you are, my dear little beauty!" said

the Duchess, carried away by the novelty of such a scene, and touched, in spite of herself, at receiving such homage from the most perfect virtue perhaps in Paris. She took the young wife's handkerchief, and herself wiped the tears from her eyes, soothing her by a few monosyllables murmured with gracious compassion.

After a moment's silence the Duchess, grasping

poor Augustine's hands in both her own—hands that had a rare character of dignity and powerful beauty—said in a gentle and friendly voice: "My first warning is to advise you not to weep so bitterly; tears are disfiguring. We must learn to deal firmly with the sorrows that make us ill, for love does not linger long by a sick-bed. Melancholy, at first, no doubt, lends a certain attractive grace, but it ends by dragging the features and blighting the loveliest face. And besides, our tyrants are so vain as to insist that their slaves should be always cheerful."

"But, madame, it is not in my power not to feel.

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sentir ! Comment peut-on, sans éprouver mille morts, voir terne, décolorée, indifférente, une figure qui jadis rayonnait d’amour et de joie ? Ah ! je ne sais pas commander à mon cœur.

– Tant pis, chère belle ; mais je crois déjà savoir

toute votre histoire. D’abord, imaginez-vous bien que si votre mari vous a été infidèle, je ne suis pas sa complice. Si j’ai tenu à l’avoir dans mon salon, c’est, je l’avouerai, par amour-propre : il était célèbre et n’allait nulle part. Je vous aime déjà trop pour vous dire toutes les folies qu’il a faites pour moi. Je ne vous en révélerai qu’une seule, parce qu’elle nous servira peut-être à vous le ramener et à le punir de l’audace qu’il met dans ses procédés avec moi. Il finirait par me compromettre. Je connais trop le monde, ma chère, pour vouloir me mettre à la discrétion d’un homme trop supérieur. Sachez qu’il faut se laisser faire la cour par eux, mais les épouser ! c’est une faute. Nous autres femmes, nous devons admirer les hommes de génie, en jouir comme d’un spectacle, mais vivre avec eux ! jamais. Fi donc ! c’est vouloir prendre plaisir à regarder les machines de l’opéra, au lieu de rester dans une loge, à y savourer ses brillantes illusions. Mais chez vous, ma pauvre enfant, le mal est arrivé, n’est-ce pas ? Eh bien ! il faut essayer de vous armer contre la tyrannie.

– Ah, madame ! avant d’entrer ici, en vous y

voyant, j’ai déjà reconnu quelques artifices que je ne soupçonnais pas.

– Eh bien, venez me voir quelquefois, et vous ne

serez pas long-temps sans posséder la science de ces bagatelles, d’ailleurs assez importantes. Les choses extérieures sont, pour les sots, la moitié de la vie ; et pour cela, plus d’un homme de talent se trouve un sot malgré tout son esprit. Mais je gage que vous n’avez jamais rien su refuser à Théodore ?

– Le moyen, madame, de refuser quelque chose à

celui qu’on aime ! – Pauvre innocente, je vous adorerais pour votre

niaiserie. Sachez donc que plus nous aimons, moins nous devons laisser apercevoir à un homme, surtout à un mari, l’étendue de notre passion. C’est celui qui aime le plus qui est tyrannisé, et, qui pis est, délaissé tôt ou tard. Celui qui veut régner, doit…

– Comment, madame ! faudra-t-il donc

dissimuler, calculer, devenir fausse, se faire un caractère artificiel et pour toujours ? Oh ! comment peut-on vivre ainsi ? Est-ce que vous pouvez…

Elle hésita, la duchesse sourit. – Ma chère, reprit la grande dame d’une voix

grave, le bonheur conjugal a été de tout temps une spéculation, une affaire qui demande une attention particulière. Si vous continuez à parler passion quand je

How is it possible, without suffering a thousand deaths, to see the face which once beamed with love and gladness turn chill, colorless, and indifferent? I cannot control my heart!"

"So much the worse, sweet child. But I fancy I

know all your story. In the first place, if your husband is unfaithful to you, understand clearly that I am not his accomplice. If I was anxious to have him in my drawing-room, it was, I own, out of vanity; he was famous, and he went nowhere. I like you too much already to tell you all the mad things he has done for my sake. I will only reveal one, because it may perhaps help us to bring him back to you, and to punish him for the audacity of his behavior to me. He will end by compromising me. I know the world too well, my dear, to abandon myself to the discretion of a too superior man. You should know that one may allow them to court one, but marry them—that is a mistake! We women ought to admire men of genius, and delight in them as a spectacle, but as to living with them? Never.—No, no. It is like wanting to find pleasure in inspecting the machinery of the opera instead of sitting in a box to enjoy its brilliant illusions. But this misfortune has fallen on you, my poor child, has it not? Well, then, you must try to arm yourself against tyranny."

"Ah, madame, before coming in here, only seeing

you as I came in, I already detected some arts of which I had no suspicion."

"Well, come and see me sometimes, and it will not

be long before you have mastered the knowledge of these trifles, important, too, in their way. Outward things are, to fools, half of life; and in that matter more than one clever man is a fool, in spite of all his talent. But I dare wager you never could refuse your Theodore anything!"

"How refuse anything, madame, if one loves a

man?" "Poor innocent, I could adore you for your

simplicity. You should know that the more we love the less we should allow a man, above all, a husband, to see the whole extent of our passion. The one who loves most is tyrannized over, and, which is worse, is sooner or later neglected. The one who wishes to rule should——"

"What, madame, must I then dissimulate,

calculate, become false, form an artificial character, and live in it? How is it possible to live in such a way? Can you——"

She hesitated; the Duchess smiled. "My dear child," the great lady went on in a

serious tone, "conjugal happiness has in all times been a speculation, a business demanding particular attention. If you persist in talking passion while I am talking marriage,

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vous parle mariage, nous ne nous entendrons bientôt plus. Écoutez-moi, continua-t-elle en prenant le ton d’une confidence. J’ai été à même de voir quelques-uns des hommes supérieurs de notre époque. Ceux qui se sont mariés ont, à quelques exceptions près, épousé des femmes nulles. Eh bien ! ces femmes-là les gouvernaient, comme l’empereur nous gouverne, et étaient, sinon aimées, du moins respectées par eux. J’aime assez les secrets, surtout ceux qui nous concernent, pour m’être amusée à chercher le mot de cette énigme. Eh bien, mon ange ! ces bonnes femmes avaient le talent d’analyser le caractère de leurs maris. Sans s’épouvanter comme vous de leurs supériorités, elles avaient adroitement remarqué les qualités qui leur manquaient. Soit qu’elles possédassent ces qualités, ou qu’elles feignissent de les avoir, elles trouvaient moyen d’en faire un si grand étalage aux yeux de leurs maris qu’elles finissaient par leur imposer. Enfin, apprenez encore que ces âmes qui paraissent si grandes ont toutes un petit grain de folie que nous devons savoir exploiter. En prenant la ferme volonté de les dominer, en ne s’écartant jamais de ce but, en y rapportant toutes nos actions, nos idées, nos coquetteries, nous maîtrisons ces esprits éminemment capricieux qui, par la mobilité même de leurs pensées, nous donnent les moyens de les influencer.

– Oh ciel ! s’écria la jeune femme épouvantée,

voilà donc la vie. C’est un combat… – Où il faut toujours menacer, reprit la duchesse

en riant. Notre pouvoir est tout factice. Aussi ne faut-il jamais se laisser mépriser par un homme ; on ne se relève d’une pareille chute que par des manœuvres odieuses. Venez, ajouta-t-elle, je vais vous donner un moyen de mettre votre mari à la chaîne.

Elle se leva, pour guider en souriant la jeune et

innocente apprentie des ruses conjugales à travers le dédale de son petit palais. Elles arrivèrent toutes deux à un escalier dérobé qui communiquait aux appartements de réception. Quand la duchesse tourna le secret de la porte, elle s’arrêta, regarda Augustine avec un air inimitable de finesse et de grâce : – Tenez, le duc de Carigliano m’adore ! eh bien, il n’ose pas entrer par cette porte sans ma permission. Et c’est un homme qui a l’habitude de commander à des milliers de soldats. Il sait affronter les batteries, mais devant moi ! il a peur.

Augustine soupira. Elles parvinrent à une

somptueuse galerie où la femme du peintre fut amenée par la duchesse devant le portrait que Théodore avait fait de mademoiselle Guillaume. À cet aspect, Augustine jeta un cri.

– Je savais bien qu’il n’était plus chez moi, dit-elle,

mais… ici ! – Ma chère, je ne l’ai exigé que pour voir jusqu’à

quel degré de bêtise un homme de génie peut atteindre.

we shall soon cease to understand each other. Listen to me," she went on, assuming a confidential tone. "I have been in the way of seeing some of the superior men of our day. Those who have married have for the most part chosen quite insignificant wives. Well, those wives governed them, as the Emperor governs us; and if they were not loved, they were at least respected. I like secrets—especially those which concern women—well enough to have amused myself by seeking the clue to the riddle. Well, my sweet child, those worthy women had the gift of analyzing their husbands' nature; instead of taking fright, like you, at their superiority, they very acutely noted the qualities they lacked, and either by possessing those qualities, or by feigning to possess them, they found means of making such a handsome display of them in their husbands' eyes that in the end they impressed them. Also, I must tell you, all these souls which appear so lofty have just a speck of madness in them, which we ought to know how to take advantage of. By firmly resolving to have the upper hand and never deviating from that aim, by bringing all our actions to bear on it, all our ideas, our cajolery, we subjugate these eminently capricious natures, which, by the very mutability of their thoughts, lend us the means of influencing them."

"Good heavens!" cried the young wife in dismay.

"And this is life. It is a warfare——" "In which we must always threaten," said the

Duchess, laughing. "Our power is wholly factitious. And we must never allow a man to despise us; it is impossible to recover from such a descent but by odious manoeuvring. Come," she added, "I will give you a means of bringing your husband to his senses."

She rose with a smile to guide the young and

guileless apprentice to conjugal arts through the labyrinth of her palace. They came to a back-staircase, which led up to the reception rooms. As Madame de Carigliano pressed the secret springlock of the door she stopped, looking at Augustine with an inimitable gleam of shrewdness and grace. "The Duc de Carigliano adores me," said she. "Well, he dare not enter by this door without my leave. And he is a man in the habit of commanding thousands of soldiers. He knows how to face a battery, but before me,—he is afraid!"

Augustine sighed. They entered a sumptuous

gallery, where the painter's wife was led by the Duchess up to the portrait painted by Theodore of Mademoiselle Guillaume. On seeing it, Augustine uttered a cry.

"I knew it was no longer in my house," she said,

"but—here!——" "My dear child, I asked for it merely to see what

pitch of idiocy a man of genius may attain to. Sooner or

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Tôt ou tard, il vous aurait été rendu par moi ; mais je ne m’attendais pas au plaisir de voir ici l’original devant la copie. Pendant que nous allons achever notre conversation, je le ferai porter dans votre voiture. Si, armée de ce talisman, vous n’êtes pas maîtresse de votre mari pendant cent ans, vous n’êtes pas une femme, et vous méritez votre sort !

Augustine baisa la main de la duchesse, qui la

pressa sur son cœur et l’embrassa avec une tendresse d’autant plus vive qu’elle devait être oubliée le lendemain. Cette scène aurait peut-être à jamais ruiné la candeur et la pureté d’une femme moins vertueuse qu’Augustine, à qui les secrets révélés par la duchesse pouvaient être également salutaires et funestes. La politique astucieuse des hautes sphères sociales ne convenait pas plus à Augustine que l’étroite raison de Joseph Lebas, ou que la niaise morale de madame Guillaume. Étrange effet des fausses positions où nous jettent les moindres contresens commis dans la vie ! Augustine ressemblait alors à un pâtre des Alpes surpris par une avalanche : s’il hésite, ou s’il veut écouter les cris de ses compagnons, le plus souvent il périt. Dans ces grandes crises, le cœur se brise ou se bronze.

Madame de Sommervieux revint chez elle en proie

à une agitation qu’il serait difficile de décrire. Sa conversation avec la duchesse de Carigliano éveillait une foule d’idées contradictoires dans son esprit. Elle était comme les moutons de la fable, pleine de courage en l’absence du loup. Elle se haranguait elle-même et se traçait d’admirables plans de conduite ; elle concevait mille stratagèmes de coquetterie ; elle parlait même à son mari, retrouvant, loin de lui, toutes les ressources de cette éloquence vraie qui n’abandonne jamais les femmes ; puis, en songeant au regard fixe et clair de Théodore, elle tremblait déjà. Quand elle demanda si monsieur était chez lui, la voix lui manqua. En apprenant qu’il ne reviendrait pas dîner, elle éprouva un mouvement de joie inexplicable. Semblable au criminel qui se pourvoit en cassation contre son arrêt de mort, un délai, quelque court qu’il pût être, lui semblait une vie entière. Elle plaça le portrait dans sa chambre, et attendit son mari en se livrant à toutes les angoisses de l’espérance Elle pressentait trop bien que cette tentative allait décider de tout son avenir, pour ne pas frissonner à toute espèce de bruit, même au murmure de sa pendule qui semblait appesantir ses terreurs en les lui mesurant. Elle tâcha de tromper le temps par mille artifices. Elle eut l’idée de faire une toilette qui la rendit semblable en tout point au portrait. Puis, connaissant le caractère inquiet de son mari, elle fit éclairer son appartement d’une manière inusitée, certaine qu’en rentrant la curiosité l’amènerait chez elle. Minuit sonna, quand, au cri du jockei, la porte de l’hôtel s’ouvrit. La voiture du peintre roula sur le pavé de la cour silencieuse.

– Que signifie cette illumination ? demanda

Théodore d’une voix joyeuse en entrant dans la chambre

later I should have returned it to you, for I never expected the pleasure of seeing the original here face to face with the copy. While we finish our conversation I will have it carried down to your carriage. And if, armed with such a talisman, you are not your husband's mistress for a hundred years, you are not a woman, and you deserve your fate."

Augustine kissed the Duchess' hand, and the lady

clasped her to her heart, with all the more tenderness because she would forget her by the morrow. This scene might perhaps have destroyed for ever the candor and purity of a less virtuous woman than Augustine, for the astute politics of the higher social spheres were no more consonant to Augustine than the narrow reasoning of Joseph Lebas, or Madame Guillaume's vapid morality. Strange are the results of the false positions into which we may be brought by the slightest mistake in the conduct of life! Augustine was like an Alpine cowherd surprised by an avalanche; if he hesitates, if he listens to the shouts of his comrades, he is almost certainly lost. In such a crisis the heart steels itself or breaks.

Madame de Sommervieux returned home a prey

to such agitation as it is difficult to describe. Her conversation with the Duchesse de Carigliano had roused in her mind a crowd of contradictory thoughts. Like the sheep in the fable, full of courage in the wolf's absence, she preached to herself, and laid down admirable plans of conduct; she devised a thousand coquettish stratagems; she even talked to her husband, finding, away from him, all the springs of true eloquence which never desert a woman; then, as she pictured to herself Theodore's clear and steadfast gaze, she began to quake. When she asked whether monsieur were at home her voice shook. On learning that he would not be in to dinner, she felt an unaccountable thrill of joy. Like a criminal who has appealed against sentence of death, a respite, however short, seemed to her a lifetime. She placed the portrait in her room, and waited for her husband in all the agonies of hope. That this venture must decide her future life, she felt too keenly not to shiver at every sound, even the low ticking of the clock, which seemed to aggravate her terrors by doling them out to her. She tried to cheat time by various devices. The idea struck her of dressing in a way which would make her exactly like the portrait. Then, knowing her husband's restless temper, she had her room lighted up with unusual brightness, feeling sure that when he came in curiosity would bring him there at once. Midnight had struck when, at the call of the groom, the street gate was opened, and the artist's carriage rumbled in over the stones of the silent courtyard.

"What is the meaning of this illumination?" asked

Theodore in glad tones, as he came into her room.

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de sa femme. Augustine saisit avec adresse un moment si

favorable, elle s’élança au cou de son mari et lui montra le portrait. L’artiste resta immobile comme un rocher. Ses yeux se dirigèrent alternativement sur Augustine et sur la toile accusatrice. La timide épouse, demi-morte, épiait le front changeant, le front terrible de son mari. Elle en vit par degrés les rides expressives s’amonceler comme des nuages ; puis, elle crut sentir son sang se figer dans ses veines, quand, par un regard flamboyant et d’une voix profondément sourde, elle fut interrogée.

– Où avez-vous trouvé ce tableau ? – La duchesse de Carigliano me l’a rendu. – Vous le lui avez demandé ? – Je ne savais pas qu’il fût chez elle. La douceur ou plutôt la mélodie enchanteresse de

la voix de cet ange eût attendri des Cannibales, mais non un artiste en proie aux tortures de la vanité blessée.

– Cela est digne d’elle, s’écria l’artiste d’une voix

tonnante. Je me vengerai ! dit-il en se promenant à grands pas. Elle en mourra de honte : je la peindrai ! oui, je la représenterai sous les traits de Messaline sortant à la nuit du palais de Claude.

– Théodore ! dit une voix mourante. – Je la tuerai. – Mon ami ! – Elle aime ce petit colonel de cavalerie, parce

qu’il monte bien à cheval… – Théodore ! – Eh ! laissez-moi, dit le peintre à sa femme avec

un son de voix qui ressemblait presque à un rugissement. Il serait odieux de peindre toute cette scène à la fin

de laquelle l’ivresse de la colère suggéra à l’artiste des paroles et des actes qu’une femme, moins jeune qu’Augustine, aurait attribués à la démence.

Sur les huit heures du matin, le lendemain,

madame Guillaume surprit sa fille pâle, les yeux rouges, la coiffure en désordre, tenant à la main un mouchoir trempé de pleurs, contemplant sur le parquet les fragments épars d’une toile déchirée les morceaux d’un grand cadre doré mis en pièce. Augustine, que la douleur rendait presque insensible, montra ces débris par un geste empreint de désespoir.

Augustine skilfully seized the auspicious moment;

she threw herself into her husband's arms, and pointed to the portrait. The artist stood rigid as a rock, and his eyes turned alternately on Augustine, on the accusing dress. The frightened wife, half-dead, as she watched her husband's changeful brow—that terrible brow—saw the expressive furrows gathering like clouds; then she felt her blood curdling in her veins when, with a glaring look, and in a deep hollow voice, he began to question her:

"Where did you find that picture?" "The Duchess de Carigliano returned it to me." "You asked her for it?" "I did not know that she had it." The gentleness, or rather the exquisite sweetness

of this angel's voice, might have touched a cannibal, but not an artist in the clutches of wounded vanity.

"It is worthy of her!" exclaimed the painter in a

voice of thunder. "I will be avenged!" he cried, striding up and down the room. "She shall die of shame; I will paint her! Yes, I will paint her as Messalina stealing out at night from the palace of Claudius."

"Theodore!" said a faint voice. "I will kill her!" "My dear——" "She is in love with that little cavalry colonel,

because he rides well——" "Theodore!" "Let me be!" said the painter in a tone almost like

a roar. It would be odious to describe the whole scene. In

the end the frenzy of passion prompted the artist to acts and words which any woman not so young as Augustine would have ascribed to madness.

At eight o'clock next morning Madame Guillaume,

surprising her daughter, found her pale, with red eyes, her hair in disorder, holding a handkerchief soaked with tears, while she gazed at the floor strewn with the torn fragments of a dress and the broken fragments of a large gilt picture-frame. Augustine, almost senseless with grief, pointed to the wreck with a gesture of deep despair.

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– Et voilà peut-être une grande perte, s’écria la vieille régente du Chat-qui-pelote. Il était ressemblant, c’est vrai ; mais j’ai appris qu’il y a sur le boulevard un homme qui fait des portraits charmants pour cinquante écus.

– Ah, ma mère ! – Pauvre petite, tu as bien raison ! répondit

madame Guillaume qui méconnut l’expression du regard que lui jeta sa fille. Va, mon enfant, l’on n’est jamais si tendrement aimé que par sa mère. Ma mignonne, je devine tout ; mais viens me confier tes chagrins, je te consolerai. Ne t’ai-je pas déjà dit que cet homme-là était un fou ! Ta femme de chambre m’a conté de belles choses… Mais c’est donc un véritable monstre !

Augustine mit un doigt sur ses lèvres pâlies,

comme pour implorer de sa mère un moment de silence. Pendant cette terrible nuit, le malheur lui avait fait trouver cette patiente résignation qui, chez les mères et chez les femmes aimantes, surpasse, dans ses effets, l’énergie humaine et révèle peut-être dans le cœur des femmes l’existence de certaines cordes que Dieu a refusées à l’homme.

Une inscription gravée sur un cippe du cimetière

Montmartre indiquait que madame de Sommervieux était morte à vingt-sept ans. Un poète, ami de cette timide créature, voyait, dans les simples lignes de son épitaphe, la dernière scène d’un drame. Chaque année, au jour solennel du 2 novembre, il ne passait jamais devant ce jeune marbre sans se demander s’il ne fallait pas des femmes plus fortes que ne l’était Augustine pour les puissantes étreintes du génie.

– Les humbles et modestes fleurs, écloses dans les

vallées, meurent peut-être, se disait-il, quand elles sont transplantées trop près des cieux, aux régions où se forment les orages, où le soleil est brûlant.

Maffliers, octobre 1829.

"I don't know that the loss is very great!" cried the old mistress of the Cat and Racket. "It was like you, no doubt; but I am told that there is a man on the boulevard who paints lovely portraits for fifty crowns."

"Oh, mother!" "Poor child, you are quite right," replied Madame

Guillaume, who misinterpreted the expression of her daughter's glance at her. "True, my child, no one ever can love you as fondly as a mother. My darling, I guess it all; but confide your sorrows to me, and I will comfort you. Did I not tell you long ago that the man was mad! Your maid has told me pretty stories. Why, he must be a perfect monster!"

Augustine laid a finger on her white lips, as if to

implore a moment's silence. During this dreadful night misery had led her to that patient resignation which in mothers and loving wives transcends in its effects all human energy, and perhaps reveals in the heart of women the existence of certain chords which God has withheld from men.

An inscription engraved on a broken column in

the cemetery at Montmartre states that Madame de Sommervieux died at the age of twenty-seven. In the simple words of this epitaph one of the timid creature's friends can read the last scene of a tragedy. Every year, on the second of November, the solemn day of the dead, he never passes this youthful monument without wondering whether it does not need a stronger woman than Augustine to endure the violent embrace of genius?

"The humble and modest flowers that bloom in

the valley," he reflects, "perish perhaps when they are transplanted too near the skies, to the region where storms gather and the sun is scorching."