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Le livre Thêta de la Métaphysique d’Aristote Pour la validation, un minimémoire d’une vingtaine de pages, avec un sujet ou bien choisi par l’élève ou bien proposé par le professeur. Heure normale de réception des étudiants : mardi, à partir de 17h en Sorbonne. Adresse électronique : [email protected] . Dans un premier temps, se reporter à la bibliographie indiquée dans la brochure. A.Mansion, « Philosophie première, philosophie seconde et métaphysique chez Aristote », Revue philosophique de Louvain, 1958 Cours du 3 octobre. Il y a deux grandes éditions de la Métaphysique : - Celle de David Ross, qui date de 1924 et qui est très documentée. Elle a quelque peu vieilli, mais fait toujours référence. - Celle de Werner Jaeger, postérieure à la première, effectuée à la fin des années 1950. Jaeger défend une interprétation génétiste de la philosophie d’Aristote, utilisant l’hypothèse que les textes d’Aristote ne correspondent pas aux mêmes périodes de la vie du Stagirite, et sont donc impregnés de conceptions différentes. Cette interprétation est très intéressante (il est tout à fait possible qu’Aristote se soit émancipée de son platonisme initial), mais elle est très difficile à démontrer. Les textes eux-mêmes ont longtemps été retravaillés. Jaeger a parfois corrigé le texte à partir de son interprétation, et ce genre de correction ne peut pas être un point de départ. Pour ce qui est des traductions d’Aristote, il y a manifestement une petite difficulté. Il y a deux traductions : celle de Tricot, très utile mais à dépasser, celle d’Annick Jollin, plus exigeante mais aussi parfois plus difficile à lire. Introduction Pour introduire ce séminaire, nous commencerons in medias res par un commentaire du texte même d’Aristote, l’ouverture du livre Thêta. Ce passage fait suite au livre Hêta. Il joue le rôle de transition nous avons donc parlé de ») et qui à ce titre fait intervenir beaucoup d’indications qui ont la forme de références, ou de renvois internes à d’autres traités de la Métaphysique. La collection des

La Métaphysique d'Aristote : Lefebvre

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Cours sur la métaphysique d'Aristote

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Le livre Thêta de la Métaphysique d’Aristote

Pour la validation, un minimémoire d’une vingtaine de pages, avec un sujet ou bien choisi par l’élève ou bien proposé par le professeur. Heure normale de réception des étudiants : mardi, à partir de 17h en Sorbonne. Adresse électronique : [email protected]. Dans un premier temps, se reporter à la bibliographie indiquée dans la brochure. A.Mansion, « Philosophie première, philosophie seconde et métaphysique chez Aristote », Revue philosophique de Louvain, 1958

Cours du 3 octobre.Il y a deux grandes éditions de la Métaphysique :

- Celle de David Ross, qui date de 1924 et qui est très documentée. Elle a quelque peu vieilli, mais fait toujours référence.

- Celle de Werner Jaeger, postérieure à la première, effectuée à la fin des années 1950. Jaeger défend une interprétation génétiste de la philosophie d’Aristote, utilisant l’hypothèse que les textes d’Aristote ne correspondent pas aux mêmes périodes de la vie du Stagirite, et sont donc impregnés de conceptions différentes. Cette interprétation est très intéressante (il est tout à fait possible qu’Aristote se soit émancipée de son platonisme initial), mais elle est très difficile à démontrer. Les textes eux-mêmes ont longtemps été retravaillés. Jaeger a parfois corrigé le texte à partir de son interprétation, et ce genre de correction ne peut pas être un point de départ.

Pour ce qui est des traductions d’Aristote, il y a manifestement une petite difficulté. Il y a deux traductions : celle de Tricot, très utile mais à dépasser, celle d’Annick Jollin, plus exigeante mais aussi parfois plus difficile à lire.

Introduction

Pour introduire ce séminaire, nous commencerons in medias res par un commentaire du texte même d’Aristote, l’ouverture du livre Thêta. Ce passage fait suite au livre Hêta. Il joue le rôle de transition (« nous avons donc parlé de ») et qui à ce titre fait intervenir beaucoup d’indications qui ont la forme de références, ou de renvois internes à d’autres traités de la Métaphysique. La collection des livres de la Métaphysique n’a pas été écrite dans cet ordre par Aristote ; l’ordre a été institué par l’édition d’Alexandre d’Aphrodise. Quand Aristote dit « nous l’avons dit ailleurs », cela ne veut pas forcément dire « avant » dans l’édition actuelle. Les deux premières références à des études antérieures semblent introduire une certaine continuité. La troisième ne parle plus d’un ordre de priorité ou d’enchaînement logique : « nos distinctions ont établi ailleurs ». Les deux premières se réfèrent au livre Z, H et E, la troisième au livre Delta. Le livre Delta est « le livre des acceptions multiples » (nom donné par Aristote lui-même), livre qui a un statut particulier. Aristote y expose la manière dont une trentaine de termes peuvent recevoir différentes significations et comment ces significations peuvent s’articuler. Tous les mots de ce livre ne sont pas des concepts centraux : le livre Delta est souvent présenté comme le lexique philosophique d’Aristote ; ce n’est pas tout à fait vrai. Nous mettons le livre Delta à part car il ne fait pas partie d’une continuité de recherche ; il pourrait être à plusieurs endroits. Le livre Delta est plutôt un livre que l’on doit toujours avoir en tête pour appréhender certaines distinctions. Le livre Bêta quant à lui est le « livre des apories », qui a aussi un statut particulier. Il pose un certain nombre de difficultés, mais ne dresse pas le plan de la Métaphysique ; il rencontre les difficultés, ne les organise pas. C’est une sorte d’agenda de la recherche qu’il faut conserver par devers soi. La troisième référence de l’extrait est une référence à Delta, 12, qui est l’exposé des sens du mot « puissance » et du couple « puissant »/ « impuissant », qui se dit « dunaton »/ « adunaton ». Une

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question se pose : comment articuler deux types de recherche, celle sur la substance (livres Zêta, Hêta) et celle sur la puissance (livre Delta) ?« Nous avons donc parlé de l’être au sens premier », autrement dit de la « substance » (ousia). Tous les autres sens de « être » possèdent la définition de la substance. Aristote vient de parler de la substance et explique pourquoi il y a une priorité de la substance par rapport aux autres catégories. Les autres catégories (sens du mot être) se rapportent (anapheresthai) à la substance, elles possèdent la définition de la substance. Les choses qui appartiennent aux autres catégories possèdent l’être par la substance ; c’est ainsi que commence le livre Zêta. Cela veut dire que les autres choses n’ont pas d’indépendance ontologique, et dépendent pour leur existence mais aussi pour leur définition de la substance. Le « grand » est toujours dit d’une substance et ce « grand » n’a pas d’existence indépendante. Par conséquent, c’est à ce titre là que ce qui est dit dans les autres catégories dépend de la substance. S’il on veut définir le « grand », le « vert », le « bleu », il faut définir la substance. Aristote l’a dit une fois de plus au livre Zêta, et c’est l’un des sens de la priorité de la substance par rapport aux autres catégories. Aristote apporte d’autres éléments pour appuyer la priorité de la substance, mais ne nous intéresserons pas à cette question.Il y a une priorité de la substance parce que les choses qui se disent des autres catégories sont sous sa dépendance ontologique. Le résumé du début du livre Thêta ne se rapporte pas nécessairement à ce qui vient avant. Les livres Zêta et Hêta portent certes sur la substance, mais leur objet est plus précis. Le livre Zêta pose la question de ce qui est le plus substance, et répond par la « quiddité » ; le livre Hêta porte sur le rapport entre la matière et la forme et se demande ce qui fait l’unité de la quiddité et de la matière. La solution apportée à la fin du livre Hêta est lapidaire : c’est la cause efficiente qui unit les deux, ce qui a produit cette unité. Aristote dit par exemple que la cause de l’unité d’une sphère d’airain, ce n’est rien d’autre que l’artisan qui a produit une forme dans une matière. Cette réponse nous laisse pantois, mais à ce niveau il se contente de cette solution qui consiste à dire que le moteur produit une forme dans une matière, matière toujours en puissance. Il en ira de même pour la génération des animaux, avec quelques intermédiaires en plus. Une fois que la cause motrice a agi, on obtient un composé en acte. Aristote a donné la cause de l’unité hylémorphique, et il a utilisé les notions de puissance et d’acte.Revenons au livre Thêta : si l’on suit la ligne de recherche des livres Zêta et Hêta, on a terminé une grande partie de notre analyse sur la substance sensible. Maintenant, au début du livre Thêta, Aristote nous dit qu’il a parlé de la substance, et nous parle de la priorité de la substance sur les autres catégories. La ligne de recherche n’est plus tout à fait la même. On était finalement dans un ensemble d’enquêtes ousiologique, qui portaient sur la substance, ce qu’elle est elle-même, et quelle est son unité. Le début du livre Thêta en réalité nous ramène à la question de la pluralité des sens de l’étant. On passe à une enquête de type ontologique : la science en jeu porte sur l’être en tant qu’être et ses différents sens. C’est dans le livre Epsilon va distinguer quatre sens classiques de l’être : l’être selon la substance et les autres catégories, l’être comme vrai et faux, l’être par soi et par accident, l’être selon la puissance et l’acte. Ce qui l’a intéressé dans les livres précédents, ce n’est pas les livres Zêta et Hêta, mais le livre Epsilon : il reprend un train de recherche ontologique. La deuxième phrase confirme qu’Aristote renvoie au livre Epsilon ; mais il ne reprend que deux sens de l’être. L’être comme vrai et faux et l’être par soi et l’être par accident ont été éliminé au livre Epsilon. L’être comme vrai et faux appartient seulement au discours : quelque chose est vrai ou faux seulement dans le discours. Mais il n’est pas impossible qu’Aristote ait mentionné un vrai et un faux avec un sens ontologique, à la fin du livre Thêta. Nous étudierons ce point. En outre, il n’y a pas de science de l’accident ; les prédicats rapportés par accident à un être ne lui appartiennent pas en soi. Il reste deux sens. Celui des catégories, celui de la puissance et de l’acte. Aristote vient de nous expliquer la chose suivante : on a parlé de l’être selon la substance, il n’y a pas lieu de parler des autres catégories, alors parlons de l’être selon la puissance et l’acte. Aristote introduit la puissance et l’acte ; sauf qu’il ne le fait pas n’importe comment. Après la transition et le récapitulatif sur l’état de la recherche, Aristote pose son sujet et justifie l’ordre de l’exposition. Cet ordre est tout sauf clair. Aristote utilise le terme d’entéléchie, et non pas celui d’acte. Non seulement il utilise le mot d’entéléchie, mais il le glose avec le mot d’œuvre (to ergon). De manière très curieuse, le terme

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d’entéléchie disparaîtra par la suite, sauf en trois occurrences, au profit de « energeia », rappelant le « to ergon » et traduit en français par « acte », « actualité » ou « activité », ambiguïté qu’il faudra tenter de résoudre. « Entelecheia » et « energeia » sont des néologismes à l’époque d’Aristote, qu’ils soient de lui ou non. Dans ces quelques lignes, Aristote dit qu’il va s’intéresser à la puissance et à l’entéléchie, en parlant d’abord de la puissance au sens propre (dunamis), c'est-à-dire envisagé comme un principe de changement. Cette puissance là, dit-il, n’est pas utile pour la suite, pour ce qu’il veut faire. La puissance et l’acte ont des significations qui vont au-delà de ce qui est dit à propos du mouvement. La puissance a donc une signification cinétique, tout comme l’energeia, et une autre signification qui va davantage intéresser le Stagirite. L’ordre d’exposition est assez indirect : Aristote va parler en Thêta 1, 2, 3, 4, 5 puis encore quelque peu dans les chapitres suivants, il parle de la signification cinétique du couple dunamis/energeia. A partir de Thêta 6, il va s’intéresser à la puissance et à l’acte qui ne sont pas dits selon le mouvement, tout en continuant à utiliser ce sens. On a donc le sens de potentialité et d’actualité (cinétique) et un autre sens que nous laisserons sans nom pour l’instant. Pourquoi cette stratégie indirecte consistant à d’abord s’intéresser au sens de la puissance, puis à la puissance et à l’energeia, et enfin au couple compris dans un sens non cinétique. Il n’est pas question au livre Thêta du premier moteur ; il faut donc analyser le développement du livre sans le lire à l’aune de ce qui vient dans les livres suivants.

Cours du .. octobre.L’introduction du livre Thêta de la Métaphysique est relativement complexe. Aristote articule la recherche qui va suivre à la recherche qu’il a commencé à faire sur les sens de l’être, et en particulier sur le sens premier de l’être, la substance. Tout ce passe comme s’il avait achevé de parler de cela. Ayant achevé l’étude d’un rameau de son entreprise, tout ce passe comme s’il en revenait à un autre rameau fondamental, la définition de l’être selon la puissance et l’entéléchie. La deuxième phrase, de ce point de vue, relance l’entreprise. Nous avions dit que l’être selon le vrai et le faux ne relève pas de son étude parce que cela relève du discours, et que l’être par accident ne pouvait être objet de science. De quelle façon ces deux rameaux se recoupent-ils ? La question reste en suspens. En fait, il faut garder en tête la possibilité que les distinctions qui vont suivre sur la puissance et l’entéléchie ne concernent pas simplement la substance, mais aussi beaucoup d’autres réalités. Aristote s’intéresse par exemple à la manière dont la puissance et l’acte s’applique à l’infini, qui n’est pas une substance, où dans le travail d’intellection du géomètre. Ce qui suit ne porte donc pas spécialement sur la substance, mais constitue une recherche en quelque sorte parallèle sur l’être en puissance et en acte. C’est pour cela qu’il faut conserver la distinction ontologie/ousiologie : l’étude de l’être en tant qu’être ne se réduit pas à l’étude de la substance. Que progressivement, les deux soient articulés est une chose, mais cela ne fait pas disparaître la différence. Aristote explique qu’en s’intéressant à la puissance et à l’entéléchie, il va s’intéresser à la puissance qui se dit au sens le plus propre (kuriôs), c'est-à-dire la puissance qui est principe de mouvement, aussi appelée puissance active ou productive. Cette puissance n’est pas la plus utile. Les traductions de Tricot ou de Jaulin adoptent la version du manuscrit AB, qui a l’expression « chrêsimotatê ». L’expression apparaît aussi dans la tradition indirecte, dans le commentaire du pseudo-Alexandre. Le commentaire d’Alexandre d’Aphrodise de la Métaphysique concerne les livres Alpha à Delta ; nous avons perdu le reste. Le pseudo-Alexandre, qui étudie la suite, a un commentaire beaucoup moins intéressant, mais garde le texte d’Aristote. On peut interpréter « la plus utile » comme « pas utile » pour l’étude en cours, ou « pas utile » du tout. Nous avons choisi la leçon des manuscrits E et J, qui ne comprennent « pas utile » que par rapport à l’étude présente. La stratégie d’Aristote est indirecte, voire alambiquée. Il se donne comme objet un nouveau sens de l’être, qui est l’être selon la puissance et l’entéléchie. Il parle alors dans un premier temps de la puissance, et de la puissance qui se dit dans le sens le plus propre, la puissance comme principe de mouvement. Ensuite il nous explique que cette puissance comme principe de changement n’est pas le plus utile pour ce qu’il veut faire, et il le justifie en disant que la puissance et l’acte s’étendent au-delà de ce qui concerne le changement. La puissance et l’acte ont un premier domaine d’application

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qui est le mouvement et le changement, mais ils s’étendent au-delà, et nous ne savons pas où cela s’applique. Aristote dit seulement qu’il parlera de ce sens qui excède le changement au moment de parler de l’energeia. Il va d’abord s’intéresser à quelque chose qui n’est pas utile, puis il va parler de ce qui l’intéresse vraiment. La stratégie est indirecte premièrement parce qu’elle ne va pas directement à ce qui l’intéresse, et secondement parce que c’est l’analyse de l’energeia qui va être l’occasion d’une autre compréhension du couple puissance/acte. Cela définit en grande partie le plan du livre Thêta. Le chapitre 1 est une reprise en grande partie des analyses de Delta, 12 sur les couples puissance/impuissance, puissant/impuissant, possible/impossible ; puis nous avons cinq chapitres (dont le livre 1) qui vont plutôt s’intéresser à l’application du couple au changement et au mouvement ; enfin, du chapitre 6 au chapitre 9, on appliquera le couple à autre chose qu’au mouvement : à la substance, mais aussi à l’ensemble de ce qui n’est pas la puissance en mouvement (êtres mathématiques par exemple).

A partir de cette introduction, on serait en droit d’attendre un exposé sur la puissance et l’acte ; d’abord selon le mouvement, puis selon un autre sens. Cela dit, on voit bien qu’il ne s’agit pas que de cela. Même si le préambule du livre Thêta annonce un exposé sur la puissance et l’entéléchie, ce qu’on lit dans le livre est d’une nature un peu différente en réalité. Le livre Thêta est guidé par une problématique particulière et il ne s’agit pas d’un simple exposé sur la puissance et l’acte ; l’ontologie est guidée par la recherche du principe. Cela a pourquoi conséquence que dans l’ensemble du livre Thêta, on assiste à une critique systématique de la puissance, qui n’est pas nécessairement prévisible si on lit le seul préambule. Cette critique de la puissance est justifiée à partir du moment où l’on comprend que la puissance ne peut pas être un principe. Il s’agit de critiquer la puissance qui revendiquerait le statut de principe. Cela nous conduit à insister sur le fait que le livre Thêta a une thèse, d’ordre étiologique, qui a pour objet de montrer ce qui est principe. Il ne s’agit pas simplement d’une prise en compte de ce qui est commun aux différents sens de puissance et acte. Une grande partie des analyses métaphysiques sont des prises en compte thématiques communes de ce qui est étudié dans la physique. Notre attente d’une prise en compte du commun est justifiée. Il y a différentes disciplines qui utilisent la puissance et l’acte, et ces disciplines ne peuvent pas réfléchir sur leurs principes. La métaphysique, au contraire des autres sciences, n’est pas régionale, elle concerne tout l’être. Mais la critique de la puissance sera bien plus décisive que la prise en compte du commun. Les notions de puissance et d’acte apparaissent pour la première fois dans la Physique, I, 8, 191b 17-29. Aristote montre dans ce passage de quelle façon il est possible de résoudre les apories des Anciens au sujet de la génération, au moyen d’une analyse du non-être, et en particulier, il montre que la privation, qui est un non-être par accident, et non en soi, est une manière de penser la génération, c'est-à-dire du non-être à l’être. La privation est un certain sens du non-être qui dépasse l’aporie. Il conclut en disant que l’on peut dire cela de manière plus simple en utilisant les notions de puissance et d’entéléchie. Par conséquent, Aristote fait un usage de la puissance et de l’acte comme solution à une aporie. Dans l’ensemble de la Physique, l’usage prédominant du couple est cathartique (P. Aubenque, Aristote et le problème de l’être), qui permet de se débarrasser des apories des Anciens. On pourrait le qualifier d’usage diaporématique (passer à travers les apories). On peut essayer de faire un catalogue de la manière dont le recours à ces deux notions fait disparaître toutes les grandes difficultés léguées par les présocratiques. Premièrement, la définition du mouvement, puis la conception de l’infini, la négation du vide, la solution au délicat problème du mélange (De la génération et de la corruption, I, 10 : question de savoir de quelle façon des éléments peuvent se mélanger dans un corps de telle sorte qu’ils constituent un corps homogène qui conserve les propriétés des anciens composants ; la solution d’Aristote consiste à dire que les propriétés des éléments sont conservées en puissance mais non en acte ; Jean Philopon dira que les propriétés des éléments son conservées en puissance de manière atténuée, comme le géomètre éveillé ivre est géomètre sans pouvoir faire usage de sa puissance). Ce qui intéresse manifestement Aristote dans la Physique, c’est donc la fonction diaporématique du couple puissance/acte. Mais lorsqu’il met en valeur cette fonction libératrice, cela signifie qu’il permet de penser ce qui est impensable, l’unité des contraires. La puissance est précisément l’unité des contraires. Si Aristote ne

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refuse pas le principe de non-contradiction pour penser le principe de génération, tout simplement parce que le principe de non-contradiction ne s’applique pas à la puissance. C’est seulement l’acte lui-même qui divise, qui sépare un des deux contraires. Il établit dans leur existence effective les différences qui coexistent en puissance. Ce qu’il y a de remarquable, c’est que c’est précisément ce point qui fait la problématique du livre Thêta. On assiste dans le livre Thêta à une critique de la puissance. Le livre Thêta est beaucoup plus une analyse de l’acte qu’une analyse de la puissance ; il met au jour les faiblesses de la puissance. C’est ce que l’on voit dans l’ensemble du livre Thêta, puisque les chapitres 2, 5, 6, 8 et 9 sont des chapitres qui reposent sur le fait que la puissance est puissance des contraires ou des contradictoires. Qu’y a-t-il derrière cette critique de la puissance ? C’est une critique de la philosophie de Platon. L’étude vise les partisans des Idées, et particulièrement leur ignorance de l’indétermination ontologique de la puissance. Les platoniciens ont fait du principe une puissance, et les Idées elles-mêmes sont des puissances, comme le dit Aristote à la fin du chapitre 8. L’idée que le principe a une puissance est une thèse plus naturelle que celle du principe comme acte. Pour Aristote, les Idées ne sont rien d’autre que des genres, termes communs universels que Platon aurait maladroitement hypostasié. Les Idées, si elles sont des universaux, ne peuvent pas être premières, puisque c’est l’intellect, et non l’intelligible, qui est premier. Imaginons même qu’il y ait quelque chose comme des Idées : dans ce cas, il va y avoir quelque chose qui sera plus savant que l’idée de la science, et quelque chose de plus mouvant que l’idée du mouvement, à savoir celui qui est savant, et le mouvement lui-même.

A partir d’une lecture du préambule de Thêta 1, nous avions parlé la place de l’étude de Thêta dans l’ensemble de la Métaphysique. Ce qui était en jeu, c’était une critique d’une certaine prétention de la puissance à être principe. La puissance ne peut pas à elle seule être principe ; il faut montrer en quel sens la puissance est principe et en quel sens elle ne l’est pas. La puissance des contraires apparaît à partir du chapitre 2, et la puissance des opposés apparaît à partir du livre 4. Revenons sur les sens de la puissance comme principe étudiés en Thêta 1 et Delta 12. Le chapitre 1 se situe en léger décalage par rapport à ce qui suit. Aristote problématise les règles d’attribution d’une puissance à une sujet ; il va être amené à avoir un point de vue sur la puissance légèrement différent de Thêta 2, où la puissance est avant tout puissance des contraires. Dans la première phrase suivant le préambule, Aristote laisse de côté les puissances appelées ainsi par homonymie. Il n’explique pas en quoi résident l’homonymie et la similitude. On a ici affaire à une analyse des différents sens de la puissance. Ce texte est un doublon de Delta 12. Quelle différence y a-t-il entre Thêta 1 et Delta 12 ? Y a-t-il une articulation avec ce qui suit ? La première chose à remarquer est que la puissance est définie comme un principe, un certain type d’ « archê ». Il est cependant remarquable qu’en Delta 12 l’analyse de la notion de puissance arrive relativement tardivement et non pas dans les premiers chapitres. Les trois premières définitions de Delta sont « Principes », « Causes », « Elément », « Nature » ; ce sont des variations sur ce qui est de l’ordre du principe. Comment la puissance s’articule-t-elle au vocabulaire du « principe » ? Aristote distingue au livre I de la Physique trois principes, la matière et les deux contraires (forme et privation), et quatre causes au livre II, matière, forme, moteur et fin. Ce qui définit une puissance, c’est la chose suivante : c’est un principe de changement dans un autre ou par un autre, ou bien dans le même en tant qu’autre (ce qui est une variation sur « dans un autre »). Il s’agit d’un principe qui est responsable du passage du repos au mouvement et du mouvement au repos (autrement dit du changement). La puissance dans un autre est dite « productive » (dunamis poiêtikê). Le produire (poiein) est une forme du « kinein », du changement, c’est un changement de type qualitatif. La science du médecin est dite productrice parce qu’elle est à l’origine d’un changement qualitatif dans le corps du patient. Ce qui caractérise la puissance productive, c’est la dualité, qu’elle soit principe de changement dans un autre (médecin qui soigne un patient), ou dans le même en tant qu’autre (médecin qui se soigne lui-même). Platon définit l’âme dans le Phèdre et au livre X des Lois comme la puissance de se mouvoir soi-même ; il n’y a pas d’autre principe de mouvement dans le monde. C’est une puissance automotrice, à la fois motrice et mue. S’il y avait d’un côté le moteur et de l’autre le mû, l’âme serait scindée.

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L’actif et le passif sont identiques. Aristote réfute cette possibilité au livre VIII de la Physique, et introduit un principe de dualité, même quand on se place au sein d’un même être. Le principe de changement « dans le même » semble être une concession à Platon, mais il rajoute immédiatement « en tant qu’autre ». Dans le cas de la « phusis », le problème apparaît plus délicat (chapitre 8, livre Thêta). La « phusis » est un principe de mouvement et de repos, par soi. La nature ne fait pas apparaître de dualité. Aristote va donc ajouter au principe de changement « dans un autre » et « dans le même en tant qu’autre », le principe de changement « dans le même en tant que même ». Est-ce un retour à la thèse de Platon ? C’est le même être, mais pas selon le même point de vue (l’âme meut, le corps est mû, mais dans un même sujet). Le principe de changement « par un autre » est la puissance passive. Ce mouvement de réflexion sur la puissance va de Thêta 1 à Thêta 8, et il consiste à mettre en valeur une dualité fonctionnelle qui suppose un élément actif ou moteur et un élément passif ou mû. L’intégration de ces deux termes dans un être naturel ne fait pas disparaître l’existence de ces deux termes. On voit bien le sens premier de la puissance en observant ce qui est premier ans l’analyse. La puissance est un principe externe. Il y a une extériorité réelle entre les deux termes. En ce sens, la puissance s’oppose à la « phusis », où le principe est interne. Mais c’est le schème producteur qui est utilisé pour comprendre les causes du mouvement dans les êtres naturels. La puissance est un principe. Revenons à la question de savoir comment ce principe s’articule aux autres. On peut noter un certain nombre de raisons. D’abord, il y a la corrélation actif-passif. La notion manifeste plus que ne le fait aucune autre cause la corrélation entre le moteur et le mû. C’est une manière de répondre à la question du Charmide : qu’est-ce que la sagesse ? Comment peut-on se reconnaître soi-même ? Une autre question est posée à partir de celle-ci : une puissance peut-elle agir sur elle-même ? Deuxièmement, ce qui apparaît, c’est la possibilité que la puissance en question soit articulée avec « dunatos », capable. Celui qui possède une puissance, le « dunatos », a une « hexis », un état habituel. C’est un bénéfice maigre, mais c’est un bénéfice qui est lié au terme « puissance », qu’on ne trouve pas avec « cause » ou « principe ». Ce second bénéfice permet de passer de « puissance » à « celui qui est capable ». Troisièmement, la distinction entre puissance productrice et puissance passive permet de distinguer deux pôles, réunissant les causes : la puissance productrice désigne d’un seul et même nom le moteur et la forme, la puissance passive désigne la matière. Cette simplification de l’étiologie d’Aristote est autorisée dès le livre II de la Physique : même s’il y a quatre causes, on peut dire légitimement qu’il n’y en a que deux. La forme, la fin et le moteur sont dans un seul et même sujet, la matière dans un autre. En un certain sens, il n’y a que deux causes. Dans la génération, le père est à la fois forme, fin et moteur, tandis que la mère est la matière. Ce qui caractérise le moteur pour Aristote, c’est qu’il est ce d’où vient le principe du mouvement, or l’origine ultime du mouvement, c’est la forme : la connaissance de la santé chez les médecins. Il y a bien d’un côté la série des mouvements du médecin et de l’autre la forme, mais les deux sont liés. Il existe des mouvements, et donc des moteurs, qui sont indépendants du rapport à la forme. C’est le cas des mouvements accidentels. C’est le cas aussi des mouvements nécessaires qui ne sont pas déterminés par une forme. Il existe aussi des formes qui ne sont pas motrices : les êtres mathématiques. Mais pour Aristote, les êtres mathématiques ne sont pas vraiment des formes. Une forme est à l’origine d’un mouvement. Si on s’intéresse aux différents sens de la puissance, on voit qu’elle est envisagée de la manière suivante : premièrement, en contraste avec la notion d’impuissance ; deuxièmement, en contraste avec les puissances par homonymie (usages de la puissance soit en géométrie, soit dans l’opinion commune) ; troisièmement, en contraste avec l’adjectif « dunatos », qui n’est […]

Cours du 24 octobre. La puissance par homonymie.Commençons par la traduction d’un passage de Métaphysique Thêta 1, 1046a4Aristote, au début de ce texte, qui est un rappel de Delta 12, se livre à une division :

- Certaines sont dites de manière homonyme- Certaines autres ne sont pas dites puissances par homonymie, ce qui signifie que ces

puissances ont même nom et même définition (« synonymie » dans les Catégories). Elles

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sont dites par rapport à une même forme, ce sont des principes (des « archai »), et par rapport à une puissance unique et première, le principe de changement dans un autre ou dans le même en tant qu’autre.

On peut se rapporter au texte de Delta 12 pour préciser cette distinction. « Mais, par métaphore, la puissance est dite en géométrie » (1019b33). Aristote explique que ces choses sont « dunata », mais pas «kata dunamin », selon la puissance. Tout ce qui est dit « kata dunamin » est dit par rapport à une puissance première. Mais s’il y a « métaphore », s’il y a homonymie entre puissance au sens propre et puissance en géométrie, il doit y avoir un rapport. Quel est-il ? Pour répondre à cette question, il va falloir faire un détour.On a une puissance première et tout ce qui est dit selon la puissance est dit selon cette puissance première. Cette puissance première a un « kurios logos », une définition, le principe de changement dans un autre ou dans le même en tant qu’autre. Lorsque x est dit « dunaton », cela peut avoir plusieurs sens :

- Une autre chose possède la puissance au sens premier sur elle ; c’est la puissance passive en général

- Aucune autre puissance n’a action sur elle ; c’est le sens le plus intuitif de « être puissant »- Une autre chose possède une puissance qualifiée sur elle ; c’est la puissance passive qualifiée

L’ensemble de cette organisation utilise le « pros », « par rapport ». Nous sommes ici dans un cas de figure de la philosophie d’Aristote bien connu, car il caractérise aussi l’être. On trouve la même structure en Gamma 2, 1000a33. L’objet du livre Gamma, premier livre d’ontologie véritable de la Métaphysique est de définir la science de l’étant en tant qu’étant. Au chapitre 2, Aristote va montrer que l’étant se dit en plusieurs sens. L’étant se dit de plusieurs façons, mais par rapport à une unité et une certaine nature unique. Cette pluralité n’est pas homonyme. Tout ce qui est qualifié comme « étant » peut être dit « étant » selon un même sens. Le problème, c’est que l’être n’est pas un genre. Il est impossible d’appliquer la même définition de la synonymie qu’on applique généralement. « Animal » est genre, « humain » est espèce. « Animal » se prédique de manière synonyme pour l’homme et pour le cheval. « Animal » lui-même est espèce de « vivant ». Mais l’être lui-même n’est pas espèce d’autre chose. L’unité de l’être ne peut être synonyme, et l’être n’a pas de définition (structure de prédication). Il faut trouver un principe d’unification qui ne soit pas le genre, mais qui permette de réunir les sens de l’être. Aristote va inventer un substitut de la synonymie adaptable au type de réalité qui ne rentre pas dans le cadre genre/espèce : c’est le « pros hen ». C’est une manière d’articuler à l’unité une certaine pluralité en dehors du type d’unité de l’espèce et du genre. C’est ce qu’on appelle le « focal meaning » dans la littérature anglo-saxonne, expression que l’on trouve chez l’aristotélisant G. E. L. Owen. Comment fonctionne ce sens focal ? En Gamma 2, la liste des sens de l’être ne correspond pas à la liste traditionnelle ; c’est plutôt une adaptation pédagogique pour expliquer ce qu’il a en tête. On reconnaît la « substance », mais les autres appellations sont plus lointaines de la liste ordinaire. Il est possible que lors de la rédaction du livre Gamma, Aristote n’était pas encore en possession des distinctions que l’on retrouve au livre E. Par ailleurs, dans les Catégories, on ne retrouve aucune référence à une liste des sens de l’être. Il est possible aussi qu’Aristote veuille moins faire un énoncé scolaire que justifier la thèse qui est la sienne : celle du « pros hen », des sens de l’être qui se rapportent à la substance. Aristote veut d’abord dire qu’il n’y a qu’une seule de l’étant, alors même que l’étant se dit en plusieurs sens. Il faut une unité particulière qui n’est pas l’unité typique de la science, qui est « une science = un genre ». Cela a donné lieu chez Aubenque au constat d’un échec de la tentative aristotélicienne ; Alexandre d’Aphrodise pense au contraire qu’une science de l’être est possible. « To on » se dit en plusieurs sens, mais par rapport à une unité. Aristote utilise la comparaison avec le couple sain/santé. X est dit sain en plusieurs sens, et tous ces sens se rapportent à la santé. De même, beaucoup de choses peuvent être dites « médical », mais toujours par rapport à la médecine. Mais dans le cas de l’être, le cas de figure est sensiblement différent. Ce qui est dit sain n’est pas la santé, ce qui est dit médical n’est pas la médecine. En revanche, je dis qu’un corps est parce qu’il est substance. Ce qui est doté de plusieurs sens est susceptible d’être substitué par un de ces sens.

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Substance est le sens premier pour les autres sens. La substance peut se substituer entièrement à l’être lui-même. Dans le cas de la santé et de la médecine :

- il y a dérivation grammaticale (paronymie selon Aristote)- il y a une dépendance logique- il y a une dépendance ontologique

Théoriquement, la puissance est dans le même cas. On doit retrouver le même type de relation, avec une priorité logique ou définitionnelle et une priorité ontologique de « puissance » sur les différents sens de « puissant ». Mais pour le « puissant » par homonymie, en quoi y a-t-il ressemblance ? « Par le fait d’être ainsi et de ne pas être ainsi » selon la traduction de Tricot. Selon la traduction de Jaulin, premièrement essayée par Heidegger, est de mettre un point virgule après « en geometria ». On a alors deux rubriques dans l’homonymie, « en géométrie » et pour « le possible et l’impossible », et non pas l’expression de la similitude. L’expression reste mystérieuse. En géométrie, on parle de « dunaton » par exemple au sujet de la construction d’un carré (Théétète, 147d) : le carré est une puissance du côté. Ce qui est en jeu, c’est de se déprendre du platonisme. Tous les sens propres du « dunatos » se disent en physique, au sujet des mobiles. Le « dunatos » en mathématique se dit par homonymie. Ces considérations n’expliquent pas la similitude dans l’homonymie pour le cas de la « géométrie ». Peut-être qu’Aristote ne s’explique pas cet emploi du « dunatos », et que la métaphore était une métaphore déjà morte.

Cours du 31 octobre. Souvenons-nous d’abord qu’Aristote distingue les choses de cette façon :

- la puissance par homonymie, et le cours précédent avait été consacré à justifier que ces cas homonymes étaient deux et non pas un, contrairement à la traduction de Tricot et selon la solution de Schwegler et Heidegger, reprise par Jaulin (« dunamis » au sens géométrique et au sens modal, le possible et l’impossible)

- la puissance au sens propre, selon un « focal meaning », la puissance active, avec plusieurs cas :

1. puissance active2. puissance de pâtir3. impassibilité, résistance à toute détérioration, au pâtir en mal

Nous devons déterminer à partir de ces trois sens une autre série, un deuxième groupe de sens qui reprend le couple puissance active (1)/puissance passive (2) en les qualifiant : puissance de bien agir, puissance de bien pâtir. Aristote ne mentionne pas la possibilité d’une impassibilité qualifiée (3). Il faut ajouter la même analyse pour la notion d’impuissance. Il y aura donc cinq sens de l’impuissance, correspondant à (1) et (1) qualifié, (2) et (2) qualifié et (3). Le deuxième paragraphe de Thêta 1 complique les choses. Ce n’est plus une reprise de Delta 12, et on sort d’une analyse purement logique : ce sont dorénavant les corps naturels qui sont en jeu. Ce qui nous intéresse le plus dans ce deuxième paragraphe, c’est qu’Aristote va énoncer une thèse problématique. Aristote explique que la puissance active et la puissance passive sont une. Cela semble mettre en difficulté la priorité de la puissance active, comme « focal meaning ». Aristote distingue différents types d’unité : identité numérique (même matière), identité spécifique (même forme), identité générique (même genre) et identité analogique (identité la plus lâche, qui vise à dépasser le genre). En plus de cela, Aristote distingue homonymie et synonymie. La synonymie concerne l’identité spécifique et générique. L’unité focale, « pros hen », prend pour « hen », pour principe d’unité, n’importe quoi. Ce peut être la puissance par exemple, et dans notre cas, l’unité « pros hen » de la puissance, c’est la puissance active. Dans les Catégories, il distingue aussi la paronymie, et certains interprètes comme G. Patzig ont vu dans le « pros hen » l’unité paronymique. Cette thèse est critiquée, mais elle est très bien menée. Si on lit Gamma 1, l’analyse grammaticale joue un grand rôle : entre « hugiaioin » et « hugieia », il y a un rapport paronymique. L’unité « pros hen » s’applique à la puissance : les autres sens de la puissance ont besoin de la définition de la puissance active. Il y a une relation de dépendance non réciproque. Cela vaut aussi pour l’être, et c’est en cela que la substance est antérieure logiquement aux autres sens de l’être.

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Cette situation pose une difficulté : Aristote ne mentionne pas la définition de la puissance active dans la définition de la puissance passive. Ce pourrait être une simple ellipse. Mais une objection plus forte, c’est le deuxième paragraphe.Mettons en perspective le passage par rapport au préambule du livre Thêta. Si on laisse de côté la puissance par homonymie, Aristote dit qu’il va s’intéresser à la puissance au sens propre (« kupiôs »). Cette puissance là est dite puissance « selon le mouvement ». Mais Aristote nous a expliqué que la puissance et l’acte ne se limitent pas à la puissance selon le mouvement (« kata kinêsis »). Il nous a même dit que l’analyse de la puissance « selon le mouvement » n’est pas la plus utile. C’est en Thêta 6 qu’il récapitule les chapitres précédents : il s’agit à partir de là de s’intéresser à l’ensemble des sens de puissance et acte qui ne sont pas dits selon le mouvement (« heterôs »). Deux questions : quels sont les autres sens ? Pourquoi avoir commencé par la puissance « selon le mouvement » ?Le mouvement, dans la Physique, est définit comme « entéléchie de ce qui est en puissance en tant que tel ». N’importe quel type de mouvement est « energeia atelês », un acte incomplet. Gardant en tête cette définition, voyons les sens autres de la puissance et de l’acte. L’acte est susceptible de recevoir d’autres sens que celui de mouvement. Donc la puissance n’est elle aussi pas dite selon le seul mouvement. Aristote est en train d’étendre les sens de la puissance et de l’acte. A partir du chapitre 6, on comprend que l’analyse antérieure portait sur un sens particulier de l’energeia ; Aristote nous fait prendre une certaine hauteur, un surplomb. Dans la première partie de Thêta 6, il va déployer différents sens de l’acte, par rapport à différents sens de la puissance. Il prend des exemples d’acte :

- la statue d’Hermès- la moitié de la ligne, en tant que séparée- le savant qui étudie- ce qui bâtit- ce qui est éveillé- ce qui voit

L’Hermès en tant que statue, artefact, est en tant qu’acte. La moitié de la ligne, quand elle est séparée, est en acte. Le savant qui étudie est en acte par rapport au savant qui n’étudie pas. Ce qui bâtit, c’est l’exemple qui se rapproche le plus du sens selon le mouvement, mais ce n’est pas un mouvement : c’est l’architecte tandis qu’il bâtit. Ce qui est éveillé et ce qui voit sont des actes. Aristote s’applique à ne pas citer de mouvements, cités en Thêta 1. En Thêta 1, la puissance était puissance de faire quelque chose, puissance de changement. Mais ce n’était qu’un tout petit champ du couple puissance/acte. La collection d’exemples d’êtres en acte nous demande de concevoir une différence ontologique de mode d’être entre ce qui est en puissance et ce qui est en acte. En Thêta 1, la puissance est un acte. On doit distinguer l’ « energeia » comme mode d’être et l’ « energeia » comme mouvement, « energeia » incomplète. L’acte est tantôt ce qui caractérise le mouvement, tantôt ce qui caractérise un mode d’être. Le mouvement qui était en question dans les chapitres précédents était un des sens de l’acte. La seconde partie de Thêta 6 est un texte très connu : Aristote y introduit une différence qui a première vue est inattendue au sein de la notion de « praxis ». Il distingue ce qui est de l’ordre de l’acte et ce qui est de l’ordre du mouvement. Un mouvement est incomplet, sa fin est extérieure à lui. L’energeia est une action autotélique, la fin appartient au processus. Si on reprendre l’ensemble de l’analyse, on est conduit à considérer qu’est un acte (energeia):

- Le mouvement lui-même, même s’il ne possède pas en lui-même sa fin, car par rapport à ce qui peut produire le mouvement, le mouvement est un acte.

- Une action autotélique (exemples de Thêta 6).- Tout ce qui désigne un certain type d’actualité par rapport à un certain type de puissance, et

notamment la substance.En tant que tel, un acte n’est pas un acte dans un sens substantiel, mais c’est un acte par rapport à une puissance : ce qui peut être en mouvement. Jusqu’à présent, Aristote a laissé de côté la puissance par homonymie. Il s’intéresse au sens de « dunamis » selon le mouvement. Puis, à partir de Thêta 6, on utilise une identité analogique pour

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élargir le sens du couple puissance/acte. On peut alors revenir sur le plan de l’ensemble livre Thêta. Tricot et Ross disent que le livre Thêta est divisé en deux parties : chapitres 1-5, analyse de la puissance comme pouvoir (« power » chez Ross). A partir de Thêta 6, on aurait la puissance comme potentialité (« potentiality »). Ce schéma est très intéressant, mais il est défaillant. La différence entre la puissance et l’acte apparaît déjà avant Thêta 6, et après, il est encore question de la puissance comme principe de changement. Ce qu’il faut voir, c’est en quoi Aristote nous conduit à comprendre que le « pouvoir » est une « potentialité ». Les 5 premiers chapitres deviennent un cas particulier des chapitres suivants. Cette analyse est développée par M. Frede et S. Makin. Elle consiste à expliquer qu’il n’y a pas deux types de puissance, mais un plan qui procède en partant de ce qu’il y a de pédagogiquement le plus simple, le « power », pour aboutir à un sens plus large de « potentiality ».