La notion de blocage et l'antiqueté classique

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  • Pierre-Maxime Schuhl

    La notion de blocage et l'antiquit classiqueIn: Tiers-Monde. 1966, tome 7 n26. pp. 251-253.

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    Schuhl Pierre-Maxime. La notion de blocage et l'antiquit classique. In: Tiers-Monde. 1966, tome 7 n26. pp. 251-253.

    doi : 10.3406/tiers.1966.2201

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/tiers_0040-7356_1966_num_7_26_2201

  • LA NOTION DE BLOCAGE

    ET L'ANTIQUIT CLASSIQUE

    par Pierre-Maxime Schuhl*

    On sait l'importance que la notion de blocage a prise dans l'conomie contemporaine, qu'il s'agisse de blocage de croissance ou de blocage du dveloppement ; et aprs les travaux de Keynes et de Schumpeter, il suffit de renvoyer ceux de M. Franois Perroux.

    La mme notion est intervenue en epistemologie, et il suffit de mentionner le rle qu'elle joue dans La philosophie du non de Gaston Bachelard (1940). Or, il se trouve que dans une communication prsente l'Institut franais de Sociologie en avril 1937, nous avions dj appliqu cette mme notion certains aspects fondamentaux du dveloppement de la civilisation dans la Cit grecque et l'Empire romain. Notre thse de 1934 sur La formation de la pense grecque nous avait amen constater qu' certains moments l'Antiquit avait vu runies des conditions trs favorables un dveloppement des techniques (1), et nous nous sommes demand, dans le premier chapitre d'un livre intitul Machinisme et philosophie, publi en 1938, pourquoi dans ces conditions le monde antique n'a pas connu un dveloppement du machinisme dont les germes taient prsents. Nous allons d'abord rsumer les points de vue que nous avons dvelopps, et dont l'ensemble nous parat toujours valable; nous examinerons ensuite certains dveloppements rcents de la question.

    On ne peut pas dire que les Anciens n'aient pas devin les inconvnients que pouvait comporter l'usage des machines, et mme le danger de provoquer du chmage parat avoir t entrevu par Vespasien ; mais ce ne sont pas l les raisons fondamentales. Il nous a paru qu'il fallait

    * Professeur la Facult des Lettres et Sciences humaines de l'Universit de Paris. (1) Voir les p. 165 et suiv., 342-346 et 377-379 ; et dans la prface la 2e d. (1949)

    les p. xx et xxi (io Une limitation de la pense antique).

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  • PIERRE-MAXIME SCHUHL

    attribuer une importance essentielle l'usage de la main-d'uvre servile, importante en elle-mme et par ses rpercussions. Trs loquent est ce bas-relief du Latran qui reprsente une grue o le moteur est constitu par un tambour m par les hommes qui y sont enferms. La main- d'uvre servile n'a pas t galement abondante toutes les priodes de l'Antiquit, mais elle a entran une hirarchie des valeurs particulire en provoquant le mpris du travail manuel. Ce mpris n'est pas originel dans la cit grecque, le doyen Aymard a bien montr que l'poque archaque tait encore indemne de ce prjug dans ses articles de la Revue d'histoire de la philosophie (1943) et du Journal de Psychologie (1948), et ses vues ont t reprises par M. Pierre Jaccard dans son Histoire sociale du travail (i960). Nous indiquerons tout l'heure quelques dveloppements rcents de la question. C'est surtout avec Platon et Aristote que l'on a vu se dvelopper le mpris des professions dites mcaniques, qui est l'origine de l'opposition du servile et du libral, de la technique et de la science. Platon fait valoir la subordination d'une telle activit au dsir de richesse, qui paralyse les hommes, et il interdit, comme le fera aprs lui Aristote, aux citoyens de sa Cit idale d'tre artisans. Xnophon montre le rgime pnible auquel sont soumis les ouvriers astreints travailler auprs du feu, dans l'ombre de l'atelier.

    Cette opposition est prolonge par celle de la nature et de l'art, de l'art qui ne peut que contrefaire la nature, et qui risque de l'altrer. Le Pr Verdnius, de l'Universit d'Utrecht, a bien montr le caractre la fois esthtique et religieux qu'avait l'admiration des Anciens pour la nature (1), admiration oppose l'attitude de Bacon, qui ne voudra plus la considrer que comme un magasin et un entrept. L'opposition de la nature et de l'art souligne par Aristote est devenue une catgorie fondamentale de la pense antique et mdivale.

    Ces trois facteurs suffisent, semble-t-il, expliquer la stagnation et le manque de dveloppement des techniques antiques. Certes, il ne faut pas trop simplifier les choses et, par exemple, la priode hellnistique a connu un dveloppement rel des techniques, qui pourtant, malgr des chefs-d'uvre isols, n'ont pas connu l'essor qui aurait t possible ; et il a fallu attendre le renversement de notions qui s'est produit la Renaissance et au xvne sicle.

    (1) W. J. Verdnius, Science grecque et science moderne, Revue 'Philosophique, juillet- septembre 1962, p. 319-336.

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  • LA NOTION DE BLOCAGE DANS L'ANTIQUIT CLASSIQUE

    Ces discussions ont t reprises rcemment par plusieurs auteurs dans des travaux dont il y a lieu de tenir compte.

    Dans un article publi dans la revue La pense en mars-avril 1962, M. V. de Magalhas-Vilhena prfre, la notion de blocage mental, la notion de blocage social, et la notion de blocage, celle de freinage, qui permet de nuancer davantage les diffrentes formes de ralentissement et d'arrt. D'autre part, M. Jean-Pierre Vernant, dans un article de la Revue histoire des sciences de 1957 (1), avait publi d'intressantes remarques sur les formes et les limites de la pense technique chez les Grecs , et not justement que la technique, dgage de la magie, ne vient pas tout de suite s'adosser la science et reste longtemps dans le domaine de l'-peu-prs, du ttonnement; beaucoup des machines que proposent les ingnieurs antiques, thoriquement trs belles, ne pourraient fonctionner parce que compte n'tait pas tenu des rsistances et des frottements. Il rejoint ici certaines observations prsentes antrieurement par M. A. Koyr, dont nous dplorons la rcente disparition (avril 1964) (2). Il prolonge galement des travaux de M. Louis Gernet sur U conomie de prestige en montrant la transformation qui a conduit les anciens artisans itinrants, considrs un peu comme des magiciens, se sdentariser, au moment o nat cette conomie marchande dont M. Franois Perroux a si bien montr la limitation.

    Ces diverses contributions permettent de nuancer davantage l'explication que nous proposions ; je crois pourtant qu'elles en laissent subsister l'essentiel dans ses grandes lignes.

    (1) Recueilli prsent dans Mythe et pense chez les Grecs, tudes de psychologie historique, d. Franois Maspero, Paris, 1965, p. 227-247.

    (2) A. Koyr, Du monde de -peu-prs l'univers de la prcision, Critique, n 28, 1948, recueilli dans les Etudes histoire de la pense philosophique, 1961, p. 311-329. Cf. Les philosophes et la machine, ibid., p. 279-309.

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