185
SYLVIE VAUCLAIR , CLAUDE-SAMUEL LEVINE LA NOUVELLE MUSIQUE DES SPHERES

La nouvelle musique des sphères

Embed Size (px)

Citation preview

  • SYLVIE VAUCLAIR ,

    CLAUDE-SAMUEL LEVINE

    LA NOUVELLE MUSIQUE

    ~

    DES SPHERES

  • LA NOUVELLE MUSIQUE

    DES SPHRES

  • Sylvie VAUCLAIR et Claude-Samuel LVINE

    LA NOUVELLE MUSIQUE

    DES SPHRES

  • DILE JACOB, NOVEMBRE 2013 15, RUE SOUFFLOT, 75005 PARIS

    1 www.odilejacob.fr 1

    ISBN : 978-2-7 381-3036-5

    Le Code de la proprit intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5, 2 et 3a, d'une part, que les copies ou reproductions strictement rserves l'usage priv du copiste et non destines une utilisation collective et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, toute repr-sentation ou reproduction intgrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite (art. L. 122-4 ). Cette reprsentation ou reproduction, par quelque procd que ce soit, constituerait donc une contrefaon sanctionne par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la proprit intellectuelle.

  • Prologue

    Dans les anciens temps, la musique avait un sens beaucoup plus large qu'aujourd'hui. Elle concernait globalement tous les arts et les sciences lis aux Muses, dans tous les domaines. Filles de Zeus et de Mnmosyne, desse de la mmoire, les Muses taient au nombre de neuf : Calliope (loquence, posie pique), Clio (histoire), rato (posie lyrique), Euterpe (art des sons, ce que nous appellerions aujourd'hui musique ), Melpomne (tragdie), Polymnie (rhtorique), Terpsichore (danse), Thalie (comdie) et enfin Uranie (astronomie). Ainsi les notions d'art et de science, aujourd'hui spares, taient unifies ... et l'astro-nomie faisait partie de la musique !

    C'est ainsi que les Grecs anciens, commencer par les pythagoriciens, ont dvelopp en symbiose l'art des sons et la science des sphres clestes. L'ensemble tait conu dans un esprit d'harmonie, d'ordre et de plnitude, comme il se devait dans la continuit de l'esprit des Muses.

    Les philosophes de l'Antiquit ne connaissaient du ciel et de l'espace que ce qu'on peut en voir l'il nu. Le Soleil,

    7

  • LA NOUVELLE MUSIQUE DES SPHRES

    astre du jour, la Lune, astre nocturne, les toiles, points lumi-neux dessins sur une sphre imaginaire, et les plantes, astres errants au milieu des toiles, se dplaant au cours du temps par rapport aux constellations clestes. Ils ont donc construit une reprsentation image de ce monde visible, dont le centre tait matrialis par la Terre.

    Selon cette conception privilgiant ordre, harmonie et perfection, le monde cleste ne pouvait comporter que des sphres. Les astres avaient par dfinition la forme de globes parfaits et aucun dfaut d'aucune sorte ne pouvait les effleu-rer. La Terre elle-mme tait sphrique, car le centre du monde n'aurait pu avoir une autre forme. Les astres errants, Soleil, Lune, plantes, tournaient eux-mmes sur des sphres concentriques autour du globe terrestre. Enfin, la sphre des toiles, ou firmament, enrobait ce monde clos.

    Il s'agissait dj, selon l'esprit des Muses, de mise en musique de l'univers visible. Cependant, les philosophes antiques sont alls beaucoup plus loin. En mme temps qu'ils tudiaient le ciel, ils s'intressaient aux sons mis par des objets divers, en fonction de leur forme, de leurs dimensions, de leur poids, ce que nous appellerions prsent leurs para-mtres physiques . Les pythagoriciens se sont focaliss sur les instruments les plus simples, les cordes vibrantes, qui vibrent et mettent des sons lorsqu'elles sont dplaces de leur position d'quilibre. Ils ont dcouvert que les sons obte-nus en divisant les cordes dans des proportions mathma-tiques simples produisaient des intervalles agrables l'oreille.

    Tout tait unifi. L'art des sons et l'harmonie cleste pou-vaient se comprendre et s'interprter ensemble, en symbiose,

    8

  • Prologue

    d'une manire mathmatique. Une tude approfondie des intervalles musicaux permettait de les classer d'une manire particulire, selon un schma parallle l'ordre des astres qui tournaient autour de la Terre. C'tait magnifique! Il suf-fisait d'attribuer chacune des sphres clestes une note de musique et le ciel devenait le sige d'un concert perptuel, dans l'harmonie gnrale du monde. La musique des sphres tait ne et s'est enracine, tel point que toute cette perfection est devenue un dogme chez de nombreux philosophes.

    Or la nature se rebelle. Rien n'est parfait dans le monde. Les imperfections du mouvement des astres taient connues des philosophes grecs et certains les avaient tudies, en contradiction avec le mouvement gnral de la pense qui consistait les gommer, ne pas en tenir compte, consi-drer l'harmonie lie aux nombres comme la seule vrit. Vouloir plier la nature ses dsirs de bonheur et d'harmonie n'a qu'un temps. Les observations prennent le dessus et dvoi-lent les rouages du fonctionnement de l'Univers. C'est le dbut de la science proprement dite, diffrente de l'art, mme si le dveloppement de ces deux attributs des Muses a continu en parallle.

    La musique telle que nous l'entendons prsent, au sens propre comme au sens figur, ne se plie pas non plus la perfection mathmatique, contrairement au souhait des phi-losophes antiques. La suite des intervalles musicaux ne s'accorde pas aux exigences de la thorie des nombres. Cette imperfection est un bienfait, car elle ouvre la musique une grande richesse d'interprtations et de sensibilits possibles.

    9

  • LA NOUVELLE MUSIQUE DES SPHRES

    Il pourrait sembler trange, a posteriori, que les philo-sophes grecs aient assimil la musique des sphres aux sons d'une corde, plutt qu' ceux d'une sphre. Cependant, la question ne s'est jamais pose de cette manire jusqu' aujourd'hui. Les sons harmonieux, agrables l'oreille, taient ceux d'une corde, et c'est sur la base des cordes que s'est construite la gamme musicale qui est encore la ntre, avec quelques variantes.

    Nous savons prsent que cette musique des sphres antique n'existe pas. Les reprsentations de l'Univers ont beaucoup volu au cours des sicles. La Terre n'est plus le centre du monde, pas plus que le Soleil. De nombreux systmes stellaires semblables notre Systme solaire sont observs dans l'espace. Dans le mme temps, en parallle, les notions d'harmonie musicale et de beaut des accords se sont transformes. Les musiciens ont commenc petit petit accepter les dissonances, les agrgats, des intervalles diffrents de ceux de la gamme classique, et les auditeurs ont commenc les apprcier. La musique est sortie des normes antiques, elle s'est libre, elle est passe dans une autre dimension.

    Alors est arrive une surprise, une dcouverte inattendue, trs rcente. Le Soleil et les toiles qui lui ressemblent tintent rellement comme des caisses de rsonance d'instruments de musique. Il s'agit de sons que nous ne pouvons pas entendre directement, mais dont nous pouvons observer les effets parce qu'ils entranent de minuscules variations priodiques de la lumire mise. Des techniques prcises et des instru-ments d'observation particuliers ont t dvelopps pour tu-dier ces vibrations stellaires dues aux ondes sonores. Il s'agit

    10

  • Prologue

    donc prsent de la vraie rsonance des sphres vibrantes. C'est la nouvelle musique des sphres, la vraie musique des toiles !

    Au cours de ce livre, nous allons pntrer les secrets de la musique des sphres, depuis l'Antiquit jusqu' nos jours, en parallle avec l'volution des connaissances scien-tifiques et des reprsentations de l'Univers que les hommes se sont construites au cours du temps. Nous allons ensuite dcouvrir plus prcisment la musique des toiles, c'est--dire leur rsonance acoustique. Nous verrons que son tude dtaille apporte aux astronomes des informations prcieuses sur leur structure et leur histoire. Et nous ver-rons aussi que cette musique cleste, inaudible pour nous directement, peut tre transpose de faon devenir acces-sible nos oreilles musicales et conduire des interpr-tations passionnantes.

    Ce livre renoue en quelque sorte avec la tradition des Muses, en alliant l'art et la science. Une scientifique et un musicien se sont rencontrs en 2009, dans un lieu prestigieux charg d'histoire et de prhistoire : l'auvent de la grotte de Niaux, en Arige. Ils participaient tous deux la cration d'une nouvelle uvre symphonique, dans le cadre de l'Anne mondiale de l'astronomie: la Symphonie de l'Espace 1, du compositeur Maxime Aulio. La scientifique, Sylvie Vauclair, rfrente du projet, donnait une confrence pralable sur

    1. Symphonie en six mouvements et un interlude choral, cre le 27 juin 2009 la grotte de Niaux (Arige), avec l'Ensemble instrumental de l'Arige, le Chur rgional Midi-Pyrnes et le chur Fleur d'Espine de Carcassonne, sous la direction d'ric Villevire. Maxime Aulio est un jeune compositeur franais, n en 1980 (http://www.maximeaulio.net).

    1l

  • LA NOUVELLE MUSIQUE DES SPHRES

    l'astronomie et la musique, et le musicien, Claude-Samuel Lvine, jouait des solos d'ondes Martenot et de thrmine1

    Lorsque j'ai commenc crire ce livre, j'ai immdiate-ment souhait y associer une cration musicale sur la gamme stellaire. Il fallait pour cela un compositeur pouvant utiliser la musique lectronique, ainsi que des instruments capables de donner des sons autres que ceux de la gamme classique. Claude-Samuel Lvine, compositeur, amoureux de l'espace, spcialiste d'Olivier Messiaen, joueur d'ondes Martenot et de thrmine, tait le mieux plac pour cela.

    Je lui ai fourni les frquences acoustiques observes de douze toiles, incluant le Soleil. Chacune d'entre elles pr-sente une frquence principale et un ensemble d'harmoniques qui lui confrent un timbre particulier. Une transposition de dix-huit octaves les rend accessibles l'oreille humaine. Elles ont t choisies de manire couvrir le domaine audible le plus large possible et laisser la plus grande potentialit la crativit musicale. Le son des douze toiles et l'uvre musi-cale de Claude-Samuel Lvine sont accessibles selon les direc-tives donnes page suivante. Le rsultat est magnifique !

    Sylvie VAUCLAIR, juillet 2013.

    1. Ces instruments de musique particuliers sont dcrits dans la prsentation de l'uvre musicale, pages 172-175.

  • Paralllement la lecture de cet ouvrage, vous pouvez retrouver sur Internet le travail de Claude-Samuel Lvine en utilisant les liens indiqus ci-dessous, celui des ditions Odile Jacob ou celui du compositeur lui-mme.

    Vous dcouvrirez ainsi l'uvre musicale proprement dite qu'il a compose spcialement, un enregistrement des sons bruts des douze toiles transposs de dix-huit octaves et une analyse de l'uvre avec des explications complmentaires.

    Vous pouvez galement retrouver le tout sur votre tl-phone mobile en scannant les flashcodes ci-dessous.

    http://www.odilejacob.fr/catalogue/sciences/astronomie-astrophysique-cosmologie/nouvelle-musique-des-spheres_ 9782738130365.php

    http://www.cslevine.com/etoiles/

  • CHAPITRE 1

    Au-del des ides reues

    La musique des sphres, c'est un non-sens! ,me rtor-qua un jour l'un de mes collgues, spcialiste du cerveau humain, alors que j'essayais de lui expliquer les dcouvertes contemporaines sur la rsonance acoustique des toiles. Pro-fondment imprgn du symbolisme de l'Antiquit, qu'il rfu-tait systmatiquement comme contraire toute logique, il s'indignait violemment ds que les mots musique des sphres taient prononcs, en se fermant toute coute, au sens propre comme au sens figur.

    Et pourtant, c'est la ralit. Les toiles vibrent tels de gigantesques instruments de musique. Le Soleil ne fait pas exception : comme nous le verrons dans la suite de cet ouvrage, par un hasard plutt cocasse, il rsonne ... en sol, ou plus prcisment en sol dise, selon l'chelle musicale moderne o, par convention, la note la utilise comme rf-rence correspond 440 hertz (le la du diapason).

    Une grande partie des toiles du ciel, celles qui ressem-blent au Soleil, et beaucoup d'autres encore, diffrentes,

    15

  • LA NOUVELLE MUSIQ U E DES SPHRES

    rsonnent elles aussi comme de grosses cloches sphriques, chacune avec une signature sonore qui lui est propre, qui dpend de sa taille, de sa composition, de sa temprature et de l'ensemble de ses paramtres physiques. De nombreuses harmoniques peuvent tre excites, avec un maximum d'amplitude pour une frquence particulire, la note prin-cipale de l'toile. Le ciel serait-il donc le sige d'un concert perptuel?

    Une musique silencieuse

    Tout cela est bien trange. On a tellement entendu parler de musiques clestes, de sons de l'Univers, de notes associes aux plantes, autant d'ides sorties de l'imagi-nation de quelques personnes, sans aucun fondement scientifique, mais destines exalter la relation de l'Homme et du Ciel, et servir de support de beaux rves. En ralit, tout le monde sait qu'aucun son ne vient de l'espace : Le silence ternel de ces espaces infinis m'effraie , crivait Blaise PascaP. Lorsque, seuls tres humains allongs au milieu d'un immense dsert sous la vote cleste toile, nous levons les yeux vers le ciel, la beaut grandiose du spectacle qui s'offre nous n'a d'gale que l'motion du silence profond, presque parfait, qui s'tend sur la nature comme un gigantesque dredon empli de ouate transparente.

    1. B. Pascal, Penses , 1669.

    16

  • Au-del des ides reues

    Aucun son ne vient de l'espace, car contrairement la lumire, les ondes sonores ont besoin d'un milieu matriel pour se propager: air, liquide, solide ... Elles ne se diffusent pas dans le vide. Lorsque je parle, mes cordes vocales font vibrer l'air environnant, crant des ondes de pression. L'air se comprime et se dilate avec une frquence correspon-dant celle du son mis, et ces vibrations parviennent aux tympans des oreilles de mes auditeurs. S'il n'y avait pas d'air entre eux et moi, je pourrais m'gosiller de toutes mes forces, ils ne m'entendraient pas. Or l'espace interstellaire est plus vide que le vide le plus pouss que l'on puisse obtenir sur la Terre. Donc, les toiles produisent des sons, elles s'go-sillent leur manire, tant qu'elles le peuvent, mais nous n'avons aucune possibilit de les entendre.

    Infrasons clestes

    De toute faon, la frquence de rsonance des toiles serait immensment trop grave pour tre accessible l'oreille humaine. Nous reviendrons sur ce sujet: les sens de l'tre humain sont trs limits par rapport toutes les sollicitations offertes par la nature. L'oreille humaine ne peut entendre un son que si sa frquence est comprise entre environ 20 hertz et 20 000 hertz1, ce qui signifie de 20 20 000 vibrations par seconde. C'est un trs petit intervalle de frquences, compar toutes les ondes sonores qui se propagent autour de nous.

    1. Ces limites dpendent videmment de l'individu.

    17

  • LA N OUVELLE MUSIQ UE DES SPHRES

    Les sons de frquences suprieures 20 000 hertz sont gn-ralement appels ultrasons et ceux de frquences inf-rieures 20 hertz sont les infrasons.

    Certains animaux peuvent entendre des gammes de fr-quences bien suprieures aux ntres, mme si, au niveau de l'mission sonore, ils sont souvent plutt pauvres. Les chats et les chiens, par exemple, mettent des sons dans un inter-valle de frquences trs restreint. Les miaou et les ouah, ouah , mme les plus expressifs, se cantonnent en gnral dans des tons peu varis et sont rarement moduls du plus grave au plus aigu. En revanche, ces animaux ont une capa-cit d'audition trs suprieure la ntre, et trs suprieure leur propre capacit d'mission. Ils peuvent entendre des ultrasons jusqu' plus de 50 000 hertz, ce qui justifie l'utili-sation de sifflets ultrasons pour les appeler. Cela explique aussi pourquoi certains chats ne supportent pas le bruit de certains moteurs de voitures : ils dtectent des sons trop aigus pour nous, qui ne nous drangent donc pas alors qu'ils les font fuir de douleur. Un grand nombre d'oiseaux entendent aussi les ultrasons, et la plupart des chants d'insectes s'ten-dent jusqu' ces frquences inaudibles l'oreille humaine. En revanche, il semble que les lphants communiquent entre eux dans la fort par infrasons.

    Il est bien connu que les grands instruments de musique rsonnent avec des sons plus graves que les petits, car leurs dimensions favorisent des longueurs d'onde plus leves. Ainsi, une minuscule flte, appele piccolo, met des sons beaucoup plus aigus que ceux d'une flte classique, et les cordes de la contrebasse rsonnent de manire plus grave que celles du violon. Alors, que penser d'une toile comme

    18

  • Au-del des ides reues

    le Soleil, dont le rayon est de 700 000 kilomtres ? Il est vi-dent que cela doit tre trs, vraiment trs grave, des infra-infrasons, bien au-dessous des capacits humaines. Les obser-vations scientifiques montrent que la note principale mise par le Soleil a une frquence environ dix mille fois plus petite que la plus basse audible par l'homme.

    Figure 1-1 Cor des Alpes Le cor des Alpes est sans doute l'instrument vent le plus long qui existe. Il mesure plusieurs mtres, pouvant mme aller jusqu' une quinzaine de mtres. Depuis le xtv" sicle, il tait utilis pour com-muniquer sur de grandes distances, en raison des frquences basses et fortes qu'il peut mettre, qui se rpercutent au loin grce l'cho des montagnes. Il peut aussi mettre des harmo-niques plus aigus et tre utilis en polyphonie, pour des concerts montagnards.

    19

  • LA NOUVELLE MUSIQ U E DES SPHRES

    Quand la musique devient visible

    Si nous ne pouvons pas les entendre, comment savons-nous que les toiles rsonnent ainsi, comme des cloches sphriques isoles dans l'espace? Comment pouvons-nous affirmer que le Soleil rsonne en sol dise et que chaque toile possde sa propre signature sonore ? L'ide est simple, mais il fallait pouvoir construire des instruments avec une technique suffisamment prcise pour russir dtecter cette musique stellaire inaudible. Les astrophysi-ciens l'ont fait !

    Figure 1-2 Djemb et zarb Le djemb ( gauche) et le zarb ( droite) ont des membranes cir-culaires excites de manire subtile par les mains du musicien, et une caisse de rsonance qui amplifie le son et lui donne son timbre.

    Lorsque la main du musicien ou des baguettes appro-pries font rsonner un instrument percussion, tel que

    20

  • Au-del des ides reues

    tambour, timbales d'orchestre, djemb1 ou zarb2, on entend un son, mais on peut aussi, l'aide d'un instrument adapt, mettre en vidence la vibration de la membrane de l'instru-ment. Une personne malentendante, qui ne dtecte aucun signal sonore, a la possibilit de reprer les priodes o l'ins-trument est en vibration des priodes o il reste calme. Elle peut aussi, avec des appareils particuliers, tudier la fr-quence des vibrations, c'est--dire le nombre de vibrations par seconde, distinguer les diverses harmoniques en prsence et recomposer la musique joue, tout cela sans entendre un son. Les astronomes procdent ainsi comme des chercheurs sourds mais pleins de ressources. Ils ne reoivent aucun son direct en provenance des toiles, mais les instruments sophis-tiqus qu'ils ont rcemment mis au point leur permettent de dtecter sans ambigut leurs vibrations sonores.

    Le Soleil rsonne en sol dise

    C'est en tudiant de manire dtaille, avec une prcision extrme, les variations priodiques de la lumire des toiles que les astronomes ont pu mettre en vidence et analyser la rsonance acoustique de ces grosses sphres gazeuses brillantes. Les techniques utilises ont des prcisions com-parables celles des horloges les plus sophistiques. Il n'est pas tonnant, dans ce contexte, que les astronomes suisses se

    1. Instrument de percussion afucain. 2. Instrument de percussion d'origine persane.

    21

  • LA NOUVELLE MUSIQUE DES SPHRES

    situent au premier plan sur la scne internationale pour la construction de ces instruments !

    Il n'y a aucune relation entre cette vraie musique des sphres et celle bien connue de l'Antiquit, gnralement attribue aux pythagoriciens, et reprise ensuite par de nom-breux philosophes. La pense pythagoricienne introduisait une symbiose entre les harmoniques d'un son fondamental utilises pour construire la gamme musicale et le mouvement des plantes dans le ciel qui, rappelons-le, taient supposes tourner autour de la Terre. Cette musique des sphres antique n'existe pas, il faut tourner la page. Pour autant, la suite de l'histoire nous ouvre des voies extraordinaires et exaltantes, dans la ligne des observations et des dcouvertes scienti-fiques contemporaines.

    Figure 1-3 Rsonance du Soleil et des toiles Le Soleil et les toiles vibrent comme des caisses de rsonance sphriques. L'image reprsente deux des harmoniques possibles de la vibration d'une sphre gazeuse. Les cercles blancs sont les lignes nodales, qui ne vibrent pas. Elles sparent des secteurs qui vibrent en alternance, tantt vers l'intrieur de l'toile, tantt vers l'extrieur.

    22

  • Au-del des ides reues

    La rsonance individuelle des grosses sphres gazeuses est une ralit physique. Il s'agit, pour les astrophysiciens, d'une dimension nouvelle dans l'tude des toiles, donnant accs une trs grande prcision sur leur masse, leur ge, leur composition chimique, etc. Cette rigueur scientifique ne ferme toutefois pas la porte la posie ni l'art musical, bien au contraire : elle leur ouvre des voies nouvelles jusqu'ici inexplores. Il est tout fait possible de transposer les har-moniques stellaires observes pour composer de la musique audible. C'est ainsi, par transposition rigoureuse utilisant un nombre d'octaves suffisant, que nous pouvons reconnatre la rsonance en sol dise de notre Soleil.

    L'art et la science

    Nous allions ici l'art et la science. Dans la suite de cet ouvrage, nous expliquerons l'importance des dcouvertes concernant la rsonance des toiles pour l'volution de la connaissance scientifique, pour une meilleure comprhension du monde qui nous entoure, de l'Univers, de ses origines et de son volution. Nous proposerons aussi des chantillons audibles de musique stellaire, ainsi qu'une composition origi-nale tout fait indite du compositeur Claude-Samuel Lvine, utilisant les toiles comme repres d'une nouvelle gamme cos-mique, loin de la gamme classique pythagoricienne.

    Les observations profondes du ciel nocturne, obtenues grce aux grands tlescopes envoys dans l'espace, nous ont habitus des paysages clestes merveilleux. Chacun a pu

    23

  • LA NOUVELLE MU S IQ U E DES SPH RES

    admirer ces splendides images colores de galaxies lointaines ou de nbuleuses gazeuses, la tlvision, dans des revues spcialises ou encore dans de beaux livres. La nature cleste nous a ainsi rvl, depuis quelques dizaines d'annes, un art pictural d'une beaut exaltante, mais elle nous rservait aussi d'autres surprises ! Laissons-nous maintenant transpor-ter au cur de la musique des toiles ...

  • CHAPITRE 2

    La musique des sphres dans l'Antiquit

    Qu'y a-t-il de commun entre la musique des sphres, symbolisme antique reliant la musique et l'astronomie, labor dans les balbutiements des cosmogonies primitives, et la rso-nance relle des toiles du ciel telle que nous pouvons la dtecter grce la technique moderne ? ru en, presque rien, si ce n'est qu'il s'agit dans les deux cas d'une symbiose entre la science du cosmos et l'art musical, la premire, antique, symbolique, la seconde, contemporaine, reposant sur la ralit scientifique des vibrations sonores des sphres gazeuses que sont les toiles.

    La pense des philosophes de l'Antiquit reprsente la pierre angulaire de la construction de nos socits humaines, mais elle doit tre replace dans son contexte historique, une poque o les connaissances de la structure et de l' vo-lution de l'Univers taient quasi nulles. Tout reposait sur des intuitions, parfois gniales, parfois errones, toujours dans le but d'essayer d'atteindre une certaine plnitude dans la relation entre l'individu et le cosmos.

    25

  • LA N OUVELLE M U SIQ U E DES SPHRES

    L'homme est sans arrt tiraill entre la souffrance, qui semble proche, matrielle, terrestre, et le bonheur plus ou moins lointain mais tout autant rel, auquel on accde parfois, par bouffes, qui donne l'impression de s'lever, de planer, de s'envoler vers le ciel, en symbiose avec le vaste cosmos.

    La solitude dans la nuit presque noire, accompagne de la vision lointaine d'un ciel constell de petites lumires ponc-tuelles, portait sans aucun doute une mditation indivi-duelle profonde. L'me, quel que soit le sens prcis que l'on donne ce mot, s'levait vers l'immensit cosmique o tout semblait parfait. La reprsentation du monde que se faisaient les philosophes de l'Antiquit, en particulier Aristote (384-322 av. J.-C.), selon laquelle le ciel incarnait la perfection ternelle alors que l'imperfection se cantonnait sur notre sol terrestre, se comprend aisment dans ce contexte.

    l'poque, il n'y avait pas d'lectricit, donc pas de pol-lution lumineuse, et peu de pollution d'une manire gnrale. Le climat tait doux, serein, comme toujours dans les pays du sud de l'Europe. Peu de lumires, peu de nuages : la vote cleste offrait le rendez-vous quotidien du soir, le magnifique spectacle naturel auquel tout tre humain se confrontait la nuit.

    26

  • La " musique des sphres " dans l'Antiquit

    Les sept plantes de l'Antiquit

    Les philosophes grecs ne se contentaient pas de s'mer-veiller de la beaut cleste. Ils l'tudiaient aussi d'une manire que nous pourrions dj qualifier de scientifique, avec les moyens qu'ils avaient leur disposition. Ils avaient bien sr remarqu que les toiles du ciel reviennent chaque soir avec un petit dcalage temporel, environ quatre minutes plus tt que la veille. Ils avaient aussi repr que leur posi-tion les unes par rapport aux autres ne change pas au cours du temps. Elles dessinent ainsi des figures dans le ciel, immuables 1, tel point qu'on pouvait les considrer comme fixes et dfinitivement positionnes sur une sphre cleste, appele pour cette raison la sphre des fixes . L'ide est venue d'y discerner des personnages, hros d'histoires mythologiques envoys au ciel aprs leurs aventures ter-restres : Orion, Perse et son cheval Pgase, Andromde, etc. Ce sont les constellations2

    Il existe d'autres lumires clestes particulires qui se dplacent par rapport ces constellations. Chaque nuit, on les dcouvre un endroit un peu diffrent de la veille par

    1. En ralit, les toiles bougent les unes par rapport aux autres. Mais ce mou-vement est trop lent pour pouvoir tre distingu au cours d'une vie humaine. Il est repr et mesur avec des instruments prcis. Au cours des millnaires, les constellations se dforment en raison de ces mouvements individuels, appels mouvements propres ,. des toiles. 2. Voir M.-F. Serre, Les Constellations et leurs lgendes grecques. Les rcits des origines mythologiques, prface de Sylvie Vauclair, Vuibert, 2004.

    27

  • LA NOUVELLE MUSIQUE DES SPHRES

    comparaison aux toiles fixes. Ces astres errants, ou plants astrs , furent appels plantes . l'il nu, on pouvait en distinguer cinq: Mercure, Vnus, Mars, Jupiter et Saturne.

    En tudiant le mouvement de ces astres dans le ciel, les anciens avaient conclu que Mercure et Vnus taient plus proches de la Terre que le Soleil, alors que Mars, Jupiter et Saturne en taient plus loigns'.

    On savait aussi que le plus proche de tous les astres clestes tait la Lune, qui arrive chaque soir dans le ciel nocturne avec environ une heure de retard par rapport au coucher du Soleil et dont la forme varie, depuis le disque complet, la pleine Lune, jusqu' la disparition complte, la nouvelle Lune, en passant par toutes les paisseurs possibles de croissants.

    Dans la mesure o la Lune, ainsi que le Soleil, se dpla-aient dans le ciel d'une manire diffrente de celle des toiles fixes , ces deux astres furent aussi classs parmi les plantes, portant alors leur nombre sept. Ainsi s'est constitu le modle cosmogonique de l'poque, vision glo-bale du monde qui consistait, selon Aristote, en l'existence de sept plantes tournant autour de la Terre, la Lune et le Soleil tant englobs dans l'ensemble. Ces plantes taient fixes sur des boules de cristal tournantes, suffisam-ment transparentes pour laisser paratre la vote toile, ou sphre des fixes , sur laquelle taient disposes les toiles du firmament.

    1. Ce n'est pas toujours vrai car cela dpend en ralit de la position des plantes sur leurs orbites.

    28

  • La musique des sphres dans l 'Antiquit

    Compte tenu de leur distance la Terre, les sept pla-ntes taient ranges dans l'ordre suivant :

    Lune, Mercure, Vnus, Soleil, Mars, Jupiter, Saturne.

    Le Soleil, astre clatant, divinis, se trouvait ainsi au centre, comme un pilier cleste. L'ensemble ressemblait une construction stable, solide, harmonieuse, laquelle l'tre humain, noy dans ses soucis journaliers, pouvait se rac-crocher pour retrouver sa stabilit. C'tait l'harmonie des sphres.

    L'origine des jours Rien d'tonnant ce que cette harmonie du monde se

    soit retrouve en fusion avec celle de la musique. Nous allons voir de quelle manire s'est faite cette fusion, mais aupara-vant nous pouvons noter que cette liste des plantes est l'origine du nom des jours de la semaine que nous utilisons encore actuellement.

    Le premier jour est celui de la Lune, le lundi. C'est l'astre le plus proche de nous. Ensuite nous sautons l'astre le plus proche de nous aprs le Soleil, Mars, qui a donn le mardi. Puis, retour aprs la Lune, Mercure, le mercredi. Pas-sage aprs le Soleil: Jupiter, le jeudi. Retour Vnus, le ven-dredi, puis Saturne, le samedi, pour terminer sur le plus beau, le plus important, le plus clatant, le jour du Soleil, du Seigneur, dimanche, ou encore Sunday en anglais ou Sonntag en allemand.

    29

  • LA NOUVELLE MUSIQUE DES SPHRES

    Selon Aristote, le monde tait mauvais, imparfait, sur la Terre et jusqu' la Lune, mais au-del, dans le monde supra-lunaire, celui des plantes et du firmament, rgnait la per-fection totale. Nous verrons, dans la suite de cet ouvrage, comment cette ide de perfection du monde a t remise en cause et comment, au contraire de la pense d'Aristote et de ses contemporains, l'imperfection apparat comme bnfique. Elle reprsente le ferment de l'volution, indispensable la relation de l'homme et du cosmos. Avant d'en arriver ces notions, restons dans la pense des philosophes grecs pour qui la perfection du cosmos n'avait d'gale que la perfection de la musique.

    La lgende de Pythagore

    Dans nos contres occidentales, la tradition de la musique des sphres , appele aussi harmonie des sphres , puisque la musique ne pouvait tre qu'harmonie, remonte au vf sicle av. 1.-C., poque des pythagoriciens1 Selon une trange lgende, Pythagore aurait reu l'tincelle de la comprhension subite en passant devant une forge, de la mme manire que, trois sicles plus tard, Archimde

    1. Le groupe de pllosophes appels " pythagoriciens a trs fortement influenc la pense occidentale. Y a-t-il vraiment eu un homme appel Pytho.gore ? Selon Jean-Franois Matti (Pythagore et les pythagoriciens, PUF, " Que sais-je? '' 1993) ce n'est pas certain. La lgende de Pythagore lui donne une ascendance divine, et son nom signifie " prdit par la Pythie . Il aurait vcu dans les annes 560-490 av. J .-C., les dates prcises variant selon les auteurs.

    30

  • La musique des sphres " dans l'Antiquit

    aurait cri Eurka ! dans son bain en comprenant pour-quoi les objets pouvaient flotter dans l'eau.

    Pythagore aurait ainsi t interpell par la dcouverte que le bruit mis par la forge dpendait du poids du mar-teau utilis. En ralit, les sons obtenus en frappant un objet de volume, forme et composition particuliers, avec un autre objet possdant lui aussi des caractristiques propres, dpendent de nombreux facteurs diffrents qui excluent une interprtation unique en termes de nombres simples. Cette rduction de l'volution des connaissances la pense d'un tre unique, un lieu unique, un instant unique, qui n'est pas sans rappeler la rgle des trois units du thtre clas-sique1, pose un cadre satisfaisant pour la lgende, mais il ne reprsente qu'un schma, certainement trs loign de la ralit.

    En revanche, les pythagoriciens ont sans doute utilis un instrument appel monocorde, compos d'une corde unique en boyau monte sur un socle de bois, pour tudier les intervalles fondamentaux de la musique. Cette corde tait fixe par deux taquets dont l'un tait mobile, de telle manire qu'on puisse faire varier sa longueur. Les sons obte-nus en la faisant vibrer taient tudis et compars. Les pythagoriciens ont ainsi tabli des relations mathmatiques entre la longueur des cordes vibrantes et le son qu'elles

    1. La rgle des trois units, au temps des grands crivains classiques du xvne sicle - Corneille, Molire, Racine - avait pour but de ne pas parpiller le spectateur pour mieux le laisser se concentrer sur le sujet. Elle comprenait l'unit d'action, c'est--dire qu'il ne devait pas y avoir de sujet secondaire l'intrigue, l'unit de temps, l'intrigue devant se drouler sur un seul jour, et l'unit de lieu, tout se passant en un seul endroit.

    31

  • LA NO U VELLE M U SIQ U E D E S S PH RE S

    Figure 2-1 La lgende de Pythagore Lgende de Pythagore, d'aprs le moine thoricien de la musique Franchinus Gaffurius (1451-1522); cette image est extraite de l'ouvrage Clarissimi ac prestantissimi musici Franchini Gafori laudensis theoricum opus musice discipline, publi vers 1490 (cf. le catalogue des manuscrits et des uvres musicales de Franchinus Gaffurius sur le site www.musicologie.org). On peut voir en haut gauche Pythagore et le forgeron Tubai, avec ses assistants, qui tapent sur la forge avec divers marteaux; en haut droite Pythagore coutant des sons de cloches et de timbales remplies diffremment de liquide; en bas gauche Pythagore et un instru-ment cordes, tudiant les sons produits par des cordes tendues de manire diffrentes; enfin, en bas droite Pythagore est repr-sent avec son lve Philolaos de Crotone (voir page 39).

    32

  • La " musique des sphres , dans l'Antiquit

    mettent. Ces relations ont permis de fixer les bases de la gamme musicale encore utilise de nos jours, avec quelques variantes dont nous discuterons au cours du prochain chapitre.

    Figure 2-2 Les complications du monocorde Les intervalles du monocorde, d'aprs Franchinus Gaffurius (cf Figure 2-1). On voit ici comme l'ensemble des intervalles peut devenir compliqu !

    33

  • LA NOUVELLE MUSIQ UE DES SPHRES

    Les intervalles musicaux fondamentaux

    Lorsqu'une corde vibrante met un son, par exemple un do 1, la corde obtenue en divisant sa longueur par deux met un son plus aigu, mais sa perception l'oreille semble trs proche de celle du premier son. On a presque l'impres-sion qu'il s'agit du mme son, sauf que sa frquence est plus leve. L'intervalle sonore correspondant est appel octave et on attribue au nouveau son le mme nom qu'au premier : do.

    Si, au lieu de diviser la corde en deux parties gales, on bloque le taquet mobile aux trois quarts de sa longueur, la note obtenue est diffrente, mais elle semble s'accorder par-faitement bien avec la premire. L'intervalle sonore obtenu en jouant ensemble la note de dpart, correspondant la corde entire, et la nouvelle note, correspondant aux trois quarts de sa longueur, parat consonant, comme si l'une des notes se glissait dans l'autre. Il s'agit de l'intervalle de quarte, correspondant ici la note fa.

    Enfin, si le taquet mobile est bloqu aux deux tiers de la longueur de la corde, on obtient une nouvelle note qui sonne elle aussi de manire trs consonante avec la premire, pour la mme raison. C'est maintenant l'intervalle de quinte, ici le sol.

    1. Le do est choisi pour cette dmonstration car il correspond la note de base des gammes de la musique moderne, mme si ce n'tait pas le cas dans l'Antiquit.

    34

  • La " musique des sphres " dans l'Antiquit

    Lorsqu'on reprsente les quatre notes obtenues, do-fa-sol-do, on voit apparatre un nouvel intervalle, entre fa et sol : le ton. La note fa est relie au do infrieur par une quarte et au do suprieur par une quinte. Inversement la note sol est relie au do infrieur par une quinte et au do suprieur par une quarte. Le systme est donc parfaitement symtrique.

    taquet fixe taquet mobile

    vibration fondamentale (do)

    ~~~1-------->l-------------1 ~:.:.::.:.:.~r ~------- .- 1 vibration la quarte (fa)

    --------~---- 1 1 l-.. :::-::~:: ------- ~ __ J __ -------::.:.:;.~----- -----------1~ --------L--- 1 vibration la quinte (sol)

    Figure 2-3 Cordes vibrantes et intervalles de Pythagore Schma des intervalles fondamentaux associs une corde vibrante, d'aprs les pythagoriciens. Les noms des notes utiliss n'existaient pas l'poque: ils correspondent aux symboles modernes.

    35

  • LA NOUVELLE MUSIQUE DES SPHRES

    Le ttracorde

    Les deux intervalles de quarte do-fa et sol-do peuvent ensuite tre complts en utilisant deux notes intermdiaires, mais les difficults commencent alors. Il existe en effet plu-sieurs moyens de dfinir ces notes intermdiaires, et les rsul-tats obtenus sont diffrents.

    On peut partir de la note infrieure et monter en fr-quence par tons successifs, le ton tant toujours dfini comme l'intervalle entre le fa et le sol. C'est alors que tout se complique, car ni l'intervalle de quarte, ni l'intervalle de quinte ne comprennent un nombre entier de tons. Si chaque note est espace d'un ton avec la prcdente, il reste, pour complter la quarte, un petit intervalle, qui peut tre qualifi de demi-ton, mais qui ne correspond pas exactement la moiti d'un ton ! Dans la convention de la gamme majeure moderne, les notes intermdiaires sont respectivement espa-ces d'intervalles supposs reprsenter deux tons et un demi-ton, mais aucun de ces intervalles n'est mathmatiquement prcis. Tout est un petit peu arrang, comme nous le ver-rons plus tard.

    Un autre moyen d'obtenir des notes intermdiaires est de rechercher de nouvelles notes par succession de quartes ou de quintes partir des notes connues. Par exemple, partir du do, on obtient le sol par intervalle de quinte, puis le r, puis le la, puis le mi, etc. Cependant, les notes ainsi obtenues n'ont pas la mme frquence que celles dfinies par tons successifs.

    36

  • La
  • LA NOUVELLE MUSIQUE DES SPHRES

    principaux d'une corde vibrante. La raison de cette limita-tion quatre est relie la figure symbolique par excellence des pythagoriciens : la ttraktys.

    Figure 2-4 La ttraktys pythagoricienne

    Dans cette figure, plusieurs symboles lis la reprsen-tation pythagoricienne du monde se retrouvent. La premire ligne en partant du haut, c'est--dire le point suprieur, com-pare la deuxime ligne, celle des deux points, reprsente l'intervalle 1:2, soit l'octave. La deuxime ligne compare la troisime reprsente l'intervalle 2:3, soit la quinte ; la troi-sime ligne en rapport avec la quatrime reprsente l'inter-valle 3:4, soit la quarte. Le nombre total de points de la ttrak-tys, somme des quatre premiers nombres entiers, est le nombre complet 10, symbole de la perfection.

    38

  • La musique des sphres dans l'Antiquit

    1 + 2 + 3 + 4 = 10

    La premire ligne, le point, peut reprsenter ce que nous appellerions aujourd'hui un espace zro dimension; la deuxime, avec deux points, figure un espace une dimen-sion, c'est--dire la ligne proprement dite; la troisime, avec trois points, peut tre considre comme un symbole de sur-face, qui est un espace deux dimensions, mme si, dans la figure, les trois points sont aligns ; de mme, la quatrime, avec quatre points, peut indiquer le volume, espace trois dimensions. On comprend aisment, dans ce contexte, que la division de la corde se soit alors arrte quatre. Tout cet ensemble apportait une impression de perfection et de plnitude.

    La musique des sphres

    La pense pythagoricienne a continu se dvelopper chez les philosophes grecs et latins, commencer par le phi-losophe pythagoricien Philolaos de Crotone (470-385 av. J.-C.), parfois prsent comme l'lve et le disciple de Pythagore, mme si sa naissance estime se situe plus de vingt ans aprs la mort du matre. Philolaos a vcu la mme poque que Platon (428-348 av. J.-C.), sans doute se sont-ils rencontrs, et selon certaines hypothses Platon aurait reu de Philolaos les ides de Pythagore sur la relation entre la musique et les divisions mathmatiques d'une corde vibrante.

    39

  • LA NOUVELLE MUSIQ U E DES SPHRES

    Au-del de la musique, Philolaos de Crotone est connu pour son trange modle d'Univers, selon lequel la Terre ainsi que le Soleil, la Lune et toutes les plantes tourneraient autour d'un feu central invisible pour nous. Nous reviendrons en dtail sur cette vision particulire du cosmos, qui repr-sente une tape importante dans l'volution des ides, au cha-pitre 3.

    On ne sait pas si Philolaos avait lui-mme pens mettre directement en parallle la musique et le cosmos, mais en revanche cette ide est clairement dveloppe chez Platon, en particulier dans le Time et La Rpublique. Dans la suite de cette tradition, l'ide d'une Terre plante, propose par Philolaos et reprise plus tard par Aristarque de Samos (310-230 av. J.-C., voir chapitre 3), est totalement absente. La Terre est fixe au centre du monde, et les sept plantes , incluant la Lune et le Soleil, tournent autour d'elle.

    Compte tenu des ides pythagoriciennes sur les inter-valles musicaux, ainsi que des connaissances de l'poque sur la distance et le mouvement des astres, la relation entre la musique et l'astronomie s'imposait par le biais des math-matiques, donnant naissance la musique des sphres .

    Sept plantes, sept notes dans le double ttracorde, la tentation tait grande de les associer. La musique et le cos-mos reprsentaient conjointement l'lvation de l'me, dans un monde rgl de manire parfaite par l'arithmtique et la thorie des nombres. De plus, lorsque les sept plantes taient associes dans le bon ordre aux sept notes de musique, le Soleil, astre du jour, gloire cleste difie dans de nombreuses civilisations, se situait d'une manire naturelle exactement sur le pilier central du double ttracorde.

    40

  • La musique des sphres dans l'Antiquit

    La note prcise attribue alors au Soleil varie suivant les traditions. C'est parfois un la, parfois un r. On trouve souvent l'ordre des plantes associ un double ttracorde descendant, par exemple :

    r do si la sol fa mi o le pilier central, reprsentant le Soleil, est ici le la, la Lune est le r et Saturne le mi. Les autres plantes, Mercure, Vnus, Mars et Jupiter, se situent sur les notes mobiles intermdiaires.

    Platon va encore plus loin dans la caractrisation des plantes par les nombres et la musique, en associant les notes musicales non pas la distance des plantes, mais leur mouvement, ou plus prcisment leur vitesse par rapport aux toiles fixes. L'ordre reste le mme, puisque les plantes bougent d'autant plus vite sur la sphre cleste qu'elles sont plus loignes. Il dfinit aussi des rgles d'harmonie plus sophistiques, selon des suites de nombres obtenues partir des premiers nombres pairs d'une part et des premiers nombres impairs d'autre part.

    Dans tous les cas et sous toutes ses variantes, la tradition ancienne de musique des sphres avait pour but la descrip-tion de la perfection du monde. Perfection du cosmos, selon un ordre immuable et harmonieux, et perfection de la musique, selon l'organisation des sons fondamentaux d'une corde vibrante. Cette perfection s'organisait selon la thorie des nombres, labore par Pythagore et les pythagoriciens, suppose rendre compte de tout l'Univers.

    41

  • LA NOUVELLE MUSIQ U E DES SPHRES

    Diabolus in musica

    Mais la ralit se moque bien du souci de perfection des hommes. Elle le leur fait savoir de multiples manires. Comme je l'ai dvelopp dans La Symphonie des toiles 1 :

    Le rve de nombreux scientifiques, chaque tape de l'volution des connaissances, serait de dcouvrir une belle thorie universelle, complte, sans faille, qui explique tout, d'une manire logique. Une thorie claire et propre qui, au moins dans un premier temps, se prsente comme un point d'ancrage, un repos, un refuge dans la complexit du monde rel. Mais lorsque la thorie est pousse dans ses derniers retranchements, apparat toujours le hiatus, le dfaut qui lui permet de passer dans une dimension nouvelle. On comprend alors que ce point d'ancrage n'tait qu'une tape, ncessaire mais phmre, sur le chemin de notre comprhension du monde.

    L'imperfection gnrale de la nature est un bienfait pour l'homme, qui y trouve la source permanente de son inspira-tion. Un monde parfait n'aurait aucun intrt.

    C'est l'imperfection cratrice. cause d'elle, ou grce elle, rien n'est parfait dans la musique, mais c'est justement cette imperfection qui permet la crativit et l'volution. Rien n'est parfait non plus dans le monde, et nous devons l'accep-ter, comme un signe de richesse. Nous vivons dans une dyna-mique, et c'est dans l'imperfection cratrice, dans le passage,

    l. La Symphonie des toiles. L'humanit face au cosmos, Albin Michel, 1997.

    42

  • La " musique des sphres " dans l'Antiquit

    dans l'phmre, dans l'volution que nous trouvons notre raison de vivre.

    Que se passait-il donc dans ce bel difice construit par les pythagoriciens ? Simplement que la musique refu-sait de se plier aux mathmatiques, mais qu'eux-mmes refusaient cette vidence et souhaitaient la canaliser contre son gr.

    L'imperfection musicale par rapport la thorie des nombres s'exprimait tout d'abord dans la suite des ttra-cordes obtenus partir d'une premire note, par exemple en allant vers le grave (quartes descendantes). En commenant par un fa, on obtient la suite bien connue fa-do-sol-r-la-mi-si1. Oui, mais que se passe-t-il si on joue en mme temps la note de dpart et la note finale ? Un accord diffrent, disso-nant, considr comme particulirement laid, interdit dans la musique religieuse au Moyen ge car suppos introduit par le diable. C'est le diabolus in musica, le triton, la quarte augmente ou la quinte diminue, celle qui refuse d'entrer dans le systme.

    Le triton possde pourtant une proprit mathmatique intressante, car il est l'intervalle moiti de l'octave, c'est--dire qu'il est identique son inverse. L'intervalle si-fa est le mme que l'intervalle fa-si, alors que do-fa n'est pas gal fa-do, puisque l'un est une quarte et l'autre une quinte. Mais le triton ne s'insre pas correctement dans la suite des inter-valles harmonieux obtenus partir d'une corde vibrante. C'est un intervalle qui cre une tension et qui appelle sa rsolution.

    1. C'est la suite bien connue des dises la clef >> dans les gammes modernes.

    43

  • LA NOUVELLE MUSIQUE DES SPHRES

    Si on joue successivement un fa et un si, on attend la note suivante, le repos, le do.

    Un autre exemple de refus de la musique de se plier au systme mathmatique pythagoricien est que le ton n'est pas gal deux demi-tons, comme nous l'avons dj expli-qu. Rappelons que si on dfinit les intervalles de quinte et de quarte partir des divisions mathmatiques d'une corde vibrante, on peut fixer les notes fa et sol l'intrieur d'une octave de do. Si on dfinit le ton comme l'intervalle fa-sol obtenu, on peut complter l'intervalle de quarte do-fa par deux notes intermdiaires ajoutes par tons succes-sifs partir du do infrieur. Mais dans ces conditions l'intervalle restant, le mi-fa, ne correspond pas exactement un demi-ton.

    Par ailleurs, si on choisit de dfinir les notes interm-diaires partir de quintes successives, on se heurte d'autres difficults et on dcouvre, d'une manire subtile et complexe, que tous les demi-tons ne sont pas quivalents. Par exemple, un r dise est diffrent d'un mi bmol. Je reviendrai sur ce sujet au cours du quatrime chapitre propos de la ronde des quintes .

    Platon

    Les philosophes de l'Antiquit faisaient preuve d'une pen-se profonde et d'une grande coute de la nature, qui leur ont inspir des intuitions gniales. Pour autant ils ont corn-

    44

  • La musique des sphres " dans l'Antiquit

    mis une grave erreur, au moins certains d'entre eux: celle de vouloir rduire le monde leurs souhaits. Plutt que de rebondir sur les difficults, ils prfraient les gommer en pen-sant que l'esprit humain avait plus de ralit et d'importance que la nature observe. Et cet esprit humain recherchait la perfection telle qu'on la trouve dans les mathmatiques, pour acqurir une plus grande plnitude.

    Platon a trs clairement exprim cette attitude, le grand principe de sa philosophie' : Celui de veiller ce que nos lves n'entreprennent point d'tude en ce genre qui resterait imparfaite, et n'aboutirait pas au terme o doivent aboutir toutes nos connaissances.

    Les yeux taient faits pour l'astronomie, les oreilles pour la musique, mais il ne fallait surtout pas s'attacher la vue ni l'audition, seulement aux grandes relations harmoniques que l'on pouvait en dduire pour satisfaire l'esprit.

    On doit considrer les ornements du ciel comme les plus beaux et les plus parfaits des objets de leur ordre, mais, puisqu'ils appartiennent au monde visible, ils sont bien inf-rieurs aux vrais ornements, aux mouvements selon lesquels la pure vitesse et la pure lenteur, dans le vrai nombre et toutes les vraies figures, se meuvent en relation l'une avec l'autre, et meuvent ce qui est en elles ; or ces choses sont perues par l'intelligence et la pense discursive et non par la vue.

    Platon distinguait les vrais musiciens, les thoriciens, les nobles, ceux qui tudiaient la musique sous forme math-matique, des instrumentistes, qui travaillaient avec l'oreille,

    1. Les textes suivants de Platon sont extraits de La Rpublique, livre VII, tra-duction de Victor Cousin.

    45

  • LA NOUVELLE MUSIQUE DES SPHRES

    indpendamment de la contrainte des nombres, qu'il quali-fiait de ridicules et inutiles, comme les astronomes.

    Tu parles de ces braves musiciens qui perscutent et torturent les cordes en les tordant sur les chevilles. Je pour-rais pousser plus loin la description, et parler des coups d'archet qu'ils leur donnent, des accusations dont ils les char-gent, des dngations et de la jactance des cordes ; mais je la laisse et je dclare que ce n'est pas d'eux que je veux parler, mais de ceux que nous nous proposions tout l'heure d'inter-roger sur l'harmonie ; car ils font la mme chose que les astronomes: ils cherchent des nombres dans les accords per-us par l'oreille, mais ils ne s'lvent pas jusqu'aux problmes, qui consistent se demander quels sont les nombres harmo-niques et ceux qui ne le sont pas, et d'o vient entre eux cette diffrence.

    Pourtant, mme chez les Grecs anciens, on savait que le cosmos, pas plus que la musique, ne se pliait la volont des philosophes. Le mouvement des plantes dans le ciel ne prsentait pas la perfection, l'uniformit, la constance dans le temps qu'ils auraient souhaites. Platon savait qu'il existait des problmes pour l'interprtation du mouvement des pla-ntes par rapport aux toiles dans le ciel nocturne, le plus spectaculaire tant le mouvement de recul occasionnel de la plante Mars. En effet, au cours des saisons, on peut voir Mars se dplacer dans un sens par rapport aux constellations, mais de temps en temps elle semble reculer pour mieux repartir. Cette observation, difficile concilier avec les ides gnrales des philosophes, s'explique trs simplement si la Terre et Mars tournent toutes les deux autour du Soleil, par

    46

  • La musique des sphres dans l'Antiquit

    un simple effet de mouvement relatif. Comme nous le verrons au chapitre 3, certains philosophes antiques, dont Aristarque de Samos, avaient dj abouti cette conclusion. Or pour Platon, il fallait tout prix gommer le dfaut, ne pas en tenir compte, car il allait l'encontre du paradigme souhait, celui de la perfection sans faille.

    Musique et astronomie

    Dans ces circonstances, la pense d'Aristote semble un peu trange. D'un ct, il critique ouvertement les pythago-riciens et leur thorie de l'harmonie des sphres : Quand on nous parle d'une harmonie rsultant du mouvement de ces corps pareille l'harmonie de sons qui s'accorderaient entre eux, on fait une comparaison fort brillante, sans doute, mais trs vaine; ce n'est pas l du tout la vrit'. De l'autre ct, il prne le mouvement circulaire uniforme des plantes autour de la Terre, ce qui est contraire aux observations. Il est clair que ces dernires n'ont ici aucune importance, devant la volont d'une organisation parfaite de l'Univers. Selon Aristote, le monde sublunaire, jusqu' la Lune, prsen-tait des imperfections, mais au-del, dans le monde supra-lunaire, tout devait tre parfait.

    Ce modle harmonieux du cosmos selon Aristote a prvalu jusqu' la fin du Moyen ge, mais ses critiques de l'harmonie des sphres n'ont pas dtrn les ides pythagoriciennes.

    1. Aristote, Du ciel II, traduction de Jules Barthlemy Saint-Hilaire, 9, 290.

    47

  • LA NOUVELLE MUSIQUE DES SPHRES

    L'harmonie conjointe de la musique et des plantes tait trop belle, trop proche d'un monde divinis pour se laisser plier la ralit des observations de la nature.

    Beaucoup plus tard, plusieurs philosophes latins dont Cicron (106-43 av. J.-C.), Pline l'ancien (23-79), Boce (470-525), reprendront encore ces thories avec quelques variantes. Boce, dans son ouvrage De institutione musica, introduit une distinction trs claire et symbolique entre la musique du monde, ou harmonie des sphres, la musique humaine, int-riorise, et la musique instrumentale, extrieure. C'est un bel exemple de refus de plier la thorie la ralit observation-nene, en dcidant au contraire de les traiter de manire spa-re, comme si elles taient d'essence diffrente.

    Mme si d'autres philosophes de l'Antiquit ont eu des attitudes diffrentes, plus proches de la dmarche scientifique qui est prsent la ntre, ils n'ont pas russi changer l'tat d'esprit gnral de leurs compatriotes. Aprs Aristarque de Samos, il fallut attendre plus de dix-huit sicles pour que l'ide d'une Terre plante s'impose nouveau aux savants.

    Ce saut dans le temps nous transporte la fin du xv" et au XVI" sicle, poque de Copernic (1473-1543), Galile (1564-1642), Kepler (1571-1630). Malgr la rticence des socits humaines, l'ide s'est petit petit impose que la Terre n'est pas le centre du monde, qu'elle est une plante comme les autres, que toutes les plantes tournent autour du Soleil et que le Soleil est une toile comme toutes les toiles du ciel.

    Pour autant, les astronomes n'ont pas immdiatement rejet la reprsentation conjointe du cosmos et de la musique. Dieu tait l'origine de la Cration, organisateur du monde

    48

  • La musique des sphres dans l'Antiquit

    cleste et musicien, tout cela restant profondment myst-rieux. Pour Kepler en particulier, les plantes tournaient autour du Soleil comme un gigantesque concert perptuel. L'harmonie du monde tait encore trs prsente dans les esprits, ncessaire la stabilit de l'tre humain. Kepler avait dmontr que les plantes ne tournaient pas d'un mouvement circulaire uniforme, mais dcrivaient des ellipses, dont le Soleil tait l'un des foyers. Il s'est alors attach tablir des relations entre les intervalles musicaux et le rapport de la vitesse des plantes leur aphlie (le plus loin du Soleil) et leur prihlie (le plus prs du Soleil), ce qui tait li d'une part leur distance, d'autre part l'excentricit de l'ellipse ... Tout cela commenait devenir bien compliqu1

    L'arrive de Newton (1642-1727) dans le paysage a per-mis pour la premire fois d'introduire non seulement des mathmatiques, mais aussi de la physique dans tous ces mou-vements clestes. Selon la lgende, c'est en regardant tomber une pomme que Newton aurait reu l'tincelle ... comme la forge pour Pythagore et le bain pour Archimde. Peu impor-tent les dtails, l'essentiel tant que les mouvements des plantes pouvaient dornavant tre expliqus de manire naturelle. Mme si Newton lui-mme tait encore intress par l'harmonie des sphres, l'explication physique du mou-vement des astres ouvrait la voie une dissociation entre les lois musicales et les lois cosmiques.

    partir de cette poque, la relation entre la musique et l'astronomie est reste prsente, mais d'une manire moins fondamentale. Les tudes du cosmos continuent inspirer

    1. J. Kepler, Harmonices mundi, 1619.

    49

  • LA NOUVELLE MUSIQ U E DES SPHRES

    les compositeurs, mais les lois qui rgissent les astres ne sui-vent plus celles de l'harmonie musicale.

    Nous sommes prsent bien loin de toutes ces pures manations de l'esprit humain. Le Soleil, pas plus que la Terre, n'est le centre du monde. Il tourne autour du centre de notre galaxie, comme les deux cents milliards d'autres toiles de ce gigantesque ensemble. Il existe des milliards et des milliards de galaxies dans l'espace, et la notion mme de centre de l'Univers n'a plus de signification. La ralit des dcouvertes scientifiques contemporaines nous conduit vers d'autres mondes, dans lesquels nous allons retrouver la musique des sphres d'une autre manire, sous une forme que nos anctres n'auraient jamais pu imaginer !

  • CHAPITRE 3

    Du cosmos antique l'Univers contemporain

    Il est bien difficile notre poque de se replonger dans ce que pouvait tre la vie des philosophes de la Grce antique au sein de leur environnement naturel. Bien sr, nous avons des crits et nous pouvons visiter les ruines des temples et des forums o les habitants des villes se runissaient, mais le regard que nous pouvons prsent y porter est spoli par les rythmes de vie exubrants qui sont les ntres l'poque moderne, et bien souvent tous ces vestiges se trouvent encla-vs dans des constructions contemporaines, mme si certains sites sont encore bien protgs.

    Le seul moyen, peut-tre, de s'en approcher est d'aller s'installer au milieu du dsert, mille milles de toute terre habite' . Il existe encore, dans ces rgions, des endroits o l'on se trouve bien plus isol qu'un naufrag sur un radeau au milieu de l' ocan2 . Seul ou en petit groupe, sans instrument,

    1. A. de Saint-Exupry, Le Petit Prince, 1943. 2. Ibid.

    51

  • LA NOUVELLE MUSIQ UE DES SPHRES

    sans lumire, en symbiose avec les lments, l'tre se sent transfigur par l'immensit du monde qui s'ouvre lui. Le ciel est si pur, les toiles si brillantes, qu'on croirait pouvoir les cueillir en tendant le bras. L'motion nous envahit. Le dos sur le sable, profondment concentrs, nous sentons intensment chaque point de contact entre notre propre corps et la plante qui nous a donn la vie. Nous rentrons en nous-mmes, et par l mme nous nous ouvrons vers l'infini 1 Pendant combien de temps encore la Terre nous offrira-t-elle de tels lieux privilgis pour la contemplation nocturne?

    Les balbutiements du cosmos antique

    Les philosophes de l'Antiquit ne connaissaient pas d'autres objets clestes que les toiles et les plantes, visibles l'il nu, ainsi que, bien sr, la Lune et le Soleil. Ils ne pouvaient que contempler, s'merveiller, essayer de com-prendre, et surtout chercher un sens leur existence en rela-tion avec ce monde inaccessible, le cosmos. Il n'est pas ton-nant, dans ces conditions, qu'ils aient privilgi la recherche de l'unit de l'tre et du cosmos, dans l'harmonie et la pl-nitude. Il n'est pas tonnant non plus qu'ils y aient associ la musique, en identifiant l'harmonie musicale et l'harmonie du monde tel qu'ils pouvaient le concevoir.

    1. S. Vauclair, La Symphonie des toiles, op. cit.

    52

  • Du cosmos antique l'Univers contemporain

    Comme nous l'avons vu, ce besoin de plnitude tait si prgnant qu'ils n'hsitaient pas, pour la plupart, refuser ce que nous appellerions aujourd'hui les vidences observa-tionnelles , c'est--dire les ralits du monde qui auraient d s'imposer eux par leurs observations.

    Pourtant, la mme poque que Platon, Philolaos de Crotone, que nous avons dj rencontr au chapitre 2, avait essay d'interprter sa manire ces observations troublantes du mouvement des plantes. Selon son modle d'Univers, la Terre ainsi que le Soleil, la Lune et toutes les plantes tour-naient autour d'un feu central invisible pour nous. l'oppos de la Terre par rapport au feu central se trouvait une anti-Terre, apparemment invente pour des raisons numriques, car cela portait l'ensemble des astres au nombre parfait de 10 en comptant les cinq plantes connues l'poque, ainsi que le Soleil, la Lune, la Terre, l'anti-Terre et le feu central. Ce modle d'univers supposait que la Terre tait elle-mme un corps sphrique tournant dans l'espace et sur elle-mme, de telle manire que les tres humains qui vivaient sur sa surface se trouvaient toujours l'oppos du feu central et de l'anti-Terre, ne les voyant donc jamais.

    Cette construction mentale, qui peut sembler trs trange notre poque, montre la grande richesse potentielle de la pense des philosophes de l'Antiquit, dont certains avaient dj compris que le mouvement des astres dans le ciel n'tait pas aussi simple qu'ils l'auraient souhait, et qu'il fallait lui trouver une explication cohrente.

    Le modle de Philolaos de Crotone, bien qu'inexact, reprsente sans aucun doute une tape importante dans l'vo-lution des connaissances sur le cosmos. Plus tard, Aristarque

    53

  • LA NOUVELLE MUSIQUE DES SPHRES

    de Samos a repris un modle plus simple, proche des ides actuelles, dans lequel toutes les plantes, y compris la Terre, tournaient autour du Soleil. Cependant, dans leur grande majorit, les philosophes grecs n'taient pas prts accepter une telle ide. Ils prfraient faire plier la nature leurs souhaits plutt que l'inverse.

    Retour la perfection cleste

    Dans son Commentaire sur le Trait du ciel (De caelo) d'Aristote 1, Simplicios de Cilicie, plus connu sous le nom latin de Simplicius2, prsente la question profonde que se pose Platon sous la forme suivante : Quels sont les mouvements circulaires et parfaitement rguliers qu'il convient de prendre pour hypothses, afin que l'on puisse sauver les apparences prsentes par les astres errants? Le but est donc claire-ment affich : on doit faire plier la nature aux souhaits de l'homme et trouver le meilleur moyen d'y parvenir sans trop de dgts, en sauvant les apparences !

    Le monde terrestre tait-il source de conflit et de cor-ruption ? Pas de souci, puisque, au ciel, tout tait parfait. Aristote tablit ainsi une division de l'Univers au niveau de la Lune. Le monde sublunaire, qui entourait la Terre, o se retrouvaient le laid et le concret, comprenait les quatre l-

    1. Cit et traduit par A. Kremer-Marietti, in Philosophie des sciences de la nature, L'Harmattan, 2007. 2. Cela est d au fait qu'Athnes tait romaine entre 86 av. J.-C. et 529 ap. J.-C.

    54

  • Du cosmos antique l'Univers contemporain

    ments: la terre, l'air, l'eau, le feu. Au-del de la Lune rgnaient l'ther et la perfection. Le monde supralunaire ne pouvait donc comporter aucun dfaut.

    Sphricit de la Terre

    Bien que la Terre soit le sige du mal et de l'imperfection, il tait admis l'poque que sa forme tait sphrique, comme celle de la Lune, du Soleil et des autres plantes supposes parfaites. La sphricit de la Terre s'tait impose d'elle-mme l'esprit des philosophes, selon une dduction logique. En effet, si la Terre est le centre du monde et que toutes les plantes sphriques tournent autour d'elle d'une manire par-faite, avec un mouvement circulaire et uniforme, il serait trange que la Terre soit plate ou dforme. Alors que, un sicle plus tt, Thals de Milet (624-546 av. J.-C.) professait encore l'ide d'une Terre circulaire entoure d'un immense ocan, on doit Pythagore, ou tout au moins aux pythagoriciens, d'avoir impos l'ide, reprise ensuite par Platon, d'une Terre vaste et sphrique, isole dans l'espace.

    Plus tard, Aristote ira beaucoup plus loin dans cette dduction logique de la sphricit de la Terre. Il utilise des rsultats d'observations et de mesures qui pourraient tre qualifies dj de scientifiques . L'hypothse de dpart, dis-cute dans son Trait du ciel, est que la Terre est bien immo-bile au centre du monde et non pas en rotation autour d'un feu central comme le suggrait Philolaos de Crotone. Ds lors,

    55

  • LA NOUVELLE MUSIQUE DES SPHRES

    le fait que les corps graves , ou corps pesants, tombent vers le sol prouvent sa sphricit : Les corps graves sont ports aussi vers le centre de la Terre; mais c'est indirecte-ment qu'ils sont ports vers elle, et seulement parce qu'elle a son centre au centre du monde. La preuve que les corps graves sont ports aussi vers le centre de la Terre, c'est que les corps pesants qui tombent sa surface ne suivent pas des lignes parallles ; mais ils descendent selon des angles gaux. Par consquent, ces corps sont emports vers un centre unique, qui est galement le centre de la terre1

    Aristote mentionne aussi le fait que l'ombre de la Terre observe sur la Lune au cours des clipses est ronde et que, lorsqu'on voyage vers le nord ou le sud, les toiles du ciel ne sont plus les mmes, ce qui prouve qu'on regarde la sphre cleste sous un autre angle. Finalement, il cite des math-maticiens (sans donner leurs noms) qui ont mesur le pri-mtre terrestre : Et les mathmaticiens qui ont essay de mesurer les dimensions de la circonfrence, la portent qua-rante fois dix mille stades. C'est d'aprs ces preuves premp-toires qu'on est ncessairement amen penser que, non seu-lement la masse de la Terre est de forme sphrique, mais encore que cette masse n'est pas fort grande comparative-ment celle des autres astres2

    Pour Aristote, le monde est donc sphrique et tous les objets clestes le sont, mais il n'existe pas de musique des sphres. Comme nous l'avons vu au chapitre 2, il rfute les thories des pythagoriciens ce sujet et considre qu'aucun

    1. Trait du ciel, op. cil., chapitre 12. 2. Ibid.

    56

  • Du cosmos antique l'Univers contemporain

    son ne peut tre produit ni se propager dans l'espace mme si, chose trange, la lumire mise par les toiles est suppose venir de leur frottement avec l'air' : Il faut parler des corps qu'on appelle les toiles, et essayer d'expliquer de quels l-ments ces corps sont constitus, quelles en sont les formes, et quels sont leurs mouvements. Certainement, la cons-quence qui semble la plus rationnelle pour nous, [ ... ] c'est de composer chacun des astres de cette mme matire dans laquelle ils ont leur mouvement de translation, puisque nous avons tabli qu'il y a un corps qui, par sa nature propre, est dou d'un mouvement circulaire.[ ... ] La chaleur et la lumire que les astres nous envoient viennent du frottement de l'air dplac et broy par leur translation2

    En revanche, Platon a fortement contribu propager les ides de l'harmonie musicale des sphres, lie aux mou-vements. Dans ce contexte, la Terre, immobile, ne produit aucun son, mais les sept plantes, mobiles dans le ciel, font de la musique !

    La forme de la Terre revt une certaine perfection, mme si elle est le sige de la corruption, en raison de sa position privilgie de centre du monde. Aucune discussion n'est cependant envisageable au sujet de sa structure interne. L'ide d'en parler ne vient mme pas l'esprit, pas plus que de la structure interne des astres. En effet, rien ne permet d'obtenir une quelconque information sur l'intrieur des

    1. Il est amusant de penser que ce que l'on appelle communment toiles filantes " qui ne sont pas de vraies toiles mais simplement des mtorites tombant sur la Terre, rayonnent justement cause de leur embrasement d au frottement avec l'air. 2. Trait du ciel, op. cil., chapitre 7.

    57

  • LA NOUVELLE MUSIQUE DES SPHRES

    objets clestes, seul importe leur mouvement. Par dfaut, tout l'intrieur de la Terre doit tre constitu du mme matriau que celui sur lequel nous marchons, c'est--dire la terre, mot crit avec une minuscule, l'lment terre. La plante et le matriau portent donc le mme nom depuis l'Antiquit. Or notre poque, nous savons que l'intrieur de la Terre est trs diffrent de sa surface. Il est donc important de les dis-tinguer, et c'est pourquoi on crit prsent la Terre avec une majuscule lorsqu'il s'agit de la plante.

    La mesure du primtre terrestre transmise par Aristote est fausse. Elle correspond presque le double de la valeur relle. La premire mesure prcise du rayon de la Terre est venue un sicle plus tard, grce l'exprience trs connue d'ratosthne de Cyrne (275-195 av. J.-C.). ratosthne avait appris qu'au moment du solstice d't, les rayons du Soleil tombaient verticalement sur la ville de Syne (actuellement Assouan) car ils se refltaient au fond d'un puits. Au mme moment, l'oblisque de la bibliothque d'Alexandrie produi-sait une ombre mesurable, qui a permis ratosthne de dterminer l'angle du Soleil avec la verticale du lieu, de 7,2 degrs. En supposant les deux villes sur le mme mridien terrestre (ce qui n'est pas exact), il a pu en dduire le rayon de la Terre avec une prcision tonnante, de quelques pour cent'. Pour cela il devait connatre de manire prcise la dis-tance entre les deux villes, donne par les arpenteurs de l'gypte ancienne, qui devaient recommencer leur travail cadastral tous les ans, aprs chaque crue du Nil !

    1. Le rayon moyen de la Terre est de 6 371 kilomtres.

    58

  • Du cosmos antique l'Univers contemporain

    Aristarque de Samos

    Aristarque de Samos est plus ancien qu'ratosthne de Cyrne et ne connaissait donc pas cette mesure prcise du rayon terrestre. Une connaissance approche a cepen-dant suffi son gnie pour en dduire des mesures indi-rectes des distances de la Terre la Lune et au SoleiJI. Il savait que les clipses de Lune taient dues au passage de la Terre entre la Lune et le Soleil. Une mesure prcise de la dure des clipses, compare la dure de la rvo-lution de la Lune autour de la Terre (mois lunaire), lui permettait de dterminer le rayon de la Lune et sa distance la Terre, condition de connatre le rayon terrestre. Par ailleurs, il savait que les phases de la Lune taient dues au fait qu'on n'en voyait que la partie claire par le Soleil. Au moment prcis o l'on observe une demi-Lune depuis la Terre, la direction de la Terre vue de la Lune et la direc-tion du Soleil vu de la Lune forment approximativement un angle droit. Un peu de trigonomtrie lui permettait ainsi de trouver la distance de la Terre au Soleil en connaissant l'avance la distance de la Terre la Lune. Les rsultats obtenus taient trs approximatifs et pas vrai-ment corrects, mais cela reprsentait une grande avance pour l'poque.

    1. Le seul texte crit qui nous soit parvenu d'Aristarque est un trait sur les grandeurs et les distances du soleil et de la lune>>, traduit en franais par le comte de Fortia d'Urban, Firmin Didot, 1823, dans lequel il explique sa mthode en dtail.

    59

  • LA NOUVELLE MUSIQUE DES SPHRES

    Aucun crit ne reste d'Aristarque au sujet de sa thorie du monde1, mais son travail est cit par Archimde de Syracuse dans un livre intitul L'Arnaire. Cet adjectif transform en nom signifie qui a rapport avec le sable ou lui est semblable, qui pousse dans les terrains sablon-neux, etc. . Le nom fminin latin arenaria dsignait la car-rire de sable. Arnaire a aussi un second sens : l'homme qui se prsente dans l'arne, le gladiateur. Le premier sens est de toute vidence celui d'Archimde, car le sujet de son ouvrage concerne le sable, et le fait de savoir si le nombre de grains de sable sur Terre est fini ou infini (vaste sujet!). Archimde est conduit mentionner la thorie d'Aristarque, dans la discussion des dimensions de ce qu'on appelle le monde.

    Tu sais que le monde est appel par la plupart des astronomes une sphre dont le centre est le mme que celui de la terre et dont le rayon est gal la droite place entre le centre de la terre et celui du soleil. Aristarque de Samos rapporte ces choses en les rfutant, dans les propositions qu'il a publies contre les astronomes. D'aprs ce qui est dit par Aristarque de Samos, le monde serait beaucoup plus grand que nous venons de le dire ; car il suppose que les toiles et le soleil sont immobiles ; que la terre tourne autour du soleil comme centre ; et que la grandeur de la sphre des toiles fixes dont le centre est celui du soleil est telle que la circon-frence du cercle qu'il suppose dcrit par la terre est la

    !. Il est probable qu'il ait crit plusieurs ouvrages dtruits dans l'incendie de la bibliothque d'Alexandrie.

    60

  • Du cosmos antique l'Univers contemporain

    distance des toiles fixes comme le centre de la sphre est la surface1

    Dans la suite de l'ouvrage, Archimde s'tonne de cette dernire proposition, la qualifiant d'impossible, puisque le centre est par dfinition un point: l'orbite de la Terre ne peut pas tre rduite ce point. Il est probable qu'Aristarque signifiait par cette mtaphore que l'orbite de la Terre autour du Soleil est trs petite par rapport la distance des toiles, tellement petite qu'on peut la confondre avec le centre.

    La dmarche d'Aristarque de Samos et ses mthodes mritent amplement la dnomination de scientifiques , en donnant ce terme son sens moderne. Contrairement Platon, Aristarque ne refusait pas les conclusions imposes par les observations des mouvements clestes, mme si elles taient gnantes pour la plnitude de l'esprit. Il acceptait le hiatus, le dfaut qui oblige passer dans une autre dimension de recherche et de comprhension du monde. L'ide s'impo-sait d'elle-mme que les mouvements des plantes observs dans le ciel s'expliquaient mieux si la Terre et les plantes tournaient autour du Soleil et non l'inverse. On ne l'a gure cout. Pendant de nombreux sicles, l'obscurantisme l'a emport sur la dmarche scientifique dans toute l'Europe.

    1. L'Arnaire, in uvres d'Archimde, traduction de F. Peyrard, F. Buisson, 1807.

    61

  • LA NOUVELLE MUSIQUE DES SPHRES

    L'volution des connaissances

    Arrivs ce point, il est intressant de faire une petite pause et de rflchir la manire dont se passe l'volution des connaissances scientifiques depuis l'aube de l'humanit. Car l'exprience des philosophes grecs est trs instructive et le droulement psychologique sous-jacent la recherche d'une meilleure comprhension du monde, qui sous-tend le travail des scientifiques, reste le mme de nos jours.

    Le monde existe, nous en faisons partie, mais nous ne le comprenons pas. partir de ce constat, plusieurs options sont ouvertes. La premire consiste essayer de vivre le mieux possible au milieu de l'environnement qui nous est accessible, sans se laisser impressionner par les vnements clestes qui pourraient perturber notre quitude. Il s'agit donc de se construire un monde imaginaire idal, qui colle approximativement la ralit observe mais pas totalement, en refusant de considrer les hiatus, les dfauts qui pourraient perturber le bel ordre des choses. C'est la dmarche, par exemple, de Platon et d'Aristote qui prnent l'harmonie du monde et, par la mme occasion, l'harmonie musicale associe l'agencement suppos parfait des sphres clestes.

    La seconde option consiste prendre le taureau par les cornes , observer d'une manire raliste et sans fard les vnements que nous propose la nature, les dcrire, essayer de les comprendre et de les interprter, sans ide prconue, pour finalement en dduire les conclusions qui

    62

  • Du cosmos antique l'Univers contemporain

    s'imposent. C'est la vraie dmarche scientifique, celle qui permet l'avance des connaissances, alors que la premire option conduit la stagnation. L'observation des phno-mnes naturels, indpendants de l'homme, nous apporte de permanentes surprises. C'est le cas du mouvement parfois rtrograde de la plante Mars parmi les toiles, premier signe astronomique indiquant aux astronomes : Attention ! La Terre est une plante en mouvement comme les autres ! Il faut alors avoir suffisamment d'humilit et d'ouverture d'esprit pour couter et accepter l'enseignement de la nature. En ce sens, Aristarque de Samos peut tre considr comme l'un des plus grands scientifiques de l'Antiquit. Beaucoup plus tard, dans une autre re de la connaissance, une subtilit du mouvement de la plante Mercure permet-tra, avec d'autres jalons, Einstein et ses collaborateurs de btir la thorie de la relativit !

    Le monde rel existe-t-il?

    Qu'est-ce que la ralit? Existe-t-elle en dehors de l'esprit humain? Est-il possible que le monde ne soit qu'une apparence ? Qu'il corresponde uniquement une construc-tion de notre part, construction collective puisque nous observons tous peu prs la mme chose, mme s'il existe des diffrences de dtails, pour la perception des couleurs ou des sons par exemple. Le monde est-il issu, comme un rve, de la conscience humaine ? Je crois que l'exprience

    63

  • LA NOUVELLE MUSIQ U E DES SPHRES

    des philosophes antiques nous donne la rponse : ils sou-haitaient un monde selon leurs vux, ils espraient rduire la ralit observe l'harmonie qui leur tait chre, mais cela n'a pas fonctionn, car la ralit se rebiffe, comme l'a bien peru l'un des rares d'entre eux l'avoir coute, Aristarque.

    La ralit scientifique du monde s'impose nous et les socits sont incapables de la canaliser. Au cours de l'volution des connaissances, elle nous offre en perma-nence de nouvelles surprises, qui vont souvent bien au-del de l'imagination humaine. La ralit dpasse la fiction ! C'est dans cette signature qu'elle prouve son existence ind-pendamment de l'tre humain qui vit actuellement sur la Terre et qui cherche la comprendre et se situer par rapport elle.

    Aristarque, gnie de l'Antiquit, n'a pas russi faire accepter ses ides rvolutionnaires qui sont restes margi-nales, alors que le modle du monde propos par Aristote s'est impos dans tout l'Occident. Il a fallu attendre pas moins de dix-huit sicles, ce qui est norme, pour que la vrit finisse par merger. Que s'est-il pass pendant toute cette priode, trs riche au niveau culturel et artistique, mais obs-curantiste au niveau de la dmarche scientifique ?

    64

  • Du cosmos antique l'Univers contemporain

    Moyen ge

    La vision aristotlicienne du monde a imprgn tout le Moyen ge europen o elle s'est trouve leve au rang de doctrine. Tout tait parfait dans le ciel immuable, devenu le lieu de repos des mes aprs la mort. Les difficults rencon-tres dans l'observation du mouvement des plantes avaient trouv une solution provisoire avec la thorie des picycles de Ptolme (90-168). Selon cette thorie, les plantes ne tournaient pas directement autour de la Terre d'un mouve-ment circulaire uniforme, mais chacune d'elles tournait cir-culairement autour d'un point qui, lui, tournait d'une manire parfaite autour de la Terre.

    Comme, malgr tout, des vnements clestes tranges taient parfois observs, ils taient interprts comme des phnomnes proches de la Terre, se produisant dans l'atmo-sphre ou en tout cas dans le monde sublunaire. lis taient considrs comme de mauvais prsages annonant des catas-trophes, souvent de grandes pidmies. Ces vnements reprsentaient des manifestations de la colre divine et fai-saient peur. C'tait, par exemple, le cas des comtes, qui apparaissaient dans le ciel comme des symboles de mauvais augure.

    65

  • LA NOUVELLE MUSIQUE DES SPHRES

    Astronomie chinoise

    la mme poque, les Chinois observaient et dcrivaient les vnements clestes sans aucune restriction d'ordre phi-losophique. Un historien chinois du nom de Ma Duan Lin (1245-1322), qui a vcu l'poque de la fin de la dynastie Song' puis du dbut de la dynastie Yuan2, a compil partir de 1273 une norme quantit de documents fournis par son pre, Ma Ting Luan, issu d'une famille Song et ministre du gouvernement chinois. Aprs y avoir travaill pendant quarante-cinq ans, Ma Duan Lin a publi en 1317 une norme ency-clopdie en 348 volumes sur la science chinoise, le Wenxian Tongkao3 ()(mx@~) comprenant, entre autres, un trait d'astronomie.

    De nombreux sicles plus tard, la rvlation de ce trait d'astronomie et la richesse de son contenu nous sont parvenues grce l'astronome, physicien et mathmaticien franais Jean-Baptiste Biot ( 177 4-1862) et son fils douard Biot ( 1803-1850), lui-mme spcialiste de la Chine. Ainsi le pre et le fils ont-ils pu s'associer pour traduire et dcouvrir la description d'vnements clestes spectaculaires, gnralement appels par les Chinois du joli nom de toiles invites. TI s'agissait sou-vent de comtes, objets d'ailleurs particulirement recherchs par les Biot, mais aussi de ces explosions stellaires que nous appelons prsent supernovae.

    1. La dynastie Song a rgn de 960 1279. 2. La dynastie Yuan a rgn de 1279 1368. 3. Wen xian tong k.ao signifie : tude exhaustive des documents.

    66

  • Du cosmos antique l'Univers contemporain

    La plus spectaculaire supernova observe dans ce cadre par les Chinois est la fameuse supernova du Crabe , explo-sion d'toile survenue le 4 juillet 1054 (selon notre calendrier actuel). En quelques heures, cette toile est devenue mille fois plus brillante, visible mme dans la journe. Un vnement extraordinaire, qui tait aussi visible dans le ciel des Euro-pens, mais aucun crit ne le mentionne dans nos rgions, sans doute pour les raisons dcrites ci-dessus. En revanche, les restes de cette explosion sont encore observs et tudis de nos jours par les astronomes du monde entier: c'est la fameuse nbuleuse du Crabe, au centre de laquelle se trouve un pulsar'. Les crits chinois ont ensuite t tudis par d'autres astro-nomes, en particulier le Nerlandais Jan Oort, spcialiste des comtes, qui a montr qu'il s'agissait en ralit d'objets clestes provenant d'une rgion trs lointaine du Systme solaire, appe-le maintenant nuage de Oort .

    Astronomie arabe

    Les pays arabes, qui se trouvaient alors, par leurs conqutes, en symbiose avec une partie de l'Europe, ont aussi t trs influencs par la philosophie d'Aristote. Les

    1. Un pulsar est une trs petite toile, extrmement dense, comme un Soleil concentr dans une sphre de 10 kilomtres de rayon. C'est ce qui reste aprs une explosion de supernova, au centre de la nbuleuse produite par l'explo-sion. En raison du champ magntique intense dans cette petite toile, et de sa rotation, les rayons lumineux sont focaliss comme ceux d'un phare. Lorsqu'on l'observe, on dtecte ainsi des impulsions si rgulires qu'on la surnomme horloge cleste .

    67

  • LA NOUVELLE MUSIQUE DES SPHRES

    Arabes taient alors des observateurs, des mathmaticiens et des astronomes de grande envergure. Ils ont beaucoup tudi les positions et les mouvements des objets clestes et les ont classs. C'est pour cette raison que de nombreuses toiles brillantes portent des noms d'origine arabe, comme Altar, Alkaid, Achernar, Dheneb, Megrez, etc. Or aucun crit ne reste concernant des observations d'vnements ponctuels spectaculaires, sauf un, dcouvert rcemment par trois astronomes amricains. Il s'agit du texte d'un mdecin expliquant la survenue d'une pidmie la suite de ce qui semble bien tre l'explosion de la supernova du Crabe: Nous avons maintenant dcouvert un rapport du xl" sicle provenant du Moyen-Orient, que nous pensons tre un tmoignage visuel de l'explosion de la supernova. L'obser-vation a t faite par un mdecin du nom dlbn Butln, qui vivait Constantinople au moment des faits. La premire phrase de son rcit est la suivante : "L'une des pidmies les plus connues de notre temps fut celle qui s'tendit lorsque l'toile extraordinaire apparut dans les gmeaux en l'an 446" (du calendrier musulman, ce qui correspond la priode avril1054-avril 1055)1

    1. K. Brecher, E. Lieber, A. E. Lie ber, Bulletin of the Amencan Astronomical Society, 1978, vol. JO, p. 424. La constellation des Gmeaux est adjacente celle du Cancer (autre nom du crabe) et la confusion est aise.

    68

  • Du cosmos antique l'Univers contemporain

    Nicolas de Cues

    Ainsi, c'est grce aux civilisations florissantes d'Asie que les observations du ciel au Moyen ge ont t rpertories et nous laissent des archives particulirement prcieuses. En Europe, c'tait le statu quo, ou presque. On n'observait pas le ciel nocturne, mais la pense philosophique n'tait pas tou-jours entrave. Le thologien et philosophe Nicolas de Cu es 1, dans son De docta ignorantia, publi en 14402, dveloppe au livre II des ides et des conceptions trs modernes de l'Uni-vers, mme si elles restent toujours directement lies la thologie, tout en insistant sur l'importance de l'ignorance humaine, beaucoup plus vaste que la connaissance. C'est lui qu'on doit la citation concernant l'Univers: C'est une sphre dont le centre est partout et la circonfrence nulle part , reprise plus tard par Blaise Pascal. Il replace aussi la musique dans un cadre qui sort de la perfection mathma-tique : Aucune chose en effet ne concorde avec une autre en poids, en longueur ou en paisseur; il n'est pas possible de trouver des proportions harmonieuses entre les diffrents timbres : celui des fltes, des cloches, des hommes et de tous les instruments, avec une prcision telle qu'il ne puisse pas y en avoir de plus complte ... Dans les choses sensibles, nous ne pouvons pas trouver une harmonie parfaitement doue et

    1. Nicolas Krebs, dit Nicolas de Cues ou Nicolas de Cusa, thologien et philo-sophe, 1401-1464. 2. N. de Cues, De la docte ignorance, de la Maisnie d., PUF, 1930 ; autre tra-duction plus rcente: J.-C. Lagarrigue, Le Cerf, 2010.

    69

  • LA NOUVELLE MUSIQUE DES SPHRES

    sans dfaut, car elle n'y est pas. Et encore, propos de l'arithmtique : Nous voyons que jamais deux choses ne peuvent cadrer l'une avec l'autre, dans le nombre, parce que, par rapport la vrit du nombre, la composition, la com-plexion, la proportion, l'harmonie, les mouvements, etc., varient l'infini.

    Dans la vision europenne du monde, cette poque, la relation entre la musique et les sphres clestes avait quasiment disparu, ce qui n'a pas empch l'art musical de se dvelopper largement pendant ces nombreux sicles, dans un cadre religieux, pour la gloire de Dieu, et dans un cadre profane, pour clbrer l'amour ainsi que la guerre.

    Derniers sursauts de la musique des sphres antique

    Cependant, la musique des sphres rapparat la toute fin de cette priode, pr-Renaissance, sous la plume d'un moine compositeur italien thoricien de la musique, Franchinus Gaffurius (1451-1522). Auteur de trs nombreuses uvres cho-rales sacres et de plusieurs traits de musicologie, Gaffurius reprend les thories de Pythagore sur les intervalles musi-caux, obtenus partir du monocorde, et prsente nouveau un parallle entre la distance et le mouvement suppos des plantes autour de la Terre d'une part, et les notes de la gamme musicale d'autre part.

    70

  • Du cosmos antique l'Univers contemporain

    Figure 3-1 Gravure de Franchinus Gaffurius reprsentant la Terre fixe en bas, les sept plantes de l'Antiquit par ordre de distance droite, associes sept Muses gauche, plus la muse Thalie attribue la Terre et la muse Uranie attribue au firmament. Un mode musical est associ chaque plante mobile; on reconnat par exemple le Lydien, le Phrygien et le Dorien.

    71

  • LA NOUVELLE MUSIQUE DES SPHRES

    C'est la fameuse gravure prsente page prcdente o on peut voir, au-dessus de l'image de la Terre pose comme un socle, les sept plantes de l'Antiquit surmontes par le firmament toil. chaque plante est attribu un son ainsi qu'un mode musical. En revanche, la Terre n'en possde pas puisqu'elle est suppose immobile et que le son est imput au mouvement. De plus, Gaffurius propose une Muse chaque plante. Comme il y a en tout neuf Muses, la pre-mire est pour la Terre, Thalie, muse de la comdie, et la dernire pour le firmament, Uranie, muse de l'astronomie.

    L'image du cosmos centr sur la Terre et la musique des sphres qui lui tait associe trouvent ici leur dernier sursaut. Quelques dizaines d'annes plus tard, c'est la rvo-lution copernicienne. La place de centre du monde passe de la Terre au Soleil.

    Rvolution copernicienne

    Nicolas Copernic (1473-1543) tait contemporain de Gaffurius, et ils ont eu peu prs la mme dure de vie. Copernic est n vingt-deux ans aprs Gaffurius et mort vingt et un ans aprs lui. Hliocentriste, son systme du monde est souvent prsent en Europe comme le premier, mais c'est oublier la richesse d'esprit des penseurs grecs comme Aristarque. Le monde de Copernic ressemblait beaucoup celui d'Aristote, avec la sphre des toiles fixes, sa