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Une offensive majeure contre les études féministes Author(s): Françoise Armengaud and Ghaïss Jasser Source: Nouvelles Questions Féministes, Vol. 15, No. 4, LA PARITÉ "pour" (1994 NOVEMBRE), pp. 7-20 Published by: Nouvelles Questions Féministes & Questions Feministes and Editions Antipodes Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40619588 . Accessed: 14/06/2014 10:24 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Nouvelles Questions Féministes & Questions Feministes and Editions Antipodes are collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Nouvelles Questions Féministes. http://www.jstor.org This content downloaded from 185.2.32.21 on Sat, 14 Jun 2014 10:24:10 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

LA PARITÉ "pour" || Une offensive majeure contre les études féministes

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Une offensive majeure contre les études féministesAuthor(s): Françoise Armengaud and Ghaïss JasserSource: Nouvelles Questions Féministes, Vol. 15, No. 4, LA PARITÉ "pour" (1994 NOVEMBRE),pp. 7-20Published by: Nouvelles Questions Féministes & Questions Feministes and Editions AntipodesStable URL: http://www.jstor.org/stable/40619588 .

Accessed: 14/06/2014 10:24

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Françoise Armengaud et Ghaïss Jasser

Une offensive majeure contre les études féministes

Résumé

Françoise Armengaud et Ghaïss Jasser: "Une offensive majeure contre les études féministes". La quatrième conférence mondiale sur les femmes de l'ONU, qui se tiendra à Beijing en 1995, est l'occasion en France d'une offensive majeure contre les études féministes. Le gouvernement a nommé un comité composé d'une femme et de trois hommes pour faire le rapport national. Ceci fait partie d'un plan global des institutions universitaires et de recherche françaises, qui n'ont jamais accepté les études féministes et les ont moquées et marginali- sées depuis leur création, pour les éliminer complètement Ce plan prévoit le rem- placement des études féministes par des études de la "question des femmes" qui, dirigées par des hommes, se concentreront désormais sur la "conciliation - par les femmes - du travail et de la famille".

Abstract

Françoise Armengaud et Ghaïss Jasser: "A Major Offensive against Women's Studies". The forthcoming (Beijing 1995) Fourth U .N. World Conference on Women is the occasion in France of a major offensive against Women's Studies. The government has appointed a committee made up of one woman and three men to write the national report to the U.N. This is part of an overall plan by French academia, which never accepted Women's Studies and contin- uously derided andmarginalized them since they were created by feminists, to now eliminate them completely. Women's Studies are to be replaced by studies of "the woman question", which, put under male leadership, will focus on "the conciliation - by women - of work and family".

Le tract du groupe "Féministes en France pour Pékin" reproduit dans ce numéro dénonce les conditions dans lesquelles le rapport français destiné à 1ONU a été réalisé. Rappelions le cadre: en 1995 se tiendra à

Beijing (Pékin) la quatrième conférence mondiale sur les femmes organisée par l'ONU. Elle fait suite à la "décennie de la femme" qui, décrétée par rONU, a été parsemée de conférences: conférence de Mexico en 1975, conférence de Copenhague en 1980, conférence de Nairobi en 1985. Entre temps et depuis, le travail de l'ONU ne s'est pas relâché: on peut mentionner

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entre autres travaux la mise en place de plans à 5 ans, la formulation en 1979 de la Convention pour Γ élimination de toutes les formes de discrimination contre les femmes, document crucial signé par de nombreux pays dont la France, et l'établissement de programmes de "monitoring" destinés à contrôler si les pays signataires des divers documents tiennent effectivement leurs engagements. La conférence de Beijing fait partie de ces programmes, bien que ses objectifs soient plus larges. L'une des fonctions de cette conférence est de convoquer les gouvernements à Beijing et, en leur demandant un rapport écrit sur les progrès faits depuis 1985, de leur rappeller que les documents qu'ils ont signés à Nairobi et ailleurs ne sont pas destinés à rester lettre morte.

Chaque gouvernement procède pour ce rapport comme il l'entend. La façon dont il procède, outre ce qu'il dit, est révélatrice de sa détermination à tenir les engagements signés.

Or la plupart des documents de Γ ONU - car toutes les conventions incorporent les acquis de conventions précédentes - et en

particulier ceux concernant spécifiquement les femmes, mettent l'accent sur les progrès à réaliser dans tous les domaines, y compris dans l'association des organisations non-gouvernementales (ce que nous appellerions les

groupes militants) de femmes aux processus d'étude et de décision, et le

développement des études féministes (women's studies) entendues, tant dans les documents ONU que dans les documents européens, comme des études sur les femmes par les femmes.

Comment comprendre alors la démarche du gouvernement français qui a décidé d'exclure de la préparation de son rapport les féministes en général et les universitaires et chercheuses féministes en particulier?

Les associations n'ont pas seulement été écartées de la conception du rapport: elles ont été très peu consultées lors de son élaboration, alors que leur connaissance du terrain les rend, dans beaucoup de domaines, incontournables. Le "comité scientifique" a bien dû en prendre acte en ce qui concerne les violences conjugales, mais il n'en a pas pour autant jugé utile de citer ces associations et leur travail, η n'en a tiré aucune conclusion sur la

façon dont les connaissances sont acquises, et il a continué à snober les

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connaissances décrétées "militantes" et "donc" non-scientifiques. Là où des recherches et des études répondant à ces critères "scientifiques" existent, en revanche, elles ont été soigneusement ignorées. A lire la liste des membres du comité de préparation de la mission française pour Beijing, ou celle des membres du comité scientifique, à lire la "lettre" de la mission, la

présentation du rapport ou le rapport même, on pourrait penser qu'il n'y a

pas en France d'études féministes; que ΓΑΤΡ du CNRS Recherches sur les femmes et recherches féministes" n'a jamais eu lieu. On pourrait croire qu'il n'existe pas en France, dans les Universités et dans la recherche, un vivier de femmes spécialistes dont l'expertise est reconnue souvent à un niveau international, et qui étaient, en tant que femmes et en tant que scientifiques, toutes destinées à faire partie de ce comité scientifique, si comité scientifique il devait y avoir. Or non seulement ces femmes n'y ont pas été nommées, mais la majeure partie n'a pas été même entendue par les groupes de travail constitués.

La volonté du gouvernement d'exclure le point de vue féministe, qu'il vienne du milieu des études féministes ou des associations militantes, est claire, et préoccupante. Certaines analyses estiment que cette volonté ne saurait surprendre, venant d'un gouvernement Ce faisant, elles généralisent indûment l'analyse implicite qu'elles font de la situation française. Le point de vue féministe n'est pas par définition hostile à l'Etat, et l'Etat n'est pas nécessairement hostile au féminisme. On peut espérer qu'un état moderne se

préoccupe de l'avis des intéressés, ici les femmes, et prête une attention

particulière aux forces de changement, ici les féministes. Certains états (ceux de l'Europe du Nord) le font L'exclusion pratiquée en cette instance par le

gouvernement français dévoile le rapport négatif de ce gouvernement à la fois au changement et à la société civile.

Mais il y a une dimension de plus dans la démarche du

gouvernement français: pourquoi nommer trois hommes (sur quatre personnes) à ce comité scientifique? Comment comprendre que l'exclusive

frappe non seulement les féministes, mais même les femmes, dans une circonstance où tous les autres gouvernements ont soigneusement respecté sinon l'esprit, du moins la lettre de la conférence? Les responsables de la mission française sont-ils si "retardataires"? De toute évidence, non. C'est

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Simone Veil qui "coiffe" la mission, et c'est une femme, Hélène Gisserot, qu'elle en a chargée. Quel message donc ces deux femmes font-elles passer à la communauté internationale qui reçoit le rapport français? Que tout en respectant les formes les plus extérieures de la circonstance, le gouvernement français marque ses distances par rapport aux recommandations de l'ONU? Que la France veut signer son "exception"? Si c'est le cas, elle a réussi, car elle s'est couverte de ridicule aux yeux de la communauté internationale au Forum des O .N.G. de Vienne, en attendant de le faire à Beijing (voir le texte de Judith Ezekiel dans ce numéro). Ou qu'au contraire, elle prend la question: les femmes, tellement au sérieux, qu'elle met des gens sérieux au travail - c'est à dire des hommes! On peut redouter que ce soit le cas, et que les responsables gouvernementaux aient agi en toute bonne foi et parfaite inconscience de la contradiction interne de ce raisonnement: qui invalide les femmes en tant que sujets d étude pour valider les femmes en tant ομ* objets d étude. Car ce point de vue est celui qui est, de façon croissante, propagé par les membres influents de la communauté scientifique française.

Les études féministes n'ont jamais été vraiment légitimes en France - et N.Q.F. a souvent abordé ce problème. Profitant de l'ouverture annoncée par les socialistes en 1981, les femmes qui faisaient des cours ou des recherches féministes, souvent en se cachant, ont réclamé reconnaissance, visibilité et moyens institutionnels. Un an de travail, suivi, en 1982, par le Colloque de Toulouse, ont abouti à une demi-victoire: une reconnaissance limitée, circonscrite à un lieu, le CNRS, et traduite par la création en 1983 d'un programme temporaire, ΓΑΤΡ "Recherches sur les femmes et recherches féministes" . Cet acquis, qui était structurellement de courte durée, n'a pas pu être consolidé. L'institutionnalisation n'a pas progressé. L'ATP qui devait être le point de départ de la constitution de nouvelles équipes s'est terminée sans résultats de ce point de vue. Depuis, la situation des études et recherches féministes n'a fait que stagner à l'Université tandis qu'elle n'a cessé de se dégrader au CNRS, beaucoup de chercheuses "rentrant dans le rang", c'est à dire dans la clandestinité: maquillant leurs réels intérêts, neutralisant au possible leur langage, renonçant à Fapellation "féministe". La marginalisation des études féministes a continué et s'est même amplifiée, avec une méfiance accrue vis à vis de

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tout projet sur les femmes et une discrimination qui confine à la persécution des rares chercheuses ou universitaires continuant à avoir une démarche féministe et à ne pas s'en cacher ni s'en défendre.

Cette contre-offensive sournoise ne suffisait pas. En 1990, c'est Bourdieu, jusqu'ici muet, qui lance le signal d'une offensive ouverte, η faut citer ici l'intégralité du texte qui sert désormais de bible à certains:

"On sait les dangers auxquels est infailliblement exposé tout

projet scientifique qui se définit par rapport à un objet pré-construit tout

spécialement lorsqu'il s'agit d'un groupe dominé, c'est-à-dire d'une "cause"

qui, en tant que telle, semble tenir lieu de toute justification épistémologique et dispenser du travail proprement scientifique de construction d'objet; et les women's studies, black studies, qui viennent aujourd'hui relayer nos études

populistes des "classes populaires", sont sans doute d'autant moins protégées contre la naïveté des "bons sentiments", qui n'exclut pas nécessairement l'intérêt bien compris pour les profits associés aux "bonnes causes", qu'elles n'ont pas à se justifier d'exister et aussi qu'elles confèrent à ceux ou celles

qui s'en emparent un monopole de fait (souvent revendiqué en droit), mais en les conduisant à s'enfermer dans une sorte de ghetto scientifique. Transformer, sans autre forme de procès, en problème sociologique, le

problème social posé par un groupe dominé, c'est se vouer à manquer d'emblée ce qui fait la réalité même de l'objet, en substituant à une relation sociale de domination une entité substantielle, une essence, pensée en elle- même, et pour elle-même, tout comme peut l'être (et c'est déjà fait avec les men's studies) l'entité complémentaire." ("La domination masculine", Actes de la recherche en sciences sociales,^0 84, septembre 1990).

Il y a beaucoup à dire, à propos de ce texte, sur le plan scientifique, qui est celui où Bourdieu prétend se situer, et d'abord bien sûr

qu'il critique un "homme" - une femme, un Noir - "de paille" qu'il invente de toutes pièces. Soit il ignore totalement les études féministes, et alors pourquoi les critique-t'il? Soit ü feint de les ignorer, et alors pourquoi feint-il?

Parce qu'il ne s'agit pas pour lui de connaître et de discuter, ni même de critiquer, en connaissance de cause, mais d'invalider globalement

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toute une démarche, et la possibilité même de cette démarche, par une caractérisation totalement négative qui ne se fonde sur rien: aucun exemple des "péchés" attribués aux women's studies, aucune démonstration, aucune

preuve, et pour cause puisque ces péchés n'existent que dans l'esprit de Bourdieu. Ce n'est pas après avoir étudié des textes que Bourdieu condamne: c'est avant, et sans vouloir même les connaître. "Ce n'est pas possible" dit-il en substance, "toute démarche inspirée par une révolte doit être, ne peut être

que scientifiquement invalide" - surtout, ajoute-t'il, si cela risque de m'exclure des profits.

Que cette théorie de "l'objectivité scientifique" - non seulement de ses conditions mais de sa possibilité ou de sa désirabilité - soit largement dépassée dans les milieux philosophiques qui s'occupent d'épistémologie, que ce soit cette théorie elle-même qui soit considérée comme naïve - et non pas les women's studies ou black studies - ne semble pas gêner Bourdieu. Peut-être l'ignore-t'il, et adhère-t'il sincèrement à une théorie très

ringarde de la science. Mais peut-être aussi ceci ne le gêne-t'il pas, car son véritable but est politique, η est de s'attaquer à ce qu'il voit, faussement, comme une situation de "monopole" de la part des femmes, et de remplacer ce monopole imaginaire par un autre, bien réel.

Ce passage, d'une rare violence, est un anathème comme l'a dit C. Delphy ("Le baquelache en France", N.QJF., Vol. 15, N°2, 1994), une

fatwa si l'on préfère: ce ne sont pas seulement toutes les études féministes

qui sont invalidées, condamnées a priori, mais du même coup toutes celles

qui s'y livrent

Et même si cela n'est pas dit explicitement, ce sont toutes les recherches sur les femmes par des femmes qui sont condamnées: puisque toutes les femmes peuvent être soupçonnées de s'intéresser à leur propre sort, toutes peuvent être soupçonnées de sympathies vis-à-vis du militantisme.

Dans la brèche ouverte par Bourdieu, professeur au Collège de France, haute autorité intellectuelle dans ce pays, se sont rués tous les moindres mâles des sciences humaines qui ont des visées sur le "champ" des "études femmes" et qui, dans une démarche bien décrite par Bourdieu lui- même, veulent s'imposer dans ce domaine et s'en attribuer les "profits". Car

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on peut se poser la question: si le gouvernement a commis la "gaffe" de nommer trois hommes, comment se fait-il que ceux-ci aient accepté? Ceci

marque aussi l'exception française: dans un autre pays occidental, ces trois hommes auraient décliné, proposant des collègues plus compétentes qu'eux.

Cette nomination, qu'ils ont probablement activement poursuivie d'ailleurs plutôt qu'acceptée, fait partie d'un plan de carrière qui s'intègre dans le projet politique de contrôle du domaine des "études femmes".

Ces hommes ne sont pas des féministes: il n'est que de lire leurs travaux pour s'en convaincre. Mais leurs opinions ou croyances en matière de rapports de genre coïncident avec leurs desseins sur le domaine. En effet, dominer le domaine implique de discréditer l'approche féministe - comme on le verra. Ayant avec succès - et avec l'aide du gouvernement - écarté toutes les universitaires et chercheuses féministes de la confection du rapport, ces hommes s'attendent à quelque réaction de la part du milieu des études féministes. Aussi ont-ils choisi la tactique la plus vieille mais la plus éprouvée, celle de la récupération. Ils organisent un "colloque" international", prévu pour mars 1995, et convient des scientifiques femmes et féministes à participer à sa réalisatioa

Sans doute pensent-ils ainsi museler les critiques tant sur les conditions scandaleuses de fabrication du rapport que sur le rapport lui- même, fls le pensent avec raison, car comment ces femmes pourraient-elles, dès lors qu'elle collaborent avec eux, critiquer ce que ces hommes viennent de faire - à savoir le rapport - et qui est de surcroît la raison d'exister du

colloque auquel elles participent?

Mais taire la critique n'est que l'un des buts poursuivis, un but immédiat. H s'agit à court terme de poursuivre l'entreprise de délégitimation des études féministes, en niant que cette démarche est aussi - sinon plus -

scientifique que la démarche traditionnelle qui est la leur. Et à plus long terme - mais pas si long que ça - de détruire les études féministes, de les

rayer de la carte des champs d'étude. A l'étranger, aux Etats-Unis, en

Angleterre, les spécialistes-hommes de sciences sociales intègrent les résultats de la recherche féministe dans leurs travaux: non seulement comme "faits" mais comme démarche. Les scientifiques-hommes les plus

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prestigieux reconnaissent la validité et l'utilité scientifique des études féministes. Ceci ne signifie pas qu'il n'y ait pas débat, et débat parfois violent. A l'étranger aussi il y a des hommes - et des femmes - qui ont des convictions réactionnaires et qui s'opposent au point de vue féministe.

Deux choses sont particulières à la France, et elles sont liées:

- d'une part, le déplacement des opinions sur la droite de l'éventail. Les

opinions considérées ailleurs comme réactionnaires sont considérées en France comme "centristes"; les opinions considérées comme centristes à

l'étranger sont considérées comme "avancées" en France; le féminisme, considéré ailleurs comme une opinion parmi d'autres, même si elle est à un bout du continuum, est considéré en France comme hors-champ: hors des opinions méritant respect et discussion dans la société en général;

- d'autre part, le refus de discuter avec les féministes. Nos collègues hommes nous excommunient de la science - qu'ils traitent et qu'on les laisse traiter comme leur possession de droit - ; ils nous pillent sans nous citer, et par ailleurs, mais ce n'est pas contradictoire, bien au contraire, tentent d'ériger en doxa scientifique l'exclusion du point de vue féministe.

J. Commaille cite intégralement le passage de Bourdieu dans son

Stratégies des femmes (La Découverte, 1992). Mais le but poursuivi n'est pas seulement d'interdire le féminisme: s' il faut l'interdire, c'est pour réhabiliter une façon de penser réactionnaire. En effet, cette citation lui sert de prélude à

exprimer ses propres opinions sur la question des femmes. Ces opinions, il a bien le droit de les avoir. Seulement, voilà: il ne les exprime pas comme des

opinions, mais comme un point de vue scientifique, et le seul point de vue scientifique.

Bourdieu et ses suiveurs font peser un soupçon de non-objectivité sur les seules femmes. On dirait que les hommes, eux, sont en dehors du

coup, en dehors du conflit entre les sexes: ainsi décrétés "objectifs", ils sont ensuite considérés comme les mieux à même de se pencher sur ce qui est

rebaptisé "la question des femmes". Aussi bien pour imposer leur leadership

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dans le "champ", c'est à dire d'un point de vue étroitement lié aux

préoccupations de carrière et de "profits" comme dirait Bourdieu, que pour imposer leur vues anti-féministes, ces hommes ont intérêt à invalider les femmes en tant qu'auteures d'études et de recherche.

Car il suffit de les lire pour voir que leurs prétendues thèses

scientifiques sont des opinions politiques. Ce n'est pas pour étonner. Nulle dans son bon sens ne peut affirmer que les sciences sociales se distinguent facilement du politique, que ce soit sur cette question ou sur d'autres. Certains le prétendent, mais ce n'est que pour mieux asseoir leurs

opinions...politiques! Ceci ne signifie pas que la prétention à la scientificité

(par opposition à la prétention de scientificité) soit impossible, ni que les discours des sciences sociales ne soient que la version savante de propos de café du commerce. Certaines procédures et certains raisonnements sont plus scientifiques que d'autres, et ce plus suffit à fonder la possibilité de scientificité - qui n'est jamais qu'un degré. Mais espérer exclure le

politique des sciences sociales est l'effet soit de la naïveté soit de la malhonnêteté. La seule différence entre les bons et les mauvais scientifiques est celle entre ceux qui connaissent leurs présupposés et en tiennent compte, qui exposent leurs paiti-pris et ce qui chez eux est de l'ordre de la croyance, et ceux qui en sont inconscients ou qui les cachent Les féministes le savent, explicitent leurs choix et leurs parti-pris, et en cela sont plus scientifiques que ceux qui, s'auto-proclamant de "purs savants", prétendent à l'angélisme, comme Dominique Fougeyrollas le dit de Bourdieu ("Aux marges de la domination masculine: le féminisme", in Féminismes au présent, L'Harmattan, 1993, pp.247-250).

Cet examen (l'auto-socio-analyse que préconise Bourdieu sans la

pratiquer), doit inclure évidemment sa subjectivité et sa position objective de

genre: nos collègues masculins font comme si seules les femmes étaient

parties prenantes de la "condition féminine", nommant ainsi l'oppression de sexe, comme si eux en tant qu'individus étaient en dehors des antagonismes - soit que les hommes en général vivent sur une autre planète, et que les femmes s'oppriment toutes seules, entre elles, soit que les chercheurs n'aient

pas de sexe.

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Trêve de plaisanteries! En cette matière comme en toute autre, le chercheur est situé, et cette situation fait partie de la recherche. Et comme les féministes n'ont cessé de le répéter, les hommes sont situés dans cette oppo- sition femmes/hommes, pas plus, mais pas moins non plus, que les femmes.

Qui pourrait prétendre le contraire? Bien que cette évidence soit acceptée comme.. .une évidence partout ailleurs, en France on continue de le nier.

Devant la prise de contrôle du domaine des "études-femmes" par des mandarins comme Bourdieu, ou des spécialistes de la famille comme

Singly, Commaille ou Bozon, comment le milieu des études féministes a-t'il

réagi? En dehors de la critique sus mentionnée de Fougeyrollas, et de celle

d'Aimengaud dans N.Q.F ("Pierre Bouidieu 'grand témoin'?", N.Q.F. Vol. 14, N° 2, 1993), le texte scandaleux de Bourdieu n'a pas provoqué les remous qu'il méritait. Au contraire, en 1992 il est invité comme "Grand témoin" dans un endroit où il n'a rien à faire, et en 1994, il est invité par le GEDISST à faire une conférence lors de laquelle il déclare qu'il n'a pas cité les auteures féministes "parce qu'il ne les connaît pas". Quand on veut écrire dans un domaine, on commence par en lire la littérature. Le texte de Bourdieu aurait été refusé comme mémoire de maîtrise, car l'institution universitaire peut pardonner beaucoup de choses, mais pas d'ignorer "ce qui s'est dit". Mais c'est Bourdieu, et cet aveu éhonté passe pour une excuse, qu'il est bien bon de formuler. Qui mieux est, il se met - ou il est mis? -

dans la situation de "reconnaître" comme faisant partie du domaine, une des

équipes qui ont créé ce domaine en France: lui le nouveau venu, qui n'a

jamais parlé du genre, est dans la position de pouvoir introniser des gens qui travaillent dessus depuis vingt ans!

La même chose est en train de se reproduire avec MM.Singly, Commaille et Bozon. Spécialistes de la famille, ils maquillent depuis quelque temps leurs travaux en études "sur les femmes". Singly intitule son livre, paru en 1987 Fortune et infortune de la femme mariée' Commaille fait une

synthèse de travaux commandés par la CNAF - et réalisés majoritairement par des femmes - et l'intitule Stratégies des femmes. Ces titres ne sont pas innocents, η ne s'agit pas seulement pour eux de changer de spécialité ou d'annexer un autre champ: il s'agit, en l'annexant, de le redéfinir, et de redéfinir LA femme et LA famille comme des concepts - ou des réalités

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- co-extensives et interchangeables. Ce n'est pas seulement non plus une attitude "rétrograde", une lubie de patriarche attardé, que l'on peut considérer en souriant. C'est un programme politique qui est assez clairement énoncé dans la conclusion de Commaille, conclusion qui à son tour inspire le rapport français à l'ONU. Bien qu'il exhibe les caractères de l'euphémisation tant vantée par certains, le passage suivant a des implications politiques qui ne sont pas difficiles à déduire:

"Plutôt que de poursuivre ce qui apparaît comme une chimère -

l'égalité dans l'indifférenciation - , la question posée est alors celle de savoir si la revendication d'égalité ne doit pas prendre en compte la

spécificité de la condition de la femme telle qu'elle continue d'exister dans les faits, c'est à dire sa fonction de reproduction, ses investissements dans le

"privé" et dans la prise en charge des enfants, ses aspirations en la

matière"(p.l43).

Ainsi l'analyse revient à affirmer que ce qui existe aujourd'hui est inamovible, et en outre relève du choix - les "aspirations et investissements" des femmes - , et ne constitue pas la conséquence d'une division injuste du travail qu'on peut changer. Mais s'il prétend qu'on ne

peut pas la changer, c'est parce qu'il ne veut pas que ça change, qu'il croit en "la nécessité de la relation privilégiée entre la mère et le petit enfant"(p.l44). Et cette préférence pour la perpétuation des rôles traditionnels est liée chez lui au souhait d'un futur économique libéral - débarassé de ce qui reste de

protection sociale et de prise en charge collectivisée: "la crise du modèle de solidarité étatique peut conduire.. .à vouloir redonner à la famille des fonctions auparavant transférées à la collectivité"(p.l46). En clair: les femmes déjà rentrées à la maison n'auront plus qu'à s'occuper, en sus des enfants, des vieux et des malades que l'Etat va y renvoyer aussi.

Telle est la teneur du rapport Mine, pour lequel "le travail des femmes ne constitue pas un fait sur lequel on ne peut pas revenir," et tels sont les contours de ce qu'on voit en effet se dessiner dans la politique du gouvernement actuel; telle est la logique de l'extension de l'Allocation

parentale d'éducation et autres tentatives d'instituer un salaire maternel. Encore une fois, Commaille, comme tout citoyen, a le droit à ses opinions.

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Mais il faut les mettre sur la table, et ne pas prétendre que ces opinions sont le résultat d'une pensée "retrouvant les vertus de la sociologie des grands fondateurs" (p. 148), surtout quand on taxe les autres de "militantisme" comme d'une faute. Etre d'accord avec le gouvernement, ce n'est pas être sans opinion, ou a-politique, à moins qu'on ne mette Balladur parmi les

"grands fondateurs" de la sociologie (qui d'ailleurs n'étaient pas, loin s'en faut, a-politiques).

Pour qu'on puisse utilement dialoguer avec des gens, il faut qu'ils examinent leur situation par rapport au thème d'étude et donc qu'ils cessent de se prétendre a-politiques et "angéliques": qu'ils reconnaissent, dans leurs études, et la part de leurs opinions politiques conscientes et les effets conscients et inconscients de leur position objective de genre; et qu'ils cessent de prétendre qu'ils font dans le "tout-scientifique" tandis que les autres feraient dans le "tout-idéologique". Or aucune de ces deux conditions n'est

remplie, bien au contraire, puisqu'on a affaire à des gens qui se prétendent, en tant qu'hommes, moins concernés et plus objectifs que les femmes, et qui de surcroît excommunient, pour sa part politique, la démarche féministe.

Dans ces conditions l'invitation faite aux chercheuses et universitaires femmes de participer au colloque est une invitation à participer à l'écrasement des études féministes et pour commencer à leur propre écrasement. En y participant, elles légitiment et cautionnent le fait qu'elles aient été exclues de la préparation du rapport, et donnent raison à ceux qui les ont exclues. Une fois que le colloque se sera tenu, s'il se tient, une étape considérable sera franchie. En effet, c'est désormais sous la direction de ces trois hommes que travailleront les universitaires et chercheuses: sur leur invitation et surtout dans le cadre intellectuel et idéologique décidé par eux - cadre préfiguré dans la conclusion du livre de Commaille. Malgré qu'elles en aient, les universitaires et chercheuses femmes, féministes ou non, auront, en participant à cet événement, ratifié la position de ces trois hommes comme leaders du domaine, seuls autorisés à en définir les acteurs et les problématiques, problématiques qui prévoient la disparition des études féministes (voir le rapport français, annexe 4 rédigée par J.Commaille, et les commentaires qu'en fait Judith Ezekiel ).

N.Q.F.1994VoL15,N°4

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Araiengaud et Jasser 19

On a vu que la seule problématique acceptée par ces hommmes est du point de vue de ses implications - ou détemiinations - politiques, anti-féministe; de surcroît, cette problématique expose et exige l'invalidation non seulement des positions politiques du féminisme, mais aussi du féminisme comme démarche intellectuelle. Ce n'est pas seulement sur "la question des femmes" - qui est, de notre point de vue, celle des hommes -

que cette interdiction a de graves conséquences, mais sur l'ensemble des sciences sociales. Car les études féministes font bien plus que mettre en cause les présupposés sur les rapports de genre: en mettant ceux-ci au centre de l'analyse de la société, elles bouleversent la perspective des sciences sociales, et créent de multiples objets totalement nouveaux. C'est pour cela que les études féministes existent comme un champ à part entière et non comme une simple opinion sur les rapports de sexe ou une spécialisation en

sociologie, ou en histoire ou dans une quelconque des sciences sociales.

En effet l'enjeu de l'invalidation du point de vue féministe, c'est d'abord l'abandon des perspectives liées à la situation de dominées pour revenir aux perspectives de dominants: "les femmes et la famille", la "conciliation travail-famille", etc.car ce qui est proposé aux scientifiques femmes maintenant, c'est rien moins que cela: revenir aux problématiques traditionnelles, dans lesquelles les femmes ne sont envisagées qu'en tant

qu'elles sont utiles et/ou posent des problèmes aux hommes (hommes euphémisés ou glorifiés sous l'appellation de "collectivité" ou "société").

Mais un enjeu non moins important est celui de la continuation ou de l'anêt du développement de perspectives qui interrogent l'ensemble de la société - et donc l'ensemble des études et des disciplines - du point de vue du genre. Un politologue-homme de l'Université de Denver le reconnaît: "L'oeuvre critique de la pensée féministe est énorme. Elle touche autant l'anthropologie que l'histoire, la sociologie, la psychologie et même, nous l'avons vu, les sciences exactes...L'analyse de l'exploitation et de la domination de la (sic) femme est à l'origine de pratiques politiques et dune philosophie du savoir nouvelles (c'est nous qui soulignons)" (Jacek Lubecki, "Women's Studies" in Sciences Humaines n° 42, Août-Septembre 1994).

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20 Araiengaud et Jasser

Cette perspective effraie l'Université et la recherche françaises en tant qu' institutions sociales de leur propre chef, et aussi en tant qu'elles sont parties prenantes et idéologues de l'ordre établi: un rôle qu'elles refusent mais qui est révélé par leur résistance forcenée à tout mouvement d'idées porteur de changement social.

Toutes ces manoeuvres ne visent pas seulement, on l'aura compris, à affaiblir, comme nous l'annoncions, les études féministes, mais à en éradiquer le principe même. Et ce ne sont pas seulement les études féministes qui sont remises en question, mais les associations, les groupes militants: de proche en proche, c'est le droit des femmes d'agir collectivement pour leurs intérêts qui est remis en cause.

N.Q.F. 1994 Vol. 15fN°4

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