La peste dans le Haut Moyen Âge (J. Le Goff)

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  • Monsieur Jacques Le GoffJean-Nel Biraben

    La peste dans de Haut Moyen geIn: Annales. conomies, Socits, Civilisations. 24e anne, N. 6, 1969. pp. 1484-1510.

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    Le Goff Jacques, Biraben Jean-Nel. La peste dans de Haut Moyen ge. In: Annales. conomies, Socits, Civilisations. 24eanne, N. 6, 1969. pp. 1484-1510.

    doi : 10.3406/ahess.1969.422183

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1969_num_24_6_422183

  • La Peste dans le Haut Moyen Age'

    La Peste, ce grand personnage de l'histoire d'hier (B. Bennassar), n'a commenc livrer ses secrets historiques que pour la grande pidmie qui a commenc en 1348. Les deux pandmies antrieures celle de l'Antiquit, celle du Haut Moyen Age attendent encore au seuil de l'historiographie. Les histoires gnrales du Haut Moyen Age ignorent ce grand et long vnement ou le mentionnent sans s'y attarder. Ces silences ou demi-silences ne s'expliquent pas seulement par l'ignorance ou la paresse intellectuelle des historiens. Ils sont en partie justifis par les difficults d'une information sre. Les textes sont peu nombreux et vagues 2, l'historiographie de la peste est encombre par des tudes de valeur scientifique douteuse, la chronologie et la gographie du phnomne sont malaises tablir.

    L'ambition de cet essai se borne au dblaiement de la documentation, la fixation de la chronologie certaine ou vraisemblable, l'esquisse de l'aire gographique de la pandmie. Les horizons problmatiques seront voqus sans tre vraiment explors, les hypothses destines cerner l'ampleur et l'importance du phnomne seront seulement poses.

    Deux remarques prliminaires. La peste du Haut Moyen Age, comme celle des xive-xvme sicles, est mondiale , c'est--dire qu'elle recouvre une partie des trois continents partir du foyer africain : Afrique du Nord, Asie, Europe. Notre essai,

    1. Cet article rsulte de la rencontre et de la confrontation de deux recherches entreprises indpendamment l'une de l'autre : celle du docteur J.-N. Biraben qui achve, dans le cadre de l'Institut National d'tudes Dmographiques, une tude globale sur la peste dans l'histoire des populations (et les Annales le remercient d'avoir bien voulu livrer ici une partie de son enqute), et celle de J. Le Goff qui avait tudi, dans le cadre d'un sminaire de la VIe Section de l'cole Pratique des Hautes tudes, la peste du Haut Moyen Age en Occident en tant que composante de la formation de la sensibilit mdivale.

    2. Peut-on esprer que l'histoire de la peste dans le Haut Moyen Age soit un jour claire par les progrs de l'archologie, de l'anthropologie physique et de la prhistoire dmographique ? Les tudes faites sur les cimetires et les squelettes des poques anciennes (dont on trouvera deux chantillons dans ce numro des Annales) autorisent un certain espoir.

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    sans mconnatre l'histoire du flau dans l'Empire byzantin et le monde musulman, s'attachera surtout poser les bases d'une tude de l'pidmie dans l'Occident barbare qui, cet gard aussi, apparat solidaire du monde oriental et comme le terminus occidental des routes maritimes de la Mditerrane x.

    Une tude comme celle-ci rvle l'importance d'un phnomne capital pour la recherche et la rflexion historiques : les silences des sources crites. Silence d'abord des textes qui se situent entre la fin de cette pandmie et le dbut de celle du xive sicle. Pendant cinq sicles et demi au moins, le silence rgne sur la peste complet en ce qui concerne les textes mdicaux 2 et presque complet en ce qui concerne les textes historiques. Le phnomne ayant disparu, les hommes du Moyen Age sont incapables de le saisir dans la dimension du pass. Cette constatation amne nuancer l'affirmation selon laquelle les clercs mdivaux reproduisent aveuglment leurs lectures et les traditions 8. Quant aux sources d'poque face un Grgoire de Tours bien inform et attentif elles sont souvent muettes, alors que leurs auteurs ont vu, sans aucun doute, le phnomne dans toute sa virulence : ainsi Isidore de Seville, le Liber Pontificalis *. On est ici conduit se rappeler que l'historien doit manier avec une extrme prudence surtout s'il s'agit de priodes recules l'argument ex silentio. Les hommes ne voient que ce qu'ils comprennent, et ne confient l'crit que ce qu'ils jugent digne de passer la postrit.

    Aperu des conceptions mdicales et pidmiologiques actuelles sur la peste 5.

    Le germe.

    Dcouvert par Yersin en 1894, Hong Kong, le germe de la peste, Pasteurella pestis , est un bacille ovode long de 1 1,5 , coloration bipolaire, immobile et

    1. Certains historiens de l'poque surtout byzantins notent le caractre mondial de l'pidmie. Ainsi, Victor, vque de Tunis, qui crit, vers 564/565, sa chronique en exil Constantinople, propos de l'pidmie sub anno 542 : Horum exordia malorum generalis orbis terrarum mortalitas sequitur et inguinum percussione melior pars populorum voratur (MGM, AA, XII 2, 201). Nous remercions Mme E. Patlagean pour les prcieux renseignements concernant l'aire byzantine qu'elle nous a fournis et Andr Miquel pour l'amorce de recherches sur la peste dans le monde musulman du Haut Moyen Age qu'il nous a indique. Pour ces deux domaines (byzantin et oriental), on trouvera une tude plus prcise et plus complte dans l'ouvrage annonc du docteur Biraben et peut- tre dans un article compltant ultrieurement celui-ci.

    2. Nous avons examin 121 manuscrits latins mdicaux du Haut Moyen Age, recenss par Wickersheimer dans les bibliothques de France et ainsi rpartis : vne sicle, 3 ; vme sicle, 3 ; rxe sicle, 50 ; xe sicle, 27 ; xie sicle, 35 ; xne sicle, 3 ; nous avons cherch en vain, dans ces textes publis, une quelconque mention de la peste ou d'un signe qui puisse lui tre attribu.

    3. On trouve, cependant, chez quelques annalistes et historiens occidentaux des poques postrieures la peste justinienne des mentions concernant cette pidmie. Mais la plupart nous ont paru sujettes caution et nous les avons systmatiquement rejetes l'exception des textes dont la sret (au moins relative) de l'information est bien tablie. C'est, pour l'OccideDt, le cas de Paul Diacre qui a d'ailleurs connu la queue de la pandmie.

    4. Dans le cas des sources crites de l'histoire de Raverme pour le Haut Moyen Age : Spicilegium Ravennatis historiae (Muratori, 1/2) et Liber Pontificalis seu Vitae pontificum Ravennatum d'Agnellus, on peut se demander si le silence vient des sources contemporaines de la peste ou de coupures opres par les compilateurs postrieurs.

    5. Nous exprimons ici toute notre reconnaissance M. le Professeur Henri Mollaret qui a bien voulu nous clairer plusieurs reprises sur ce sujet, et Mme J. Brossollet qui nous a trs aimable-

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    capsul, arobie et facultativement anarobie, qui pousse en laboratoire la temprature optimale de 25.

    On en connat trois varits sauvages. La plus rpandue actuellement, en Orient, en Amrique et dans les ports, est dnomme orientalis , elle est responsable de la dernire pandmie partie de Chine la fin du xixe sicle. Une autre, qui se trouve en Asie centrale, est appele medievalis parce qu'on croit qu'elle est l'origine de la grande Peste noire de 1348 et de celle des sicles suivants. Une troisime enfin, nomme antiqua , est installe autour des grands lacs africains d'o l'on pense que sont venues les pidmies de l'Antiquit et du Haut Moyen Age. Ces trois varits sont galement pathognes pour l'homme, et elles ont une parent gntique avec le bacille de Malassez et Vignal dont nous parlerons ensuite. Si tous les bacilles pesteux sont toxiques pour l'homme, cette toxicit est cependant variable d'une souche l'autre : le vieillissement ou l'action d'un bactriophage peuvent en attnuer la virulence, alors que le passage rapide d'hte en hte slectionne trs vite les souches les plus actives.

    Le bacille pesteux traverse aisment les muqueuses, mais ne peut pntrer par la peau saine, sauf si des excoriations, mme minimes, le lui permettent.

    On a longtemps cru que certains germes lui taient antagonistes, leur dveloppement arrtant celui de pasteurella pestis . Mais ce n'est probablement qu'une illusion et la disparition du bacille pesteux semble prcder et non accompagner cette surinfection. Elle a cependant t, ds l'Antiquit, recherche et provoque car elle tait considre comme un signe de gurison possible.

    La survie du bacille pesteux est trs variable, dans les cadavres congels, il peut survivre des annes ; dans les cadavres en putrfaction, quelques jours seulement ; sur le sol, il disparat rapidement, mais dans le micro-climat des terriers de rongeurs il peut subsister des mois et mme des annes dans certaines conditions, ce qui explique peut-tre certaines persistances locales sur lesquelles nous reviendrons.

    La maladie.

    Chez l'homme, le bacille pesteux a une action toxique trs intense : il ncrose les cellules, provoque des ractions sro-albumineuses et vaso-dilatatrices gnralises et, de plus, si les polynuclaires le phagocytent, il rsiste leur action digestive, continue se multiplier en eux et est ainsi dissmin dans tout l'organisme. Il obstrue en amas les capillaires, dilats, amne des hmorragies, infiltre avec un dme sanguinolent les filets nerveux des capsules ganglionnaires distendues, provoquant les terribles douleurs buboniques. Enfin, des surinfections, frquentes jusqu'au xixe sicle, forment des abcs importants.

    Cliniquement, on distingue deux formes essentiellement diffrentes selon que la porte d'entre du germe est la peau ou la muqueuse pulmonaire.

    Dans la forme bubonique secondaire la pntration cutane, l'incubation est de un six jours. La maladie, dans des cas trs rares, peut rester bnigne, mais gnralement on observe un dbut trs brutal avec temprature 39 ou 40. Une phlyctne qui se forme au point d'inoculation (gnralement une piqre de puce) se ncrose rapidement, donnant une plaque gangreneuse noirtre appele charbon

    ment ouvert l'accs du service de documentation sur la peste de l'Institut Pasteur. Cet Aperu des conceptions mdicales... est l'uvre du Dr J.-N. Biraben.

    1. Voir le passage de Procope, que nous rapportons plus loin, tir de Bellm persicum, II, 22 et suivants.

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    pesteux, et le deuxime ou troisime jour, apparat un ganglion, le plus souvent l'aine, parfois l'aisselle ou au cou, volumineux, dur, trs douloureux, tendant la suppuration : c'est le bubon.

    Les signes gnraux sont variables, mais les troubles nerveux et psychiques sont frquents, principalement la cphale et l'obnubilation. Aprs huit ou dix jours, la maladie peut tourner court et la convalescence commencer *. Sinon, une septicmie gnrale amne des complications viscrales (cur, reins, poumons...), la temprature monte 40 ou 42 et la mort survient souvent alors. Si elle tarde, des embolies peuvent donner de nouvelles phlyctnes et de nouveaux charbons, des hmorragies spontanes peuvent se produire avec de larges taches sous-cutanes 2, rarement des troubles digestifs 8, mais surtout des troubles psychiques : vertiges, hallucinations, dlire, ou quelquefois, au contraire, de la somnolence, se manifestent, puis, brusquement, tout se termine par le coma et la mort.

    Certains ont qualifi de forme septicmique de tels tableaux amenant la mort en vingt-quatre ou trente-six heures, sans qu'aucun bubon soit visible ; dans ces cas, d'ailleurs assez frquents, le ganglion touch est trop profond, si c'est un ganglion msentrique, par exemple, pour tre palp ou encore n'a pas eu le temps de se dvelopper, mais il s'agit sans aucun doute de peste bubonique.

    Dans certains cas aussi, un abcs pesteux pulmonaire s'ouvre secondairement et le malade, toussant, peut transmettre la peste par inhalation et voie muqueuse : la peste ainsi contracte a des caractres trs diffrents : c'est la peste pneumonique.

    Dans la forme pneumonique primitive, l'incubation n'est que de un trois jours. Le dbut est trs brutal avec une temprature 38-39 seulement, mais le pouls 90-120. Le malade prouve une barre rtrosternale et un point de ct, puis il tousse, au dbut faiblement, avec quelques crachats, puis fortement avec des crachats sanglants, s'touffe, doit s'asseoir pour respirer, tousse de plus en plus, s'asphyxie enfin alors qu'apparaissent des troubles nerveux comme l'incoordination motrice, et la mort survient au bout de deux ou trois jours, dans 100 % des cas.

    Le bacile pesteux inocul est pathogne pour la plupart des mammifres, et chez l'homme, on ne connat aucune immunit naturelle. Par contre, aprs gurison, il existe une immunit relative, acquise, qui peut durer un an et mme davantage.

    Actuellement, le vaccin vivant de Girard protge pour plusieurs annes, et le traitement curatif est bas sur la streptomycine qui apparat trs efficace.

    L'pidmiologie.

    Contamination et formes pidmiologiques.

    L'agent vecteur qui assure l'pidmisation de la peste est la puce (Simond, 1898), qui transmet la maladie l'homme par piqre. Le mcanisme classique de cette transmission est le suivant : chez la puce infecte, un bouchon de bacilles et de sang bloque le proventricule, sorte de petite poche situe sur l'sophage : lors de la

    1. Selon les pidmies, il y a gnralement entre 20 et 40 % de gurisons. 2. Les formes hmorragiques larges taches sous-cutanes semblent plus frquentes au Moyen

    Age et jusqu'au xixe sicle que de nos jours. 3. Aujourd'hui rares, les troubles digestifs : diarrhe et vomissements taient autrefois, et jusqu'

    la fin du xrxe sicle, trs frquents, peut-tre cause du rgime des malades.

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  • MALADIES ET MORT

    piqre, le sang barbotte sur ce bouchon et, ne pouvant passer, est rgurgit, infect, dans la plaie. Mais les puces dpourvues de proventricule transmettent la maladie tout aussi bien que par ce mcanisme classique et, mme sans piqre, la contamination peut se faire par des djections de puce infectes sur des excoriations de la peau. Hors de la puce mme, la maladie peut tre contracte en mangeant un gibier malade, ou mme, parfois, par les poux et les punaises.

    Le pouvoir infectant de la puce est trs variable, mme en inanition, mais dans des conditions trs favorables, une puce peut survivre jusqu' un an et peut donc tre rservoir de bacilles, qu'elle vive dans la fourrure des rongeurs ou dans la poussire du sol ou du parquet *.

    Les diffrentes espces de puces sont strictement adaptes un seul hte : les puces de chat ne vivent que sur le chat, les puces de chien que sur le chien, etc. 2, sauf une exception importante, qui hlas, donne aux pidmies de peste une trs grande extension : Xenopsylla chopis, la puce du rat, qui, la rigueur et dfaut d'hte normal, vit aussi sur l'homme. C'est elle qui est responsable du passage du rat l'homme et, pendant longtemps, on a cru qu'elle assurait seule toutes les pidmies parce qu'effectivement son rle est aujourd'hui considrable. Mais, Pulex irritons, qui ne vit que sur l'homme, transmet aussi bien la maladie, surtout si elle est abondante.

    La puce ne survit que dans des conditions de temprature et d'humidit trs stricte : elle vit bien 15 ou 20 avec 90 95 % d'humidit, par exemple dans les vtements de corps. Le froid limite son activit et la chaleur arrte sa reproduction, mais le degr d'humidit rgle sa longvit : 20 la puce meurt si l'humidit tombe 70 %, elle ne survit que 7 8 jours 80 % : dans les conditions naturelles, sa longvit varie ainsi de deux jours un an, et son activit, faible l'hiver, est trs importante l't.

    Curieusement, la puce est attire par le blanc et on la trouve avec prdilection dans les tissus blancs : draps de lit ou vtements, mais elle est repousse par l'odeur de certains animaux : cheval, buf, mouton, bouc, chameau, qui, bien que sensibles la peste, n'ont pas de puces, et aussi l'odeur de certaines huiles alimentaires : huiles d'olive, de noix, d'arachide, etc. Ces faits qui ont t, plusieurs reprises, reconnus empiriquement par les populations du Moyen Age, n'ont pas t utiliss, semble-t-il, dans l'Antiquit et le Haut Moyen Age.

    Si la puce transmet la peste bubonique, la peste pneumonique se communique d'homme homme par des gouttelettes de salive projets par la parole ou la toux. Si l'atmosphre est froide et humide, ces gouttelettes y restent longtemps infectes en suspension, peuvent tre inhales et pntrer dans l'organisme par les muqueuses nasales, buccales ou pulmonaires. De mme, des doigts souills par le dpeage d'animaux infects et ports ensuite aux muqueuses : yeux, bouche ou nez peuvent donner la peste pneumonique, mais essentiellement, celle-ci reste une forme des pays froids ou d'hiver des pays temprs, mais dans toutes autres conditions, elle est exceptionnelle ou trs limite. Rappelons que sa contagiosit est trs leve et que la mort frappe toutes les personnes atteintes.

    1. A Madagascar, on a pu mettre en vidence leur rle dans la persistance de l'pidmie en capturant des puces infectes vivant dans la poussire du sol en terre battue des habitations.

    2. Les puces de souris piquent quelquefois le rat mais jamais l'homme.

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    Rservoirs de virus.

    Pendant longtemps, le rat noir a t considr comme l'unique origine des pidmies de peste, et dans leur publication de 1894, Roux et Yersin n'hsitaient pas crire : La peste est une maladie du rat, transmissible incidemment l'homme. Ce n'est que vers 1925 que Ricardo Jorge introduit la notion de peste selvatique, c'est--dire des rongeurs sauvages. Ceux-ci, en effet, peuvent entretenir des foyers de peste permanents : par exemple, en Asie centrale, prs du lac Baikal, les grandes marmottes appeles tarbagan ; en Proche-Orient, Iran et Turkestan, les mrions ; en Amrique du Nord, les cureuils fouisseurs et en Afrique centrale, autour des grands lacs, probablement les rats.

    L'analyse des foyers permanents du Proche-Orient a permis d'lucider en partie, le problme de leur persistance. On sait aujourd'hui que les germes survivent longtemps dans le sol des terriers de mrions dont le micro-climat est favorable, et infectent les rongeurs voisins qui, la bonne saison, viennent occuper ceux dont les htes antrieurs sont morts. Entre temps, d'autres petits rongeurs ont pu passer dans le terrier et jouer le rle de nourrisseurs de puces, assurant ainsi la survie des puces infectes. Or, on sait aussi que la rsistance des mrions la peste est largement dpendante du mode d'infection : ils supportent assez bien la peste inocule sous la peau, par une puce, par exemple, mais meurent s'ils contractent une peste pulmonaire en fouissant dans un terrier infect.

    Aux Indes, actuellement, la peste progresse grce aux rongeurs champtres de terrier terrier, selon un trajet capricieux touchant au passage les rats des villages, dclenchant l'pizootie murie, suivie de l'infection humaine, laissant certains villages indemnes au milieu de l'infection gnrale. Cette pizootie est trs saisonnire selon l'cologie des rongeurs et la biologie des puces : fin mai, les rongeurs des champs entrent en estivation, forment leurs galeries, vivent des rserves accumules dans leurs terriers. Ds ce moment, la peste cesse de s'tendre, et s'arrte dans les villages o elle svissait depuis plusieurs mois, elle s'teint peu aprs dans les villages touchs les derniers : trs rarement, l'pizootie murine permet le maintien de l'infection d'une saison l'autre. Lorsqu' la mi-octobre les pluies cessent, les rongeurs sauvages sortent, envahissent les terriers vides mais contamins, l'pizootie reprend, puis la peste murine, enfin la peste humaine.

    Un autre mode de persistance de la maladie, plus rare, mais rel, existe ; il s'agit de rongeurs sauvages qui, ayant contract la maladie, font un abcs enkyst, sans manifestation pendant des mois, puis, brusquement, cet abcs redevient actif et la maladie emporte l'animal. C'est le cas des tarbagans pendant leur hibernation, et Dujardin-Beaumetz a signal le mme phnomne chez la marmotte des Alpes.

    Enfin, hors de ces foyers permanents selvatiques, il existe des centres temporaires, gnralement des grandes villes ou des ports, o l'on rencontre actuellement deux espces de rats commensaux de l'homme. L'un, le rat noir (rattus), tabli en Europe depuis au moins le Moyen Age (mais on ne sait pas si il tait prsent dj dans l'Antiquit et le Haut Moyen Age), est extrmement sdentaire : on en n'a jamais trouv plus de 200 mtres d'une habitation; il vit surtout dans les greniers et sur les navires dont il est l'hte habituel, et ne va jamais d'un village l'autre ou d'un port un autre que par transport passif. C'est lui, habituellement en Europe, qui contamine l'homme, et il est trs sensible la peste. L'autre, le rat gris (rattus norvegicus), est originaire d'Asie orientale et centrale, et ne s'est rpandu en Europe et dans le bassin mditerranen qu' la fin du xvme sicle et au dbut du XIXe sicle. Il est beaucoup moins li l'homme, vit communment dans les caves et les gouts, il

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    est trs rare sur les navires, mais se dplace parfois travers champs et on. en a mme dcrit une colonie campagnarde vivant en terriers sur le bord d'un ruisseau, plus de 600 mtres d'un village. Il est plutt moins sensible la peste que le rat noir, mais ses puces piquent aussi bien l'homme, et il ne faut pas oublier que ces puces elles- mmes, des xenopsylles, peuvent, dans certaines conditions, constituer le rservoir de bacilles.

    Le bacille de Malassez et Vignal ou Pasteurella pseudo-tuberculosis (dcouvert par Malassez et Vignal Paris, en 1893, chez un cobaye)

    Ce bacille, parent du bacille pesteux dont il peut provenir ou qu'il peut donner par mutation, n'est tudi avec attention que depuis 1954.

    Il est relativement peu pathogne pour l'homme, touchant surtout les enfants chez qui il peut provoquer une adnite msentrique, avec douleurs abdominales, diarrhes et pousse fbrile, parfois confondue avec une crise d'appendicite, et la gurison survient spontanment en quelques jours. Les formes cliniquement muettes sont beaucoup plus frquentes surtout chez les adultes, c'est cependant chez des plus de trente ans que quelques cas de septicmie graves sont signals x.

    Chez le rat et la souris, l'infection ne semble provoquer aucune maladie, l'animal devient seulement porteur sain. D'autres rongeurs, cependant, sont trs sensibles (le lapin et surtout le livre font souvent des formes mortelles) et aussi beaucoup d'autres animaux mammifres comme le chevreuil, le singe, le chat (qui contamine souvent l'homme) ou oiseaux : dindons, poulets, faisans, perdrix..., qui sont trs sensibles. Par contre, le pigeon est plus rsistant et semble, comme le rat, vhiculer le germe.

    Chez l'homme, comme chez l'animal, les bacilles sont limins dans les selles, et la contamination se fait presque toujours par des aliments souills, par exemple des lgumes crus cultivs avec engrais humain, le bacille survivant assez bien dans le sol.

    L'intrt considrable de cette infection pour notre sujet, c'est que, mme sans manifestations cliniques, la maladie est immunisante 100 % chez l'homme comme chez le rat, contre le bacille pesteux (travaux de Schutz, 1922). L'hypothse a donc t mise que cette nouvelle maladie serait l'origine de la disparition des grandes pidmies de peste. Malheureusement, trop d'inconnues subsistent encore sur le lieu et l'poque de son apparition pour que l'on puisse en tirer des conclusions dfinitives, mais son extension semble extrmement rcente : par exemple, si elle est en France et en Allemagne ds la fin du xixe sicle, elle n'est apparue en Tunisie qu'en 1927, d'o, travers l'Algrie, elle a gagn le Maroc en 1943 seulement; elle est encore aujourd'hui inconnue en Turquie, au Liban, en Isral, et dans le sud-est de la Russie on suit sa progression d'anne en anne, sur la basse Volga et au nord de la Caspienne, alors que dans des ports trs loigns elle est apparue parfois trs tt : au Japon ds 1910, Dakar en 1933, Vladivostock en 1959, en Afrique du Sud en 1960, au Canada et en Nouvelle-Zlande en 1963. Dans ces conditions, et lorsqu'on songe aux ravages faits par la peste en Europe occidentale jusqu'au

    1. Signalons que l'auromycine exalte considrablement la virulence du bacille de Malassez et Vignal : une seule administration un cobaye jusque-l porteur sain suffit dclencher une septicmie mortelle en deux ou trois jours.

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    xvnie sicle, il semble peu probable, sans pouvoir rien affirmer, que la pseudo-tuberculose ait pu jouer un rle dans la disparition de la peste dans le Haut Moyen Age.

    Si les auteurs antiques, grecs, indiens ou chinois, nous ont laiss des descriptions tellement obscures ou vagues des pidmies que nous avons de la peine y reconnatre la peste, les auteurs du Haut Moyen Age ne sont gure plus explicites et, pour la peste justinienne, trs peu nous donnent des dtails qui permettent de lever le doute, tel le plus prcis d'entre eux, le grec Procope : Ceux dont le bubon , dit-il, prenait le plus d'accroissement et mrissait en suppurant rchapprent pour la plupart, sans doute parce que la proprit maligne du charbon dj bien affaiblie avait t annihile. L'exprience avait prouv que ce phnomne tait un prsage presque assur du retour la sant...

    Dans le passage le plus dtaill, le moins vague devrions-nous dire, Grgoire de Tours s'exprime ainsi (Historia Francorum, IV, 31) : ... Comme on manqua bientt de cercueils et de planches, on enterrait dix personnes et mme plus dans la mme fosse. Un dimanche, on compta, dans la seule basilique de Saint-Pierre (de Clermont) trois cents corps morts. Or la mort tait subite. Il naissait, l'aine ou l'aisselle, une plaie semblable un serpent, et le venin agissait de telle manire sur les malades que, le second ou le troisime jour, ils rendaient l'me. En outre, la force du poison enlevait aux gens le sens... Ailleurs, il parle seulement de la maladie inguinaire : lues inguinaria et, comme montr P. Riche, les autres auteurs ne sont pas plus prcis ; le pseudo-Frdgaire l'appelle clades glandolaria ; et Marius d'Avenches infirmitas, quae glandula, cujus nomen est pustula (ce dernier terme laisse subsister un doute), ainsi que la Chronique de Saragosse qui la nomme ingui- nalis plaga . Chez les Latins, la description la plus impressionnante est celle de Paul Diacre x.

    Nous n'avons retenu que les textes appelant la peste par l'un de ses noms prcis, usant des adjectifs inguinarius ou glandolarius ou signalant, dfaut d'une vritable

    1. Huius temporibus in provincia praecipe Liguriae maxima pestilentia exorta est. Subito enim apparebant quaedam signacula per domos, hostia, vasa vel vestimenta, quae si quis voluisset abluere, magis magisque apparebant. Post annum vero expletum coeperunt nasci in inguinibus hominum vel in aliis delicatioribus locis glandulae in modum nucis seu dactuli, quae mox subsequebatur febrium intolerabilis aestus, ita ut in triduo homo extingueretur. Sin vero aliquis triduum transegisset, habebat spem vivendi. Erat autem ubique luctus, ubique lacrimae. Nam, ut vulgi rumor habebat, fugientes cladem vitare, relinquebantur domus desertae habitatoribus, solis catulis domum ser- vantibus. Pecuda sola remanebant in pascuis, nullo adstante pastore. Cerneres pridem villas seu castra repleta agminibus hominum, postera vero die universis fugientibus cuncta esse in summo silentio. Fugiebant filii, cadavera insepulta parentum reliquentes, parentes obliti pietatis viscera natos relinquebant aestuantes. Si quem forte antiqua pietas perstringebat, ut vellit sepelire proximum, restabat ipse insepultus ; et dum obsequebatur, perimebatur, dum funeri obsequium praebebat, ipsius funus sine obsequio manebat. Videres seculum in antiquum redactum silentium : nulla vox in rure, nullus pastorm sibilus, nullae insidiae bestiarum in pecudibus, nulla damna in domesticis volucribus. Sata transgressa metendi tempus intacta expectabant messorem ; vinea amissis foliis radiantibus uvis inlaesa manebat hieme propinquante. Nocturnis seu diurnis horis personabat tuba bellantium, audiebatur a pluribus quasi murmur exercitus. Nulla erant vestigia commeantium, nullus cernebatur percussor, et tamen visum oculorum superabant cadavera mortuorum. Pastoralia loca versa fuerant in sepulturam hominum, et habitacula humana facta fuerant confugia bestiarum. Et haec quidem mala intra Italiam tantum usque ad fines gentium Alamannorum et Baioariorum solis Romanis acciderunt. (MGH. Scriptores rerum langobardicarum et italicarum saec. VI-IX, 1878, p. 74).

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    description, un symptme majeur. Dans ces conditions, nous avons peut-tre cart des mentions concernant effectivement la peste, mais on peut aussi penser que notre svrit critique correspond la ralit et que la terminologie des auteurs du Haut Moyen Age tait plus prcise qu'on ne l'estimerait au premier abord.

    Ce second cycle de la peste peut cependant tre beaucoup mieux suivi dans sa chronologie et son extension que le cycle antique. Gographiquement, il s'tend toutes les rgions qui entourent la Mditerrane, mais on ne connat pas son dveloppement du ct oriental, au del de la Perse, vers le Turkestan et l'Inde.

    La grande peste justinienne commence en 541 Pluse, port gyptien sur la Mditerrane, l'embouchure de la branche orientale du Nil, venant, dit Evagre, d'Ethiopie. De l, elle s'tend sur l'Egypte, gagne Alexandrie, la Palestine, la Syrie. Au printemps de 542 ou peut-tre ds l'automne de 541, elle apparat Constantinople o elle dure quatre mois. Grce aux donnes fragmentaires des chroniques de l'poque, nous pouvons rsumer son extension par le tableau suivant.

    ORIENT

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    OCCIDENT La peste en Mditerrane du VIe au VIIIe sicle.

    Comme nous l'observerons plus tard, la fin du Moyen Age et jusque dans les Temps Modernes, la peste volue par grandes pousses successives.

    La premire, de 541 544, est pour Byzance une catastrophe telle que certains auteurs y voient la cause principale de l'arrt et de l'chec de la politique de reconqute de Justinien1.

    Cependant, l'Occident n'est alors que lgrement touch sur sa faade mditerranenne : la peste, arrivant probablement par Gnes, Marseille et un port espagnol indtermin, ne pntre dans les terres que jusqu' Clermont et Reims et cesse assez rapidement.

    1. Colnat, Les pidmies et V histoire, Paris, 1937, pp. 33-34 ; J. Russell, Sminaire de dmographie historique, congrs de Population Association 28-29 avril 1967, Cincinnati E.U., rsum dans Population Index, juillet-septembre 1967, That earlier Plague , in Demography, 5/1, 1968, 174-184. Cet intressant article, dont nous n'avons eu connaissance qu'au dernier moment, est malheureusement affaibli par l'absence de toute critique des sources et l'accumulation d'hypothses souvent hasardeuses.

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    La seconde, de 558 561, part de Constantinople, entre en Occident par Ravenne, Gnes et semble limite l'Italie. La troisime entre en Occident trs vraisemblablement encore par Marseille et Gnes en 570, bien que ces ports ne soient pas nommment dsigns. Cette fois, l'Occident est plus svrement touch, spcialement l'Italie et la moite orientale de la Gaule. Constantinople est atteint en 573-574.

    Il en est, semble-t-il, de mme lors des quatrime et cinquime pousses qui svissent de 580 582 et de 588 591, en Occident seulement. Le fait qu'elles dbutent dans le port de Narbonne en 580 est une srieuse prsomption d'origine orientale, bien que celle-ci ne nous soit pas connue, mais on remarque encore qu'elles restent toujours limites aux rgions mditerranennes de l'Espagne, de la Gaule et de l'Italie. Leurs ravages paraissent assez srieux, surtout parce qu'elles conjuguent leurs coups avec une violente pidmie de variole, peut-tre la premire en Europe, qui frappe aussi, vers 570, semble-t-il, toute l'Europe continentale (Gr. de Tours, Hist. Franc, VI, 14 et 15) (Marius d'Avenches ?).

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    Nombre de localits et de rgions atteintes. Chaque point correspond un lieu cit par les tmoignages contemporains. On remarquera la priodicit des pousses pidmiques dont les pointes se situent tous les neufs douze ans.

    La sixime pousse de peste, de 599 600 environ, entre encore en Occident par Ravenne, Rome et Marseille, mais ne semble pas pntrer trs profondment dans les terres et les pertes sont sans doute moins leves.

    Les pousses suivantes, en 608, 618, 628, 640, 654, 684-686, 694-700, 718 et de 740 750, n'atteindront l'Occident que de faon pisodique et plus limite : Rome, Pavie, Marseille et la province d'Arles vers 654, Narbonne et sa rgion en 694, enfin la Sicile et la Calabre (aprs Carthage) en 746, Naples et l'Italie mridionale en 767.

    De cette vue trs sommaire, nous pouvons cependant dgager certaines caractristiques que l'on observera plus tard, toujours identiques, lors du troisime cycle de la peste qui s'tend du xive au xixe sicle, en particulier la non-persistance spontane de la maladie en Europe occidentale et son irruption priodique par les ports en relation avec la Mditerrane orientale. La ressemblance est pousse au point que la description de la peste de Marseille en 588, telle que la donne Grgoire de

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    Tours (Hist. Franc, IX, 22) \ peut tre reprise textuellement pour dcrire la peste de 1720 dans le mme port : l'apport par un vaisseau marchand, le mal contract par ceux qui achtent les marchandises, la maison vide de ses habitants, puis, aprs un temps de latence, le dchanement de l'pidmie dans tous les quartiers la fois, la fuite des habitants, l'vque, alors en voyage, qui revient au milieu de ses ouailles, les prires et oraisons du clerg, l'arrt de la maladie, le retour de la population et la rechute, rien ne manque ce rcit qui se rptera malheureusement trs souvent entre ces deux dates.

    Les croyances et les attitudes que suscitent les pestes du Haut Moyen Age puisent dans les traditions mdicales antiques, dans la Bible et dans les plis ancestraux des mentalits collectives. Mais elles se sont modifies, prcises et enrichies au vie sicle. Si la peste a pouss les populations dcimes recourir des superstitions paennes toujours vivaces (recours un hariolus, un sorcier, rapport par Grgoire de Tours, Liber de virtutilus sancti Iuliani, 46 a), elle les a surtout rendues plus dociles certaines croyances et pratiques chrtiennes. Replace dans un ensemble de calamits et de signes, elle a ancr dans les esprits une attente vcue du Jugement Dernier (exgse de Luc, XXI), une explication des calamits par le pch collectif, une image d'un Dieu de colre (Grgoire de Tours signale que les ariens s'en indignent), une mentalit apocalyptique et millnariste. Elle a fait ragir les fidles par un dploiement jusque-l inconnu de plerinages et de processions (Rogations institues par saint Gall au tombeau de saint Julien de Brioude, et surtout litanies ordonnes Rome par Grgoire le Grand). Grgoire le Grand, dont l'uvre devait avoir tant d'influence pendant tout le Moyen Age, a agi et crit sous l'obsession de la peste et de l'approche du Dernier Jour. Il a t, tous gards, le pape de la peste. Pour lui, les pustules de Job sont des bubons.

    L'branlement des sensibilits s'est alli, comme au xive sicle, aux ruptions sociales. Les pseudo-prophtes, qui la peste fournissait des auditoires et des disciples dociles, canalisrent les peurs et les rvoltes contre les puissants et les riches, mme si l'pidmie manifestait que Dieu frappait, croyait-on, aussi bien les riches que les pauvres, au contraire de ses habitudes.

    Les Antchrists, dont parle Grgoire de Tours (Historia Francorum, IX, 6-7, et surtout, en 590, le bcheron berrichon de l' Historia Francorum, X, 25), sont des meneurs populaires qui exploitent le dsarroi des hommes dcims par les pidmies, les disettes et surtout terroriss par l'inluctable et foudroyante peste 2.

    Mais, quelque importantes qu'aient t les rpercussions psychologiques de la

    1. Interea navis ab Spania una cum negucio solito ad portm eius adpulsa est, qui huius morbi fumitem secum nequiter deferebat. De qua cum multi civium dversa mercarentur, unam confestim domus, in quo octo anime erant, hoc contagio interfectis habitatoribus, relicta est vacua. Nec sttem hoc incendium lues per domus spargitur totas ; sed, interrupta certi temporis spacio, hee velut in sagittem flamma accensa, urbem totam morbi incendio conflagravit. Episcopus tamen urbis accessit ad locum et se infra basilice sancti Victoris septe contenuit cum paucis, qui tune cum ipso remanserant, ibique per totam urbis stragem orationibus ac vigiliis vacans, Domini miseri- cordia (m) exorabat, ut tamdem cessante interitu, populo liceret in pace quiescere. Cessit vero plaga valde mensibus duobus ; cumque iam securus populus redisset ad urbem, iterum succidentem morbo, qui redieraent unt defuncti. Sed et multis vicibus deinceps ab oc interitu gravata est.

    2. En dehors de la fuite et de la prire, les mesures prises contre le flau semblent avoir t, en Occident du moins, inexistantes. Mais un texte isol, la lettre de Gall, vque de Clermont, Didier, vque de Cahors, entre 630 et 655 (MGH, Epist. 214), montre que des vques ont eu parfois le souci d'opposer des barrages matriels l'invasion de la maladie.

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  • LA PESTE AU MOYEN AGE J.-N. BIRABEN ET J. LE GOFF

    peste du Haut Moyen Age, il ne faut pas oublier qu'elle est d'abord un phnomne dmographiqu capital. Ses points d'entre en Occident, ses voies de pntration, ses aires de diffusion rvlent quelques aspects fondamentaux de l'Occident barbare des vie- viie sicles. Le maintien d'une vie urbaine favorable l'extension de l'pidmie, la persistance du commerce venu d'Alexandrie, de Byzance, d'Afrique vers Ravenne, Rome, Gnes, Marseille, Narbonne, ces portes de la peste, parce que portes de l'Orient (Venise et Marseille en paieront le prix jusqu'aux xviie et xvine sicles), l'importance des communications fluviales et d'abord de l'axe Rhne-

    Sane se retrouvent travers la gographie des pidmies. Les textes hagiographiques, par le biais des miracles des Saints patrons, nous rvlent les frontires septentrionales du flau : la Loire, la Marne, le Rhin, les Alpes qui pousent la frontire des points de rupture de charge, des zones urbanises, des terminus des voies du commerce oriental.

    Combien les pidmies ont-elles tu d'hommes ? L'inattention des crivains du Haut Moyen Age l'estimation chiffre, leur abandon, quand ils songent une valuation quantitative, des chiffres symboliques ou exagrs, rend difficile une approximation mme trs large. A Constantinople, selon Evagre, la peste de 542-544 fit 300 000 victimes (c'aurait t la moiti ou le tiers de la population de la ville). D'autres parlent de melior pars populorum du monde entier (Victor de Tunis), imm- merabilis populus devastatus (Marius d'Avenches pour l'Italie et la Gaule en 570-571), de tota paene Hispania contrita (Chronique de Saragosse pour 542-543). Nous avons indiqu en extension gographique et en paisseur chronologique les limites relativement troites par rapport, notamment, la Grande Peste des xive- xvne sicles de la peste dans l'Occident du Haut Moyen Age. Il reste que, sans avoir tu, comme au xrve sicle, le tiers ou le quart de la population de l'Occident, elle a opr, sans aucun doute, une ponction dmographique srieuse. On peut lgitimement penser que, dans les rgions mditerranennes, malgr peut-tre quelques remontes dmographiques sans doute brves et locales, les grandes pestes du VIe sicle, associes la variole 1, ont, comme au xive sicle, transform en chute catastrophique, soit un dclin dmographique amorc au Bas Empire et acclr lors des grandes invasions, sit, selon les autres, un redressement dmographique encore rcent et mal rtabli des squelles des grandes invasions. Sous l'effet conjoncturel de ce complexe pidmique, la dmographie occidentale a d connatre, au viie sicle et dans la premire moiti du vme sicle, son point le plus bas depuis le Haut Empire romain.

    Il n'est pas interdit de spculer sur les consquences dmographiques, financires et politiques que la peste justinienne a pu produire dans le vaste espace qu'elle a touch. Certains l'ont rendue coupable du dclin (c'est vite dire au VIe sicle !) de l'Empire byzantin. Mais on peut y voir une circonstance favorable la descente des Slaves dans les Balkans et en Grce, o l'pidmie avait pu crer un vide et un appel dmographique. On peut aussi penser que la chute des rentres d'impts due la peste a puissamment obr les finances de l'Empire byzantin. Tout comme (Paul Diacre y a song) l'pidmie a pu favoriser et peut-tre susciter l'invasion de l'Italie par les Lombards, depuis longtemps stationns sa frontire septentrionale. Comme

    1. Dans les rgions plus nordiques, non atteintes par la peste, la population semble dynamique jusque vers cette poque. Cf. pour Paris mrovingien jusque vers 570-580 l'optimisme de M. Fleury dans Paris, croissance d'une capitale. Paris du Bas Empire au dbut du XIIIe sicle. Paris, 1961, pp. 73-96.

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    aussi en. Afrique du Nord (Corippus l'affirme) les Berbres indemnes y ont vu l'occasion de se rvolter contre les Byzantins. Est-ce aller trop loin que de songer que la peste a pu jouer son rle dans les succs dconcertants des Arabes en Orient et en Afrique du Nord ?

    Pour l'Occident, enfin, une hypothse est tentante. Il est sr que les les Britanniques, le Nord de la Gaule, la Germanie, dans sa majeure partie, ont t pargnes par la peste. N'y a-t-il pas eu l l'une des causes du renversement de la puissance, en Europe, du Sud vers le Nord, de la Mditerrane vers la mer du Nord ? Si l'on osait pousser loin, trop loin, sans doute, cette hypothse, on avancerait que la peste justinienne, aprs avoir peut-tre contribu expliquer Mahomet, a pu aussi expliquer Charlemagne.

    La disparition de la peste du bassin mditerranen pose un problme d'autant plus dlicat que les textes sont peu explicites : en Occident, la dernire mention certaine est celle de l'Italie du Sud en 767 ; en Orient, c'est la peste de Syrie de 740 750, o des bubons sont expressment mentionns. L'tat de la documentation ne permet malheureusement pas de savoir avec certitude la date et le lieu exact de la dernire manifestation de la maladie dans le Haut Moyen Age, et moins encore de dterminer les causes de sa disparition provisoire jusqu'au xive sicle.

    J.-N. Biraben et J. Le Goff.

    ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

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    1. Toutes les sources indiques dans ces ouvrages pour la peste du haut Moyen Age ont t vrifies en ce qui concerne l'Occident.

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    InformationsAutres contributions des auteursJacques Le GoffJean-Nel Biraben

    Cet article est cit par :Jean Andreau. Histoire des sismes et histoire conomique. Le tremblement de terre de Pompi (62 ap. J.-C.), Annales. conomies, Socits, Civilisations, 1973, vol. 28, n 2, pp. 369-395.

    Cet article cite :Yves Renouard. Consquences et intrt dmographique de la Peste noire de 1348, Population, 1948, vol. 3, n 3, pp. 459-466.

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    PlanAperu des conceptions mdicales et pidmiologiques actuelles sur la peste. Le germe. La maladie. L'pidmiologie. Contamination et formes pidmiologiques. Rservoirs de virus.

    Orientation bibliographique