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La poésie de Charles Baudelaire
Son originalité ? Poète de la modernité.
Verlaine parle de poésie de la modernité et Rimbaud le qualifie de « Premier
voyant, de Roi des poètes, de dieu »
L’univers de la poétique Baudelairienne
La modernité
Elle est définie par Baudelaire lui-même dans Le peintre de la vie
Moderne en parlant du peintre Constantin Guys, qu’il désigne sous les lettres de
C. G. pour respecter l’anonymat de cet artiste :
« Il cherche ce quelque chose qu’on nous permettra d’appeler la « modernité » ;
car il ne se présente pas de meilleur mot pour exprimer l’idée en question. Il
s’agit pour lui de dégager de la mode ce qu’elle peut contenir de poétique dans
l’historique, de tirer l’éternel du transitoire. (…) La modernité c’est le
transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est
l’éternel et l’immuable. (…) En un mot, pour que toute modernité soit digne de
devenir antiquité, il faut que la Beauté mystérieuse que la vie humaine y met
involontairement en ait été extraite »
C’est Baudelaire qui a donné à ce terme de « modernité » ses lettres de
noblesse. Baudelaire lie la modernité à la mode qui change tout le temps ; il faut
la dégager de la mode comme on extrairait de ce qui est éphémère, fugitif,
transitoire, quelque chose qui mériterait de durer, qui serait digne de l’antiquité,
voire de l’éternité. La modernité serait donc ce qui vaut de durer. ; elle désigne
donc à la fois ce qu’il y a d’impérissable et ce qu’il y a de périssable dans le
présent. Il s’agit ainsi, avec la modernité esthétique, d’inventer une mythologie
contemporaine, de poétiser la vie par le mythe, de racheter la mode par l’art, par
la peinture, par la poésie. Enfin « la modernité de Baudelaire, c’est la résistance
à un monde moderne où tout devient périssable ; c’est la volonté de conserver et
de transmettre quelque chose de durable ».
Les sources de la poétique baudelairienne
Tout est poésie chez Baudelaire et son œuvre est multiple. La poétique
baudelairienne, avant même celle de Rimbaud, veut réinventer le mot, le langage,
« le verbe ».
Il écrit des poèmes rimés ou en prose ; il réfléchit sur la démarche
poétique ; et il essaie de donner une définition de la poésie ; critique d’art, il
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publie des articles et des essais ; et c’est ainsi qu’on peut voir ses « coups de
cœur » pour deux artistes de son époque : Delacroix et Wagner, respectivement,
peintre et musicien.
Et par là-même Baudelaire définit lui-même sa propre « modernité », sans
s’en douter : il est le premier à aborder les arts de façon transversale. Pour lui la
poésie se révèle dans tous les arts : la poésie en tant que tel, la peinture, la
musique. Une véritable et belle audace pour l’époque ! La poésie rejoint alors
l’essence même de son étymologie : Poiein en grec qui veut dire « CREER », quel
que soit le genre de création.
Obligé de gagner sa vie, il devient critique d’art et critique littéraire. Il fait
paraître des articles sur Delacroix qu’il considère comme le plus grand peintre de
l’époque.
« M. Delacroix est décidément le peintre le plus original des temps anciens et des temps modernes. Cela est ainsi. Qu’y faire ? Aucun des amis de M. Delacroix, et des plus enthousiastes, n’a osé le dire simplement, crûment, impudemment, comme nous. (…) M. Delacroix restera toujours un peu contesté, juste autant qu’il faut pour ajouter quelques éclairs à son auréole. Et tant mieux ! Il a le droit d’être toujours jeune, car il ne nous a pas trompés, lui, il ne nous a pas menti comme quelques idoles ingrates que nous avons portées dans nos panthéons »,
Salons de 1845.
Delacroix est romantique et coloriste, et ces deux qualités font de lui l’artiste
moderne par excellence, mais cela n’exclut pas qu’il soit aussi un grand
dessinateur, l’égal des meilleurs, ni qu’il puisse rivaliser avec les artistes les plus
classiques :
« Nous ne connaissons, à Paris, que deux hommes qui dessinent aussi bien que M. Delacroix, l’un d’une manière analogue, l’autre dans une méthode contraire. – L’un est M. Daumier, le caricaturiste ; l’autre M. Ingres, le grand peintre, l’adorateur rusé de Raphael. (…) Daumier dessine peut-être mieux que Delacroix, si l’on veut préférer les qualités saines, bien portantes, aux facultés étranges et étonnantes d’un grand génie malade de génie ; M. Ingres, si amoureux du détail, dessine peut-être mieux que tous les deux, si l’on préfère les finesses laborieuses à l’harmonie de l’ensemble, et le caractère du morceau au caractère de la composition, mais (…), aimons-les tous les trois. » Pour Baudelaire, les caricatures ont toujours été « le miroir le plus fidèle de la vie », c’est-à-dire de la vie moderne, de la mode dans ce qu’elle a de fugitif et
d’éternel à la fois. Pour Baudelaire, l’artiste doit exprimer son temps et
Delacroix est moderne par « la mélancolie singulière et opiniâtre qui s’exhale de toutes ses œuvres » ; il est moderne parce qu’il « est le peintre de la douleur » :
« C’est à cause de cette qualité toute moderne et toute nouvelle que Delacroix est la dernière expression du progrès dans l’art. Héritier de la grande tradition, c’est-à-dire de l’ampleur, de la noblesse et de la pompe dans la composition, et
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digne successeur des vieux maîtres, il a de plus qu’eux la maîtrise de la douleur, la passion, le geste ! C’est vraiment là ce qui fait l’importance de sa grandeur. (…) Otez Delacroix, la grande chaîne de l’histoire est rompue et s’écroule à terre. » Pour Baudelaire, Delacroix est à la fois classique et moderne et, bien plus, il
élève le moderne à la hauteur du classique. Il cherche ce qui fait la spécificité de
Delacroix et semble la trouver dans l’imagination et le rêve : « C’est l’infini dans le fini ». Et Delacroix restera pour toujours le modèle de l’artiste.
« Glorifier le culte des images¸(ma grande, mon unique, ma primitive passion) »
dit-il dans Mon cœur mis à nu. Primitive sans doute parce que le père, disparu
trop tôt et bien-aimé, était peintre !
Quant à Wagner, il prendra sa défense envers et contre tous ! D’emblée,
Baudelaire voit en lui un rénovateur de la musique de son temps. Le 25 janvier
1860 il va écouter au Théâtre italien des extraits de Tannhauser et de Lohengrin
ainsi que l’ouverture du vaisseau fantôme, dirigé par Wagner lui-même ; le poète
écrit alors à l’un de ses amis : « Je n’ose plus parler de Wagner ; ça a été, cette
musique, une des grandes réjouissances de ma vie ; il y a bien 15 ans que je n’ai
senti pareil enlèvement » alors même que la presse se déchaîne contre ce
révolutionnaire de l’art, ce « Marat de la musique », ce fossoyeur du bon goût !
Baudelaire, outré par la bêtise de ses concitoyens, adresse une lettre
remarquable à Wagner, qui apparaît comme « un cri de reconnaissance » :
« Avant tout je veux vous dire que je vous dois la plus grande réjouissance musicale que j’aie jamais éprouvée. (…) Ce que j’ai éprouvé est indescriptible, et si vous daignez ne pas rire, j’essaierai de vous le traduire. D’abord, il m’a semblé que je connaissais cette musique. (…) Il me semblait que cette musique était la mienne, et je la reconnaissais comme tout homme reconnaît les choses qu’il est destiné à aimer. Ensuite le caractère qui m’a principalement frappé, ça a été la grandeur. Cela représente le grand, et cela pousse au grand. (…) . » Wagner lui en sera reconnaissant.
Un autre auteur fera l’admiration de Baudelaire : Edgar Allan Poe. Baudelaire ne
le rencontrera jamais non plus mais il le considère comme « son frère outre-
Atlantique ». Ce qui les rapproche ? Les désordres de leur vie, l’alcoolisme, la
misère, la paresse et les hallucinations sataniques. Et Baudelaire se sent
moralement obligé de lui rendre hommage après sa mort en 1849 à Baltimore.
« Le caractère, le génie, le style d’un homme est formé par les circonstances en
apparence vulgaires de sa première jeunesse. Edgar Allan Poe, ivrogne, pauvre,
persécuté, paria, me plaît plus que, calme et vertueux, un Goethe ou un W.
Scott. »
Il n’est donc pas étonnant qu’il se lance dans le travail énorme de la traduction de
ses Histoires extraordinaires. De cette admiration pour le poète et romancier
maudit naîtra cette obsession et cette image du poète rejeté et maudit, exclu
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des maisons honorables et notamment de sa famille, victime de Dieu et ami de
Satan mais avec une aspiration constante vers le Ciel et les âmes pures qui
l’habitent, véritable dualité de l’âme. (A lire le poème « Bénédiction », qui est un
vrai reniement de la mère.)
En 1857, à 46 ans, il fait publier Les fleurs du Mal. Et la célébrité n’est pas celle
qu’il escomptait, puisqu’elle ne sera due qu’au procès que la justice lui attentera
pour outrages aux bonnes mœurs. Condamné sous le joug du même Procureur
général que Flaubert, Ernest Pinard, le poète voit son recueil amputer de 6
poèmes (cf le cours précédent sur E.Toile.) et de là se fait la fracture définitive
entre l’artiste et son public. On l’accuse d’obscénité et le poète connaîtra alors la
tentation du suicide. Tiraillé, mutilé, il se recroqueville sur lui-même et Jean-Paul
Sartre dira de lui « Baudelaire s’est choisi comme poète maudit ».
Remarquable sa poétique est donc marquée par trois points essentiels :
Aborder tous les arts de façon transversale (Delcroix, Wagner et Poe)
La malédiction du poète maudit face à l’Humanité. (Poe / procès de son recueil)
La modernité ou la recherche de la beauté éternelle.
L’esthétique baudelairienne
Le romantisme novateur :
« Pour moi le romantisme est l’expression la plus récente, la plus actuelle
du Beau. (…) Qui dit romantisme dit art moderne – c’est-à-dire intimité,
spiritualité, couleur, aspiration vers l’infini, exprimées par tous les moyens que
contiennent les arts. »
Le romantisme a en effet voulu libérer le langage, les mots et a ouvert des
perspectives aux artistes dès le début du XIXème siècle. Mais Baudelaire tente
de dépasser les critères du romantisme du début du siècle, qui donnait toute
liberté aux épanchements du « moi », avec aussi tous ces excès et même sa
grandiloquence. Proche de Théophile Gautier qui a été un grand défenseur de ce
romantisme de la première époque et de V. Hugo, il se laisse pourtant séduire par
le mouvement qui commence à émerger à la moitié du siècle, l’Art pour l’Art ;
mouvement en pure réaction contre les abus romantiques. Il en profite alors pour
égratigner Hugo qu’il a cessé d’aimer : « Monsieur V. Hugo dont je ne veux
certainement pas diminuer la noblesse et la majesté, est un ouvrier beaucoup
plus adroit qu’inventif, un travailleur bien plus correct que créateur. Monsieur V.
Hugo est devenu un peintre en poésie ; Delacroix toujours respectueux de son
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idéal, est souvent à son insu, un poète en peinture. » Petit coup de griffe au chef
de fil du romantisme dont il se défiera jusqu’à sa mort. L’essai sur la Belgique
qu’il écrit lors de son ultime séjour à Bruxelles et intitulé Pauvre Belgique ! est
sans doute bien dû à la famille Hugo qui y résidait en attendant le retour du
poète encore à Guernesey.
Le Parnasse :
Ce mouvement littéraire a eu beaucoup plus d’importance qu’on ne le croit à
cette époque. Théophile Gautier en est s ns aucun doute l’initiateur. Peu à peu
lassé de ce romantisme trop larmoyant souvent, Gautier se consacre à ce
mouvement qui refuse les excès, les épanchements qu’il dit appauvrir le langage.
Il faut dorénavant porter son talent sur les mots, leur agencement, la structure
du poème qu’il faut ciseler, comme le joaillier cisèle son bijou.
José Maria de Hérédia, Théodore de Banville et Leconte de Lisle seront
les « mentor » de ce mouvement qui recherche la beauté du poème.
Pour Baudelaire, cette idée de structure et de recherche du Beau est
séduisante. Parlant du sonnet – forme travaillée et recherchée des Parnassiens -,
Baudelaire dit que « parce que la forme est contraignante, l’idée en est plus
intense ». Pour lui un poème est fait de mots sculptés, ciselés, de sentiments
aussi mais avant tout de mots travaillés. (CF le poème « La beauté » : c’est la
naissance de l’idée ; jaillissement d’une beauté minérale, chère à Baudelaire.)
Le poème « L’invitation au voyage » allie ainsi les idées romantiques mais par le
côté descriptif, l’ordre et l’accès à la beauté ainsi que par le calme qui se dégage
du poème, aux théories du Parnasse.
Joseph de Mestre :
Joseph de Mestre est un contre-révolutionnaire, qui veut un retour à la
religion, et prône le retour du péché originel. Avec lui, Baudelaire croit désormais
à l’universalité du Mal. Et pour lui le seul progrès de l’Humanité serait dans « la
diminution des traces du péché originel » (dans Mon cœur mis à nu), c’est-à-dire
dans la « conscience du mal ».
Sous l’influence de la pensée de Joseph de Mestre, Baudelaire va créer la
théorie des Correspondances et fait naître l’analogie entre le monde visible et
invisible (correspondance verticale) et entre les divers sens, théorie horizontale
ou synesthésies. Voir le poème clé de cette théorie, « Correspondances ».
Pour lui on vit dans le visible, reconnaissable aux signes qui en sont la
réalité supérieure ; mais les signes sont interprétés bien que toujours voilés, par
l’instinct du Beau grâce aux correspondances.
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Correspondances
La Nature est un temple où de vivants piliers Laissent parfois sortir de confuses paroles ; L'homme y passe à travers des forêts de symboles Qui l'observent avec des regards familiers. Comme de longs échos qui de loin se confondent Dans une ténébreuse et profonde unité, Vaste comme la nuit et comme la clarté, Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. II est des parfums frais comme des chairs d'enfants, Doux comme les hautbois, verts comme les prairies, - Et d'autres, corrompus, riches et triomphants, Ayant l'expansion des choses infinies, Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens, Qui chantent les transports de l'esprit et des sens. Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal , 1857
La nature est le sujet des regards par une correspondance verticale ; les
sens et l’esprit correspondent entre eux lors d’un élargissement dans le Poème,
c’est la correspondance horizontale.
Ainsi le poète est-il le seul à pouvoir appréhender l’unité de l’univers. Il se
sépare des autres mais la contemplation le voue à la solitude. (CF La vie
antérieure :
La vie antérieure J'ai longtemps habité sous de vastes portiques Que les soleils marins teignaient de mille feux Et que leurs grands piliers, droits et majestueux, Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques. Les houles, en roulant les images des cieux,
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Mêlaient d'une façon solennelle et mystique Les tout-puissants accords de leur riche musique Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux. C'est là que j'ai vécu dans les voluptés calmes, Au milieu de l'azur, des vagues, des splendeurs Et des esclaves nus, tout imprégnés d'odeurs, Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes, Et dont l'unique soin était d'approfondir Le secret douloureux qui me faisait languir.
On peut aisément remarquer l’espace chaleureux et dégagé du poème, une
sorte « d’élargissement cosmique » avec les pluriels : Les houles / Les soleils et
les sonorités qui disent le paysage ; les sens correspondent entre eux : l’ouie, la
vue et le toucher…Structure précise du sonnet qui pourtant avait été écrite tout
d’abord sous la forme de 3 quatrains + 1 distique accumulant les sonorités en -i-
pour montrer la permanence du Spleen même au cœur de l’Idéal peint dans les
quatrains.
Le Spleen, étymologiquement la bile noire, mène au vice et l’homme est alors vu
comme la créature déchue, écartelée par l’attirance vers le Bien et l’attirance
vers le Mal. Baudelaire exprime cela dans Mon cœur mis à nu. Il y a la joie de
monter mais surtout la joie de descendre rejoindre Satan…Voilà le chemin du
Spleen.
Cette dualité structure Les Fleurs du Mal : mais comment atteindre le ciel et le
Beau ? Comment atteindre l’Idéal ? Comment supporter le Spleen ? Comment
vivre avec Satan ? Rien ne semble pouvoir répondre à l’Idéal ni au Spleen ! La
seule issue possible est ce qui est exprimé dans le dernier poème des Fleurs du
Mal : La Mort. (Strophe VIII)
Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l'ancre ! Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons ! Si le ciel et la mer sont noirs comme de l'encre, Nos coeurs que tu connais sont remplis de rayons ! Verse-nous ton poison pour qu'il nous réconforte ! Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau, Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe ? Au fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau !
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Ainsi Baudelaire, fort de l’influence du romantisme, de Joseph de Mestre,
des romantiques et des Parnassiens, va-t-il trouver une nouvelle écriture, tout en
dualité, une quête du Beau qui passe par la magie du langage et la liberté des
mots. Cette voie sera largement confirmée par Rimbaud qui comptait sur les
mots pour « changer le monde ». Il ne veut imposer aucun langage ; le poète doit
agir sur le lecteur par les diverses tonalités qu’il sait développer ; le lecteur est
donc appelé à être un lecteur actif, et non pas à être celui qui épouse les mots du
Poète ! Le lecteur doit sentir tout ce que le poète dit et cache à la fois. (CF « La
charogne »)
Une charogne Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme, Ce beau matin d'été si doux : Au détour d'un sentier une charogne infâme Sur un lit semé de cailloux, Les jambes en l'air, comme une femme lubrique, Brûlante et suant les poisons, Ouvrait d'une façon nonchalante et cynique Son ventre plein d'exhalaisons. Le soleil rayonnait sur cette pourriture, Comme afin de la cuire à point, Et de rendre au centuple à la grande Nature Tout ce qu'ensemble elle avait joint ; Et le ciel regardait la carcasse superbe Comme une fleur s'épanouir. La puanteur était si forte, que sur l'herbe Vous crûtes vous évanouir. Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride, D'où sortaient de noirs bataillons De larves, qui coulaient comme un épais liquide Le long de ces vivants haillons. Tout cela descendait, montait comme une vague, Ou s'élançait en pétillant ; On eût dit que le corps, enflé d'un souffle vague, Vivait en se multipliant. Et ce monde rendait une étrange musique,
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Comme l'eau courante et le vent, Ou le grain qu'un vanneur d'un mouvement rythmique Agite et tourne dans son van. Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve, Une ébauche lente à venir, Sur la toile oubliée, et que l'artiste achève Seulement par le souvenir. Derrière les rochers une chienne inquiète Nous regardait d'un oeil fâché, Epiant le moment de reprendre au squelette Le morceau qu'elle avait lâché. - Et pourtant vous serez semblable à cette ordure, A cette horrible infection, Etoile de mes yeux, soleil de ma nature, Vous, mon ange et ma passion ! Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces, Après les derniers sacrements, Quand vous irez, sous l'herbe et les floraisons grasses, Moisir parmi les ossements. Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine Qui vous mangera de baisers, Que j'ai gardé la forme et l'essence divine De mes amours décomposés ! Bien remarquer la provocation du poète bien sûr ! Il s’inspire du poème de
Ronsard quand vous serez bien vieille… Ici Baudelaire, à la différence de
Ronsard, qui lui, donne une beauté d’ordre poétique, donne une sorte d’éternité
textuelle ; ce poème illustre parfaitement la poétique transversale du poète :
Musique / Peinture : c’est l’ébauche du peintre et une série de déplacements
métaphoriques qui fondent toute l’esthétique Baudelairienne.
« Tu m’as donné ta boue / J’en ai fait de l’or. »
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La modernité des images :
A lire absolument Le Spleen. Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis, Et que de l'horizon embrassant tout le cercle Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits ; Quand la terre est changée en un cachot humide, Où l'Espérance, comme une chauve-souris, S'en va battant les murs de son aile timide Et se cognant la tête à des plafonds pourris ; Quand la pluie étalant ses immenses traînées D'une vaste prison imite les barreaux, Et qu'un peuple muet d'infâmes araignées Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux, Des cloches tout à coup sautent avec furie Et lancent vers le ciel un affreux hurlement, Ainsi que des esprits errants et sans patrie Qui se mettent à geindre opiniâtrement. - Et de longs corbillards, sans tambours ni musique, Défilent lentement dans mon âme ; l'Espoir, Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique, Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir. Les images ici, et les allégories, se déchaînent. La métaphore du couvercle dès le
début laisse peser une sorte de transcendance rabattue / Les araignées/ Les
chauve-souris/ le corbillard/ La pluie dessinent un paysage d’enfermement
insupportable au point qu’il y a une totale « dépersonnalisation » du poète :
jamais « je », juste une fois « mon crâne » à la fin du poème et fort
discrètement. Toutes ces accumulations disent la peur, le gouffre et le poète ici
nous montre « comment se fait l’acte poétique »
CONCLUSION en compagnie de deux critiques baudelairiens :
Yves Bonnefoy : « La poésie, c’est redonner le pouvoir aux mots »
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Ce poète n’aime pas l’atmosphère d’enfermement de Baudelaire dans le Spleen et
Les Fleurs du Mal ; il préfère nettement Les tableaux parisiens. Il assure que
Baudelaire à partir de ces tableaux « s’est ressaisi » : pour lui, Baudelaire ouvre
la porte de sa prison, va avoir enfin accès à l’autre, compatir aux douleurs des
autres, il quitte son Idéal pour redescendre parmi les autres et enfin les
« regarder » comme des humains semblables à lui. L’Idéal et sa quête l’a mené à
la solitude contemplative mais le voici de retour parmi les hommes avec des
poèmes tels que « Le cygne », véritable poésie de la modernité :
A Victor Hugo. I Andromaque, je pense à vous ! Ce petit fleuve, Pauvre et triste miroir où jadis resplendit L'immense majesté de vos douleurs de veuve, Ce Simoïs menteur qui par vos pleurs grandit, A fécondé soudain ma mémoire fertile, Comme je traversais le nouveau Carrousel. Le vieux Paris n'est plus (la forme d'une ville Change plus vite, hélas ! que le coeur d'un mortel) ; Je ne vois qu'en esprit, tout ce camp de baraques, Ces tas de chapiteaux ébauchés et de fûts, Les herbes, les gros blocs verdis par l'eau des flaques, Et, brillant aux carreaux, le bric-à-brac confus. Là s'étalait jadis une ménagerie ; Là je vis, un matin, à l'heure où sous les cieux Froids et clairs le travail s'éveille, où la voirie Pousse un sombre ouragan dans l'air silencieux, Un cygne qui s'était évadé de sa cage, Et, de ses pieds palmés frottant le pavé sec, Sur le sol raboteux traînait son blanc plumage. Près d'un ruisseau sans eau la bête ouvrant le bec Baignait nerveusement ses ailes dans la poudre, Et disait, le coeur plein de son beau lac natal :
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" Eau, quand donc pleuvras-tu ? quand tonneras-tu, foudre ? " Je vois ce malheureux, mythe étrange et fatal, Vers le ciel quelquefois, comme l'homme d'Ovide, Vers le ciel ironique et cruellement bleu, Sur son cou convulsif tendant sa tête avide, Comme s'il adressait des reproches à Dieu ! II Paris change ! mais rien dans ma mélancolie N'a bougé ! palais neufs, échafaudages, blocs, Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie, Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs. Aussi devant ce Louvre une image m'opprime : Je pense à mon grand cygne, avec ses gestes fous, Comme les exilés, ridicule et sublime, Et rongé d'un, désir sans trêve ! et puis à vous, Andromaque, des bras d'un grand époux tombée, Vil bétail, sous la main du superbe Pyrrhus, Auprès d'un tombeau vide en extase courbée ; Veuve d'Hector, hélas ! et femme d'Hélénus ! Je pense à la négresse, amaigrie et phtisique, Piétinant dans la boue, et cherchant, l'oeil hagard, Les cocotiers absents de la superbe Afrique Derrière la muraille immense du brouillard ; A quiconque a perdu ce qui ne se retrouve Jamais, jamais ! à ceux qui s'abreuvent de pleurs Et tètent la douleur comme une bonne louve ! Aux maigres orphelins séchant comme des fleurs ! Ainsi dans la forêt où mon esprit s'exile Un vieux Souvenir sonne à plein souffle du cor ! Je pense aux matelots oubliés dans une île, Aux captifs, aux vaincus !... à bien d'autres encor !
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Il reprend conscience que les humains sont là, près de lui :
« Je pense aux matelots oubliés dans une île,
Aux captifs, aux vaincus !... A bien d'autres encor ! »
Pour Antoine Compagnon, Baudelaire, l’irréductible, c’est le titre du livre
qu’il consacre au grand poète. Irréductible, en effet car on ne peut le réduire à
un seul aspect.
Baudelaire écrit : « Il y a dans tout homme, à tout heure, deux postulations, l’une
vers Dieu, l’autre vers Satan. L’invocation à Dieu, ou spiritualité, est un désir de
monter en grade ; celle de Satan, ou animalité, est une joie de descendre. » Mon
cœur mis à nu.
Tout est dualité et le Beau qu’il essaie de trouver aussi : réel, multiple et
éphémère (La charogne / A une passante). Et il voulait en trouver l’éternité, la
signification éternelle.