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La poésie engagée « Encrier contre canon. L'encrier brisera les canons » Victor Hugo Texte 1 : Agrippa d'Aubigné (1552-1630), Les Tragiques, « Je veux peindre la France » (vers 97 -130) Un poème sur la France déchirée par les guerres de religion au XVIe siècle, la France est représentée par une allégorie : une mère et ses deux enfants (les catholiques et les protestants) qui se battent en un combat mortel Je veux peindre la France une mère affligée, Qui est, entre ses bras, de deux enfants chargée. Le plus fort, orgueilleux, empoigne les deux bouts Des tétins nourriciers ; puis, à force de coups D'ongles, de poings, de pieds, il brise le partage Dont nature donnait à son besson l'usage ; Ce voleur acharné, cet Esaü malheureux, Fait dégât du doux lait qui doit nourrir les deux, Si que, pour arracher à son frère la vie, Il méprise la sienne et n'en a plus d'envie. Mais son Jacob, pressé d'avoir jeûné meshui, Ayant dompté longtemps en son cœur son ennui, À la fin se défend, et sa juste colère Rend à l'autre un combat dont le champ et la mère. Ni les soupirs ardents, les pitoyables cris, Ni les pleurs réchauffés ne calment leurs esprits ; Mais leur rage les guide et leur poison les trouble, Si bien que leur courroux par leurs coups se redouble. Leur conflit se rallume et fait si furieux Que d'un gauche malheur ils se crèvent les yeux. Cette femme éplorée, en sa douleur plus forte, Succombe à la douleur, mi-vivante, mi-morte ; Elle voit les mutins tout déchirés, sanglants, Qui, ainsi que du cœur, des mains se vont cherchant. Quand, pressant à son sein d'une amour maternelle Celui qui a le droit et la juste querelle, Elle veut le sauver, l'autre qui n'est pas las Viole en poursuivant l'asile de ses bras. Adonc se perd le lait, le suc de sa poitrine ; Puis, aux derniers abois de sa proche ruine, Elle dit : « Vous avez, félons, ensanglanté Le sein qui vous nourrit et qui vous a porté ; Or vivez de venin, sanglante géniture, Je n'ai plus que du sang pour votre nourriture ! » Texte 2 : Jean de La Fontaine (1621-1695), Fables, « Les animaux malades de la peste », Livre VII, 1 Une fable contre l’injustice de la jstice Un mal qui répand la terreur, Mal que le ciel en sa fureur (1) Inventa pour punir les crimes de la terre, La peste (puisqu'il faut l'appeler par son nom), Capable d'enrichir en un jour l'Achéron, (2) Faisait aux animaux la guerre. Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés : On n'en voyait point d'occupés À chercher le soutien d'une mourante vie ; (3) Nul mets n'excitait leur envie, Ni loups ni renards n'épiaient La douce et l'innocente proie; Les tourterelles se fuyaient : Plus d'amour, partant (4) plus de joie. Le lion tint conseil, et dit: Mes chers amis, Je crois que le Ciel a permis Pour nos péchés cette infortune ; Que le plus coupable de nous Se sacrifie aux traits du céleste courroux ; Peut-être il obtiendra la guérison commune. L'histoire nous apprend qu'en de tels accidents (5) On fait de pareils dévouements : (6) Ne nous flattons (7) donc point ; voyons sans indulgence L'état de notre conscience. Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons, J'ai dévoré force moutons ; Que m'avaient-ils fait ? Nulle offense (8) ; Même il m'est arrivé quelquefois de manger Le berger. Je me dévouerai donc, s'il le faut : mais je pense Qu'il est bon que chacun s'accuse ainsi que moi Car on doit souhaiter, selon toute justice, Que le plus coupable périsse. - Sire, dit le renard, vous êtes trop bon roi ; Vos scrupules font voir trop de délicatesse ; Eh bien, manger moutons, canaille, sotte espèce. Est-ce un pêché? Non, non. Vous leur fîtes, Seigneur, En les croquant, beaucoup d'honneur; Et quant au berger, l'on peut dire Qu'il était digne de tous maux, Étant de ces gens-là qui sur les animaux Se font un chimérique empire. Ainsi dit le renard , et flatteurs d'applaudir. On n'osa trop approfondir Du tigre, ni de l'ours, ni des autres puissances Les moins pardonnables offenses. Tous les gens querelleurs, jusqu'aux simples mâtins (9), Au dire de chacun, étaient de petits saints. L'âne vint à son tour, et dit : J'ai souvenance Qu'en un pré de moines passant, La faim, l'occasion, l'herbe tendre, et je pense, Quelque diable aussi me poussant, Je tondis de ce pré la largeur de ma langue. Je n'en avais nul droit, puisqu'il faut parler net. À ces mots on cria haro (10) sur le baudet. Un loup quelque peu clerc (11) prouva par sa harangue Qu'il fallait dévouer ce maudit animal, Ce pelé, ce galeux, d'où venait tout le mal. Sa peccadille fut jugée un cas pendable. Manger l'herbe d'autrui ! quel crime abominable ! Rien que la mort n'était capable D'expier son forfait : on le lui fit bien voir. Selon que vous serez puissant ou misérable, Les jugements de cour (12) vous rendront blanc ou noir. (1) "Se dit quelquefois de la colère de Dieu" (dict. de l'Académie 1694) (2) dans la mythologie : Fleuve des Enfers, frontière du royaume des Morts. (3) à chercher à se nourrir (4) par conséquent (5) ce qui arrive par hasard, ici : malheur imprévu (6) le dévouement est pris au sens de vouer aux dieux infernaux comme victime, sacrifier. (7) ne nous traitons point avec douceur (8) tort qu'on fait à quelqu'un (9) chien dressé à la garde d'une cour, d'un troupeau (10) Exclamation en usage à l'époque pour arrêter les malfaiteurs (11) habile, qui est savant (12) cour de justice

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La poésie engagée « Encrier contre canon. L'encrier brisera les canons » Victor Hugo

Texte 1 : Agrippa d'Aubigné (1552-1630), Les Tragiques, « Je veux peindre la France » (vers 97 -130) Un poème sur la France déchirée par les guerres de religion au XVIe siècle, la France est représentée par une allégorie : une mère et ses deux enfants (les catholiques et les protestants) qui se battent en un combat mortel Je veux peindre la France une mère affligée, Qui est, entre ses bras, de deux enfants chargée. Le plus fort, orgueilleux, empoigne les deux bouts Des tétins nourriciers ; puis, à force de coups D'ongles, de poings, de pieds, il brise le partage Dont nature donnait à son besson l'usage ; Ce voleur acharné, cet Esaü malheureux, Fait dégât du doux lait qui doit nourrir les deux, Si que, pour arracher à son frère la vie, Il méprise la sienne et n'en a plus d'envie. Mais son Jacob, pressé d'avoir jeûné meshui, Ayant dompté longtemps en son cœur son ennui, À la fin se défend, et sa juste colère Rend à l'autre un combat dont le champ et la mère. Ni les soupirs ardents, les pitoyables cris, Ni les pleurs réchauffés ne calment leurs esprits ; Mais leur rage les guide et leur poison les trouble, Si bien que leur courroux par leurs coups se redouble.

Leur conflit se rallume et fait si furieux Que d'un gauche malheur ils se crèvent les yeux. Cette femme éplorée, en sa douleur plus forte, Succombe à la douleur, mi-vivante, mi-morte ; Elle voit les mutins tout déchirés, sanglants, Qui, ainsi que du cœur, des mains se vont cherchant. Quand, pressant à son sein d'une amour maternelle Celui qui a le droit et la juste querelle, Elle veut le sauver, l'autre qui n'est pas las Viole en poursuivant l'asile de ses bras. Adonc se perd le lait, le suc de sa poitrine ; Puis, aux derniers abois de sa proche ruine, Elle dit : « Vous avez, félons, ensanglanté Le sein qui vous nourrit et qui vous a porté ; Or vivez de venin, sanglante géniture, Je n'ai plus que du sang pour votre nourriture ! »

Texte 2 : Jean de La Fontaine (1621-1695), Fables, « Les animaux malades de la peste », Livre VII, 1 Une fable contre l’injustice de la jstice Un mal qui répand la terreur, Mal que le ciel en sa fureur (1) Inventa pour punir les crimes de la terre, La peste (puisqu'il faut l'appeler par son nom), Capable d'enrichir en un jour l'Achéron, (2) Faisait aux animaux la guerre. Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés : On n'en voyait point d'occupés À chercher le soutien d'une mourante vie ; (3) Nul mets n'excitait leur envie, Ni loups ni renards n'épiaient La douce et l'innocente proie; Les tourterelles se fuyaient : Plus d'amour, partant (4) plus de joie. Le lion tint conseil, et dit: Mes chers amis, Je crois que le Ciel a permis Pour nos péchés cette infortune ; Que le plus coupable de nous Se sacrifie aux traits du céleste courroux ; Peut-être il obtiendra la guérison commune. L'histoire nous apprend qu'en de tels accidents (5) On fait de pareils dévouements : (6) Ne nous flattons (7) donc point ; voyons sans indulgence L'état de notre conscience. Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons, J'ai dévoré force moutons ; Que m'avaient-ils fait ? Nulle offense (8) ; Même il m'est arrivé quelquefois de manger Le berger. Je me dévouerai donc, s'il le faut : mais je pense Qu'il est bon que chacun s'accuse ainsi que moi Car on doit souhaiter, selon toute justice, Que le plus coupable périsse.

- Sire, dit le renard, vous êtes trop bon roi ; Vos scrupules font voir trop de délicatesse ; Eh bien, manger moutons, canaille, sotte espèce. Est-ce un pêché? Non, non. Vous leur fîtes, Seigneur, En les croquant, beaucoup d'honneur; Et quant au berger, l'on peut dire Qu'il était digne de tous maux, Étant de ces gens-là qui sur les animaux Se font un chimérique empire. Ainsi dit le renard , et flatteurs d'applaudir. On n'osa trop approfondir Du tigre, ni de l'ours, ni des autres puissances Les moins pardonnables offenses. Tous les gens querelleurs, jusqu'aux simples mâtins (9), Au dire de chacun, étaient de petits saints. L'âne vint à son tour, et dit : J'ai souvenance Qu'en un pré de moines passant, La faim, l'occasion, l'herbe tendre, et je pense, Quelque diable aussi me poussant, Je tondis de ce pré la largeur de ma langue. Je n'en avais nul droit, puisqu'il faut parler net. À ces mots on cria haro (10) sur le baudet. Un loup quelque peu clerc (11) prouva par sa harangue Qu'il fallait dévouer ce maudit animal, Ce pelé, ce galeux, d'où venait tout le mal. Sa peccadille fut jugée un cas pendable. Manger l'herbe d'autrui ! quel crime abominable ! Rien que la mort n'était capable D'expier son forfait : on le lui fit bien voir. Selon que vous serez puissant ou misérable, Les jugements de cour (12) vous rendront blanc ou noir.

(1) "Se dit quelquefois de la colère de Dieu" (dict. de l'Académie 1694) (2) dans la mythologie : Fleuve des Enfers, frontière du royaume des Morts. (3) à chercher à se nourrir (4) par conséquent (5) ce qui arrive par hasard, ici : malheur imprévu (6) le dévouement est pris au sens de vouer aux dieux infernaux comme victime, sacrifier. (7) ne nous traitons point avec douceur (8) tort qu'on fait à quelqu'un (9) chien dressé à la garde d'une cour, d'un troupeau (10) Exclamation en usage à l'époque pour arrêter les malfaiteurs (11) habile, qui est savant (12) cour de justice

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Texte 3 : Victor Hugo (1802-1885), Les Contemplations, Livre III « Les luttes et les Rêves », II, vers 113 à 146 « Melancholia »(écrit en juillet 1838) Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ? Ces doux êtres pensifs, que la fièvre maigrit ? Ces filles de huit ans qu'on voit cheminer seules ? Ils s'en vont travailler quinze heures sous des meules ; Ils vont, de l'aube au soir, faire éternellement Dans la même prison le même mouvement. Accroupis sous les dents d'une machine sombre, Monstre hideux qui mâche on ne sait quoi dans l'ombre, Innocents dans un bagne, anges dans un enfer, Ils travaillent. Tout est d'airain, tout est de fer. Jamais on ne s'arrête et jamais on ne joue. Aussi quelle pâleur! la cendre est sur leur joue.

Il fait à peine jour, ils sont déjà bien las Ils ne comprennent rien à leur destin, hélas ! Ils semblent dire à Dieu : "Petits comme nous sommes, Notre père, voyez ce que nous font les hommes !" Ô servitude infâme imposée à l'enfant ! Rachitisme! travail dont le souffle étouffant Défait ce qu'a fait Dieu ; qui tue, oeuvre insensée, La beauté sur les fronts, dans les coeurs la pensée, Et qui ferait - c'est là son fruit le plus crétin !- D'Apollon un bossu, de Voltaire un crétin ! Travail mauvais qui prend l'âge tendre en sa serre, Qui produit la richesse en créant la misère, Qui se sert d'un enfant ainsi que d'un outil.

Texte 4 : Victor Hugo, Les Châtiments, « Fable ou Histoire » (III, 3) Un jour, maigre et sentant un royal appétit, Un singe d'une peau de tigre se vêtit. Le tigre avait été méchant ; lui, fut atroce. Il avait endossé le droit d'être féroce. Il se mit à grincer des dents, criant : Je suis Le vainqueur des halliers, le roi sombre des nuits ! Il s'embusqua, brigand des bois, dans les épines ; Il entassa l'horreur, le meurtre, les rapines, Égorgea les passants, dévasta la forêt, Fit tout ce qu'avait fait la peau qui le couvrait. Il vivait dans un antre, entouré de carnage. Chacun, voyant la peau, croyait au personnage. Il s'écriait, poussant d'affreux rugissements : Regardez, ma caverne est pleine d'ossements ; Devant moi tout recule et frémit, tout émigre, Tout tremble ; admirez-moi, voyez, je suis un tigre ! Les bêtes l'admiraient, et fuyaient à grands pas Un belluaire vint, le saisit dans ses bras, Déchira cette peau comme on déchire un linge, Mit à nu ce vainqueur, et dit : Tu n'es qu'un singe ! Jersey, septembre 1852 Texte 5 : Arthur Rimbaud (1854-1891), « Les Effarés » Noirs dans la neige et dans la brume, Au grand soupirail qui s'allume,

Leurs culs en rond,

À genoux, cinq petits,-misère!- Regardent le boulanger faire

Le lourd pain blond...

Ils voient le fort bras blanc qui tourne La pâte grise, et qui l'enfourne

Dans un trou clair.

Ils écoutent le bon pain cuire. Le boulanger au gras sourire

Chante un vieil air.

Ils sont blottis, pas un ne bouge Au souffle du soupirail rouge

Chaud comme un sein.

Et quand, pendant que minuit sonne, Façonné, pétillant et jaune,

On sort le pain ;

Quand, sous les poutres enfumées Chantent les croûtes parfumées Et les grillons ; Quand ce trou chaud souffle la vie; Ils ont leur âme si ravie

Sous leurs haillons,

Ils se ressentent si bien vivre, Les pauvres petits pleins de givre, !

-Qu'ils sont là, tous,

Collant leurs petits museaux roses Au grillage, chantant des choses,

Entre les trous,

Mais bien bas, -comme une prière... Repliés vers cette lumière

Du ciel rouvert,

-Si fort, qu'ils crèvent leur culotte -Et que leur lange blanc tremblotte

Au vent d'hiver... 20 septembre 1870

Effarés : Qui ressent, manifeste un grand trouble, une grande peur. Effaré signifie à la fois étonné et inquiet.. Soupirail : ouverture donnant un peu d'air et de lumière à un sous-sol. Grillons : insecte sauteur de couleur noire dont une espèce vit dans les cuisines et les boulangeries.

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Texte 6 : Arthur Rimbaud, « Le Dormeur du val » 5 10

C'est un trou de verdure où chante une rivière, Accrochant follement aux herbes des haillons D'argent ; où le soleil, de la montagne fière, Luit : c'est un petit val qui mousse de rayons. Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue, Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu, Dort ; il est étendu dans l'herbe, sous la nue, Pâle dans son lit vert où la lumière pleut. Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme Sourirait un enfant malade, il fait un somme : Nature, berce-le chaudement : il a froid. Les parfums ne font pas frissonner sa narine ; Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine, Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit. Octobre 1870

Texte 7 : Paul Eluard (1895-1952), Poésie et Vérité, 1942 – « LIBERTE »

Sur mes cahiers d'écolier Sur mon pupitre et les arbres Sur le sable sur la neige J'écris ton nom Sur toutes les pages lues Sur toutes les pages blanches Pierre sang papier ou cendre J'écris ton nom Sur les images dorées Sur les armes des guerriers Sur la couronne des rois J'écris ton nom Sur la jungle et le désert Sur les nids sur les genêts Sur l'écho de mon enfance J'écris ton nom Sur les merveilles des nuits Sur le pain blanc des journées Sur les saisons fiancées J'écris ton nom Sur tous mes chiffons d'azur Sur l'étang soleil moisi Sur le lac lune vivante J'écris ton nom Sur les champs sur l'horizon Sur les ailes des oiseaux Et sur le moulin des ombres J'écris ton nom

Sur chaque bouffée d'aurore Sur la mer sur les bateaux Sur la montagne démente J'écris ton nom Sur la mousse des nuages Sur les sueurs de l'orage Sur la pluie épaisse et fade J'écris ton nom Sur la vitre des surprises Sur les lèvres attentives Bien au-dessus du silence J'écris ton nom Sur mes refuges détruits Sur mes phares écroulés Sur les murs de mon ennui J'écris ton nom Sur l'absence sans désirs Sur la solitude nue Sur les marches de la mort J'écris ton nom Sur la santé revenue Sur le risque disparu Sur l'espoir sans souvenir J'écris ton nom Et par le pouvoir d'un mot Je recommence ma vie Je suis né pour te connaître Pour te nommer Liberté.

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Texte 8 : Paul Éluard, Au Rendez-vous allemand, 1944.

Gabriel Péri

Un homme est mort qui n'avait pour défense Que ses bras ouverts à la vie Un homme est mort qui n'avait d'autre route Que celle où l'on hait les fusils Un homme est mort qui continue la lutte Contre la mort contre l'oubli Car tout ce qu' il voulait Nous le voulions aussi Nous le voulons aujourd'hui Que le bonheur soit la lumière Au fond des yeux au fond du cœur Et la justice sur la terre

Il y a des mots qui font vivre Et ce sont des mots innocents Le mot chaleur le mot confiance Amour justice et le mot liberté Le mot enfant et le mot gentillesse Et certains noms de fleurs et certains noms de fruits Le mot courage et le mot découvrir Et le mot frère et le mot camarade Et certains noms de pays de village Et certains noms de femmes et d’amis Ajoutons-y Péri Péri est mort pour ce qui nous fait vivre Tutoyons-le sa poitrine est trouée Mais grâce à lui nous nous connaissons mieux Tutoyons-nous son espoir est vivant

Texte 9 : Louis Aragon (1897 – 1982), Le Roman inachevé, « Strophes pour se souvenir » : Ce poème fut écrit à la mémoire du groupe Manouchian, exécuté par la Gestapo le 21 février 1944. Il s’inspire de la lettre que Manouchian écrivit à sa femme juste avant de mourir. Vous n'avez réclamé la gloire ni les larmes Ni l'orgue ni la prière aux agonisants Onze ans déjà que cela passe vite onze ans Vous vous étiez servi simplement de vos armes La mort n'éblouit pas les yeux des Partisans Vous aviez vos portraits sur les murs de nos villes Noirs de barbe et de nuit hirsutes menaçants L'affiche qui semblait une tache de sang Parce qu'à prononcer vos noms sont difficiles Y cherchait un effet de peur sur les passants Nul ne semblait vous voir français de préférence Les gens allaient sans yeux pour vous le jour durant Mais à l'heure du couvre-feu des doigts errants Avaient écrit sous vos photos MORTS POUR LA FRANCE Et les mornes matins en étaient différents Tout avait la couleur uniforme du givre À la fin février pour vos derniers moments Et c'est alors que l'un de vous dit calmement Bonheur à tous Bonheur à ceux qui vont survivre Je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand

Adieu la peine et le plaisir Adieu les roses Adieu la vie adieu la lumière et le vent Marie-toi sois heureuse et pense à moi souvent Toi qui vas demeurer dans la beauté des choses Quand tout sera fini plus tard en Erivan Un grand soleil d'hiver éclaire la colline Que la nature est belle et que le coeur me fend La justice viendra sur nos pas triomphants Ma Mélinée ô mon amour mon orpheline Et je te dis de vivre et d'avoir un enfant Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent Vingt et trois qui donnaient leur coeur avant le temps Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir Vingt et trois qui criaient la France en s'abattant.

La lettre de Manouchian

Ma Chère Mélinée, ma petite orpheline bien-aimée, Dans quelques heures, je ne serai plus de ce monde. Nous allons être fusillés cet après-midi à 15 heures. Cela m'arrive comme un accident dans ma vie, je n'y crois pas mais pourtant je sais que je ne te verrai plus jamais.

Que puis-je t'écrire ? Tout est confus en moi et bien clair en même temps. Je m'étais engagé dans l'Armée de Libération en soldat volontaire et je meurs à deux doigts de la Victoire et du but. Bonheur à ceux qui vont nous survivre et goûter la douceur de la Liberté et de la Paix de demain. Je suis sûr que le peuple français et tous les combattants de la Liberté sauront honorer notre mémoire dignement. Au moment de mourir, je proclame que je n'ai aucune haine contre le peuple allemand et contre qui que ce soit, chacun aura ce qu'il méritera comme châtiment et comme récompense.

Le peuple allemand et tous les autres peuples vivront en paix et en fraternité après la guerre qui ne durera plus longtemps. Bonheur à tous... J'ai un regret profond de ne t'avoir pas rendue heureuse, j'aurais bien voulu avoir un enfant de toi, comme tu le voulais toujours.Je te prie donc de te marier après la guerre, sans faute, et d'avoir un enfant pour mon bonheur, et pour accomplir ma dernière volonté, marie-toi avec quelqu'un qui puisse te rendre heureuse. Tous mes biens et toutes mes affaires je les lègue à toi à ta sœur et à mes neveux. Après la guerre tu pourras faire valoir ton droit de pension de guerre en tant que ma femme, car je meurs en soldat régulier de l'armée française de la libération. Avec l'aide des amis qui voudront bien m'honorer, tu feras éditer mes poèmes et mes écrits qui valent d'être lus. Tu apporteras mes souvenirs si possible à mes parents en Arménie. Je mourrai avec mes 23 camarades tout à l'heure avec le courage et la sérénité d'un homme qui a la conscience bien tranquille, car personnellement, je n'ai fait de mal à personne et si je l'ai fait, je l'ai fait sans haine. Aujourd'hui, il y a du soleil. C'est en regardant le soleil et la belle nature que j'ai tant aimée que je dirai adieu à la vie et à vous tous, ma bien chère femme et mes bien chers amis. Je pardonne à tous ceux qui m'ont fait du mal ou qui ont voulu me faire du mal sauf à celui qui nous a trahis pour racheter sa peau et ceux qui nous ont vendus. Je t'embrasse bien fort ainsi que ta sœur et tous les amis qui me connaissent de loin ou de près, je vous serre tous sur mon cœur. Adieu. Ton ami, ton camarade, ton mari. Manouchian Michel. P.S. J'ai quinze mille francs dans la valise de la rue de Plaisance. Si tu peux les prendre, rends mes dettes et donne le reste à Armène. M. M.

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Texte 10 : Aimé Césaire (1913- ) - Cahiers d'un retour au pays natal (1936-1938), « Les Antilles » Au bout du petit matin… Va-t’en, lui disais-je, gueule de flic, gueule de vache, va-t’en je déteste les larbins de l’ordre et les hannetons de l’espérance. Va-t’en mauvais gris-gris, punaise de moinillon. Puis je me tournais vers des paradis pour lui et les siens perdus, plus calme que la face d’une femme qui ment, et là, bercé par les effluves d’une pensée jamais lasse je nourrissais le vent, je délaçais les montres et j’entendais monter de l’autre côté du désastre, un fleuve de tourterelles et de trèfles de la savane que je porte toujours dans mes profondeurs à hauteur inverse du vingtième étage des maisons les plus insolentes et par précaution contre la force putréfiante des ambiances crépusculaires, arpentée nuit et jour d’un sacré soleil vénérien Au bout du petit matin bourgeonnant d’anses frêles les Antilles qui ont faim, les Antilles grêlées de petite vérole, les Antilles dynamitées d’alcool, échouées dans la boue de cette baie, dans la poussière de cette ville sinistrement échouées. Au bout du petit matin, l’extrême, trompeuse désolée eschare sur la blessure des eaux ; les martyrs qui ne témoignent pas ; les fleurs de sang qui se fanent et s’éparpillent dans le vent inutile comme des cris de perroquets babillards ; une vieille vie menteusement souriante , ses lèvres ouvertes d’angoisses désaffectées ; une vieille misère pourrissant sous le soleil, silencieusement ; un vieux silence crevant de pustules tièdes, l’affreuse inanité de notre raison d’être. Au bout du petit matin, sur cette plus fragile épaisseur de terre que dépasse de façon humiliante son grandiose avenir – les volcans éclateront, l’eau nue emportera les taches mûres du soleil et il ne restera plus qu’un bouillonnement tiède picoré d’oiseaux marins – la plage des songes et l’insensé réveil.