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La Quinzaine littéraire n°16

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La Quinzaine littéraire n°16 du 15 au 30 novembre

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e e UlnZalne littéraire Numéro 16 15 au 30 novembre 1966

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Crise du m.arxism.e en France. Rom.ans pour les

Prix. Malcolm. X. Paris à l'heure anglaise 1

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Page 2: La Quinzaine littéraire n°16

SOMMAIRE

3 LE LIVRE DE LA QUINZAINE

5 ROMANS FRANÇAIS 6

"1 8

9 INEDIT

C. Wright Mills

Pierre Bourgeade Raymond Bellour Alain Jouffroy Suzanne Prou Frantz-André Burguet Jacques Brenner

10 ROMANS ÉTRANGERS Philip Roth

11 ENTRETIEN

12 LETT R E D'ITALIE

13 HISTOIRE LITTÉRAIRE

14

16 ART

t8 SCIENCES

PHILOSOPHIE

20 POLIT IQU E

21 E N TRE TI E N

Gustave Lanson

Charles Nodier Anatole Le Braz

Georges Charbonnier

M. Lichtheim

Malcolm X

22 HISTOIRE Thucydide 23 Jean-Paul Brisson

24 ESSAIS AlhertMemmi

25 FORMATS DE POCHE Jean Guéhenno

26 REVUES « Midi-Minuit ))

28 PARIS

80 TOUS LES LIVRES

31 QUINZE JOURS

La Quinzaine littéraire

2

François Erval, Mau rice Nadeau

Conseiller Joseph Breitbach

Comité de Rédaction Georges Balandier, Bernard Cazes, François Châtelet, Françoise Choay, Dominique Fernandez, Marc Ferro, Michel Foucault, Gilbert Walusinski.

Informations: Marc Saporta

Direction artistique Pierre Bernard

Administration Jacques Lory

Rédaction, administration: 13 rue de Nesle, Paris. Téléphone 033.51.97.

Imprimerie: Coty S.A. 11 rue F .-Gambon, Paris 20

Les Cols blancs

Les immortelles· Les rendez-vous de Copenhague Le temps d'un livre Les Patapharis Le protégé Une femme d'aujourd'hui

La mort de Sten ka Razine

Laisser courir

Saul Bellow: « Herzog )) ? Une comédie

« Où est mon chapeau ? »

Essais de méthode, de critique et d'histoire littéraire Infemaliana La Légende de la mort

Picasso l'enfant prodige

Entretiens avec Pierre Aigrain

Marxism in modern France

Le pouvOir noir

Kerenski s'explique

La guerre dl, Péloponnèse Virgile, son temps et le nôtre

La libération du juif La statue de sel

.T ournal des années noires

Le sadisme au cinéma

Paris à 1 'heure anglaise

Publicité Littéraire: 71 rue des Saints-Pères, Paris 6 Téléphone 548.78.21.

Publicité générale: au journal.

Abonnements :

Un an: 42 F, vingt-trois numéros. Six mois : 24 F, douze numéros. Etudiants : six mois 20 F. Etranger: Un an: 50 F. Six mois: 30 F. Tarif postal pour envoi par avion, au journal.

Règlement par mandat, chèque bancaire, chèque postal. C.C.P. Paris 15.551.53.

Directeur de la publication : François Emanuel.

Copyright La Quinzaine littéraire

par Marcel Marantz

par Maurice Nadeau par Alain Clerval par Serge Bard par Bernard Pingaud par Michel-Claude Jalard par Guy Rohou

par Evgueni Evtouchenko

par Jean Wagner

propos recueillis par Franck J otterand

par Guido Davico Bonino

par Samuel S. de Sacy

par Delphine Todorova

par John Berger

par Gilbert Walusinski

par Pierre Naville

par Jean Wagner

propos recueillis par Marc Ferro

par Jacqueline de Romilly par Pierre Grimal

par Jean.Louis Bory

par Edith Thomas

par Juliette Raabe

par Geneviève Serreau

par Pierre Bourgeade

Crédits photographiques

p. 3 p. 6 p . 9 p. 12 p . 13 p. 15 p. 16 p. 17 p. 18 p. 19 p. 20 p . 21 p. 22 p. 23 p. 25 p. 26 p. 27 p. 28 p. 29

Cornell Capa, magnum Sylvia Kekulé ~oger Viollet William Klein Roger Viollet Doc. Club des Libraires Giraudon Giraudon Wayne Miller, magnum Roger Viollet Eve Arnold, magnum Roger Viollet Doc. Club des Libraires Roger Viollet Roger Viollet Doc. Terrain Vague éd. Doc. Terrain Vague éd. Archives Lipnitzki Archives Lipnitzki

Page 3: La Quinzaine littéraire n°16

C. Wright Mills Les Cols blancs Maspero éd. 366 p.

Il aura fallu quelque quinze an­nées pour que le lecteur français dispose de l'ouvrage du sociologue américain C. Wright Mills. Et quinze années également pour la F Quie solitaire, de David Riesman - et 40 ans (oui, quarante) pour l'œuvre historique de Frederick. J. Turner (la Frontière dans l'his­toire des Etats-Unis).

.Ces retards, ces lacunes doivent nous rendre modestes si nous pré­tendons à l'universalité de la connaissance et prudents si nous prétendons juger et critiquer la civilisation américaine.

Cela dit, le décalage d'époque (en fait, de génération, car les Cols blancs a été écrit de 1946 à 1948) comporte des avantages im­prévus : constater si, par comparai­son avec la situation présente, la description de Mills s'est plus ou moins affirmée - et surtout, étant posé que la société française imite avec des déphasages et des démar­quages certains la société améri­caine, retrouver autour de nous les traits que Mills a relevés dans son pays.

Contre la ques et ornements de la fresque centrale.

Ainsi des loisirs: « L'aspect par­chologique important de cet avène­ment des loisirs de masse est que la morale du travail de l'ancienne classe mOyenne - l'évangile du travail - a été remplacée dans la société des employés par une morale des loisirs et que ce remplacemenl a entraîné une rupture brutale el presque absolue entre le travail el les loisirs. Aujourd'hui le travail même est jugé en fonction des va­leurs du loisir. li

Les communications de masse, leur rôle actuel, grandissant, sur

·'t' SOCle e Inoderne

contribue à cette aliénation, voilà l'objectif essentiel de l'ouvrage.

Et dont la poursuite éclipse le thème central: ce que Mills attri­bue à la seule classe moyenne (nou­velle, soit), comment ne pas l'éten­dre à la société tout entière ? Elar­gissement d'autant plus naturel que l'auteur souligne et l'amplitude grandissante de cette classe et son nivellement. '

Nous avons évoqué plus haut l'insatisfaction qu'on ressentait à la lecture des Cols blancs. Elle naît peut-être de cet élargissement nOn voulu, donc non traité. Mais l'ori­gine principale est ailleurs.

menses qualités et d'énormes dé­fauts, individuels et collectifs. Si d'admirables ouvrages y ont été créés, des œuvres uniques accom­plies~ des violences s'y sont donné libre cours, des injustices y ont été commises et des misères mainte­nues. Bref, la contrepartie de ces qualités dont Mills pare cette épo­que appelle des réserves, soulève des observations sur son terrain fa­vori : l'humain, l'individuel, le psy­chologique.

Par exemple, pense-t-on que l'em­prise paternaliste du petit patron sur ses ouvriers et ses employés, les suivant, les dirigeant, les obli­gelplt dans leur vie entière, assurait plus de liberté que la Grande Entre­prise d'aujourd'hui qui ne pèse sur l'être que pendant et pour son acti­vité professionnelle? Une société américaine constituée de travail­leurs indépendants, d'agriculteurs sans aides salariés, d'artisans sans compagnons, de petits entrepre­neurs sans ouvriers sinon des mem­bres de leur famille - chacun affirmant la « possession de soi » -, c'est une utopie, et c'est d'elle que Mills rêve.

Mais l'insatisfaction profonde, la déception que laisse l'ouvrage est autre.

Le thème des Cols blancs apparaît clairement - et forte­ment: c'est la transformation de la société, américaine, considérée par ses classes moyennes. Hier, les fermiers, les petits entrepreneurs, (industriels et commerçants ), les employés spécialisés, les artisans, les professions libérales étaient' maî­tres de leurs œuvres et de leur des­tinée; leur idéal, leur sens créateur, leur personnalité imprégnaient et marquaient la vie américaine. Au­jourd'hui, une bureaucratie omni­présente, écrase l'individu, émiette ses tâches, lui dicte sa conduite. Cette aliénation grandissante enlève toute initiative, toute responsabilité, tout pouvoir créateur. Sur l'an· cienne classe moyenne reposait l'idée même de démocratie. La nou­velle classe moyenne, les Cols blancs des entreprises bureaucratiques, se laissent aller, indifférents, hors le quotidien, l'iinmédiat, le proche:

Techniciem à l'étude d'un nouveau modèle d'automobile, aux usines Ford.

Supposons, en effet, que l'an­cienne société ait été cette utopie, que l'ancienne classe moyenne ait réalisé ce rêve, supposons également que .l'actuelle société des Cols blancs ait détruit ce rêve et cette utopie, puisque, de toute façon, elle est telle, pourquoi ce changement? Page après page, on attend l'expli­cation. Ici ou là, on la voit venir : « L'organisation moderne du tra­vail, la division du travail, le pas­sage d'un capitalisme libéral de petits propriétaires à un capitalisme de monopole et de grandes entre­prises », ce ne sont qu'évocations rapides, brèves - alors que Mills est si prolixe sur d'autres points. Ce mélange d'arguments techniques (division du travail) et économiques (capitalisme libéral) introduit la confusion - car ils peuvent exister indépendamment. Là où les causes continuent d'échapper. Projeter dans le passé les avantages du pré­sent, s'opposer au présent sans noter ce qu'il y a été supprimé de douteux ou d'encombrant est un procédé facile, encore que très répandu.

Ce thème est développé, nuancé dans quatre parties, dialectique­ment équilibrées: l'ancienne classe moyenne - l'univers des Cols blancs: sa description, son compor­tepient (les styles de vie) -, son avenir dans la société (les chemins du pouvoir). Mais, sous cette appa­rence posée, sous cet abord « scien­tifique D, bouillonne une pensée riche et passionnée. Riche par l'étendue des connaissances et par une extrême finesse 4.'analyse. Pas­sionnée d'une colère tumultueuse, révoltée sinon révolutionnaire. Le lecteur se trouve sous le charme, ce qui peut ' combler ...:..... mais pas jusqu'au bout - l'insatisfaction grandissante que ressent son esprit.

Ces qualités, rien ne les met plus en évidence que les développements annexés au thème principal, arabes-

l'individu sont pris à plusieurs reprises comme cible :

« Le cadre de l'existence n'est plus déterminé par les institutions traditionnelles, mais par les com­munications de masse. Le citadin, dont les amarres traditionnelles se sont rompues, se cramponne aux spectacles sportifs, aux idoles pro­posées par les communications de masse et autres distractions méca­niques.

« Les communications de masse concentrent l'attention du public non sur des aventures collectives ni même sur des fantaisies égocentri­ques, mais sur la réussite privée d'autres individus .•. Mickey Mouse et Superman ... individUs totémiques qui accomplissent le rituel miracu­leux de la réussite individuelle en surmontant de terribles obstacles grâce à leur chance [ ... ] Le public, assis dans l'ombre, s'absorbe dans la contemplation des images qui passent sur l'écran; c'est à vous que s'adresse là voix sonore, la t'oix érotique, la voix mystérieuse, la voix comique de la radio; c'est v'ous qui défoulez dans le spectacle pal­pitant D.

Défendre l'individu privé de sa personnalité, dépossédé par l'orga­nisation de la vie moderne (Mills cite la pensée de Bergson: « Agir librement, c'est reprendre posses­Slon de soi »), attaquer ce qui

La Quinzaine littéraire, 15 au 30 lJOVembr8 1966

D'abord dans l'éloge nostalgique, dans la mythification du passé.

'« Dans le monde des petits entre­preneurs - dit-il - l'on pouvai' réussir presqIfe sans instruction [ •.. ] Pour les masses, l'instruction n'était pas la voie de la réùssite économi­que. Dans la société nouvelle, l'ins­truction a perdu son sens social el politique pour remplir une fonction économique et professionnelle. Il ne s'agit plus des anciennes vertus austères, économie et diligence, ni de l'ambition ou de la mise en valeur de la personnalité... »

Ambition et tension, plénitude de la personnalité et effort, travail et création, quels beaux rêves améri­cains entretient la nostalgie -puritaine quelque peu, nous ·le ver­rons - de Mills. Masquée sans doute, diluée peut-être, évitée même, et cependant toujours subti­lement présente, se retrouve l'in­fluence de Turner, sa mystique d'une société ouverte, d'un monde clair et rude, où les vertus triom­phaient des obstacles naturels.

Or il né serait pas difficile, je crois, de montrer que l'Amérique du siècle passé - disons de la guerre de Sécession à la première guerre mondiale -, période qui a vu sa mutation en une grande puis­sance - démographique, indus­trielle, politique -, que cette Amé­rique, donc, a été la scène d'im-

Pourquoi Mills a-t-il négligé, évité dirais-je même, la recherche des causes, structurelles, profondes qui ont fait l'Amérique de la Grande Usine, du Grand Bazar, du Grand Bureau ?

D'abord, peut-être, parce que Mills, sociologue, penche plus vers la psychologie, l'individuel que vers l'économie, le collectif. Ce déséqui­libre, si fréquent, prend son origine dans la nature de l'enseignement des sciences humaines, notons-le au passage.

Mais surtout, probablement, c'est que la recherche des causes, leur généralisation aùraient conduit

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Page 4: La Quinzaine littéraire n°16

......-- ~OO~ro~~Œ : • • les ~OO®OO Contre la société moderne • •

Patapbaris une critique

exceptionnelle •••

COMBAT ALAIN BOSQUET

LECTURES POUR TOUS PIERRE DUMAYET

ARTS MATTHIEU GALEY

LA CROIX R.P. GUISSARD

LE NOUVEAU CANDIDE KLEBER HA EDENS

LE FIGARO LITTÉRAIRE . ROBERT KA NT ERS

L'EXPRESS ETIENNE LALOU

BEAUX ARTS ANDRÉ MIGUEL

L'AURORE JEAN MISTLER de l'Académie française

LES Nies LITTÉRAIRES FRANÇOIS NOURRISSIER

LA QUINZAINE LITTÉRAIRE ROBERT PINGAUD

CARREFOUR PASCAL PIA

LE MONDE JACQUELINE PlATlER

LES LETTRES FRANÇAISES ANNE VILLELAUR

• • • • • Mills à étendre sa thèse à d'autres • • lieux. Enlevant le caractère natio-• nal à son argument une cause com-• mune, générale, du développement • socio-économique, obligeait Mills à • renoncer à son utopie du passé, à : ces vertus du petit entrepreneur, de • son travail, de sa famille.

• • • La bureaucratie

e niverselle, sa thèse l'intéressait • • moins. De l'évolution de la société

• • • industrielle au cours du xx· siècle, • indépendamment des régimes et des • nationalités, Mills ne se préoccupe • pas. Il nous le dit lui-même, dans • son sous-titre : « Essai sur les clas­• • ses moyennes américaines ». • Or le meilleur dans la critique • de Mills, c'est sa valeur générale, • structurelle. A tronquer - le vou­: lant ou pas - son message, Mills • le transforme en un pamphlet large, • vigoureux, lucide - mais pam-• phlet. En même temps, par l'ah-• se'lce de cause, Mills s'écarte de • Marx et de Weber. • Et, cependant, il se réclame des • • deux. « Le vocabulaire technique • utilisé et à bien des égards la per-• spective générale de cette ouvrage

C E • dérivent de Max Weber ... Bien en---- ALMANN-L VY • tendu, derrière Weber, il y a Karl • k' arx et, surtout à une épnque où

• • • • • • • • • • • • • • • • • : l'œuvre de ce dernier est ignorée • et vulgarisée d'un côté, ignorée et

étrennes Jacques Maritain L'intuition créatrice dans l'art et dans la poésie

relié 48 F + t.l.

E. Drioton et P. (lu Bourguet Les Pharaons à la conquête de l'art

relié 75 F + t.I.

E. Lo Gatto Histoire de la littérature russe

relié 58,sC) F + r.1 Jean Onimus La connaissance poétique

13,50F + t.I.

Arthur Lourié Profanation et sanctification du temps

16,50F + t./.

P. Lain-Entra/go L'attente et l'espérance

39F + t./.

R. Nelli et R. Lavaud Les Troubadours

2 Vol. reliés - le vol. 48 F + t.I.

Jean-Joseph Surin Correspondance

4

présentée par Michel de Certeau préface de Julien Green

relié 60 F + t./.

DESCLÊE DE BROUWER

• calomniée de l'autre, je me dois de • reconnaître ma dette envers lui, • -~lfrtout envers ses premiers écrits. » • • • Certes, à Marx, il prend la mani-• !,ulation, l'absence d'enthousiasme. • l'aliénation du travailleur frustré • de ce qui lui appartient «( Pour • Marx, qui empruntait à l'idéalisme • allemand classique, l'idéal huma-• • niste d'une personnalité harmonieu-• se, la production capitaliste a dé-• formé les hommes pour en faire des • nréatures aliénées, spécialisées, ani-• males et dépersonnalisés»). Mais • Marx voit la cause du mal dans le • • capitalisme, petit ou grand, et plus • cncore dans le capitaliste - alors • que, pour Mills, l'explication im-• médiate c'est la bureaucratie, le • « déminage administratif n, sous­: produit de la Grande Entreprise. • Quc le capitalisme libéral reste, et • ses vertus remplaceront les vices • présents. A aucun moment, il n'est • question de transformer la propriété • des moyens de production dont la : colle.,ctivisation est, dans le système • marxiste, le seul moyen de suppri-• mer l'aliénation du travailleur. • Milss repousse le New Deal, l'Etat: • Providence - que dirait-il de la • planification? • • • D'ailleurs, Mills s'oppose de lui-• même au marxisme par plusieurs • points: il souligne l'obscurité du • phénomène de prolétarisation, le • vague de la « classe », les insuffi­: sances d'une explication par le • marxisme de l'indifférence politi-

• que. • Bref, Mills tranche, par une re-• che r che psychologique, indivi-

duelle, avec une explication maté­rialiste, collective.

A -Max Weber, il a emprunté, dit-il, les concepts de classe, occu­pation, rang, pouvoir, autorité, manipulation, bureaucratie, profes­sion libérale. Il a d'ailleurs traduit en anglais les Essais de sociolo­gie de Weber. Mais il ne fait pas du protestantisme la cause unique, ou même principale, de l'élan amé­ricain - explication qui, on le sait1,

domine l'œuvre du sociologue alle­mand.

Toutefois, à y bien regarder, si la cause religieuse n'est - pas plus qu'une autre - invoquée explicite­ment, le sentiment religieux pénè­tre de partout le propos de Mills. « Pour la masse des Cols blancs, et pour les ouvriers en général, le travail n'est pas un moyen de ser­vir soit Dieu, soit ce qu'ils peuvent sentir de divin en eux-mêmes [ ... ] la morale protestante du travail comme obligation est remplacée par des efforts conscients faits par les services du personnel pour amé­liorer le moral. Il Sentiment qu'on retrouve dans la poursuite d'un idéal, dans la volonté moralisatrice : « L'idéal artisanal n'existe plus que dans des groupes minuscules de professionnels ou d'intellectuels pri­vilégiés [ ... ] lorsqu'un homme vend les mensonges des autres, il se vend égalcmellt lui-même: il est (levenu un homme ayant un travail dans une société qui place l'argent au­dessus de tout». Et cette citation de Péguy dépeint bien le purita­nisme implicite de Mills: « Aujour­d'hui dans la décroissance, dans la déchéance des mœurs politiques et privées, nous sommes littéralement assiégés. Nous sommes dans une place en état de siège plus que de blocus et tout le pays plat est aban­donné, toute la plaine est aux mains de l'ennemi. Il

Le pessimisme

Notre jugement serait incomplet s'il ne considérait pas le pessimisme dont fait preuve Mills à de nom­breuses reprises. Ce pessimisme qui affecte si souvent les Américains repoussés par les excès de leur monde - celui de Mills est-il dû à l'influence européenne, autre for­me d'une nostalgie du passé '1 - on pourrait le voir par les citations d'auteurs européens, français pour beaucoup (Bergson, Balzac, P. Bourget, Fourier, Péguy, dont une réflexion ouvre le livre).

Quoi qu'il en soit de l'origine, c'est du pessimisme que de voir « le marché se fermer et les hommes soumis à des restrictions et à l'orien­tation professionnelle, la rigidité économique limiter l'ascension et l'héritage ou l'instruction devenir nécessaires à la réussite profession­nelle ». Et aussi: « Comme l'insé­curité se répand, comme ses causes échappent au pouvoir de l'individu, elle devient une insécurité collec­tive et la population cherche ' déses­pérément un moyen collectif de re-

trouver la sécurité individuelle.» Pessimisme qui ne porte pas seule­ment sur l'avenir socio-économique, mais s'applique à l'homme, à l'indi­vidu : « L'indifférence politique qui démontre à la fois l'impasse où mène le libéralisme et l'écroule­ment des espoirs socialistes [ ... ] Le vide spirituel qui provoque le ma.­laise de l'intellectuel américain. » Et surtout le trait féroce sur lequel se termine l'ouvrage: « En atten­dant, sur le marché politique de la société américaine, les nouvelles classes moyennes sont à vendre; quiconque à l'air suffisamment respectable, suffisamment puissaut peut probablement les acheter. Mais, jusqu'à présent, personne n'a fait d'offre sérieuse. »

Marqué par le passé

Peinture dramatique, description apocalyptique - qui n'ont rien à voir avec la réalité de 1950, en­core moins avec celle d'aujourd'hui. Mills - comme bien d'autres de sa génération - reste psychologi­quement marqué par la grande dé­pression - dont, c'est à souligner, il n'évoque à aucun moment les effets économiques - répugnant, une fois encore, à remonter aux causes concrètes .

A partir d'une constatation socio­logique exacte., Mills a écrit un vaste pamphlet contre la société contemporaine. Puisqu'il ne recher­chait pas les causes, il n'avait -sauf la soumission - que le recours de la passion, voire de la colère. Son talent est de l'appuyer sur une analyse froide, acérée. Son rare mérite est de défendre ]a cause - juste et vraie - de l'individu écrasé par une société qui l'utilise, aliène sa personnalité, domine son esprit.

Mais cette critique, cette défense n'ont de portée effective que si le phénomène en cause est mis tIans son cadre, à son niveau: dans la société industrielle de la prl'tIli;-re moitié du siècle, dans la société technologico-scientifique de la se­conde moitié, face tant au capita­lisme (d'entreprise ou d'Etat) qu'au socialisme (libéral ou autoritaire), à tous les régimes, à toutes lcs orga­nisations. Mills a dénoncé le mal, il n'en a cherché ni les causes ni l'étendue. C. Wright Mills nous ap­porte avec ses Cols blancs une des­cription vive, colorée, fascinante de la vie moderne - à laquelle il manque une dimension, causale, qui en aurait fait une grande œu­vre, digne des plus grandes2

Marcel M arantz

1. Voir la Quinzaine littéraire du 1"' octobre 1966.

2. La traduction est, dans l'ensemble bonne, claire, fidèle. Je Ilote toutefois un' contresens (p. 351, marchandage n'est cer­tainement pas le sen~ de payai/). Pourquoi status devient-il prest!ge '? Et suburbs banlieue ? Regrettons enfin que l'éditeur (suivant en cela malheureusement l'exem­ple de ses collègues français) n'ait pas mis le précieux index des noms.

Page 5: La Quinzaine littéraire n°16

ROMANS FRANÇAIS

Pierre Bourgeade Les Immortelles Gallimard éd. 166 p.

Pour nos lecteurs, Pierre Bour­geade .n'est pas un inconnu. Il s'est présenté, un jour, à la rédaction de la Quinzaine, sa ' première chronique à la main. On connaît la suite. Nous espérons qu'elle du­rera longtemps, cette suite.

Il n'était pas difficile de voir qu'il était un écrivain. Jeune, sans doute, et bien inspiré, puisqu'il ve­nait nous voir. Nous ne nous dou­tions pas qu'il était auteur. Un livre de lui nous parvient, frait sorti des presses. Diable! Et si ce livre n'était pas très bon ? Cela peut arriver à nos meilleurs collaborateurs. Et, si l'on a pris le parti d'en parler, on a beau faire jouer l'amitié, se forcer à le trouver, ce livre, pas si mauvais au fond, le cœur n'y est pas et le lecteur s'en aperçoit. Dif­ficile à tromper, le lécteur1, et quel travail!

Pierre Bourgeade nous ôte ce souci. Que dis-je? Il nous fait un des plus grands plaisirs que nous ayons eus en cette saison plutôt terne et où, à nos pieds, s'amoncel­lent maints romans, gros et petits, alléchants ou ambitieux, jargon­nants ou simplets, insignifiants, en route pour la course aux prix, tous, bien sûr, et qui tombent des mains. Temps gâché, papier perdu, éditeur floué, triste année.

Pierre Bourgeade est jeune (déjà dit), il entre dans la carrière (on peut s'en douter) et il prend à écrire un plaisir égal sans doute à celui quf( nous avons de le lire. En voilà un qui ne se torture pas devant l'écritoire et à qui les mots ne sont pas ennemis. Il est avec eux en pay~ de connaissance et c'est tous les jours fête. Jeux, farando­les, cabrioles, et je te prends par la taille, et je te fais valser,' et ie te place près de celui-ci, non, près de celui-là, vous vous ferez ainsi mieux valoir l'un l'autre. Aucun ne fait tapisserie, pas de ces garde-à­vous sinistres, catafalques au carré sur lesquels passe le vent de la désolation. Bien sûr, nous ne som­mes pas là seulement pour nous amuser. La littérature est un jeu sérieux.

Pierre Bourgeade s'intéresse aux femmes. Non, pas seulement de la façon que vous imaginez. En tant que porteuses de ce mystère qui, depuis l'aube des temps, préoc­cupe l'homme et fait que l'espèce se conserve, évolue même dit-on. Est-ce l'homme qui met ce mystère en elles pour les besoins de la cause, ou sont-elles en effet mysté­rieuses? Question. Un corps, un .esprit, des comportements qui sou­vent nous surprennent, nous atta­.chent, donnent du piment à la vie, parf~is des raisons de vivre. Les rapports entre les hommes et les femmes, de quoi d'autre la littéra-

Pierre Bourgeade .

ture romanesque est-elle faite, en grande partie ?

Oui, mais les femmes en tant que telles? Et vues, non par une féministe, non par Mme de Beau­voir, mais par un homme, un écri­vain? Un écrivain qui aurait lu Apollinaire, André Breton et Geor­ges Bataille? Un poète, le mot est lâché, et qui sent fortement le soufre. Pour qui la Femme, c'est beaucoup de femmes, très différen­tes : la putain, la bouchère (che­valine), l'épouse fidèle, celle que visite un incube, l'acrobate, la femme-serpent, la m agi s t rate, l'agent( e) de la Préfecture, celle qui, pendant la Résistance, a tra­vaillé avec l'ennemi et qu'on va fu­siller, la dévote, la mystique (mais qui a de jolies jambes), la nécro­phile, la kleptomane, celle qui sort d'A la recherche du temps perdu pour minauder des énormités, et quelques autres. Toutes n'y sont pas (je ne vois pas la ménagère) et il ne s'agit pas d'une galerie de por­traits façon La Bruyère. Pierre Bourgeade raconte des histoires dont une de ces variétés de l'espèce est l'héroïne - active ou passive, c'est selon -'- et dans l'exercice de fonc­tions où l'homme est impliqué, en général de façon peu chaste, à tout le moins mené par le désir de s'emparer de ce mystère dont le siège se déplace selon sa fantaisie, les circonstances, l'individu (indi­vidu au féminin), l'amateur de prostituées ne cherchant pas le genre d'émotions que peut lui don­ner la mystique, et réciproquement. Mon Dieu, que c'est difficile à ex­primer!

On aura compris en tout cas que ce recueil de nouvelles désopilan­tes, atroces, fantastiques, poissar­des, sacrilèges, émouvantes, réalis­tes, poétiques (pas toutes à la fois, mais chacune pour elles et dans le

La ~e littéraire, du 1'" au 15 novembre 1966.

Pour le 1 · · p aISlr

genre qui convient le mieux à l'hé­roïne considérée) n'est pas pour les premières communiantes (même si on les suppose au courant des actes du dernier Concile), pas même pour les femmes honnêtes (usassent-elles de la pilule) et que plus d'un mâle même, en son secret fortement ejoui, trouvera à redire à certain mélange - klossowskien ou batail­lesque - du profane et du sacré. Ces jeunes gens, dira-t-il, ne res­pectent plus rien.

Peut-être va-t-on se méprendre. Nous en serions marris pour l'au­teur qui n'est pas ce que vous croyez. Il anime des ressorts puis­sants dont l'effet est garanti, mais il vise au-delà et c'est d'abord un plaisir littéraire que nous prenons. Plaisir de voir un jeune écrivain déjà si sûr de ses moyens, si habile à en jouer, si gracieux et si fort et pour qui, si l'écriture est un travail (on ne parvient pas à ce résultat sans efforts), l'exercice de la littérature, du moins, n'est pas un pensum. A lire les Immortelles on saisit ce qu'est le don d'écrire. A les relire on voudrait bien déceler une facilité, une complaisance, un

paragraphe ou une phrase inutiles. Peine perdue : à la rigueur, un clin d'œil, dont l'auteur aurait pu se passer. Quand il aura circonscrit son registre et fini de s'ébrouer, quand il nous dira ce qui lui tient vraiment à cœur, quand, en som­me, les dons et le talent ne lui suf­firont plus et qu'il éprouvera le be­soin de les considérer seulement comme un marchepied, quel écri­vain ' ne posséderons-nous pas! Mon Dieu et vous, sainte Blandine que votre adorateur a représentée nue et désirable, mollement allongée sur votre couche, une palme à la main, protégez-le ! Il est jeune et peut-être frag..i.le, il a besoin de tous vos soins, il entre dans une carrière semée d'embûches, de chausse-trapes dont quelques-unes portent l'étiquette : gloriole, succès, contentement de soi, prix littéraires, tous les dan­. gers le guettent à la fois et le pire, il le porte peut-être en lui. Faites qu'il tienne et qu'après ce galop d'essai il nous emmène dans de longs, très longs parcours.

Maurice Nadeau

1. Outre que nous nous y refusons, bien entendu.

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5 premiers romans , . .,

relmprlmes en un mois

FLORENCE fascination

ASIE

PIERRE la matasse BOU DOT

JANINE une journée BREGEON inutile

REJEAN l'avalée DUCHARME des avalés

ANNE un petit cheval PERRY et une voiture

GALLIMARD 5

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Raymond BellouT

Raymond Bellour Les Rendez-vous de Copenhague Gallimard éd. 264 p.

Dans ce récit d'un classicisme rigoureux, Raymond Bellour ra­conte l'histoire d'un amour. Co­penhague, où s'est tenu un congrès , qui rassemblait des éditeurs euro­péens, prête, à la rencontre de Mi­chel Cordier et de Else Gerstein, son cadre baroque irréel, ses grands parcs déserts coupés de longues avenues glacées, ses esplanades en­neigées qu'un beffroi domine de son ombre désolée. Il est français, célibataire et représente une maison d'édition parisienne, elle est alle­mande, habite Münich avec sa fille et son mari. Ensemble, ils traver­sent la ville où se rejoignent l'écho d'Elseneur et la géométrie rigou­reuse de Marienbad, _ visitent des musées, et conviennent de se re­voir.

Puis de Münich à Paris, s'établit, entre les deux jeunes gens, une cor­respondance où la distance, les jeux de la mémoire et du rêve, l'insi­dieux effritement du temps tÏssènt un réseau fragile, et se conjuguent pour faire du souvenir le lieu d'une résurrection imaginaire, le théâtre d'ombres et le reflets dont chacun suit les figures avec une vigilance passionnée. En Else, Michel cher­che la forme idéale qui cristallise ses aspùations confuses, contienne dans une harmonie de couleurs et de lignes le ' désordre de sa vie. La jeune femme dont l'existence p0s­sède son visage définitif, et qui a difficilement conquis les ~rtitudes du sentiment et la maîtrise de l'uni­vers, -demande à Michel de satis­faire le goût du hasard, ' de figurer

6

Histoire d'un amour

cette. grâce par quoi l'abandon in­troduit la violence de l'inspiration et de la liberté. Chacun est pour l'autre le point de convergence de la réalité et des chimères, la pré­sence qui frémit d'une palpitation secrète. C'est de cet équilibre pré­caire, sans cesse menacé, entre la vérité et son affabulation que se composent l'attente anxieuse, la gravité douloureuse qui les attirent l'un vers l'autre.

L'été provençal, une maison dans une pinède sont le nouveau refuge de leur amour. Dans le récit pas­sent alors de hautes flambées cha­l!lureuses et tourmentées. Mais com­me si leur accord avait atteint là son acmé, peu à peu, la distance de nouveau les éloigne et les rend la jeune femme à son foyer, le jeune homme à son exigence inquiète et à sa solitude.

Raymond Bellour a su admira­blement exprimer le miroitement glacé des images entre lesquelles se glisse l'imagination de person­nages comme à travers les panneaux d'une prédelle. Ce récit est un livre proustien, les deux personnages ont besoin d'accommoder leur vision, et ne peuvent mutuellement se ressai­sir qu'à travers un tableau.

L'auteur a disposé tous les élé­ments d'une tragédie : l'unité de temps, chaque acte de la pièce du­rant l'espaée d'une saison ; unité de lieu, Copenhague, où les amants se sont rencontrés figure le centre de gravité de leur amour, ce point idéal situé hors du temps et de l'es­pace vers lequel converge leur pen­sée, comme en un lieu abstrait où leur passion pourrait trouver l'ac­complissement, loin des attaches qui s 'y opposent. Comme dans une tra­gédie, la crise atteint son point d'or- '

gue, au moment où l'événement, frappant co~me la foudre, fait pe­ser sur la fille d'Else la menace de sa mort : alors, se pulvérise la fragile architecture de songes et de reflets, chacun est rejeté à l'exégui­té d'un espace sans perspective et d'un temps sans espoir.

On le voit, les deux personnages sont, comme dans une nasse, pris da:ns un réseau de perspectives im-, placables, que dessinent entre. eux , l'espace et le temps, s'éloignent et se rapprochent selon qu'en et hors d'eux-mêmes les distances se modi­fient, leur amour étant assujetti ­étroitement aux variations de la mé­moire et de l'imaginaire, mais aussi aux imperceptibles fluctuations de l'atmosphère et des saisons. Les lois

. d'une symétrie rigoureuse règlent parallèlement les mouvements du 'cœur ét les déplacements qu'ils accomplissent sur la carte. De ces interférences çontinuelles entre la géographie réelle et imaginaire ré­sultent d'admirables effets de lu­mière. La distribution des ombres et des couleurs obéit aux lois d'un art très prémédité, trop appliqué peut­être. Un éclairage très subtil compo­se des tableaux d'un impressionis­me lumineux qui restituent tantôt avec un calme bonheur tantôt avec une tonalité assourdie l'intimité harmonieuse et forte qui les unit.

La carte du tendre ne reflète plus les lois de la stratégie amoureuse~ ni les théorèmes des moralistes, mais l'esthétique de la réflexion et de la mémoire.

L'amour est un musée imagi-naire.

Alain Clerval

Les Prix

Nous entrons dans la période des prix. Elle durera jusqu'en décembre pour les jurys, jusqu'en février-mars pour tes éditeurs. Quant aux auteurs primés, ou on ne se rappellera plus leurs nOI1l$ l'année prochaine à même époque, ou ils auront pris le départ pour une vraie carrière. Nous n'avons pas l'intention de nous livrer ici au jeu des pronostics, de rapporter ce qui , se dit dans les cou­lisses. Il nous semble que les lauréats seront malgré tout pris parmi les au­teurs des meilleurs ouvrages publiés au cours d'une année assez terne dans l'ensemble: José Cabanis (la Bataille de Toulouse), qui a manqué le Gon­court deux ou trois ans de suite, Jean­Claude Hémery (Curriculum Mitae) , Suzanne Prou (les Patapharis), Claude Michel Cluny (le Jeune homme de Venise), tandis que le Canadien Ré­jean Ducharme (l'Avalée des avalés) ou décrochera le Goncourt ou repar­tira dans son pays les mains vides. Après que la fête sera finie, on regret­tera, comme tous les ans, que certains soient restés sur le carreau, pour cette année: Kateh Yacine (le Poly­gone étoilé), Frantz André .surguet (le Protégé), Maurice Roche (Compact), Raymond Bellour (les Rendez-vous de Copenhague), Pierre Bourgeade (les Immortelles). Et, sauf pour José Caba­nis, qui fait l'unanimité, On dira que tel ou tel autre aurait mieux mérité le Goncourt.

Alain Jouffroy Le' Temps d'un livre Gallimard éd. 256 p.

Le travail de décryptage entrepris par la nouvelle critique se révèle de plus en plus bénéfique au niveau même de la création romanesque. Deux livres en auront été la preuve en cette rentrée 1966. Il s'agit notamment de Compact, de Maurice Roche, et du Temps d'un livre, d'Alain Jouffroy. Bien que tout à fait différents ces deux livres nous situent à un niveau commun ae la pensée dans la mesure OV, dans les deux cas, il s'agit d'une littérature sur la littérature, inscrite dans et face au monde. La pensée critique devient tellement contemporaine de la pensée romanesque que les dis-

. socier n'a plus de sens.

Située par rapport au roman, la .critique, qui était une tentative d'extrapolation des signes constitu­tifs de celui-là en vue d'atteindre à une sorte de loi essentielle du langage; noyau ordinateur de toute structuration romanesque, devient ici le fondement même de ce qui était son objet et fait du roman le moyen de décryptage des signes du monde. , La critique de la litté­rature fait de cette littérature la vision critique du monde.

Dès lors on entrevoit quelle im­portance peut avoir pour la réelle compréhension de la démarche de l'auteur la saisie du rapport (obses­sion d'intégrer, dans un mouvement créateur, la pensée future et celle d'aujourd'hui) entre les propos d'Alain Jouffroy, critique d'art, qui nous dit: cette activité « ne prend son sens qu'à partir du point où je fais passer le courant de la pen­sée à travers les œuvres dans cet au-delà qu'est la pensée future », et les propos du romancier qui nous donne cet étrange avertissement au début de son livre, que tout élé­ment « qui semble ici refléter la pensée de l'écrivain ne saurait être que pure coïncidence avec l'au jour­d'hui et peut-être le demain de la pensée vécue par tous ». (Le terme de « coïncidence» prend toute sa signification lorsque le narrateur du Temps d'un livre nous dit que le livre est ce par quoi le « hasard crée l'ordre »). A ce niveau, on voit bien · que la seule différence entre ces deux formes d'une même activité est que, dans le premier cas, la vision critique s'incarne dans la pensée des autres, définie par leur œuvre, alors que, dans le second cas,· cette vision s'incarne dans le mou­vement créateur de sa propre pen­sée.

A travers l'expérience mystique, voyage initiatique, la prémonition, l'amour, itinéraire dans l'immense réseau aux multiples signes de la ville, itinéraire du temps perdu et retrouvé, l'ombre toujours vivante de Gérard de Nerval, lieu entre tous de la fascination du rêve, du rêve intègre à la pensée, la salle

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L'ombre de Nerval

des Pas perdus, à travers la décou­verte de la fictiôn de la vie comme principale réalité de la pensée au monde (fiction au sens où Michel Foucault nous dit à propos de Mau­rice Blanchot qu'elle est « l'invisi­ble visibilité du visible »), à travers l'affrontement du narrateur et de son ami Ivan, l'histoire du Temps d'un livre est celle de l'assassinat d'une conscience par une autre. La victoire de la conscience tournée vers l'extérieur (celle du narrateur), ouverture de la pensée au monde, sur la conscience tournée vers l'in­térieur, fermée (celle d'Ivan); sa mort est la même que celle de la civilisation en vase clos, inélucta­blement condamnée par la civilisa­tion ouverte, intégrée en même temps qu'assimilatrice et fixatrice du mouvement général du monde.

Même démarche: celle de véri­table « rouage d'extermination» que constitue la pensée se saisissant dans son déroulement dans le monde comme un livre en train de se faire ; en fait, démarche de toute véritable pensée qui consiste à être « dans» et « hors» en même temps, ce que nous dit Alain Jouf­froy dans l'essai qu'il a consacré aux ({ Objecteurs », en citant Mau­rice Blanchot pour qui la pensée est ({ la possibilité d'être présent au monde en s'en éloignant d'une dis­tance infinie ».

Le Temps d'un livre, contraire· ment à ce qu'en dit le résumé de présentation, ne se situe pas dans la grande tradition du récit oniri­que, mais il l'intègre comme une sorte de repère de l'itinéraire de la pensée d'hier qui est le fondement de celle d'aujourd'hui.

En lisant ce livre on ne peut s'empêcher de penser à deux cinéas­tes: à Antonioni pour cette supé­rieure intuition de l'instant, de la s~)Udaine présence, envahissement des choses, des lieux, et que l'on retrouve ici à un certain niveau dans la fluidité, le rythme, l'écou­lement du récit à Robbe-Grillet pour la manière dont poétiquement tous les mécanismes de l'esprit, du rêve à l'hallucination, sont intégrés à la pensée, donc à la réalité même du monde, de la vie.

Il y a cependant un reproche que l'on a envie d'adresser à ce livre et qui l'inscrit dans une tradition où il ne devrait rien avoir à faire, c'est d'être beau; on pense parfois à la noblesse silencieuse et drapée d'un Julien Gracq. Mais cette beauté ne constitue ici qu'un obs­tacle qui creuse l'écart entre la pensée vécue et le livre.

Je ne sais quelle· sera la «peut­être coïncidence» du Temps d'un livre avec « le demain de la pensée I1~Cue par fouS li, mais dans un uni­vers où «le hasard crée Z' ordre li pourquoi ne pas penser que le même ordre puisse créer le même hasard ?

Serge Bard

Une délD.&rche fureteuse

Suzanne Prou Les Patapharis Calmann-Lévy éd. 232 p.

Patapharis est un mot que le dic­tionnaire ignore. Je suppose qu'il ne signifie rien. Mais un « rien », c'est aussi quelque chose, une ba­gatelle, un fait sans conséquence, la trace ténue d'une réalité qui confine à l'illusion. Il suffit qu'une imagination malade s'en empare pour que les riens prolifèrent et qu'un monde se constitue, d'au­tant plus écrasant qu'il sera moins vérifiable. Ainsi naissent les fic­tions. La vieille fille inquiète à qui Suzanne Prou prête sa plume, dans un premier roman des plus singuliers, c'est peut-être la figure du romancier lui-même. Et l'en­quête à laquelle elle se livre pour découvrir qui est « l'abominable M. P. », qu'elle n'a jamais vu, dont elle ne sait rien, et qui, de fil en aiguille, deviendra un assas­sin, le persécuteur de la narratrice, et finalement sa victime, c'est l' « histoire » elle-même, telle qu'elle se forge sous les yeux éton­nés et complices de l'écrivain.

Démarche furclcuse qui n'est pas sans rappeler celle de Nathalie Sar-

Suzanne Prou

raute. Ce « portrait d'un incon­nu », fondé sur les plus faibles indices, révèle une sensibilité quasi maniaque aux « tropismes ». Evé­nements insignifiants, propos sur­pris, gestes échappés : c'est à par­tir de là ·que tout commence. On observe et l'on s'interroge. On s'in­terroge parce que l'on observe. Le narrateur est celui qui interprète. Non content d'enregistrer les faits, il les déforme, ou plutôt il les forme, car il n'existe de ({ monde» que raconté. Et, bien entendu, le ··

·récit une fois amorcé ne s'arrêtera jamais. Le décalage initial qui per­met au rien de devenir quelque chose, c'est l'étroite fissure par la­quelle, dans une réalité amorphe, s'introduit le langage formateur, le mouvement qu'il lui imprime. Le narrateur dispose donc d'une

supériorité absolue sur les autres personnages : ils font partie sans le savoir du monde qu'il construit. Il est le devin : celui qui voit plus clair que les autres. Mais, en un autre sens, il est la proie de ses in­formateurs ; son édifice est bâti avec les pierres qu'ils lui fournis­sent. L'interprétation ne serait rien sans les riens qu'elle interprète. Ainsi la vieille fille des Patapharis dépend-elle entièrement dans son enquête des dames de l'Œuvre dont les rares révélations lui servent de preuves. Et comme ces dames refu· sent d'entrer dans son jeu, en un autre sens encore, leur aveugle­ment buté suffit à discréditer son travail : plus elle approche de la vérité, moins elle convainc. Plus elle comprend, moins elle est comprise.

Mais, tandis que chez Nathalie Sarraute le discours interprétatif se heurte sans cesse à la réalité, dans un va-et-vient inlassable qui ne permet jamais à l'interprétation d'être tout à fait délirante ni tout à fait exacte, la fiction qui se dé­ploie dans les Patapharis prend peu à peu la place de la réalité même, au point de contaminer jusqu'aux souvenirs de la narratrice. Avec elle, nous pénétrons d8ns un uni­vers de cauchemar où toute régres­sion apparaît impossible : le passé qui se métamorphose à mesure qu'on l'interroge cesse de jouer son rôle habituel de référence. A la let· tre, il n'existe plus : ce qui a été ne se distingue pas de ce qui aurait pu être, l'événement vécu de l'évé­nement rêvé. Quand la vieille fille, au terme provisoire de son aven­ture, essaie de faire le point (a-t-elle vraiment rendu visite aux P. ? Est­elle allée au théâtre? A-t-elle perdu ses jumelles? A-t-elle acheté un verrou pour se protéger, un revolver pour se défendre ?), toutes les hy­pothèses qu'elle échafaude se révè­lent à la fois vraies et fausses : il ne lui reste plus qu'à reprendre son enquête sur de nouveaux faits.

Ici c'est à Kafka que l'on pense, au travail opiniâtre de la taupe que nul rempart ne suffira à ras­surer, aux démarches de l'arpen­teur qui ne parviendra jamais à rencontrer les Messieurs du Châ­teau. -L'Œuvre, avec sa présidente invisible, son règlement impla­cable et tortueux, son administra­tion inefficace, est le microcosme d'un univers régi par une logique rigoureuse, dont l'unique défaut est de tourner à vide : la fiction forge elle-même les chimères qu'elle com­bat.

La voix de Suzanne Prou est en­core hésitante. Elle n'arrive pas toujours à nous faire croire au dé­lire de son héroïne. Mais les meil­leures pages des Patapharis, et no­tamment la fin, révèlent un écri­vain intelligent et sensible, de qui l'on peut attendre beaucoup. Ce premier livre est à ranger en bonne place au rayon de la littérature hy­pothétique qui semble bien être le point de convergence, le lieu com­mun du roman moderne.

- Bernard Pingaud

La Quinzaine littéraùe, 15 GU 30 novembre 1966

COURS

L'auteur de La Motocyclette est en train de terminer la première version d'un très gros roman qu'il prépare depuis plus de deux ans. Sous un titre qui ne laisse guère transparaî­tre le véritable sujet du livre : La marge, il s'agira d'une aventure tra-

. gique et joyeuse dans le cadre des rues chaudes de Barcelone, ce fameux barrio chino qui constitue les bas­fonds de la ville. Trait particulier : l'Idée est suffisamment originale pour que l'auteur refuse de la divulguer prématurément pour qu'elle ne soit pas explOitée par d'autres. Publica­tion avant l'été, peut-être.

Simultanément, Mandiargues - tra­vaille à la « fabrication • d'un livre d'art Jacinthes.

Il s'agit de treize poèmes - écrits vers la fin de 1965 et au début de 1966 - qu'il a donnés à' un éditeur. · Mme Lazar-Vernet (Paroles Peintes), spécialisée dans la publication de livres illustrés par des gravures ori­ginales.

Marguerite Dur ..

L'auteur des Viaducs de Selne-et~ Oise est en train de refaire complè­tement sa pièce, pour le Vaudeville Theatre de Londres. Motif de cette histoire : l'œuvre ne lui plaisait plus. En conséquence, le crime sera com­mis par un autre personnage. La première représentation est prévue pour le 27 janvier; l'actrice est déjà choisie. c'est Sybil Thorndike. le

. nouveau titre : L'amante anglaise (la menthe anglaise?). Pas de roman en train, car la pièce est déjà en sol une sorte de roman, mais, par contre, des œuvres à peine achevées ou en voie d'achèvement : La musica qui fut une dramatique télévisée, puis une pièce de théâtre a terminé le cycle de ses métamorphoses avec le film que viennent d'achever l'au­teur et ses interprètes : Robert Hos­sein et Delphine Seyrig.

.Tean-Loui. BOZ7

L'auteur de Mon village à l'heure allemande poursuit inlassablement la saga de ce Village qui s'étoffe de livre en livre.

Cette fois, il en est arrivé au pre· mier tiers d'une trilogie, où l'on re­trouve, bien entendu, quelques·uns des personnages désormais familiers de ses romans antérieurs (notamment La sourde oreille). Le premier tome de La peau des zèbres, qui aura, à lui seul, quelque 400 ou 500 pages se déroule après l'avènement du gaul­lisme, avec la fin de la guerre d'Al­gérie. Mais il ne s'agit pas d'un ro· man sur cette guerre. En fait, les per­sonnages qui sont liés par des rap­ports d'amour ou d'amitié réagissent seulement en fonction du contexte historique.

Thornton wnaer

Au moment où l'on reprend à Paris, en anglais The Skln of Our Teeth (La peau de nos dents) avec Mar­pessa Dawn - et où l'on Joue à Toulouse, en françaiS Notre petite ville, Thornton Wilder qui est devenu un classlque de la littérature améri­caine mais qui n'avait publié · aucun roman depuis Les Ides de Mars -il y a vingt ans - annonce qu'il met le point final à une nouvelle œu­vre romanesque The Eighth Day. L'in­tri gue, située au début du XX· siècle. entrainera le lecteur dans une course dont le point de départ est une petite ville de l'illinois et qui passe par l'Europe et le Chili avant de se ter­miner en Californie.

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Frantz André Burguet Le Protégé Gallimard, éd. 240 p.

L'écriture est manee à la mé­moire : elle en use, parfois, pour i m agi n e r; d'autres fois, au contraire, c'est la mémoire qui l'imagine et, au terme de l'entre­prise, imagine l'écrivain qui se re­connaît en elle. Le cas du héros de M. Burguet est plus complexe puis­que, prisonnier de sa mémoire, il ne saurait cependant dire « je ». C'est que cette mémoire, il ne la vit pas au passé et, de ce fait, s'interdit de la raconter : il se veut toujours - et parallèlement à une existence tout à fait com­mune qui ra conduit d'études en examens. et jusqu'à l'agrégation - au cœur de son enfance. une enfancc que peuplent reclts dc voyage, bibliothèque Verte, bandes dessinées et, plus encore, les féeries passionnantes que l'on retire de tant de lectures mouvcmentées lors­qu'on sait s'y insérer et les repren­dre à son compte: lorsqu'on bé­néficie, aussi, d'innombrables ma­ladies qui, périodiquement, vous reconduisent, la fièvre aux tempes, sous des draps gonflés d'illustrés.

Aussi bien Sébastien ne peut-il parvenir au récit que par l'entre­mise d'un témoin privilégié, sa fem­me, Do~nique, historiographe qui est, (C Jusque dans sa manière d'écouter, la précision même » et exerce, à son endroit, une sorte de déchiffrement permanent : C( Il me semble, dit-elle, qu'à force de vous regarder je pourrais absorber l'his­toire que vous inventiez derrière vos yeux fixes ». Cette situation commande, en quelque sorte, ]a double détente du roman. Celui-ci s'attache, en son début, à restituer les flambées imaginati ves du héros encore enfant, flambées dont on sait qu'elles ne cesseront de l'ani­mer. Survient alors, au fil d'une narration capricieuse, Dominique qui ne tarde pas à dévoiler son pro­pre rôle: à Sébastien se superpose désormais le thème du couple qu'il forme avec sa femme, le pacte sur lequel il se fonde, l'étrange amour qu'il suppose.

C'est que, si l'enfance est natu­rellement protégée, il faut, à Séhas­tien devenu adulte, recréer les con­ditions de son insularité : lui, au cœur ~'une chambre close, qu'en­ferme a son tour un cercle parfait

les limites d'un désert Olt les murailles d'une forteresse - ce qui pennet le rêve, en somme, et ce qui le défend. Dominique sera ainsi le Vendredi de ce Robinson du cœur, chargée tous les matins de redessiner l'île et d'entretenir la maison : (C Elle s'occupe de le nour­rir et lui, de la satisfaire le plus s?uvent et le plus violemment pos­stble ». Et de fait, elle subvient à tous ses besoins, procède au choix décisif des lieux, chambre presque cellulaire, château désaffecté et pour finir, maison dans une île d; Loire - cette Loire qui est au

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Une enfance ~ reveuse

cœur de la France -, symbole même de ce blottissement indéfini dans le centre du centre qui est la hantise du héros.

Ainsi la narratrice est elle aussi protectrice; on peut, mieux encore, avancer qu'en la narration se con­clut la protection. Du journal qu'elle tenait. enfant, Dominique dit qu'il est « devenu peu à peu une justification de l'ordinaire ». De même, en écrivant sur elle et Sébas­tien, elle transfonne leur existence en récit. lui confère une rassurante objcctivité et rejoint son mari par là seul où elle pouvait le retrouver: (( Peut-être, lui dit-elle, aimé-je comme vous les chambres, mais il faut qu'elles soient absolument noires. Vous voulez toujours qu'il reste une parcelle de lumière, cette /Jeilleuse bleue des premiers âges, Ime lueur qui vous permettrait de Iloir mon 'lisage fardé par la nuit ). Qu'cst-cc qui lïncite, cependant, à êtrc la gardienne du jeu, cette image de la mère? « l'aime qu'on "it be­soin de moi », écrit-elle. Il n'y a pas, semble-t-il, que cette fascination heureuse: « / e ne peux rien faire de mon corps, c'est désolant. El quand lui veut se servir de moi pour son plaisir, je suis effrayée d'être im­parfaite. » Il semble que les yeux absents que Sébastien porte sur elle la protègent, à son tour, contre ce

doute, l'enfennent dans un cercle privilégié, pareil à celui où elle le tient en l'enveloppant d'un regard qui jamais ne l'affronte.

En cette immobilité pourrait ce­pendant se bloquer le livre si une menace - agent pennanent de déséquilibre - n 'babitait Sébas­tien, menace qui est celle de toute rêverie nocturne, et qui surgit au tenne de toutes ces fuites que Do­minique transcrit avec brio, fuites dans l'espace - de la brousse au Far West - ou le temps - épi­sodes légendaires, médiévaux ou, plus savoureusement, empruntés à l'univers de Balzac dont la lecture ' mobilise, en grande partie, le héros. Mais quel est l~ visage de cette in­quiétude sans laquelle, nous dit la narratrice, Sébastien s'effacerait dans l'ennui '? Sans nul doute, ce­lui de ses désirs, chats, vautours, loups-garous cruels qui le blessent, le dévorent dans le temps qu'il les maîtrise; et, plus encore, cette très jeune fille, esclave et compagne, qui, au détour de chaque épisode, apparaît comme le symbole même de l'enfance et le centre de tous ses rites, symbole complice, mais aussi caressé et désiré, possédé jusqu'au meurtre. Et c'est peut-être l'idée de ce meurtre, où se projettent ses passions les plus sourdes, qui pous­se Sébastien, en fin de récit, à ten-

ter une évasion hors de la paticnte tapisserie de Dominique, fuite des­tinée à réaliser un irrémédiable sans doute rêvé, à le relier au réel avec les fils de l'imaginaire.

Le livre se clôt, ainsi, sur cette déchirure qui le laisse ouvert, vic­time de sa fragilité subtile, tel .un film qui se rompt et fige ses héros en de hasardeuses postures. L'écri­ture du Protégé, où des personna­ges se dessinent dans et par une narration - telle est son évid('nte dimension psychologique - c'est sa relecture à l'envcrs, en suivant les entrelacs dcs trois voix qui l'engen­drent, celle de la narratrice ct ceBe!'! qu'elle éveille, Sébastien enfant et Sébastien, adolesccnt ou adulte. qui rejoint son enfance. Pour nous se compose alors ce kaléidoscope de la première lecture, contrepoint d'ura­besques brèves et feutrées où les invocations romantiques de l'hé· roÏne font écho à ces cavalcades confortables qu'enfermaient les li­vres de prix, lourdement reliés, de nos parents. Ainsi faut-il parcourir deux fois, dans le sens de l'interro­gation puis dans celui du plaisir, l 'histoire, lyrique et perverse, que Burguet imagine à propos de sa mémoire et qu'à notre tour nous rangeons, pour les prochaines fiè­vres, sous notre veilleuse bleue.

Michel-Claude /alard

• Agnès et le romanoler

Jacques Brenner Une femme d'aujourd'hui Albin Michel, éd. 206 p.

« Roman » dit le sous-titre, mais dès le premier chapitre l'auteur se reprend : « C'est une modeste étude de comportement qui va suivre.» Cette Agnès, jeune professeur d'his­toire, rencontrée à Rouen par le narrateur en 1945 est en amour aussi hardie qu'était inexperte la naïve Agnès de Molière. Est-ce une éducation solidement bourgeoise dont elle renie page à page le caté­chisme qui la rend si fascinante ? Elle n'a qu'à paraître pour éveiller les désirs des jeunes gens groupés autour d'elle en un petit cénacle intelligent dont Jacques Brenner eslle témoin discret et l'observateur lucide. Il ne se monte pas plus la tête que ses personnages, il les épie, les jauge, les dissèque, écrit avec une simplicité réellement exem­plaire leurs petites aventures -intrigues, jeux de mots, coucheries -, se réservant de les lester de notations morales, d'aphorismes, de réflexions que l'on l'appelle « psy­chologiques » «C Le mystère d'un garcon n'offre d'attrait que pour une tille amoureuse [ ... ] Souvent, j'ai l'impression d'être une marion­nette dont un inconnu tirerait les ficelles. » )

Une première fois l'auteur donne la parole à son personnage. Le ton

et le récit n'en sont guère modifiés, Agnès nuançant à peine son propre portrait. Elle justifie le naturel trouble de l'oncle Maurice, amou­reux des petites filles, explicite son mépris du mariage et avoue enfin qu'elle trouve dans l'étude et la pratique de l'histoire une belle ver­tu d'équilibre. Lorsque le romancier retrouve son héroïne après plusieurs années d 'éloignement, il est à Ve­nise à la veille d'un périple bohème qui doit le mener en Grèce, lui et deux jeunes ingénieurs. RecoDl\Ue à une terrasse, Agnès, après s'être vivement disputée avec un compa­gnon qu'on devine passionné, ac­ceptera de lie joindre aux trois gar­çons, Non qu'elle soit tombée amou­reuse de l'un d'eux: l'amour n'est pas son fort. Elle aime son plaisir, le désir des hommes et, plus que tout, la certitude de mener à sa guise ces intrigues d'une nuit dont elle fera successivement l'offrande à deux Yougoslaves, à l'un des Français qui l'accompagnent et à un séduisant Romain. Ce voyage sentimental, où la visite de palais baroques altern~ avec la rencontre de personnages pittoresques vive­ment typés, l'auteur nous le conte avec une allégresse, un brio, un humour ici attendri et là narquois qui font songer aux rêveries de Stendhal en Italie et aux réflexions de Paulhan en Suisse. Après ces pages, qui sont les meilleures du livre, se passeront cinq années avant

que l'auteur n'éprouve le désir de revoir Agnès et de soumettre son manuscrit à sa jeune consœur fixée à Aix pour y écrire des biographies de femmes célèbres. C'est là qu'elle épousera par hygiène morale le petit jeune homme de Venise et là­aussi que l'épisode italo-yougoslave récrit par elle-même lIOUS précisera, avec le nombre exact de ses amants, sa propre conception de l'amour ou plutôt de la « morale sexuelle ». L'auteur laisse conclure son person­nage et ce pirandellisme frileux s'achève par une fort raisonnable apologie du mariage bourgeois.

Car de l'amour. dans ce roman dont les deux voix ont les mêmes inflexions et presque la même in­différence, il n'est guère qu('<;tion, et pour vif que soit lc plaisir du lecteur à suivre la vie subtilement dissolue de la bellc historienne, le ton à la fois lucide et détaché de l'auteur ne laisse pas d'y jeter un peu d'ombre. Telle apparait l'alter-

. native: ou bien le romancier use des pouvoirs discrétionnaires du créateur sans feindre de confier à son personnage le soin de corriger ce que sa vision pouvait avoir de conjectural, ou bien la complicité qu'il attend d'Agnès doit infléchir assez son regard et ses sentiments pour qu'il éprouve à son égard un peu plus que ce détachement, pro­fitable au moraliste mais préju-diciahle au romancier.

Guy Roho"

Page 9: La Quinzaine littéraire n°16

UN POÈME INÉDIT D'EVTOUCHENKO

Le 15 1Wvembre sortira à Paris un disque en première mondiale: la Mort de Stenka Razine, un grand poème du Soviétique Evgueni Evtouchenko sur lequel Dimitri Chostakovitch a composé un poème sym­phonique avec chœurs. Stenka Razine est une figure quasi légendaire en U.R.S.S. De 1667 à 1671, ce cosaque du Don, issu du peuple, s'est mis à la tête d'un soulèvement contre le tsar et a fait règner la terreur par­mi les boyards, les grands propriétaires fon­ciers et les fonctionnaires tsaristes. Capturé à la suite d'une trahison, il fut ensuite em­mené à Moscou pour y être jugé. Condamné à mort, il fut décapité le 6 juin 1671. C'est le 28 décembre 1964 que fut interprétée pour la première fois, à Moscou, la cantate de Chostakovitch, par l'Orchestre symphonique de Moscou, sous la direction de K yril Kon­drachin :- - qui a enregistré le disque (publié par « Le Chant du Monde ») en mono-stéréo.

Dans Moscou la blanche aux coupoles d"or fin Un voleur s'est emparé d'un pain n' court Personne ne bouge Les archers vont vers la place, Rouge Stenka Razine va mourir

Le tsar sirote un vieux vin Se mire da~s un miroir d'Izmir S'agace d'un bouton qui lui rougit le teint Le presse C'est l'heure d'en finir Stenka Razine va mourir

Tout comme la barrique flanque le tonneau La noble dame s'avance avec un marmot De ses dents menues il croque une sucrerie Moscou est à la fête aujourd'hui Stenka Razine va mourir

Les marchands s'essoufflent Leurs coutures craquent Les bouffons se giflent En cadence du tac au tac Les argousins sifflent Et cognent en vrac Stenka Razine va mourir

Le grand âge est une déroute Des vieillards couverts de croûtes Déambulent en mâchonnant Ils n'en ont plus pour longtemps Stenka Razine va mourir

Fardées au lait de concombre Les filles de joie sortent de l'ombre Elles ont sauté du lit Pour se montrer elles aussi A la grande fête d'aujourd'hui Stenka Razine va mourir

n va vers le supplice En chemise blanche sur un chariot Les femmes en chœur glapissent Lui crachent dans le dos Stenka Razine va mourir

Sans qu'il ait même tressailli Le voici couvert d'immondices Ses lèvres qu'un rire amer plisse Murmurent des mots de tragédie

« Te voici donc à Moscou « Comme un rat dans son trou « Tu brûlais. d'y venir « Mais non poilr y mourir

CI. Pourquoi les hommes s'irritent-ils. « Quand on leur parle du Bien

La Quinzaine littéraire, 15 au 30 novembre 1966

La Dlort de Stenka Razine

Jfn.,rnu: / .. pont de pierre et le Kremlin. en hiver.

« Est-ce leur nature qui est vile « Ou serait-ce qu'ils ne croient plus à rien « Crachez crachez Ce fut toujours la règle « Les hommes ne sont pas des aigles

« Vous me frappez au visage « Etrange soulagement « Je ne comprendrai jamais votre rage « Ni votre empressement

« Au plus fort de ma détresse « Je ne capitule pas « La foule est aujourd'hui en liesse « Mais le peuple l'emportera

« A chacun son destin « Moi j'ai choisi le mien « Ma faute n'est pas ma foi « Mais d'avoir rusé avec ce que l'on doit

« Les demi-mesures mènent au néant « n faut vouloir les choses entièrement « La vie est une étrange rencontre « On ne peut pas être pour et contre

« Mon crime si vous voulez savoir « N'est pas d'avoir pendu des boyards « n est d'avoir cédé d'en avoir gracié « Des centaines Des milliers

« Malheur à qui dans ce monde cruel « Fait place en lui à la pitié « La pitié ne vous mène pas au ciel « Mais au supplice les mains liées

« Naïveté Maudite naïveté des frustes « J'avais cru au tsar bon et juste « Les simples sont souvent intrépides « J'ai été trop simple pour ne pas dire stupide

pide

Les cloches de la ville sonnent lourdement Stenka monte fièrement sur l'échafaud Devant lui bat au vent Le tablier de cuir du bourreau

Au-dessus de la foule celui-ci brandit Une hache bleue comme un neuve de RU8IIie Où passent de fines caravelles Aux voilures blanches de soleil

Alentour tout n'est que gueules De riches boyards repus De lourds marchands mafflus Stenka tout à coup n'est plus seul

Des regards ont croisé le sien Fixant sans peur la hache La fierté est un levain Le plus pur que l'on sache

L'homme pétri d'elle Devient un héros sans tache La fierté est une hirondelle Défiant l'azur sans relâche

Stenka n'est plus seul Le voici très calme Il pose son visage sans larmes Sur le rebord du billot Fait un tiigne bref au bourreau

La tête roule Le sang jaillit Stenka n'est pas mort seul en Russie Peuple venu pour la fête Crie donc ta joie à tue-tête

La place Rouge a suspendu son souffle A peine les hallebardes tremblent-elles Dans le ciel passent des hirondelles Les bouffons que rien n'essouffle Ont peine à reprendre leurs pitreries La stupeur les frappe de paralysie

Par trois fois les cloches sonnent le glas La place tout entière se découvre Personne n'avait prévu cela Les portes tIe l'espoir s'ouvrent

La lourde tête baigne dans le sang Qui gicle du tronc en fusant Par trois fois le bourreau la saisit Et par trois fois il s'en dessaisit

La tête de Stenka lance des regards Qui indisposent le tsar Vite un pope s'avance n tremble de tous ses membres Dans le vaste silence Sous le lourd ciel d'ambre

A lui revient l'ultime préséance Fermer ces yeux ruisselants d'insolence Mais les yeux de Stenka sont des ressorts Que tend l'invincible puissance de la mort

Coiffé de sa couronne et de sa tiare Le tsar de Russie baisse le chef Fuit ce regard Stenka ne mesure pas sa victoire Le peuple bientôt chantera sa gloire

Traduction et adaptation. française de Georges Soria

9

Page 10: La Quinzaine littéraire n°16

• Vient de paraÎtre • : ............... 5R .. ROMANS ÉTRANGERS

: aux Editions R.encontre : : • Jacques Chenevièra • : • RETOURS ET IMAGES •• • Les« confidences du souvenir» d'un romancier • :

• Georges Piroué • • • CES EAUX QUI NE VONT NULLE PART • :

Philip Roth Laisser courir

• Dix nouvelles, par le Prix Veillon 1966 • : • Chaque volume relié, sous jaquette 13,55 F(t./.i.) • :

Trad. de l'américain par Jean Rosenthal Gallimard. 704 p.

•••••••••••••••••••••• • • Dès la preIDIere page de son • gros roman de 700 pages, Philip

• • • • • • • • • • • • • • • • • • • ••••••••••••• • ••• Roth entre dans le vif de son sujet: • le héros, jeune professeur d'univer-

': :~é:n~;!~i;aU~e l:!tr:st~~:~~:. ~~ • • a la révélation que la vertu de sa • mère, vertu qu'il n'avait jamais • suspectée, n'était qu'un alibi à la

cri me. bonne conscience. horrible du· Le monde bascule pour lui. Le

curé d' Uruffe • voilà entraîné dans des aventures est-il un bon sujet : ban~les avec des êtres non moins

de roman? Il fallait, en • banals mais il les voit soudain d'un tous cas, une rare intrépi- • autre œil. Il appréhende désormais

dité pour se lancer dans une • le monde en porte à faux. Les mots pareille entreprise ... C'était s'ex- • ne sont plus des signes convention­

poser au reproche d'avoir voulu • nels permettant un contact entre exploiter un scandale répugnant... J'y : les êtres mais des signes sans raci­

vois une très belle réussite littéraire. Le • nes qu'on lance au hasard. Parfois, conte réaliste est excellent ·; l'examen de • mais très. rarement, ils atteignent

conscience va plus loin." • leur but. Et c'est la chaîne sans fin :

HET/CHASTEL André BILLY • on parle, on parle beaucoup, pour

: s'expliquer, pour préciser ce que de l'Académie Goncourt • les mots précédents n'ont pas réussi

• à exprimer et les nouveaux mots, • à leur tour ... D'où cette avalanche

• • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • •• de dialogues de sourds qui forment • l'ossature de ce livre.

10

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MAURICE GARÇON de l'Académie Française

"C,d.,u roy,' .t prlci.gx" FRANÇOIS MAURIAC dè l'Académie Française

"8"'0 pour ,. littrll l, form,t, " difflrence d, c" "ct."s, " m"ge sp,ci.us, où dlborde le mot cherchi, " ",iu", tout tlmoign, d'un. conn,iss,nce p"f,ite d. c, que l'on p.ut souh.i, ter d'.n dictionn,i" ".

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• • Pourtant, il faut agir. Il faut • rencontrer des êtres, les aimer. Et • Gabe Wallach, le héros principal • de Laisser courir, fait l'épreuve de • l'amitié, de l'amour, des micro­• cosmes religieux ou professionnels. • • Ce n'est pas précisément réjouis-• sant. Son histoire d'amour avec une • divorcée assez fascinante est parfois • à la limite du supportable. Aucun • milieu n'est épargné: ni la haute • ni la petite-bourgeoisie juive, ni le • • milieu universitaire, ni le sous-pro-1 létariat. Personne n'arrive à trou-• ver son assise : « Il y a de l'ordre en • ce monde, je dois avoir ma part • aussi », s'écrie l'un des personnages. • Tous pourraient revendiquer ce • souhait. • • Philip Roth va jusqu'au bout de • son massacre. La culture elle-même • est inutile. Car presque tous les • personn~ges sont des intellectuels • qui citent Henry James ou E. E. • • Cummings, qui écoutent Sarah • Vaughan ou Gerry Mulligan. Mais • leur culture ne les aide pas. Bien • au contraire. Leurs scrupules et • lcur complexe de culpabilité les pa-• ralysent. Devant un chômeur fruste • et faussement stupide, Gabe Wal-

1ach est désarmé. Il est même pro­fondément humilié. D'autant plus humilié qu'il en a une conscience aiguë.

Mais on sait que, de toute fa­çon, la culture a mauvaise ' réputa­tion aux Etats-Unis. En revanche, la famille est toujours considérée comme le fondement de toute la société américaine. Philip Roth la peint sous les couleurs les plus

• noires. Et il lui sera d'autant moins : pardonné qu'il s'est attaqué à la • famille israélite, par la force des • choses, la plus cellulaire des fa-

Le monde en porte-A-faux

milles. Mais il va plus loin. Il s'at­taque au vieillard et surtout à l'en­fant : la scène où une petite fille de dix ans se trouve des raisons pour le meurtre de son petit frère ne va pas sans une certaine complai­sance dans la cruauté.

Bref, au terme de ses aventures, il ne reste plus pour le héros qu'une solution, la fuite: il laisse courir et gagne l'Europe. C'est un constat d'échec total.

Mais c'est aussi le constat d'échec de toute l'Amérique libérale. La prospérité économique n'a rien ré­solu. Au contraire. Après avoir vécu à l'intérieur de son rêve, elle se re­trouve devant des mythes vides de sens. Le prière d'insérer nous pré­sente ce livre comme une satire de la société américaine. Mais, s'il y a satire, c'est en profondeur. C'est la justification même de cette so­ciété que Philip Roth met en ques­tion. C'est pourquoi les traits cari­caturaux sont rares : ils concernent presque exclusivement le milieu universitaire. Et l'on veut bien croire qu'il s'agit là d'une vengean­ce personnelle.

On pourrait penser, à la lecture de cette note, que Laisser courir est une énorme méditation abstraite sur la condition humaine. Il n'en est rien. L'auteur cravache tout au long de ses 700 pages et l'intérêt ne se dément jamais. Les personnages sont profondément incarnés et rien ne ressemble moins à un livre phi­losophique ou sociologique que ce roman où les hommes sont peints en pleine pâte, dans leur comple­xité. Si même on retrouve quelques

" clichés (le masochisme juif, la mi­sogynie militante, la fustigation de la mom, la mère américaine), ils sont profolldément intégrés.

Car Philip Roth est bourré de talent. Son livre est un bloc sans faille. L'auteur est aussi cultivé que ses héros: il a tout lu et si,

.parfois, l'influence de Henry James se fait sentir, c'est un Henry James qui aurait lu les romanciCl's de la « génération perdue ». Mais il y a mieux: Philip Roth a ce que l'on pourrait appeler le sens de l'irré­médiable (déjà dans son premier livre, . Good-bye Colombus, il faisait dire à l'un de ses héros: « Quand on a lâché les pédales, on a lâché les pédales; c'est la vie », sens hé­rité en ligne directe de Scott Fitzge­rald (à qui, du reste, il rend hom­mage par un pastiche de la 'plus belle eau : cf p. 533).

Pourtant, malgré son talent, mal­gré sa culture, malgré sa sincérité, l'œuvre de Philip Roth ne renvoie jamais à un univers ou à une écri­ture. Il n'y a pas l'accent, le ton de la voix qui est sensible par exem­ple dans un livre aussi vain et inu­tile que le dernier roman de Tru­man Capote. -L'honnêteté de Philip Roth est en même temps sa limite. C'est un bel objet, bien ciselé, bien taillé et qu'il faut admirer, mais il n'est hélas! pas exclusif.

Jean Wagner

Page 11: La Quinzaine littéraire n°16

ENTRETIEN

«Herzog»? Une cODlédie

Les grillons chantent . au bord du Lake Isabella. La piscine du motel domine une rivière. En q,!-el­ques heures, comme Herzog, le per­sonnage de Saul Bellow, j'ai passé de Chicago à une solitude pres­que complète. Et comme lui l'envie me prend d'écrire à des inconnus, pour leur raconter n'importe quoi.

« Mon cher X., hier j'ai rencontré Bellow dans le bar du Palmer's house, à Chicago. l'hésitais , à le reconnaître. Il est moins jeune que sur ses photos, avec des cheveux blancs, un visage mince, il ressem­ble à ses personnages, à Herzog no­tamment, dont il dit que « les yeux bruns se voilent par instants de mélancolie » et que l' « air dis­trait » plaît aux . femmes. En fait, la succession de ses romans recon­stitue sa biographie. luif né au Ca­nada, il a trouvé difficilement sa place dans la société américaine (lire à ce propos l'Ane de Buri­dan), marié (la Victime), parti à la conquête de Chicago (les A ven­tures d'Augie March), puis séparé de sa femme (Au jour le jour) il imagine une évasion rocamboles­que en Afrique (le Faiseur de pluie), et revient dans sa patrie, heureux parce que résigné à vivre sans illusions. On retrouve cette résignation finale dans Herzog com­me si l'accord avec soi-même et le monde n'était possible qu'en limi­tant à l'extrême son aire de jeu; comme si le reste n'était qu'aliéna­tion ...

S.B. J'ai toujours été surpris de l'idée que se font les Français de l'aliénation américaine !

Bellow a bondi, ironique, agres­sif, agacé. La conversation s'engage mal:

le ne songeais pas à une aliéna­tion nationale. En France, c'est un mot banal, même les demoiselles du téléphone vous demandent : « A, comme aliénation? » Vos personnages ...

S.B. Mes personnages, ne les trouvez-vous pas plutôt comiques ?

Vous savez, l'humour ... Les Fran­çais jouent parfois Beckett en tra­gédie, tandis qu'aux Etats-Unis vous en faites des farces à la M ack Sennett.

S.B. Mais Beckett, c'est très­drôle! J'aime ses pièces. Il est vrai qu'il ne croit plùs aucune action possible. Je pense au con­traire que l'écrivain peut agir.

Comment?

S.B. Au début, j'ai participé à des mouvements d'opinion, puis j'ai pris mes distances, en demeu­rant toujours disponible. Whitman a pensé le premier en Amérique que les écrivains devaient agir à travers leurs livres: « Poets should act as poets », disait-il. J'estime

aussi que nous pouvons avoir une influence en proposant des modè­les, des types d'humanité, sans vou­loir imposer des idées au lecteur, mais en lui permettant de se situer par rapport aux personnages. Il s'établit, entre l'auteur et le public, une reconnaissance réciproque, « à tâtons ». (Ce dernier mot dit en français.)

Vous demande-t-on souvent con­seil?

S.B. Plus fréquemment, je crois, qu'en France. Après la publication d'Herzog j'ai reçu plus de dix mille lettres, surtout de femmes, qui me demandaient des conseils sur l'art,

Saul Bellow

la religion, le problème juif, ou me prenaient pour arbitre de leur si­tuation conjugale. Devaient-elles di­vorcer? Pour d'autres, Herzog prouvait qu'un homme pouvait être aussi un être humain. Dans l'en­semble, elles exigeaierlt de moi des modèles à suivre, et ce que j'ap­pellerai des « investissements » pour une liberté dont elles ne sa­vaient comment disposer.

L'explosion culturelle que l'on constate aux Etats-Unis depuis quel­ques années a-t-lle avantagé les écrivains ?

S.B. On achète davantage de li­vres. L'éducation a fait des progrès immenses, mais il s'agit dans beau­coup de cas d'une éducation pro­fessionnelle, qui 'risque d'isoler les gens. dans des catégories séparées.

EiJ. même temps, les frontières entre les classes se sont brouillées.

La Quinzaine littéraire, 15 CII& 30 novembre 1966

Les écrivains ne s'opposent plus à la bourgeoisie, ils devraient donc se sentir moins seuls, mais ils éprouvent une difficulté plus gran­de à savoir où se trouve leur place dans la société.

Pensez-vous que dans une société d'abondance où l'écrivain est sol­licité par la presse et la télévi­sion, on considère ses livres com­me un produit de consommation ?

S.B. Il n'est pas obligé de se vendre à la publiéité. Certains édi­teurs sont généreux, intelligents. Le mien, par exemple, m'a aidé dès le début de telle façon que j'ai toujours eu des dettes envers

lui, jusqu'à Herzog. Pourtant mes livres se vendaient avec un succès d'estime à 20.000 et 30.000 ache­teurs.

Le succès d'Herzog a-t-il trans­formé votre existence ?

S.B. Soudain, je suis devenu ri­che, j'ai pu me passer mes goûts de luxe, et perdre mes complexes à l'égard des millionnaires. Mais vous avez une maD.i.ère curieuse de poser ' des questions. Pour un écri­vain, ce ne sont pas les idées, c'est la dynamique de l'œuvre qui comp­te.

Parlez-moi de votre style. Vous n'utilisez pas un langage expérimen­tal. Que pensez-vous .•.

S.B. De Paris ? Les expériences des nouveaux romanciers m'inté­ressent, mais si l'on ne croit pas

à la propriété et à l'efficacité du langage, tout perd sa significa,tion. J'ai passé par Paris, assez récem­ment. Il me semblait qu'il y avait un vide, dans le domaine des arts.

Vous connaissez· cependant très bien la France.

S.B. J'aime énormément Sten­dhal, et les symbolistes, et Louis Guilloux, et mon ami Francis Pon­ge, et chez les Italiens Svevo, sur­tout Svevo, Moravia un peu moins, et beaucoup Silone, et Lampedusa, et parmi les Allemands Günter Grass, Heinrich BoIl. Voilà, vous êtes contept ?

Seriez-vous partisan d'un socw­lisme à la Silone ?

S.B. Peut-être, dans d'autres circonstances, mais votre question n'a aucun sens : je suis juif et américain.

« Ici, mon cher chez X ... , Saul Bellow s'emporte. A notre table ont pris place deux femmes ravis­santes. Il joue, il se fait séducteur. On parle beaucoup à Chicago de ses succès féminins. Mais que fait­il à Chicago? »

S.B. Je ne donne pas de «cours» à l'Université, mais trois heures de conversation par semaine à des graduates qui viennent me voir .li­brement par groupes d'une dizaine environ. Nous parlons de littéra­ture, de philosophie, d'autres su­jets encore.

Vous n'enseignez donc pas le mé­tier d'écrivain, le « creative writ­ing »?

S.B. Non, et je pense que la lit­térature actuelle court le danger, aux Etats-Unis, de s'étioler en vase clos : les écrivains enseignent la littérature dans les universités à des étudiants qui écriront à leur tour des romans académiques, lus par leurs élèves, avant de devenir eux-mêmes professeurs, etc. Le cer-cle est vicieux. .

A vez-vous l'intention d'écrire de nouvelles p~èces de théâtre, après l'échec que vous avez subi à New York?

S.B. Shelley Winters va créer trois de mes pièces, très courtes, cet hiver.

Leur sujet?

S.B. Ce sont des farces sexuel­les. L'une d'elles s'intitule Orange soufflé. Elle met en scène un mil­lionnaire, très âgé, qui entretient richement une jeune Polonaise, sans pouvoir exiger beaucoup d'elle. La Polonaise, une fille honnête, estime que le vieillard n'en a pas pour son argent. Elle prend des cours de cuisine, pour lui procurer d'autres jouissances. Un soir, en ca-

Il

Page 12: La Quinzaine littéraire n°16

~ « Herzog»? une comédie

chette, elle lui prépare un , mer­veilleux soufflé à l'orange_

La 'conclusion l'

S.B. C'est une chute, comme on dit au théâtre; elle tient en une réplique, à double sens : « Y ou could not get it up » (Vous n'avez pas pu le faire lever).

« A la fin de notre entretien, mon cher X ... , j'avais l'impres­sion que Saul Bellow me donnait de lui-même un portrait qui cor­respond à ce que disent de ses li­vres la plupart des critiques amé­ricains. Ils y trouvent le déploie­ment d'une grande énergie, d'une vitalité profonde, d'une confiance en l'avenir: « Ceux qui pensent qùe l'avenir sera pire que le passé n'ont aucun sens de l'histoire », m'a dit Bellow. Cette attitude con­traste, à mon avis, avec la résigna­tion finale de ses personnages, qui ramassent leurs restes, comme au sortir d'une psychanalyse et déci­dent de se remettre en marche, mais sans illusion, en numérotant leurs abattis. Est-ce vrai ?

S.B. Non, si vous faites allusion à He~zog, vous avez tort, il n'est pas si perdu, il est plutôt comique, tout au long du roman. La pour­suit~ d'un bonheur, en effet, est une comédie si l'on prétend le re­chercher comme une affaire privée, sans tenir compte des données de la société. Herzog d'ailleurs s'en rend compte, inconsciemment ; il essaie de ruser, d'échapper à sa situation d'une manière théâtrale, par des simulacres, en endossant diverses personnalités. Tour à tour il joue les rôles du séducteur, du cocu, du vengeur, pour à la fin reconnaître qu'il aboutit à une im­passe, et se débarrasser de ses ori­peaux. TI émerge alors comme un être appauvri en apparence; mais authentique, fondé en vérité.

~( Que vous dire pour conclure, mon cher X. Les voies du roman américain sont multiple6. Le direc­teur du New York Review of Books prétend que les nouveaux livres de Malamud, Styron, Philip Roth sont tous engagés, qu'ils trouvent dans le passé des allusions direc­tes au racisme, à la guerre du Viet­nam, à l'intolérance sociale. Bellow se situerait dans une zone diffé­rente. Pour le situer, je reprendrai un élément autobiographique de ses romans, le dialogue entre deux frè­res, l'un qui a réussi (le frère de Saul Bellow possède une entreprise florissante à Chicago), l'autre qui cherche sa voie, et les preuves de son identité, en , dehoJ:'s du proces­sus social. Son engagement est plus subjectif. Cela dit, que pensez-vous d'Herzog?

Voilà, mon cher X, l'eau de la piscine est tiède en cette fin de journée, mais elle n'a que huit mè­tres de large et je vais y tourner en rond, interminablement. »

Franck /otteT'tJ1Ul

LETTRE D'ITALIE

« Où est Dlon chapeau?»

Cette année, pour la première fois, la rentrée littéraire italienne est marquée par le fait que ce n'est pas le roman qui s'y taille la part du lion. Des romans, certes, il y en a, et aussi d'écrivains connus du grand public. L'ex-directeur de l' « Espresso », Arrigo Benedetti, aujourd'hui retiré dans les environs de Lucques où il joue au hobereau de campagne, a ouvert les feux avec L'Esplosione (Mondadori). Suivront dans les semaines à venir Mario Soldati avec La Busta arancione (Mondadori), histoire de rapports difficiles entre une mère et son fils ; Vasco Pratolini avec Allegoria ,e derisione, troisième partie de la tri­logie qui comprend déjà Metello et Le Gâchis (publiés chez Albin Mi­chel) ; Giuseppe Berto avec Una cosa buffa, histoire d'un garçon de la campagne qui découvre une gran­de ville, Venise. En arrière-plan, parmi ceux qui mettent la dernière main à leur manuscrit, il faut citer Carlo Cassola' qui sous le titre de Storia di Ada présentera deux brefs romans d'amour; Italo Calvino qui nous promet de nouvelles Cosmico­miche ; Elsa Morante qui, veillant jalousement sur le secret de son prochain roman, ne nous en livre que le titre: Senza i conforti della religione ; Tommaso LandoHi qui a donné une suite à son roman­journal inauguré avec Rien va.

Mais c'est ailleurs et avant tout sur le théâtre que se concentre l'at­tention du public. Une haine obsti­née, jusqu'à l'année dernière, sem­blait opposer gens de plume et gens de théâtre. En automne 65, la revue « Sipario » de Milan publiait une enquête où tous les écrivains de quelque renommée manifestaient leur aversion à l'égard de la scène:

Natalia Ginzhurg, entre autres, par­ticulièrement spirituelle et cruelle. « le n'ai jamais écrit de comédie déclarait-elle, parce que je ne peu; m'imaginer écrivant une réplique aussi banale que « Où est mon cha­peau ? ». De telles phrases, hélas, toutes nos comédies en sont plei­nes ». Or, un ou deux mois plus tard, jouant sur la surprise, elle confiait à Gianfranco De Bosio, di­recteur du Teatro Stabile de Turin, sa première pièce. Laquelle s'inti­tule Ti ho sposato per allegria et commence, cela va sans dire, par la réplique : « Où est mon chapeau ? »

Rien de plus contagieux, on le sait, que le mauvais exemple. Après le succès de Natalia Ginzhurg (deux mois consécutifs de représentations à guichet fermé) toute une cohorte de ' romanciers s'est mis à écrire pour le théâtre : Pier Paolo Paso­lini, retenu au lit par un ulcère, a écrit quatr«! pièces en un mois ; Ottiero Ottieri (prix Viareggio 66 pour son essai L'Irrealità quotidia­na) a confié un texte à Paolo Giassi du Piccolo Teatro de Milan; Ro­berto Roversi (compagnon de route de Pasolini et de Volponi aux temps du néo-expérimentalisme et de « Of­ficiana ») a publié chez Rizzoli une « action dramatique » sur les atro­cités nazies, Unterderlinden, que Strehler mettra peut-être en scène ; Premio Levi a adapté pour le Tea­tro Stahile de Turin son roman Se questo è un uomo qui inaugurera le Festival international des théâ­tres permanents, le 9 novembre, à Florence.

Mais le plus passionné de tous paraît être Moravia. Non content d'avoir confié à De Bosio et à sa troupe une comédie en trois actes,

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Il mondo è quello che è, bien ac cueillie par la critique en clôturt du festival de Venise (c'est l'bis­toire d'un intellectuel en pleint crise qui, tiraillé entre Marx et Wittgenstein, se demande si sa tâ­che est de changer politiquement le ~onde ou d'agir sur le langage, le SIen propre et pelui des autres), il vient de fonder à Rome avec deux autres écrivains, Dacia Maraini et Enzo Siciliano, plus un groupe de jeune acteurs, une coopérative théâ­trale. Cette « Coopérative du Por­cospino » (porc-épic) possède uu petit théâtre de quatre-vingt dix places dans une ruelle derrière la Place d'Espagne. « Nous avons versé chacun 200000 lires, racon­te Moravia, et réuni UTl million et demi. Maintenant, le théâtre existe, inême s'il est plutôt humide, pour avoir été récupéré sur une cave. Les textes ont été écrits tout exprès pour ces garçons. Tr~is pièces en , un acte : la mienne réaliste, celle de Dacia lyrique, celle de Siciliano abstraite. Nous espérons que tout ira bien, èar si ces garçons échouent, qui n'exercent pas com­me nous un second métier, que ' vont-ils devenir ? Le second spect~ cle prévu est une adaptation de The Spanish Tragedy de Thomas Kidd, faite par Dacia et Siciliano. Mais ici se pose le problème des costu­mes. Savez-vous combien coûtent les costumes de théâtre ? Dans Il mon­do è quello che è, une actrice en porte un qui vaut un demi-million. Combien d'écrivains italiens g~ gnent avec l'un de leurs livres cette somme en droits d'auteur ? A peu près aucun, croyez-moi ». Peut-être est-ce pour cela que le théâtre est si passionnant.

Guido Davico Bonino

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HISTOIRE LITTÉRAIRE

Lanson # • il etaIt- lansonien?

Gustave Lanson Essais de méthode, de critique et d'histoire littéraire rassemblés et présentés par Henri Peyre Hachette, éd. 474 p.

« Depuis que Monsieur Lanson dirige l'Ecole normale, nous rou­lons de licence en désagrégation ! » Ce n'était qu'une boutad~, sans méchanceté; elle se trouvait, aux alentours de 1925, dans une revue de la rue d'L'lm ; Pierre-Henri Simon pourrait nous renseigner sur ce mot historique. Lequel, un peu aménagé - et avec moins de saveur mais plus de malignité -, ne traduirait pas . mal les sarcas­mes dont on poursuit Lanson de­puis que, par l'enseignement et par l'exemple, il a réformé la critique.

En bien ou en mal ? C'est une question qu'ont ennuagée toutes sortes de passions, de susceptibi­lités et d'idées reçues. Le gros re­cueil de M. Henri Peyre (près de 500 grandes pages), avec les vingt­huit textes de Lanson qu'il exhume et ressuscite, avec la grande intro­duction, vigoureuse et pondérée, qui les présente. nous donne l'oc­casion de l'examiner d'une manière peut-être un peu moins vague.

Né en 1857, mort en 1934, Lan­son a laissé des publications vrai­ment techniques, comme son M a­nuel bibliographique, que nous abandonnerons aux spécialistes. Il fut l'initiateur de méthodes et de principes applicables dans les re­cherches de l'histoire littéraire. II composa une Histoire de la litté­rature française, qui demeure au­jourd'hui tantôt révérée, tantôt ridiculisée. Et il publia une œuvre personnelle de critique qui est bien ce qu'on oublie le plus communé­ment lorsqu'on parle du lanso­nisme.

Commençons par cette Histoire. La première édition date de 1894 : l'étonnant n'est donc pas que di­vers chapitres soient démodés, mais bien que l'ensemble ne le soit pas. Des découvertes récentes, le chan-

gement des perspectives, notre in­surrection devant certains juge­ments aujourd'hui insoutenables chargent son passif. Lanson à l'époque demeurait encore plus qu'on n'eût cru sous la coupe des Laharpe et des Nisard. Du dix­neuvième siècle, malgré les amé­nagements apportés par lui-même au cours des rééditions, malgré les correctifs de M. Paul Tuffrau en 1950, il nous présente un tableau affligeant: « Une histoire de la lit-

Gustave Lanson

térature, écrit d'une manière fort sage M. Henri Peyre, devrait peut­être s'arrêter rituellement avant les cinquante années qui couvrent la littérature contemporaine de ce­lui qui l'écrit ». En contrepartie, sur le dix-septième siècle, notamment, ou sur le dix-huitième, beaucoup de chapitres n'ont guère perdu de leur qualité. Et les exposés, avec leur ampleur, avec leur nette et magistrale articulation, gardent une valeur péda~gique exemplai-

re; c'est un art aujourd'hui per­du; rien encore n'a su remplacer cela.

Ce au'on a surtout reproché à, Lanson, c'est d'être responsable du lansonisme. La bagarre a commen­cé avant 14, au temps de Péguy et de la véhémente jeunesse d'Hen­ri Massis; elle est toujours ac­tuelle. Entendez par lansonisme une tendance à remplacer la connaissance des œuvres par des connaissances sur les œuvres. A

écraser les œuvres sous les commen­taires, les annotations, les rappro­chements, toujours et de plus en plus historiques et érudits. (Et la recherche des « sources » : oh la la les sources! dirait Bernard Pivot.) Finalement, à effacer les œuvres, à force de les encombrer de bidon­villes, toutes les voies de la com­munication devenant brouillées et inaccessibles. A vrai dire, l~anson n'est pas tout à fait innocenl. ; son édition dite ( critique » des M p.di-

tations de Lamartine, en 1919, pré­sente vraiment trop d 'aspects déri­soires; et sa note de 1906 sur Ron­sard, reprise dans le recueil de M. Henri Peyre, et malgré qu'en ait celui-ci, en annonçait déjà quel­que chose.

Ces chemins-là condl'isent tout droit à la querelle de la Nouvelle Critique, ou plutôt des nouvelles critiques. Je suis beaucoup trop simplet pour m'y aventurer. Vous vous rappelez d'ailleurs l'article d'Henri Hell dans la Quinzaine du 1"r juillet, sur le liv;c de Serge Doubrovsky. Je prendrai soin de rester bien en deçà. Non sans re­marquer au passage qu'on s'amuse IiufÏntenant à compromettre toute la « critique universitaire » en général dans ce que naguère on se contentait d'appeler « lansonis­me ». Ah, que les Français ont l'esprit précis! Il est vrai que les universitaires sont à peu près les

. seuls, dans l'état présent de notre société, à disposer à la fois des méthodes, d~s moyens et des em­plois du temps propres à permet­tre quelque rigueur dans les re­cherches de l'ordre documentaire; mais les maîtres de la Nouvelle Cri­tique ne sont-ils pas aussi, presque tous, des universitaires?

Bornons-nous à deux exemples bêtement élémentaires. Balzac ja­mais n'aurait été capable de for­mer clairement et distinctement les idées que nous insinue une lec­ture vraiment docile de la Comé­die humaine. Et Stendhal, si lu­cide pourtant : vous vous rappelez l'admirable page de Proust sur Julien parmi ses cimes rocheuses, sur Fabrice au haut du clocher. Quels documents, disent les uns, pourraient nous éclairer sur des thè11les élaborés au sommet, dans l'extrême solitude de la création' ? Tout ce qui donne lieu et matière à document se cantonne dans' les environnements de l'œuvre, dans les régions du dessous; et le lan­sonisme n'est jamais que l'ensem­ble des sciences des environne­ments - de tout ce qui dans unf'

~

........................................................... , ............ .

JACQUES ALBERT PIERRE BEN AMETTE SOUSSAN

LE LES CONGÉ BAGNOULIS

« Il convient de souligner l'esprit ' de découverte dont fait preuve le Mercure de France dans sa collection l'Initiale. » La Gazette de Lausanne.

JEAN ALAIN GUY JACQUES ROBERT ROUVRES LARDREAU LÉV':QUE RENOULT UN LES TENTATIVE LYDIE L'ENVERS CŒUR CHEVEUX POUR UN OUTTIER DU DE D'EPSILON ITINÉRAIRE L'ABSENTE MONDE PIERRE

La Quinzaine littéraire, 15 au 30 novembre 1966

MICHEL SAVIGNAC

L'ISOLOIR

GILLES

Chaque volume 5,40F

TAU RAND

OBSERVATION CLINIQUE

J3

Page 14: La Quinzaine littéraire n°16

~ Lanson était-il lansoDÎen?

œuvre reste justement à l'extérieur de l'œuvre.

Ouais, ripostent les lansoniens, vos beaux principes permettent, voire recommandent, les plus gros­sières erreurs, les pires errements, les interprétations les plus déli­rantes; ce n'est pas de la critique littéraire, c'est de la littérature sur la littérature.

Chacun des deux partis étale son sottisier, bien garni; le débat s'ai­grit et s'éternise. II s'atténuerait sans doute si les premiers recon­naissaient qu'ils ne perdent rien lorsqu'ils s'informent avec exacti~ tude, si les seconds avouaient que le Iansonisme, ou ce qu'on appelle ainsi, est un sûr chemin pour ar­river jusqu'au seuil du secret mais non pas pour franchir ce seuil ... Messieurs, ami de tout le monde, comme dit Sosie.

Ami aussi de ceux qu'omettent . toujours les grands barons tandis qu'ils estoquent entre eux : ceux qu'on me pardonnera d'appeler les

. « vrais » critiques (les autres étant plutôt soit des érudits, soit des es­sayistes), ceux qui n'ont pas le loi­sir de choisir leur temps ni même, souvent, leur sujet, ceux dont le métier est de lire quotidienne­ment, avec simplicité, avec hon­nêteté et bonne foi, et qui ne se donnent d'autre tâche que d'aider leur lecteur à cueillir un meilleur fruit de ses propres lectures... Ils ne sont pas si éloignés, au fond, de ce que fut l'attitude du vrai Lan­son, ni le vrai Lanson de la leur.

Sur Boileau, sur Voltaire, sur Bossuet il a donné des livres com­me on n'en fait plus guère, légers . de poids, mais solides et bien équi­librés; bâtis sur une érudition ca­pable d'effacer elle-même ses li­gnes de construction; non pas brillants, mais inteIligibles et pro­pres à inspirer l'envie de lire; en un mot, et comme on disait de son temps, distingués. Je laisse de côté son Corneille, qui a vieilli à me­sure que nous voyions rajeunir le vieux Corneille; mais je tiens à payer ici une dette ancienne envers son merveilleux Choix de lettres du XVIIe siècle qui, sotls la mo­destie de ses apparences, est bien ce qui peut le mieux introduire à la connaissance d'une époque obs­cure, confuse et difficile. La pré­face de ce Choix est reprise dans le recueil de M. Henri Peyt:e; au surplus, ce n'en est pas le meilleur morceau : elle ne me semble pas valoir les études qu'on y trouve aussi sur Montaigne, sur Descartes et Corneille, sur les farces de Mo­lière, sur divers écrivains du siècle suivant.

Et l'on y trouve encore ' sept tex­tes plus doctrinaux sur les métho­des et l'objet de la critique et de l'histoire littéraire : rétrospective­ment, certains d'entre eux clarifie­raient d'une manière curieuse nos disputes et colloques actuels. Car M. Peyre a raison: en définitive, ce pauvre Lanson si calomnié avait le respect et le goût des œuvres, et il savait les lire.

Samuel S. de Sacy

Charles Nodier Infernaliana Anatole Le Braz La Légende de la mort Poche-club fantastique. Pierre Belfond éd. 192 p.

Anatole Le Braz a été l'un des premiers ethnologues. Il parcourut à la fin du siècle dernier les cam­pagnes bretonnes pour y recueillir les légendes que se contaient les paysans à la veillée. Charles No­dier, lui, est un conteur, mais son Infernaliana ressemble par beau­coup de côtés à la Légende de la mon. D'abord, il est probable qu'il a emprunté nombre de ses histoi­res, venues sans doute à travers certaines transformations d'une source populaire; ensuite, son thè­me est ici le même : la mort sous toutes ses formes, liée à la religion. Ces deux recueils, parus l'un au début, l'autre à la fin du XIX· siè­cle, se trouvent aujourd'hui réin­tégrés dans notre vie littéraire.

Ici, des morts sucent le sang des vivants et en profitent pour garder un teint frais dans leur tombe. Là, malgré un état plus ou moins avan­cé de décomposition, ils trouvent le moyen de parler (souvent sans langue) et de marcher (sans mus­cles), bref, de se comporter comme les vivants. A côté d'eux rôdent des êtres d'un autre monde, mau­vais esprits, diables, qui leur res­semblent étrangement. Ne seraient­ils pas simplement notre image après la mort ?

Cette première correspondance nous avertit que ce monde doit être fortement organisé. Alors que

La logique du surnaturel nos grands-parents prisaient dans ces récits leur aspect irrationnel et « démoniaque », aujourd'hui, ha­bitués par l'analyse structurale des mythes à découvrir la logique de la « pensée primitive », nous y voyons avant tout un système de relations précises avec ses lois, ses règles, son code. La seule contra­diction réside peut-être dans le choix du postulat initial : la puissance de Dieu, infinie, ne peut se laisser limiter par aucun ordre. Les hom­mes, créateurs véritables de ce monde de l'au-delà, en ont fixé les règles avec d'autant plus de pré­cision qu'il était plus étranger à leurs mesures habituelles. Désire­t-on appeler la mort sur quelqu'un. on se signe trois fois - pas qua­tre - devant la porte de l'inté­ressé. Les âmes du purgatoire font pénitence sept ans et cent soixante­dix-neuf jours. Les moribonds doi­vent rendre leur dernier soupir près d'une fenêtre ouverte pour que leur âme puisse s'envoler, etc.

Ces règles engendrent presque toujours des actes. Alors que la religion catholique, maudissant les pharisiens, met l'accent sur les in­tentions et les dispositions inté­rieures, ici nous sommes dans le royaume des manifestations exté­rieures. Le monde de l'invisible ne fonctionne que grâce à des a-::tes matériels : « Mettez votre pied sur le mien et vous verrez les reve­nants; » Or ces actes ne sont pas, comme en pourrait le croire, ré­duits au rang de symboles sans im­portance propre : le sens li,ttéral est seul à avoir droit de cité. Le moindre changement dans le dé­roulement du rituel en altère la

signification. Il ne suffit pas d'avoir la croix dans sa poche, encore faut­il savoir la brandir sous le nez du malin.

L'un de ces actes éclipse les au­tres : la parole. Ce n'est pas un hasard si le prêtre doit posséder ces deux connaissances quand il s'en va exorciser une âme défunte : les formules consacrées et quel­ques rudiments de boxe. Déjà toute communication entre les vivants et les diables ou revenants se fait par son intermédiaire. Tant qu'on ne leur parle pas, rien ne se passe, en bien comme en mal. Mais il suf­fit de répondre à un mort qui vous appelle pour être perdu, comme de prononcer tel mot pour le sauver. Voilà un monde bien curieux où un Dieu insouciant laisse le salut de ses créatures au hasard d'une formule correctement énoncée.

Le plus souvent, la parole ma­gique est une formule, architecture où la présence de chaque élément importe. Seul l'aspect extérieur de la parole est mis en cause, celle-ci est une pure activité physique : émettre des sons ordonnés. Et c'est sans doute la raison pour laquelle ces formules jouent souvent le mê­me ,rôle que d'autres actes magi­ques, portés, eux, non par la parole, mais par des gestes, mimiques et actions ritualisées

Mais il ne s'agit ici qu~ de sor­cellerie commune. A côté de ces formules figées, apparaissent les paroles qui deviennent magiques du fait de leur sens propre. Ces paroles-là appellent toujours une réponse, verbale ou non. Elles ser­vent la communication et leur for­me habituelle est naturellement le

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dialogue, et non le monologue com­me avant. Ses dialogues entre es­prits et hommes ont d'ailleurs des propriétés curieuses : ils ne cons­tatent jamais rien, ce sont des souhaits, des ordres, des invitations. La parole ne cesse d'être un acte physique que pour devenir acte à un autre niveau : c'est son sens même qui préforme l'action. La parole non codée, véhicule acciden~ tel de la magie, devient surnatu­relle au plus haut degré. Le dia­ble et ses acolytes ne peuvent y résister. « Sacrée mort du grand diable! s'écria Thibaud, je lui baille mon sang et mon âme que si la grande diablesse, sa fille, ve­nait à passer, je la prierais d'amour, tant je me sens échauffé par le vin [ ... ] Un moment après, ils virent sortir d'une rue voisine une jeune dame voilée, qui annonçait beaucoup de charmes et de jeu­nesse. »

Mais le désir verbalisé de l'hom­me ne se réalise que s'il est adres-

sé à un être surnaturel. Ici, une fois de plus, l'homme est moins heureux que son Dieu : celui-ci a le loisir de soumettre l'univers par un mot.

Telles sont les armes dangereu­ses dont l'homme dispose en face de l'au-delà. Pour qui s'étonnerait de voir les actes importer tant ici et les intentions si peu, il reste une consolation : ce ne sont pas là des illustrations morales mais des his­toires à raconter. Or dans une his­toire, l'acte à faire ou à éviter sert comme procédé rhétorique pour soutenir l'attention de l'auditeur. Il permet le suspense, le retour­nement de l'action, ou crée même la situation de départ : le héros aux prises avec le surnaturel saura­t-il s'en sortir ?

Et l'acte de raconter ces histoi­res fantastiqueS ne serait-il pas un moyen de faire payer au surnaturel son tribut d'objet de divertisse-ment?

Delphine Todorova

La Quinzaine littéraire, 15 au 30 novembre 1966

BIBLIOPHILIE

Une grande vente

La grande vente Lefèvre, qu'organise les 15 et 16 novembre . le libraire expert Blaizot et que dirigeront Mo Ader et Ribault-Menetière attire une fois de plus l'attention sur la cote des livres rares. La vente aura lieu à l'Hô­tel Drouot.

Certes l'achat de ces livres est par­fois le fait de vrais bibliophiles, qui tirent un plaisir particulier de la pos­session d'une édition originale ou d'une belle reliure. Mais bien souvent l'intérêt que manifeste le collection­neur s'accompagne d'une opération spéculative - dans 80 % des cas, se­lon des spécialistes comme Coulet et Faure.

A juste titre, semble-t-i1, car entre la fin des années cinquante et 1966, la valeur des grandes éditions d'au­teurs claSSiques a doublé. Elle a mê­me triplé depuis 1955. D'une façon plus générale, si l'on considère l'en­semble du marché et malgré des ex­ceptions notoires, les prix n'ont cessé de monter.

A cela, une bonne raison: personne ne veut vendre, et les belles éditions se font de plus en plus rares. C'est ce qui explique, par exemple que des Balzac aient doublé en cinq ans et que des Baudelaire aient triplé dans le mê­me temps. La différence est la même pour les belles éditions de Racine, de Molière ou de Corneille. Un Amphy­trion de Molière en édition originale qui se vendait 260.000 F en 1955 vaut aujourd'hui quelque 6.000 N.F. Les Fourberies sont passées dans le mê­me temps de 325.000 F à 6.500 N.F. Il s'agit, bien entendu, d'éditions rares. Un superbe Racine de 1768 - grand maroquin, reliure de Derome - qui avait trouvé preneur à 840.000 F dans une grande vente, il y a quelque dix ans, alors qu'on tenait ce prIx pour excessif, vaudrait aujourd'hui deux fois plus.

Ce qui m.onte

En fait, ces données rendent compte de la tendance, bien qu'elles soient nécessairement approximatives: il est difficile de fixer un prix à un livre déterminé dans la mèsure où il n'est guère de volumes anciens qui soient absolument semblables - l'état de l'exemplaire, la reliure, l'envoi même (dédicace) influent sur la cote. On ne peut donner que des 1l10yennes ou des estimations, mais elles n'en donnent pas moins l'image du marché.

Encore faut-il préciser que, bien souvent, les prix atteints dans les grandes ventes, sous le coup de l'ex- , citation, ne correspondent pas tou­jours aux prix des libraires" Ces der­niers changent parfOiS hâtivement leurs étiquettes après une enchère et ne peuvent plus se défaire du vo­lume au nouveau prix qu'ils ont fixé.

En outre, la valeur du livre varie énormément, pour le même auteur, même quand des éditions originales, les six premiers tomes des Rougon­Macquart de Zola, avaient été tirés sans qu'un certain nombre de volu­mes soient imprimés sur • grand pa­pier -. Bien que l'édition en soit, à proprement parler, • originale ", cha­que volume vaut aujourd'hui de 600 à 1.000 F, alors qu'un exemplaire de l'Assommoir sur Hollande (premier ou­vrage qui ait fait l'objet d'une édition sur papier de luxe) vaut déjà 5.000 F - encore faut-il ajouter qu'il n'en existe que 75 exemplaires. Par la suite, les tirages de Zola sur Hollande ont augmenté en nombre et leur cote est d'autant moins élevée. Les der­niers de la série, des Rougon-Macquart pour lesquels on compte quelque 300 Hollande par édition originale, ne va­lent pas plus cher que les premiers: de 500 à 600 F. C'est le cas de Nana (350 Hollande). Mais les tirages sur Japon qui sont intervenus dans l'in­tervalle, ont acquis une valeur nette­ment supérieure. Un exemplaire de

Germinal sur Japon ne vaut pas moins de 2.000 F.

Parmi les ouvrages dont les prix montent - outre les, livres Illustrés par de grands p~intres contemporains - il y a surtout, en ce moment, un vit mouvement d'intérêt pour le surréa­lisme et tout ce qui y touche que ce soit Apollinaire ou Lautréamont.

Ouant à ce dernier, on cite le cas d'une édition de 1874 - qui tient lieu d'édition originale - vendue 27.500 francs anciens, il y a dix ans et qui vaut 2.000 NF aujourd'hui - huit fois plus cher. Les 12 numéros du Mino­taure valent 2.500 F.

Une assez forte demande est actuel­lement enregistrée sur les livres de science anciens - traités d'anatomie, d'astronomie, ou de botanique, etc. -mais elle ne provient pas du marché français. On l'attribue à l'intérêt sus­cité par ces ouvrages à l'étranger, no­tamment aux Etats-Unis.

Si certaines éditions des Fleurs du Mal ont pris beaucoup de valeur, d'au­tres, et notamment celles illustrées par des graveurs du temps stagnent depuis longtemps. Celle de Lobel­Riche, par exemple se maintient aux environs de 450 F (il s'agit toujours, ici d'exemplaires en très bon état avec une belle reliure).

Les m.ode_es

Certes, l'on cite invariablement le cas de l'Etranger de Camus, dont la première édition (dont il n'a pas été fait de tirage sur grand papier) vaut 2.000 F. Mais, dans l'ensemble les cotes des modernes ne sont pas tou­jours spectaculaires, sauf pour des auteurs comme Céline dont tous les titres, même les œuvres secondaires comme. l'Ecole des cadavres, sont en forte hausse.

L'un des dix premiers exemplaires du Voyage au bout de la nuit sur Vergé d'Arches, avec envoi à l'éditeur a été vendu en 1959, 350.000 F. Il vaudrait aujourd'hui 6.000 N.F. ou même plus .. Un exemplaire non coupé, hors commerce sur Japon, de Mort à crédit valait en 1960, 500.000' F; sa valeur a doublé en six ans. Signalons l'édition <;les œuvres complètes de L.-F. Céline, reliées et sur beau papier, que pré­pare l'éditeur André Balland. Claude Bogratchev a créé 80 gravures qui accompagneront le texte. (3.820 ex_ sur Vergé et 180 ex. de tête sur Lana avec les eaux-fortes).

Les originales de Proust ont triplé en dix ans.

Le n01lvea1l rom.an

Oue vaut le nouveau roman ? le Passage de Milan de Michel Butor (un des trente Vélins) est à 300 F, Degrés (un des 25 premiers sur Hollande) 250 F. Mais le sèul tirage sur grand papier de La Modification, enrichi, il est vrai, d'une eau-forte d'Enrique Za­nartu se m'onte à 1.200 F.

Le Voyeur de Robbe-Grillet (un des 25 pur-fil, seul tirage sur grand pa­pier) en est à 450 F. La Jalousie (un des 8 premiers exemplaires sur Ar­ches). à 700 F.

Pour les poètes, si René Char est demandé (au même titre que Mandiar­gues qui a de nombreux fidèles), l'ori­ginale de l'Anabase de Saint John Perse vaut 1.000 F et celle d'Amers 2.000 (un des 30 premiers ex. sur Hol­lande) .

Les jellDes rom.anoiers

Pour peu spectaculaires qu'ils soient, les prix des auteurs les plus récents, s'ils n'ont fait que doubler, n'en ali­mentent pas moins un petit marché: l'originale de l'Observatoire de Can­nes de Ricardou ou même un livre de Pierre Boulle valent de 70 à 100 F - et ce doublement n'est pas indiffé­rent, malgré la modestie des chiffres, si l'on compare cette tendance à celle de la Bourse!

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ART

Expositions dans la plupart des galeries pari­siennes, expositions dans, ll!s Maisons de la Culture et les musées de province, feu d'ar­tifice ouvert à Châtillon et dont le bouquet va illuminer les nouvelles salles du grand Palais, et cette même fête célébrée dans le , monde entier : les quatre vingt cinq ans de Picasso sont un événement international. Mais c'est aussi un événement sociologique que pareille gloire dispensée au XX· siècle à un peintre, qu'une aussi constante célébrité depuis cinquante ans, que Picasso encore aujourd'hui, après le passage de Malevich, de Klee, de Wols, puisse continuer de symboli­ser un art moderne qui ne le concerne pas. C'est pourquoi, plutôt que les louanges rituel­les à Picasso orphée (Cocteau), Picasso kro­nos (Sabartès), Picasso Roi (Parmelin) que tout écrivain ou critique célèbre de source, il nous a paru plus intéressant de publier des extraits d'un livre qui, avec un courage assez rare, s'attaque au mythe Picasso. Success and failure of Picasso1, titre qui est déjà un programme de subversion, a connu un succès considérable dès sa parution en 1965. Il paraîtra prochainement ... L'auteur John Berger, a été prqfesseur de dessin avant de devenir un des critiques les plus réputés de Grande-Bretagne. Dans cette étude, il tente de démontrer à la fois les rouages de la réussite sociale et ceux de la création artistique de Picasso. Pour lui, l'homme Picasso est déterminé par son mi­lieu originel et son enfance. L'analyse mar­xiste de l'environnement relaie l'approche psychanalytique du contexte familial. 1. Berger en tire des pages brillantes sur le rôle de l'Espagne pré-féodale, paysanne et anar­chiste dans l'art picassien. Il élabore égale­ment une théorie de l'enfant prodige dont nous donnons de larges extraits. Cette méthode a l'avantage de donner un contenu à l'analyse des formes. On pourra regretter toutefois que celle-ci n'ait pas été menée avec plus de rigueur : c'eût été le moyen de vérifier et corroborer des thèses où l'intuition seule fonde trop souvent la so­ciologie et la psychologie. Désinvolte, léger parfois, passionné toujours, le livre de J. Berger est ,cependant passion­nant et s'il ne résout pas l'énigme Picasso, il a le mérite de bien la poser.

Deux traits frappent d'emblée lorsqu'on cher­che à situer PicaSso : d'abord qu'il soit espa­gno~, ensuite qu'il ait ~té un enfant prodige et qu'il soit, dans la suite, demeuré prodigieux.

Picasso dessina avant de parler. A dix ans il copiait des moulages comme n'importe quel professeur de dessin. Le père de Picasso était un professeur d'art, provincial ; avant que son fjl<;; ait , atteint ses quatorze ans il lui donna sa propre palette et ses pinceaux, jurant que lui­même ne peindrait plus jamais car son fils était devenu son maître. A quatorze ans juste le garçon entrait dans les classes supérieures de l'Ecole d'Art de Barcelone: à l'examen, il avait terminé en une journée les épreuves de dessin pour lesquelles on accordait d'ordinaire un mois aux candidats. A seize ans il était admis avec tous les honneurs à l'Académie royale de Ma­drid et il ne lui restait plus aucune distinction académique à acquérir. Encore adolescent n avait donc assumé la succession professionnelle de son père et épuisé les possibilités pédagogi­ques de son pays ...

Personue n'a encore expliqué d'où l'enfant prodige tire sa virtuosité et ses connaissances ••. Pour l'imagination populaire, le prodige -

1. Succès et ëchee de Picasso, Penguin Books 1965.

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Picasso: Femme à la guitare « Ma jolie », 1912.

enfant ou adulte - a toujours été doué de pou­voirs magiques ou surnaturels ...

Quant au prodige lui-même, son pouvoir lui semble également mystérieux dans la mesure où il lui échoit sans effort de sa part ...

Le fait que Picasso ait été un enfant prodige a marqué son attitude à l'égard de l'art, sa vie durant. C'est là une des raisons pour lesquelles il est fasciné par sa propre créativité et lui accorde plus de valeur qu'à ce qu'il crée. C'est pourquoi il considère l'art comme appartenant à la nature.

« Chacun veut comprendre l'art. Pourquoi ne pas chercher à comprendre les chants d'un

. ? ozseau .... » Ces lignes de Picasso sont une protestation

de bon sens contre toutes les constructions intellectuelles dont la prétention a enveloppé une partie de l'art contemporain. Mais elles sont aussi pour Picasso la justification de son propre génie tel qu'il le conçoit. Il fait de l'art comme un oiseau chante. Pour lui, comprendre n'a rien à voir avec l'art; c'est en fait un obsta­cle, presqu'une menace.

« Je ne peux guère comprendre l'importance attribuée au mot recherche dans la peinture moderne. A mon avis, chercher ne signifie rien en peinture, l'affaire est de trouver. »

Cette remarque de 1923, sans doute la plus souvent citée parmi les commentaires de Pi­casso, n'a cessé d'intriguer depuis lors. Elle est manifestement inexacte en ce qui concerne la peinture moderne en général. Car c'est sans conteste un esprit de recherche qui a inspiré Cézanne, Seurat, Mondrian, Klee. Picasso avait­il simplement l'intention de choquer ? Picasso ne fait pas de paradoxes pour le plaisir : son expérience entière est de nature paradoxale ... Lui-même a fait de l'art sans chercher, trouvé son propre génie sans en avoir eu l'intention ...

Il se donne entièrement à ridée ou au mo­ment présent. Le passé, le futur des objectifs, le jeu des causes et des effets, tout est aban­donné. Il se soumet entièrement à l'expérience du moment. Tout ce qu'il a pu faire ou réaliser compte dans la seule mesure où cela concerne ce qu'il est en ce moment précis de soumission.

Voilà le résultat positif du mystère au centre

Picasso

. duquel a baigné l'enfance de Picasso. C'est en révérant ce mystère qu'il est devenu l'artiste de notre temps doué de la plus grande puis­sance d'expression. Mais il faut aussi mention­ner les conséquences négatives ... Picasso nie le pouvoir de la raison. Il refuse le lien causal entre recherche et découverte. Il conteste qu'il puisse y avoir un développement en art. Il dé­teste les théories et les explications... Il veut échapper à l'emprise de l'évidence. On dirait qu'il a eu peur d'apprendre. (Sans doute est-ce le lieu de noter qu'il est l'un des rares peintres modernes à n'avoir jamais enseigné.) Certes il est toujours disposé à apprendre une nouvelle technique - poterie, lithographie, soudure -mais dès qu'il la possède il a besoin d'en reje­ter et d'en contester les lois. De là son merveil­leux pouvoir d'improvisation et aussi sa verve qui ne respecte rien. Mais aussi excitants qu'en soient les résultats, ce besoin trahit pourtant un état de malaise... Il me semble étrange que l'histoire du père de Picasso donnant sa palette et ses brosses à son fils de quatorze ans et ju­rant de ne plus jamais peindre n'ait pas soule­vé plus d'attention ... Est-il vraisemblable qu'un garçon puisse jamais croire à la notion de pro­gression régulière après qu'à l'âge de la puberté son père lui a soudain offert sa place et s'est incliné devant lui? Dans la mesure même où tel est le souhait profond de tout jeune gar­çon, cet événement ne devait-il pas l'inciter à croire en la magie ? Pourtant - et encore une fois parce qu'il avait souhaité que les choses se passassent ainsi - n'est-il pas alors voué à la culpabilité? Le meilleur moyen d'échapper à cette culpabilité n'est-il pas, évidemment, de refuser toute valeur à la lente maturation et à l'expérience de son père: seul compte le pou­voir mystérieux qu'il perçoit au tréfonds de lui­même ... Mjlis ce n'est là qu'une échappatoire: Picasso continuera de redouter les explications et les discussions relatives à la façon dont il s'est débarrassé de son père ...

On peut ne pas accepter cette explication ni ses fondements psychanalytiques. L'important demeure que corollairement à la prise de conscience de ses dons prodigieux, Picasso soit demeur~ sceptique ou plein de suspicion à l'égard de la pensée discursive et du savoir ...

L'œuvre de Picasso n'est pas divisible en éta­pes, car celles-ci impliqueraient une destination, une évolution, un objectif logique, elle consiste en métamorphoses, transformations soudaines et inexplicables. Aussi, malgré les .apparences, l'œuvre a conservé inchangée et intacte sa pre­mière vision, la vision du jeune Picasso en Espagne.

La seule période au cours de laquelle l'œuvre de Picasso ait connu une évolution, un déve­loppement logique, est la période du cubisme, entre 1901 et 1914 : c'est la grande exception de la vie de Picasso... Il est resté jeune pré­cisément parce qu'il n'a pas évolué ... son génie - auquel il lui fallait se fier - est devenu une barrière contre les influences extérieures - et même une barrière contre tout projet personnel, conscient et organisé. Il s'est entière­ment remis au· pouvoir de ce génie, dans un éternel présent.

Le cubisme

En 1907, Picasso rencontra Braque. L'his­toire du cubisme est le résultat de cette ren­contre ... Entre 1907 et 1914, le cubisme trans­forma Picasso, ou plutôt ce furent Paris et l'Europe qui le transformèrent. Transformer est peut-être trop fort: le cubisme donna à Picasso la possibilité de sortir de lui-même, «le trans­former sa nostalgie en un plaidoyer passionné. non plus pour le passé, mais pour le futur. Et

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l'enfant prodige

cela bien que Picasso soit effectivement l'un des créateurs du cubisme ...

Le cubisme fit bien plus qu'accroître le lan­gage de l'art, comme ce fut le cas de l'impres. sionnisme, par exemple. TI représente tout au­tre chose qu'une révolte stylistique contre un état précédent. Le cubisme a changé la nature des relations entre l'image et la réalité ... Sa pleine signification historique est rarement comprise ... Le dadaïsme et le surréalisme furent le résultat de la guerre de 1914. Le cubisme n'était possible que parce qu'une telle guerre n'avait pâs encore été imaginée. .

Les cubistes furent les derniers optimistes de l'art occidental et par là même leur œuvre re­présente encore aujourd'hui le mode de vision le plus élaboré qui ait jamais été conçu. C'est vers le cubisme que les prochains novateurs sérieux devront se tourner. Quand viendra l'heure de dresser le bilan complet du cubisme, il ne sera plus possible d'expliquer ce mouve­ment en seuls termes de génie personnel. La comparaison avec les débuts de la Renaissance s'imposera de nouveau ...

Au printemps de l'année 1907, Picasso pei­gnit les Demoiselles d'Avignon... Blasés. par l'insolence de tant d'œuvres récentes, nous avons probablement tendance à sous-estimer la brutalité des Demoiselles. D'emblée, les amis de Picasso qui, à l'époque, virent le tableau dans son atelier (il ne fut exposé au public qu'en 1937) furent tous choqués. Cette toile était effectivement destinée à choquer... Plus tard l'art primitif servit à de nombreux autres usages el fut invoqué (lans d'innombrables dis­cussions aussi confuses que sophistiquées. Ici, les «citations» de Picasso sont simples, directes, affectives. L'artiste n'est nullement concerné par des problèmes de forme. Son seul propos est de jeter un défi à la civilisation. Les dis­locations de cette œuvre proviennent d'une agression et non d'une esthétique; on ne peut, en peinture, approcher plus près de l'outrage ... les Demoiselles n'est pas, en esprit, bien éloi­gné du discours prononcé par l'anarchiste Lerroux à Barcelone, l'année précédente: « En­trez et mettez à sac la civilisation décadente, détruisez ses temples ... »

Si je souligne la violence et le caractère ico­noclaste de cette peinture, c'est qu'elle est d'or­dinaire célébrée comme un grand exercice de style, point de départ du cubisme. Tel fut le cas, certes, mais dans la mesure où ce tableau incita Braque à peindre, vers la fin de l'année, sa . propre réponse, bien plus formaliste, aux Demoiselles. Peu de temps après, Picasso et Braque travaillaient comme deux alpinistes en­cordés à la même corde. Mais, par lui-même, jamais ce tableau n'aurait conduit Picasso au cubisme ... TI n'a rien à voir avec cette vision de l'avenir qui fut l'essence du cubisme.

Néanmoins, les Demoiselles marque bien le commencement de la grande période d'ex­ception dans la vie de Picasso ... A l'encontre d'aucun autre tableau antérieur de l'artiste .on n'y décèle pas la moindre trace de virtuosité ... la fureur de peindre semble, par son intensité, avoir détruit les dons du peintre ...

Autre fait remarquable, jusqu'à 1907, Pi­casso a suivi en peinture sa propre route, soli­taire. TI n'a pas exercé d'influence sur ses contemporains à Paris et ne semble guère avoir été influencé par eux. Après les Demoiselles d'Avignon, il est devenu partie intégrante d'un groupe. D'un groupe dont les membres, s'ils n'avaient pas formulé de programme, travail­laient cependant dans la même direction. C'est la seule période de la vie de Picasso où son travail ressemble effectivement à celui d'autres peintres contemporains. C'est la seule période de sa vie où son œuvre témoigne d'un déve-

La Quinzaine littéraire, 15 au 30 novembre 1966

loppement constant, de 1908 au Violon de 1913 - période d'exaltation, mais aussi période de certitude et de sécurité. Elle marque sans doute le seul moment où Picasso se soit complète­ment senti « chez lui». C'est de cette époque autant que de l'Espagne qu'il a, depuis, été exilé.

La quête du sujet

La contribution de Picasso à notre culture à travers des œuvres comme le Miroir, de 1932, où la Pleureuse, de 1937, est considérable. TI nous a révélé la sens'ation comme aucun autre artiste et il a ouvert le langage de la peinture de façon à lui permettre d'exprimer cette dé­couverte. Mais de telles œuvres tirent leur sens de cela même qu'elles semblent miner ou dé­truire. Sans Poussin, Picasso n'aurait pas de sens ... Ses œuvres, en apparence si libres, sont autant d'hommages rendus à la tradition euro­péenne ' du dessin ...

Le succès de Picasso, nous l'avons vu, a peu à voir avec son œuvre. TI est le résultat de l'idée du génie qu'elle évoque. Et cette idée est acceptable parce que familière, léguée par le romantisme et les révolutions qui - une fois heureusement dépassées - sont aujour­d'hui admirées de tous. Le génie de Picasso apparaît sauvage, iconoclaste, sans mesure, in­satiable, libre. Le peintre est à cet égard com­parable ~ Berlioz, Garibaldi ou Victor Hugo.

Le génie du xx· siècle - que l'on songe à Lénine, Brecht ou Bartok - est un type

Picasso: Composition, 1918.

humain bien différent. TI aurait presque besoin d'anonymat: il est calme, logique, contrôlé et très conscient de la puissance des forces qui règnent hors de lui. C'est à peu près l'exact opposé de Picasso.

Finalement nous commençons à entrevoir le problème fondamental de Picasso: problème qui a été si bien masqué que presque personne ne l'a reconnu. Imaginez un artiste exilé de son pays natal; appartenant à un autre siècle ; condamnant la corruption de la société où il vit au nom des valeurs naturelles et primitives auxquelles appartient son propre génie ; assuré par là même d'une entière autonomie, mais condamné à poursuivre son travail sans relâ­che pour se prouver soi-même à soi-même. Quel

sera son problème? Sur le plan humain, la solitude. Mais comment traduire cette solitude en termes d'art? Elle signifie ne pas savoir quoi 'peindre, se trouver à court de sujets: non pas d'émotions, de sentiments ou de sensations, mais de sujets pour les accueillir. Tel a été le problème de Picasso : se poser la question « que vais-je peindre? » et être condamné à toujours y répondre par ses seuls moyens ...

Quand Picasso a trouvé ses sujets, il a pro­duit des chefs-d'œuvre. Dans le cas inverse, il a produit des tableaux qui, un jour, se révéle­ront absurdes. Ils le sont déjà, mais personne n'a le courage de le dire par crainte d'encou­rager le philistinisme ...

Mis à part la p~riode cubiste, presque toutes les peintures réussies appartiennent à l'époque située entre 1931 et 1942 ou 1943 ... C'est alors que le peintre trouva ses sujets avec le plus de bonheur. Ils étaient liés à deux expériences per­sonnelles intenses: un amour passionné et le triomphe du fascisme, d'abord en Espagne, puis en Europe ...

Le déclin

On peut entrevoir l'horreur montante des quinze dernières années de la vie de Picasso, entre les lignes de ceux qui, après avoir été visiter le monument, ont écrit leurs impressions pour les journaux. Ils n'ont à offrir que du bavardage. Un critique aussi sérieux que John Richardson en est réduit à décrire les vêtements que porte Picasso et ce qu'il mange pour son petit Mjeuner. A la fin on est bien forcé d'ad­mettre qu'il n'y a rien d'autre à rapporter ...

Aussi favorablement qu'on juge le travail de Picasso depuis 1945, il est impossible d'y dé­couvrir aucun progrès par rapport aux œuvres antérieures. Pour moi, c'est un déclin ... Mais même si je me trompe, il faut bien noter un fait extraordinaire: la majorité des travaux importants de la vieillesse de Picasso sont des variations sur des thèmes empruntés à d'autres peintres. Malgré leur intérêt, ce sont seulement des exercices, que l'on attendrait d'un jeune homme studieux mais non d'un vieil homme libre enfin d'être soi-même.

On prétend souvent que Delacroix ou Velas­quez sont seulement pour Picasso un point de départ. Du point de vue de la forme, c'est exact: Picasso reconstruit souvent le tableau entier. Mais, du point de vue du contenu, le tableau original ne constitue même pas un point de départ. Picasso le vide de tout contenu propre pour se trouver incapable d'en découvrir un autre par lui-même ... Et s'il persiste alors quel­que trace de fureur ou de passion, c'est la réac­tion de l'artiste condamné à peindre en n'ayant rien à dire.

Remarquez dans sa variation sur le Velas­quez la violence des déformations et des trans­lations ... Violence déployée seulement' pour pil­ler Velasquez, pour l'honorer peut-être aussi tout en le pillant, peut-être pour lui demander protection, une fois encore, comme un enfant. Velasquez est si facilement lui-même dans sa propre peinture, sa présence est si formidable dans celle Je Picasso qu'il pourrait bien être une figure de père. Peut-être que le vieil hom­me Picasso revient ici au titre d'enfant prodige, pour rendre la palette et les brosses qu'il conquit avec trop de facilité à l'âge de 14 ans. Peut-être les M énines sont-elles, de la part de Picasso, un complet aveu de faillite. En tout cas ni les M énines ni aucune autre de ses dernières toiles ne correspondent à ce qu'on peut attendre de l'eXpérience d'un peintre âgé, enfin en mesure d'être soi-même.

John Berger (droits réservés)

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LIVRES POUR L'AFRIQUE

Il semble que l'on envisage sérieu­sement, chez Hachette, d'abandonner la publication de la collection Je sais tout destinée à l'Afrique et qui, depuis le mois de juin 1965, a publié cinq titres : le Football, le Vélomoteur, le Café, le Jazz, et Ecrire sans fautes.

Le groupe ADEC (Association pour le Développement éducatif et cultu­rel) constitué par plusieurs éditeurs françaiS en 1965, dans le but de pu­blier des livres spécialement conçus pour les Africains et diffusés dans l'Afrique francophone a dû -renoncer à ses projets depuis quelque temps après avoir produit seulement cinq titres: la Mer et les Hommes, de D. Halevy et A. Mahé; le Citoyen dans la nation de Laye Amo; la Bicyclette, de Jacques Besset; Du tam-tam au té:­léscripteur, de Michel Reboux; et Littérature africaine d'hier et de . demain de Roland Colin.

Ces ouvrages étaient censés for­mer les premiers ·volumes des cinq séries d'une vaste collection Afrique­Univers.

La vente en Afrique?

Il est facile de voir les différences qui existent entre les deux collections: la première se voulait plus intellec­tuelle (la présentation en était d'ail­leurs assez élégante, format allongé et beau papier). la deuxième est au contraire très populaire (format de poche classique, présentation moins SOignée). Elles ont pourtant un point commun: l'abandon de l'une et les projets d'abandon de l'autre.

Il est néanmoins intéressant de no­ter que le Football et Ecrire· sans fau­tes (Hachette) sont épuisés.

L'exploitation de livres en Afrique n'est, en effet, que fort peu rentable. Même le livre de poche semble trop onéreux pour les Africains. Chaque volume produit doit, pour se vendre, coûter moins de 100 CFA, soit 2 F, en­core ce prix est-il déjà élevé - l'idéal étant de mettre le livre au prix de 50 CFA (1 F).

L'ADEC avait fixé le prix à 75 CFA (1,50 F) pour un tirage de 10.000 exemplaires et n'y parvenait que· grâce à une subvention de 1 F par volume vendu, fournie par le ministère de la Coopération. Lorsque ce ministère a cessé de financer l'édition pour faire porter son effort sur les livres sco­laires, l'entreprise a dû être aban­donnée.

Hachette qui vend ses livres à 85 CFA (1,70 F) pour des tirages de 3 000 exemplaires ne peut évidemment par obtenir un succès plus intéressant.

. Les difficultés qui s'opposent à la vente de livres en Afrique sont en ef­fet multiples: impossibilité, bien sou­vent, de trouver des points (Je vente dans l'intérieur de chaque pays (ce qui limite la vente aux librairies des grandes villes); faiblesse du revenu de l'Africain; mentalité de ce dernier, qui cherche avant tout le livre utile à ses études dans la perspective de quelque examen; pourcentage élevé d'analphabétisme; absence d'études de marché sérieuses, etc.

Livre. de cla •••

En revanche, les livres de classe fran­çais continuent de trouver des débou­chés importants et un vaste public.

C'est notamment en 1962 que s'est créé l'IPAM (Institut pédagogique afri­cain et malgache), qui groupe quatre éditeurs: Jstra, P.U.F., Larousse et Ha­chette,

Istra, maison d'origine strasbour­geoise, qui avait, au lendemain de la guerre de 1914, diffusé en Alsace des manuels d'enseignement du françaiS destinés aux enfants dont la langue maternelle était l'allemand, a adapté ses méthodes pédagogiques à l'Afri­que dès 1927. Le succès de la série Mamadou et Rineta est confirmé par une vente de 100.000 à 300.000 exem­plaires par an.

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SCIENCES

Georges Charbonnier Entretiens avec Pierre Aigrain sur l'homme de science dans la société contemporaine Coll. A la Pensée P.U.F. éd., 132 p.

Personne ne peut rester à l'écoute de la radio vingt-quatre heures sur vingt. quatre et l'on regrette souvent d'avoir justement manqué ce que l'on aurait voulu écouter. Lorsqu'il s'agit d'entretiens avec une person­nalité éminente et sur un sujet de première importance, on. ne peut donc accueillir que favorablement l'édition en volume. Toutes les conditions sont ici réunies: M. Pierre Aigrain est un physicien de talent qui était professeur à la faculté des Sciences de Paris et qui est devenu depuis deux ou trois ans directeur général des Enseigne­ments supérieurs au ministère de l'Education nationale ; les hommes de science ont un p·oids croissant dans la société contemporaine et discuter de leur situation et de 4lur rôle doit ou devrait nous amener à réfléchir sur certains aspects essen­tiels de l'évolution du monde.

Ces douze entretiens (chacun oc­cupe une dizaine de pages) ne manquent pas d'aborder quelques sujets brûlants: la place de l'hom­me de science dans notre société, le rôle de l'homme de science dans la décision rationnelle qui pourrait être envisagée au niveau gouverne­mental, le statut des chercheurs, les problèmes de la vocation scientifi­que et de la formation des jeunes chercheurs, enfin quelques échan­ges de paroles sur l'épistémologie et sur la philosophie des sciences. Mais, à écouter nos interlocuteurs, rien ne brûle; c'est une conversa­tion de salon, riche en banales gé­néralités. Une ou deux exceptions honorables, tout au plus, et qui nous font d'autant plus regretter que des faits précis soient si rarement in­voqués. M. Aigrain nous livre quel­ques souvenirs personnels qui éclai­rent son passage de la carrière d'officier de marine à celle de physicien et de chercheur (dom­mage qu'il ne nous en dise pas plus long ensuite sur ses propres travaux de physicien). Il nous cite l'exemple de Land, l'homme des polaroïds, opticien et industriel, qui déclare: « S'il n'y a pas plus de jeunes qui, d'eux-mêmes, veulent se lancer dans un sujet de recher­che dont ils ont l'idée, c'est que nous les en empêchons»; ce que je rapproche de la constatation, souvent faite dans l'enseignement élémentaire, que l'enfant a peu de goût pour les mathématiques si on le sous-alimente .dans ce domaine. Mais combien de cas où M. Aigrain préfère s'exprimer ainsi: « Si VolU

prenez telle décision, cela aura pro­bablement telle' . conséqu~nce...» .

Même dans la forme, d'ailleurs, l'édition ne répare pas des négli­gences qui pouvaient être excusa­bles au cours de l'improvisation radiophonique: « Voilà donc deux

La science telle qu'on en parle

idées fausses qui sont, l'une et l'autre, fondées sur des faits in­contestables, mais ne représentent qu'une partie de la vérité. » N'in­sistons pas, ces messieurs écrivent ici comme ils parlent et l'on ne rencontre pas le neveau de Rameau tous les matins.

Et peu nous importeraient des imperfections de forme si les su­jets à débattre l'étaient vraiment, si le cadre des préoccupations des interlocuteurs était précisé. Se li­mitent-ils à la situation de la reM cherche scientifique en France? De la part de l'administrateur qu'est devenu M. Aigrain, ce serait assez normal, mais les rares fois où ses propos dépassent celui des banalités d'administrateur, c'est pour donner des indications sur la recherche aux U.S.A. Et sur la formation des. scientifiques, en France, sur la dualité facultés~ grandes écoles qui handicape cette formation de façon primordiale, pas un mot. Rien non plus sur le rôle des hommes de science dans le gouvernement, l'actuel ou tel ancien, le Français ou tel autre. C. P. Snow, dans ses conférences à Harvard ( éditées sous le titre Science and Government, Harvard University Press, 1961), était autre­ment incisif et précis sur le conflit Tizard . Lindemann qui devait

Chercheurs chimistes.

PHILOSOPHIE

M. Lichtheim Marxism in modern France Columbia University Press (New York, Londres), 212 p.

Voilà une des rares tentatives intéressantes pour interpréter la crise du marxisme en France, ou plutôt la nouvelle problématique sociale issue d'une réévaluation du marxisme depuis 1950. (On regret. te que l'auteur n'emploie jamais le mot « problème », si fréquent chez les écrivains français, et qui est plus caractéristique que ceux de crise ou de révision.) D'après l'auteur, cette crise résulte avant tout de la métamorphose indus­trielle récente de la France : in­tervention de l'Etat dans tous les secteurs de la vie sociale, planifica­tion, réduction des antagonismes de classes théoriques (prolétariat salarié et capitalisme privé) à des hiérarchies mal équilibrées de fonc­tions où domine une technocratie. Sur . ce thème, il situe les contro­verses philosophiques, voire litté­raires, les discussions politiques, les tentatives d'élaboration théori­que, les réexamens historiques.

Dans l'ensemble, M. Lichtheim est bien i.irlormé, et son livre est une utile contribution à l'évolution de la pensée sociale en France. Ce­pendant, certaines erreurs sont un peu inquiétantes. P. 158, l'auteur écrit : « Quand Lénine définit en 1920 le communisme comme « l'électrification plus les soviets », il en revenait inconsciemment à Saint-Simon [ ... ] La dictature stali­niste, avec son exaltation de l'ingé­nieur, était saint-simonienne jus­qu'à la moelle, et fut à très juste titre applaudie par de nombreux polytechniciens, dont certains, dans leur enthousiasme, allèrent même jusqu'à l'adhésion au parti com­muniste. » Lénine a écrit juste le contraire: « les soviets, p~us l'électri­fication ... » Les soviets d'abord! Et M. Lichtheim pourrait-il citer le nom· d'un seul polytechnicien qui ait applaudi à la dictature staliniste et adhéré au P.C.F. ? P. 197, M. Lichtheim écrit que Marx ne partageait pas les « illusions » d'Engels sur la dialectique de la nature et qu'il « n'aurait pas perdu son temps à tenter de construire un système d'ensemble pour pren­dre la place de Hegel ». Bien en­tendu, il n'eut jamais l'ambition de construire un système philoso­phique à la Hegel ! Mais Engels non plus. D'autre part, il est avéré par leur correspondance que Marx et Engels (en 1858, 1860, 1870, 1873 ... ) ont souvent discuté de

1 l'élaboration d'une dialectique na­turelle, expérimentale . et synthéti­que. J'ai clairement exposé ces dis-

orienter l'effort de guerre de la 1

Grande-Bretagne aux heures déci· sives de la dernière guerre. .

Mais nos hommes du monde ne veulent faire de peine à personne. Le lecteur n'en éprouvera d'ail­leurs pas à les suivre: on ne l'en· traîne ni haut, ni loin. Les sujets abordés restent à traiter.

Gilbert Walusinski

cussions dans ma préface à la Dia­lectique de la nature (Paris, 1950).

Ces remarques, auxquelles je pourrais joindre bien d'autres du même genre, montrent la difficul· té de la méthode d'exposition choi­sie par M. Lichtheim. Dans une première partie, il définit les ten-

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• Crise du marXl.slD.e en France

dances du socialisme et du syndi­calisme français d'après leurs prin­cipaux théoriciens, puis caractérise la grande scission entre commu­nistes (modèle soviétique) et socia­listes (modèle démocratique bour­geois), entre 1918 et 1939. Dans la seconde partie, il fait le tableau de la transformation de la théorie marxiste ( débats philosophiques), des rapports entre l'Etat et la so­ciété (mutation industrielle et p0-litique), à partir des livres et arti­cles de revues qui les interprètent, dans un sens conservateur ou no­vateur. Cette méthode a plusieurs inconvénients. D'abord, elle con­duit à donner une valeur excessive à des publications littéraires qui ne laissent guère de trace, ce qui provoque un certain déséquilibre dans l'importance accordée aux thèmes recensés. Ensuite, les évé­nements et le mouvement ouvrier et socialiste réel passent au second plan, et l'on ne comprend pas faci­lement pourquoi certains problè­mes ont surgi à un certain moment.

En prenant comme fil conducteur une suite de publications, l'auteur donne l'impression de ne pas tou­jours comprendre quelle sorte de déterminisme est sous-jacent au reclassement des idées politiques et sociales (ou même philosophiques) qu'il étudie. Le lecteur français y pouvoira instinctivement, mais le lecteur étranger risque de s'y trom­per. Il aurait été , préférable de décrire les grands cadres histori­ques de la nouvelle problématique sociale française depuis 1940-1945, puis d'examiner en quoi les tradi­tions, du soèialisme, du marxisme ou du syndicalisme y faisaient ob­stacle - si c'est le cas - et com­ment ont surgi des tendances nou­velles qui permettent en eHet de distinguer aujo!ll"d'hui les prodro­mes d'un néo-manisme, ou d'un socialisme rénové.

Bien des idées que M. Lichtheim esquisse avec finesse et perspica­cité auraient pu trouver ainsi des développements plus approfondis. En particulier, il se serait aperçu

La Quinzaine UttéraÏle, 1S _ 30 _'- 1966

que les influences venues de l'exté­rieur ont joué un rôle essentiel, peut-être central, dans la crise pré­sente du marxisme ' en France. M. Lichtheim écrit que la France est toujours le laboratoire politique de l'Europe. C'est un jugement très flatteur pour les Français, mais un peu trop traditionnel. Disons que les Français ont aujourd'hui une aptitude assez raffinée à s'assimiler et reforger des idées politiques et sociales venues d'ailleurs. C'est d'autant plus vrai que la France (bourgeoise et ouvrière) n'est plus aujourd'hui dans le monde, en dé­pit des grandiloquences du gaul­lisme, ce qu'elle fut. M. Lichtheim note la résurgence de l'intérêt, en France, pour la tradition hégelien­ne, y compris l'hégelianisme de la jeunesse de Marx, sans parler de l'intérêt persistant pour Nietzsche ou de l'influence plus récente de Husserl et de Heidegger. Mais il aurait fallu mettre en valeur bien d'autres influences, moins littérai­res et philosophiques peut-être, mais liées à des bouleversements sociaux et politiques plus impor­tants en Europe et dans le monde. De ce point de vue, la thèse de M. Lichtheim, ou du moins l'idée qu'il se fait du centre des nouvel­les préoccupations du marxisme en France, apparaît un peu étroite. Il voit dans l'évolution française depuis 1950 une originalité qui me paraît discutable, du moins jus­qu'à présent. Peut-être est-ce la li­berté des débats politiques en France et la conjonction bien tra­ditionnelle dans ce pays, entre la littérature et la politique, qui l'in­citent à souligner cette originalité. Mais si l'on replace la crise et l'évo­lution du marxisme français dans le' cadre des transformations inter­nationales, on s'apercevra facile­ment que celles-ci sont aussi dé­terminantes que les métamorpho­ses internes du système politique et économique de la France mé­tropolitaine.

On élargirait la portée et le sens des conclusions de M. Lichtheim, intéressantes en elles-mêmes, si l'on ajoutait, aux thèmes qu'il a trai­tés dans la seconde partie de son ouvrage, l'étude d'événements qu'il ne fait qu'effleurer, ou même dont il ne tient pas compte. Ces évé­nements peuvent être envisagés à partir de la crise française elle­même. Il faudrait examiner les sui­vants, que je me borne à énumé­rer : la fin de la puissance colo­nisatrice et impérialiste tradition­nelle de la France, tant outre-mer CJ1!'en Europe orientale, après plu­sieurs guerres perdues et plusie~ révolutions réussies; la recherche de l'intégration dans une Europe unie, au moins dans l'Occident eu­ropéen; les nouveaux rapports instaurés avec les Etats-Unis d'Amé­rique et le formidable impact de ceux-ci sur la vie industrielle, scien­tifique, économique et même litté­raire française; la crise du sys­tème soviétique depuis la mort de Staline, et le retour du post-stali-

nisme à une sorte d'empirisme bureaucratique; l'émancipation de l'Asie et les formes de la révolu­tion chinoise, y compris l'antago­nisme de celle-ci avec l'U.R.s.s. Je ne cite là que les transformatioDs principales.

Le côté positif de la crise du marxisme français, surtout depuis 1960, c'est en quelque sorte l'en­thousiasme et l'esprit juvénile avec lesquels celui-ci a accueilli ces évé­nements en y puisant les éléments de son propre renouveau. De ce point de vue, il peut être intéres­sant de caractériser, comme le fait M. Lichtheim, l'évolution du parti

. communiste français par une sté­rilité, une impuissance et un con­formisme qui reflètent l'état pré­sent du « modèle soviétique ». De même, les tendances « gauchistes », qui vont jusqu'à la négation du rôle des partis, sinon des syndi­cats, peuvenf être mises en relation directe avec les tendances « chi­noises » du mouvement ouvrier. Mais on peut aussi se demander si les « révisionnistes » (notamment ceux du parti socialiste unifié), qui semblent avoir les sympathies de M. Lichtheim, ne puisent pas une bonne partie de leurs idées dans l'~éricanisation (industriali­sation) de la vie économique. tout autant que dans les tentatives de planification purement française. En ce sens, on pourrait dire que

' la crise du marxisme en France ex­prime dans une large mesure la conscience subite que le mouvement ouvrier et socialiste a prise de son retard sur l'évolution mondiale. C'est dans la conscience de ce dé­calage que les « révisionnistes » de différents types puisent au jour­d'hui leurs principales forces. De­puis quelques années, le thème de « l'autogestion » est venu s'ajou­ter à ceux qu'examine M. Licht­heim, supplantant la vieille discus­sion philosophique sur « l'aliéna­tion lI. Mais il est bien évident que ce thème a été fortement im­pulsé en France par les crises de 1956 en Pologne et en Hongrie, puis par l'expérience yougoslave et algérienne dans ce domaine.

Le livre de M. Lichtheim a le mérite, grâce à une information soigneuse sur les polémiques des récentes années, de permettre une réflexion utile sur ces différents points. L'Une des conclusions que j'en tire, en tenant compte des re­marques précédentes, c'est que le marxisme rénové qui se dessine en France prendra toute sa force lors­qu'il débordera les frontières fran­çaises pour se souder aux efforts d'invention politique et sociale qui sont menés dans toute l'Europe, sans parler des mouvements nou­veaux à l'échelle mondiale. On peut dire que la crise du marxisme est un phénomène international. Elle ne se résoudra pas en France par ses propres forces, même si elle y prend des formes particulières; et la même chose peut être dite de chacun des pays européens.

Pierre Naville

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POLITIQUE

Malcolm X Le Pouvoir noir Préface de Claude Julien Maspero éd., 264 p.

De toutes les figures récentes de l'histoire américaine, il n'en est guère de plus méconnue en France que celle de Malcolm Little, dit Malcolm X. Il suffit de relire les commentaires publiés dans les jour­naux français au lendemain de sa mort. C'est chaque fois la même peinture d'un seul trait: il était l'homme de la haine et de la vio­lence.

Il suffisait pourtant d'avoir vu une seule fois cet homme grave au teint très clair, à la chevelure rous­se, au maintien austère pour com­prendre que ce n'était pas si simple. Le recueil de quelques-uns de ses discours et de ses interviews nous le confirme: la position de Malcolm X n'a pas été monolithique, comme tout le monde a tenté de nous le faire croire. Jusqu'à son dernier jour, il a tenté de cerner la réalité au plus près.

En ce sens, ce recueil est très important: l'action de Malcolm X fut, en effet, surtout verbale. Il tenait un meeting presque quoti­diennemcnt et ne perdait pas une occasion de plaider sa cause devant les caméras des différentes chaînes de télévision. Ce livre représente même l'essentiel de son œuvre non seulement de doctrinaire, mais aussi de militant. Et son évolution ne laisse pas d'être passionnante pour qui s'étonne de voir son audience, depuis sa mort, augmenter de jour en jour.

En fait, s'il devait, lors de ses derniers discours, se montrer de plus en plus violent à l'égard des Black Muslims, il leur devait tout. Il était l'un de ceux à qui ce mou­vement terroriste avait rendu sa dignité d'homme alors qu'il était en prison. Il abandonna la drogue et se consacra, corps et âme, à la « cause ». Il en épousa les idées ségrégationnistes et terroristes. Le Blanc était le diable. Il fallait re­fuser la religion chrétienne parce qu'elle était une émanation de la civilisation blanche. Il choisit l'islam.

Mais il s'était donné avec trop de fougue et de sérieux pour ne pas être rapidement déçu par le sim­plisme de la position d'Elijah Mu­hammad. A l'exception du premier

. texte, le Pouvoir noir concerne l'époque où il fut le chef de file du mouvement qu'il avait créé, l'Organization of Afro-American Unit y, soit en tout moins d'un an. Dans son premier discours, le 9 no­vembre 1963, alors qu'il était le plus fidèle lieutenant de Muham­mad, il proclamait: « Nous avons un ennemi commun. Nous avons ceci en commun: le même oppres­seur, le même exploiteur et le même discriminateur. Mais une fois que nous aurons tous -compris que nous avons le même ennemi, nous nous unirons - sur la base de ce que

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• Pouvoir nOIr

Au cours d'un meeting: Malcolm X (à gauche).

nous avons de commun. Et ce que nous avons en commun avant tout le reste, c'est cet ennemi - l'hom­me blanc. Il est notre ennemi à tous. Je sais qu'il en est parmi vous qui pensent que certains Blancs ne sont pas nos ennemis. Qui vivra verra. » (p. 37). Le 25 février 1965, quatre jours après sa mort, parais­sait un interview dans laquelle Mal­colm X déclarait : « Nous, nationa­listes, avions coutume de nous croire militants alors que: nous n'étions que des dogmatiques. [ ... ] A mon sens, il est plus intelligent de dire que l'on va tirer sur un homme en raison de ses actes que de le faire parce que cet homme est blanc. En vous prenant à lui parce qu'il est blanc, vous ne lui laissez pas d'is­sue. Il lui est impossible de cesser d'être blanc. [ ... ] Je ne me soucie pas de l'aspect ni de l'origine des gens. » (P. 251.)

Entre-temps, il avait fait un long voyage en Afrique et en Europe. Il y avait découvert des révolution­naires « aux yeuX bleus ». Et l'ex­pression « nationalisme noir », par exemple, disparut de son vocabu­laire. Et il avait abandonné plu­sieurs positions simplement cal­quées sur celle des Black Muslims. Les idées d'Elijah Muhammad avaient été pour lui le catalyseur nécessaire pour rompre avec son passé. Malcolm X étant ce qu'il était, ce catalyseur n'avait été effi­cace que parce qu'il était violent. Puis il avait pris conscience de la 'complexité des problèmes et il avait émis quelques propositions de base qui pourront nous sembler simples mais qui, dans le contexte des Etats­Unis, ont semblé explosives :

1. Les Noirs représentent aux Etats-Unis une force de 22 millions d'individus. Ils n'ont donc aucun complexe d'infériorité à avoir, d'au~ tant qu'ils ont défendu la terre américaine contre les Allemands, les Japonais ou les Coréens. Ils ont le droit légal d'entrer dans une armurerie et d'acheter une arme. Les Noirs ne cherchent pas la vio­lence mais si le Ku-Klux-Klan les attaque, les tue et s'il est ensuite absous par les tribunaux, la seule défense possible est de répondre à

' la violence par la violence. C'est ainsi qu'il s'opposa à Martin Luther King: « Si les dirigeants du mou­vement non violent peuvent aller dans la communauté blanche ensei­gner la non-violence, fort bien, je suis d'accord. Mais tant qu'ils se borneront à enseigner la rton-vio­lence dans la communauté noire, nous ne pourrons être d'accord. Nous croyons à l'égalité, et l'égalité, cela veut dire que ce que vous met­tez là, vous devez également le met­tre ici. }) (P. 179.)

2. De la puissance au pouvoir, il n'y a qu'un pas, mais, pour fran­chir ce pas, il faut être uni : « Que nous soyons chrétiens, musulmans, nationalistes, agnostiques ou athées, nous devons d'abord apprendre à oublier ce qui nous sépare. Si nous avons des divergences, discutons-les en privé; mais lorsque nous des­cendons dans la rue, qu'il n'y ait pas de su jet de controverse entre nous tant que nous n'aurons pas fini de discuter avec cet homme. Si le défunt président Kennedy a p. s'entendre avec Khroutchtchev et échanger du blé avec lui, nous

avons certainement plus de points d'açcord qu'ils n'en avaient. » (P. 59.)

3. La principale racine du ra­cisme est économique : « M ontrez­moi le capitalisme, je vous montre­rai le vautour... », clame-t-il dans l'un de ses discours (p. 155). Et il n 'hésite pas à se référer constam­ment à la Chine populaire, à Cuba, à l'Algérie, à toutes les nations afri­caines.

4. Les Noirs américains étant asservis pour des raisons essentiel­lement économiques, ils sont donc colonisés comme l'étaient, il y a encore peu de temps, les Noirs d'Afrique. Et Malcolm X en tirait une conclusion que personne avant lui n'avait encore tirée: « ••• nvtre problème doit être internationalisé. A présent, les nations d'Afrique expriment leurs pensées et lient le problème du racisme dans le Mis­sissippi au problème du racisme au Congo, ainsi qu'au problème du racisme au Vietnam du Sud. » (P. 256.) Et il tenta - en vain - de porter le problème noir des Etats­Unis devant l'O.N.U.

Et pourtant, Malcolm X fut un homme seul. Il chercha désespéré­ment des appuis, des partisans, de l'argent. Il y avait foule à ses mee­tings mais l'audace de ses positions effrayait les Noirs à qui depuis toujo:urs on enseigne la résignation_ Comme Lumumba, à qui on l'a sou­vent comparé, il prêcha souvent dans le désert. De plus son audience fut toujours limitée aux villes du NorcJ. (C'est du reste le seul repro­che que l'on puisse adresser à la

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remarquable préface de M. Claude Julien : les Noirs américains sont multiples. Les différences entre ceux du Sud - essentiellement ru­raux - et ceux du Nord - confi­nés dans les ghettos - sont extrê­mes. Et il est symptomatique que Martin Luther King n'ait pratique­ment aucune influence à Harlem tandis que Malcolm X ne toucha jamais les Noirs du Sud.)

En fait, Malcolm X est venu et est mort trop tôt. Même si on ' le regrette, sa personnalité envahit aujourd'hui le conflit racial des Etats-Unis. Un homme comme Car­michael en est nourri. Le batteur Max Roch refuse l'appellation jazz et lui préfère « musique afro­américaine ». Le saxophoniste-ténor Archie Shepp - qui est aussi dra­maturge -, au milieu de chacun de ses concerts, s'empare du micro et récite son poème : Semper,

.semper Malcolm. LeRoi Jones' ne cesse de le citer. Ce ne sont là que des exemples spectaculaires. Mal­colm X n'a jamais été aussi vivant. Et, à l'heure où le problème noir entre dans une phase très aiguë, où, des deux côtés, la violence gagne de jour en jour du terrain, le mes­sage de Malcolm X sera vraisem­blablement l'un de ceux qui pèse­ront de tout leur poids dans l'af­frontement.

Jean Wagner

Cette note était envoyée à l'im­primerie lorsque j'ai reçu l'Au'o­biographie de Malcolm X (Grasset éd.) avec une préface de M. Daniel Guérin. Cette préface analyse la pensée et l'action politiques de Mal­colm X en des termes qui recoupent les miens. Il semblerait même par­fois que nous nous sommes concer­tés. Il n'en est évidemment rien. Mais c'est là la meilleure preuve que tous les hommes de bonne foi étudiant le cas du grand loader noir en arrivent aux mêmes conclu­sions.

Quant à l'Autobiographie, c'est un document de première impor­tance pour celui qu'angoisse la question noire aux U.S.A. Elle est le complément indispensable au Pouvoir noir. C'est d'abord un por­trait fascinant de Malcolm X qui se révèle paradoxalement américain jusqu'au bout des ongles, aussi pragmatique qu'idéaliste, aussi mé­fiant que naïf, aussi efficace que sincère. C'est aussi un document irremplaçable ' sur les méthodes de pénétration des Black Muslims, de leur succès spectaculaire dans la pègre (avec notamment la guérison «les · drogués sans la ~oindre théra­peutique médicale). Et c'est surtout l'itinéraire d'un homme, d'un colo­nisé qui rejette, l'un après l'autre, tous les masques que lui a imposés la servitude, jusqu'au dernier, celui de la haine. Et c'est à cette heure­là que ses adversaires ont choisi de l'assaAAÏner. TI venait d'écrire à un ami: « /e suis avant ·~ par-desslU 'ou, un êb-e humain et, à ce titre, je suis pour ce qui f5 bon pour ,'humanité dans son ensemble. »

ENTRETIEN

Il m'avait reçu, la première fois, avec rudesse... « Que voulez-vous encore savoir? Tout est dans mes livresl

• » J'insistai, lui rappelai son destin malheureux : adulé na­guère, il n'était plus qu'un homme seul, livré aux attaques de ses en­nemis qui, depuis cinquante ans, disposaient de tout l'appareil de leur propagande pour l'accuser, la gauche, d'avoir trahi les idéals de la révolution, les émigrés, d'avoir été le fourner du bolche­visme. Il était resté à m'écouter, planté comme un chêne, me bar­rant l'entrée de sa maison. A la fin son visage se radoucit.. « Allons, venez vous asseoir par là ... » Il me prit la main pour que je le con­duise : à 86 ans, Alexandre Fedo­rovitch ne voyait plus.

Je lui racontai alors une mer­veilleuse histoire, celle de sa jeu­nesse révolutionnaire, de ses espé­rances; je lui rappelai tous ses discours à la Douma. Il m'inter­rompait fréquemment, ajoutant un détail, rectifiant une erreur, et, pe­tit à petit, il enchaîna: Oui, c'était lui qui avait appelé les soldats à manifester devant la Douma, le 27 février 1917, jour de l'insurrection de Petrograd. Mais, au lieu de se solidariser avec le mouvement, les députés tergiversaient ; il avait fal­lu que lui, Kerenski, et Chkeidze, le leader ,menchevik, s'élancent au­devant des manifestants pour les sa­luer au nom de l'assemblée. Plus tard, apprenant la formation d'un soviet, les députés s'étaient ravisés et avaient décidé de prendre le pou­voir. Mais cette fois, ce fut au tour des leaders socialistes de ne pas oser participer au gouverne­ment : ils disaient que la révolu­tion était par nature « bourgeoise », faute de pouvoir réaliser leur pro­gramme, ils se seraient discrédités à assumer des responsabilités mi­nistérielles. Kerenski se rappelait très bien tout cela. Vice-président du soviet, il s'était querellé avec ses « doctrinaires » et leur avait forcé la main en acceptant de de­venir ministre de la Justice.

Entré dans le ' cabinet du prince Lvov comme « avocat de la démo­cratie », Kerenski n'avait rien d'un nihiliste. Il appartenait à la société cultivée de Petrograd, n'avait ja­mais connu les amertumes de l'exil, et, animé par le souci du bien pu­blic, il voulait se montrer homme de gouvernement dans les cadres d'un Etat politiquement rénové. Il rêvait pour la Russie d'un régime de type parlementaire, à l'occidentale, et voulait laisser à une assemblée constituante le soin de procéder à des réformes de structure. Etant donné la composition de la société russe, la paysannerie et le proléta­riat des villes y délégueraient une majorité écrasante de révolution­naires de toutes tendances. Le pas­sage au socialisme se ferait ainsi dans la légalité et suivant les prin­cipes démocratiques qui étaient ceux de la bourgeoisie, la Russie donnant au monde l'exemple uni­que d'une révolution non sanglan-

r. ~ Iittéraüe. 15 _ 30 lIOVembre 1966

Kerenski s'explique

te. Mais pour iJU'une constituante élue selon ces principes pût se réunir, il fallait que tous les vain­queurs du joUr préparassent les modalités de son élection. L'oppo­sition du soviet semblait à Kerenski le comble de l'aberration. Aussi fit­il tout son possible pour le sup­primer de la vie politique : il vou­lait forcer ses membres à entrer au gouvernement et il n'aura de cesse qu'il n'y soit parvenu.

Son action pendant les journées de mars l'avait rendu très popu­laire. On l'aimait parce qu'il sym­bolisait l'élan romantique de la Russie nouvelle et que cet homme de 1789 ressentait mieui que les autres la grandeur et l'ivresse d'une révolution triomphante. Lorsque le 29 mars 1917, « la grand-mère de la révolution », Catherine B. Bres­chovskaïa, âgée de 80 ans, revint à Petrograd, une foule immense l'attendait: elle parla de la révolu­tion, de l'idéal de liberté, l'émotion

Kerenski

était intense, la Breschovskaia se tourna vers Kerenski, lui saisit brusquement la main, l'embrassa, et, comme pour lui transmettre un héritage, ajouta « camarade, oui nous t'aimons et mourrons pour toi ».

Kerenski s'était tu au souvenir de cette scène. Il s'anima brusque­ment quand je lui demandai pour­quoi le gouvernement n'avait pas promulgué plus de réformes. « Des réformes ? En deux mois on en a f~ plus qu'aucu~ régime: .. D'ail­leurs, ' une bonne partie des réfor­mes dites bolcheviks ont été élabo­rées sous le gouvernement provisoi­Te. » TI les énumère... « Mai. ka patrons refusaien' de comprendre

la situation et, chaque fois qU'OR allait ou~e, les bolcheviks nous ac­cusaient de ne pas aller assez loin, chaque parti faisait de la suren­chère, et personne n'était satisfait, tout le monde voula~ commander. »

« Croyez-vous avoir commis des erreurs en poursuivant la guer­re, en n'arrêtant pas Lénine, com­me on vous l'a reproché? » « / e ne voulais pas et je ne pouvais pas l'arrêter, nous n'avions pas ins­tauré la liberté pour la supprimer aussitôt... quant aux hostilités, il fallait les poursuivre car la nation était hostile à une paix séparée. » En vérité, ajoute Kerenski, « j'ai

- commis l'erreur d'accepter le minis­tère de la Guerre. Si j'étais rmé à Petrograd, j'aurais pu stimuler les autres ministres, comme j'avais réussi avant avril à influer sur la politique extérieure du gouverne­ment, réalisant un accord avec le soviet sur les buts de guerre de la Russie ; mais alors, que serait de­venue l'armée ? »

Effectivement, elle se décompo­sait : depuis la proclamation du fameux prikaze 1 les officiers n'avaient plus aucune autorité sur les soldats, et ils n'avaient pu em­pêcher la naissance du mouvement de fraternisation.

Alors, Kerenski était arrivé. Il avait déplacé quelques généraux, en avait relevé d'autres, mesures destinées à donner le change car le nouveau ministre jugeait irréa­lisable, en pleine guerre, la ' cons­titution d'une armée révolutionnai­re. Les Allemands de 1917 étaient différents des Prussiens 'de 1792; loin de rester passifs, ils accrois­saient le nombre de leurs divisions sur le (ront russe, craignant, plus que de mesure, l'action de l'armée démocratique de Kerenski. Le mi­nistre avait conscience de la diffi­culté de sa tâche : « Préparer les troupes à l'action quand l'action si­gnifiait contre-révolution ou trahi­son, tolérer la propagande empoi­sonnée des bolcheviks, ressusciter la volonté de se battre après trois années de combats malheureux. » Kerenski s'élança néanmoins dans l'arène. M'entraînant sur ces pe­louses d'Oxford qui lui rappellent le Champ de Mars à Petrograd, il me répète : « / e leur ai dit : Ca­marades, depuis dix ans vous avez su souffrir et rester silencieux, vous saviez comment remplir les obliga­tions que vous imposait un régime haï. Vous saviez comment tirér sur le peuple quand le régime le deman­dait. Et que se passe-t-il mainte­nant? Ne poumez-vous souffrir plus longtemps? Ou bien est-ce que la libre, RU,ssie est devenue un Etat d'esclaves -en · révolte? Oui, camarades, je ne sais pas mentir, je ne sais pas cacher la vérité ... Ah, camarades, quelle tristesse' de ne pas être mort il y a deux mois ... alors je serai. mort avec le plus beau des rêves, que pour roujours une nouvelle vie avai, commencé pour 'notre pays,' qu'il n'y av,", plus besoin de foue' pour se respecter •

31

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~ Kerenski s'explique

les uns les autres et pour sauver la patrie. » Il s'était rappelé d'un trait cette apostrophe, qui avait fait san­gloter K,rylenko, leader bolchevik venu lui porter la contradiction et qui lui avait répondu: « Si tu l'or­donnes, Kerenski, je marcherai à l'ennemi, seul s'il le faut ... »

Cette ferveur, cette autorité, le charme .de sa voix avaient conquis la Russie. Cinquante années plus tard, c'est moi que Kerenski veut conquérir:

- Allons, faites comme Cachin et M outet, chantons ensemble .. . voyons ... quel air était-ce ? .. Ah .. . le Chant du départ.

Et, comme avec entrain il en­tonne les premières strophes, je me rappelle ce mot de Lénine « Ke­renski, la balalaïka du régime ... »

- ' Pènsiez-vous, en avril 1917, que Lénine deviendrait un jour le maître de la ' Russie ?

- Certainement pas. Au mo­ment de la catastrophe, les bolche­viks n'étaient pas très populaires.

- La catastrophe? en octobre?

- Non, quand Nicolas a abdiqué.

- Ah! ...... ~ ......... . ALAIN MICHEL

Tacite ou le desti:n de l'Empire

romains du 1 er et du 29 siècl ont cessé de s'inquiéter des ndements profonds de la culture

u'ils s'apprêtaient à livrer à l' ivers. Leurconscience historique 'est pas une consc.ience

lente. Tacite a vécu avec u inaire intensité cette fi

reuse inquiétude.

ARTHAUD

- Et puis, les propos de Lénine faisaient rire : il avait dit qu'il fallait arrêter les plus gros capita­listes ; était-ce cela du marxisme ?

- Alors, comment expliquez­, ? vous son succes ....

- La démagogie, les bolcheviks promettaient tout ce que vous vou­liez. La paix, et il y a eu la guerre civile; la terre aux paysans, et on leur a confisqué les produits ; la gestion ouvrière, et elle n'a pas duré six mois ; plus encore de liber­tés et Lénine les a supprimées une à une. Ensuite, il y a eu le com­plot des militaires. L'insurrection de Kornilov a affaibli l'autorité du gou­vernement ; plus tard, les bolche­viks ont pu frapper ...

- Les bolcheviks vous accusent d'avoir été de connivence avec Kor­nilov ...

- C'est faux. La vérité, c'est que Kornilov avait avec lui la droi­te, les militaires, les alliés. Je ne pouvais le neutraliser qu'en l'ap­pelant à collaborer avec moi. En­suite il a préparé le putsch ... J'avais déclaré qu'il avait toute ,ma confiance et j'ai trop attendu pour me dégager... Peut-être la peur du ridicule. En France, vous avez ::onnu une situation identique, de Gaulle a su éviter la guerre ci-vile. .

- Ensuite, Kornilov vaincu, vous n'avez pas pu vous appuyer sur la droite contre les .bolcheviks ?

- C'est cela ..... Mais c'est assez maintenant ...

L'ancien président du Conseil n'aime pas se rappeler- les derniè­res heqres -de' la « KerenschiD'a » ... l 'insurrection bolch~yik, la fuite, l'exil ... - jusqu'au dernier instant, la foule l'acclama, car_ jamais -il n'avait fait couler le sang.

- Quand j'ai quitté le Palais d'Hiver, j'ai vu, écrit en gros: « A bas-le juif Kerenski, vive Trotski ». Il rit ...

L 'h~ure est venue de nous quit­ter, il se lait tard et je veux ra­mener le vieillard jusqu'à son do­micile, il refuse :

- Par ici, par ici...

Il ~e -tire vers ces pelouses qui le fascinent, et -comme u.ne prière, il me dit ces derÎliers mots :

- Allons, entonnons encore-une fois le Chant du départ!

Marc Ferro Oxford 1963 - Paris 1966

1. Kerenski a écrit une dizaine d'ouvrages. Le plus pénétrant est The catastrophe, New York, 1927, 377 p. Le dernier en date est intitulé The Kerens-ki's memoirs, Ruuia and history turning point, London, 1966, 550 -p. qui apporte peu d'éléments nouveaux sur Ja révolution elle-même, mais contient des .informâtions intéressan­tes sur l'avant-guerre et . 8UJ' les événe­ments postérieurs à octobre 1917.

HISTOIRE

Thucydide La Guerre du Péloponnèse Le Livre de Poche, 2 vol.

Deux traductions jumelles d 'Hé­rodote et de Thucydide paraissaient, il y a un an, dans la collection de la Pléiade : l'une des deux vient d'être reproduite en livre de poche; et il est remarquable de penser qu'il s'agit de Thucydide.

Thucydide est moins distrayant que beaucoup d'historienS anciens. Il ne-conte pas' de belles histoires; il ne dépayse pas par l'évocation colorée de mœurs étranges; il ne passionne pas par le portrait des individus. Il raconte la guerre du Péloponnèse, sans fioritures ni fan­taisie. Du reste, lui-même dans sa préface écarte avec hauteur l'idée de viser à « l'agrément du mo­ment ». Et il va de soi qu'avec cet agrément disparaît aussi celui que représenterait, vingt-cinq siècles après.- la confortable bonne cons­cience de se sentir confronté après coup avec un passé plus ou moins naïf, auquel on se trouverait supé­rieur.

En fait, Thucydide occupe une place à part parmi les historiens et celle-ci permet à son œuvre de rejoindre directement les préoccu­pations d'une époque comme la nôtre, tout entière hantée par la politique et soucieuse de se situer elle-même par rapport au mouve­ment de l'histoire.

On peut dire, bien entendu, que les circonstances l'y aident et que sOn sujet même nous est proche. Thucydide raconte une guerre. pans cette guerre, deux cités sont engagée!! totalement, comme dans une gue~ moderne ; mais tous les autres Etats grecs y sont égale­ment impliqués, comme dans le monde actuel. L'une de ces cités est, en effet, une nation conqué­rante, qu'entraîne son propre dé­yeloppement; . alors que l'autre se fait l~ champion tardif des indé­pendances nationales. De plus, l'une est maritime et l'autre continen­tale, ce qui pose des problèmes de . blocus et de débarquement. Enfin, l'une est ' démocratique et l'autre vit sous une oligarchie de style to­talitaire, si bien qu'elles peuvent toutes deux agir auprès des partis opposés qui divisent les cités grec­ques (les communications sont len­tes, mais les distances petites et les relations étroites); la lutte civile doubie donc la. lutte nationale, et la violence se déchaîne ' : des ohé-

. diences contraires viennent se com­biner avec le 'patriotisme et des mœurs nouvelles se substituent aux règles anciennes. Signaler. tous les parallélismes qu'un tel monde peut présenter avec l'histoire contempo­raine est une tâche longue, mais facile. S'en émerveiller peut être fécond; et le livre de Thibaudet, paru en 1922 (la Campagne avec Thucydide), est, en partie, le fruit d'un tel émerveillement. '

Mais il faut bien reconnaître que de telles rencontres ne s'expliquent

Thucydide

r

pas entièrement par une coïncidence de hasard entre des données de fait. Si elles s'imposent avec cet éclat, c'est d'abord à cause de l'esprit avec lequel Thucydide a abordé l'hi- toire. Il aurait pu nous racon­ter tant de choses sur Périclès et ses successeurs (témoin Plutarque)! Il aurait pu rapporter des oracles et des prodiges, des actes d'éclat et des scandales; il aurait pu, en­fin, donner à l'ambition athénienne la mesure, tout individuelle, de celle du bel Alcibiade. En fait, c'est lui qui a choisi d'écrire une histoire portant strictement sur la· politique, et sur une politique au sens large, c'est-à-dire celle qui a trait aux rapports entre les Etats ; et c'est lui qui a choisi de ne tolé­rer rien d'autre dans son œuvre. Or cette exigence, plus impérieuse chez lui que chez aucun historien an­cien, correspond déjà au souci, émi­nemment contemporain, de donner la prééminence aux réalités politi­ques. De plus, une fois élu ce do­maine du politique, il a encore choisi de l'étudier de façon rigou­

. reusement ' objective et rationaliste. Enquêtes minutieuses et vérifica­~o-p-s obstinées font le départ du vrai et du faux; puis, les faits s'organisent de façon à former u:t:le chaîne cohérente et compréhensi­ble. Que tout cela soit neuf, il le dit lui-même. Et il s'enchante de cette rigueur scientifique qu'il a voulue extrême. D'où un esprit « moderne », dont on a une belle preuve dans les premiers chapitres de son histoire, où se trouve resti­tué, dans ses aspects concrets et sa misère, le vrai visage des époques antérieures, brouillé par la transpo­sition épique. Mais Thucydide n 'est pas seulement épris d'exactitude; car le même ' effort qui le fait re­monter des témoignages menson­gers aux faits objectifs lui permet également d'écarter les prétextes au bénéfice des causes « les plus vraies ». Si bien que la chaîne qui s'organise lie entre eux des événe­ments qui se rejoignent par-delà

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les contingences individuelles : elle fait apparaître de grande séries, que mettent en relief des discours agencés à cet effet : croissance de l'empire athénien au cours du V· siècle, croissance, aussi, des résis­tances qu'il inspire, et qui se font écho d'un pays à l'autre, d'une occasion à l'autre. Au cours de cette transmutation des faits, la va­riété à laquelle atteint Thucydide se décante et finit par se charger d'une sorte d'universalité intérieure. Au reste, il le dit : il veut que son histoire puisse aider plus tard à comprendre les situations qui, en raison du caractère humain qui est le leur, pourront être sembla­bles ou analogues. En d'autres ter­mes, il a écrit pour nous.

Tout cela explique que cette œu­vre, d'une sobriété si austère, puisse être doublement émouvante. Ra­menée aux lignes simples d'un des­tin cohérent, la grande aventure où s'abîme la puissance d'Athènes devient tragédie et touche à ce titre le lecteur, qui en suit les diverses phases en pleine connaissance de cause. Et, de surcroît, elle l'invite à faire des retours sur soi, au gré de rencontres soudain~s, dont l'au­teur a su ménager la possibilité par­delà l'écart des temps.

L'œuvre de Thucydide n'est nullement une œuvre moderne. Elle doit à son époque un certain nombre de traits - quand ce ne serait que l'emploi des discours. Et, dans la mesure où elle tend à ouvrir des perspectives nouvelles, elle n'est pas plus actuelle. Son souci d'universalité serait évidem­ment renié par tous les historiens de nos jours. Et l'originalité de sa démarche se traduit en définitive par une tension intérieure qui rend l'accès de l'œuvre plus difficile. Peut-être même peut-on regretter que la traduction, ici, n'en donne pas toujours une idée suffisante. Elle est, en général, exacte et agréa­ble: pour notre goût à nous, elle sacrifie padois un peu trop la den­sité à la clarté (de même, par un procédé caractéristique, elle rejette en note certains détours du récit que Thucydide, nous dit-on, aurait lui­même mis dans des notes, s'il en avait connu l'usage).

En fait sa difficulté même rend Thucydide plus émouvant. De mê­me que son austérité systématique donne plus de prix à la chaleur des sentiments qui percent ici ou là et les rehausse (admiration pour Périclès, indignation contre les mœurs nouvelles, pitié), de même tout ce qui trahit l'effort qu'il eut à accomplir pour transcender les données immédiates donne un sens plus précieux aux résonances mo­dernes dont son œuvre éveille l'écho : la modernité de Thucvdide a ete conquise de haute lutte, et l'on ne peut à aucun instant l'ou­blier.

Née d'un effort exceptionnel vers la lucidité politique, l'œuvre invi­te 'ses lecteurs à un effort de même nature et les stimule sur cette voie.

Jacqueline de Romilly

Jean-Paul Brisson Virgile, son temps et le nôtre Coll. Textes à l'appui Maspero éd., 404 pages.

En face de la vaste transforma­tion culturelle que subit (plutôt qu'elle ne la veut) la nation fran­çaise, les représentants des con­naissances traditionnelles, et, parmi eux, ,surtout, les professeurs qui ont eu jusqu'ici la mission de conser­ver et d'enrichir le patrimoine classique ' éprouvent le besoin de rompre le silence dont ils crai­gent de se voir bientôt entourés -un silence mortel. Cette angoisse n'est nullement propre aux esprits de chez nous; elle se retrouve un peu partout, avec plus ou moins d'acuité et aussi de conscience dans la plupart des pays occidentaux, et les autres. Elle tourne padois à l'obsession, et risque alors de faire plus de mal aux études classiques que les pires ennemis de celles-ci. Une attitude peureuse est le plus souvent le début de la défaite et le mouvement se prouve en mar­chant. Quoi .qu'il en soit, M. Bris­son nous expose les raisons qui ren­dent Virgile « actuel» Heureuse­ment, il l'a fait avec intelligence et mesure, et la meilleure partie de son livre, à notre sens la plus féconde, même pour ses lecteurs d'aujourd'hui, est celle où il se préoccupe de son poète pour lui­même, nous laissant le soin de tirer de ce que nous lisons des leçons à notre mesure.

M. Brisson a fait une découverte, l'une de celles que l'on fait en soi-même, dans le silence et les livres refermés. Il a vu, senti, que Virgile avait commencé sa carrière spirituelle en disciple d'Epicure, et que ce premier choix avait do­miné son œuvre beaucoup plus qu'on ne le dit d'habitude. Sans doute parce que nous sommes ha­bitués, par les historicns profes­sionnels de la philosophie antique, à considérer comme essentiels aux écoles classiques certains refus, à nous préoccuper, avec une exac­titude de théologiens, des ortho­doxies, interprétées avec une étroi­tesse reposante. Ainsi on nous as­sure qu'un épicurien est infidèle au maître dès qu'il écrit un vers, et plus encore dès qu'il parle des dieux ou a l'air de leur accorder une importance quelconque dans le système des choses_ Le démenti apporté par Lucrèce - qui com­mence son poème par une invoca­tion brûlante à Vénus, et qui ~om­pose une épopée de l'univers - ne suffit pas à convaincre les exégètes modernes. Ils nous disent que Lu­crèce est infidèle à lui-même, <IU 'il y a en lui (la formule est, hélas, célèbre!) un « anti-Lucrèce ». Ce qui ne laisse pas de satisfaire les âmes religieuses, scandalisées par ce qu'elles appellent l'irréligion du poète, et rassurées si on leur mur­mure que celui-ci n'a trouvé dans cette irréligion qu'inquiétude et in­satisfaction, voire angoisse et néga-

La Quinzaine littéraire, 15 au 30 novembre 1966

Virgile

tion de soi. Virgile, diront-elles, a bien été épicurien. M. Brisson le montre, et l'on peut, sur le plan de la « science» historique, ampli­fier et préciser sa démonstration_ Mais il nous montre aussi que le poète ne s'est pas tenu à cette posi­tion, tout au plus une erreur de jeunesse, qu'il a retrouvé les dieux ; il y a la quatrième Eglogue, il y a les Géorgiques, Orphée, les abeil­les « à l'intelligence divine », la descente chez les morts, la révéla-

de Volta Mantovana, à 25 km au nord de la ville de Mantoue, et non parmi les peupliers et les ca­naux d'irrigation de Pietolà. A quoi bon ces minuties ? Mais parce que, pour condamner un poète à l'oubli, faire le silence sur lui, il faut et il suffit d'en parler en termes généraux, pour stériliser la doc­trine d'un philosophe, c'est assez de la résumer ! La poésie est la vie même; il est impossible d'en dé­couvrir les palpitations sans en res-

Miniature illu&trant les Hucoliques. Codex Vaticanu&.

tion d'Anchise au livre VI de l'Enéide, cette intervention perpé­tuelle des divinités dans les choses du monde, le destin de Rome -Virgile s'est, nous dira-t-on, telle­ment éloigné de la doctrine de son vieux maître Siron, qui prêchait le renoncement au monde et la re­cherche de la quiétude sur les pen­tes ensoleillées du Pausilippe, au­dessus de la baie de Naples!

Tel est le problème de M. Bris­son; il est plus précis' que celui que, rencoritrent traditionellement les auteurs qui écrivent sur Virgile, et qui consiste à chercher l'unité d'une œuvre dont les trois paliers sont aussi divers que les Bucoli­ques, les Géorgiques et l'Enéide. Cette unité il veut la trouver, après d'autres, dans la conscience du poète lui-même, évoluant au contact des réalités politiques d'une épo­que où l'histoire s'était (déjà !) fort « accélérée ». Nous avons au début les pages attendues sur l'enfance en Cisalpine, mais plus précises que chez d'autres auteurs, car M. Brisson accepte (sans doute avec raison) la localisation ' du petit do­maine de Tityre qu'a proposée ré­cemment K. Wellesley. Il faut cher­cher le paysage cher à Virgile près

sentir du même coup l'actualité éternelle.

M. Brisson nous montre, à tra­vers toute l'œuvre, la présence d'images menues, de « quadretti », qui saisissent de la sorte des mo­ments, et qui sont comme des grains d'œuvre d'art. La parenté si étroite qui, nous dit-on, unissait Virgile et Horace, et dont les textes bio­graphiques ne nous donnent, au total, que peu d'indices, apparaît à nos yeux dès que notre attention est attirée sur cette ressemblance dans la tonalité de leurs âmes. Et le premier désir du poète, quand il composa les chants menus des Eglo­gues, fut de se donner un moyen dc composer entre eux ces petits ta­bleaux, de les tresser en ensembles admissibles. Ce qui réside au fond des Bucoliques, c'cst une délecta­tion inlassable devant les choses, un accueil ravi de chaque moment. Tel est le « réalisme» virgilien.

Autour de ce Virgile très « ho­ratin » s'agitent les passions hu­maines et ce que l'on a appelé l'égoïsme de Tityre, son peu d'em­pressement à offrir une aide maté­rielle à l'exilé qui traverse, avec son malheureux troupeau, le petit do· maine de Mantoue, n'est que la ,,«:

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~ Virgile

rénité du poète-philosophe. Celui-ci, nous dit-on, a créé autour de lui un univers de bonheur, qu'il a bap­tisé « l'Arcadie ». M. Brisson ren­contre ici un problème classique parmi les philologues. Pourquoi Virgile se dit-il « Arcadien » ? Les raisons alléguées ne sont pas bien convaincantes. Nous avons là en­core à chercher, peut-être à dé­couvrir.

Avec cette image de bonheur « épicurien », se terminent les Bu­coliques. Sensible à une démons­tration célèbre de M. Jean Bayet, M. Brisson nous montre Virgile saisi par le contraste, le démenti que la réalité oppose à ce rêve phi­losophique, et composant, au début de l'année 38, sa « première » Géor­gique. Ici encore, Virgile rencon­trait Horace. M. Brisson nous a semblé mal inspiré de dater de deux années plus tôt le poème dans lequel Horace disait son désespoir devant la fatalité de malheur qui semblait s'abattre à jamais sur Rome. Il est plus satisfaisant de penser (et aussi, croyons-nous, mieux autorisé par les faits connus) que les deux poètes ont suivi, en ces mois de nouveau assombris, la même voie et, ensemble, souffert des temps cruels qui s'annonçaient: l'épode XVI est bien proche des « premières » Géorgiques - et nous savons que, dès ce moment, Virgile et Horace sont des amis. Il semble loin, le moment où Vir­gile s'amusait à imaginer le retour d'un âge d'or, au berceau d'un en­fant qui naissait au foyer d'Asinius Pollion! A juste titre, M. Brisson refuse d'alourdir d'intentions mys­tiques cette quatrième Eglogue, qui finit si joliment par un propos de nourrice. Que l'ironie d'un poète passe mal à travers le filtre des âges!

On répète que Virgile, en écri­vant les Géorgiques, fut l'instru­ment d'une propagande officielle en faveur de l'agriculture. M. Bris­son aurait pu peut-être aller plus loin qu'il ne va dans son refus de cette thèse traditionnelle. Varron, en essayant de montrer q\1e l'ait ri­culture reste une source intéres-

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sante et suffisante de revenus, pou­vait servir une politique officielle (non pas une politique agricole, certes, mais une certaine politique sociale, qui reprenait des conseils donnés autrefois par Salluste à César victorieux, et tentait d'enrayer l'amour désordonné de l'argent qui possédait les classes dirigeantes dans la république finissante). Les Geor­giques se développent en marge de cette conception; elles ont essen­tiellement pour but de prouver, par l'exemple, par la force persuasive, le « choc » de l'expression poéti­que, que le bonheur humain est lié aux conditions naturelles de la vie. Nulle époque plus que la nôtre n'est préparée à entendre cette le­çon de Virgile, qui la lui trans­mettra dans sa pureté.

M. Brisson s'interroge 'ensuite sur la genèse de l'Enéide. Il l'explique, en dernière analyse, par une sorte de faillite de la sagesse épicu­rienne, et il s'abandonne, lui aussi, à la tentation de dessiner un Il anti­Virgile ». Pour cela, il refuse d'en­tendre, certaines voix, au sein de l'épicurisme qui s'étaient élevées autrefois, avant Virgile, et qui se trouvent avoir dit, avant lui, ce qu'il redira plus tard. Nous pensons au travail « de propagande» d'un Phi­lodème de Gadara qui, pour le compte de Calpurnius Pison, (le beau-père de César, le père de cette Calpurnia qui fit de si terribles cauchemars la veille des Ides de mars), montrait que l'épicurisme orthodoxe n'était nullement incom­patible avec la royauté. Il y a une logique épicurienne entre le traité « du bon roi selon Homère », ré­digé par Philodème en 45/44 à la gloire de César, et la révélation d'Anchise au livre VI de l'Enéide; une logique qui passe par le pro­logue du livre III des Géorgiques, lui aussi inspiré par la politique épicurienne. Aucun phénomène n'est plus frappant que de voir, venant de tous les horizons de la pensée romaine, converger des apo­logistes du principat ; les frêles bar­rières des orthodoxies se brisent sous l'irrésistible poussée; il n'y a pas de reniement, mais une conver­gence. II ne serait pas impossible de montrer comment les pratiques de la religion virgilienne s'insèrent dans l'épicurisme le plus ortho­doxe - dans la 'mesure où elles ne veulent pas constituer une théur­gie, mais où elles sont une médi­tation active sur les natures divines.

M. Brisson écrit que Virgile, dans l'Enéide, a construit un uni­vers mythique, qui s'établit sur plusieurs plans; il suggère que le mythe traditionnel s'y fait sym­bole, qu'il est une projection poéti­que du réel, n'obéissant que d'une façon-très formelle aux conventions traditionnelles : il est une vérité virgilienne, à laquelle fut sensible Dante; apprenons aujourd'hui à l'entrevoir nous-mêmes, et cette vé­rité-là n'a pas de date; elle peut être la nôtre, si nous y consentons.

Pierre Grimal

ESSAIS

Albert Memmi La Libération du juif Gallimard, 261 p.

Un

La Statue de sel Gallimard éd. (réédition)

La Libération du juif est plus qu'un livre. C'est le constat d'une vie. Un « itinéraire » coïncidant avec toute une existence et qui est

v

la conséquence d'une incessante ré­flexion sur cette existence. Albert Memmi est juif, tunisien de culture française, écrivain. Triple source de questions, de malaises (pour em­ployer un terme pudique). Triple inconfort. Triple objet d'une médi­tation que Memmi pousse aussi bien à travers la transposition ro manesque que l'essai - consacrés tantôt au colonisé, au juif, à l'écri­vain maghrébin de langue fran­çaise et à ses délicats rapports avee ses compatriotes et ses confrères. Cet ensemble de textes, cohérent. représente un cycle, le cycle dp l'Inquiétude - cette inquiétud(· nécessaire, vitale, qui naît du seul

exercice de la lucidité, lorsque l'on entend avoir une conscience aiguë de ce que l'on est, préciser les li;~i­tes de ce qu'on n'est pas et ne veut pas être, asseoir la volonté de ce qu'on veut être ou continuer d'être.

Ce cycle, il est important de le saisir dans son développement com­plet. On le peut puisque viennent d'être réédités La Statue de sel et. dans la collection « Libertés » q1lc dirige J.-F. Revel chez Pauvert. Portrait dll roloni,~p. T ,a lecture Oll

relecture de ces livres permet dl' replacer, donc de comprendrc. Memmi à cette étape précise de SOIl

itinéraire. Etape-palier. Memmi respire. Le

titre sonne optimiste: il annonce une certitude, ou du moins un es­poir, une promesse. Au problème juif, Memmi envisage une solution - une solution qui déborde sa pro­pre personne. Qu'on veille au chan­gement de l'article: portrait d'un juif ou libération du juif. Cetù> menue modification grammaticale ne laisse pas non plus de témoigner d'une certaine confiance.

Quelle solution? Ce n'est pas ce qui importe ici - du moins à mes yeux à moi qui ne suis pas juif et ne peux considérer cette inquiétude que de l'extérieur. Ce qui me pas­sionne, plus que le but atteint, c'est la démarche de Memmi, le long chemin qu'il a suivi pour at­teindre ce but. Plus que les modifi­cations à apporter au monde pour que le juif s'accepte et accepte la place qu'il occupe dans ce monde, ce sont l'aspect concret de la lutte, le vécu de l'expérience, puisque chaque idée, chaque proposition n'est envisagée, retenue ou reje­tée qu'après minutieuse confronta­tion avec la vie même de Memmi. Dans le's Confesions de Rousseau, auxquelles l'œuvre entier de Mem­mi (et par seulement Portrait d'un juif 1 et 2) me fait penser, la conclusion intéresse moins que les

.. ~ . Itineraire

mille et une' péripéties qui condui­sent à la conclusion.

La Libération du juif est le deuxième volet de Portrait d'un juif. Dans le volet 1, Memmi posait la question I( Qu'est-ce qu'un juif aujourd'hui? » II travaillait à pré­ciser la condition d'un juif dans le monde actuel et à élucider, autant que faire se peut, ce qu'il appelait lui-même la Il judp.ité ». C'était en quelque sorLe uue ontologie du juif. Dans ce volet 2, Memmi pose la question « Que fait le juif dans le monde actuel et que peut-il, que doit-il faire? » C'est une « dy­namique » du juif. Il peut se refu­ser - mais attention à tout ce que cela entraîne, du changement de nom au mariage mixte, de l'assi-

Albert .Hem",;

milation au reniement total, de la dérobade ou du camouflage au vé­ritable suicide. Il peut s'accepter, voire se revendiquer comme juif -mais menacent alors tous les ghet­tos imaginables, y compris ceux de l'art et de la littérature, et, plus largement considéré, celui de la culture juive. Et se posent alors les innombrables problèmes de l'alter­native sionisme ou athéisme et des rapports avec le christianisme, le communisme, Israël. On mesure l'ampleur des questions soulevées. Memmi fait face avec une lucidité sans complaisance (dût-il en être blessé), avec rigueur dans le raison­nement et la volonté sans défail­lance d'aller jusqu'au hout de ses conclusions.

Attitude, me semble-t-il, exem-

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FORMATS DE POCHE

~ • Les annees nOIres

plaire. Nul repos pour Memmi que dans l'acharnement d'un incessant bilan. Refus de tout attendrisse­ment narcissique, des indulgences et des voluptés douteuses de la dé­lectation morose, des beaux men­songes lyriques ; dégoût par la plainte et l'apitoiement. A force d'intelligence et de réflexion, il convient de dépasser la simple in­trosp~ction pour peser la place que l'on occupe dans le monde ; exa­miner, à propos de soi et à partir de son expérience, les rapports de l'individuel et du collectif.

A fortiori tout homme qui lutte pour sa liberté - ne serait-ce que vis-à-vis de soi-même. A tous ceux­là. le livre, l'œuvre de Memmi pro­posent une méthode libératrice qui ne vaut pas seulement pour le juif, dans l'acceptation étroitement ra· ciale du mot. On est toujours le juif, ou le nègre, de quelqu'un. On peut l'être à ses propres yeu x: La voilà, la fameuse .djf[icldi(· d'être, faite de porte-à-faux, de ratés dans la communication avec autrui, et dont l'inconfort risque de conduire à l'agressivité contre les autres et la haine de soi. Nécessité de l'examen, répond Memmi, et du combat. « Je continue à croire pr.rit·il. que l'expérience vécue, pui~ iiwÎ.trispp el. repensée. est le meil· leur point de départ pour la cam· préhe!l-sion d'une condition. » Et cette compréhension suscitera, nour· rira une impulsion révolutionnaire positive. Il faut trouver une "ûiu· tion individuelle afin de proposcr une solution collective - le portrait d'un juif conduit à la libérat:;)p du juif. Et sur quel auh'c lfiUlVIOU que soi-même peut-on étudier, chercher cette solution individuelle ? Après tout, peut-être n'y a-t-il pas d'autre morale?

Et peut-être n'y a-t-il pas d'autre littérature. Pas d'autre style - je veux dire par là une littérature qui serait plus que la littérature : un style de vie. On retrouve Rousseau. D'ailleurs l'inconfort intellectuel et moral du Genevois protestant. dans le Paris du XVIII" siècle. n'est-il pas comparable à celui du Tunisien juif (ou du Noir musulman) dan~ le Paris du XXc ? Memmi suit l'exemple de Jean-Jacques dont la littérature - le « style » - rend compte de la liaison nécessaire qui réunit dans le mouvement d'une vie le roman autobiographique aux Confessions et au Contrat social. Cette longue route, l'écrivain la parcourt la plume à la main. C'est du langage, et c'est grâce à l'effort d 'architecture qu'exigent chaque phrase, chaque chapitrc, et le livre. que Memmi s'arme pour mener à bien son exercice vital. Et le triom­phe du style coïncide avec la réus­site de so~ enquête. Pareille rigueur dans le mouvement de la construc­tion. Même clarté. Identique néces­sité. On sent, à chaque détour de son œuvre, que Memmi, pour vi­vre, a besoin d'écrire comme il le fait. Cela aussi me parait le signe de la vraie littérature.

lean-Louis Bory

Jean Guéhenno lournal des années noires Le Livre de Poche, 511 p.

Je viens de relire le lournal des années noires de Jean Guéhenno, et cela m'a reportée d'un quart de siècle en arrière. Que représente aujourd'hui ce passé, qui fut le nôtre, pour les jeunes d'aujour­d'hui? Je ne sais trop. Nous ne nous intéressions guère, dans notre jeunesse, au conflit de 1914-1918, ni aux souvenirs de nos pères. Et, aujourd'hui, s'il nous arrive d'évo­quer la Résistance, c'est avec le sentiment de jouer le rôle des de­mi-soldes de l'Empire, sous la Res­tauration.

chaînés par le fascisme et l'hitlé­risme nous ont appris à connaître leurs visages et à les déceler jus­que sous leurs masques.

Le livre de Guéhenno nous ra­mène donc à ces temps affreux. C'est le témoignage quotidien et secret d'un homme que toute sa formation et sa culture opposaient aux maîtres de l'époque, et qui refusait d'entrer dans leur jeu, fût­ce un instant. Voici d'abord, livrée, jour après jour, la grande misère de la vie quotidienne : la mort de Paris, après « la grande brisure » de la défaite, les avenues trop lar­ges, le froid, la disette scientifi­quement organisée, que les pri­vilégiés peuvent pallier par le marché noÏT (et beaucoup de gens

Com mé,noratiol1 d'uIJ UIlIlLl'er.WllI (' rie lu Lef!/tHJ. suu., {"O("cuprlÛrnl

Et ·pourtant ce qui fait l'origi­nalité du conflit de 1939-1945, c'est qu'il soulevait des problèmes qui ne sont nullement résolus. Le fascisme n'est pas mort et peut tou­jours resurgir; l'idéologie du na­zisme (forme aggravée du fascis­me) peut renaître sous d'autres as­pects: l'antisémitisme, le racisme n'ont nullement disparu de par le monde, la Gestapo a fait école, comme on le vit bien par les tor­

. tures de la guerre d'Algérie, les nostalgiques de la croix gammée for­ment encore une puissante franc­maçonnerie, de Tokyo à Los An­geles.

C'est pourquoi l'expérience' que nous avons faite peut encore servir d'avertissement, de mise en garde. La folie, la fureur, le sadisme dé·

se contentèrent, en effet, de s'ef­forcer de survivre), les otages fu­sillés, les juifs déportés( nous ne connaissions pas encore l'existence des chambres à gaz), les amis, un à un, emprisonnés; et, à la radio, les hurlements démoniaques de Hitler, les sermons paternalistes de Vichy, sur la famille, le travail, la religion, les chuchotements de Lon­dres qui nous rendaient l'espoir.

Comme pour beaucoup d'entre nous, la défaite de 40 apporta à Jean Guéhenno une étrange décou­verte : « le ne savais pas que j'ai­mais tant mon pays », ce pays qui n'est pas seulement un champ, un jardin, une colline, mais une (c idée ». Et cette idt~e, il ne cesse de l'approfondir en remontant à ses sources, Montaigne, Montes-

La Quinzaine littéraire. 15 au 30 novembre 1966

quieu, Rousseau qui ont contribué à former une pensée libre, un lan­gage clair, une certaine forme de l'homme qui ne s'en laisse pas conter. Guéhenno se méfie de la « mollesse mentale », du « goût du vague ». La « collaboration» n'est qu'un mot pour la servitude, et « la conscience de notre servitude, c'est tout ce qui nous reste de l'hon­neur ». Cette lutte qui a abouti à la victoire hitlérienne c'est un épi­sode de la gu.erre civile européen­ne, c'est un conilit social. Et sans doute la République est-elle, en partie, responsable de la défaite. La bourgeoisie n'est devenue républi­.caine « que pour continuer à contrô­ler les pouvoirs )J. Elle a tou­jours eu peur de « l'égaliLé )J . Dans

les écoles de la République, on étudiait bien le sentiment de la nature chez Rousseau, mais pas le Contrat social, ni le Discours sur l'inégalité. On n'étudiait ni Fou­rier, ni Marx, ni Proudhon (ce Proudhon qui allait avoir, sous le gouvernement de Vichy, une for­tune singulière).

Guéhenno, lui, croit passionné­ment à l'égalité : « Il n'y a qu'un homme au monde, qu'un destin et l'unité de ce destin comporte toutes les différences, toutes les étrangetés exotiques. » Il n'y a, en somme, que deux formes de gouverne­ment : l'une, la démocratie, qui joue l'égalité, « le courage, l'intelligence des hommes, l'autre, la tyrannie, qui joue leur lâcheté et leur sot­tise ». ~

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~ Les années noires

Contre le déferlement de la sot­tise, un seul recours, le travail. Mais, « je sens comme jamais je ne l'avais senti quel rapport pro­fond unit l'écrivaill à son époque ». Guéhenno poursuit donc son dou­ble métier, celui de professeur, ce­lui d'écrivain.

Le premier le met en rapport avec la jeunesse. C'est un tour de force quotidien de maintcnir les valeurs auxquelles il croit, et qui sont condamnées, devant une classe qui compte toujours quelques mou­cbards. Sur cette jeunesse, Guéhen­no déplore l'influence « des maî­tres comédiens, Gide, Giono, M on­therlant. La discussion est inter­dite, l'obéissance, la SOlumSSlOn prônées. Vingt ans suffisent à faire un peuple d'imbéciles. Passent des N athanaël, qui cultivent leur soli­tude et leur propre liberté, alors que la liberté, c'est la liberté des autres ; de jeunes intellectuels qui, ayam compris d'où souffle le vent, se prennent pour des « chefs », se rallient à la morale des maîtres, méprisent le troupeau. Mais, de l'autre côté, un jeune communiste qui est sorti de prison plus commu­niste qu'il n'y était entré. Et enfin tous ces jeunes qui, plutôt que de se plier au service du travail obliga­toire imposé par Hitler, pr'éfèrent rejoindre les maquis. Ces objec­teurs de conscience deviennent des soldats. A tous ses élèves emprison~ nés, déportés, torturés, fusillés, tous témoins martyrs et combattants de la liberté, le professeur rend un hommage reconnaissant et pas­sionné.

Mais Guéhenno eCrlvain nous donne aussi une description de la littérature sous l'Occupation. Les écrivains qui ont choisi « la colla­boration» poursuivent en paix « leur petit commerce, leur travail sacré ». « Est-ce leur faute, ~i leur marchandise doit actuellement, pour être négociée, porter un petit pavillon hitlérien? » Voici Drieu La Rochelle, qui bâcle une philoso­phie de l'histoire au goût du jour.

. Le Moyen Age aurait été la vraie Renaissance et nous y rentrerions heureusement de nouveau, sous le signe . de la croix gammée, après trois sièclcs d'obscurantisme. « Cet homme à la valise vide n'a rien à sauver. » Montherlant : « Un Cha­teaubriand qlâ se serait encanail­lé.» Giono : « La défaite de la France, c'est son triomphe à lui. Il ne s'agit pas que Pétain le lui vole. » Le retour à la terre, la jeu­nesse, l'artisanat, ce sont « les vraies richesses » qu'il a toujours défen­dues. Mais Guéhenno se repent un peu de sa dureté : « Quel goût admirable des choses, de la vie ! » Sartre fait jouer Huis Clos, sous la censure allemande, alors que d'au­tres ont pris le parti du silence : « On se croirait dans une cellule de la Santé et l'on est prêt à, s'émer­veiller du courage de l'auteur. » Mais ce n'est que le petit enfer d'un ménage à trois. « Tristes jeux de la servitude. »

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IBEVUES 1

D'autres écrivains se taisent : Benda, que Gringoire qualifie « de clerc sanguinaire qui rêvait d'im­moler la France à Israël ». Le vieil écrivain vit pauvrement, dans une 1

mansarde de zone sud, mais « l'es­prit de pauvreté est nécessaire au clerc », dit-il, et il rend « les juge­ments d'un délégué de Dieu, d'un ange ». Paulhan, « précieux et so­lide », « rigoureux et subtil ».

Malraux : ({ Un goût fâcheux du sublime le fait se perdre trop sou­vent dans les faux-semblants, les fausses lumières et les fausses té­nèbres ».

Toutes ces réflexions, on pouvait les écrire sur des cahiers, ou des feuilles volantes que l'on cachait plus facilement. Mais ' Guéhenno, dans son Journal, se garde bien de tout dire, de dire ce qui aurait pu compromettre d'autres que lui. Aussi ne parle-t-il jamais de l'acti­vité de ·la Résistance à laquelle il participait. Jean Guéhenno faisait partie du Comité national des Ecri­vains dont les réunions clandesti­nes se tenaient alors chez moi. Des écrivains aussi divers que Mauriac, Claude Morgan, Eluard, Paulhan, Gabriel Marcel, plus tard Sartre et Camus, etc., y participaient. On y préparait les Lettres françaises clandestines, les Editions de Minuit, auxquelles Guéhenno donna quel­ques pages de son journal sous le pseudonyme de Cévennes. Dans ces réunions, j'ai oublié ce qu'on disait et, par prudence, je ne l'ai pas noté. Ce dont je me souviens seulement, c'est, qu'au contraire de tant de réseaux clandestins où l'on ne se connaissait que sous de fausses identités, nous étions là à visage découvert, que nous nous faisions confiance. Et c'était peut­être ce qu'il y avait de plus émou­vant, cette confiance réciproque chez CP 5 hommes d'opinions et de caractères si divers. Quelle étrange assemblée, me disais-je parfois en les regardant! Et qu'est-ce qui les réunit ? Quel dosage différent, chez chacun, de patriotisme, de refus de l'idéologie nazie? Comme il serait curieux de demander à chacun ses raisons d'être là, d'être ici. Mais nous parlions d'autre chose. Et je pressentais aussi que cette union transitoire se dissiperait avec le dé­part du dernier Allemand.

A la Libération, en effet, le Co­mité national des Ecrivains, repris fermement en main par Aragon, devint une organisation de « mas­se », où l'on vit affluer toutes sor­tes de gens dont on ne savait pas toujours ce qu'ils avaient fait pen­dant l'Occupation. Des fondateurs, il ne resta bientôt plus personne. Il y aurait sans doute une histoire de la littérature clandestine à écrire, avant que les témoins en aient tous disparu.

Il paraît que nous fûmes « pro­tégés » par le lieutenant HelIer, de la Propagandstaffel. J'aimerais beaucoup rencontrer le lieutenant HelIer ...

Edith Thomas

Consacrée, dès sa naissance, au culte du film érotico-sadique, la revue Midi-Minuit fantastique af­firme, avec son dernier numéro, les tendances de la nouvelle formule. inaugurée au mois de juin dernier, et qui peut se résumer en un élar­gissement tant au niveau du format que du contenu.

Extension de l'iconographie. Choix l'lus rigoureux d'illustrations peu connues. Préoccupations esthé­tiques dans l'élaboration de la maquette. Large place accordée à l'art et à la littérature.

Le noyau central du numéro est constitué, en effet, par un dossier « Golem» qui regroupe, avec un jugement de Kafka - « Les recoins obscurs, les passages secrets, les fenêtres aveugles... continuent de vivre en nous.» -, des extraits du roman de Gustav Meyrink et le texte de la ({ dramatique» réalisée en février dernier pour la télévision française par Jean Kerchbron et Louis Pauwels, et non encore pro­grammée, accompagné d'études pour la maquette du Golem par le dessinateur Gourmelin.

A quoi il convient d'ajouter: un entretien avec le réalisa­

teur tchèque Karel Zeman (le Baron de Crac),

une étude de Raymond Borde, animateur de la cinémathèque de Toulouse, sur un burlesque améri­cain oublié dont la veine comique puise contmuellement aux sources de la terreur et du fantastique,

une biographie de Barbara Steele, -st~r du film de terreur 1111

visage adinirable et effrayant, un dossier Bénazéraf, ce ci­

néaste voué aux salles douteuses et aux démêlés avec la censure (son dernier film loe Caligula est inter­dit pour (c obscénité et violence »),

enfin, des photographies de « happening » par Prayer, quelques images de la prochaine bande des­sinée pour adultes à paraître chez Eric Losfeld (par Philippe Druil­let), et la revue complète des expo­sitions, films et livres du genre, en un mot ({ l 'horrorscope ».

Si nous avons donné un aperçu aussi détaillé du sommaire de la revue, c'est que, par-delà l'expres­sion d'un certain fanatisme de secte, le Midi-Minuit exprime, jusque dans ses imprécisions et ses mélan­ges insolites, un goût, un courant de sensibilité dont il est impossible de méconnaître l'existence.

Que Midi-Minuit tire maintenant à 10.000 exemplaires, que l'on fasse la queue, à minuit, au Napo~éon, pour la projection du . Voyeur, on serait tenté de régler la question à bon compte en parlant de mode, de snobisme, en bref, d'un engoue­ment superficiel et passager. Mais les dizaines de milliers de lecteurs ({ naïfs » qui se sont jetés sur Sa­tanik, photo-ro~an érotico-sadique importé d'Italie, hâtivement traduit et diffusé par NMPP, ces lecteurs­là ne se doutent aucunement qu'ils sont ({ dans le vent ». Ils ont trouvé un produit qui leur convient, et ils le consomment.

Sans doute faudrait-il définir les limites, souvent floues, qui séparent violence, horreur, terreur et fantas­tique; ce qui est certain, c'est que, dès que l'on aborde ces notions, on débouche sur celle de violence ( ex­cessive et malsaine », et l'on est amené à prononcer le mot de « sa­disme» et à aborder, du même coup, les problèmes d'autocensure et de censure légale.

La référence au sadisme est de­venue en quelques mois si fré­quente, si ouverte, qu'un hebdoma­daire comme le nouveau Candide a pu parler d' ({ invasion du sadis­me » et consacrer deux numéros à l'inventaire et à l'historique de cette ({ invasion »_

Sans vouloir multiplier les exem­ples, on rappellera qu'il n'est pas de roman Iii de film d'espionnage qui ne comporte, au moins, une scène de torture, et que le roman d'espionnage, avec près d'un million et demi de volumes mensuellement imprimés et vendus, est, en France, le best-seller absolu de la littérature populaire. Bien que notre pays soit très en retard sur l'Angleterre dans le domaine du cinéma de terreur, on peut constater à Paris, et même en province, la récente multiplica­tion des ,salles spécialisées (le Midi-Minuit fut l'une des pre­mières, d'où le nom de la revue). La mode elle-même offre un extra­ordinaire assortiment de bottes, chaînes et carcans divers. Dans le domaine du ({ sadisme » imaginaire, la première place revient sans

Traquenards. de Nicholas Ray.

conteste à l'Italie, dont le cmema nous prodigue depuis beau temps les esclaves martyrisés de ses « pé­plums », et plus récemment les massacres d'Indiens (westerns), ainsi qu'une pléiade de victimes succombant, selon les cas, sous les griffes d'un vampire (terreur) ou le rayon de la mort d'un extra­terrestre (anticipation). Au niveau de la bande dessinée et du photo­roman, c'est urt véritable raz-de­marée : pas' de semaine qui ne voie un nouveau venu s'ajouter au ta-

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Le sadisnle ... a la portée tous de

bleau d'affi('hage déjà riche où se pro{lQsent, dans tous les kiosques italiens: Diabolik, Demoniak, Fan­tasm, Genius, Killing, Kriminal, Masokis, Sadik, Samantha, Sata­nik, Spettrus, Superwomen, Tetrus et Vampir... que complètent les collections de « récits de Dracula » et autres classiques de l'horreur.

L'inquiétude et le désarroi sus­cités par cette « invasion» se sont manifestés d'une manière particu­lièrement significative au cours du deuxième congrès des Bandes des­sinées qui s'est tenu à Lucca (Italie) les 24 et 25 septembre dernier. L'incapacité à définir cette notion de « sadisme » à laquelle on se ré­fère sans cesse, l'absence totale de critère objectif dès que l'on aborde les problèmes du contrôle des leè­tures enfantines" de l'hygiènë mo­rale' et de la censure sont apparues dans les interventions des pédago­gues aussi bien que dans celles des journalistes ou d'un prêtre. Le rôle joué par la lecture des bandes des­sinées comme facteur d'intégration dans la pré-adolescence fut remar­quablement démontré par un socio­logue milanais, mais non point la nécessité ou la possibilité de con­trôler le contenu de ces bandes et, paradoxalement, le seul point de vue vraiment cohérent fut celui d'un certain Sansoni qui consacra une heure à flétrir les «bandes noires» et à démontrer que l'uni· que Diabolik (la plus ancienne) méritait d'être sauvée. Diabolik, concIuait-il en substance, était la seule bande dessinée pour adultes, pour enfants. On devait apprendre dans la soirée que Monsieur San­soni était l'époux de la créatrice de Diabolik et son éditeur. Long­temps pauvre, aux temps où il s'em­ployait à la publication d'encyclo­pédies de la femme et du foyer. il avait enfin assuré sa fortune gr~ce à la publication bi-mensuelle des deux cent mille exemplaires de Diabolik. Lui voyait clairement au moins un aspect de la question, l'aspect économique: comment ven­dre aux gens l'interdit sans tomber sous le coup de la loi.

En fait, la première chose à dé­terminer serait l'objet même de la censure. Vise-t-elle l'intention, ou l'effet produit?

Dans un film américain actuel­lement programmé à Paris (la Poursuite impitoyable), quatre hom­mes ivres rouent sauvagement de coups un shérif, trop honnête à leur gré. Appellera-t-on sadiques ces images parce qu'elles sont la des­cription objective de conduites pro­bablement sadiques ? Accusera-t-on de sadisme le metteur en scène qui a placé cette explosion de violence dans un contexte qui l'explique et la condamne en même temps? Quelles que soient d'ailleurs les in­tentions de ce metteur en scène, il est vraisemblable, mais vraisembla­ble seulement, qu'un certain nom­bre de spectateurs (combien ?) au- ' ront éprouvé un plaisir sadique à regarder cette séquence. ' Nous en-

trons alors dans un domaine de sup­positions pures. Et pourquoi, alors, nul ne songe-t-il à établir un rappro­chement avec un passage ' pourtant très proche du « classique» d'Ei­senstein, Octobre, également pro­jeté ces jours-ci et dans lequel on

House of Women, de W alter Doniger.

peut voir fics bourgeoises déchique­ter de la pointe de leur ombrelle le corps d'un jeune révolutionnaire tombé entre leurs mains? L'expres­sion de leurs physionomies ne laisse aucun doute sur la nature de la joie qu'elles éprouvent.

Comment peut-on laisser entre toutes les mains Roland à Ronce­vaux, et l'Ogre dévorant ses enfants, ou plus simplement un manuel d'histoire de France, monceau d'horreurs qui berça notre enfance?

Qui osera affirmer que Jeanne d'Arc sur son bûcher, qu'un cruci­fix accroché à un mur ne peuvent pas servir de support à des rêveries sadiqutls?

Car il faut bien reconnaître que le spectacle de la cruauté subie ou infligée peut être découvert sans peine dans tout ce qui s'écrit, se chante «( Buvez, la belle, votre sang ... »), se conte, se sculpte ou se dessine depuis les origines de la civilisation.

Qu'une condamnation morale, qu'un alibi d'information annihi­lent la signification sadique reste entièrement à démontrer. Et, même si l'on parvenait à mesurer avec certitude l'intensité de l'émotion

La Ouinzaine littéraire, 15 au 30 novembre 1966

sadique suscitée par telle lecture ou . tel spectacle, à la réduire en statis­tique, il resterait à décider si cette émotion est dangereuse - pousse­au-crime - ou au contraire cathar­tique. Les résultats, encore insuffi­sants, obtenus à l'issue de nom-

breuses recherches, menées en par­ticulier par les psychologues et sociologues américaj,ns, se bornent, pour l'instànt, ~ confirmer ce que souffle le bon sens : qu'un individu « sain d'esprit » n'a jamais commis un crime parce qu'il lisait , des romans policiers.

Faut-il conclure qu'il n'y a rien de changé sous le soleil et, qu'en définitive, on fait beaucoup de bruit pour rien?

Ce serait hâtif. Des transforma­tions, il y en a, et d'abord au ni­veau de la vie quotidienne, la dis- ­parition pl"9gressive dans les pays urbanisés et industrialisés de l'ex­périence véçue de la violence, de la cruauté, de la souffrance et de ' la mort. L'enfant d'aujourd'hui re­garde à la télévision des images de la guerre du Vietnam; il y a vingt ans, il aidait à tuer le cochon. ,)

On assiste actuellement à un pro­fond bouleversement constitué par 'un passage brutal de l'inexprimé à l'exprimé. Le langage courant s'en­richit de signes réservés jusqu'à ' présent à quelques individus isolés. Mieux, « sadisme », « érotisme » et leurs corollaires deviennent un la­bel, développent des catégories en-

tières de significations. Cette révo­lution a été rendue possible par la vulgarisation des idées de Freud', par , le développement dès procédés modernes d'information (la Vie de Sade, de Gilbert Lély, va sortir en édition de poche !) et par les struc­tures économiques nouvelles de la consommation et de la publicité.

Ce que présage une telle méta­morphose, seule une étude scienti­fique, accompagnée de contrôles expérimentaux systématiques; per­mettra de le déterminer. Tant que ces. ré"ultats n'auront pas été obte­nus, tout exercice de la censure, sur les imprimés ou les films, demeure une démarche totalement subjective et irrationnelle, même lorsqu'elle est animée :des ' meilleures inten­tions. Que l'on ait constaté dès ,à présent l'existence de «personnali­tés trop fragiles» pour intégrer sans danger certains types de mes­sages, souligne, le fait qu'il s'agit bien plus d'un problème de dépis­tage et d'hygiène mentale que d'une censure fondée sur une notion arbi­traire de ml\l"ale.

Enfin, s'il est permis d'avllncer une hypothèse personnelle, pour­quoi, cette disparition progressive de la « naïveté », ce passage graduel de l'inconscient au conscient, serait­il, a priori,. un phénomène inquié­tant? Pourquoi, . au contraire, la réception consciente d'un message sadique où érotique, ne favoriserait­elle pas la distanciat~on ludique, la distinction du réel et de l'imagi­naire?

Il est remarquable qu'un coeffi­cient important d'imaginaire s'atta­che à l'expression du sadisme et de l'érotisme. Le sommaire d'une revue intellectuelle comme Midi-Minuit fantastique en témoigne tout autant qu'une publication populaire com­me Satanik: tandis que le procédé du roman-photo accentue le réa­lisme du , décor et des personnages.

Dans ' un tout autre domaine, on sait le rôle quasi fantastique dont est investi l'objet dans les films d'espionnage à grand succès, et il

. est à noter que 'le roman d'espion­nage, sans abandonner le moins du

' monde sori aspect érotico-sadiqûe, s'oriente très net~ement actuelle­ment vers un~ forme mixte d'anti­cipation à courll terme, qui !lccroît considérablement sa· portée imagi­naire. C'est une évasion analogue dans le différent que recherchent les dix mille tranquilles épouses de province qui lisent chaque mois un nouveau volume de la collection «- Angoisse» publiée ' par Fleuve noir, mixage typiqUe d'épouvante, de sadisme' et de fantastique tradi­tionnel (viols, v~mpires, monstres et Frankenstein).

En fin de ~ompte: peut-être ~e faut-il voir. \ dims le mouvemen,t

' actuel que les prémices heureuses d'une société où la violence et la souffrance n'auront plus d'existence que dans des jeux de l'imaginaire adaptés aux besoins de chaque indi­vidu.

1 uliette Raabe

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Page 28: La Quinzaine littéraire n°16

LETTRES A «LA QUINZAINE»

Malrauz

Cher ami, vous avez raison d'écrire que je n'ai pas « partagé la geôle JI d'André, car ni lui, ni moi, ni qui que ce soil ayanl participé à notre aventure cambod­gienne ne mil les pieds dans une prison indochinoise. A , moins qu'on ne considère comme lelle l'Hôlel Continental donl on , disail à l'époque qu'il élait l'un des meil. leurs de l'Extrême-Orienl.

Clara Malraux

Kurt Gol~teiD

Bien que n'étant pas philosophe, vos articles consàcr.és ' à ce domaine m'appor­lent beaucoup,'" :Or, ' je voulais signaler à, M. Yvon Bell'val un oubli à prop~ de l'article sur K-".rt Goldstein. Son œuvre maîtresse est bien Der Aufbau des Orga­nismus. Nous en devons la traduction française au Dr. E. Burkhardt et à Jean Kuntz, actueUement professeur de philo­sophie à Mulhouse. Si je vous écris, c'est que j'ai eu le privilège de suivre ses cours et que c'est lui qui m'a initié aux idées de Kurt Goldstein.

R. Seckel, Colmar

De Rouz-Daudet?

Me permettez-vous de regretter que, dans votre récent article sur de Roux, vous citiez son , expression : « bouzins de Tel Quel » sans aucune explication ni aucune distance' ? Prenez dix personnes au hasard : je doute que vous en trouviez deux qui connaissent le sens du mot bou­zin. Fallait-il donc reproduire cette (( in­jure » comme si la signification en était transparente ? .

Mon dictionnaire dit ceci : « Tourbe superficielle appelée tourbe fibreuse et de très mauvaise qualité / Glaçon mêlé de terre ou d'herbe / Partie superficielle très tendre des pierres quand on les extrait de la carrière. (On écrit aussi bouzin) ».

A moins qu'il, faille comprendre :

(( Bousin (de l'anglais bowsing, cabaret, mauvais lieu dans l'argot des matelots anglais). N .-M. Pop. Mauvais lieu : fré­quenter les bousins / Bruit, ~page, va. ca~me : faire du bousin ».

Comment savoir ?

Je suis un peu surpris de l'indulgence que vous manifestez, d'autre part, pour ce « jeune paladin ». (Pierre-Henri Simon, de son côté, dit: (( jeune maître»). Sans parler des implications politiques, pourtant évidentes, d'un tel livre (Céline est loin, mais Léon Daudet se rapproche), il me semble que le confusionnisme pôle et fé. brile qui se donne ici libre cours aurait dû attirer votre attention. Les noms d'Ar­taud et de Blanchot employés visiblement comme (( couvertures » ; Holderlin assimi­lé au Saint-Esprit, Lautréamont à Jean­Edern Hallier, Sade à Hitler, Bataille à Céline (et crédité au hasard d'une phrase de Nietzsche), Aragon à Gallifet, Genet à Descartes ; les juifs mis à la place fantô­matique des Erinnyes ; le surréalisme ju­gé de haut en passant etc... bref tout passe au cocktail obscurantiste de la (( Transhis­~oire » et de (( l'Apocalypse » ..• En/in, vous avez sans doute ,raison : l'avenir nous dira ce qu'annonçait ce coup de clairon.

Philippe Sollers

Le portrait d'André Breton paru en page 17 de notre dernier numéro a ,été attribué ' à Georges Masson. Nos lecteurs auront rectifié d'eux-mêmes : il fallait lire André Masson;

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PARIS

Pierre Brasseur dans Le Retour de Harold Pinter.

Paris fait, cette saison, une, plece d'Ann Jellicoe, qui a, fait à étrange consommation de. ~pièces, Londres des études de metteur en an.glaises: six scènes parISIennes scène. Moins sophistiquée que le présentent des auteurs britanniques. film du même nom, la pièce utilise On ne peut plus, à ce point, parler de la façon la plus réjouissante de hasard. Et pas non plus - uni- - et la plus anodine - cet hu­quement - d'un de ces vents de mour anglo-saxon pour lequel nous snobisme qui périodiquement souf- sommes si peu doués et qui suppo$e flent sur Paris. Bien des choses le plus souvent une sorte de ten­s'expliquent sans doute si l'on cons- dresse pudique dans les rapports tate, pour trois des pièces ainsi humains déguisée sous le saugrenu, montées - et non des moindres -, le gag et le coq-à-l'âne. Des nursery la présence du même metteur en rh"f'mes à Lewis Carroll en passant scène: Claude Régy. L'étonnant par le music-hall, la tradition an­succès remporté la saison dernière glaise du nonsense s'est maintenue par deux pièces, d'ailleurs mineures, vivace. Elle se donne libre cours ici, de Harold Pinter, mises en scène a~ec une belle et juste désinvolture, par Régy, la Collection et l'Amant, bien servie par les excellents comé­est peut~être, à , l'origine de cette diens que sont Monique Tarhès (la promotion du théâtre anglais. Il créatrice de l'Echappée belle), Ber­n'eût pas eu chance, cependant, de nard Fresson" Jean-Pierre ' MoUlin. s'affirmer ainsi sans la carence des James Sau~ders, dans la Pro­jeunes écrivains français. La litté- chaine fois je , vous le chanterai2,

rature dramatique française du mi- utilise des formes analogues d'hu­lieu de ce siècle a brillé d'un tel mour, mais son dessein est cent fois éclat que l'on ne doit pas s'étonner plus ambitieux: CI. Ma pièce, dit-il, s'il se produit aujourd'hui comme se déroule dans les années 1960 où un temps mort, une respiration à nos asiles de fous sont là où nous Vide, préludant peut-être à quelque les découvrons ». Il s'agit pour lui, second souffle. avec l'aide - avec le souvenir

En attendant, le public parisien de Pirandello, d 'Ionesco, voire de découvre avec : les, auteurs anglais Beckett, de soulever un coin du montés aujourd'hui une forme voile, de nous faire saisir directe­d'humour, corrosive dans le meil- ment et l'absurde folie de notre leur des cas, ou simplement aimable'\ condition et les balbutiements de la et qui sonne neuf en dépit de réfé- ' créatio~. 'Cinq comédiens sur le pla­rences parfois sensibles à l'univers teau nu s'efforcent de répéter, de théâtral de Beckett ou d'Ionesco. jouer une pièce qui ne parvient à

Deux nouyeauX venus dans cette ' prendre forme que par à-coups, qui cohorte britannique: James Saun- retombe à tout bout de champ dans ders et ,Ann Jellicoe, contre trois l'informe et le silence, se perd dans sinon familiers du moins non in- les bavardages saugrenus et impuis­connus en France: John Osborne, ' sants des comédiens chargés de l'in­John Arden et Harold Pinter. Di- carner. Ce double jeu, ce « théâtre sons tout de suite que Harold Pinter dans le théâtre », de même que les dépasse les autres d'une bonne tête interpellations à l'adresse des spec­et que le Retour, pièce grinçante, tatèurs (dans le style du Living insupportable, admirable, justifie à Theater) exigent, paradoxalement, elle seule l'anglomanie régnante. les artifices de théâtre les plus com-

Le plaisant Knack1 est la seconde plexes, les plus subtils.

Construite « brique à brique», sans aucun plan préétabli, de l'aveu même de l'auteur, la pièce s'élève petit à petit, lentement: édifice contourné, baroque, voué à l'inachè­vement. Çà et là, des trous dans les murs laissent passer le jour - un jour inquiétant, diffus, trouble -et jusqu'au bout l'on sent que l'au­teur n'a su décider sur quoi il dé­boucherait: canular ou drame. Nous, spectateurs, pris sans cesse à parti - et, pour cette raison, plus passifs que jamais dans nos fauteuils - sommes gagnés à notre tour par ce malaise stérile qui semble être aussi celui de l'auteur. Il y a quel­ques assemblages parfaits que l'oh voudrait isoler comme des morceaux d'anthologie, il n'y a pas une pièce.

Claude Régy, Ïntelligemment, n'a pas bâti sa mh,e en scène contre la pièce mais avec elle, sans rien refuser de ses difficultés, de ses défauts: il parvient ainsi à rendre palpables, à force de gestes allusifs, d'immobilité, de silences juste un peu trop prolongés, l'impuissance de la création et les ressorts secrets qui animent des personnages en perpé­tuelle difficulté d'être. Régy a su aussi - et il est rare qu'il se trom­pe en ce domaine - trouver dans Paris les comédiens les plus aptes à ces jeux subtils et toujours rom­pus : Delphine Seyring, Claude Pie­plu, Henri Garcin ... La distribution est sans faille.

Grâce à Laurent Terzieff, il nous est donné de connaître en même temps l'une des premières pièces en un acte de Saunders : Hélas pauvre Fred3. L'influence d'Ionesco est ici frappante, l 'Ionesco de Comment s'en débarrasser. Le même couple raviné par l'usure d'un morne quo­tidien s'interroge obsessionnellement sur le sort du pauvre Fred, premier mari de la femme que l'actuel mari a jadis assassiné et coupé en mor­ceaux. Chaque jour la même céré­monie se répète, la même quête des raisons mortes : pourquoi avoir tué le pauvre Fred ? Ainsi Améd~e et Madeleine, guettant le bruit du ca­davre en train de croître, cher­chaient-ils en ' vain pourquoi et comment il se tr!)uvait là. Une se­conde pièce en un acte, plus récente (écrite en 1964), complète le spec­tacle: les V oisins. On y découvre encore un autre Saunders, ni celUi de Pauvre Fred, ni celui de la Pro­chaine fois ... , un Saunders psycho­logue et intimiste. Sur scène une femme seule et un Noir, et les malentendus, ' comiquement, qui s'accumulent entre eux deux, et le langage en panique, toujours en dessous des situations -où par sa faute les héros se trouvent pris ...

Quel est le commun dénomina­teur de Saunders ? Il n'est pas aisé de le cerner à travers les trois pièces si diverses qui nous sont aujour­d'hui proposées. Encore mal dégagé de notre « avant-garde », ' Saunders semble s'orienter vers une forme de naturalisme Imprégné d'humour et dominé par le thème majeur, très pirandellien, de l'impossible quête 'de soi: où est la vérité? CI. Peut-

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Paris , a l'heure anglaise

être que je m'imagine que j'ima­gine que je suis folle », dit une héroïne de Saunders; et la Pro­chaine fois... témoigne de la même impuissance des êtres à se trouver une forme. Nous verrons ce thème­là apparaître aussi chez Pinter, mais surgi librement des grandes profon­deurs, celles que Saunders atteint rarement.

John Osborne et John Arden -avec des vertus et des défauts dif­férents - ont au départ des pré­occupations sociales qui les séparent radicalement de leurs confrères. La critique de l'English way of life fut à l'origine du théâtre d'Osborne et explique son départ foudroyant à Londres, voici dix ans. Après Look back in anger (sous le titre la Paix du dimanche, la pièce n'eut à Paris qu'un succès mitigé), John Osborne fut considéré outre-Manche comme le chef de file de la géné­ration des angry young men. C'était lui faire trop de crédit. Depuis, nous avons vu de lui un Luther très · insuffisant, au T .N.P. en 1964, et aujourd'hui ce natura­liste Témoignage irrecevable4 qui nous présente, non sans quelque complaisance, le dossier d'un échec individuel à fleur de réel.

Nous sommes ici conviés à pren­dre part aux ruminations d'un raté, empêtré dans ses petites ' histoires de coucheries. Il faut tout l'art - extrême - de Michel Bouquet pour donner une quelconque di­mension à ce pitoyable don Juan boulevardier, pourvu d'une femme et, bien sûr, d'une maîtresse en titre et les trompant inlassablement avec dactylos et standardistes. Le « jeune homme en colère » que fut Osborne (si peu, si mal (( en colère», cela se voit aujourd'hui), ce que cela devient, adulte, serre le cœur.

Pris comme témoins dans ce pro­cès implicite de soi par soi que mène tout au long de la pièce le héros entouré de falots comparses, c'est la sentence de Montherlant qui nous vient aux lèvres, après trop de bavardages et d'insipides débats: « En prison pour médiocrité ! » Il est triste d'en venir là. Ni la perfor­maJ?ce remarquable de Michel Bou­quet, ni les nuances et l'intelligence d'une traduction, jamais vulgaire. signée Jean-Louis Curtis, ne par­viennent à tirer de l'ornière où elle s'embourbe cette plate histoire. Quant à la mise en scène, elle a les qualités de sobriété, de discrétion que nous connaissons à Claude R-égy dont le talent s'est mieux exercé ailleurs.

Pour John Arden, le théâtre sert plus que jamais de révélateur à une situation sociale férocement obser­vée et condamnée. V ous vivrez comme des porcss nous conte l'his­toire d'une famille de gitans à qui la municipalité a dû accorder un logement pr.ioritaire dans quelque moderne H.L.M. Leurs voisins, les Jackson, sont de modestes petits­bourgeois très anglais. Mépris, hai­ne, incompréhension absolue de part et d'autre creusent très vite

un infranchissable fossé entre le~ deux communautés. Arden ne con­clut pas, se contente de monÎrer crûment le désordre, le fanatisme et la violence que secrète naturel­lement un certain cc ordre » ,",ociai. Neutralité apparente, dans resprit de Brecht et plus encore, sans doute, de Bernard Shaw. On regrettera peut-être ici les virulences. les accès de fièvre, les coups de théâtre. une certaine poésie baroque dont était faite l'étonnante Danse du Sergent Musgrave montée à Paris. il v a trois ans, par Peter Brook. .

Chez Harold Pinter, et chez lui seul, on a le sentiment que l'œuvre reflète un univers personnel inalié­nable, avec ses thèmes obsessionnels. son langage, son approche particu­lière de la réalité dramatique ct eJ,e la réalité tout court. L'ohsession centrale de ce théâtre est matéria­lisée par la chambre: The Room fut d'ailleurs le titre de sa premit-re pièce, écrite en 1957, c'était aussi le lieu essentiel où se déroulait The Caretaker (le Gardien), montée par Roger Blin en 1958. La chambre: cellule initiale, matrice prote('trice. A l'intérieur de la coquille, les habi­tants évoluent en liberté: étranges animaux observés à la loupe, que lient ensemble l'abri partagé, de vieilles peurs, une poignée de sou­venirs jamais vraiment communs et la certitude instinctive qu'ils feront front d'un bloc contre toute menace venue de l'extérieur. En attendant, à l'abri, on se nargue férocement, on s'entre déchire, on s'ennuie, on remue vaguement. en proie à des impulsions sans suite, et parfois naît un souvenir ensoleillé issu d'un temps incertain et qui est peut-être un rêve ou un cauchemar. Pinter a Je génie de ces sortes d'échanges où rien ne s'échange, de ces propos qui traînent en l'air parce qu'on n'a pas osé aller jusqu'au bout, parce que l'interlocuteur ne veut pas ou ne peut pas les entendre, n'est pas au même niveau ou n'a jamais su dans quelle clef se jouait cet air-là.

Dans le Retoul.6, quatre hommes: le père et son frère d'un côté. les deux fils de l'autre, sont enclos au creux de la maison familiale. Les uns et les autres viyent aussi à l'ex­térieur, du moins en parlent-ils. Ils ont des métiers: l'oncle est chauf­feur de taxi, l'un des fils est maque­reau, l'autre boxeur; quant au patriarche despote qui règne en permanence sur ces lieux, il fut boucher. Ce qui leur arrive dans le monde extérieur n'est rien, ne compte pas, ne nous concerne pas plus qu'eux. Mais quelqu'un comme toujours chez Pinter venu de l'extérieur va pénétrer à ses risques et périls dans la cham­bre, et c'est l'intrusion de ce corps étranger à l'intérieur de la coquille fermée qui va orienter le drame et tout le rythme de la pièce:, D'abord menace, le corps étranger est quel­que chose que l'on aborde avec pré­caution, avec quoi l'on joue quel­que peu afin de l'identifier, afin d'exprimer le poison qu'il recèle. Et

La Quinzaine littéraire. 15 au 30 novembre 1966

tout cela non pas dans un mouve­ment réellement concerté: c'est une sorte de danse autour de la menace. Mais l'enjeu est si grave que tôt ou tard les habitants de la cellule, in­consciemment ligués contre la mort, finiront par l'expulser ou par l'an­nuler. Il est admirable de voir com­ment, sans qu'il en soit jamais question, la présence et la peur de la mort suintent de ce théâtre.

Dans le Retour. la menace venue de l'extérieur n'est pas totalement étrangère puisqu'il s'agit d'un troi­sième frère, revenu à la maison après une longue · absence. Mais le frère n 'est pas seul, il est marié et flanqué de sa femme. Et le danger c'est cela: un couple. Dès lors toutes les forces conjuguées des quatre mâles vont s'employer avec une sorte de naturel atroce (on croirait voir des fourmis s'emparant de quelque proie tombée sur leur four­milière) non pas tant à expulser l'intruse qu'à la transformer -avec son consentement - en objet, à la disjoindre du frère revenu: elle deviendra la putain des quatre hommes et gagnera sa vie, comme chacun dans cette cellule, à l'exté­rieur ... , sur le trottoir, bien enten­du. Quant au frère prodigue, il laisse faire et repartira seul, de lui­même. L'extravagante misogynie de Pinter relève sans doute de la psy­chanalyse mais elle apparaît, dans cet univers d'immaturés balbutiant à la recherche d'eux-mêmes, d'une force et d'une logique confon­dantes.

Bien plus que les motivations psychologiques, d'ailleurs, bien plus que le déroulement absurde d'un cauchemar, ce qui importe ici c'est une certaine prise sur le réel par le moyen d'un langage perpétuelle­ment ambigu, avec ses failles sou­dain ouvertes sur un abîme d'irréel ou d'angoisse (intensément comi­ques au premier degré), avec ses

façons de tituber, de déraper, de bondir ailleurs dans le nonsense, le sous-entendu ou le malentendu. Langage de la peur agressive plus encore que de la non-communica­tion, où chacun à tout instant évite les autres et surtout s'évite lui­même.

La mise en scène preCIse et sou­ple de Claude Régy sert parfaite­ment le texte, ses ruptures, ses vio­lences, son humour. Egaré dans ce monde insolite, Pierre Brasseur (le père) semble, bizarrement, jouer une autre pièce et traîne derrière lui des relents de Boulevard natura­liste, fort étrangers à Pinter. C'est la seule erreur d'une juste distri­bution nettement dominée par Claude Rich qui se meut à l'inté­rieur de cet univers avec la grâce inquiétante, la ruse, le cynisme tan­tôt cru tantôt feutré qu'il exige.

Pinter n'a que trente-six ans et déjà une œuvre derrière lui, dont nous ne connaissons, dans le dé­sordre, que deux pièces importantes (le Retour, de 1965, étant la plus récente) et deux courtes pièces pri­mitivement destinées à la radio. D'autres suivront. Mais dès mainte­nant, pour nous, il ne fait pas de doute qu'il s'agit là d'une œuvre importante et d'un véritable écri­vain de théâtre.

Geneviève Serreau

1. Au théâtre de la Gaîté-Montparnasse, mise en scène de Michel Fagadau.

2. Au théâtre Antoine, mise en scène de Claude Régy.

3. Aux mardis du théâtre de Lutèce, mise en scène de , Laurent Terzieff.

4. Au théâtre des Mathurins, mise en scène de Claude Régy.

5. Au théâtre de l'Est Parisien, mise en scène de Rétoré.

6. Au théâtre de Paris, mise en scène de Claude Régy.

29

Page 30: La Quinzaine littéraire n°16

MISE EN SOUSCRIPTION DES ŒUVRES DE • TOUS LES LIVRES • • , •

L.-E CELINE • • • • • • • • • • •

ROMANti PRANÇAIS

• Michel Beaufort • La honte • Plon, 256 p., 12 f • L'envers de la réussite.

: Gilbert Cesbron C'est Mozart qu'on

• assassine • Laffont, 328 p., 13,50 F • La répercussion du • divorce de ses parents • sur un enfant de 7 al)s. • - Carlo Coccioli _ Journal mexicain • Plon, 256 p., 18 F •. Les valeurs _ permanentes d'un _ pays énigmatique.

• Lise Deharme : L'amânt blessé • Bernard Grasset,

Un conte de fées • érotique. •

12 F

• Max Laugham LES FOISONNEMENTS DU VERBE • La grande peur de 1989

L'irruption de Céline dans la littérature a été un événement d'une portée mondiale et ce n'est '- Laffont,260 p., 13,90 F pas trop dire car elle a fini par introduire dans tous les pays et dans les compartiments les • Un récit de « politique plus divers de la société de notables transformations de la sensibilité, • fiction -. Peut-être même a-t-il effacé pour le lecteur les frontières entre le monde extérieur et le -monde intérieur 'que maintenaient chez nous des traditions de classicisme. •

Dans le bouillonnement de la langue célinienne l'expression est si 'bien ajusté~ à l'intention • et à l'émotion de l'auteur que nous sommes projetés dans son univers comme par une force • violente, irrésistible. •

... /1 est scandaleux qu'on puisse faire un épouvantail d'une langue aussi belle dont­le frémissement et le foisonnement n'ont pas de précédent dans notre littérature. Mais,. dira-t-on, il y a eu Rabelais! C'est en effet un nom qui vient facilement à l'esprit quand_ ·on pense à Céline, On retrouve chez Rabelais les foisonnements du 'verbe et la joie. d'écrire, mais on n 'y rencontce jama~'s l'émotion qui nous étreint si souvent chez l'auteur_ du "Voyage", Marcel AYME _

Jean de Malestroit La grande mademoiselle Ed, Emile-Paul, 188 p .. 9,60 F Les affres de l'adolescence.

Marie Mauren les rocassiers Robert Morel. 22 F Chronique!! provençales,

300 p.,

Ce que Joyce a fait pour la langue anglaise et qui demeure une prodigieuse expérience de laboratoire. ce que les Surréalistes ont tenté de faire pour la langue française. Céline l'a réussi en se jouant.

Au total, le langagecélil'lien est sans doute la -pius vaste entreprise de reconstruction de la • langue à laquelle on ait procédé en France • depuis Ronsard. On ne pourra plus écrire - Roger Semet demain, comme on écrivait avant Céline: • La bouite

Maurice NAD EAU Pierre de BOISDEFFRE _ Calmann-Lévy, .9,90 F

Le fantôme de Céline commence seulement à tirer les pieds des dormeurs. Céline commence _ Prix Alphonse seulement à vivre. Et tout le monde tremble. Jean-Louis ~ORY. ' . en 1965.

240 p.,

Allais

• PREMIÈRE ÉDITION DÉFINITIVE

: ROMANS • ÉTRANGERS

D'IMPORTANTS INÉDITS Parmi lesquels apparaît enfin RIGODON que tous les lecteurs de Céline attendent comme l'un des plus grands, sinon le plus grand de ses romans,

UN PASSIONNANT APPAREIL CRITIQUE -Préfacée par Marcel Aymé, l'édition a été revue et corrigée par Jean-A, Duco~rneau qui a rétabli les textes originaux. signalé les variantes et replacé chacune des œuvres dans leur contexte.

600 DESSINS - 80 GRAVURES Après avoir réalisé plus de 600 dessins et ébauches au cours de trois années de travail préliminaire, Claude Bogratchew a créé BO gravures originales, Un Céline à la fois amer, dévastateur et tendre nous est ainsi restitué avec une troublante fidélité.

• • • • Glona Alcorta • _ L'hôtel de la lune

UNE ESTHETIQUE NOUVELLE. et autres ,impostures . L'aspect de ces Ijvres témoigne avec éclat. trad, de 1 espagnol des résultats obtenus par le maître artisan • pa~ C. Couffon Henri Mercher, dans ses recherches pour. pre!. de .. Jean Cas ,sou une esthétique nouvelle de la reliure, Un dos Albin MIchel, 208 p., en pleine peau noire, au grain somptueux, • 12 F un étui découpé à la forme, gainé d'un • Des ~ouvelles papier rare en bois du Japon, mais aussi - hallUCinantes. des plats de verre - incassable - laissant • apparaître une élégante couverture typogra- • Miguel Angel Asturias phique. Le volume glissant de sa boîte, • Torotoumbo devient un miracle de légèreté et de trans- _ trad. de l'espagnol parence. Dans un prestigieux ballet du cuir _ Seghers, 128 p., 8 F et des reflets le futurisme rejoint ainsi la • Crime, révolution et tradition. • danse pendant

le • torotoumbo

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. plaires sur Vergé. illustrés de 80 gravures originales. Un volume par trimestre,

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le volume _ par R.-M. Desmoulière _ Plon, 416 p., 18 F

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_ Hel'Zog --------------------------------- tmd. de l'anglais DEMANDE DE DOCUMENTATION à retourner au Cercle Français du Livre, 28, rue du BIC, Peris (7.) - par J, Rosenthal ------------__________________ - Gallimard, 424 p., 22 F Veuillez m'adresser gratuitement et sans. engagement une documentation sur l'édition - Un grand succès. définitive des Œuvres de Céline. - aux Etats-Unis et

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30

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Francis Clifford Rien ne nous avertira trad. de ", l'anglais par A. Guillot-Coli Casterman, 240 P,. 15 F Aventures de rescapés d'une catastrophe aérienne,

Max Frisch Le désert des miroirs trad. de l'allemand par A. Cœuroy Gallimard, 20 F Par l'auteur de « Je ne suis pas ~tiller La quête impOSSIble de la cohérence.

Martin Gregor-Dellin Le réverbère trad. de l'allemand par Mme Hofer-Bury Cal mann-Lévy, 288 p., 75 F Le malaise d'un homme de bonne volonté dans l'Allemagne actuelle.

Desmond Skirrow Le grand black-out trad. de l'anglais par F.-M, Watkins Laffont, 320 p., 12 F Grand roman d'espionnage

Melvin Van Peebles '_e Chinois du XIV' J. Martineau Ed" 196 p., 24 ill . de Topor, 15,40 F Ecrit en françaiS par un romancier. américain.

POÉSIE

Pierre Ferran Le Thuit-Simer Pierre Jean Oswald,

. 70 p., 5,70 F Chronique poétique d'un peti~ village normand,

André Rémy-Néris Au soleil des puits J, Millas-Martin éd.

Michel Salomon L'exil et la mémoire Ed. Universitaires; 84 p" 9,95 F. ·

Jean-Luc Steinmetz Le clair et le lointain Pierre Jean Oswald, 95 p., 15,90 F,

CLASSIQUES

Boileau Œuvres complètes Bque de la Pléiade, 1.360 p., ' 40 F .

Marivaux La commère Hachette, 25 F, (2,000 ex. numérotés . de 251 à 2,250) Un inédit récemment découvert,

Strindberg Tschandala .trad . par E, Poulenard Aubier-Montaigne, 18 F 295 p, Texte bilingue édité po.ur la première fois en France.

ESSAIS

Théodor W. Adorno Essai sur Wagner trad, de l'allemand par H, Hildenbrand Gallimard, 224 p., 15 F Une révis.ion radicale du cas Wagner.

Gérald Antoine J.-C, Passeron La réforme de l'université 11,10 F Les libres méditations d'un recteur et d'un professeur.

André Brincourt André Malraux ou le temps du silence' La Table Ronde, 160 p., 10,30 F Le bilan de sept années de pouvoir.

Jacques Charpentreau Louis Rocher L'esthétique personnalisée d'Emmanuel Mounier Ed, Ouvrières, 152 p., 9 F La réflexion de Mounier sur les rapports de l'art et de la personne .

Paul Clal!~1 Au milieu des vitraux de l'apocalypse Gallimard, 416 p., 25 F Une œuvre posthume importante de Claudel.

Henri Fesquet Rome s'est-elle convertie? Grasset, 256 p., 12 F Bilan du Concile .

Vladimir Jankélévitch La mort Flammarion, 426 p., 25 F Un philosophe tente de' penser l'impensable )a mor.t.

André Meynieux Pouchkine homme de lettres et littérature professionnelle en Russie Cahiers d'études littéraires, 696 p., 21 il 1., 50 F Avec de nombreuses traductions et documents inédits.

Emile Namer Giordano Bruno Seghers, 200 p" 7,10 F Le grand philosophe italien, brûlé vif par l'inquisition en 1600.

Max Olivier-Lacamp Les deux Asies Bernard Grasset, 304 p., 18 F Le monde indien face à l'univers chinois.

Ezra Pound A.B.C. de la lecture trad. par Denis Roche L'Herne, 252 p., 32 F Voir le numéro 15 de « la Quinzaine Littéraire -.

Page 31: La Quinzaine littéraire n°16

Ouvrages publiés du 20 octobre au 5 novembre

POLITIQUE HISTOIRE

Charles Bettelheim Problèmes théoriques et pratiques de la planification Maspéro. 304 p .. 24.65 F. Nouvelle édition de cet ouvrage important.

Maurice Chavardès Eté 1936 : la victoire du Front Populaire Calmann-Lévy. 200 p .. 20 hors-textes. 19.75 F Les grandes heures du • Front populaire.

Georges Fischer Le parti travailliste et la décolonisation de l'Inde Maspéro. 342 p .. 24.65 F Les rapports entre le Labour et le nationalisme indien de 1900 à 1947.

Georges Gurvitch Les cadres sociaux de la connaissance P.U.F .. 324 p .. 20 F Cours put>1ic professé a la Sorbonne durant l'année universitaire 1964-1965

Edward Jay Epstein Le rapport Epstein trad. de l'américain par M. Paz Laffont. 264 p .. 13.50 F Contre-enquête sur le rapport Warren et l'assassinat de Kennedy.

Chaim A. Kaplan Chronique d'une agonie. Journal du ghetto de Varsovie Découvert et présenté par A. 1. Katsch trad. de l'américain par J. Bloch-Michel C~lmann-Ll 'Jy. 448 po. 18.50 F Récemment découvert. un témoignage bouleversant.

Malcolm X Autobiographie Grasset. 334 p.. 21 F Voir l'article de Jean Wagner p. 20

Tibor Meray Budapl»t, 23 octobre 1956 trad. du hongrois par M. Tardos Laffont. 352 p .. 24 hors-textes. 18 F Voir le numéro 15 de la • Quinzaine littéraire .,

André Parreaux La société anglaise de 1760 à 1810 Introduction à l'étude de la civilisation anglaise au temps de George III P.U.F .. 132 p .. 10 F Une période cruciale pour la compréhension de l'Angleterre moderne.

Razak Abdel-Kader Le monde arabe à la veille d'un tournant Maspéro. 198 p .. 9.90 F Une analyse hétérodoxe.

ART

Ekrem Akurgal Cyril Mango Richard Ettinghausen Trésors de Turquie Ski ra. 256 p.. 120 i11. dont 86 en coul.. 145 F La permanence d'un esprit créateur à travers 10.000 ans d·histoire.

Otto Benesch La ]1einture allemande de Dürer à Holbein Skira. 200 p .. 89 ili. couleurs. 125 F La grande unité artistique du XVI' siècle allemand.

Roland Martin Monde Grec Office du livre. 200 p .. 210 ill.. 40 F L'architecture hellénique et hellénistique.

HUMOUR

André-Gillois La France qui rit, la France qui grogne Hachette. 283 p., 12 F Une Histoire de France par le rire.

Johnny Rives et Jean-Paul Thevenet Histoires d· ... Automobile Cal mann-Lévy. 256 poo 9.90 F Les secrets de la compétition automobile ,

DIVERS

Jean-Jacques Antier Les porte-avions et la maîtrise des mers '-affont. 328 p.. 21 F Histoire. bilan et perspectives de l'aéronavale.

Arnold Brémond Vivarais terre ardente préf. de J.-P. Chabrol Ed. Lucien Voile. 350 p .. dessins. hors-textes et ' couverture en couleurs de I·auteur. 30 F La splendeur et le lyrisme d'une province méconnue.

Ralph Nader Ces voitures qui tuent trad. de l'américain par A. M. Suppo et A. de Pérignon Flammarion. 267 p .. 15 F Le dossier qui fut à la base du célèbre procès perdu par la General Motors ,

Pierre Faucheux Jean Vilar Avignon 20 ans de Festival 60 pages de textes et de photographies. Relié toile. 16 F Dedalus éditeur (Diff. Hachette) Les plus belles photos de l'épopée du TNP,

FORMATS DE POCHE

Guillaume Apollinaire Alcools, Le bestiaire et Vitam Impendere Amori Gallimard-Poésie.

André Breton Clair de Terre Mont de Piété Le Revolver à cheveux blancs l'Air de l'eau Préface d'Alain Jouffroy Galiimard-Poésie.

QUINZE JOURS

1er novembre

Je vois chez Henri Ronse, qui pour­suit de fabuleuses recherches sur Bataille, une rare édition du pre­mier texte de Bataille, Histoire de l' œil. Cette édition, ornée de gra­vures de Hans Bellmer, parut en 1940, douze ans après l'originale, sous cette sibylline enseigne: Sé­ville, et sous le pseudonyme initial: Lord Auch. Lord Auch! J'imagi­nai longtemps que se cachait, sous cet exotique pseudonyme, l'un de ces Irlandais, nostalgiques et roux, qui passent leur hiver dans le Gers, l'Ariège, les Basses-Pyrénées, et dont je supputais, enfant, les dé-bauches, tandis qu'ils offraient à mes sœurs, moins imaginatives que moi-même, des bonbons acidulés. Or Lord Auch., on le sait, dissi­mule un pervers d'une autre es-

, pèce : Dieu. Bataille lui-même nous l'explique. « Le nom de Lord Auch se rapporte à l'habitude de l'un de mes amis : irrité, il ne disait plus « Aux chiottes! », abré­geait, disait « Aux ch'! ». Lord en anglais veut dire Dieu (dans les textes saints) : Lord Auch est Dieu se soulageant. La vivacité de l'his­toire interdit de s'appesantir; cha­que être sort transfiguré d'un tel en­droit : que Dieu y sombre rajeunit le ciel. »

Histoire de l'œil démontre qu'il n'est pas d'amour possible sans un regard quelconque sur les amants. Nous le savons au point qu'il n'est pas, pour nous, d'amour possible sans que notre regard porte sur l'être aimé (nous laissons aux chiens les plaisirs de l'amour « dans le noir ») et bien plus, sans que notre regard porte sur nous-même, en train d'aimer. De là cet attirail de glaces, de miroirs, de psychés, de trumeaux, de panneaux trompe­l'œil, de cloisons à facettes dans nos repaires, et de là ces « cham­bres v'énitiennes », entre toutes ex­quises, dans les Maisons. Dans Histoire de l'œil, ce regard nécessaire aux amants est d'abord celui de la Mère; puis celui d'une jeune fille de rencontre, Marcelle.

Marcelle morte, ce regard est celui, comment le dire·t ... de ces amfs dont Simone fait un étrange usage. Car œuf = œil, par la forme du mot, la consonance, et par la for­me même de l'objet. Après les œufs, enfin, Simone et son amant recherchent en Espagne un nou­veau témoin de leurs amours. Or témoin, c'est testis. Donc quel témoin plus vrai, par l'étymo­logie, et quel, plus ovoïde, par la forme, que ces testicules de taureau dont Simone s'empare, à Madrid, après une cruelle corrida? .__ Le lendemain, elle place cette glande oblongue dans sa chair. Alors le Narrateur, qui s'apprête à l'aimer,

' soudainement découvre confondus au centre absolu de son désir, cet objet triple : mâle, femme, regard - moment fou, que nous vivons par lui, et qui nous fait toucher à l'horreur indicible et confuse de l'Etre. Tout est Autre. Tout est Mort. Bataille écrit : « Je me trou­vais alors en face de ce que -j'imagine - j'attends depuis tou­jours : comme une guillotine at­tend la tête à trancher. Mes yeux, me semblait-il, étaient érectiles à force d'horreur; je vis dans la ... velue de Simone, l'œil bleu pâle de Marcelle me regarder en pleu­rant des larmes d'urine. »

Dans les dernières pages d'Histoire de l' œil, Bataille raconte comment il fut conduit à écrire ce livre : par des coïncidences, des rencon­tres, des souvenirs d'enfance, bizar­res et doux. Rien, dans ces souve­nirs, apparemment, qui recèle les fureurs de son aventure littéraire. Mais Bataille nous dit : « Les sou­venirs, d'habitude, ne m'attardent pas. Ils ont, après de" longues an­nées, perdu le pouvoir de m'attein­dre. Le temps les a neutralisés. Ils ne peuvent retrouver la vie que dé­formés, méconnaissables, ayant, au cours de la déformation, revêtu un sens obscène. » Ainsi l'obscène don­ne à ces souvenirs morts une tié­deur vivante, matricielle. Ecrire, c'est vivre notre antécédent, notre retour.

Pierre Bourgeade

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"A LA

CHA­LEU R

DES FEM­MES n'eut pas

été moins exact" . PASCAL PIA, CARRE­

FOUR - "Du pittoresque, de /'ironie, de la sensua­

lité. "KLEBER HAEDENS, PARIS-PRESSE - "Des aveux que

la confession directe frapperait de , cynisme voire d'impudeur ... Une sorte

de pathétique anime la réflexion de l'auteur sur le mystère de l'érotisme, ses

déviations. sa caricature et son tourment... Le refoulement sexuel est sondé avec plus de

gueur qu'en dix volumes de psychanalyse. RICE CHAVARDES, LA QUINZAINE LITTERAIRE,

OCHET -CHASTEL La Quin,l.aine littéraire. 15 au 30 novembre 1966

La Quinzaine littéraire

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Page 32: La Quinzaine littéraire n°16

PAUL-ANDRÉ LESORT Vie de Guillaume Périer 24 f .. Ce livre a le poids, l'éclat et la santé" (P.H. Simon, LE MONDE).

coll. '·pol'If.fqt.e~' La nouvelle collection de poche POLITIQUE dirigée par Jacques Julliard,se présente comme une véritable encyclopédie du phénomène poli· tique où la pensée et l'action, le passé et le présent, le classique et l'inédit s'appell ent et se répondent. vol. simple: 4,50 f double: 6 f triple: 750 f

1. La démocratie par G. Burdeau 4,50 2. L'Afrique noire est mal partie,

par R. Dumont 6,00 3. Communisme, anarchie et personnalisme,

par E. Mounier 4,50 4. Que faire? par Lénine 7,50 5. Machiavel, par G. Mounin 6,00 6. Dans 30 ans, la Chine, par R. Guillain 7,50

eS8t1·ls JOFFRE DUMAZEDIER et ALINE RIPERT loisir et culture 24 f Le bilan d'une longue et systématique enquête et des suggestions sur les réformes qui devraient permettre aux" masses" d'accéder demain à une culture librement choisie et vécue.

RENÉ DUMONT et BERNARD ROSIER Nous allons à la famine 15 f Coll . .. Esprit " . Au désastre mondial qui s'annonce à l'horizon 1980, II n'y a qu'une réponse : l'organisation d'urgence d'une solidarité mondiale.

GEORGES JEAN La poésie 8,50 f Collection .. Peuple et culture"

JACQUES LACAN Ecrits 50 f On salt la place -sans pareille-qu'occupe Jacques )..acan dans le mouvement psychanalytique fran­çais. Voici rassemblés pour la première fols ses écrits dispersés au cours de trente années d'enseignement.

MADELEINE DELBRÊL Nous autres, gens des rues 18 f Textes missionnaires présentés par Jacques Loew. La présence évangélique dans les milieux athées du monde d'aujourd·hul.

JEAN-FRANÇOIS SIX Charles de Foucauld aujourd'hui 6,50 f Le livre du cinquantenaire 1916-1966.

88. Pour une pOlitique évangélique par J.M. Paupert 2,70 f

89-70. LeUres et carnets par Charles de Foucauld 4,50 f

Saint Bernard et l'esprit cistercien par Dom J. LeclercQ .. Maîtres spirituels" n' 36 - 6 f.

Tchécoslovaquie, par Pierre Philippe .. Petite Planète" n' 35 - 6 f.

COMMUNICATIONS 8 - 10 f .. L'analyse structurale du récit· Revue semestrielle.

SOCIOLOGIE DU TRAVAIL n° 4/66 - 8,50 f Revue semestrielle.

TEL QUEL n° 27 - 7,50 f Revue littéraire trimestrielle.

Pierre Emmanuel Ligne de faîte

Aux Editions du Seuj1, Paris

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LA PRAIRIE PERDUE UÏstoÏre du rOUIan

~. . ame.-.eaID par Jacques Cabau

Au terme de cet essai, la révolution d'hier, celle d'Hemingway et de Dos Passos, paraîtra peut-être moins radicale que celle d'aujour­d'hui. En pleine crise, le roman américain contemporain, de Norman Mailer à John Updike et de Bellow à Salinger, ouvre de nouvelles perspectives où l'esthétisme et la pSYChanalyse, le mysticisme et les drogues hallucinogènes partent à la conquête d'une nouvelle Prairie.

Collection" Pierres Vives", 1 vol. 352 p. 19,50 F SEUIL

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LIGNE DE FAITE par Pierre Emmanuel

Obéissant d'abord à cette nostalgie qui est pour lui moins regret que ressourcement, Pierre Emmanuel a éprouvé, à cinquante ans, le besoin de choisir dans son œuvre passée des fragments qui sont, en quelque sorte, un recensement des évidences, une reconnais­sance de tout ce qui manque. Les thèmes obsédants (Orphée, Sodome, Babel ... ) sont réunis enfin dans un ordre qui, sans souci chronologique, retrace l'itinéraire spirituel du poète.

1 vol. 24C p. 18 F. SEUIL

TRAITÉ DES OIIJETS MUSICJAUX par Pierre Schaeffer Attendu depuis plusieurs années, cet ouvrage résume quinze ans de travaux expérimentaux poursuivis au Groupe de Recherche Musicale de l'O.R.T.F. L'auteur définit l'objet musical selon une méthode interdisciplinaire et en aborde successivement les aspects historique, linguistique, . physique, philosophique, méthodologique, technique et musical.

1 vol. avec 48 exemples musicaux et tableaux explicatifs, coll. (( Pierres Vives)) 672 p., 45 F L'album de 3 microsillons (gravure universelle) d'accompagnement du. Traité des objets musicaux. intitulé· Solfège de l'Objet sonore· S~UIL réalisé par le Groupe de Recherche de l'O.R.T.F. : 55 F. ~

LES JUIFS DU SILEN(JE par Elie Wiesel

Trois millions de citoyens soviétiques portent sur leurs papiers d'identité la mention "nationalité juive ». Aucun changement de statut ne leur est possible. Ils sont privés de la Simple possibilité de transmettre à leurs enfants leur langue, leurs coutumes et leurs traditions. Elie Wiesel dit ce qu'il a vu, répète ce qu'on lui a dit, ou plutôt ce qu'on lui a chuchoté dans l'ombre. Il interroge et s'interroge. Voyageur sans complaisance ni préjugéS, Elie Wiesel a réussi ce miracle: il prête une voix aux juifs du silence.

t vol. coll. (d'Histoire immédiate)) 144 p. 7,50 F SEUIL

Alb •• I.I TEIL liARD DE CJIIARDIN ÏI'Ia;:'es et paroles 250 photographies retracent la vie du Père de sa naissance en Auvergne à sa mort à New York un jour de Pâques : les images de l'itinéraire d'un religieux et d'un savant, à travers ses voyages, ses recherches et ses expéditions, accompagnées d'extraits des écrits du Père .

Un album 22,5 x 28,5 cm relié pleine toile blanche sous jaquette illustrée et jaquette rhodoïd, 224 ,p., 50 F SEUIL