10
La rationalité dans l'histoire (Cassirer, Panofsky, Warburg) Implications pour l'esthétique Maud Hagelstein - Cet exposé s’inscrit dans le cadre général d’une interrogation épistémologique sur la tension entre l’approche apriorique et l’approche historique de l’œuvre d’art, autrement dit, d’une réflexion méthodologique sur les pratiques respectives du philosophe et de l’historien face à l’objet culturel - Lorsque Cassirer défend la possibilité d’une « philosophie de l’histoire », il est forcé de se demander si une contradiction n’apparaît pas d’emblée dans les termes : l’histoire n’est- elle pas par définition non philosophique et la philosophie anhistorique ? Pourtant, il faut bien admettre que l’histoire n’est pas sans lien avec la rationalité. Depuis Hegel, la philosophie ne peut plus se contenter d’une « certaine conformité de l’histoire avec la raison », mais elle se donne pour tâche de faire apparaître « une véritable identité entre la vie historique d’une part et la vie spirituelle ou rationnelle d’autre part » 1 . Sans souscrire pour autant au texte hégélien, je voudrais « tester » l’idée cassirérienne d’après laquelle les formes de notre culture (livrées par l’histoire) obéissent à des structures rationnelles et que, donc, il y a une unité possible des événements historiques. L’histoire en tant que discipline peut-elle réellement opérer une « reconstruction symbolique » d’événements passés ? Peut-elle fusionner son matériau divers et le synthétiser en une forme nouvelle ? J’utiliserai pour répondre à ces « impératifs » cassirériens le travail de deux grands historiens de l’art qu’il a fréquenté à Hambourg dans les années 20 : Aby Warburg (1866-1929) et Erwin Panofsky (1892-1968). Confrontée à la théorie de l’art, l’opposition conceptuelle historique/transcendantal résiste-t-elle longtemps à la déconstruction ? L’idée commune selon laquelle le philosophe dépasserait le caractère événementiel et factuel de l’œuvre d’art auquel resterait rivé l’historien ne tient évidemment pas la route – on appellera plutôt chroniqueur ou archiviste celui qui s’en tient à la facticité historique ; Cassirer le rappelle lui-même : le véritable historien n’est pas un simple annaliste 2 . S’interdisant à son tour une acception réduite de l’histoire comme succession de faits, Husserl a montré dans L’origine de la géométrie qu’un sens ne pouvait véritablement « entrer en histoire » qu’à la condition paradoxale d’« avoir 1 Ernst CASSIRER, « La philosophie de l’histoire » (1944), L’idée de l’histoire. Les inédits de Yale et autres écrits d’exil, trad. F. Capeillères, Paris, Cerf, 1988, p. 56. 2 Ibid., p. 64.

La rationalité dans l'histoire (Cassirer, Panofsky ... · La rationalité dans l'histoire (Cassirer, Panofsky, Warburg) Implications pour l'esthétique Maud Hagelstein - Cet exposé

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: La rationalité dans l'histoire (Cassirer, Panofsky ... · La rationalité dans l'histoire (Cassirer, Panofsky, Warburg) Implications pour l'esthétique Maud Hagelstein - Cet exposé

La rationalité dans l'histoire (Cassirer, Panofsky, Warburg)

Implications pour l'esthétique Maud Hagelstein

- Cet exposé s’inscrit dans le cadre général d’une interrogation épistémologique sur la tension

entre l’approche apriorique et l’approche historique de l’œuvre d’art, autrement dit, d’une

réflexion méthodologique sur les pratiques respectives du philosophe et de l’historien face à

l’objet culturel -

Lorsque Cassirer défend la possibilité d’une « philosophie de l’histoire », il est forcé

de se demander si une contradiction n’apparaît pas d’emblée dans les termes : l’histoire n’est-

elle pas par définition non philosophique et la philosophie anhistorique ? Pourtant, il faut bien

admettre que l’histoire n’est pas sans lien avec la rationalité. Depuis Hegel, la philosophie ne

peut plus se contenter d’une « certaine conformité de l’histoire avec la raison », mais elle se

donne pour tâche de faire apparaître « une véritable identité entre la vie historique d’une part

et la vie spirituelle ou rationnelle d’autre part »1. Sans souscrire pour autant au texte hégélien,

je voudrais « tester » l’idée cassirérienne d’après laquelle les formes de notre culture (livrées

par l’histoire) obéissent à des structures rationnelles et que, donc, il y a une unité possible des

événements historiques. L’histoire en tant que discipline peut-elle réellement opérer une

« reconstruction symbolique » d’événements passés ? Peut-elle fusionner son matériau divers

et le synthétiser en une forme nouvelle ? J’utiliserai pour répondre à ces « impératifs »

cassirériens le travail de deux grands historiens de l’art qu’il a fréquenté à Hambourg dans les

années 20 : Aby Warburg (1866-1929) et Erwin Panofsky (1892-1968).

Confrontée à la théorie de l’art, l’opposition conceptuelle historique/transcendantal

résiste-t-elle longtemps à la déconstruction ? L’idée commune selon laquelle le philosophe

dépasserait le caractère événementiel et factuel de l’œuvre d’art auquel resterait rivé

l’historien ne tient évidemment pas la route – on appellera plutôt chroniqueur ou archiviste

celui qui s’en tient à la facticité historique ; Cassirer le rappelle lui-même : le véritable

historien n’est pas un simple annaliste2. S’interdisant à son tour une acception réduite de

l’histoire comme succession de faits, Husserl a montré dans L’origine de la géométrie qu’un

sens ne pouvait véritablement « entrer en histoire » qu’à la condition paradoxale d’« avoir

1 Ernst CASSIRER, « La philosophie de l’histoire » (1944), L’idée de l’histoire. Les inédits de Yale et autres écrits d’exil, trad. F. Capeillères, Paris, Cerf, 1988, p. 56. 2 Ibid., p. 64.

Page 2: La rationalité dans l'histoire (Cassirer, Panofsky ... · La rationalité dans l'histoire (Cassirer, Panofsky, Warburg) Implications pour l'esthétique Maud Hagelstein - Cet exposé

2

rompu toutes les amarres qui le retenaient au sol empirique de l’histoire »3. L’histoire des faits

doit, pour devenir intelligible, thématiser le sol universel sur lequel elle repose et explorer « le

puissant apriori structurel qui lui est propre »4. Telle est la tâche du philosophe. Mais en quoi

consiste celle de l’historien ? A vouloir mettre au jour la spécificité méthodologique de

l’histoire de l’art, on constate que sa pratique implique de nombreux choix philosophiques. En

ce sens, l’étude critique des conditions logiques du travail des grands historiens de l’art (parmi

lesquels Warburg et Panofsky) nous met face à l’ambition de trouver des raisons dans le flux

historique, de lui donner du sens, de dégager ses structures transcendantales, universelles et

nécessaires. Pour une fois donc, abstenons-nous, comme le propose Derrida, de devoir choisir

entre la Raison et l’Histoire5.

L’objectif de la lecture proposée ici sera de faire voir en quoi le néokantisme de

Cassirer offre à l’histoire de l’art ou, plus généralement, à l’histoire de la culture, de quoi

s’ériger en discipline scientifique. De son coté, Erwin Panofsky s’inscrit explicitement dans la

lignée du philosophe, comme de nombreux textes en attestent. Depuis son fameux article sur

la perspective comme forme symbolique, il n’est pas interdit de voir en lui, pour autant que

l’expression soit appropriée, un historien de l’art néokantien. Le cas d’Aby Warburg est plus

difficile. Son œuvre était pratiquement achevée lorsqu’il rencontra Cassirer – leur première

rencontre eut lieu à Kreuzlingen, dans la fameuse clinique de Binswanger où il était interné.

Pourtant, la rencontre fut décisive pour les deux hommes. Je voudrais esquisser ici une

analyse « néokantienne » du travail de Warburg – en particulier de sa dernière oeuvre restée

inachevée, un atlas d’images ayant pour titre Mnemosyne. J’espère ainsi montrer en quoi le

surgissement d’une perspective kantienne dans le champ de l’histoire de l’art s’inscrit en

partie dans la continuité des exigences d’Aby Warburg – Mnemosyne devant être considérée à

mon sens comme une œuvre « critique ».

Aby WARBURG : un atlas d’image en guise d’histoire

Peut-on sans exagération dire de Warburg qu’il est une « figure de la rationalité » ?

L’expression s’applique peut-être avec un peu moins d’évidence à son cas qu’à celui de

Panofsky. Warburg est-il réellement à la recherche d’une forme de rationalité en histoire ?

N’intègre-t-il pas plutôt folie et déraison dans les processus historiques ? Comme il l’indique

3 Jacques DERRIDA, « Introduction » à HUSSERL, L’origine de la géométrie, Paris, PUF, 1962, p. 53. 4 HUSSERL, L’origine de la géométrie, op. cit., p. 205. 5 Jacques DERRIDA, « Introduction », op. cit., p. 160.

Page 3: La rationalité dans l'histoire (Cassirer, Panofsky ... · La rationalité dans l'histoire (Cassirer, Panofsky, Warburg) Implications pour l'esthétique Maud Hagelstein - Cet exposé

3

dans ses notes inédites conservées à l’Institut Warburg, l’atlas Mnemosyne doit être considéré

comme une « critique de la déraison pure » [Kritik der reinen Unvernunft]. Cette note

énigmatique semble avoir dissuadé d’emblée toute lecture « kantienne » de son travail. Or, on

sait que Warburg s’était familiarisé avec la pensée de Kant, en suivant notamment un cours de

Ziegler sur les Prolégomènes. Selon Claude Imbert, « Warburg fut avec Cassirer au nombre

de ceux qui prirent le criticisme sérieusement »6. On sait en outre, d’après le témoignage de

Saxl (assistant de Warburg), que Mnemosyne fut considéré à l’époque comme une tentative

fondatrice de concilier une vision historique et une vision philosophique des images. Le projet

d’un Atlas d’images ne correspondait-il pas à l’idéalisme critique prôné par Cassirer, qui

s’assigne pour mission de faire ressortir les « structures idéelles élémentaires » qui surgissent

à différents moments de l’histoire, structures dont la récurrence ne peut plus s’expliquer en

termes d’influence ? Partant de là, nous essaierons de montrer qu’une lecture « néo-

kantienne » de l’œuvre de Warburg n’est pas artificielle7. Elle amène à tout le moins de

nouvelles clés de lecture8.

Pathosformeln

La Pathosformel (« formule du pathos », « formule pathique ») est un concept tout à

fait central de l’œuvre de Warburg, sur lequel il convient de se pencher préalablement pour

saisir l’enjeu de Mnemosyne. Les Pathosformeln sont des formes archétypales liées à

l’expression du pathos (douleur, désir, deuil). Héritage païen de notre civilisation moderne,

ces « gestes » qui traduisent les passions (bras levés, bouches ouvertes, torsions du corps, etc.

- autant de mouvements superlatifs) ressurgissent d’époque en époque et constituent comme

un « fond gestuel » dans lequel viendraient s’alimenter les artistes. Pour Warburg, et sur ce

point il s’oppose explicitement à Winckelmann (considéré comme le fondateur de l’histoire

de l’art moderne), l’« influence » de l’Antiquité sur la Renaissance italienne ne peut donc

s’expliquer uniquement en termes d’imitation des anciens. En effet, les « structures

élémentaires » que sont les pathosformeln empruntent des voies (des voies « migratoires », dit

6 Claude IMBERT, « Warburg, de Kant à Boas », L’homme. Revue française d’anthropologie, n°165, janvier/mars 2003, p. 34. 7 Lecture que Cassirer propose d’ailleurs entre les lignes de sa conférence intitulée « Le concept de forme symbolique dans l’édification des sciences de l’esprit », conférence qui s’adresse à la communauté scientifique de la Bibliothèque Warburg et qui sera publiée dans les Vorträge der Bibliothek Warburg. La voie interprétative qui consisterait à retrouver chez Warburg des perspectives kantiennes, rarement empruntée, est pourtant suggérée de manière tout à fait originale par Claude IMBERT, « Warburg, de Kant à Boas », art. cit., pp. 11-37. 8 Elle contrasterait à coup sûr avec la lecture plus psychanalitique et néanmoins tout à fait féconde de Georges Didi-Huberman (E.H.E.S.S., historien de l’art et philosophe contemporain, pionnier de la réception française de l’œuvre de Warburg). Cf. Georges DIDI-HUBERMAN, L’image survivante, Paris, Minuit, 2000.

Page 4: La rationalité dans l'histoire (Cassirer, Panofsky ... · La rationalité dans l'histoire (Cassirer, Panofsky, Warburg) Implications pour l'esthétique Maud Hagelstein - Cet exposé

4

Warburg) que l’on ne peut dans tous les cas reconstituer positivement. S’il est évident que

Donatello avait eu sous les yeux les sarcophages antiques et que ses bas-reliefs ont pris leur

gestuelle endeuillée pour modèle, on n’imagine pas l’indien Hopi s’inspirant du Laocoon pour

son rituel du serpent – deux images que Warburg « rapproche » pourtant dans Mnemosyne.

Ces images se « ressemblent » parce qu’elles sont issues d’une structure fondamentale. Il faut

se demander si les pathosformeln n’indiquent pas une fonction conceptuelle.

Quel parallèle pourrions-nous dès lors tenter entre le symbole cassirérien et la

pathosformel 9? Dans Langage et mythe, Cassirer définit la mise en forme symbolique comme

« concentration », « amplification » ou « intensification » de l’intuition sensible. Cette

intensification est pour lui au fondement de toute mise en forme10. Les pathosformeln que

Warburg traque dans notre culture - auxquels semblent convenir particulièrement bien les

notions d’intensification et d’« accent » - ne sont-ils pas également produits d’un

élargissement d’une intuition singulière et sensible au-delà de ses limites temporelles ? Selon

l’expression de Claude Imbert, la pathosformel, en effet, « saisit la configuration de l’affect en

style public »11.

Mnemosyne

Ultime projet warburgien qui rassemble le matériel iconographique de toute une vie,

l’atlas Mnemosyne voit le jour en 1924 et n’aura de fin que celle de son inventeur en 1929. On

y retrouve en images tous les protagonistes qui ont hanté la vie du chercheur : la ménade et la

nymphe, le Laocoon et la figure du serpent, entre autres. Toutes ces images appartenant à

l’histoire des Beaux-Arts (mais également aux arts mineurs, à l’actualité, à la presse, à la

publicité) sont organisées selon un ordre qui n’est pas stable ; disons qu’elles restent

constamment prises dans un processus d’organisation qu’elles font d’ailleurs apparaître12.

Travail resté en chantier que Warburg emporte partout avec lui dans ses derniers

déplacements, ne trouvant pas sa forme définitive, Mnémosyne est une oeuvre sans mots - il

n’est accompagné d’aucun texte, d’aucun commentaire, ce qui pose, d’un point de vue

9 Dans les notes de son voyage au Nouveau-Mexique (1896), Warburg écrit qu’il a « trois fers au feu, trois os à ronger, trois pierres à retourner », dont le plus important semble être : « 1. Symbolisme, qu’es-tu donc ? ». Cf. Aby WARBURG, Le rituel du serpent, trad. S. Muller, Paris, Macula, 2003, p. 142. 10 Ernst CASSIRER, Langage et mythe. A propos des noms de dieux, Paris, Minuit, 1973, p 111. 11 Claude IMBERT, « Warburg, de Kant à Boas », art. cit., p. 16. Je souligne. 12 Selon Didi-Huberman, la notion d’ « intervalle » fait bien voir où tout se joue dans les panneaux de Mnemosyne. Les images importent moins que leurs rapports. Dynamique des rapports. N’est-ce pas ainsi qu’on pourrait définir le projet de la PFS ?

Page 5: La rationalité dans l'histoire (Cassirer, Panofsky ... · La rationalité dans l'histoire (Cassirer, Panofsky, Warburg) Implications pour l'esthétique Maud Hagelstein - Cet exposé

5

épistémologique, des questions intéressantes sur lesquelles nous ne nous attarderons pourtant

pas ici.

A quoi ressemble Mnemosyne ? Il s’agit d’une série de 63 grands panneaux noirs

(140x170cm) sur lesquels Warburg a agencé des photographies d’œuvres d’art - uniquement

des reproductions donc - mais aussi des coupures de journaux et documents divers (timbres,

publicités, arbres généalogiques,..)13. L’entreprise, à cause de sa structure, est d’une

modernité évidente ; on l’a comparée au travail du montage (cinéma) ou au travail du

collage : « […] au principe essentiellement plastique qui structure le collage d’un Braque,

d’un Picasso ou d’un Schwitters, Warburg substitue un principe sémantique »14. En effet, le

montage est pour Warburg une manière (spatiale) d’écrire l’histoire, de faire apparaître du

sens, ce que Didi-Huberman appellera une « poétique ». L’atlas mobilise, sur le mode

mnémonique, l’ « inaliénable patrimoine héréditaire » de la civilisation humaine15. D’abord

simple inventaire de formes antiques qui ont marqué l’imaginaire humaniste, le projet ne

cache pas qu’il cherche à atteindre une mémoire collective. Warburg, dans un bref texte

introductif non publié de son vivant, décrit lui-même son objectif : « L’Atlas de

‘Mnémosyne’, avec son matériel iconographique, veut illustrer ce processus que l’on pourrait

décrire comme une tentative pour assimiler, à travers la représentation du mouvement vivant,

un fonds de valeurs expressives préformées »16.

Que cherchait Warburg avec son projet Mnemosyne ? Que quelque chose émerge de la

juxtaposition des documents, de leur coïncidence. Cet objectif est bien celui que Cassirer

assignait à l’histoire, qu’il considérait comme « synthèse intellectuelle et imaginative » de

fragments du passé. Mais si Warburg tente de faire voir à sa manière l’unité et la consistance

des images qu’il a collectées, a-t-il réellement pu amener ces fragments à un ordre cohérent ?

Il force en tout cas les images à réfléchir (sur) leurs propres pouvoirs – comme si elles

donnaient à voir visuellement leur condition de possibilité, elles mettent en avant une

« grammaire » du pathos.

13 D’après Claude Imbert, l’une des premières planches de Mnemosyne (planche C) peut être considérée comme un « hommage à Cassirer », pour qui l’ellipse de Kepler était la première forme symbolique. Ce « patronage » képlérien sous lequel se place Warburg, serait l’indice d’une continuité entre « forme symbolique » et Pathosformel. Cf. Claude IMBERT, « Warburg, de Kant à Boas », art. cit., p. 29. Pour les planches de Mnemosyne, cf. Aby WARBURG, Der Bilderatlas MNEMOSYNE. Gesammelte Schriften II.1, Berlin, Akademie Verlag, 2003. 14 Roland RECHT, « L’écriture de l’histoire de l’art devant les modernes » (Remarque à partir de Riegl, Wölfflin, Warburg et Panofsky), Les cahiers du MNAM, n°97, 1994, p. 18. 15 Aby WARBURG, « Introduction à l’atlas Mnemosyne », trad. P. Rusch, Trafic, n°9, 1994, p. 38. 16 Ibid., p. 39.

Page 6: La rationalité dans l'histoire (Cassirer, Panofsky ... · La rationalité dans l'histoire (Cassirer, Panofsky, Warburg) Implications pour l'esthétique Maud Hagelstein - Cet exposé

6

Ernst CASSIRER : unité des événements qui constituent l’histoire

L’objectif sera ici de faire apparaître les exigences cassirériennes qui semblent

correspondre au projet de Warburg et qui trouvent écho dans une histoire de l’art

« néokantienne » comme celle de Panofsky.

Il n’est pas étonnant que Cassirer ait été amené lui aussi à élaborer des études

« historiques », puisque seule l’analyse historique particulière et détaillée garantit selon lui

une authentique universalité. Tout en s’essayant à l’exercice historique, il défend le principe

selon lequel le monde de l’histoire doit être ramené et réduit à ses lois fondamentales17.

L’historien ne peut donc se contenter d’une juxtaposition empirique de formes données, il doit

fonder théoriquement leur pluralité. La première urgence est de rassembler les différences en

une unité ferme qui est la condition de leur survie : elle sauve les différences du « déclin

complet » qui serait inévitable sans les liens qui les relient à un tout. Cassirer : « là où les

formes singulières cherchent à sortir du tout et à s’opposer les unes aux autres dans la

prétention à un caractère spécifique, elles semblent au contraire se déraciner elles-mêmes et

abandonner une partie de leur propre essence »18. Le danger est bien réel, compte tenu du fait

qu’un fait singulier, dans son individualité simple, ne peut véritablement être « connu » ; il

devient un authentique objet pour la connaissance que corrélé à un énoncé général.

La question du rapport entre singulier et universel/général, bien que toujours

complexe, est suffisamment connue chez Cassirer pour qu’on ne l’aborde dans ses tous

détails. Néanmoins, on doit se demander en quels termes se pose le problème dans le cadre

d’une interrogation sur la nature des concepts historiques. De son côté, le philosophe tente de

cerner et de décrire les processus spirituels par lesquels le particulier s’élève au général. Que

fait l’historien ? Comment s’opère au sein de sa discipline le passage des représentations

particulières au concept générique ? Ce passage est-il tout simplement possible ? Cassirer

entend défaire le partage entre la science historique dont les concepts ne viseraient que

l’ « ici-et-maintenant » et les sciences de la nature dont les concepts « généralisants »

n’envisagent le cas singulier que dans la mesure où il s’y manifeste une règle universelle.

Même si, bien entendu, la tâche de l’historien est de saisir la particularité de faits qui sont

spécifiques, il est évident par ailleurs aux yeux de Cassirer qu’une singularité ne contient pas

17 Ernst CASSIRER, Individu et cosmos dans la philosophie de la renaissance (1927), trad. Pierre Quillet, Paris, Minuit, 1983, p. 141. 18 Ernst CASSIRER, Langage et mythe, op. cit., pp. 61-62.

Page 7: La rationalité dans l'histoire (Cassirer, Panofsky ... · La rationalité dans l'histoire (Cassirer, Panofsky, Warburg) Implications pour l'esthétique Maud Hagelstein - Cet exposé

7

en elle sa « forme spécifique » : « toute singularité ne tient son sens que des rapports dans

lesquels elle s’inscrit »19. La tâche de l’historien sera d’exhiber ces rapports. Dans le champ

historique, on ne peut pas proprement parler de loi générale sous laquelle subsumer les

événements ; il faut néanmoins intégrer ceux-ci à une « série événementielle déterminée »,

dans un « nexus téléologique déterminé »20.

L’idée de l’histoire

Le 26 mai 1936, Cassirer présente à l’Institut Warburg (déjà « transféré » à Londres)

une conférence intitulée « L’idéalisme critique comme philosophie de la culture ». L’absence

de Warburg se fait sentir depuis plusieurs années déjà, et Cassirer choisit d’évoquer sa pensée

au cours de son analyse. Il est difficile de ne pas lire dans certains passages de cette

conférence une volonté très claire de faire se recouper leurs terrains de recherche respectifs à

partir de questions méthodologiques. Le titre de l’intervention dit bien son enjeu : montrer que

l’idéalisme critique ou transcendantal – qui depuis Kant se distingue des autres idéalismes en

ce qu’il désigne un mode de connaissance a priori – bouleverse, un fois opéré

l’« élargissement » requis par Cassirer, la philosophie de la culture. Celle-ci devient

« critique » dans la mesure où elle « entend connaître les grandes orientations générales et

fondamentales de la culture, aboutir à une compréhension des principes universels de cette

mise en forme »21.

Pour montrer qu’il existe bien quelque chose comme une « grammaire » de l’art et des

formes vivantes de l’expression, Cassirer invite ses auditeurs à observer les étagères de la

bibliothèque dans laquelle ils se trouvent, fameuse bibliothèque qu’Aby Warburg avait

organisée en fonction des problèmes qui l’occupaient. Selon Cassirer, le travail du fondateur

de cette bibliothèque dépassait celui du strict historien de l’art : « Un tel travail s’appuie sur

une étonnante et immense connaissance des faits empiriques, mais, en même temps, il est

dirigé vers une visée philosophique générale et est inspiré par une pensée philosophique dont

la puissance est peu commune »22. Le mot Mnemosyne, que Warburg avait aussi fait inscrire à

l’entrée de la bibliothèque à Hambourg, indique bien que sa démarche ne se résumait pas à

celle d’un collectionneur, mais qu’il aspirait à reconstruire quelque chose comme

19 Ibid., pp. 43-44. 20 Ibid., p. 44. 21 Ernst CASSIRER, « Fondation naturaliste et fondation humaniste de la philosophie de la culture » (1939), L’idée de l’histoire. Les inédits de Yale et autres écrits d’exil, op. cit., p. 49. 22 Ernst CASSIRER, « L’idéalisme critique comme philosophie de la culture » (1936), L’idée de l’histoire. Les inédits de Yale et autres écrits d’exil, op. cit., p. 12.

Page 8: La rationalité dans l'histoire (Cassirer, Panofsky ... · La rationalité dans l'histoire (Cassirer, Panofsky, Warburg) Implications pour l'esthétique Maud Hagelstein - Cet exposé

8

l’ « origine » des formes vivantes de notre civilisation moderne23. C’est là que sa méthode

dépasse le savoir empirique et devient spéculative (pour Cassirer, seule la métaphysique ne se

satisfait pas de la sphère du devenir historique et tend à s’élever au dessus d’elle). Elle semble

en tout cas obéir au principe suivant : « Au lieu de suivre les phénomènes isolément et de les

lier sur le fil de l’histoire, au lieu de les considérer dans leur succession ou leur connexion de

cause à effet, nous enquêtons sur la nature des différentes fonctions dont dépendent les

phénomènes pris comme un tout »24. En effet, Mnemosyne est une œuvre marginale qui ne

respecte pas le « fil de l’histoire » (elle va à l’encontre du souci de périodisation tellement

cher à l’historien de l’art classique), qui ne se contente pas des explications courantes

(imitation des anciens, etc.) et qui cherche le mouvement plus fondamental des formes de la

culture.

La forme symbolique et le transcendantal

Quand Panofsky décide en 1924 de faire de la perspective une véritable « forme

symbolique » au sens que Cassirer a donné à ce terme, il introduit le concept de

transcendantal au sein de la démarche historique, de l’approche historique de l’objet pictural.

Il adhère du même coup à l’idée d’après laquelle l’unité des phénomènes et événements de la

culture, l’unité de ses « formations », réside dans la fonction de mise en forme. Qu’importe

qu’il ait pris l’entière mesure de l’audace philosophique de son geste. Le primat kantien de la

forme générale de la connaissance sur son objet, exploité par Cassirer dans sa Philosophie des

formes symboliques, trouvera dans la théorie de l’art panofskienne un développement tout à

fait inédit. Pour cette raison, la « révolution copernicienne » de Kant est considérée à juste

titre par Cassirer comme une « voie de salut » pour le savoir et en particulier pour le langage,

le mythe, et l’art qui risquent d’être considérés comme des fictions auxquelles le critère

rigoureux de vérité ne conviendrait pas. La fonction générale de symbolisation apparaîtra

comme l’opération constitutive des formes de la culture. Il n’y a pas de doute pour Panofsky,

les œuvres d’art déploient des significations dont il faut prendre la mesure. Or, le néokantisme

nous apprend qu’il y a sens lorsque l’esprit humain rapporte une perception aux formes

fondamentales de la connaissance dont il a en lui le modèle. Cette thèse appliquée au champ

artistique implique qu’une œuvre ne doit plus être envisagée dans son rapport à une extériorité

23 La question de l’origine est une question philosophique. Cassirer s’engage sur une voie qui n’est pas éloignée sur ce point de celle de Husserl. Ce n’est évidemment pas l’origine historique des faits qui importe, mais la « structure » qui les conditionne (Ernst CASSIRER, « L’idéalisme critique comme philosophie de la culture », art. cit., p. 15). 24 Id.

Page 9: La rationalité dans l'histoire (Cassirer, Panofsky ... · La rationalité dans l'histoire (Cassirer, Panofsky, Warburg) Implications pour l'esthétique Maud Hagelstein - Cet exposé

9

qu’elle imiterait. Il faut reconnaître en elle (c’est là que ce situe le renversement que Kant a

rendu possible) des règles de production, une manière de « mise en forme »25. En ce sens, l’art

peut être considéré comme un symbole, il crée un univers de sens à partir de lui-même, il rend

possible un univers de sens.

Erwin Panofsky : la perspective comme forme symbolique

Le problème de la perspective tel qu’il est développé dans l’article de 1924-1925 (« La

perspective comme forme symbolique », texte paru dans les Vorträge de la bibliothèque

Warburg) est paradigmatique et pourrait être développé selon trois axes.

1. On doit déceler dans les analyses de Panofsky une ambition véritablement

philosophique qui remet en question le partage strict entre Raison et histoire. En effet,

assigner à la forme perspective une valeur ou une fonction symbolique (hypothèse annoncée

dans le titre de l’article), ne va pas sans difficulté au regard de l’histoire26. Le texte de

Panofsky suit d’un an la publication du premier volume de la PFS sur lequel il vient en

quelque sorte se « greffer ». Ce faisant, Panofsky pense retrouver pour l’histoire de la peinture

l’universalité requise par la pensée de Cassirer, celle d’un « point de vue théorique

systématique ». Il est bien question de point de vue en effet (ce double sens sera habilement

exploité par Hubert Damisch). La perspective, qui fonctionne pour les théoriciens du

Quattrocento selon un modèle rationnel et géométrique, est considérée par Panofsky comme

une des formes majeures par lesquelles l’esprit artistique appréhende et interprète le monde.

En ce sens, elle doit être considérée comme une forme symbolique.

2. La Renaissance apparaît dans ce texte comme la période où tout se joue (l’intérêt

pour cette époque est d’ailleurs commun aux trois auteurs). La Renaissance serait en marche

vers la Raison, elle serait le lieu d’une prise de conscience réflexive sur ses propres enjeux en

tant que période de changement intellectuel. Enfin, elle serait aussi à la source d’une vision

universelle de l’histoire : un penseur comme Pic de la Mirandole s’efforce selon Cassirer

« d’ouvrir un horizon plus grand, plus englobant pour le monde historique »27. Souvent,

l’analyse de ces grands changements intellectuels passe par une réflexion sur l’espace. A cet

égard, Cassirer a renforcé dans Individu et cosmos dans la philosophie de la Renaissance

25 Ernst CASSIRER, Langage et mythe, op. cit., p. 16. 26 Hubert Damisch se demande si ce n’est pas finalement l’histoire (en tout cas, dit-il, une certaine manière d’histoire) qui fonctionne par rapport à la perspective comme un « obstacle épistémologique ». J’essaierai de développer ce point. Cf. Hubert DAMISCH, L’origine de la perspective (1987), Paris, Flammarion, 1993, p. 26. 27 Ernst CASSIRER, « Le concept d’histoire durant la Renaissance » (1941), L’idée de l’histoire. Les inédits de Yale et autres écrits d’exil, op. cit., p. 113.

Page 10: La rationalité dans l'histoire (Cassirer, Panofsky ... · La rationalité dans l'histoire (Cassirer, Panofsky, Warburg) Implications pour l'esthétique Maud Hagelstein - Cet exposé

10

(1927) la thèse panofskienne selon laquelle la perspective, et le nouveau concept d’espace né

à la Renaissance, correspondent à une pensée qui s’élabore selon de nouvelles conditions.

L’un des enjeux philosophiques et scientifiques de l’époque était, selon Cassirer, de remplacer

« l’espace-agrégat par l’espace-système » et « l’espace-substrat par l’espace-fonction ». L’espace

devient alors une structure ordinale, une « architecture linéaire idéale » obéissant au principe universel

« d’homogénéité »28. Dans son exposition, Cassirer renvoie très justement à l’article de Panofsky. Il

remarque ainsi que cette découverte d’un nouvel espace à conquérir trouve d’abord des résultats

intéressants dans le domaine des arts plastiques et de la théorie de l’art. Sur ce point, une comparaison

critique du texte de Panofsky sur la perspective dans la représentation picturale et des développements

cassirériens sur l’espace renaissant permet de clarifier de nombreux éléments : la nécessité de poser

des points fixes pour décrire le mouvement, le principe d’homogénéité de l’espace, le point de vue,

etc.

3. Le problème de l’origine est dans ce texte particulièrement délicat et soumettra son

auteur à de nombreuses critiques (notamment celle de Hubert Damisch). En effet, Panofsky

évite la question de l’origine de la forme symbolique et n’explique pas pourquoi la

perspective apparaît seulement à partir de la Renaissance, ni pourquoi les conceptions de

l’espace antérieures n’étaient pas parvenues à la même objectivité. Or, il y a lieu de

s’interroger sur l’historicité de cette structure sensée être universelle et transcendantale. Si la

perspective est bien condition de possibilité de la représentation picturale, comment se fait-il

qu’elle ait été imparfaite ou carrément inopérante en des temps où l’homme, déjà, peignait ?

Sans doute, Panofsky aurait pu trouver chez Cassirer de quoi défendre mieux ses hypothèses.

C’est notamment dans Langage et mythe que Cassirer envisage la question de l’origine (celle

des noms de dieux). Il partage avec Husserl l’idée selon laquelle l’origine est à saisir dans son

autonomie à l’égard du simple événement historique empiriquement déterminable29. L’origine

doit être comprise comme appartenant à une structure de sens qui se déploie « à partir

d’elle ». Ailleurs, Cassirer reconnaît que le monde symbolique est plus « instable et

inconstant » que celui des objets des sciences de la nature et que les formes symboliques

« sont bien plus sujettes au changement et au déclin »30. La permanence ou la persistance ne

sont pas des qualités de la forme symbolique qui, évidemment, est soumise à des changements

de signification au cours du temps. Seule la fonction garantit chez Cassirer l’unité du monde

des symboles, seule la structure symbolique générale est constante.

28 Ernst CASSIRER, Individu et cosmos, op. cit., pp. 230-231. 29 Ernst CASSIRER, Langage et mythe, op. cit., p. 33. 30 Ernst CASSIRER, « Séminaire sur la philosophie de l’histoire » (1942), L’idée de l’histoire. Les inédits de Yale et autres écrits d’exil, op. cit., p. 83.