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EHESS L'avènement social du sujet? Critique de la modernité by Alain Touraine Review by: François-André Isambert Archives de sciences sociales des religions, 38e Année, No. 84, La religion aux États-Unis (Oct. - Dec., 1993), pp. 223-244 Published by: EHESS Stable URL: http://www.jstor.org/stable/30127250 . Accessed: 13/06/2014 22:41 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . EHESS is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Archives de sciences sociales des religions. http://www.jstor.org This content downloaded from 195.34.79.223 on Fri, 13 Jun 2014 22:41:38 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

La religion aux États-Unis || L'avènement social du sujet?

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EHESS

L'avènement social du sujet?Critique de la modernité by Alain TouraineReview by: François-André IsambertArchives de sciences sociales des religions, 38e Année, No. 84, La religion aux États-Unis (Oct.- Dec., 1993), pp. 223-244Published by: EHESSStable URL: http://www.jstor.org/stable/30127250 .

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Arch. de Sc. Soc. des Rel., 1993, 84 (octobre-ddcembre), 223-244 Francois-Andr6 ISAMBERT

L'AVENEMENT SOCIAL DU SUJET?

A propos de: Alain TOURAINE. Critique de la moderniti

Paris, Fayard, 1992, 462 p.

La moderniti rejette l'iddal de conformit, saufquand le modhle auquel elle appelle h se conformer est celui de l'action libre, comme c'est le cas en particulier de la figure du Christ qui se soumet h la volonti de son Pbre, mais qui est sorti de l'Etre pour entrer dans l'existence, mener une histoire de vie, enseigner que chacun doit aimer les autres comme lui-mbme et non plus comme la loi ou l'ordre du monde (p. 242).

J'avoue que le titre seul du livre ne m'aurait gubre attir6. On parle beau- coup de moderniti en ce moment et ce n'est pas sans un certain agacement que je vois sociologues et philosophes se demander: <<Qu'est-ce que la mo- dernit ? >>, <<Notre 6poque est-elle moderne ou post-moderne? >>, <<Devons- nous etre modernes ?>> (1). N'est-ce pas 1 d6battre du sexe des anges? En effet, la plupart du temps, on tient pour acquise une essence de la modernit6, comme si cette r6f6rence i l'6poque actuelle ou r6cente portait en elle-m~me son contenu. C'est alors l'auberge espagnole et chacun y met ce qu'il veut et trace le foss6 entre <<moderne>> et <<post-moderneA>> sa convenance. De ce fait, la r6ponse h la deuxibme question d6pend complbtement de l'arbitraire de la solution donn~e A la premiere. Quant i la troisibme, elle ajoute A la contingence de cette solution les alias du gofit de l'intfressd. Et comme on ne parle gubre de modernit6 sans l'affecter d'un jugement de valeur plus ou moins explicite, la ddpendance entre les trois questions s'inverse et le mo- dernisme ou l'anti-modernisme du locuteur d6cide en dernier ressort des fron- tibres et du contenu qu'il attribue i la modernit6.

Certes, on peut entendre la modernit6 comme les <<Temps modernes > des historiens. C'est alors un problbme d'histoire i long terme, en cherchant ce qui a caract6ris6 l'6poque dite <<moderne >>. Mais on trouve d6ji lh matibre h contestation, Giddens situant la modernitd du xviIe sibcle jusqu'i nos jours, Touraine reprenant (au moins en premiere option) la tradition frangaise qui fixe les temps modernes de la Renaissance i la Rfvolution (ce qui vient aprbs

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6tant dit << Histoire contemporaine >>). Mais ceux qui se r6clament de cette dis- tinction sont les premiers i en d6border les limites en conf6rant a tel trait de civilisation antique ou contemporaine l'6pithbte de AmoderneA pour des rai- sons de parent6 qualitative et nous voici ramen6s a la question de l'essence.

Mais celle-ci n'est-elle pas 6vidente? <Modernit6> n'est-elle pas syno- nyme de d6veloppement scientifique et technique, de s6cularisation, de ratio- nalit6 de la pens6e et de l'organisation sociale? Tout cela ne converge-t-il pas pour caract6riser notre civilisation occidentale moderne? Ce n'est pas si str et Giddens montre a quel point les diff6rents critbres ont au contraire du mal a s'ajuster entre eux et a quel point leur application a nos soci6t6s est probl6matique. Touraine, lui aussi, fait <6clater> la belle unit6 d'une moder- nit6 rav6e. Alors, pour une fois, je tomberai d'accord avec Jean Baudrillard pour qui ALa modernit6 n'est ni un concept sociologique, ni un concept po- litique, ni proprement un concept historique >> (2) et avec Bruno Latour pour qui Nous n'avons jamais dtd modernes (3).

Mais alors pourquoi parle-t-on en fait de modernit6 ? Comme theme ac- tuel, l'idde de modernit6 vaut peut-6tre d'8tre explor6e, avec toutes ses conno- tations de contrebande, mais aussi avec ses r6f6rences a l'histoire. AModerne >, <<modernisme >, <modernit6 deviennent sujets de discussion chaque fois que des tendances archai'santes, se r6clamant des traditions, des origines consid6r6es comme fondement (Ce que traduit bien le pr6fixe alle- mand Ur) pensent apporter des solutions aux difficult6s du monde actuel en recourant aux modules d'un pass6 id6alis6. Il y a un enjeu, auquel Touraine s'est attach6, avec peut-8tre, au premier rang de ses prdoccupations, de combattre l'anti-modernisme qui se veut conqudrant dans les traditionalismes et les intdgrismes, et se veut d6fensif dans un certain subjectivisme qui se proclame volontiers Apost-moderne (la bouffonnerie de l'expression me fait penser au slogan <(la vitesse, c'est d6pass6 >~).

Mais Touraine n'est pas aveugle aux critiques que l'on peut a bon droit faire a la modernit6 soit comme p6riode historique comprenant les temps ac- tuels (il vaut mieux alors sans doute parler de ATemps modernesA>>) soit a l'iddologie qui prend souvent le pas, dans le discours, en donnant une essence a la modernit6, et que l'on peut appeler <modernisme .

Or ces obstacles se rambnent essentiellement pour Touraine au paradoxe qui fait que les courants de pens6e qui ont lib6rd l'homme de tutelles massives ont tourn6 a une forme de servage parfois flagrante (les r6gimes totalitaires) parfois de manibre plus insidieuse en se servant d'armes culturelles. D'une manibre ramass6e, les deux processus de rationalisation et de subjectivation se sont oppos6s l'un a l'autre et la grande victime est aujourd'hui le Sujet. Mais va-t-on jeter le b6b6 avec l'eau du bain ? Pour ne pas sacrifier les acquis de la modernisation, Touraine pose la grande question de la r6int6gration du Sujet dans une modernit6 renouvelde. On voit ici le livre se scinder en deux blocs, le premier (premiere et deuxiime parties) fond6 sur une histoire a la Weber oi, parmi les avatars de la modernit6 et de l'anti-modernit6, on a choisi ce qui paraissait important, en le sch6matisant. Le second (troisiame partie) trace une tiche, plus qu'elle ne peint un tableau : c'est, si l'on veut, I'6thique tourainienne du Sujet social, sous r6serve de la plausibilit6 d'une insertion dans la socidt6 AmoderneA (ici au sens propre, c'est-a-dire actuelle).

Touraine, parfaitement conscient de cette dualit6, invite m~me le lecteur press6 a entreprendre d'embl6e la lecture de la partie III oi l'ensemble du

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problime est pos6 i nouveau (4). Mais, ce qui fera le thbme de cette partie se trouve d6ja, en pierres d'attente dans les deux premieres et on comprend beaucoup mieux certaines options qui y sont prises si on a lu les deux pre- mieres. On ne demandera pas A celles-ci de rendre compte d'une exactitude photographique, mais, au besoin des raisons qui ont motiv6 les choix. Quant

i la troisibme, elle se confronte avec la r6flexion que nous avons men6e au sein du Centre de sociologie de l'dthique, oi nous avons pr6cis6ment donn6 au Sujet une place fondamentale en analysant l'acte moral comme relation sociale, mais sans doute en tenant plus compte que nous ne l'avons fait, de la position historique du Sujet dont il s'agit.

I. CONSTITUTION DE LA MODERNITE (5)

Pour l'auteur, comme pour un bon nombre d'entre nous, le maitre-mot de la modernitd, t une 6poque oi on n'employait pas encore le mot (6) est celui de raison. Or celle-ci, selon les moments, se porte pr6f6rentiellement sur des secteurs divers. Ainsi le mot <<modernit6 >> ne devrait pas 6tre employ6 au singulier, ou, s'il l'est, c'est pour d6signer la parent6 entre plusieurs sortes d'6tats sociaux. Historiquement, il y a des modernit6s successives et les ten- dances divergentes qui les animent constituent autant de <modernismes >> dif- f6rents. Mais tous sont caract6ris6s par une rivolution, celle qui rejette un ordre cosmique et social, voulu par Dieu et auquel l'homme est tenu de se soumettre. De l'humanisme de la Renaissance, il est peu question. En re- vanche, les <Lumires >> se pr6sentent comme une appropriation de la raison par l'homme, lui permettant de mener une vie conforme A sa nature. Ere bienheureuse pour une 61ite intellectuelle, soucieuse du d6veloppement des sciences et des techniques et de la lutte contre la superstition et I'arbitraire.

Mais le problime de la constitution du pouvoir politique avait 6t6 pos6 par Hobbes. Et si, aprbs lui, on fondait l'ordre de la soci6td non sur la divinit6, mais sur la volont6 des hommes (ce qui 6tait d6ji pr6sent chez Machiavel), deux conceptions oppos6es allaient s'affronter, celle de Locke et celle de Rousseau, la premiere, donnant la premiere place au droit naturel, la seconde faisant surgir le droit de la volonti g6ndrale en faveur de laquelle chacun a abdiqud sa libert6 (8). On retrouve une alternative, entre une raison universelle et omnipotente, d'oii sont sortis les despotismes 6clairds et les dictatures po- pulaires, et une raison qui se confine dans la critique et, par libdralisme, laisse les plus forts 6craser les plus faibles.

Ces modernismes-lh ont prouv6 leur 6chec par les convulsions qu'ils n'ont pas su 6viter, m~me s'ils ne les ont pas provoqu6es. Qu'en reste-t-il? <Une critique, une destruction, un d6senchantement. Moins la construction d'un monde nouveau que la volont6 et l'all6gresse de d6truire les obstacles accu- mul6s sur le chemin de la raison >>. All6gresse que Touraine ne m6prise pas pour autant, en tant que <mouvement jubilatoire de lib6ration des indivi- dus >> (9).

Mais ce mouvement est-il une <<r6volution >> ? Oui, si l'auteur entend par lh un retournement radical, non si, fascin6 par la R6volution frangaise, il voit 1l un mouvement d'embl6e antagoniste et brusque. Il r6serve une place bien

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humble & Erasme qui avait tent~ de concilier christianisme et humanisme! Mais h supposer que l'influence d'Erasme lui-mAme ait 6t6 limit6e, ce qui reste h prouver, on ne peut le s~parer de tout le mouvement esth6tique qui caract6rise B nos yeux l'humanisme de la Renaissance et oj, dans le sillage du Quattrocento, le profane se male joyeusement au sacr6 en humanisant ce- lui-ci. Sur ce plan, l'alligorie repr~sentait un retournement du symbolisme

mndi6val, dans la mesure oii celui-ci, prenant les 8tres saints comme th~mes, cherchait h les signifier quitte h sacrifier toute tentative de ressemblance, alors que, maintenant les etres sacr6s, nymphes, dieux, saints et Dieu lui-mime sont pris comme figures pour exprimer des sentiments humains, fussent-ils d' adoration.

Il y avait lI un passage i peine conscient (10) du thdocentrisme i un anthropocentrisme qui allait conditionner des r6volutions plus voyantes. Hu- manisme qui allait donner aussi bien le <<jubilatoire >> Rabelais et son abbaye de ThAl1me, que le solitaire Montaigne sans qui Descartes n'aurait pas 6t6 possible. C'est le xvIIe sidcle tout entier qui est marqu6 par ce que l'on a appel6 <<l'humanisme d6v8t>> dont Saint Frangois de Salles est une des figures eccl6siastiques les plus marquantes. Et les j~suites participeront h leur manibre h l'6veil des < Lumibres >> par leur enseignement et par le rayonnement intel- lectuel de leur centre de Trdvoux (11) dont les Annales, puis le Dictionnaire allaient 8tre une source majeure de l'Encyclopddie. Ce sont, pour une bonne part, des membres du clerg6 A6clair>> qu'on vit si6ger h l' Assembl~e Natio- nale. La tolerance, cette vertu brandie par les <<philosophes >> coexistait dans l'Eglise avec d'apres interdits.

De tout cela, Touraine conviendrait sans doute, car il r6serve le terme de <<rupture>> B ce que Max Weber a mis en 6vidence du capitalisme calviniste. Rupture que notre esprit a trop tendance h rapprocher de celle qui r6sulta de la rdvocation de l'Edit de Nantes et des reactions qu'elle suscita, puis de celle qui suivit la Constitution civile du clergd. Essentiellement rupture de la soci6t6 avec le sacr6, la famille et les traditions de toutes sortes, par la vertu du calvinisme, elle consacre d'aprbs lui le triomphe de l'6thique rationnelle de <responsabilit6 >> sur les pouss~es charismatiques de l'6thique de conviction (Gesinnungsethik) (12).

C'est caricaturer la pens6e de Weber, alors que les racines de la Gesin- nungsethik se trouvent dans l'ascese rationnelle que les prophbtes juifs oppo- saient au d6cha"inement du ritualisme, voire des cultes orgiaques et que le type de cette Gesinnungsethik est dans la raison pratique de Kant. L'6thique de responsabilit6, toute rationnelle qu'elle soit dans son ajustement des moyens aux fins, est oblig6e de composer avec l'irrationalit6 de la violence. En fait, Weber, tiraill6 entre cette raison instrumentale qu'est la Zweckratio- nalitdit et le caractbre gratuit des valeurs, veut maintenir quelque chose de la raison pratique, sous la forme de la Wertrationalitiit (rationalit6 dans l'ordre des valeurs) qui conserve de Kant l'universalit6 de la normativit6 des valeurs pour ceux qui leur sont attaches, mais l'irriductibilit6 de chaque valeur i un systime unique (<polyth6isme des valeursA>>).

Ce pluralisme maintient le droit de cit6 aux religions (surtout les grandes religions: Weber n'aime pas beaucoup les religiosit6s de circonstances qui donnent satisfaction i des besoins mystiques). Mais la tension entre religion et raison va croissant avec l'dlimination mime de la magie qui avait sa ra- tionalit6 instrumentale propre (13), alors qu'une religion au sens propre de-

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mande <<le sacrifice de l'intellect>> m~me au thdologien qui tente de rationa- liser la pens~e religieuse. Le propre de l'intellectualisation moderne n'est done pas aux yeux de Weber dans l'6limination de la religion, mais dans ce qu'il a appeld le <<d6senchantement> (je pr6fbre <<exorcisation >>) du monde, c'est- a-dire dans l'6limination des puissances qui se mettent en travers du chemin qui mbne a la science et a la technique (14). Les religions peuvent, dans un monde moderne, conserver toute leur efficacit6 comme inspiratrices d'6thique, aussi bien que l'6thique peut survivre <s6cularis6e >>.

En fait, Weber lui-m~me n'employait pas indiff~remment les termes d'< exorcisation>> et de Asdcularisation >>, ce qui nuance le terme de <<rupture>> employ6 plus haut. L'exorcisation est l'6limination de la magie. Ce fut I'oeuvre du monoth6isme et en premier lieu du monoth6isme juif que de faire le premier pas dans cette voie, tout en 6tant limit6 par un ritualisme qui fr6lait la magie negative. Le christianisme marqua une seconde 6tape, par un affaiblissement du ritualisme, mais le catholicisme conserva les sacrements et surtout une vue optimiste du monde comme finalis6 par Dieu. Avec le calvinisme, I'exor- cisation (<<d6senchantement >>) interne de la religion est consomm6e, en m~me temps que le monde devient <<vide de sens >> (Sinnleere) sinon comme terrain pour l'action de l'homme qui, elle, a un sens.

Mais le protestantisme n'est pas pour autant s6culier (il admet la s6cula- risation de la science, du droit, de la politique...). C'est lorsque la motivation des agents 6conomiques protestants (et aussi catholiques) jusque 1l anim6s par une 6thique religieuse, devient la proie de l'utilitarisme, que l'on peut parler de s6cularisation de l'6conomie. Quant aux religions elles-m~mes - je parle maintenant en mon nom propre - elles sont, comme l'avait trbs bien vu Will Herberg (15) l'objet d'un mouvement de s6cularisation interne qui est la croissance de la place donnie a l'6thique et la diminution du nombre des r6f6rences a Dieu. A l'encontre de ce mouvement se sont 6lev~s des mou- vements irrationalistes, int6gristes ou mystiques: c'est a cette tendance que Weber est sensible dans sa Zwischenbetrachtung et dans ALa Vocation de sa- vantA en voyant les religions de plus en plus accul6es a l'irrationalisme. Sous des formes diverses, le d6bat est ouvert dans toutes les religions contempo- raines entre un tribut offert a la raison, avec le risque d'8tre tax6 de <mo- dernisteA et l'accentuation d'une irrationalit6 traditionaliste ou affective.

Au reste, si l'exorcisation du monde a 6t6, pour Weber, le fait des religions elles-m~mes, elle n'est pas pour lui leur apanage ALe progrbs scientifique est un fragment, le plus important il est vrai, de ce processus d'intellectualisation auquel nous sommes soumis depuis des mill6naires et qui conduit au <d6s- enchantementA (16). Et il 6numbre dans l'Avant-propos de l'Ethique prote- stante les divers plans, scientifique, esth6tiques, politique et 6conomique oji s'est d~roul6, a des moments successifs ce processus typique de la civilisation occidentale.

Ceci dit, Touraine a grandement raison en disant que Weber n'est pas thdoricien de la modernit6, mais d'une modernit6 particulibre, celle de l'Oc- cident capitaliste, de m~me qu'il ne se pr6tendait pas thdoricien de la ratio- nalitd, mais d'une rationalit6 particulibre, celle de l'Occident moderne (17), dont la vie sociale (y compris la vie culturelle) 6tait domin6e par le capita- lisme moderne. De ce fait, l'identification faite par certains entre modernit6 et rationalit6 se heurte au fait qu'il y a plusieurs types de modernit6 et plu- sieurs types de rationalit6 et que ce qui concerne notre civilisation domin6e

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par le capitalisme, est i l'intersection de deux ensembles de modernit6s et de rationalit6s qui la d6passent en vari6t6 et en extension. Cette modernit6 est caract6ris6e, selon Weber, par la pr6dominance intellectuelle de la science, par son application i la technique, et par l'impossibilit6 de passer discursi- vement de ces bases t l'6thique et A la religion et r6ciproquement. Science et technique permettent de privoir les cons6quences d'un acte, mais non point de les juger. L'6thique de responsabilit6 tire parti de ces pr6visions, mais ses d6cisions d6pendent encore des valeurs auxquelles on s'est attach6.

Une subjectivit6 de cet ordre trouve, selon Touraine, ses racines chez Saint Augustin dont les Confessions l'ont vivement impressionnd. OP chercher Dieu? Dans l'immensit6 de l'univers? Non, dans l'homme mime, ou plus pr6cis6ment dans son &me, au plus intime d'elle-m~me, rejetant la mondanitt et vidant de signification l'ordre rationnel qui semblait pr6sider au Cosmos. De 1 une subjectivation de la spiritualit6 que l'on retrouve chez Luther et B6rulle. On pourrait verser aussi au dossier l'Imitation de Jksus Christ (18), typique de ce qu'on a appel6 justement la devotio moderna, par opposition A la fois i l'asc6tisme hors du monde et i un ritualisme fortement appuy6 sur des traditions agraires, et qui eut une diffusion 6norme, avec un regain au tournant des deux derniers sibcles. Faisant, comme son nom l'indique, de l'assimilation de chacun au Christ l'unique pr6cepte, elle rejetait tout atta- chement non seulement au monde, mais m~me aux personnes.

De 1l on en vient & Pascal et au Jans6nisme, mais surtout i Descartes, chez qui Touraine voit un pr6curseur de la modernit6 qu'il espire, par l'ex- traordinaire affirmation de soi dans la rationalit6 de l'6vidence que repr6sente le Cogito. Mais elle s'accompagne d'un dualisme radical de la substance pen- sante et de la substance 6tendue, qui met A mal cette g6niale intuition (19) (qui devait soulever tant d'objections) : Je suis une chose qui pense >>. Mais Descartes prend soin d'affirmer la double appartenance de l'homme a chacune de ces substances, dont la jonction suscite les questions 6normes que souli~ve le Traitd des passions.

On peut s'6tonner de ce que tout cela se passe comme si Thomas d'Aquin n'avait pas exist6, ou plut6t il semble r6sorb6 dans cette pens6e, selon laquelle le monde, la soci6t6, I'homme seraient d'ordre divin. Rationalisme, certes, comme avait 6t6 celui d'Aristote, mais qui place la raison en Dieu et fait de celui-ci le garant m6tasocial - et m6tacosmique - de l'Ordre auquel il faut se soumettre. Simple oubli de la r6volution scolastique qui donnait t l'homme une raison i l'image de Dieu (ce qui ne fut pas accept6 sans lutte) en tentait de cr6er une th6ologie rationnelle permettant i l'homme de raisonner sur Dieu, fides quaerens intellectum? Ce qui faisait du r81e de th6ologien la situation la plus expos6e dans l'Eglise. Mais cette raison humano-divine n'avait rien i voir avec la subjectivit6 du Je: telle est sans doute la cause de cette omis-

sion.

La ligne de rupture devient ici probl6matique: il faudrait s'expliquer sur la frontibre, que je ne nie pas, entre le Droit naturel de Grotius et de Locke, et la morale naturelle dont l'Eglise se dit la gardienne, toujours au nom de la raison, morale naturelle qui permet, dans sa version thomiste, de r6sister t un pouvoir abusif. Mais est-ce bien le contreseing d'une puissance mdta-

sociale qui fait la diff6rence? Il semble bien que le droit comme la morale participent au vaste mais lent basculement vers l'anthropocentrisme. Dans l'es-

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prit des <Lumibres >>, c'est ddsormais dans le jeu de l'homme que la raison va 6tre l'atout.

A<Marx est moderne au plus haut point, car il d6finit la soci6t6 comme un produit de l'action humaine >> (20). Affirmer ainsi aujourd'hui la grandeur de la pensde de Marx n'est pas

seulement courageux, mais introduit une dimension qui n'avait gubre apparu jusqu'ici dans le livre, I'historicitd. Elle est aux yeux de Touraine un ingrd- dient indispensable de la modernitd. Elle n'implique pas l'historicisme, avec lequel Touraine avoue avoir flirtd, mais qu'il rdpudie parce qu'il fait porter i l'Histoire ce qu'il ddfinira comme la tache majeure du Je. En sorte que le

plaidoyer pour l'historicisme ressemble i un <<plaider coupable. L'historicisme commence avec l'idde selon laquelle le progrds n'est pas une loi objective comme celle du ddveloppement des &tres vivants et telle que des hommes comme Condorcet (et jusqu't un certain point seulement Auguste Comte) l'ont cru, mais un devoir-dtre, une tache qui est confide i l'humanitd. Inutile de dire que Hegel reprdsente de ce point de vue le sommet de l'historicisme.

Mais prdcisdment, son ddpassement de la socidtd civile, oi les individus ne peuvent que lutter les uns contre les autres ou dtablir des lois-conventions pour leur plus grand int6rat, par l'Etat souverain, seul ddpositaire des valeurs communes, prdpare des asservissements non moins alidnants que les despo- tismes combattus par les hommes des Lumidres. Il est essentiel aux yeux de Touraine, que l'histoire ait un sens, mais que ce sens soit voulu par ses acteurs et non imposd par une souverainetd flit-ce celle de l'Esprit Absolu. Marx fait un pas en avant dans le sens d'une action issue des rapports sociaux eux-m~mes, mais il manque de peu, avec la lutte des classes, une thdorie gdndrale des mouvements sociaux. Certes il a l'ambition de faire de la classe ouvribre non pas la porteuse des int6r~ts d'un groupement social particulier, mais celle qui ddcouvre dans ses int6r~ts m~mes la destination de la totalitd, mission qui rdpond au besoin social par excellence, mais mission combien dangereuse! Le marxisme aura le sort de tous les mouvements rdvolution- naires, celui d'engendrer des pouvoirs dictatoriaux, ce qui motive un <<adieu i la rdvolution (21).

Dans ces prises de position, Touraine se situe hors des deux modernitds, celle de la raison souveraine et celle de la raison libdrale. Ou plut8t, la raison libdrale, nous y sommes en plein, avec ses avantages et ses inconvdnients. S'il la refuse, il ne peut l'dviter et connait, sans peut-dtre assez y insister, ses consdquences que sont l'exploitation, le ch6mage, l'exclusion. Mais, pour l'avoir connue de pris t divers moments et sur tous les continents, c'est le totalitarisme qui est pour lui l'ennemi numdro un. Aussi privildgiera-t-il les critiques contre une modernitd de type holiste.

II. ALA MODERNITE EN CRISE

C'est maintenant que Touraine va soupeser les critiques caractdristiques que la modernitd subit depuis plus d'un siacle. Mais c'est aussi un examen de l'dtat de la modernitd, considdrde comme dtat de la civilisation. Cette dou- ble perspective trouble un peu le regard. Mais la pensde garde son unitd parce

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que les critiques de la modernit6 qu'examine Touraine ont vu juste au moins sur certains aspects. Si bien qu'il peut faire corps - et nous aussi avec la plupart de ces critiques qui mettent bien le doigt sur les plaies. Le ton en est donn6 par le premier chapitre, intitul6 <D6composition >.

Un v6ritable 6clatement de la modernit6 s'effectue en trois 6tapes, chacune d'elle pouvant 8tre illustr6e par une phrase du texte:

1) La modernit6 nous a jet6s au moins autant que dans la libert6 indi- viduelle, dans la soci6t6 et la culture de masse> (p. 111).

2) <L'6puisement de la modernit6 se transforme vite en sentiment d'une action qui n'accepte plus comme critbre que ceux de la rationalit6 instrumen- tale> (p. 113).

3) Aspiration < vivre dans un monde de recherche plus que de certi- tudes (p. 115).

La manifestation en est quatre AphasesA (je dirais plut8t quatre compo- santes). R6sistance au volontarisme. Opposition i la pr6pond6rance du mar- keting sur la production. R6ticences devant l'organisation. Revendication des identit6s naturelles et culturelles contre l'universalisation. Ces quatre compo- santes peuvent 8tre consid6rdes comme la combinaison de deux oppositions binaires qui semblent laisser un reliquat, celui de la rationalisation instrumen- tale, c'est i dire la technique, qui se trouve en fait li6e a chaque case, mais pas comme principe d'unit6 : c'est au contraire l'ind6termination de cette case qui fait de l'ensemble un systhme 6clat6 (22).

Tableau des composantes de la moderniti capitaliste

ETRE CHANGEMENT

INDIVIDUEL Vie Consommation

Rationalit6 instrumentale

COLLECTIF Nation Entreprise

Ce tableau donne une image assez remarquable de la logique de l'6cla- tement de la modernit6. La question est de savoir jusqu'a quel point ce sch6ma ne serait pas le meme qui dessinerait une vue syst6matique de la modernit6 telle qu'elle a 6t6 6voqu6e dans la premibre partie. Plut8t, en mettant

Rationalit6 Sujet Raison i la place de instrumentale

on inverse la dynamique de l'ensemble, ce que fera Touraine lui-mime (23). En attendant de pr6ciser le sens du rectangle de gauche, on remarquera que la modernit6 qui fait question n'est pas n'importe laquelle, mais cette ratio- nalit6 qui a pris la place dominante dans le capitalisme, a savoir la rationalit6 instrumentale autrement dit une rationalit6 a tout faire, non finalis6e et par 1L m~me, prete a viser les objectifs les plus sordides. (Peut-8tre efit-il 6t6

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L'AViNEMENT SOCIAL DU SUJET

sage de ne pas avoir l'air de jeter le discrddit, comme on le fait souvent, sur la rationalitd instrumentale, composante indispensable de toute modernitd, ce qu'avaient bien vu les Encyclopddistes en donnant la place qu'ils ont accordde, planches i l'appui, aux diverses techniques de leur temps).

De toute manibre, cette modernitd reste composite et il restera t ddmontrer que la relation entre le sujet et la raison unifie bien l'ensemble, ce dont semble douter Giddens qui congoit, lui aussi, quatre ensembles cohdrents, mais dis- socids entre eux, I'harmonie sociale ne pouvant 8tre obtenue que par une sdrie de jonctions bilatdrales (24). Mais l'dclatement de la modernitd fait aussi ap- paraitre son aspect positif:

<L'dclatement de la modernit6 en quatre morceaux rdpartis aux quatre points cardinaux de la vie sociale est aussi un quadruple mouvement de lib6ration : d'un c6td, l'affirmation d'Eros par Nietzche et par Freud contre la loi sociale et la moralisation; d'un deuxibme c6td, la mont6e des dieux nationaux resistant i l'uni- versalisme du march6 et de l'argent; d'un troisibme, la concentration des entre- prises et des empires industriels ou bancaires, seigneurs de la socidt6 industrielle, affirmant leur d~sir de conquite et de pouvoir au-dessus des froides recomman- dations des manuels de gestion; enfin, la rdvd1ation des d~sirs qui dchappent au contr81e social parce qu'ils ne sont plus associ6s i une position sociale >> (p. 171).

Compard aux pages qui le prdcident, ce passage r6vble une pleine ambi- valence, avec toutefois une balance nettement positive pour l'antimoralisme, une rdpulsion dominante A l'dgard de ce qu'est devenue la nation, une exal- tation de l'entreprise, mais pas en tant qu'empire, enfin un sentiment complexe i l'6gard de ce ph6nomhne si difficilement saisissable qu'est la consommation.

On pourrait &tre surpris que, dans une partie consacrde aux critiques de la modernitd, les contre-poussdes traditionalistes et intdgristes soient passdes sous silence. Sans doute Touraine les a-t-il trouvdes trop visibles pour qu'il soit la peine de les regarder. Toutefois, dans certains secteurs au moins, il faut avouer que l'acrimonie de certains anti-modernistes a mis en dvidence des tendances modernes qui, sans elles, n'auraient pas pris autant de relief. Ainsi, c'est l'anti-modernisme, et sa branche intdgriste qui ont cr66 la <<crise moderniste> (25) dans l'Eglise, A un moment oi il paraissait inadmissible i

un esprit <<clair > que les textes fondateurs du christianisme ne puissent pas 6tre soumis i la critique historique. Touraine a prdfdrd prendre ses critiques parmi des penseurs eux-m~mes modernes par quelque c6t6.

Curieusement, l'examen des critiques commence par la <<destruction du moi >. La chose peut paraitre d'autant plus dtonnante que Touraine utilise les adversaires de la modernitd pour ddcaper celle-ci et qu'on se demande s'il ne va pas jeter a bas son objectif final, le sujet. Mais la rdfdrence essentielle est freudienne, car pour Touraine, le Moi freudien est Aun ensemble d'iden- tifications sociales >> (26), interprdtation assez particulibre, gdndratrice de ma- lentendus ultdrieurs (27), mais qui donne un sens i la mise en avant du Nietzsche antisocial comme destructeur du moi. Si Touraine est opposd au Nietzsche ennemi des Droits de l'Homme, on le sent fascind par le Je qui surgit dans la volontd de puissance. Pourtant on est surpris de le voir faire participer A la m~me entreprise ce qu'il appelle avec quelque m6pris <<la so- ciologie fin de sidcle> (28) c'est-t-dire essentiellement celle de Durkheim sur laquelle il passe trbs rapidement. Celui-ci est appel6 en renfort, non parce qu'il ddtruirait le moi par l'emprise de la socidtd, mais parce qu'il met en

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6vidence l'antagonisme des d6sirs individuels et des contraintes de la soci6t6 moderne.

Plus proches de nous, Touraine, sous le titre ALes intellectuels contre la modernitd>, choisit Horckheimer et l'Ecole de Francfort d'une part, Marcuse d'autre part, pour d6velopper le thbme de l'ali6nation de l'individu non seu- lement par le systhme capitaliste, mais par la soci6t6 sous tous ses aspects, domination par le technicisme chez les premiers, d6sublimation r6pressive chez le second. Quant a Foucault qui est pour lui comme un frbre ennemi, il pr6fire d6velopper chez lui le thbme de l'omnipr6sente et insupportable discipline, plut6t que l'antihumanisme des Mots et les choses. On est surpris de ne trouver, dans ce choix de modernes anti-modernes, aucune rdfdrence a l'existentialisme (sinon une brive allusion k Sartre) qui, de Kierkegaard aux existentialistes chr6tiens frangais (29) - ou au moins francophones -, en passant par Heidegger allaient ravager litt6ralement le paysage philosophique occidental. De m~me le poids pes6 par Bergson sur la philosophie anti-intel- lectualiste est bien sous-estim6 : ce Bergson qui croyait au progrbs et a la science, mais leur demandait un <suppl6ment d'ame > (30) qu'un esprit ma- licieux rapprocherait de la quite du Sujet dans ses rapports avec la rationalitd.

Enfin, ALes sorties de la modernit6> analysent la situation actuelle oii l'6clatement, de partiel est devenu complet et se traduit, sur le plan intellectuel par ce que ses propres adeptes appellent hypermodernitC. L'6clatement a 6t6 diagnostiqu6 par la sociologie des organisations avec Daniel Bell, Michel Cro- zier, March et Simon. La rationalit6 organisatrice n'est plus que la rigidit6 d'un systime oppos6e a la strat6gie des acteurs. La soci6t6 elle-m~me n'est plus qu'un marchi dont on escompte, pour la forme, une autor6gulation, mais qui laisse en dehors d'elle des ghettos dont le nombre comme la masse s'ac- croft, en sorte que la gauche, jadis d6tentrice de la r6bellion de la masse des opprim6s contre une minorit6 oppressive, ne peut plus que d6fendre une s6rie de minoritds marginales, ce qui est beaucoup moins mobilisateur.

C'est sur ce terrain que fleurit la <postmodernit6 > que Touraine ne consi- dire pas comme une r6alit6, mais comme un faisceau d'id6ologies auxquelles il rbgle leur compte. Ici encore, le chiffre de quatre est a la base du classement. L'hypermodernit la modernit6 se d6truit elle-mime par Aune consomma- tion de plus en plus rapide de langages et de signes>> (p. 218). L'antimoder- nit~: complete s6paration entre l'instrumentalit6 et le sens > (p. 219) L'Ere du vide (Lipovetsky). Le post-historicisme: Le particularisme des cultures se replie sur lui-meme a la recherche d'une identit6 immobile. L'&re du mar- chi sur le plan culturel lui-m~me: il n'y a plus d'unit6 culturelle et seule la concurrence des gotts anime la crdativit6 esth6tique. Tout cela n'est pas faux a ses yeux, je dirais comme type id6al A> des d6bouch6s, djj a l'oeuvre, de la modernit6. Mais aucun de ces quatre modules ne rend pleinement compte des combats actuels et Touraine s'oppose a eux de toutes ses forces en tant que tendances n6gativistes et d6faitistes. Il pr6fire consid6rer la p6riode ac- tuelle comme un Aentre-deux> oi les forces de modernit6 un moment affai- blies sont susceptibles de r6g6n6ration.

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III. LE SUJET >

Jusqu'ici, Touraine analysait des id6ologies, des tendances, des situations. Il s'agissait de faire autant que possible, oeuvre objective, sans se priver, pour autant de juger, d'appr6cier et surtout de trier. Avec la troisibme partie, ALe Sujet>, qui fait a elle-seule la moitid de l'ouvrage, l'artiste travaille sans filet: il ne s'appuie plus qu'occasionnellement sur la pensde de tel ou tel. ALe SujetA, c'est, si je puis dire, du Touraine a l'6tat pur, posant des id6es et des normes conformes explicitement a ses aspirations. Aussi la discussion de cette partie va-t-elle prendre un tour nouveau: on ne se privera pas de demander des justifications a ce qui nous est pr6sent6 comme 6vidences normatives, ni d'6mettre ses propres jugements face a ceux de l'auteur. Une des particularit6s de la d6marche, ici, est que l'auteur travaille avec ses propres concepts, dont il nous donne rarement I'origine, soit que le sens en paraisse 6vident, soit qu'il les cr6e consciemment. La difficult6 est que la frontibre entre les deux est malais6e a tracer et qu'on regoit parfois sous la forme d'une 6vidence ce qui est en fait du crfi de l'auteur. Il suffit de le savoir pour ne pas se laisser dicter des significations qui nous sont en r6alit6 propos6es. Il en r6sulte que le sens m~me des concepts-cl6s d6pend des finalit6s de l'auteur.

Dans la r6conciliation entre la raison et le sujet, c'est a ce dernier qu'il importe avant tout de faire sa place, les exigences de la raison 6tant consi- d6r6es comme d6ja fort 6labor6es. (31) ALe Sujet, 6crit Touraine, est la vo- lonti d'un individu d'agir et d'etre reconnu comme acteur.>> (p. 242). Ce volontarisme s'oppose non seulement au primat du sujet connaissant, ce qui va permettre a Touraine de court-circuiter (A ses risques et p6rils) tout l'i- d6alisme allemand, mais encore a une 6thique des valeurs, si on entend par 1 des produits culturels auxquels le sujet serait tenu de se rattacher (32).

Dans cette perspective, Touraine reprend la triade individu, Sujet, acteur, non pour en faire une red6finition, mais pour la recentrer sur le Sujet. M~me si Touraine a exclu d'abord (Sociologie de l'action) le concept de sujet, sa conception de l'acteur, contrairement a celle de Parsons 6tait, avant tout, vou- loir inventif. Quant a l'individu, si le contenu de la notion le situe surtout dans la soci6t6, tout le mouvement des Droits de l'Homme le pose en position de r6volte contre tous les despotismes, fussent-ils 6clairds.

C'est ici qu'on peut mesurer l'importance que Touraine va donner a l'X<ori- gine religieuse du sujet>> (33). Paradoxe, parce que c'est un lieu commun de la sociologie que de donner une origine religieuse a l'ordre social, comme 616ment de l'ordre de la nature. L'individu s'affirmerait contre la religion pri- mitive, irrationnelle et collectivisante. Mais si Touraine s'oppose i un ordre transcendant, dont les Eglises sont des incarnations, il manifeste une certaine parentd avec l'esprit religieux, au moins dans certaines de ses formes. Il tend toutefois a remplacer la dualit6 individualit6/religion par une opposition reli- gion/Eglise qui ne tient pas mieux la route, car les Eglises sont de formes multiples. L'ecclesia (assembl6e de fidbles) ne saurait 8tre exclue de la tol6- rance tourainienne. De mame que toutes les religions ne sont pas dogmatiques, toutes les Eglises ne sont pas hi6rocratiques. Ce qu'il condamne, c'est l'au- toritarisme, la sacralisation et un totalitarisme socio-cosmique auxquels sont

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plus ou moins port~es celles des Eglises qui nous sont le plus familibres et non pas les 6glises au sens le plus g~n6ral que leur donnait l'&cole durkhei- mienne.

Nous avons eu un apergu des affinit~s qu'il voyait entre sujet et religion dans sa tendresse t l'6gard de Saint Augustin et de Descartes. Maintenant que nous avons assist6 au d~senchantement du monde, la religion elle-mime est d6chir6e entre l'ordre du sacrd et Aun principe non social de r6gulation des conduites humainesA (34). C'est dire que la question de la libert6 va 8tre au coeur m~me de l'esprit religieux et Touraine aurait pu d6velopper davantage cet aspect. Comme tout ce qui est religieux, la notion de pich6 peut prendre des formes antith6tiques: simple violation d'un tabou ou responsabilisation de l'homme aux prises avec le Mal, c'est i dire avec la souffrance, la mort et, d'une fagon plus g~n6rale, les forces auto-destructrices du cosmos (35).

Mais Touraine est sensible a l'aspect positif de l'esprit religieux, le sens de l'Autre, l'Amour :

SCe que nous appelons amour est la combinaison du d~sir qui est impersonnel, et de la reconnaissance de l'autre comme sujet. L'individu s'affirme comme sujet s'il combine le d6sir et l'empathie, sans jamais ceder i la tentation d'identifier l'un i l'autre, ce qui r6duirait le Je ' son presque contraire, le MoiA (p. 260). Or <<le christianisme, en particulier depuis le Sermon sur la Montagne,

lui a reconnu une importance centrale : il faut aimer le prochain comme cr6a- ture de Dieu, il faut aimer Dieu dans le prochain>> (36). Mais Touraine s6- cularise le pr6cepte en demandant d'aimer l'autre pour lui-meme, non comme cr6ature de Dieu, mais comme Sujet. S6cularisation qui peut aller jusqu'i en- lever tout caractbre religieux t l'Amour (A moins qu'on n'appelle religieux le pur Amour comme chez Martin Buber (37), mais qui se poursuit sur le registre religieux chez un Levinas, et conduit <<vers la reconnaissance de l'au- tre non pas comme objet de relation, mais au contraire comme distance infi- nie>(38). Et plus loin: : Levinas d~finit I'autre comme le visage, mais, A travers lui, il saisit l'infini au moment oii il en prend la responsabilit6, dit-il >>. Touraine, pour que nul ne s'y trompe, ajoute qu'il y a par 1E contemplation de Dieu i travers l'autre, ce qui r6tr6cit la perspective de Levinas pour qui la contemplation elle-mime doit 6tre d6pass6e, mais le fait sympathiser, sinon plus, avec une pens6e incontestablement religieuse, d'inspiration judaique. Ri- coeur introduit plus explicitement I'id6e de solidarit6 en prachant une politique reposant sur <<le droit de l'autre homme (p. 262) en se plagant sur un terrain indissociablement 6thique et religieux. Mais il appr6cie surtout chez Levinas la manibre dont il conduit une pens6e religieuse i 8tre victorieuse de toute tyrannie interne comme externe.

On est frapp6 de voir comment, i partir de points tris diffdrents, se produit une convergence sur Levinas de la part de Paul Ladriere et d'Alain Touraine. Le premier, prolongeant la riflexion de Mauss sur la notion de personne (39), va chercher dans la pensde thdologique sur la Trinit6 l'affinement du concept d'hupostasis (hypostase) qui d6signe les personnes divines, en tant qu'elles sont les termes des relations intra-divines et qui prendra tout son relief dans la personne du Christ. D'un point de vue strictement s6mantique, la Aper- sonneA humaine s'est model6e i partir de la ApersonneA du Christ dont la double nature se r6vi~le en une personne unique de mime que la dualitd tra- ditionnelle de la nature humaine va de pair avec l'unit6 de la personne. Dans cette perspective, la personne est sujet, ce que confirme l'homologie entre

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l'hupostasis et le subjectus latin, sujet prachant, sujet souffrant passion, sujet rddempteur, dans le cas de Jesus. Si le vocabulaire n'est pas le mime (Touraine n'aime pas le mot de <<personne >> qui le fait trop penser au personnage social) la rdalitd est la m~me du point de vue des relations, car la personne, pour Ladribre se r6vble dans le rapport i l'autre, et ce rapport ne se laisse pas enclore dans la r6ciprocitd : avec Levinas, il ouvre la relation, en sorte qu'8tre personne (ou sujet) c'est pouvoir aimer l'autre (en sentiments et en actes) sans besoin de r6ciprocitd. (40)

Notre parcours nous a montr6 la dimension 6thique du sujet, 6mergeant dans le rapport i l'Autre, l'Amour d6sintdress6 apparaissant au terme de ce mouvement vers l'Autre. Je ne craindrais pas de dire - et ici, je m'appuie sans doute plus sur Ladribre que sur Touraine - qu'est apparue la dimension ontologique du sujet. Dans une perspective faustienne, oii l'Action est au ddbut et par cons6quent oi &tre c'est agir, rdciproquement, poser le sujet comme agissant, c'est le faire 8tre fondamentalement (pourquoi affubler l'Etre d'un caractbre statique ?) D&s lors, le Sujet c'est l'8tre mame de l'homme, ce qui est au fondement de toutes ses appartenances (qualitds, propri6t6s, environ- nement). C'est le sub-jectus, ce qui est <<mis en dessous >, c'est A dire le fondement (41).

Et c'est 1I que se trouve l'articulation principale avec l'aspect religieux. Certes, ce fondement peut 8tre explicitement religieux, si on pose que Dieu nous a cr66s comme sujets, c'est h dire creatures, mais libres. Mais il est une autre ontologie, oji, ddpouillant pour un moment l'Etre de sa majuscule, nous revenons h la signification verbale du mot et l'8tre, c'est le fait d'&tre que nous attribuons i tout ce qui agit. Nous le retrouvons dans tous les autres, comme en nous-m~mes dans notre action parmi les autres. C'est alors que, reconnaissant ce qu'a d'extraordinaire, dans un monde mdcanisd (ou infor- matis6) cet <<tre> qui veut dire <<vouloir librementA>>, nous lui restituons la majuscule A cause de son iminente dignitd comme dirait Kant et le sentiment qui s'adresse i cet Etre (qui n'a pas n~cessairement l'unit6 du Dieu du mono- th6isme) est bien peu diffdrent du sentiment religieux.

Ici se trouve sans doute un point de discussion: cet Etre est ce qu'il y a de commun i tous les hommes, la Persinlichkeit kantienne, cette humanitd (au sens de qualitd d'homme) qui est l'homme nouminal que pricis6ment Touraine refuse au profit de l'ind6finie vari6t6 des hommes du monde ph6- nomdnal, irrdductibles les uns aux autres et tels que, dans l'alter ego, c'est l'alter qui est substantif et ego, pr6dicat (du moins est-ce ainsi que j'interprkte Touraine). Mais faut-il qu'une opposition kantienne (que j'interprite du reste diffdremment) permette de trancher le neud gordien de l'alter ego qui reste paradoxal dans les termes. Si un seul mot vaut pour tous ceux qui disent <<Je> en s'affirmant, n'est-ce pas qu'ils ont en commun pricis6ment cette possibilit6 qui leur permet de se dire 6gaux parce que semblables par leur caractbre humain. Et comment pourrait-on 6noncer les Droits de l'Homme s'il n'y avait, i travers l'6quivalence des personnes (voili oi je voulais r6- introduire la notion de personne) (42) une humanite g6n6riquement commune ?

D'un c6t6 l'alt6rit6, dans l'infini respect qui lui est di, de l'autre cette 6quivalence qui, mame si elle n'est pas prise comme essence, semble fonder d'un point de vue 6thique la reconnaissance i l'dgalit6 des droits et l'attente

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de solidaritd. Entre les deux, la relation sociale qui semble irr6ductible h l'une comme h l'autre.

C'est pourquoi le chapitre ALe sujet comme mouvement social>> a une telle importance aux yeux de l'auteur. En effet, non seulement il le rambne vers un des termes centraux de sa pens6e, mais encore il restitue au sujet une dimension qui dtait restde dans la marge. ALe sujet n'existe que comme mouvement social>> (43). Jusqu'ici, Touraine nous avait habituds h consid6rer les mouvements sociaux comme des ensembles sociaux agissants. A ce titre, ils pouvaient prendre le titre de A sujets collectifs >>. Ici, la pensde franchit un pas (44): le mouvement social n'est pas d'abord un ensemble concret, animd par un mouvement, mais ce mouvement lui-mime, dont le sidge peut 6tre le sujet individuel aussi bien que le sujet collectif. Or, d'une manidre un peu surprenante, ce sur quoi Touraine insiste, c'est essentiellement sur la lutte que le sujet mine contre les collectivit6s qui l'enserrent:

<L'individu ne devient sujet en s'arrachant au Soi que s'il s'oppose h une logique de domination sociale au nom d'une logique de la libertd, de la libre production de soi.>> (45) A premidre vue, on pourrait parler d'un mouvement anti-social, si on don-

nait h A social >> son sens durkheimien. Mais on retrouve vite les mouvements sociaux auxquels le sujet individuel est amend h participer dans une commune opposition aux ddtenteurs de l'autoritd et une commune poursuite de reven- dications.

Mais justement, Touraine qui a d6ji fait la distinction entre la lutte des classes et le mouvement ouvrier (46) comme celle d'un antagonisme n6 de conditions objectives, ayant secrdtd des organisations, les syndicats, et la vo- lontd commune s'exprimant dans l'action ouvridre au-dehors du syndicalisme aussi bien que par lui, met en relief l'aspect spontand et multiforme des mou- vements sociaux, ddbordant les organisations et leurs appareils. Or si la << so- cidtd industrielle>> favorisait le passage des mouvements aux organisations, la socidtd actuelle dans les pays occidentaux et qu'il appelle <socidtd pro- grammde> est un cadre dans lequel Sujets et mouvements sociaux peuvent trouver tout leur sens.

La socitdt programmde est en un sens celle oii les industries de la culture jouent un r61e dominant. C'est aussi et par 1l mdme la socidtd oi la contrainte dconomique chde le pas i un exercice de l'autoritd reposant sur la prdvision des rdactions des individus, particulidrement dans leurs activitds de consom- mation (au sens large). L'enjeu de la lutte n'est plus, dis lors la conquite de valeurs ddfinies en commun (richesse, commandement), mais la possibilitd d'~6chapper t l'emprise doucereuse des programmes que chacun est censd sui- vre. L'autoritd, pour &tre moins brutale, apparait dans son essence qui est la ddtermination par en haut des comportements des individus. L'inspiration est ici anti-technocratique, et anti-autoritaire.

Cela ne va pas sans probldme, car si tout sujet individuel s'oppose natu- rellement h une tutelle collective, comment feront ces mouvements sociaux pour ne pas reconstituer une instance tutdlaire ? Concrdtement un mouvement social, dans sa lutte m~me pour la libertd, rencontre des problimes d'organi- sation et de pouvoir interne. Allons plus loin, il y a chez Touraine une am- biguitd fondamentale. D'une part, il donne au Je mission de lutter contre toutes les oppressions. Mais oP commence l'oppression ? A lire certains passages, il semblerait que toute institution, toute norme sociale, toute valeur mime soit

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oppressive. Il semblerait que l'Etat soit oppressif t l'6gard de la soci6t6 civile, puis que le Sujet alikne sa libert6 s'il a pour but le bien-8tre de cette mime socidtd civile (47). Mais alors pourquoi ne pas en dire autant de le commune, de l'entreprise, de l'organisation qui coordonne le mouvement social ? Et pour- tant, Touraine reproche au lib6ralisme l'abandon de tout principe d'organisa- tion (48). Aussi est-on quelque peu inquiet de ne pas voir poser la question de l'exercice des responsabilit6s dans une telle soci6t6. La programmation s'effectuant ? tous les 6chelons, on voit mal comment sortir du dilemme soit de renoncer t la soci6t6 programmie, ce qui va t l'encontre du modernisme de Touraine, soit d'une participation i la programmation, selon un mode qui ne soit pas celui d'une dictature camoufl6e.

C'est dans le prolongement du caractbre social du Sujet qu'il proclame ALe Je n'est pas Moi>>: Touraine consacre le plus long de ses chapitres t

renforcer cette opposition. Mais ici une nouvelle ambigui't6 nous attend. D'une part, pour comprendre cet acharnement, il faut repartir du sch6ma << freudien >> dvoqu6 plus haut, oi le Moi est <d6fini par l'intdriorisation des normes so- cialesA (49) (p. 141). Or celle-ci se fait de multiples manibres. On a voulu identifier le sujet et la raison. On a aussi voulu l'identifier i la libert6 sociale, celle du lib6ralisme, puis t la Self-identity, et chaque fois on a rencontr6 en r~alit6 un modile social. ALe Moi, qui fut la presence de l'ame, c'est i dire de Dieu, est devenu un ensemble de r61es sociauxA (50). Mais l'6clatement de ces r81es comme totalit6 fait en m0me temps 6clater le Moi. Ainsi :

<L'id6e que le Soi et le sujet se s~parent de plus en plus, que l'identit6, associde au Soi, et le Je s'opposent, ce qui d~truit ce qu'on a appel6, d'un terme vague, la personnalit6, n'impose pas une interpr6tation radicale, mais elle r6agit nettement contre toutes les tentatives faites pour placer l'individu et la societ6, le sujet et les r61es sociaux en r6ciprocit6 de perspective > (51). Autrement dit, le sujet aura

. se ddgager de la <personnalit6> des psy-

chologues sociaux qui est plus un carrefour de ddterminations sociales qu'un centre d'action, celles-lE 6tant cens6es expliquer celui-ci. Mais l'6clatement de ces r61es comme totalit6 fait en mime temps dclater le Moi.

La lecture de Mead permet, par une identification du Moi et du Soi, de les opposer clairement au Je. Ici, le Moi a pris un second sens, un sens rd- flexif. Pour Mead, il s'agit de la conscience de soi, obtenue par le ddtour d'autrui, mais nullement de la norme sociale s'imposant au Je. On peut dire que le Moi est ainsi l'objectivation du Je, pour ne pas dire, au moins en maintes circonstances, son centre d'int6r~t. Au contraire, comme centre d'action, comme mouvement social, le sujet est absorbd dans sa lutte. Il peut avoir un ddsir du Moi, mais ne se contemple pas lui-m0me en tant que Moi. C'est en ce sens, sans doute, que le Sujet <n'est pas l'individu dans sa par- ticularitdA (52) ce qui semblerait contredire le choix de l'individu-ph~nomine, dvoqud plus haut. Ici aussi, la notion de Apersonne peut &tre un pibge, celui dans lequel sont tomb6s les personnalistes communautaires, critiquant la dis- persion des individus pour retrouver toujours des ApersonnesA unies en communautds qui risquent d'&tre les facettes d'un miroir se renvoyant mu- tuellement leurs images.

Le terrain sur lequel se place Touraine montre bien que son objectif n'est pas l'dgo'sme gdndralisd. Le mot n'est pas prononcd, mais son Sujet libdrd est gendreux. Et paradoxalement, il va retrouver un des thbmes chers au per- sonnalisme qu'il tient pourtant

. distance, celui de l'engagement: l'engage-

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ment amoureux, lorsque la reconnaissance de l'autre va au-deli du d6sir, <l'engagement du sujet dans l'entreprise >> (53) et mime l'engagement natio- nal, malgr6 toutes ses d6formations possibles. On retrouve ici, dans le dd- vouement inconditionnel, les notes religieuses que Touraine avait fait rdsonner A propos de l'ime. Aussi mouvements en sens oppos6 d'engagement et de d6gagement sont les thbmes memes de l'6thique qui Aest l'application d'un principe moral non social, A des situations cr66es par l'activit6 sociale (54). Mais ce que Touraine appelle non-social est malgrd tout relation i autrui et c'est 1t que l'on retrouve le mouvement social dans le sens concret du terme. ASans ce passage au mouvement social, le sujet risque de se dissoudre dans l'individualit6> (55). La tension entre l'engagement et le d6gagement, on le voit, est trbs forte et est au nceud m~me de l'6thique: i chaque instant le sujet c6toie l'individualisme, mais dans sa g6ndrosit6 m~me, il risque de se laisser prendre aux chausse-trappes de la collectivit6.

Aussi, aprbs avoir insist6 surtout sur des oppositions souvent assez ten- dues, semblant par moment mettre le Sujet tout entier dans son opposition i

une collectivit6 support de la rationalit6, au point qu'on pouvait se demander si le rapprochement entre les deux termes n'6tait pas simplement celui du combat corps A corps, il prend conscience de ce que le Sujet a une double face

AMais la d6fense du Sujet ne se r6duit pas i l'affirmation active de sa libert6; elle s'appuie aussi sur ce qui r6siste au pouvoir des appareils de production et d'administration (56). Qu'est-ce A dire? Non, le sujet ne pactise pas avec les A appareils >. Mais

il n'est ni mat6riellement ni culturellement d6sincarn6. Aussi sa lib6ration va- t-elle consister le plus visiblement A d6fendre son m6tier, sa nation, sa religion. La notion de communaut A reprend un sens positif lorsqu'elle exprime t la fois le consensus des sujets qui la composent et la base charnelle sur laquelle ils se construisent (57). Les traditions memes, contre lesquelles ont dO lutter les Lumibres peuvent devenir un point d'ancrage pour une lutte lib6ratrice, lorsque les Grandes Puissances croient devoir imposer leur rationalit6 t des peuples qui ne peuvent se moderniser que par une fidl61it6.

ALa d6finition de la modernit6 comme triomphe de l'universel sur le parti- culier devrait appartenir au pass6. Les pays qui ont jou6 un r61e 6minent dans la cr6ation de la modernit6 ont eu tendance A s'identifier i une forme ou i une autre d'universalisme (...). Ne doivent triompher ni les pr6tentions au monopole de l'uni- versalit6, ni les revendications d'une sp6cificit6 absolue, d'une insurmontable dif- f6rence avec tous les autres. La rationalisation est li6e i l'6mergence d'un sujet qui est faith la fois de libert6 revendiqu6e et d'histoire personnelle et collective affirm6e. >>(58) (p. 349-350). Ici encore, on se demande si Touraine met de l'eau dans son vin ou, se

plagant dans la situation historique des peuples ex-colonis6s, il ne situe pas leur modernisation i un stade d6pass6 par la fameuse soci6td programm6e >. Mais la mime question se pose h propos du mouvement 6cologiste, dont les racines naturistes et archaisantes pourraient faire reculer un fiddle de la mo- dernit6. Touraine se tire de son ambivalence h l'6gard d'un tel mouvement en y trouvant une prdoccupation de l'homme pour son environnement que peuvent fort bien assimiler des modes de pens6e rationnelle et meme scien- tifique. Reste t savoir si la force politique actuelle des A6colosA n'est pas faite d'une accumulation de refus, souvent inconciliables entre eux et reposant sur des int6r&ts essentiellement particuliers, si on en excepte les grands mythes

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L'AVENEMENT SOCIAL DU SUJET

de 1'<effet de serre>> et de la Acouche d'ozone>>. Mais on peut voir se dessiner derribre des mots d'ordre parfois infantiles, la recherche de nouvelles formes d'action politique.

C'est pourquoi la question de la modernitd implique celle de la ddmocratie. Touraine en fait une esquisse assez sommaire. Mais ce qui frappe tout d'abord c'est que la ddmocratie qui se prdsentait d'abord comme souverainetd du peu- pie est passde h la ddfensive et met l'accent sur la ddfense des droits de l'individu et des minoritds. Mais il n'est pas question d'en arriver h des isolats individuels: la citoyennett suppose une certaine <6galit6 des conditions >> et une << conscience nationale >> qui implique une <int6gration politique >> (59) par opposition i une fragmentation, (ethnique ou autre). L'emploi de termes qui sont affectds ailleurs d'une connotation ndgative montre que Touraine frle ici le precipice de la <soci6td>> dont il ne veut h aucun prix. Le critbre dif- fdrenciateur est le refus d'une intdgration de type parsonien par des <<valeurs communes >>. La ddmocratie sera pluraliste, ou elle ne sera pas :

<<Etre citoyen, c'est se sentir responsable du bon fonctionnement des institu- tions qui respectent les droits de l'homme et permettent une repr6sentation des id6es et des int&Arts.>> (ibid). C'est dvidement insdparable de la rdprisentativit6. Or celle-ci varie entre

deux p61es, celui oi les partis et leurs dirigeants ddfinissent des positions entre lesquelles les citoyens sont sommds de choisir et celle oi les partis expriment les aspirations des citoyens. Encore faut-il, fait remarquer Touraine, que les int6r~ts ou les iddes soient repr~sentables c'est h dire engendrent des choix politiques d6fendables.

On peut regretter qu'ici, I'inspiration de l'auteur s'essoufle. II aurait pu montrer que la repr6sentativit6 porte en elle-m~me les germes des contradic- tions qui, tris souvent, vont la d6chirer, ce que Rousseau avait bien vu dans l'opposition-identification souverain-sujet. C'est le talon d'Achille de toute d6mocratie, car elle tend

. d6river soit dans les controverses et les compromis

entre des int6r~ts particuliers, soit 8tre une d6mission entre les mains de sp6- cialistes de la politique, chacun continuant h cultiver son champ, soit encore prendre la forme que Weber donne au charisme >> des leaders (Fiihrers), por- tds par l'enthousiasme populaire (60), au mime titre que les prophites (61). Si la reprdsentativitd a un sens, ce n'est pas seulement comme un mdcanisme qui reproduirait les traits essentiels des aspirations des repr6sentds. C'est une relation entre repr~sentants et reprdsentds qui peut prendre des visages mul- tiples dont ceux que nous avons esquissds. Touraine acceptera-t-il le modile du reprdsentant-citoyen, en dialogue avec ses mandants, cherchant dans une ddmarche mafeutique h leur faire formuler les objectifs sociaux qui seront <<reprdsentables>> sur la schne politique, et responsable h la fois devant eux et devant la nation ? (62)

La ddmocratie de Touraine est proche parente de celle de Habermas. Comme elle, elle refuse le libdralisme absolu qui n'est que la loi de la jungle. Comme elle, elle cherche h articuler l'universalisme des <Lumibres sur l'au- tonomie des individus. Comme elle enfin, elle donne h la communication un r81e majeur. Mais Habermas part des particularitds culturelles (Volksgeist) pour arriver h l'universalitd et h l'exp6rience du Amonde vdcu >> (Lebenswelt) pour former l'individualit6, deux ddmarches tris allemandes que Touraine ne suit pas. En revanche, il reprend la notion d'<espace public>>, essentielle i la li- bertd des iddes et celle de <personnalitd ddmocratique >>, contre-pied de la

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<cpersonnalit6 autoritaire> d'Adorno. R6sumant la d6mocratisation comme processus et comme action, il interroge avec conviction:

ASommes-nous incapables de nous garder a la fois contre les mirages d'un lib6ralisme qui profite au centre plus qu'a la p6riph6rie, et contre le danger mortel d'un pouvoir r6volutionnaire ou nationaliste qui substitue ses int6rits h ceux du peuple dont il s'est rendu maitre ? A (p. 398)

ALa r6ponse pr6cise qu'apporte ce livre est que la raison et le Sujet, qui peuvent en effet devenir 6trangers ou hostiles l'un h l'autre, peuvent aussi s'unir et que l'agent de cette union est le mouvement social, c'est i dire la transformation de la d6fense personnelle et culturelle du Sujet en action collective, dirig6e contre le pouvoir qui soumet la raison h ses int6r&ts (p. 430). Je crois bien comprendre que Touraine n'implique pas ici que tout pouvoir

soumet la raison i ses int6rits, mais qu'il combattra ceux des pouvoirs qui le font. Mais il y a tant de pouvoirs qui le font... !

Touraine d6bouche-t-il vraiment sur une r6conciliation de la rationalit6 et de la subjectivitd, en politique d'abord, naturellement, mais aussi en dthique, en droit, meme en art? Je ne dis pas en religion qui semble lui apparaitre tout entibre de ce second c6td. Il nous avait pr6venus : ce ne serait pas un m6nage paisible et la tension y cotoierait toujours l'entente. Je le caricaturerai h peine en disant que, fondamentalement orient6 contre l'autoritd, le Sujet tourainien est amend a n6gocier des compromis avec la raison sans laquelle on ne peut vivre socialement, avec la soci6t6-nation charg6e souvent d'une libdration vicariante, avec la tradition culturelle, rempart de l'identit6, avec la religion, a la fois sous son aspect identitaire, et dans son appel a la libertd humaine et au sacrifice.

Mieux vaut la paix que la guerre et je suis tris heureux des multiples pistes qui se trouvent ainsi ouvertes a la recherche sur des accords concrets entre le Sujet et la raison. Mais la question 6tait-elle clairement pos6e au d6part ? Car les hommes des ALumibres A, s'ils consid6raient la bienfaisance individuelle ou collective, ne remplaCaient pas pour autant a la tdte de l'dthique sociale Dieu par la soci6td. Mdme Durkheim eut beaucoup de dif- ficult6s a faire admettre sa conception normative de la soci6td. La morale et le droit naturel pouvaient &tre accessibles par la raison, consid6r6e jusque hi comme faculti individuelle, identique, certes comme le fait d'avoir une bouche et deux yeux avec toutes les variantes que cela autorise. L'assimilation du sp6cifique au collectif est un vice sp6cifiquement sociologique chaque fois que le mental est en cause. Nos aieux, Kant en particulier, en 6taient exempts.

Or, aprds Descartes, Kant est le grand promoteur du Sujet, ins6parablement individuel et identique dans son fondement. L'autonomie de la volont6, chez Kant, n'est pas de la plaisanterie et, pour lui, c'est chacun de nous qui trouve en lui-m~me de quoi 16gif6rer sur son action. Aprbs lui, Fichte, promoteur de la r6sistance allemande, verra le Sujet s'affirmer dans l'acte volontaire. Mais pourquoi s'abriter derribre Kant et Fichte si, comme je l'ai fait remarquer, le fait d'une commune humanitd est incontournable, sauf peut-dtre par la <<brute blonde A que Nietzsche se complait a dvoquer dans la Gin~alogie de la morale.

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Puisqu'on nous a parl6 de Freud, il y a belle lurette que, pour lui, chacun raisonne A sa manibre et que la Arationalisation >> est une pseudo-objectivation.

La question est beaucoup plus clairement pos6e, lorsque Touraine oppose rationalisation et subjectivation. C'est encore i Freud que nous revenons, en disant que c'est lui qui a jou6 le r81e essentiel pour faire admettre que toute connaissance rationnelle de la conduite humaine devait passer par l'ex- ploration de cette hyper-subjectivit6 que constitue l'inconscient. Si nous vou- Ions notre bonheur et celui de nos semblables, notre d6marche est de combattre avec eux les fl6aux sociaux 6vidents. Le Sujet n'aura rien a se reprocher a chercher avec eux des solutions raisonnables c'est a dire faisant appel i toutes les ressources de la raison instrumentale, consid6r6e non comme facult6 uni- forme, mais comme capacit6 d'argumenter pour en arriver a une entente b6- ndfique.

Si, passant a l'offensive, on veut faire oeuvre historique, il ne faudra pas oublier cette vertu cardinale des <Lumibres >, la Tol6rance, seule capable de r6unir pluralisme et harmonie (sans, bien entendu oublier les limites de l'i- nadmissible, ce qui demanderait a &tre cern6 de trbs pris). La tol6rance fait partie de la rationalit6 a un double titre : d'une part elle reconnait la subjec- tivit6 d'autrui, d'autre part elle avoue qu'a raisonner, on puisse emprunter des chemins divergents. LA oi subjectivit6 et rationalit6 vont devoir absolu- ment se joindre, c'est dans l'organisation. Encore un de ces mots qu'affec- tionnait le tournant du xvIIIe et du

xlxe sibcles, d6signant d'abord I'unit6 fonctionnelle des organismes individuels, puis, lanc6 par le saint-simonisme pour contrer le d6veloppement anarchique tant du pouvoir politique que de l'industrie.

Mais c'est l1 que nous attend une ultime difficult6: qui est le Sujet? Dans toute organisation (priv6e ou 6tatique) le Sujet apparait deux fois, d'a- bord - et c'est sur ce point que Touraine a insist6 - comme domino luttant contre sa servitude, mais aussi comme dirigeant aux divers niveaux de la hidrarchie et ayant a rendre compte de ses d6cisions a la fois pour la marche de l'entreprise, mais aussi comme capable d'6tablir un modus vivendi accep- table par ceux qui sont sous ses ordres. Dans ces trois r61es, le sujet est Amouvement social>> et peut g6ndrer des Mouvements sociaux. Souhaitons- leur bon vent!

Frangois-Andr6 ISAMBERT EHESS, Paris

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NOTES

(1) P. ex. J. HABERMAS, Le Discours philosophique de la modernitd, trad. Paris, Gallimard, 1988, J.F. LYOTARD, La Condition post-moderne, Paris, Ed. de Minuit, 1979, J. Le RIDER et G. RAULET, 6d. Verabschiedung der (Post-)Moderne ? Tiubingen, Gunther Narr, 1987, D. HER- VIEU-LEGER et F. CHAMPION, Vers un nouveau christianisme ? Paris, ED. du Cerf, 1986 A. GID- DENS, The Consequence of Modernity, Stanford, Stanford U.P.1990, etc. Rappelons que J. S6guy a dirig6 pendant plusieurs ann6es une Recherche Coop6rative sur Programme du CNRS sur le thbme: << Religion et modernit6 >> et que P. Ladribre a 6crit plusieurs articles sur la modernit6 chez M. Weber, dont <<La fonction rationalisatrice de l'6thique religieuse dans la thdorie w6b6- rienne de la modernit6>>, ASSR, 61.1, 1986, p. 105-126. Quant B J.L. VIEILLARD-BARON, il publie sous le nom de Philosophie de la modernitu une suite d'articles de SIMMEL

oi1 le mot

de <<modernit6 >> n'est jamais prononc6. (2) J. BAUDRILLARD, Art. << Modernit6 >>, Encyclopaedia universalis, 1971.

(3) Paris, La D6couverte 1991. (4) P. 17. (5) Le titre de cette premiere partie est <<La modernit6 triomphante >>. On comprendra en

nous lisant, qu'il serait vain de chercher ici, en quelque lieu ou en quelque 6poque, un v6ritable triomphe de la modernit6, mais celle-ci se sent triomphante.

(6) On trouve le mot pour la premiere fois en 1857 chez Th6ophile Gauthier, dans un contexte esth6tique; et curieusement, dans la c616bre << Querelle des Anciens et des Modernes >>, c'est chez les premiers que nous trouvons souvent les positions que nous serions tent6s de qua- lifier de << modernes>>. Ainsi, le Pr6sident, d6fenseur des Anciens parle d'une <<morale proprement humaine >>, antdrieure au christianisme des Modernes. (Ch. PERRAULT, Paralldle des Anciens et des Modernes, Vol. 4).

(7) P. 25. (8) N'oublions pas que Locke avait lui aussi envisag6 i la racine de la soci6t6 politique

un << pacte >> par lequel chacun abdiquait de son droit B se rendre justice pour le confier A la puissance publique, d6tentrice d6sormais des lois et du pouvoir de les faire appliquer par la force.

(9) P. 47-48. (10) Luther vitup6rait cette profanation. (11) Capitale de la principaut6 des Dombes, alors ind6pendante de la couronne de France. (12) Je dis ailleurs (article i para"itre dans l'Annie sociologique) le contresens qu'a constitu6

la traduction par <<6thique de conviction >>, alors qu'il s'agit tout bonnement d'6thique d'intention. (13) Essais sur la thdorie de la science, p. 336.

(14) Le Savant et le politique, p. 78.

(15) Protestant, Catholic, Jew, 1950, nlle 6d. Garden City, NY, Anchor, 1960; cf. le ch. XI de De la Religion i l'Ethique.

(16) Le Savant et le politique, p. 77-78.

(17) L'dthique protestante, p. 24.

(18) Attribu6e i Thomas KEMPIS et compos6e au milieu du XVe si~cle.

(19) C'est moi qui attribue le qualificatif. Pris au pied de la lettre, l'6nonc6 engendre un monisme non r6ductionniste.

(20) P. 101. (21) P. 106. (22) En condensant les donn6es des tableaux des p. 120 et 124. (23) D'aprbs les tableaux des pages 124 et 255. (24) A. GIDDENS The Consequences of Modernity, Cambridge, Polity Press, 1990.

(25) Cf. E. POULAT, Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste, Tournai, Cas- terman, 1962.

(26) P. 145.

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(27) Pour Freud, le Moi est essentiellement un compromis entre le 'a et le Surmoi. C'est Lacan qui devait insister sur la fusion de l'identit6 du Moi et des identit6s sociales.

(28) P. 153.

(29) Gabriel MARCEL, Nicolas BERDIAEF, sans compter la parent6 avec les personnalistes chr6tiens dont il sera question plus loin.

(30) Cf. Les Deux sources de la morale et de la religion.

(31) Le caractbre plurivoque de la raison est pourtant un thbme contemporain de discussion, dont Le Monde s'est fait l'6cho durant tout un 6td.

(32) Il est amusant de voir que Touraine, sur ce point, se rapproche singuli~rement du Gurvitch de Morale thdorique et science des meurs (1937) qui voit dans la morale une sdrie de r6voltes en cha"ine, le dernier degr6 6tant la r6volte de la volont6 cr6atrice contre les valeurs toutes faites (mais c'est pour cr6er de nouvelles valeurs). Si les sciences sociales ont r6duit le r81e des valeurs A celui de variables culturelles, il n'en est pas de m~me du philosophe des valeurs par excellence qu'est Max SCHELER et mime chez Max WEBER pour qui les valeurs font partie de la culture, l'individu choisit par son g6nie propre dans le vaste 6ventail qui lui est propos6.

(33) P. 248 et suiv.

(34) P. 249.

(35) Sur les rapports entre mal physique, mal moral et p6ch6, cf. P. RIC(EUR, Finitude et culpabilitY, l"re 6d. 1950, 2e 6d. Paris, Aubier, 1985.

(36) L'opinion commune met l'expression <aime le prochain comme toi-m~me> dans le Sermon sur la montagne. Elle ne s'y trouve pas, mais dans le L6vitique (19 18) et dans l'Evangile de Luc, J6sus fait rappeler cette parole de l'Ecriture i un de ses interlocuteurs. C'est done dans la tradition juive qu'il faut chercher l'origine de ce pr6cepte. Le Sermon sur la montagne fait un pas de plus en commandant d'aimer ses ennemis.

(37) Le Je et le Tu, Paris, Aubier, trad. de l'allemand, 1938.

(38) P. 261.

(39) Touraine n'aime pas la notion de Apersonne qui 6voque pour lui le personnage social. I1 ne faut tout de meme pas oublier que le mot Apersonne > a ouvert la voie au Sujet (cf. supra Je et Tu de BUBER). Et si on peut d6plorer que le personnalisme chr6tien se soit embourb6 dans le communautarisme de Tinnies, allant jusqu'i 6mettre des r6serves sur les Droits de l'Homme, il est temps de rendre i Apersonne > un sens plus pur que ne d6savouerait sans doute pas Touraine.

(40) Cf. P. LADRIERE, ALa notion de personne, h6ritibre d'une longue tradition>>, in S. NOVAES 6d. Biomidecine et devenir de la personne, Paris, Seuil, 1991, p. 27-85. Il est B re- marquer que cet amour d6sint6ress6 s'exprimait par la notion d'agaph que Luc Boltanski a reprise du thdologien Nygren (Eros et Agap&, 3 vol. 1930-1936). Cf. L. BOLTANSKI, L'Amour et la Justice comme compdtences, Paris, M6tailid, 1990.

(41) HUSSERL, dans Idles II, d6gage d'abord le <Je purA>>, pour en arriver i toutes les particularit6s et appartenances qui forment autour de ce noyau, une personne. Ces particularit6s sont n6cessaires pour la communication entre personnes qui constituent la communaute des personnes.

(42) Telle que Husserl la d6veloppe dans Iddes II.

(43) P. 273.

(44) L'id6e 6mise ici 6tait d6j~i pr6sente dans Le Retour de l'acteur et m~me dans la So- ciologie de l'action, mais la formulation n'en avait jamais 6t6 aussi explicite.

(45) P. 271.

(46) A. TOURAINE, M. WIEVIORKA, F. DUBET, Le Mouvement ouvrier, Paris, Fayard, 1984.

(47) P. 30 et suiv. (48) P. 13.

(49) P. 141. (50) P. 308.

(51) P. 310. Ici, Touraine s'oppose dl6ib6r6ment i Gurvitch. (52) P. 272.

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(53) P. 329. A rapprocher du texte auquel se r6fere la note 35.

(54) P. 330.

(55) P. 331.

(56) P. 343.

(57) Pour Husserl, op. cit. c'est ainsi qu'on passe du sujet pur i la personne. (58) P. 349-350.

(59) P. 381.

(60) N'oublions pas que Weber, aprbs avoir d6velopp6 la (< domination charismatique >>, re- prend la question du charisme Aen dehors de toute relation de domination >> (Economie et po- litique, p. 275 et suiv.) I1 retourne la perspective du pouvoir en partant du point de vue de l'adepte et souligne le caractbre plibiscitaire qui fonde ce pouvoir.

(61) Touraine approche de cette id6e i propos des partis < populaires >> qui deviennent partis uniques. Mais, fascind par le r61e des partis, il ne met pas en 6vidence ce que repr6sente confier sa libert6 i un repr6sentant.

(62) On pense aux 6tudes amdricaines sur le leadership d6mocratique.

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