10
LA RUSE DU DIABLE: JACQUES CAZOTTE, LE DIABLE AMOUREUX Le Diable Amoureux, paru pour la premi6re fois en 1772, n'a gubre retenu l'attention des critiques. Certes, la nouvelle de Cazotte n'a pas pass6 complbtement inaper9ue. G6rard de Nerval a consacr6 un chapitre de ses IlluminOs a Cazotte.~ Les th6oridens du fantastique ou de l'illuminisme, parcourant le XVIII e sibcle, le notent en passant. Le nom de Cazotte figure m6me dans le titre du livre de Max Milner, Le Diable dans la LittOrature Franfaise de Cazotte ~ Baudelaire: I772-1861. 2 Pourtant, m6me ~ l'int6- rieur de ce cercle d'amateurs d'illuminisme ou de th6oridens du genre fantastique, la renomm6e de Cazotte est assez restreinte. On n'a souvent vu dans Le Diable Amoureux q'une maille dans le tissu des courants litt6raires ou sociaux du XVIII e sibcle: du courant de la litt6rature fantastique qui se d6veloppait ~ travers le sibde et dont toute une s6rie de diables boiteux, borgnes, et bossus a abouti hun diable amoureux, autant que du courant illuministe, auquel une 16gende puissante, quoique quelque peu suspecte, permet de rattacher Cazotte. 3 La tentative d'ins6rer Le Diable Amoureux dans des contextes sociaux et litt6raires, de le voir comme le reflet d'un certain milieu philosophique ou th6ologique, ou comme l'h6ritier ou le novateur du genre fantastique, n'a pas 6t6 sans fruit, et le lecteur qui s'y int6resse consultera les textes de Nerval, de Milner, et de Shaw. Ce que les critiques ont trop souvent m6connu, c'est que l'importance du Diable Amoureux est peut-6tre ailleurs, qu'elle r6side non pas dans les contraintes que le contexte a exerc6es sur le texte, mais dans la mani~re dont le texte interroge le monde dont il fait pattie. Le Diable Amoureux n'est pas simplement une nouvelle fantastique, il est 6galement une nouvelle sur le fantastique. Cazotte a 6crit un texte dans lequel le fantastique n'est pas simplement le cadre, mais aussi un des th~mes de l'histoire. Cazotte met en question le statut de la fiction et sonde les rapports qui existent entre l'illusion et cette pr6tendue "r6arit6" externe, immuable, et r6confortante que l'homme croit trop souvent 6tre ~ sa port6e. C'est l'histoire d'un jeune soldat de Naples, Alvare, qui, ayant rencontr6 un vieux cabaliste qui semble avoir quelque pouvoir sur les esprits, d6dde qu'il veut, lui aussi, entrer en contact avec les esprits infernaux, et plus particuli~rement avec le grand diable de l'Enfer, B6elz6but. Le cabaliste et ses amis l'emm~nent dans une caverne parmi les mines de Portici. Le cabaliste trace un cercle dans le sable 16get de la caverne, marquant ainsi la limite du monde humain et le seuil de l'univers diabolique. C'est h partir de ce moment donc qu'un texte diabolique commence ~ s'6crire. Avant de partir, le cabaliste dessine dans le cercle quelques caractbres qu'Alvare, n'ayant pas subi son temps d'6preuves, ne se soucie pas de d6chiffrer. Ecriture qui, tout en 6tant risible, reste incompr6hensible. Ecriture diaboli- que dont Alvare d6sire la puissance mais dont il m6conna~t le sens. Le cercle

La Ruse du Diable: Jacques Cazotte, Le Diable Amoureux

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: La Ruse du Diable: Jacques Cazotte, Le Diable Amoureux

L A R U S E D U D I A B L E : J A C Q U E S C A Z O T T E , L E D I A B L E A M O U R E U X

Le Diable Amoureux, paru pour la premi6re fois en 1772, n'a gubre retenu l'attention des critiques. Certes, la nouvelle de Cazotte n'a pas pass6 complbtement inaper9ue. G6rard de Nerval a consacr6 un chapitre de ses IlluminOs a Cazotte.~ Les th6oridens du fantastique ou de l'illuminisme, parcourant le XVIII e sibcle, le notent en passant. Le nom de Cazotte figure m6me dans le titre du livre de Max Milner, Le Diable dans la LittOrature Franfaise de Cazotte ~ Baudelaire: I772-1861. 2 Pourtant, m6me ~ l'int6- rieur de ce cercle d'amateurs d'illuminisme ou de th6oridens du genre fantastique, la renomm6e de Cazotte est assez restreinte. On n'a souvent vu dans Le Diable Amoureux q'une maille dans le tissu des courants litt6raires ou sociaux du XVIII e sibcle: du courant de la litt6rature fantastique qui se d6veloppait ~ travers le sibde et dont toute une s6rie de diables boiteux, borgnes, et bossus a abouti h u n diable amoureux, autant que du courant illuministe, auquel une 16gende puissante, quoique quelque peu suspecte, permet de rattacher Cazotte. 3 La tentative d'ins6rer Le Diable Amoureux dans des contextes sociaux et litt6raires, de le voir comme le reflet d'un certain milieu philosophique ou th6ologique, ou comme l'h6ritier ou le novateur du genre fantastique, n'a pas 6t6 sans fruit, et le lecteur qui s'y int6resse consultera les textes de Nerval, de Milner, et de Shaw. Ce que les critiques ont trop souvent m6connu, c'est que l'importance du Diable Amoureux est peut-6tre ailleurs, qu'elle r6side non pas dans les contraintes que le contexte a exerc6es sur le texte, mais dans la mani~re dont le texte interroge le monde dont il fait pattie. Le Diable Amoureux n'est pas simplement une nouvelle fantastique, il est 6galement une nouvelle sur le fantastique. Cazotte a 6crit un texte dans lequel le fantastique n'est pas simplement le cadre, mais aussi un des th~mes de l'histoire. Cazotte met en question le statut de la fiction et sonde les rapports qui existent entre l'illusion et cette pr6tendue "r6arit6" externe, immuable, et r6confortante que l 'homme croit trop souvent 6tre ~ sa port6e.

C'est l'histoire d'un jeune soldat de Naples, Alvare, qui, ayant rencontr6 un vieux cabaliste qui semble avoir quelque pouvoir sur les esprits, d6dde qu'il veut, lui aussi, entrer en contact avec les esprits infernaux, et plus particuli~rement avec le grand diable de l'Enfer, B6elz6but. Le cabaliste et ses amis l 'emm~nent dans une caverne parmi les mines de Portici. Le cabaliste trace un cercle dans le sable 16get de la caverne, marquant ainsi la limite du monde humain et le seuil de l'univers diabolique. C'est h partir de ce moment donc qu'un texte diabolique commence ~ s'6crire. Avant de partir, le cabaliste dessine dans le cercle quelques caractbres qu'Alvare, n'ayant pas subi son temps d'6preuves, ne se soucie pas de d6chiffrer. Ecriture qui, tout en 6tant risible, reste incompr6hensible. Ecriture diaboli- que dont Alvare d6sire la puissance mais dont il m6conna~t le sens. Le cercle

Page 2: La Ruse du Diable: Jacques Cazotte, Le Diable Amoureux

376 Kathryn Hoffmann - "Le Diable Amoureux"

ouvre un monde au sein duquel la recherche de la "signification" deviendra de plus en plus futile au fur et h mesure qu'elle deviendra de plus en plus s6duisante, de plus en plus obs6dante. Ce jeune homme qui avait dit quelques jours plus t6t: "je ne sais pas m~me ce que veut dire le mot de cabale,"4 va d6couvrir qu'une parole irr6fl6chie risque de se transformer en signe permanent, et qu'une 6vocation qui, pour celui qui la prononce, n'a pas de sens peut tr6s bien enfanter un syst~me signifiant diabolique qui sera pour celui m~me qui vient de le d6velopper, parfaitement incompr6hensi- ble.

Alvare reqoit une formule d'6vocation du cabaliste, un texte qui est, au moment off il est offert par le cabaliste, r6versible; texte qu'Alvare pourrait toujours effacer, oublier, d6nier. Alvare pourrait toujours res- sortir du cercle sans 6voquer le Diable, sans prononcer les mots que le cabaliste lui apprend. I1 h6site, mais non pas pendant longtemps. I1 se met au centre du cercle trac6 par le cabaliste, accepte son 6vocation, et appelle le Diable. Le cercle trac6 sur le sable et l'6vocation courte, pressante, ne peuvent plus ~tre ni oubli6s, ni d6ni6s. La parole pronon- c6e, fig6e, est d6sormais irr6vocable. Alvare appelle B6elz6but et l '6pouvantable t6te de chameau appara~t, s'inscrit comme pr6sence darts le monde. Le nom vide, insignifiant, se rattache/~ cette chose pens6e, r~v6e, et insaisissable qui 6tait toujours derri6re la parole. Le mot "B6elz6but" recouvre une 6norme t6te de chameau. Le signe se forme.

Un signe diabolique vient de naRre dans une parole qui, pour celui qui la prof~re, n'a pas de sens; dans un signifiant sans signifi6, ou plut6t dans un signifiant qui a requ le droit de choisir son signifi6. Alvare ne sait pas, au moment off il prononce l'6vocation, ce que le mot "B6elz6but" veut dire; il n'a pas d'image pr6cise ~ rattacher au nom. I1 n'a aucun moyen de d6terminer si l 'apparition qui se pr6sente est, en fait, B6elz6but ou si elle est autre chose. Alvare, pourtant, ne s'interroge pas et accepte l'appari- tion qui lui est offerte. Un signe s'est cr66, le Diable a pris corps, et Alvare ne voit m6me pas que son pouvoir n'est d6j~ qu'une illusion. Devant ce spectacle qui a donc le droit de se d6velopper selon ses propres r6gles, il ne lui restera qu'un geste approbateur ou d6sapproba- teur.

Quand la caverne retentit au son du terr ible"Che vuoi?" du chameau, Alvare, prenant la premi6re id6e qui lui passe par la t~te, commande B6elz6but de se pr6senter sous la figure d 'un 6pagneul. La parole extor- qu6e s'incarne: l '6pouvantable t6te de chameau vomit un 6pagneul blanc. Alvare, plein d'audace, sort du cercle pour se faire 16cher le pied. Le chien se couche sur le dos pour r6v61er qu'il est, en effet, une femelle. La parole extorqu6e, incarn6e, vient, de sa propre volont6, de se trans- former. La chienne ~ laquelle Alvare pardonne, en sortant du cercle, n'est plus simplement l'incarnation d'une parole prof6r6e ant6rieure- ment; elle est aussi sa d6formation.

Un signe diabolique s'est cr66, s'est d6form6, et s'est divis6. Signe

Page 3: La Ruse du Diable: Jacques Cazotte, Le Diable Amoureux

Kathryn Hof fmann - "Le Diable Amoureux" 377

puissant qui se d6tache de celui qui se croit son auteur et qui s'6chappe, entrainant Alvare ~ travers un cercle trac6 dans le sable. Toutes les conditions n6cessaires ont 6t6 remplies; une nouvelle langue et ainsi un nouveau monde vont se d6velopper dans cette r6gion qui se trouve au-del~ de la circonf6rence; une langue de la ruse et un monde de la coercition.

Au moment off Alvare sort du cercle, il se croit maitre. I1 omet m~me, dans la certitude de sa puissance, la petite d6monstration destin6e ~ la prouver. Alvare a promis, en parlant avec le cabaliste au premier chapi- tre, de tirer les oreilles au grand Diable. C'est une promesse que le cabaliste lui rappelle avant de le quitter dans la caverne, et que le Diable 6voque de nouveau au moment de son apparition: "une t~te de chameau horrible, autant par sa grosseur que par sa forme, se pr6sente ~ la fen~tre, surtout elle avait des oreilles d6mesur6es" (p. 319). Promesse obs6dante qui ne sera pourtant jamais tenue. Au moment ofa Alvare fait un mouvement pour lui tirer les oreilles, l '6pagneul se d6robe ~ la main d 'Alvare et se couche sur le dos. Le maitre, sans le savoir, est d6jh la proie, 6pi6e ~ l 'avance, de son propre serviteur.

Alvare ne prendra jamais trbs clairement conscience de la lutte pour le pouvoir qu'il d6clenche parmi les ruines de Portici. I1 croira toujours qu'elle s'est d6roul6e sous la vofite et qu'elle s'y est, pour l'essentiel, termin6e. Grg~ce h cette confiance que fait Alvare h la signification, paraR-il 6vidente, de la sc6ne qui lui est present6e dans la caverne, le Diable sera capable de transformer, au cours de l'histoire, le rapport Diable-faible/Alvare-fort en rapport Diable-fort/Alvare-faible. Le maitre deviendra l'esclave et l'esclave remplacera le maitre. La trans- formation se fera devant les yeux d'Alvare, il participera m~me ~ la lutte. I1 ne verra n6anmoins que trop tard que ce n'6tait pas lui qui avait remport6 la premi6re victoire. C'6tait le Diable.

Par un changement de sexe apparemment insignifiant, le Diable par- vient h se d6rober non seulement a la main d'Alvare, mais 6galement a sa volont6. Alvare lui a dit de se pr6senter sous forme de chien, et d6couvre qu'il a re~u une chienne. Le Diable se fait esclave, lbche le pied de son maitre, mais signale en m6me temps qu'il n 'est pr6t h l~cher ni son pouvoir, ni son autonomie: il remplira les ordres, mais toujours avec une 16g6re modification, avec une petite d6formation que le maitre trouvera chaque fois innocente, insignifiante. D6formation faite pour d6sarmer et pour plaire, infime victoire de d6tail; l 'ob6issance est dissimulatrice et la lutte elle-m6me passe presque inaperque.

B6elz6but avait cherch6 a effrayer Alvare en lui pr6sentant une af- freuse tSte de chameau. I1 n'y avait pas r6ussi; Alvare n'allait p a s s e rendre au cours d 'une bataille ouverte qui se donnait pour telle. Alvare ne jouerait pas, et ne succomberait certainement pas s'il ne croyait pas qu'il 6tait toujours le maitre, s'il savait qu'il 6tait entr6 dans un jeu dont il ne comprenait pas les r6gles. I1 faut qu 'Alvare pense que le Diable a

Page 4: La Ruse du Diable: Jacques Cazotte, Le Diable Amoureux

378 Kathryn Ho f fmann - "Le Diable Amoureux"

perdu tout son pouvoir en apparaissant sous forme de chien. Le Diable ne peut pas d6truire, d 'un seul coup, le monde qu'Alvare croit connaitre. I1 adopte, par cons6quent, une tactique oblique. La bataille sera d6sor- mais dissimul6e, livr6e avec artifice, et gagn6e simplement au cours d 'une s6rie de victoires de d6tail, de victoires o~) l 'ensemble n'a m6me pas l'air d 'etre en jeu. Le monde d 'Alvare s 'effondrera, peu ~ peu, sur les bords, se d6construira lentement, et s '6croulera avant qu'il n'arrive m~me ~ en prendre clairement conscience.

La caverne, les hiboux, et les chats-huants disparaissent mais laissent derribre eux ce tourbillon d'images en train de se multiplier et de se d6former, cette esp~ce de bruit de fond qui emp~che Alvare de r6fl6chir et de comprendre; qui attire son attention vers des messages et des 6v6ne- ments insignifiants et p6riph6riques. La vie d'Alvare est entraln6e par un mouvement chaotique, agit6, irr6sistible. Les visages de B6elz6but se suc- c6dent, se d6placent, se superposent avec une rapidit6 d6concertante. La petite chienne qu'Alvare a nomm6e Biondetta, et qui s'est transform6e en page et puis en cantatrice romaine pour ob6ir ~ Alvare qui voulait r6galer ses nouveaux amis, redevient page et accompagne Alvare chez lui. Chien- ne-page dont le sexe est longtemps laiss6 en doute. Alvare, pendant presque dix pages du r6cit, ne sait pas s'il faut dire "il" ou "elle," "Biondetto" ou "Biondetta." I1 se contredit d'une phrase ~ l'autre. Pourtant, il ne peut pas m6connaitre que ce pr6tendu page qui se prombne en chemise devant lui a un corps nettement f6minin. Et, de plus en plus s6duit, Alvare s'habitue progressivement ~t l'appeler Biondetta. La beaut6 de Biondetta est frap- pante, et Alvare, hant6 par ses yeux, sa bouche, sa cuisse, se trouve de plus en plus incapable de se s6parer d'elle. Le corps de Biondetta, inqui6tant depuis le moment o~) une chienne s'est couch6e sur le dos, s'inscrit dans le monde d'Alvare avec une insistance obs6dante. Obs6d6 par Biondetta, Alvare ne trouve plus de repos. Ses fuites commencent. Alvare court vers Venise pour 6chapper ~ la justice. I1 court h travers la ville fragment6e, cherchant ~ se d6rober, dans le labyrinthe des canaux, aux apparitions qui le hantent et aux illusions qui le poursuivent. Les personnages, les lieux, les 6v6nements semblent tous ~tre emport6s par un courant contre lequel Alvare n'a pas la force de lutter. Le d6sordre suit Alvare partout. I1 s'agite, se remue, mais n'arrive pas ~ s'en d6barrasser. Alvare s'enfonce dans cet univers diabolique dont il sent obscur6ment la n6cessit6 de s'6vader.

La premi6re ruse diabolique 6tait simple, mais efficace. Elle ne consistait que dans l'6tablissement d'une s6rie d'6tapes interm6diaires entre l'abstrac- tion "B6elz6but" et cet ~tre concret qu'Alvare connaitrait comme "Bion- detta." Pour en arriver ~ Biondetta, Alvare a d6j~ dt~ passer par un chameau, une chienne, une cantatrice, et le page Biondetto. L'6cart, une lois pos6, accept6, et 6tabli, s'61argit pour devenir un abime. Alvare d6cou- vre qu'il a de plus en plus de difficult6 h retrouver dans Biondetta l'image d'une t~te de chameau. Peu a peu, Biondetta cesse d'etre une apparition et devient femme. La transformation s'avance lentement au cours des pre-

Page 5: La Ruse du Diable: Jacques Cazotte, Le Diable Amoureux

Kathryn Hoffmann - "Le Diable Amoureux" 379

rulers neuf chapitres du livre2 Avant le chapitre X, en d6pit de toutes ses vacillations, Alvare n'arrive

pas ~ se convaincre tout fi fait que Biondetta n'est pas une imposture. Les masques sont encore attach6s au corps du personnage qui les porte. L'6tre du Diable est toujours derribre le paraitre du page; la jolie bouche de Biondetta chuchote toujours un "Che vuoi?" caverneux. L'6cart n'est pas encore d6finitif. Derri6re les masques, fi travers les aspects trompeurs, un signifi6 "Diable" est toujours discernable. Ce n'est qu'au chapitre X que le spectacle cherche d6finitivement ~ s'annuler aux yeux d'Alvare, que B6el- z6but tente de d6truire cette "signification" qui le lie h l'image d'une jolie femme. Biondetta dit fi Alvare qu'elle n'a jamais 6t6 qu'une sylphide, qu'elle n'a rien h voir avec la t6te de chameau. Biondetta d6membre un signe, l'annule dans l'esprit d'Alvare, et le reconstitue h partir d'une appa- rence vraisemblable, mais fondSrement fausse. Elle substitue un nouveau rapport signifiant/signifi6 coh6rent mais faux h celui qui existait auparavant entre elle et le Diable. C'est la coh6rence, la vraisemblance, la v6rit6 apparente du mensonge qui rendent Alvare incapable de voir la substitu- tion. I1 ne peut qu'accepter l'6cart infranchissable qui s'est 6tabli entre un signifi6 ancien et un signifi6 nouveau. L'image de Biondetta s'attachera d6sormais h un signifi6 "sylphide." Le rapport Biondetta/Diable aura 6t6, au sens propre du mot, insignifiant. Le mensonge parvient h se faire passer pour la v6rit6, l'illusion devient plus vraisemblable que la r6alit6; un signe s'est corrompu. Alvare croit toujours, au chapitre X, qu'il parle une langue compr6hensible et pleinement signifiante, qui rattache, comme d'habitude, un sens "femme" au mot "femme." I1 ne voit pas qu'il ne comprend, tout en parlant cette langue qu'il croit la sienne, absolument rien; qu'on l'a fait remonter ~ un degr6 z6ro de la langue, off le mot "femme" peut prendre n'importe quelle signification. La langue s'est recr66e, les signes se sont reform6s dans la bouche d'une jolie femme-sylphide-t6te de chameau. Alvare ne peut pas voir la diff6rence parce qu'il est convaincu qu'il com- prend ce qu'il ne comprend pas, qu'il est enfin parvenu h voir ce qu'il ne voit plus.

Par l'acte m6me d'avoir r6pondu au "Che vuoi?" du chameau, Alvare a donn6 au Diable le pouvoir de se transformer et a provoqu6 sa propre d6ception. Du d6but du texte, quand Alvare dit au cabaliste: "Vous com- mandez aux espr i t s . . , je veux, comme vous, 6tre en commerce avec eux: je le veux, je le veux" (p.317), au "Che vuoi?" du chameau, au "je le veux, pour la raret6 du fait" (p.327), quand Biondetta demande h se coucher dans sa chambre, jusqu'au moment off Alvare se donne compl6tement h elle, les "je veux" ne cessent de r6apparaltre. Ce qu'Alvare m6conna~t, tout au long du texte, c'est que le vouloir qui cherche fi se satisfaire par l'interm6diaire d'un autre, loin de se procurer le pouvoir, le 16gitime dans les mains de l'autre. Le monde du Diable Amoureux est un monde off plaire et d6sarmer sont la m6me chose, off le Diable mettra une seule condition h son ob6is-

Page 6: La Ruse du Diable: Jacques Cazotte, Le Diable Amoureux

380 Kathryn Hof fmann - "Le Diable Amoureux"

sance: "j 'y mettrais peut-6tre l'unique condition de vous d6sarmer et de vous plaire" (p. 321), et off l 'homme dira plus tard: "j'oubliais presque que j'6tais le cr6ateur du charme qui me ravissait" (p. 323). La Bruyhre, dans ses Caracthres, l'avait bien dit presque cent ans avant Le Diable Amoureux: "lorsqu'on d6sire, on se rend ~ discr6tion ~ celui de qui l'on esphre. '6 Le Diable, ainsi qu'il dira lui-mhme dans Le Diable Amoureux, s'est nomm6 (p.371).

Pour s'emparer du pouvoir, dans Le DiableAmoureux, il ne faut qu'avoir l'air de vouloir ce que l'autre veut; pour le garder, il suffit de donner ~ l'autre un simulacre de ce qu'il d6sire. Le lieu du pouvoir est le lieu d'une diff6rence dissimul6e, o/1 l'aveuglement est le prix du bonheur:

Non, mon cher Alvare, non ce n'etait point une erreur; j'ai dfi te le faire croire, cher petit homme. I1 fallait bien te tromper pour te rendre enfln raisonnable. Votre esp~ce 6chappe h la v6fit6; ce n'est qu'en vous aveuglant qu'on peut vous rendre h e u r e u x . . , dis-moi enfin, s'il t'est possible, mais aussi tendrement que je l'6prouve pour toi: "Mon chef B6elz6but, je t 'adore." (p.370)

Dans le monde du vouloir m6diatis6, il y a l e risque d'une d6rive con- stante du pouvoir vers l'autre. Tout pouvoir, lorsqu'il est d6sir6, s'expose sa propre d6faite. Qui, en fait, triomphe dans Le Diable Amoureux? Dans la premiere 6dition, c'est Alvare qui triomphe; il cong6die Biondetta et retourne au chateau de sa m~re. Cette 6dition, pourtant, n'6tait pas destin6e

une longue vie. Cazotte n'a pas tard6 ~ r6imprimer son texte et~ changer radicalement le d6nouement de l'histoire. Dans la deuxi~me 6dition, A1- vare, apr~s une soir6e bien 6trange, pleine de proph6ties inqui6tantes, de danses fr6n6tiques, et de malentendus amoureux, se trouve oblig6 de passer la nuit dans la m6me chambre que Biondetta. En d6pit de toutes ses bonnes intentions, malgr6 toutes ses pr6cautions ant6rieures, Alvare ne peut plus lutter, n'arrive plus h r6sister. Le pi6ge, sous forme de deux bras doux et blancs, se ferme autour de son corps. "J'ai triomph6" (p.369), s'6crie Biondetta. La t~te de chameau r6apparait, remplace Biondetta. Alvare, effray6, se cache sous le lit. Le matin suivant, le chameau et Biondetta ont disparu. On lui dit que Biondetta est pattie de bonne heure et qu'elle l'attend dans la prochaine ville. Alvare ne la retrouve pas et retourne, ainsi que dans l'6dition pr6c6dente, au chateau. Lh, il apprend d'un th6ologien que le triomphe de B6elz6but n'6tait qu'une illusion, qu'Alvare a requ des "secours extraordinaires" qui, avec ses remords, 'Tont pr6serv6" (p.376). Tout irait bien si le lecteur pouvait 6tre certain, ~ ce point, que le docteur est r6el, qu'il dit la v6rit6, et que B6elz6but n'a pas, en r6alit6, triomph6. C'est pourtant une certitude que le texte lui refuse. La sc~ne de la s6duction d'Alvare soulbve bien des questions qui ne trouvent pas de r6ponses ~ la fin du livre. Tout d'abord, Alvare n'est m6me pas stir qu'il n'a pas r@v6 l'aventure. D'ailleurs, comment expliquer, s'il est vrai que le Diable n'a pas triomph6, que le valet d'Alvare voit sortir Biondetta de l'auberge le matin

Page 7: La Ruse du Diable: Jacques Cazotte, Le Diable Amoureux

Kathryn Hoffmann - "Le Diable Amoureux" 381

suivant? Qui r6ve et qui est r6v6? I1 est toujours possible, dans la deuxi~me 6dition, que le Diable ait triomph6, que le narrateur Alvare soit donc son esclave. Par cons6quent, la "r6alit6" des 6v6nements qui arrivent/a la suite de la s6duction, aussi bien que la franchise du narrateur sont mises en question d'une mani~re fort inqui6tante. D'un c6t6, il est possible qu'Alvare ne soit plus capable de voir son monde qu'h travers les yeux de son maitre B6elz6but; que le monde "r6el" qu'il retrouve au chateau ne soit qu'une illusion. De l'autre c6t6, si Alvare est l'esclave du Diable, si le narrateur est poss6d6, qui raconte le d6nouement: un narrateur fidble ou le porte-parole du Diable? I1 y a l'6trange possibilit6 que ce soit B6elz6but qui dicte les dernibres pages du Diable Amoureux . Alvare n'6tait peut-6tre pas la seule dupe d'une illusion diabolique. Le lecteur l'a suivi tout au long du texte.

Le lecteur se distingue d'habitude par sa grande imprudence. I1 n'est que trop content d'adopter un point de vue qui pourrait ~tre fort diff6rent du sien, de se plonger dans un temps qui s'6coule selon bien d'autres principes, de se pr6cipiter dans un discours qui va, peu ~ peu, restructurer la langue et le monde qu'il croit les siens. Discours de coercition qui se perd, lui-m6me, dans un discours mensonger, corrompu, et fonci~rement incompr6hensi- dans un discours diabolique. Le lecteur, toujours s'accrochant ~ son "je," ne peut pas 6viter de le suivre. Alvare et le lecteur se retrouvent tousles deux dans un discours mensonger, corrompu, et foned6rement incompr6hensi- ble; dans le discours d'un "je" qui s'indique comme un "il." Ils se perdent dans le monde d'un Diable qui parle de soi et qui montre un autre du doigt, qui dit "je" et qui indique une jolie femme. Une nouvelle langue part de la bouche de cet ~tre qui corrompt le signe, qui se re-pr6sente, qui se d6-pr6- sente, et qui pr6sente l'Autre.

Le lecteur est vite 6bloui par deux discours de coercition qui, tousles deux, l'obligent ~ les accepter pour ne pas rompre sa lecture, qui l'entra~nent dans lettrs propres m6andres et qui finissent par changer sa mani6re de voir cet univers dans lequel il s'est si t6m6rairement pr6dpit6. L'un, le discours d'Alvare, se donne pour la v6rit6; l'autre se nomme au d6but et ne fait que dissimuler le mensonge. Ils peuvent tousles deux ~tre mensongers, bien que l'un se d6voile plus facilement que l'autre. Alvare et le lecteur arrivent sans trop de peine ~ red6couvrir cette t~te de chameau qui reste derriere le visage de Biondetta. I1 est pourtant bien plus difficile de sortir du discours du "je," de ce "je" fi qui le lecteur fait confiance et dont il n'attend pas le mensonge; qu'il accepte d6s la premiere phrase et dont il ne pense jamais ~tre la dupe. Cazotte connaissait bien son lecteur; cet ~tre audacieux qui se croit toujours le maitre du texte qu'il lit, qui croit pouvoir, ~ l'aide d'un "je" complaisant, y d6couvrir du sens, s'y plonger pour ressortir avec quelques belles id6es. Le lecteur ne doute jamais de sa capadt6 de maitriser les textes, d'en sortir aussi facilement qu'il y entre. Avec l'imprudence d'un jeune soldat de Naples qui sort d'un cercle trac6 sur le sable pour se faire 16cher le pied par son nouvel esclave, il se livre, avec une confiance parfaite, ~un "je" qu'il ne connait m~me pas, mais dont il n'attend certainement pas une trahison.

Page 8: La Ruse du Diable: Jacques Cazotte, Le Diable Amoureux

382 Kathryn Hoffmann - "Le Diable Amoureux"

Cazotte a construit un bel 6difice pour plaire au lecteur innocent: un livre diabolique destin6 ~ p l a i r e . . . ~ 6blouir et ~t s6duire, off Cazotte, r6p6tant les mots de B6elz6but, pourrait dire ?a son lecteur: "Votre esp6ce 6chappe la v6rit6; ce n'est qu'en vous aveuglant qu'on peut vous rendre heureux" (p. 370).

Le probl~me se complique. Car la deuxibme 6dition comporte un 6pilo- gue dans lequel Cazotte explique que ni la fin de la premiere 6dition, ni celle de la deuxi~me ne repr6sentaient sa premiere id6e, qui 6tait de faire triompher B6elz6but et d'dcrire une seconde partie dans laquelle Alvare aurait 6t6 un instrument du Diable. I1 explique qu'il a abandonn6 son projet par 6gard pour ses contemporains, dont les avis se partageaient sur le d6nouement que devrait avoir le r6dt, et auxquels, d'ailleurs, il voulait "6pargner les convulsions" (p.378) qu'un d6nouement trop noir aurait pu leur donner.

La premibre fin, la fin og Alvare se rend l'esclave du Diable n'a jamais 6t6 imprim6e. La deuxi~me fin, la fin off Alvare se fait maitre du Diable, a 6t6 vite supprim6e. Une question se pose in6vitablement: off est le "sens," qu'est-ce que le livre pourrait bien "vouloir dire" si ses fins sont permuta- bles, si cette espbce de situation limite peut se r6soudre de trois faqons diff6rentes? Alvare succombe, ne succombe pas, succombe peut-6tre. Les trois fins se contredisent et se d6construisent, se d6truisent et se remplacent. Cazotte a parsem6 son texte de questions auxquelles il n'a pas voulu rdpondre. I1 parle, dans l'6pilogue, du beau naturel de la nation franqaise. Savait-il que leur sourire allait bientot devenir une grimace? L'avait-il pr6vu, m6me avant la c61~bre proph6tie racont6e par la Harpe? 7 En parle- t-il quand le th6ologien dit/~ la fin du livre: "Cela m'ouvre les yeux sur beaucoup de choses qui se passent; je vois d'ici bien des grottes plus dangereuses que celles de Portici, et une multitude d'obs6d6s, qui malheu- reusement ne se doutent pas de l'6tre" (p.375)? Le si~de des lumi6res allait bient6t se terminer par la r6volution de 1789. Les paroles de B6elz6but, "il fallait bien te tromper pour te rendre enfin raisonnable" (p. 370), n'auraient pas 6t6 mal apropos, surtout sous la plume de celui qui serait guillotin6 vingt arts plus tard.

Cazotte parle aussi, dans son 6pilogue, d'un auteur "infiniment respecta- ble" dont il pr6tend s'6tre inspir6. Se moque-t-il tout simplement ici d'une vieille formule litt6raire qui n'est toujours pas d6mod6e ~ son 6poque, de cette manie de ne jamais commencer un livre sans le renvoyer h quelque origine noble? Le docteur, /~ la fin de la deuxi6me 6dition, parle de la D~monomanie de Bodin et du Monde Enchantk de Bekker. I1 ne faut pas oubfier Monffaucon de Villars et son Comte de Gabalis non plus. Cazotte, ainsi que la plupart de ses contemporains, l'avait sfirement lu. Toutes les donn6es essentielles de l'affabulation du Diable Amoureux se retrouvent dans la litt6rature de son 6poque. 8 Est-ce que Cazotte porte son regard ironique vers son propre Diable dont le visage, aprbs tout, n'est certes pas inconnu en 17727

Page 9: La Ruse du Diable: Jacques Cazotte, Le Diable Amoureux

Kathryn Hoffmann - "Le Diable Amoureux" 383

Plusieurs questions se posent a ce sujet. Y a-t-il dans L e Diable A m o u - reux le vague pressentiment d'une obsession h venir dans la vie de Cazotte? Peut-on d6couvrir dans le texte une r6plique souriante fi ce jeune homme pudique de Montfaucon de Villars qui n'a aucune envie, malgr6 tousles beaux propos du cabaliste, de coucher avec une jolie salamandre? 9 Cazotte refuse d'expliquer, de prendre ~ son compte les discours qu'il a 6bauch6s, et il abandonne plaisamment la recherche du sens h ses lecteurs qui, ainsi qu'il le dit dans l'6pilogue, "s'en apercevront ais6ment." Les critiques du Diable Amoureux ont toujours 6t6 un peu trop pr6ts h r6soudre le problbme du sens en plongeant Cazotte dans la gueule d'un chameau dont le t6n6breux "Che vuoi?" retentit dans une caveme obscure. L'histoire d'un homme qui a pris son texte au s6rieux, qui s'est pr6dpit6, h sa suite, dans le monde des proph6ties quelque peu morbides, des pratiques occultes - m o n d e d'un illuminisme obs6dant - est engageante. Elle risque, pourtant, de se dissou- dre dans un 6clat de tire tout h fait humain, cette fois.

Car comment, apr~s tout, prendre Cazotte trop au s6rieux quand on sait que Biondetta 6tait 6galement le nom d'une petite 6pagneule qui apparten- ait fi la femme de l'6crivain? Comment ne pas sourire, en fin de compte, devant cette grande puissance infernale qui, pour triompher de sa victime, se trouve contrainte h se transformer en une jofie petite femme et qui d6couvre qu'elle n'arrive toujours pas ~ vaincre la r6sistance d'Alvare, qui a besoin de tant d'orages, de coups de foudre, de fits et de roues bris6s, pour parvenir finalement fi s6duire un simple mortel? Et puis la premi6re 6dition 6tait illustr6e d'une manibre fort bizarre. I1 suffit de regarder une fois ces gravures amusantes pour ne plus 6tre capable de prendre ni Alvare, ni Biondetta, ni meme la t6te de chameau tout h fait au s6rieux. Et l'avis de l'6diteur, avec tous ses 6loges 61oquents, comme celui-ci: "Comment pein- dre aussi chaudement, en 6crivant, son 6tonnement f r o i d . . . ? " (p.311), n'a pas vraiment besoin de commentaires. 10 Le sourire de Cazotte devant son propre texte n'y est gu~re dissimul6.

Sourit-il 6galement devant ce lecteur qu'il plonge si souvent dans une confusion presque totale, surtout darts la deuxibme 6dition? Le lecteur risque de s'engager, plus d'une lois, dans une lecture fautive du texte, d'attendre une cons6quence qui ne se produit pas. L'effet est parfois assez d6concertant. Cette "6trange force" qui saisit Alvare par son habit n'est pas, aprbs tout, ce grand Diable que le lecteur, presque malgr6 lui, attendait, mais un chien (p.349). Le lecteur, bien stir, n'ayant rien compris, toujours si pr6t ~ retrouver B6elz6but avant Alvare, se laisse prendre dans le m6me pibge h la fin du livre. I1 est presque impossible de ne pas attendre quelque apparition monstrueuse aprbs le passage suivant: "Je ne puis 6valuer le temps que je comptais avoir pass6 dans cette inexprimable situation, quand je me sens tirer par le bras; mon 6pouvante s'accro~t: forc6 ndanmoins d'ouvrir les yeux, une lumibre frappante les aveugle" (p.371). I1 n'y aura que le valet d'Alvare et le soleil, et peut-6tre le sourire de Cazotte. Le m6me sourire que pourrait porter ce Cazotte, qui se pose au d6but de la premiere

Page 10: La Ruse du Diable: Jacques Cazotte, Le Diable Amoureux

384 Kathryn Hoffmann - "Le Diable Amoureux"

6dition et fi la fin de la seconde comme auteur, comme cr6ateur du texte, comme maitre qui peut faire dispara~tre et r6apparaltre le Diable/a son gr6. I1 s'y d6clare 6crivain; 6tre autonome et tout-puissant qui pourrait expliquer mais qui ne veut pas expliquer; qui a l e droit de jouer avec les sens, d'en proposer de nouveaux, d'en substituer, d'en retrancher; qui peut faire glisser son lecteur dans son texte avant m6me qu'il ne s'en apergoive. C'est le sourire de l'humble serviteur qui a l'air d'accompagner son lecteur durant son voyage, qui dit "je" et qui gagne sa confiance. C'est l'6clat de fire d'un esclave qui se d6masque au dernier moment, qui enl~ve son "je," et qui laisse sa victime un peu confuse, un peu honteuse, dans le fantastique. Ecrivain diabolique.

Du moins, c'est l'impression qu'il donne. I1 ne faut pas oublier qu'Alvare, dans la deuxi~me 6dition, avait la m6me impression de son propre pouvoir. Alvare est tomb6 dans un monde dont il s'dtait cru s6par6, sur lequel il s'6tait cru tout-puissant: 6crivain qui s'est laiss6 prendre darts le pi~ge de son propre texte. Cazotte, a-t-il, en effet, suivi les pas de son h6ros? Est-il tomb6 dans sa propre cr6ation, dans un texte qui, comme une aimable petite chienne, s'embellirait, l'encerclerait jusqu'fi ce qu'elle arrive ~ l'obs6der pour le reste de ses jours? Texte qui s'empare de celui qui a la t6mdrit6 de l'6voquer, qui fait du r~ve la substance m~me de la r6alit6: texte diabolique.

The Johns Hopkins University KATHRYN HOFFMANN

N o t e s

1. Les IlluminOs, in I~Euvres (Paris: Gallimard [Bibl. de la P16iadel, 1961), II. 2. Le Diable dans la LittOrature Fran~'aise de Cazotte ~ Baudelaire: 1772-1861,2 vols. (Paris:

Librairie Jos6 Corti, 1960). 3. D'apr~s la tradition legendaire, Cazotte aurait requ, peu apr~s la publication du Diable

Amoureux, la visite d'un illumin6 qtti le croyait d6j~ instruit des doctrines cabalistiques. Bien que la plupart des critiques ne prerment pas ce r6dt trop au s6rieux, ils ne nient pas la possibilit6 d'une vraie conversion de Cazotte au martinisme pendant la d6cennie qui a suivi la publication du Diable Amoureux. Pour quelques pr6dsions sur ces deux points, je renvoie le lecteur aux travaux de Nerval, de Milner (I, 103-11), et de Shaw (Jacques Cazotte: 1719-1792 [Cambridge: Harvard University Press, 1942]).

4. Jacques Cazotte, Le Diable Amoureux, in Romanciers du XVIlle Si&cle (Paris: Gallimard [Bibl. de la P16iade], 1965), II, 315. Les citations dans mon texte continueront ~ renvoyer ~ cette 6dition, qui reprend la deuxiame 6dition publi6e par Cazotte en 1776. L'6dition de la Pl6iade comporte 6galement l'avis et l'6pilogue de l'6dition de 1776 et l'avis de l'6diteur de l'6dition de 1772. La fin de l'6dition de 1772 est reproduite dans les notes, pp. 1941-44.

5. Contrairement/t la plupart des 6ditions, le texte de l'6dition de la P16iade n'est pas divis6 en chapitres. Le d6but du chapitre X: "Ses forces se r6tablissent ~t vue d 'ce i l . . . " se trouve ~ la page 346.

6. Les Caractkres de Thfophraste traduits du grec avec Les CaractOres ou les Moeurs de ce Sibcle (Paris: Gamier Frbres [Coll. les Grands Classiques du Monde], 1970), p.308. La citation se trouve dans le chapitre des Caract&res intitul6 "De l 'homme".

7. Al 'encroire, Cazotteauraitproph6tis6,en 1788,1a mort deplusieursgrandspersonnages de son 6poque au cours de la r6volution de 1789. La proph6tie est 6galement rapport6e par Nerval dans Les lllumin~s ((Euvres, II, 1158-63).

8. Pour des pr6dsions ~ ce propos, je renvoie le lecteur ?i Milner, I, 69-102. 9. "Mais, mon cher Monsieur, ne pourriez-vous pas m6nager avec vos Compagnons, que je

ne seray pas oblige de me fondre en tendresse avec ces Demoiselles E16rnentaires?" demande le hdros du Comte de Gabalis (Paris: La Connaissance, 1921), p. 31.

10. Les gravures et l'avis de l'6diteur qui les aceompagnait dans l'6difion de 1772 ont 6t6 supprimds dans la deuxi~me 6dition.