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LA SCÈNE || INTRIGUE ET TABLEAU

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Armand Colin

INTRIGUE ET TABLEAUAuthor(s): Bernard ValdinSource: Littérature, No. 9, LA SCÈNE (FÉVRIER 1973), pp. 47-55Published by: Armand ColinStable URL: http://www.jstor.org/stable/41704313 .

Accessed: 15/06/2014 20:43

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Bernard Valdin, Paris-Ill.

INTRIGUE ET TABLEAU

Dans ses écrits théoriques, Zola revient souvent sur les notions d'in- trigue et de tableau qu'il semble opposer dans leur fonction :

« Gomme on le voit, MM. Meilhac et Halévy continuent à s'affranchir du code dramatique, en se moquant parfaitement de toute intrigue suivie et équilibrée. Nous voilà loin des pièces bien faites de Scribe. Les auteurs présentent simplement au public une série de tableaux 1, reliés entre eux par un fil très mince, et qui casse même parfois. Ils n'ont au fond qu'un souci : traiter séparément chaque tableau avec le plus d'esprit et le plus de gaîté possible, y promener des types pris sur nature, relevés d'une pointe de fantaisie parisienne. Quant aux péripéties, elles arriveront tant bien que mal, elles n'arriveront même pas du tout; et quant au dénouement, il sera n'im- porte lequel. L'intérêt n'est plus dans le mécanisme ingénieux des divers éléments de la comédie; il est dans la vivacité, dans les peintures fines et vivantes de tableaux traités isolément [...]. J'insiste, parce qu'il y a là une nou- velle application, heureuse et applaudie, des idées que je défends. Une fois de plus, il est éprouvé que le sujet n'importe pas, qu e l'intrigue peut manquer , que les personnages n'ont pas même besoin d'avoir un lien quelconque avec l'action; il suffît que les tableaux offerts au public soient vivants et qu'ils le fassent rire ou pleurer a. »

« Quant à moi, j'ai beaucoup réfléchi depuis le succès de l'Assommoir [...]. Gela m'a confirmé dans une de mes pensées : c'est que, lorsqu'on tire une pièce d'un roman, il doit suffire de faire défiler une suite de tableaux détachés sans s'inquiéter d'inventer une intrigue. L'affranchissement du théâtre est là [...] ».

Même si Zola ne donne pas de définitions précises, ses remarques sont révélatrices d'un certain nombre de divergences entre intrigue et tableau. Il faut, bien sûr, tenir compte des circonstances historiques : Zola menait alors campagne contre les tenants de la « pièce bien faite ». Mais ces remarques de circonstance ont l'intérêt d'engager une nouvelle réflexion sur le pro- blème de l'intrigue.

Quiconque commence à s'interroger sur l'intrigue ne tarde pas à ren- contrer la notion d'action. Certains critiques emploient indifféremment « intrigue » ou « action » - le plus souvent pour éviter une répétition dans

1. C'est moi qui souligne, comme dans l'ensemble de l'article, sauf indication contraire.

2. Émile Zola, Nos auteurs dramatiques , Œuvres complètes , t. XI, édition établie sous la direction de Henri Mitterand, Cercle du Livre Précieux, Paris, 1968, p. 719 et 720.

3. Préface de V Assommoir, éd. cit., t. XV, p. 788 et 789.

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la même phrase - d'autres, au contraire, soulignent la différence entre « intrigue » et « action ». Ainsi Pierre-Aimé Touchard :

« Peut-être faut-il encore insister ici sur la différence, sur l'opposition entre action et intrigue. L'action, c'est le mouvement organique par lequel une situation - dans la tragédie - ou un caractère - dans la comédie - naissent, se développent et s'écroulent. L'intrigue, c'est l'enchevêtrement des événements au milieu desquels cette action se déroule. L'intrigue peut être simple ou complexe. L'action est toujours une [...]. Il ne faut pas, répétons-le, confondre l'intrigue et l'action : l'action, c'est le mouvement général qui fait qu'entre le début et la fin de la pièce, quelque chose est né, s'est développé, est mort. L'intrigue n'est que le squelette de l'action 4 ».

L'insistance avec laquelle Pierre-Aimé Touchard recommande de ne pas confondre action et intrigue montre, pour le moins, que ce qui fait la différence entre les deux notions n'est pas immédiatement perçu. D'ailleurs, l'examen d'un certain nombre de définitions données par des ouvrages courants montre clairement que la méthode adoptée par les auteurs de ces définitions est impuissante à rendre compte de la différence, voire de l'oppo- sition entre les deux termes.

INTRIGUE 1. Différents incidents qui forment le nœud d'une pièce dramatique. « Comédie d'intrigue », celle où l'auteur s'occupe surtout d'intéresser et d'amuser par la multiplicité et la variété des inci- dents qui se croisent. Dans un roman, combinaison de circonstances et d'inci- dents qui éveillent et soutiennent la curiosité (Littré). 2. Ensemble des événements qui forment le nœud d'une pièce de théâtre, d'un roman, d'un film. V. Action, scénario. « Comédie d'intrigue », où l'auteur s'at- tache surtout à multiplier et à varier les incidents (Le Robert , Le Petit Robert).

3. Enchevêtrement de faits et d'actions qui laissent le spectateur ou le lecteur en suspens sur le dénouement qu'amènera l'auteur. « Comédie d'intrigue », celle où l'auteur s'occupe surtout d'intéresser par la mul- tiplicité et la variété des incidents (Larousse du XXe siècle , en 6 volumes). 4. Les différents incidents imaginés par l'auteur d'une pièce dramatique ou d'un roman, et leur combinaison. « Comédie d'intrigue », elle qui a une action formée d'aventures compliquées (Dictionnaire Quillet de la Langue fran- çaise, en trois volumes). 5. Suite d'événements liés entre eux mais dans ce qu'ils ont de plus matériel, de plus apparent. Y est oublié l'essentiel :

ACTION Principal événement qui fait le sujet d'une pièce de théâtre ou d'un poème épique (Littré).

Marche des événements, d'un récit, d une pièce de théâtre etc. V. Intrigue, péripé- tie, scénario (Le Robert). Suite de faits et d'actes constituant le sujet d'une œuvre dramatique ou narra- tive. Y. Intrigue. - Animation tenant aux faits et aux actes représentés ou racontés (Le Petit Robert). Marche des événements dans un récit, un drame. L'action, dans une pièce de théâtre, comprend l'exposition, le nœud et le dénouement (Larousse du XXe siècle).

Développement des événements réels ou imaginaires qui forment le sujet d'un poème, d'une pièce de théâtre ou d'un roman (Dictionnaire Quillet).

Tout événement qui se déroule en une certaine durée. Action extérieure : Ce sont les déplace-

4. Pierre-Aimé Touchard, Dionysos , Apologie pour le théâtre suivi de l'Amateur de théâtre ou la règle du jeu , Éd. du Seuil, Paris, 1968, p. 42 et 79.

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Taction intérieure, les motifs et les mobiles profonds qui habitent les personnages. Donc ne pas confondre intrigue avec action, à moins de préciser que, si l'in- trigue se rapproche de Taction, c'est de l'action extérieure, seule, qu'il s'agit ( Vocabulaire pratique de la Littérature , par P. Theveau et J. Lecomte, classiques Roudil).

ments dans l'espace et dans le temps que sont censés faire les personnages qui incarnent une action (narrée ou repré- sentée). Leurs comportements, au cours de ces déplacements, peuvent être signi- ficatifs de leur personnalité. L'action extérieure joue un plus grand rôle dans un roman que dans une pièce de théâtre. Action intérieure : c'est l'évolution des idées, des sentiments, des décisions d'un personnage qui entraîne une action et surtout les ressorts psychologiques de cette évolution. C'est elle la véritable action d'une pièce de théâtre (Vocabulaire pratique de la littérature ).

Deux définitions (Littré et Robert) donnent donc intrigue comme synonyme de nœud, c'est-à-dire que dans ce cas Tintrigue est envisagée comme la partie centrale de la pièce 5.

Les définitions 1 (roman), 3 et 5, introduisent une nouvelle idée : Tintrigue a pour fonction d'éveiller la curiosité et de créer un suspens.

Ensuite, conséquence logique de ce deuxième point, la notion de spec- tateur ou de lecteur est liée à la fonction de Tintrigue ( Littré , Larousse , Quillet).

Enfin, troisième point, la responsabilité de T auteur est engagée dans l'organisation de Tintrigue ( Larousse , Quillet ). Trois définitions sur les cinq proposées ( Littré , Le Petit Robert , Quillet) voient l'action comme le sujet de la pièce - entendons par là le contenu événementiel. Quatre définitions ( Robert , Larousse , Quillet, Vocabulaire) considèrent l'action comme une transformation, un processus; les mots « marche », « développement », « mouvement », accompagnent le terme d'événement. Remarquons que la notion de personnage n'est évoquée qu'une seule fois.

Apparemment rien n'explique la confusion entre intrigue et action, si ce n'est l'assimilation d'une partie au tout - le nœud étant pris pour l'en- semble de la pièce. Mais rien non plus n'incite à ne pas confondre les deux notions, sinon de simples mises en garde, assez rares d'ailleurs. Les diverses définitions nous donnent bien l'impression que les deux notions sont liées, mais comment? Pourquoi? A quel moment? Aucune réponse n'est proposée. Nous restons dans le domaine de l'évidence et de l'intuition. On peut cependant avancer une hypothèse à propos de la confusion entre intrigue et action. Cette confusion daterait de l'époque classique française et « l'unité d'action » en serait responsable. Jacques Scherer donne quatre caractéris- tiques de l'unité d'action :

1° Aucune action accessoire ne doit pouvoir être supprimée sans rendre partiellement inexplicable l'action principale.

2° Toutes les actions accessoires doivent commencer au début de la pièce et se poursuivre jusqu'au dénouement.

3° Toutes les actions, principales et accessoires, doivent dépendre exclusi-

5. « La façon même dont on la désigne (la partie centrale de la pièce) n'est pas fixée avec précision : les termes de nœud, d'intrigue et de situation sont souvent employés l'un pour l'autre, et, semble-t-il, indifféremment [...]. On peut donc admettre que nœud et intrigue sont synonymes » (Jacques Scherer, la Dramaturgie classique en France , Nizet, p. 62).

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vement des données de l'exposition et ne laisser nulle place au hasard. 4° Avant 1640 environ, l'action principale doit exercer une influence sur

chaque action accessoire. Après 1640 environ, chaque action accessoire doit exercer une influence sur l'action principale #.

Ainsi « l'exigence croissante d'action va détruire peu à peu la notion même d'exposition [...] la forme de l'exposition de plus en plus noyée dans l'action, sera de moins en moins une forme 7 ». De plus, l'unification de l'action suppose « le passage de la succession à la simultanéité pour la présen- tation des actions secondaires, que nous pouvons désigner par le passage de l'épisode au fil 8 ». On peut ainsi comprendre par quelle évolution le nœud, en tant que partie centrale, tend de plus en plus, de par son étendue, à se confondre avec l'action unifiée.

Si l'intrigue n'était que la partie centrale d'une pièce, se moquer de l'intrigue et la supprimer, comme Zola le désire, conduirait à supprimer la pièce. Ou bien encore, l'intrigue serait-elle une notion superfétatoire dont certaines œuvres peuvent se passer? L'existence même de l'appellation « pièce d'intrigue » tendrait à faire croire que d'autres pièces n'ont pas d'in- trigue. Les diverses définitions de la « comédie d'intrigue » qui, dans les dictionnaires, suivent celles de l'intrigue font toutes apparaître le même point, à savoir le rôle de l'auteur dans l'organisation, dans l'enchevêtrement des événements, comme si dans les œuvres qui ne relèvent pas de cette catégorie, l'auteur ne jouait aucun rôle. On voit à quelle impasse nous conduit une distinction entre intrigue et action établie sans critères définis. Dans un des rares essais abordant le problème des rapports entre l'intrigue et l'action Henri Gouhier écrit : « La troisième idée que l'on ose dire vraie définit la structure de l'œuvre théâtrale par la distinction de l'action et de l'intrigue. Celle-ci relève plus de la physiologie que de l'anatomie : action et intrigue ne doivent pas être pensées comme des parties de l'œuvre mais comme des fonctions 9. Ce problème, Henri Gouhier l'a malheureusement traité dans une perspective idéaliste.

Les Formalistes russes distinguaient dans l'œuvre littéraire deux niveaux : celui de la fable et celui du sujet.

« On appelle fable l'ensemble des événemnts liés entre eux qui nous sont communiqués au cours de l'œuvre. La fable pourrait être exposée d'une manière pragmatique, suivant l'ordre naturel, à savoir l'ordre chro- nologique et causal des événements, indépendamment de la manière dont ils sont disposés et introduits dans l'œuvre. La fable s'oppose au sujet qui est bien constitué par les mêmes événements, mais il respecte leur ordre d'ap- parition dans l'œuvre et la suite des informations qui nous les désignent [...] Bref, la fable, c'est ce qui s'est effectivement passé; le sujet c'est comment le lecteur en a pris connaissance [...] Les motifs combinés entre eux constituent le soutien thématique de l'œuvre. Dans cette perspective, la fable apparaît comme l'ensemble des motifs dans leur succession chronologique, et de cause à effet; le sujet apparaît comme l'ensemble de ces mêmes motifs, mais selon

6. La Dramaturgie classique en France , p. 438. 7. La Dramaturqie classique en France , p. 59. 8. Ibid., p. 97. Dans son étude sur Bajazet, Jacques Scherer précise cette notion :

« Les différents éléments de l'action sont symbolisés par les fils; ce sont ces fils qui, se nouant entre eux, constituent le nœud, et quand on les dénoue, c'est le dénouement [...] dans une pièce bien faite, un fil, c'est-à-dire un des éléments d'action, commence avec l'exposition et se termine avec le dénouement » (S.E.D.E.S., 1963, p. 176).

y. ttenri (iounier, l'Œuvre ttiêatraie , « tíímiotneque anstnexique », riammarion, 1958, p. 216.

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la succession qu'ils respectent dans l'œuvre. En ce qui concerne la fable, il importe peu que le lecteur prenne connaissance d'un événement dans telle partie de l'œuvre et que cet événement lui soit communiqué ou directement par l'auteur lui-même, ou à travers le récit d'un personnage, ou encore à l'aide d'allusions marginales. Inversement, seule la présentation des motifs joue un rôle dans le sujet. Un fait divers que l'auteur n'aura pas inventé peut lui servir de fable. Le sujet est une construction entièrement artis- tique 10. »

Cette distinction est particulièrement intéressante parce qu'elle permet de sortir de ce débat confus sur intrigue et action qui assume, sans l'avouer, la séparation entre le fond et la forme. D'autre part, les commentaires et prolongements auxquels ont donné lieu les notions avancées par les Forma- listes russes permettent de reprendre l'analyse de la notion d'intrigue.

En premier lieu il faut admettre que la distinction entre fable et sujet ne reprend pas en de nouveaux termes la division entre fond et forme.

« Les Formalistes russes se sont vigoureusement élevés contre la dicho- tomie traditionnellement établie entre « fond et forme », qui coupe l'œuvre d'art en deux : d'une part un fond brut et de l'autre une forme purement extérieure, qui lui serait superposée [...]. Mais, à y regarder de plus près, on se rend compte que le fond implique certains éléments de forme : ainsi les événements racontés dans un roman font partie du fond, cependant que la manière dont ils sont organisés en « intrigue » fait partie de la forme [...]. Il serait préférable de rebaptiser tous les éléments esthétiquement neutres du nom de « matériaux », et d'appeler « structure » la manière dont ils se chargent de force esthétique. Il ne faut pas croire que sous de nouveaux noms se cache simplement le même vieux duo de la forme et du fond. Cette dis- tinction coupe transversalement les frontières traditionnelles. Parmi les « matériaux », certains éléments étaient jadis classés dans le fond, d'autres dans la forme. La notion de « structure » recouvre à la fois le fond et la forme dans la mesure où ils sont organisés à des fins esthétiques. L'œuvre est, dans cette perspective, considérée comme un système global de signes, une struc- ture sémiotique, au service d'un propos spécifiquement esthétique n. »

Le commentaire de Welleck et Warren sur les deux notions proposées par Tomachevski permet de réexaminer la notion d'intrigue, Wellek et Warren écrivent encore :

« La structure narrative de la pièce de théâtre, du conte, du roman, reçoit habituellement le nom ď « intrigue »; et sans doute peut-on conserver ce terme [...]. Les Formalistes russes distinguent d'une part la ť fable ', séquence temporelle et causale qui, quelle qu'en soit la présentation, consti- tue l'histoire, ou la matière de l'histoire - et d'autre part le ' sujet ', terme que nous pourrions traduire par ť structure narrative '. La ' fable ' est la somme de tous les motifs, tandis que le ' sujet ' est la présentation (souvent très différente) de ces mêmes motifs selon un ordre artistique donné [...]. Le ť sujet ', c'est l'intrigue médiatisée par le ť point de vue ' ia... ».

Le commentaire de Tzvetan Todorov sur la distinction faite par les Formalistes russes entre « fable » et « sujet » introduit une nouvelle préci- sion empruntée à Émile Benveniste.

10. B. Tomachevski, « Thématique », dans Théorie de la littérature, textes des formalistes russes réunis, présentés et traduits par Tzvetan Todorov, préface de Roman Jakobson, collection « Tel Quel », Le Seuil, 1965, p. 268 et 269.

11. René Welleck et Austin Warren, la Théorie littéraire , traduit de l'anglais par Jean-Pierre Audigier et Jean Gattegno, coll. « Poétique », Le Seuil, 1971, p. 194 et 195.

12. Ibid., p. 303 et 306.

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« Au niveau le plus général, l'œuvre littéraire a deux aspects : elle est en même temps une histoire et un discours. Elle est histoire, dans ce sens qu'elle évoque une certaine réalité, des événements qui se seraient passés, des personnages qui, de ce point de vue, se confondent avec ceux de la vie réelle [...]. Mais l'œuvre est en même temps discours : il existe un narrateur qui relate l'histoire; et il y a, en face de lui, un lecteur qui la perçoit. A ce niveau, ce ne sont pas les événements rapportés qui comptent mais la façon dont le narrateur nous les a fait connaître. Les notions d'histoire et de dis- cours ont été définitivement introduites dans les études du langage après leur formulation catégorique par E. Benveniste 18 ».

« Les Formalistes russes avaient, là encore, relevé l'opposition sans toutefois pouvoir montrer ses bases linguistiques. Dans tout récit, ils dis- tinguaient la ' fable ', c'est-à-dire la suite des événements représentés tels qu'ils se seraient déroulés dans la vie, du ' sujet ', agencement particulier donné à ces événements par l'auteur. Les inversions temporelles étaient leur exemple préféré : il est évident que la relation d'un événement pos- térieur à un autre avant celui-ci trahit l'intervention de l'auteur, c'est-à-dire du sujet de l'énonciation. On se rend maintenant compte que cette opposition ne correspond pas à une dichotomie entre le livre et la vie représentée mais à deux aspects, toujours présents, d'un énoncé, à sa nature double d'énoncé et d'énonciation. Ces deux aspects donnent vie à deux réalités, aussi lin- guistiques l'une que l'autre : celle des personnages et celle du couple nar- rateur-lecteur 14 . »

Parti de la notion de « sujet » ou « comment le lecteur a pris connais- sance de ce qui s'est passé », nous arrivons à la notion de « discours » définie par Émile Benveniste comme « toute énonciation supposant un locuteur et un auditeur, et chez le premier l'intention d'influencer F autre en quelque manière 15 ». Ces précisions successives permettent maintenant de reprendre sans ambiguïté le couple action-intrigue. Tzvetan Todorov dans Littéra- ture et Signification apporte une réponse à la double question : « [...] en quoi consiste l'intrigue? Gomment décide-t-on que telle action, tel événement appartient ou non à l'intrigue? » :

« On pourrait croire, à première vue, que cet événement doit revêtir une importance particulière pour s'y intégrer. Pourtant cette importance ne réside pas dans la « substance » d'un événement; elle est purement relation- nelle. Chaque lettre (ou chaque scène d'un roman quelconque) décrit un nombre élevé d'actions. Pour les personnages du roman, toutes ces actions se situent à un même niveau; ou, si elles diffèrent, c'est par l'importance qu'elles prennent dans leur vie. Seules, quelques-unes s'intègrent à ce que nous appelons l'intrigue : et ce ne sont pas nécessairement celles qui paraissent importantes aux personnages. L'intrigue n'est donc pas une catégorie intérieure à l'univers représenté , elle n'est pas perçue par les personnages qui perçoivent, eux, une masse de faits de la vie. L'intrigue est , en revanche , perçue par le lecteur car celui-ci se rend compte que certains des événements décrits importent pour la comprendre alors que d'autres n'ont que des fonctions secondaires (par rapport à l'Histoire), qu'elles servent plutôt à caractériser tel personnage, décrire telle situation. L'intrigue n'existe que dans notre perception de l'univers représenté.

13. Tzvetan Todorov, « Les catégories du récit littéraire », Communications , n° 8, Le Seuil, 1966, p. 126.

14. Tzvetan Todorov, « Langage et littérature », Poétique de la Prose , coll. « Poéti- que », Le Seuil, 1971, p. 39.

15. Émile Benveniste, « Les relations de temps dans le verbe français », Problèmes de linguistique générale , « Bibliothèque des sciences humaines », Gallimard, 1966, p. 242.

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Si un personnage arrive, à un moment de l'action, à percevoir l'intrigue, c'est qu'à ce moment, il s'identifie à un lecteur, il regarde cette histoire de l'extérieur, non plus participant, mais témoin. Ainsi la notion d'intrigue caractérise la façon dont on perçoit l'événement et non l'événement lui-même. La vie n'a pas d'intrigue, c'est nous qui devons lui en prêter une.

Dans ce cas, comment décide-t-on si une action appartient ou non à l'intrigue? Le seul moyen dont on dispose est de comparer la scène dont elle fait partie avec les scènes précédentes et suivantes; on y découvrira des éléments auxquels elle fait suite ou que, au contraire, elle annonce. On ne peut donc parler d'intrigue que dans le cas d'une succession de scènes , et non à propos d'une seule. Elle n'existe qu'à l'intérieur d'une grande unité du récit. Chaque partie de l'intrigue se définit d'une façon purement relationnelle ; le trait exigé est l'existence de rapport avec d'autres événements relatés; ces rapports se réduisent, la plupart du temps, à celui de cause à effet. Le contenu n'importe nullement : des événements identiques peuvent, selon le cas, faire ou ne pas faire partie de l'intrigue 16. »

On comprend mieux maintenant la démarche de Zola qui n'oppose pas action et intrigue, mais intrigue et tableau. Gomme le remarquait T. Todo- rov, action et intrigue ne sont pas au même niveau, pas plus d'ailleurs qu'intrigue et tableau, mais la fragmentation de l'action en tableaux ouverts et autonomes a un tout autre sens que la division de l'action en cinq actes. Certes, ainsi que l'écrit J. Scherer :

« Considéré en lui-même, l'acte n'est pas une division arbitraire de la pièce. Il a son unité et son individualité et il forme, ou du moins il tend à former, un ensemble organique. Il était de mode à l'époque romantique de souligner cette individualité en donnant à chaque acte d'un drame un titre particulier. Il ne serait pas impossible d'en faire autant pour de nombreuses pièces classiques [...] 17. »

Cependant J. Scherer ajoute :

« Après les actes, il est nécessaire d'étudier les entractes. On ne saurait se dispenser de cette étude en affirmant que l'entracte n'est rien, qu'il n'est qu'un repos entre deux fragments d'action. Il est bien un intervalle, si l'on veut, mais cet intervalle n'est pas vide : s'il ne se passe rien sur la scène pendant l'entracte, on doit supposer qu'il se passe parfois bien des choses dans les coulisses; les déclarations des théoriciens et l'étude des pièces s'ac- corderont pour nous le montrer [...] Marmontel écrit : ť Dans les intervalles des actes, le théâtre reste vacant; mais l'action ne laisse pas de continuer hors du lieu de la scène ', ou encore : ' l'entracte n'est un repos que pour les spectateurs, et n'en est pas un pour l'action. Les personnages sont censés agir dans l'intervalle d'un acte à l'autre ' 18. »

Dans une pièce classique l'action est pratiquement ininterrompue et le spectateur a de la totalité de cette action une perception d'ensemble - l'intrigue; celle-ci est dirigée vers un sommet selon une structure pyrami- dale. « La dramaturgie classique ayant abouti de bonne heure à une concep- tion élaborée du dénouement, il était naturel qu'elle veuille faire culminer l'intérêt dans ce dénouement et orienter tout le reste dans le sens d'une montée vers cette tension suprême. Les auteurs cherchent donc, avec plus ou moins de bonheur, à produire un effet de ť crescendo ', et à placer vers la

16. Tzvetan Todorov, Littérature et signification coll. « Langue et langage », Larousse, 1967, p. 44-45.

17. La Dramatique classique en France , p. 202. 18. La Dramaturgie classique en France , p. 208 et 209.

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fin de leur pièce ce sommet ďémotion que la critique anglo-saxonne désigne par le terme commode de ť climax ' 19. »

L'action n'a pas de « forme »; c'est l'intrigue, construite par l'auteur avec certaines intentions, qui est perçue par le spectateur comme un schéma. L'action est un processus; lui donner une forme (dramatisée en trois phases), c'est imposer un jugement sur la réalité qu'elle représente. Le plus sûr moyen de ne pas imposer de jugement au récepteur c'est de fragmenter la réalité en un certain nombre de morceaux autonomes en adoptant la forme ouverte du tableau 20. Il fallait, selon Aristote, que l'action « soit une et entière, et que les parties en soient assemblées de telle sorte que, si on trans- pose ou retranche l'une d'elles, le tout soit ébranlé et bouleversé; car ce qui peut s'ajouter ou ne pas s'ajouter sans conséquence appréciable ne fait pas partie du tout 21. » Pour Zola, au contraire, « l'intérêt n'est plus dans le mécanisme ingénieux des divers éléments de la comédie; il est dans la viva- cité, dans les peintures fines et vivantes de tableaux traités isolément [...]. Ils [Meilhac et Halévy] ont fait la pièce, non pour la pièce, mais pour les scènes. Qu'importait l'ensemble, si chaque épisode était assez puissant en lui-même pour conquérir les spectateurs! [...] Regardez de près comment la pièce est construite. Vous y verrez bien vite ce seul souci des tableaux modernes, vivants et légèrement tournés à la charge. C'est toute une poé- tique nouvelle, soyez-en convaincus 22 ». Les formules de Zola ne peuvent manquer d'évoquer l'une des caractéristiques de la fable selon Bertolt Brecht :

« Comme le public n'est évidemment pas invité à se jeter dans la fable comme dans un fleuve pour se laisser porter ici ou là, au gré du courant, les événements doivent s'enchaîner mais les chaînons rester bien visibles. Ils ne doivent pas se suivre imperceptiblement. Le spectateur doit pouvoir juger dans l'intervalle [...] Il convient donc d'opposer avec soin les différents éléments de la fable en leur attribuant une structure propre, celle d'une petite pièce dans la pièce 28 . »

La substitution du tableau à l'intrigue fonde en effet une « poétique nouvelle ». On peut parler de substitution, bien qu'intrigue et tableau se situent à des niveaux différents, puisque la construction par fragments supprime la relation causale qui existait entre les scènes. La construction par tableaux forme un ensemble épique et, dit Aristote, « un ensemble épique - j'entends par là un ensemble de fables multiples 24 ». Brecht don- nait comme excellente la définition du romancier Döblin pour qui « une œuvre épique se laisse découper, comme avec des ciseaux, en parties capables

19. Ibid. f p. 198. 20. On pourrait dire que la multiplication des tableaux provoque une inflation

de la forme. Mais alors que l'intrigue cherche toujours plus ou moins à dissimuler son caractère de construction destinée à influencer le récepteur, le tableau, au contraire, s'avoue franchement comme une construction arbitraire, laissant ainsi au spectateur la possibilité d'exercer son propre jugement.

21. Aristote, Poétique, texte établi et traduit par J. ttardy, aux éditions des « Belles Lettres », coll. « Guillaume Budé », p. 41.

22. Nos auteurs dramatiques , p. 719 et 715. 23. Bertolt Brecht, Écrits sur le théâtre , texte français de Jean Tailleur, Gérald

Eudeline et Serge Lamare, L'Arche, 1963, p. 201 et 202. 24. Poétique , p. 56. Le mot « fable » doit être pris ici dans une troisième acception,

différente de celle des Formalistes et de celle de Brecht. Pour Aristote « c'est la fable qui est l'imitation de l'action, car j'appelle ici ' fable ' l'assemblage des actions accom- plies », c'est-à-dire 1' « agencement des faits » par le poète « artisan de fable ».

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Page 10: LA SCÈNE || INTRIGUE ET TABLEAU

de continuer à vivre de leur vie propre 25 ». « Récit brisé 26 » une pièce décou- pée en tableaux ne représente plus une totalité « complète et entière 27 » mais des fragments arbitrairement prélevés dans une réalité qui les déborde de toutes parts. Rejetant le schéma traditionnel - exposition, nœud, dénoue- ment - qui correspond à l'étude d'une crise suivie d'un apaisement, la représentation de la pièce découpée en tableaux perd son caractère symbo- lique.

Structure close refermée sur elle-même et par là réductible à un moment clé qui en exprime « la vérité », F intrigue propose au public une valeur symbolique; à son adhésion à cette valeur - ou à son refus - se limite l'activité du spectateur. Au contraire, l'ensemble des tableaux ne forme pas une totalité réductible, mais une structure associant des éléments mobiles, autonomes, ayant chacun un sens, mais dont l'association produit un sens nouveau. Au contraire de l'intrigue, cette structure suppose un spectateur libre et actif.

25. Écrits sur le théâtre , p. 111. 26. L expression est de Holand Barthes dans Communications , n° 8, p. 15. 27. Pour Aristote, « est entier ce qui a commencement, milieu et fin ».

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