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La signification sociale des «biens de prestige »dans les formations lignagères africaines Author(s): Gérald Berthoud Source: Canadian Journal of African Studies / Revue Canadienne des Études Africaines, Vol. 8, No. 2 (1974), pp. 307-324 Published by: Taylor & Francis, Ltd. on behalf of the Canadian Association of African Studies Stable URL: http://www.jstor.org/stable/483770 . Accessed: 17/06/2014 12:22 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Taylor & Francis, Ltd. and Canadian Association of African Studies are collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Canadian Journal of African Studies / Revue Canadienne des Études Africaines. http://www.jstor.org This content downloaded from 188.72.126.25 on Tue, 17 Jun 2014 12:22:37 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

La signification sociale des « biens de prestige » dans les formations lignagères africaines

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La signification sociale des «biens de prestige »dans les formations lignagères africainesAuthor(s): Gérald BerthoudSource: Canadian Journal of African Studies / Revue Canadienne des Études Africaines, Vol. 8,No. 2 (1974), pp. 307-324Published by: Taylor & Francis, Ltd. on behalf of the Canadian Association of African StudiesStable URL: http://www.jstor.org/stable/483770 .

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Revue canadienne des 6tudes africaines / Canadian Journal of African Studies Volume VIII, no 2, 1974, 307-324

La signification sociale des t biens de prestige) dans les formations IIgnagdres africaines

G6rald BERTHOUD

ABSTRACT - Social Significance of "Prestige Goods" in African Formations

My main objective is to sketch a demonstration, with empirical illustrative cases, of the theoretical power of a dialectical approach. My topic is centered on the notion of ((multicentric ) economy, and all its concomitants, such as a spheres of exchange, )) a prestige goods, )) and the like. Such notions are widely accepted among anthropologists, who apply them mechanically to their monographs. To use, in an uncritical way, such transactional categories is a perfect case of reification.

To remain at the superficial level of exchange is no more successful in explaining the essence of the lineage mode of production than its progressive transformation within a world-wide dominant capitalism. In contradistinction to such an abstracted view of the economy, the task of a dialectical anthropology is to conceive theoretically any element within this relevant and irreducible totality which is a mode of production. This rigorous process of knowledge is a prerequisite to explain the underlying meaning of the ((multicentric ) ideology, and to go beyond the pure materiality of aprestige goods)),, to reach their plurifunctional social meaning.

((Ces ph6nomenes, on les exprime: on croit donc les expliquer. On les reconnait: on croit donc les connaitre ,,

(BACHELARD')

INTRODUCTION

Les notions d'6conomie < multicentrique ), de ((spheres d'echange ,,

de ( biens de prestige 2)) et d'autres sont bien attest6es parmi les anthropologues economistes 1,

* Departement d'anthropologie de I' Universite' de Montreal. 1. Gaston BACHELARD, Le nouvel esprit scientifique, Alcan, Paris, 1934, p. 73. 2. Selon Pearson, le prestige (( dans les societ6s primitives et archaYques est universellement attest6,

mais la complexite de sa fonction et, surtout, sa signification economique est pour ne pas dire plus encore une 6nigme ,,, dans (( The Economy Has no Surplus: Critique of a Theory of Development. In Trade and Market in the Early Empires. Economies in History and Theory )) (K. POLANYI, C. M. ARENSBERG and H. W. PEARSON (eds), Glencoe, The Free Press, 1957, pp. 320-341, particulibrement ici, p. 337.) Notre article constitue une tentative en vue d'une meilleure connaissance d'une telle enigme. Toutes les citations en langue anglaise ont 6t6 traduites par nous-meme.

3. Voir par exemple, P. et L. BOHANNAN, Social Anthropology, New York, Rinehart & Winston, 1963, p. 248; Tiv Economy, Northwestern University Press, Evanston, 1968, pp. 227 et passim; G. DALTON,

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308 CANADIAN JOURNAL OF AFRICAN STUDIES

comme chez d'autres anthropologues, qui les appliquent le plus souvent d'une facon m6canique t l'analyse de leurs cas concrets. Tous ces chercheurs commettent l'erreur d'assimiler ces notions a des construits ou des concepts, alors qu'elles ne sont que de simples percepts, dont l'efficacit6 ne d6passe pas le niveau superficiel de l'imm6diatet6 du donn6. De simples observations ethnographiques deviennent alors des produits theoriques, au lieu de constituer le point de depart du travail conceptuel de l'anthropologue.

Cette vision ,

substantiviste) d'une pretendue economie ((multicentrique , opposee implicitement ou non a une economie ( unicentrique

,, entraine une confusion

entre la description et 1'explication, conduisant ainsi " un r6ductionnisme cognitif inevitable. Un usage aveugle de telles categories transactionnelles constitue un excellent exemple de reification4, illustr6 dans maints travaux anthropologiques. Epist6mologiquement, la reification 6quivaut

" une forme extremement pauvre d'atomisme ou d'associationnisme, dans laquelle les choses apparaissent dans leur permanence; alors que dans une perspective relationnelle ou dialectique ces memes choses ont une signification diff6rentielle, selon leur inclusion dans des relations sociales sp6cifiques. Aussi 616mentaire que ce principe puisse paraitre, les anthropolo- gues 6conomistes de tendance substantiviste et d'autres adeptes de l'ideologie ( multicentrique ) ignorent, sinon negligent gravement, une telle exigence pr6alable.

Ces remarques pr61iminaires vont tout d'abord subir un test comparatif portant sur deux ethnies du Nigeria, les Tiv et les Ganawuri 5. La derni"re section de l'article visera a une conceptualisation plus pouss6e de nos d6veloppements pr6c6dents.

Traditional Tribal and Peasant Economies: An Introductory Survey of Economic Anthropology, Addison- Wesley, Reading, Mass., 1971, pp. 6-14 et 16; R. FIRTH, Primitive Polynesian Economy (2' 6d.), Routledge & Kegan Paul, Londres, 1965, P. 340; M. NASH, Primitive and Peasant Economic Systems, Chandler, San Francisco, 1966, p. 28. L'6clectisme de Dalton est tel que dans ses plus r6cents articles, il juxtapose simplement I'id6ologie a multicentrique

, et des affirmations relevant d'une approche dialectique, bas6e sur

I'opposition ain6s-d6pendants dans les soci6t6s lignagbres. Mentionner les relations asym6triques ain6s-ca- dets (cf. ses deux articles: (( Traditional Tribal and Peasant Economies: An Introductory..., op. cit., p. 16 et a Peasantries in Anthropology and History ,, dans Current Anthropology 13, 1972, p. 392, note 17 et pp. 385-415 et ici particulibrement, p. 398, note 29) n'6quivaut nullement A d6montrer comment ses relations sont articul6es avec une r6ciprocit6 dominante.

4. Ma critique dialectique d'un cas particulier de r6ification (c'est-A-dire l'usage largement r6pandu des a spheres d'6change n en tant que concepts) d6rive partiellement des suggestions que j'ai trouv6es dans I'analyse de Marx sur le o f6tichisme de la marchandise

, (voir par exemple, K. MARX, Oeuvres: Economie

I, Gallimard, Paris, 1965, pp. 604-619. Se r6f6rant au f6tichisme propre A l'6conomie politique, Marx affirme: a I fait du caractbre social, 6conomique, qui est imprim6 A des choses dans le processus de production sociale, un caractbre naturel de ces choses d6coulant de leur nature mat6rielle... II ne s'agit pas ici de d6finitions sous lesquelles on classe les choses. 11 s'agit de fonctions d6termin6es qui s'expriment dans des cat6gories d6termin6es, (Oeuvres: ,conomie II, 1968, p. 644). A la suite de Marx, j'aurais pu insister sur des modalit6s vari'es de r6ification en anthropologie economique. Ainsi, les pr6tendus formalistes, par leur acceptation de la validit6 universelle de concepts comme capital et d'autres, 6vacuent la sp6cificit6 socio-historique en a naturalisant , notre propre systeme capitaliste.

5. Les Tiv et les Ganawuri sont deux cas bien contrast6s de soci6t6s lignagbres, qui n'ont pas &t6 choisies au hasard. Selon les Bohannan, l'6conomie des Tiv se caract6rise par trois a spheres d'6change distinctes - subsistance, prestige et parent6 (mariage par 6change) - chacune particularis6e par des biens sp6cifiques. Au contraire, les Ganawuri ne pr6sentent pas de cat6gorisation mat6rielle comparable de biens et de services d6finissant des a sph6res d'6change a mutuellement exclusives (P. et L. BOHANNAN, Tiv Economy, Northwestern University Press, Evanston, 1968). (J'ai pass6 une ann6e chez les Ganawuri, entre 1965 et 1968, avec l'aide financi6re du Mus6e d'ethnographie de Gen6ve et du Fonds national suisse de la recherche scientifique.

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LA SIGNIFICATION SOCIALE DES ' BIENS DE PRESTIGE,,

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I - ESQUISSE COMPARATIVE: LES TIV ET LES GANAWURI

Une liste selective de cinq elements, presentes sous la forme d'une simple juxtaposi- tion, constitue l'essentiel de ma comparaison.

A - Contraste 6cologique

Les productions vivrieres essentielles des Tiv sont, par ordre d'importance, les ignames, le sorgho et le mil. Les Ganawuri, en raison d'un habitat plus septentrional, cultivent presque essentiellement des c6r6ales. Leur culture principale (Digitaria exilis.: acca en hausa) a l'avantage sur le sorgho, le mil et particulibrement sur les ignames, de durer plusieurs ann6es sans grand risque de d6t6rioration meme partielle. Aussi, grace ia ces facteurs ecologiques, et en dehors de toute autre consideration telle que les formes de contr61le de ces cultures, la manipulation d'un surplus agricole, comme base mat6rielle du fonctionnement de certains domaines sociaux, n'est pas possible parmi les Tiv 6; alors que chez les Ganawuri, les parametres 6cologiques ne sont pas un obstacle pour I'accumulation de produits vivriers pour d'autres usages que la pure subsistance.

B - Position diff6rentielle des femmes dans I'appropriation de la terre et la distribution du produit

L'acces ia la terre dans les deux societes 6tablit une diff6rence importante. Chez les Tiv

,,il n'y a aucune femme mari6e sans terre

7,. Les femmes mari6es contr6lent

effectivement la plus grande partie du secteur de la subsistance: , le sorgho, comme les

ignames, est contr616 par les femmes8 ,, et ( les cultures secondaires ("a l'exception du

manioc) appartiennent entierement aux femmes9,

. Chez les Ganawuri, aucune femme mari6e ne possede un champ propre a permettre un certain contr6le sur le secteur de la subsistance. Au contraire, les produits agricoles sont, en derniere analyse, sous le contr6le des ain6s, mme les produits qui r6sultent du travail exclusif des femmes comme les rizga (Coleus dazo) et les pois de terre.

La position diff6rentielle des femmes dans les deux soci6t6s, aux niveaux juridique (droits sur la terre) et 6conomique (disposition des moyens de subsistance), entraine une determination sociale qui se superpose au contraste 6cologique. En consequence les biens de subsistance chez les Tiv sont doublement exclus de la (( sphere de prestige,,) . Au niveau de la production deji, ces biens &chappent au contr6le

6. Les Bohannan, A la fin de leur ouvrage, remarquent cette particularite, mais ils n6gligent l'importance theorique de leur observation: (( La nature p6rissable des biens de subsistance des Tiv, le fait que des facilit6s d'entreposage au-del d'une seule saison n'ont jamais 6te d6velopp6es, et la predominance de la trypanosomiase se combin6rent pour rendre tout entreposage de biens de subsistance impraticable

, (P. et L. BOHANNAN, op. cit., p. 237). 7. Ibid., p. 223. 8. Ibid., p. 135. 9. Ibid., p. 136. 10. Les Bohannan eux-memes affirment I'impossibilit6 sociale - distincte de l'impossibilit6 6cologi-

que - pour les Tiv d'accumuler les biens de subsistance, en vue de les convertir en a biens de prestige ,,: u Puisque chaque femme ou groupe de femmes contr6le le produit de ses propres champs, les femmes contr6lent la plus grande partie des biens de subsistance. Puisqu'elles ne paient aucun tribut, et que personne n'a droit A leur nourriture sinon dans des proportions infiniment petites, la richesse dans le syst6me de subsistance ne peut &tre accumul6e par aucun individu. La production de subsistance et la consommation ne m6nent A aucune sorte de rang ou de hi6rarchie.

, (Cf. dans Tiv Economy, op. cit., p.

222.)

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exclusif des aines. Au contraire, la base materielle des Ganawuri repose presque exclusivement sur la production agricole. Aussi, pour des raisons tant &cologiques que sociales, l'utilisation de produits agricoles, comme symboles representatifs de l'autorit6 des aines, s'impose tout naturellement.

C - Niveau difffrentiel de s6niorit6

La definition de la position sociale sp6cifique des ain6s et des diverses categories de d6pendants (cadets, femmes, et enfants) implique une nouvelle diff6renciation essentielle entre les deux ethnies. Le niveau de s6niorit6 des Tiv est socialement plus l1ev6 que celui des Ganawuri. En consequence, la relation asym6trique entre ain6s et

d6pendants pr6sente un potentiel d'in6galit6 diff6rent. Chez les Ganawuri, les r6les d'ain6s et de cadets sont presque entierement d6riv6s de l'age, s'assimilant alors, en principe, a deux g6n6rations successives. Chez les Tiv, chaque homme n'est en aucune fagon certain de devenir un ain6.

La soumission d'un cadet ganawuri se r6alise dans des prestations en travail et en nature, de lui-meme et de ses d6pendants (6pouses et enfants), pour son pare, son beau-pare et meme son oncle maternel, particulierement quand ce dernier agit comme un substitut du pare dans l'6change matrimonial. Ces r6les parentaux, comme expression de la s6niorit6, sont classificatoires ou non, selon de multiples variations empiriques. Les diverses prestations diminuent peu a peu avec l'age et le cadet devient un ain6 quelques ann6es apres son premier mariage. Des lors il participe directement dans les 6changes c6r6moniels et matrimoniaux, et entre ainsi dans la r6ciprocit6 dominante des ain6s. Certes, autrefois, les hommes se mariaient g6n6ralement assez tard, soit vers 30 ans.

Bien que tout Ganawuri puisse devenir un ain6, a la condition de se marier, il n'6chappe pas A sa position temporaire au niveau soci6tal, car oua qu'il aille il reste un cadet. Ii peut bien sir 6chapper A ses obligations au niveau interindividuel; mais s'il refuse la d6pendance paternelle, par exemple, sa seule alternative est de s'attacher a son oncle maternel, ou A tout autre ain6 pouvant agir comme un pare classificatoire. Les possibilit6s d'action du cadet correspondent donc a de simples variations structurales.

Selon une regle, ne souffrant semble-t-il aucune exception dans le passe, le cycle de d6veloppement du groupe domestique ganawuri implique une presence temporaire d'un fils marie avec son pere (famille patrilocale 6tendue, polygyne ou non). Cette r6sidence commune cesse apres quelques ann6es de cohabitation, ou quand un plus jeune fils du chef de m6nage se marie. Le fils, avec l'assentiment de son pere, construit alors sa propre habitation pres de ses parents agnatiques les plus proches, et gagne ainsi peu A peu son admission parmi I'ensemble des ain6s. Le cycle de d6veloppement du groupe domestique se compose donc de trois phases significatives: la famille 6tendue (avec ego comme cadet), la famille 616mentaire (et/ou polygyne) et la famille 6tendue (avec ego comme ainC).

Chez les Tiv, le module de la s6niorit6 est nettement plus accus6. En principe le groupe domestique s'identifie

. une famille polygyne patrilin6aire et 6tendue compos6e d'un ain6 (le chef de m6nage), de ses 6pouses, de ses enfants mineurs, de ses filles adultes c61ibataires, de ses fils adultes, de

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LA SIGNIFICATION SOCIALE DES <BIENS DE PRESTIGE- 311

leurs 6pouses et leurs enfants. Le plus souvent on trouve des freres germains ou des demi-freres du chef de menage vivant 1 avec leurs epouses et leurs enfants "

Une divergence existe entre les deux soci6tes dans la dimension et la structure de l'unit6 de production de base, qui entraine alors une nouvelle distinction de certaines relations sociales pour la disposition de plusieurs produits.

Une importante fraction des cadets chez les Tiv correspond en fait ia des aines ganawuri, comme, par exemple, les freres marius d'un chef de manage vivant en communaut6 avec ce dernier, qui sont ainsi dans une position intermediaire. En consequence, les aines tiv, pourvus d'un pouvoir politique limit6 (structuralement similaire a celui des aines ganawuri), operent une redistribution parmi les cadets sociaux les plus ages, ou meme renoncent a toute prestation des biens les moins susceptibles, par leurs qualites intrinseques, de servir a certains 6changes generateurs d'autorit6 et de prestige. Chez les Ganawuri, en principe, les aines n'abandonnent aucun contr6le; aussi les biens de subsistance sont toujours disponibles, afin de servir dans la reciprocit6 dominante des ain6s.

Chez les Tiv, comme chez les Ganawuri, le domaine intraparental est le lieu principal de l'appropriation du surplus. Toutefois, en raison du niveau diff6rentiel de seniorit6, la relation parentale asymetrique aines-dependants se realise diff6remment, meme dans le proces de production immediat.

Chez les Tiv, (( un chef de manage d'age mir continue de passer beaucoup de temps sur ses champs; il y accomplit des tUches faciles, construit des akombo [emblkmes magiques protecteurs] et surveille le travail de tous les gens de son

menage12 . Ainsi la diff6renciation ain6s-d6pendants chez les Tiv tend a etre significative dans le proces de travail deji, dans lequel les d6pendants (incluant les cadets) sont les producteurs directs ofi les travailleurs et les ain6s ont d'abord une fonction de direction et de contr6le.

Chez les Ganawuri, la cessation du travail pour un ain6 signifie le plus souvent la perte de son statut de chef de m6nage, et en cons6quence de son droit ai l'appropriation d'un surplus agricole. L'ain6, en raison de la petite dimension de son groupe domestique, cesse toute activit6 au moment de la s6nilit6 seulement et passe alors dans la cat6gorie des personnes inactives, comme les vieilles femmes et les jeunes enfants.

Finalement, il vaut la peine de mentionner l'une des nombreuses remarques trouv6es dans le livre d'Akiga 13, qui attestent la validit6 theorique d'une relation de

d6pendance intraparentale. Ainsi, East d6finit les ain6s et les cadets dans le mariage par 6change, dans lequel les femmes sont entierement sous le contr6le de l'ensemble des aines, comme

, les deux sections opposees de la societ6 tribale 14 )). Enfin, les classes

d'age des cadets s'actualisent au sein des groupes de descendance de dimension variable mais restreinte; au contraire,

,,les classes d'age des hommes plus ag s

tendent "a fusionner. Les jeunes gens disent "tous les vieux ont une seule classe d'age" ' ,,.

11. L. et P. BOHANNAN, op. cit., p. 17. 12. Ibid., p. 68. 13. R. EAST, Akiga's Story (traduction annotee par...), Oxford University Press for International

African Institute, Londres, 1939. 14. Ibid., p. 167. 15. P. et L. BOHANNAN, The Tiv of Central Nigeria, International African Institute, Londres, 1953,

pp. 48-49.

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312 CANADIAN JOURNAL OF AFRICAN STUDIES

D - Les ,

biens de prestige> : coihcidence ou non entre leur signification sociale et leur sp6cificit6 mat6rielle

Jusqu'ici, nous avons cherch• a demontrer la position diff6rentielle des biens de subsistance dans les deux soci6t6s. Une fois l'impossibilit6 6tablie pour les Tiv, au contraire des Ganawuri, de d6gager un surplus compose de biens de subsistance, il est alors n6cessaire d'analyser la production et I'appropriation de cet agr6gat de biens, connus dans la litt6rature anthropologique comme

, biens de prestige ,,. Les Bohan-

nan, qui sont presque exclusivement int6ress6s par l'6change (ou la transaction dans l'idiome substantiviste 16), ne nous donnent que fort peu d'informations sur ces processus. Cependant, une r6ponse partielle est fournie par Akiga sous la forme d'une simple phrase: (( Le coton 6tait la source de toute richesse parmi les Tiv 7. )) A cette affirmation pourrait faire echo: (Le fonio 6tait la source de toute richesse parmi les Ganawuri

,. Chez les Tiv, il est ind6niable que tous les a biens de prestige ), contr616s

par les ain6s, r6sultent d'un surplus base sur la transformation du coton en 6toffes tugudu (grandes 6toffes blanches). Une 6toffe vaut une barre de cuivre. la valeur du

b6tail s'exprime en 6toffes ou en barres de cuivre, etc."8 Toutefois, selon les Bohannan eux-m6mes, ((un grand nombre de personnes

d6pendantes, d6montrant le succ6s 'a attirer et a garder des d6pendants, suppose un prestige suffisant ou grand et des biens de subsistance 19 )). Ainsi, en derniere analyse, le prestige, l'influence et I'autorit6 se mesurent de la mime faqon chez les Tiv que chez les Ganawuri. Dans les deux ethnies, les ain6s contr6lent les forces de travail qui produisent non seulement les biens de subsistance, mais aussi des pr6tendus a biens de prestige)) ou un surplus indiff6renci6. Ce sont ces

, biens de prestige )) ou ce surplus non

sp•cifique que les ain6s s'approprient et qui devient alors l'attribut de leur statut. En consequence, ces biens, quelle que forme qu'ils puissent avoir, circulent directement parmi les aines, ou servent dans des 6changes interethniques pr6alables pour entrer dans la r6ciprocit6 des ain6s sous une forme transform6e.

Avec ou sans a spheres d'6change ,, chez les Tiv comme chez les Ganawuri, un surplus est lib6r6 afin de servir de base mat6rielle pour le fonctionnement de divers domaines sociaux. La presence de a spheres d'1change,, reifiees exprime un surplus specifique, mais ne difinit en aucune fagon les causes d'une telle apparition.

En fait, meme chez les Tiv, la coincidence trompeuse entre la sp6cificit6 mat6rielle des ((spheres

d'6change,• et la signification contextuelle des biens de

subsistance et de prestige, socialement d6termin6e, est, au niveau ph6nom6nal d6ji, plus apparente que r6elle. Par exemple, l'initiation pour les postes rituels les plus importants implique une grande d6pense de (( biens de prestige ,, comme les vaches. les

6toffes tugudu ou les barres de cuivre, ainsi que des biens class6s strictement dans la sphere de subsistance, comme des poulets, des moutons et une grande quantit6 de nourriture pour des r6jouissances collectives

20. Chez les Ganawuri, les biens de subsistance et les produits artisanaux deviennent des biens matrimoniaux ou de prestige, seulement lorsque les ain6s les utilisent a

16. Voir DALTON, Traditional Tribal and Peasant Economies: An Introductory Survey of Eco'nomy Anthropology, op. cit., 36p.

17. Voir EAST, op. cit., p. 343, mais encore pp. 308, 310 et 344. 18. P. et L. BOHANNAN, Tiv Economy, op. cit., p. 229. 19. Ibid., p. 233. 20. EAST, op. cit., pp. 200-204.

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LA SIGNIFICATION SOCIALE DES -BIENS DE PRESTIGE- 313

l'int6rieur de la r6ciprocit6 dominante. Ainsi le surplus peut ,tre

d6fini d6j" dans le proces de production imm6diat, comme le coton chez les Tiv, ou au niveau de la distribution et de l'6change d'un produit de base comme le fonio chez les Ganawuri.

E - Les modalit6s de la transition au capitalisme

En rester au niveau superficiel de l'6change n'est pas plus valable pour expliquer le fonctionnement du mode de production lignager que sa transformation sous l'impact d'616ments varies du capitalisme.

Par exemple, pour les Tiv comme pour leurs ethnographes, l'argent en lui-m6me semble 6tre responsable d'un changement radical de l'6conomie: < Probablement aucun facteur n'a 6t6 aussi important que l'introduction de la monnaie universelle. Ni les cultures commerciales et les imp6ts ni le commerce extensif n'affecterent la congruence fondamentale entre les id6es des Tiv et les institutions de la m6me faqon que la monnaie le fit 2 )). Une telle affirmation illustre la confusion entre le point de vue conscient des Tiv et l'interpr6tation de l'anthropologue, qui r6duit la connaissance scientifique a la perception immediate.

Comprendre les consequences de l'introduction de la monnaie chez les Tiv et chez les Ganawuri impose de revenir au contr6le des biens dans les unites de production. Ainsi chez les Tiv, < le contr6le de l'argent suit le meme modele que le contr6le de la subsistance; I'argent appartient a la personne qui l'a gagn6 22

,. L'assimilation de

l'argent aux biens de subsistance permet alors aux femmes et aux cadets d'occuper une position forte dans le secteur de l'6change.

Au contraire, chez les Ganawuri tous les biens 6chappent au contr6le des femmes et des cadets. L'introduction de l'argent a donc eu un effet perturbateur moindre. Meme si un cadet dispose d'assez d'argent, grice A un travail salari6, par exemple, pour s'acquitter d'une compensation matrimoniale, il ne peut pas agir sans la m6diation des ain6s pour obtenir une 6pouse.

La destruction brutale de certaines relations sociales peut aussi expliquer les consequences n6fastes de l'argent. Ainsi, parmi les Tiv, l'intervention du pouvoir colonial a eu des effets d6vastateurs sur les relations entre les ain6s et les d6pendants: S(L'abolition de l'6change [mariage par 6change] provoqua deux r6sultats interd6pen-

dants: d'une part, ce fut un rude coup pour le prestige des ain6s... La jeune g6n6ration, d'autre part, avait remport6 une grande victoire, ce qui la conduisait a croire que le Blanc 6tait le champion de la jeunesse contre l'autorit6 traditionnelle, et lui donnait confiance pour defier les ain6s 23. ) L'intervention etrangere a 6galement affaibli l'autorit6 des ain6s chez les Ganawuri. N6anmoins elle n'a pas d6truit une institution fondamentale comme le mariage par 6change chez les Tiv, dans lequel: ( la base fondamentale du...systeme social fut abolie 24. ))

II - DE L'eCHANGE A LA PRODUCTION SOCIALE

Notre objectif est done de constater deux modes de production lignagers, dont la difference ethnographique, c'est-t-dire la pr6sence de < spheres d'6change a dans un cas

21. P. et L. BOHANNAN, op. cit., pp. 245 et 247. 22. Ibid., p. 224. 23. EAST, op. cit., p. 169. 24. Pembleton, cit6 dans EAST, p. 168.

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314 REVUE CANADIENNE DES 8TUDES AFRICAINES

et l'absence dans l'autre, nous permettent de tester la validit6 scientifique de l'ap- proche ,

multicentrique ,. Meme si la presence de

, spheres d'echange

, n'est pas universelle parmi les

societes lignageres, il reste a voir si leur absence ne constitue pas une exception insignifiante. Ainsi (( la caract6ristique la plus distinctive de l'6conomie des Tiv - et c'est une caracteristique qu'elle partage avec beaucoup, peut-etre la plupart, des peuples premonetaires - est ce qu'on peut appeler une 6conomie multicentrique 2,5. Si l'on accepte alors cette specificit6 de nombreuses economies dites primitives, les Ganawuri comme plusieurs autres ethnies formeraient en quelque sorte une classe residuelle, par opposition a un ensemble h6terogene d'economies dites (( multicentri- ques ).

En derniere analyse cependant, mime si l'universalit6 des a spheres d'6change , r'ifi'es 6tait effective, la valeur explicative de l'approche (( multicentrique ,, devrait ̂ tre

rejetee. En bref, la reconnaissance d'une forme , multicentrique,, de l'6conomie n'est

guere plus qu'une donnee et par lA-meme, un indicateur manifestant et dissimulant a la fois les relations sous-jacentes.

La vision ( multicentrique ,

ne d6passe pas le v6cu, masquant ainsi le proces de formation de r6sultats perqus dans leur imm6diatet6 reifi6e. Une telle vision 6quivaut Sun r'ductionnisme cognitif, dont la tendance la plus radicale entraine l'absence de toute conceptualisation propre ia atteindre le niveau cache des relations sociales. En consequence, des termes comme ((spheres d'6change,,, ,,sphere

de subsistance,,, a sphere de prestige ,,, a 6conomie multicentrique

, et d'autres expriment des choses et

des arrangements entre les choses et ne peuvent en aucune facon &tre assimil6s ai des concepts (c'est-a-dire, termes explicatifs).

L'objectif de l'anthropologue 6conomiste, analysant des formations sociales particulibres dans leur fonctionnement et leur transformation, est de construire les relations sociales specifiques dans lesquelles le surplus, en tant que chose (ici (( biens de

prestige,,), est produit, distribu6, 6chang6 et finalement consomme ou detruit. Les (( biens de prestige ,,

en tant que choses, constituent un simple resultat d'un processus complexe. Ce resultat est le lieu d'une confusion, oi tres souvent

l'anthropologue, comme la tendance (( substantiviste ,, le montre, prend la description d'une simple manifestation ext6rieure pour l'explication du proces social reel.

En rester A une vision phenomeniste 6carte toute possibilit6 de voir ce que les (( biens de prestige)),, - forme socio-historiquement determin6e du surplus - ont en commun, peu importe leur contenu mat6riel. La fonction de prestige des (( biens de prestige )) n'est que l'aspect le plus superficiel et le plus visible, illustrant ainsi la

d6nomination inadequate de ces biens et reflechissant le biais idealiste de l'anthropolo- gie. La signification sociale r6elle de cette fonction de prestige requiert donc un veritable travail de construction theorique.

Definir les a biens de prestige ,, en refusant de s'enfermer dans le piege de leurs formes materielles particulieres suppose n6cessairement d'atteindre les relations sociales, qui sous-tendent l'arrangement ph6nom6nal des aspheres de biens)) et conduit du mime coup i expliquer les modalit~s du niveau apparent 26, c'est-i-dire ici la presence ou l'absence de a spheres de biens ,,, au lieu de mentionner simplement

25. P. BOHANNAN, Social Anthropology, op. cit., 1963, p. 248. 26.

, Nous voici enfin arrives aux formes apparentes, qui servent de point de d6part a I'6conomiste

vulgaire: rente fonci&re venant de la terre, profit (int6r6t) venant du capital, salaire venant du travail... Le mouvement apparent s'explique , (MARX, Oeuvres: ,conomie II, op. cit., p. 879).

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LA SIGNIFICA TION SOCIALE DES ,,BIENS DE PRESTIGE,, 315

l'une ou l'autre, ia la maniere de l'ideologie (( multicentrique ,,. Pour atteindre un tel objectif, le recours aux ( apparences pour nier la loi des phenomenes 27 , selon une pratique empiriste, est totalement exclu et doit tre remplac6 par un proces cognitif dans lequel:

,,connaitre, consiste a construire ou A reconstruire l'objet de la

connaissance de facon ~ saisir le mecanisme de cette construction; ...connaitre, c'est produire en pensee de maniere A reconstituer le "mode de production des phenom&- nes" 28

,. La tiche de l'anthropologue 6conomiste est donc de decouvrir le secret des

,, spheres de biens ) comme les raisons de leur absence. L'acceptation de tels postulats n'implique pas, comme une croyance tres

repandue l'imagine29, le passage d'une tendance ,(( changiste,, ) une tendance

(( productiviste ,,, qui reduirait la production au proces partiel de production imm&- diat 30. En fait, opposer un mode de production

" un mode d'echange est loin de constituer un renversement de l'ordre 6conomique, dans lequel la production prendrait simplement la place de l'6change. Ce n'est done pas le proces de production immediat qui s'oppose a l'6change, mais la totalit6 du proces de production, ou production sociale, comprenant 6videmment les trois autres moments de la distribu- tion, de l'6change et de la consommation. Des lors, ce proces total, dans son fonctionnement repetitif, est en fait un proc's de reproduction des produits et des relations sociales specifiques. Cette conception dialectique de l'economique "I est en rupture avec la vision 6clectique de la tendance (( substantiviste

,, pour qui l'6conomie

est perque comme un agregat plus ou moins defini d'6l1ments heterogenes 32

L'approche (,

multicentrique ,,, en concentrant ses efforts theoriques sur l'6change, lieu de la realisation des ( biens de prestige ,, dans un mode de production lignager, n'est pas en mesure d'expliquer ce proces de realisation, ~ moins de l'articuler avec le moment de la formation, c'est-a-dire le proces de production. La logique meme de la tendance

,, 6changiste ,, vise donc a une autonomisation theorique reductionniste du

moment le plus apparent du proces 6conomique global. Le caractere (( multicentrique , de l'conomie 6quivaut A une categorisation de biens 6changeables '. Meme si

27. MARX, Oeuvres: Economie I, op. cit., p. 843. 28. A. M. BATTRO (ed.), Dictionnaire d'episthmologie ge'netique, Reidel, Dordrecht (Hollande),

1966, Piaget 'a la page 35. 29. Voir FIRTH, The Sceptical Anthropologist? Social Anthropology and Marxist Views on Society,

Oxford University Press for the British Academy, Londres, 1972, p. 12 et (( Methodological Issues in Economic Anthropology ,, (Review Article) Man 7, 1972, pp. 467-475 et ici particulibrement p. 471-7.

30. G. BERTHOUD, (( La validite des concepts de Multicentricite et de spheres d'echange en anthropologie &conomique ,,, Archives suisses d'anthropologie generale, 1969-70. pp. 38-40.

31. Firth, de par sa croyance dans la n6cessit6 d'une combinaison de la science 6conomique, telle qu'elle est pratiqu6e par la majorit6 des 6conomistes occidentaux et occidentalis6s, et de l'anthropologie sociale, en arrive tout naturellement 'i mettre en doute i'apport de l'anthropologie 6conomique francaise d'inspiration marxiste. 11 n'h6site pas i prononcer la r6conciliation entre les

,, formalistes

,, dont il fait lui-

meme partie, et les (( substantivistes a, avec Dalton comme chef de file (voir FIRTH, ,

Methodological

Issues....,. op. cit., pp. 470-77. Ce consensus surprenant se fait bien stir aux d6pens de

, l'iddologie

marxiste , consid6r6e comme ,,inexacte

en mettant l'accent sur la d6termination 6conomique de l'organisation sociale dans les soci6tes primitives et archaiques ) (IDEM, p. 471). Pour d'autres prejug6s similaires, voir de FIRTH, The Sceptical Anthropologist..., op. cit.

32. La d6finition de l'&conomie de Dalton est un bon exemple de vision atomistique: ((...une economie n'est jamais d'un seul morceau, homog6ne, ou uniforme. C'est un ensemble divers de choses physiques, de pratiques institutionnelles, de regles 16gales, et de relations humaines. Elle se compose de ressources naturelles et du climat, d'importations, d'exportations, et d'argent, d'outils et de connaissance, de transactions entre des personnes et des groupes

,. (Traditional Tribal and Peasant Economics..., op. cit.,

p. 6). 33. BOHANNAN, Social Anthropology, op. cit., p. 248.

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316 CANADIAN JOURNAL OF AFRICAN STUDIES

certains <(substantivistes)) et d'autres utilisateurs de l'ideologie ((multicentrique,, accordent une priorit6

' la dimension institutionnelle aux d6pens des choses elles- memes, ils restent n6anmoins prisonniers d'une certaine abstraction en confinant leurs analyses a un seul proces du domaine 6conomique, c'est-A-dire A un mode de transactions4". L'objectif intentionnel est

<,d'6tudier la repartition d'une manibre

intersoci6tale 35 ). Cette vue restrictive de la transaction ou de la repartition, comme moment suffisant pour la connaissance de l'6conomique, produit au mieux une analyse d'une relation sociale isol6e et donc formelle, a moins de l'int6grer th6oriquement au sein de cette totalit6 significative que constitue le proces de production sociale.

lII - DE LA PRODUCTION SOCIALE DANS LE SYST8ME LIGNAGER

Envisageons maintenant les relations sociales impliquant les (( biens de prestige)) aux diff6rentes 6tapes de leur existence. Bien stir, nous n'allons pas faire l'analyse complete de toutes les phases du proces de reproduction (voir fig. I en annexe A cet article, et nos commentaires), qui 6clairent la signification des (( biens de prestige,, ". Notre demonstration vise plut6t a prouver l'erreur de centrer toute analyse d&s le commencement sur la forme mat6rielle que les ((biens de prestige)) prennent dans diverses formations lignageres.

Certes, toute discrimination des (( biens de prestige )) d'une facon substantive est en parfait accord avec beaucoup de soci6t6s lignageres. Cependant cette concordance immediate est trompeuse. Plus les

, spheres d'6change,, semblent empiriquement

6videntes, plus l'empirisme s'impose facilement " Quand la validit6 d'une interpretation

<, multicentrique

, est soumise au test d'une

comparaison intersoci6tale, ses d6ficiences deviennent 6videntes. Dans une confronta- tion de diff6rentes formations lignageres, le problkme essentiel n'est pas de d6finir la

materialit6 sp6cifique des biens de prestige, mais au contraire de d6couvrir quel est leur d6nominateur commun, en d6pit de leur disparit6 materielle possible. Leur similitude tient dans leur signification sociale, ou dans leur fonction au sein d'une formation socio-historiquement d6terminee. En d'autres termes, un ( bien de prestige )) exprime un proces ou un rapport social sp6cifique, r6ifi6 dans une chose particuliere. 11 n'y a donc aucune determination materielle a priori.

Chez les Ganawuri, en raison d'une indiff6renciation materielle entre biens de subsistance, biens matrimoniaux (a la fois moyens de production comme la houe) et

34. DALTON, Traditional Tribal and Peasant Economics, op. cit., p. 14. 35. BOHANNAN, Social Anthropology, p. 231. 36. Voir par exemple, C. MEILLASSOUX, Anthropologie &conomique des Gouro de C6te d'lvoire.

De I'6conomie de subsistance d I'agriculture commerciale, Mouton, Paris et La Haye, 1964, P.-Ph. REY, Colonialisme, neo-colonialisme et transition au capitalisme. Exemple de la

,,Comilog,, au Congo-

Brazzaville, Maspero, Paris, 1971 et E. TERRAY, ((Le matbrialisme historique devant les soci6t6s segmentaires et lignag6res ,,

dans Le marxisme devant les socie6ts aprimitives ,,

Maspero, Paris, 1969, pp. 93-173.

37. Nous avons ici un exemple interessant de l'interaction entre les domaines ethnographique et theorique. 11 est symptomatique que l'iddologie ( multicentrique

, se ramene A une abstraction basee sur le

cas des Tiv, parmi lesquels on peut reperer une coi'ncidence formelle entre la materialit6 des biens de subsistance et de prestige, et les domaines sociaux de la redistribution et de la reciprocit6 dominante. Chez les Ganawuri, une non-coincidence est, en dernibre analyse, un grand avantage theorique; alors que les Tiv, A cet 6gard, constituent un objet de connaissance plus difficile et exigeant de la part de I'anthropologue une conscience theorique aigue, propre A rejeter toute mystification.

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LA SIGNIFICATION SOCIALE DES , BIENS DE PRESTIGE- 317

autres < biens de prestige ), l'inclusion dans une categorie transactionnelle (ou < sphere d'6change )) n'est pas effective au niveau de la production, mais de la circulation, saisie comme un proces de r6alisation. Au contraire, dans les soci6t6s lignageres avec spheres r6ifi6es, la cat6gorisation est d6ji effective pour plusieurs 616ments essentiels

C.M.

B. p. c.O.

C.P. Se C. I. Figure 1 - Schema du proc6s de reproduction du mode de production lignager.

CM Circulation matrimoniale (femmes et produits) P Proc6s de production imm6diat

Ss Surplus (sp6cifique ou non) Se Subsistance (c'est-i-dire les n6cessit6s de la vie quotidienne)

CP Consommation productive (c'est-A-dire le renouvellement des moyens de production, afin d'assurer au minimum une reproduction simple)

BP (( Biens de prestige )) CO Consommation ostentatoire CI Consommation individuelle

Commentaires

Dans les deux circuits, CM... P... Ss... CM, et P... Se... CP... P, chaque 6tape du proce's est A la fois un mouvement initial, un mouvement interm6diaire et un mouvement final.

La discrimination materielle ou non des biens matrimoniaux et d'autres biens, entrainant la circulation des travailleurs directs (par exemple, les esclaves lignagers), implique une diff6rence essentielle:

1 - quand la materialit6 sp6cifique des biens est un indicateur de leur fonction, id6alement au moins les biens circulent ind6finiment dans cette sph6re sociale. Toutefois, dans beaucoup de soci6t6s, I'accumulation ne peut pas aller au-deli de certaines limites. Une destruction p6riodique a caract6re prestigieux constitue un m6canisme r6gulateur essentiel.

2 - en l'absence de toute cat6gorisation r6ifi6e, il y a perm6abilit6 constante d'un domaine social i l'autre (par exemple, passage de biens matrimoniaux A des moyens de subsistance ou i des moyens de production).

A diffdrents moments du procks de reproduction plusieurs actions 6conomiques sont possibles. En voici quelques exemples: 1) la circulation matrimoniale - domaine de la r6ciprocit6 dominante - est naturellement contr616e par les ain6s, fondant ainsi leur position pr66minente dans le proc6s 6conomique total. 2) le passage P... Ss est un exemple de la relation asym6trique entre les ain6s et les d6pendants. II s'agit du domaine des prestations en travail et en nature. 3) le passage BP... CO se r6alise en principe dans la reciprocitd dominante, qui n'exclut naturellement pas des modalit6s competitives parmi les ain's. 4) le passage P... Se et les deux destinations finales CI et CP sont le domaine de l'6galit6 relative, dans lequel sont en jeu des procks comme la redistribution des ain6s A des d6pendants sp6cifiques, le contr6le direct par les d6pendants eux-mmes incluant les femmes, ou encore la circulation, 14 o6i existe une division sociale du travail embryonnaire. L'exemple le plus courant est celui de la division entre les producteurs de biens vivriers et les artisans sp6cialis6s, les forgerons surtout.

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318 REVUE CANADIENNE DES ETUDES AFRICAINES

au niveau du procks de travail. Si les deux moments de la formation et de la realisation des (( biens de prestige ,, appartiennent conceptuellement A la meme totalit6, ce n'est que pure abstraction que de d6finir une relation biunivoque entre d'une part le domaine domestique et les biens de subsistance, et d'autre part le domaine exterieur et les ( biens de prestige,, 38

La prise en consideration effective de l'articulation complexe des relations sociales de production et de circulation, au sein du proces de reproduction lignager, s'oppose A la carence theorique d'un reductionnisme, qui ramene une totalit ~ i un ou des modes de transaction, 6vacuant du meme coup le proces d'articulation et les relations inegales entre dependants et aines.

Le pouvoir mystificateur d'une terminologie largement accept6e rend toute analyse anthropologique du mode de production lignager trbs difficile. Ainsi, la notion de (( biens de prestige)) entraine le chercheur tres spontanement A restreindre son analyse au domaine ideologique, ou, au mieux, aux 6changes cer6moniels. Les biens de subsistance sont pergus, au contraire, comme un indicateur d'un secteur purement economique, et en consequence sans rapport avec les

(, biens de prestige n. Meme

parmi les anthropologues de tendance marxiste, cette mystification sevit ?a des degr6s divers, malgre la primaut6 accordee aux relations sociales, aux depens des relations reifi es, ou meme des relations intersubjectives. Plusieurs chercheurs acceptent d'une facon non critique les donnees de l'ideologie < multicentrique

, ", en depit de leur refus

intentionnel du credo empiriste, qui proclame la necessit& de (( coller ,

fermement aux phenomines. M me Rey, qui produit pourtant jusqu'ici la meilleure explication de cette r6sultante materielle que constituent les (( biens de prestige ,, n'6vite pas une certaine confusion en nous livrant, A differents moments de son volumineux ouvrage, des remarques insistant, d'une part, sur la materialit6 specifique des

(, biens de

prestige ,,, et, d'autre part, sur le role mystificateur jou6 par de tels biens dans une formation lignagbre.

Si Rey affirme avec raison que les ,,

biens de prestige)),, dans un systeme lignager ont une fonction de ( dissimulation et reification des rapports sociaux 4(

,, ou encore:

(( Pour reprendre le langage de P. Bohannan et de G. Dalton, nous pourrions donec dire que le sel entre dans la sphere des biens de prestige, c'est-A-dire A notre sens dans le circuit utilise par les aines pour contr6ler la reproduction des conditions de la production "' ; il n'en decide pas moins que (( pour 6viter les confusions sur le rdle du cycle des biens de prestige dans le cycle d'ensemble de la production, nous ne considerons d6sormais que le cas oh ces biens sont strangers A la production et m me

38. Voir par exemple: ((Pour les 6conomies tribales traditionnelles, nous distinguons entre les secteurs des biens de subsistance et des biens de prestige, entre les secteurs domestique et externe (c'est-i- dire des ensembles de transactions) a (DALTON, Traditional Tribal and Peasant Economyn..., op. cit., pp. 6 et 14.) En fait, meme avec une division embryonnaire du travail (par exemple, poti&res et forgerons sp6cialis6s), certains biens de subsistance entrent dans le (( secteur externe

,. 39. Voir par exemple M. GODELIER, ((Objet et methode de I'anthropologie economique ,, dans Rationalite et irrationaliti en Jconomie, Maspbro, Paris, 1966, pp. 232-293, particulierement p. 266 et autres; (( La pens6e de Marx et d'Engels aujourd'hui et les recherches de demain n, dans Sur les socidtis precapitalistes, textes choisis de Marx, Engels, Linine, lditions Sociales, Paris, 1970, pp. 106-142, particuliirement p. 119, et surtout TERRAY, ((Commerce pr&-colonial et organisation sociale chez les Dida de C6te d'Ivoire

,, dans The Development of Indigenous Trade and Markets in West Africa (C.

Meillassoux, 6d.), Oxford University Press pour l'International African Institute, Londres, 1971, pp. 145-152.

40. REY, Colonialisme, ndo-colonialisme..., op. cit., p. 135. 41. Ibid., p. 250.

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LA SIGNIFICATION SOCIALE DES BIENS DE PRESTIGE- 319

" la consommation normale 42 )). Incapable de se d6gager completement de la logique interne de

l'id0ologie , multicentrique

,, Rey considere que

dans de nombreuses soci6t6s lignageres les richesses qui constituent les , biens de prestige ))

sont des objets sp6cifiques... M6me lorsque ces objets sont susceptibles d'un autre usage, ii ne s'agit pas en g6n6ral de biens destin6s ai la consommation courante. On peut done facilement mettre en evidence deux cycles de production: I'un est celui des biens destin6s '

la consommation et ia la production; I'autre est celui des (( biens de prestige ))43

II y a I une certaine analogie avec les ,, spheres de biens ,,, bien que Rey admette d'une

faqon descriptive que m6me les moyens de subsistance et les moyens de production peuvent avoir une fonction de (( prestige,, 44

La conjonction d'un cas ethnographique, marqu6 par la discrimination mat6rielle des categories de biens, et l'absence de toute comparaison intersoci6tale effective, empeche Rey de rompre radicalement avec l'empirisme des (( spheres d'6change ,.

Une coupure radicale avec un tel empirisme permet seule de rendre compte de formations lignageres, comme les Ganawuri par exemple, caract6ris6es a ce niveau par une

indiff6renciation dans la production, et une bifurcation de biens de meme nature dans les proces de distribution et de circulation (lieux de la r6alisation des ((biens de prestige ))).

La construction d'une theorie unique, incluant les economies lignagbres avec ou sans < spheres d'6change,, r6ifi6es, exige de renoncer clairement a la discrimination materielle des divers biens, en dehors de leur stricte valeur d'indicateurs d'une r6alit6 sous-jacente (c'est-A-dire, le domaine des relations sociales). La critique de la r6ification du capital par Marx garde toute sa pertinence pour 6valuer l'impasse th60rique de l'approche (( multicentrique

,: (( Ils [les 6conomistes] confondent la forme

6conomique resultant de la circulation de la valeur avec une qualit6 materielle; comme si des choses, qui en elles-memes ne sont pas du capital, mais ne le deviennent que dans certaines conditions sociales, pouvaient &tre en soi et par nature du capital sous une forme d6termin6e 45 ). Comme pour le capital, les ((biens de prestige)) constituent donc fondamentalement une sp6cificit6 fonctionnelle propre au systeme lignager.

L'acceptation de l'ideologie ,

multicentrique n, comme forme de reductionnisme cognitif largement r6pandue parmi les anthropologues, et son pouvoir de contamina- tion, jusque chez les tenants d'une approche dialectique46 constituent des raisons imp6rieuses pour un examen critique approfondi de ce courant empiriste propre a l'anthropologie 6conomique. En bref, la presence comme l'absence de spheres r6ifi6es prennent valeur d'indices diff6rentiels, au sein des formations marquees par la dominance du mode de production lignager.

En premiere approximation, les forces productives et les rapports de production produisent chacun une diff6rence essentielle. L'esquisse comparative des Tiv et des Ganawuri avait d6ja montr6 la fonction discriminante de la barriere 6cologique (comme facteur limitatif) et du niveau social variable des ain6s. I1 importe maintenant de pousser plus avant la conceptualisation de ces deux points.

42. Ibid., p. 68. 43. Ibid., p. 63. 44. Ibid., pp. 64 et 138. 45. MARX, Oeuvres: ?conomie II, op. cit., pp. 593-94, et aussi 1706. 46. Voir par exemple TERRAY, op. cit.

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320 CANADIAN JOURNAL OF AFRICAN STUDIES

A - La barridre 6cologique

Tres grossierement les soci6tes lignageres africaines se r6partissent, A ce niveau, en deux categories d6finies respectivement par un habitat de savane et de foret. La diff6rence essentielle reside dans la nature de la production vivri6re (c'est-A4-dire, grains et tubercules). A un niveau plus fondamental, il s'agit de d6gager une diff6renciation essentielle dans lesforces productives, saisies comme une relation entre l'homme et la nature par la mediation du travail, et non pas simplement comme un rapport entre deux 616ments ext6rieurs l'un A l'autre, un environnement physique et une organisation sociale.

La necessit6 d'une consommation rapide des produits agricoles de la foret entraine une limite objective (c'est-a-dire, n6cessaire) dans la signification sociale de tels biens. Une telle determination materielle, excluant des biens de la fonction de prestige, ne tient pas strictement A la propriet6 intrins6que d'une chose, mais r6sulte d'un proces de production specifique. Par ailleurs, la confusion entre la mat6rialit6 d'une chose et sa fonction de prestige ne signifie pas fondamentalement que cette chose soit en elle-meme l'actualisation du prestige; pas plus que l'or au l'argent s'identifie A la monnaie en elle-meme dans un systeme d6velopp6 de production marchande.

La faiblesse relative de l'ideologie agraire constitue encore une preuve indirecte de la position subordonnee de l'agriculture dans la foret; alors que dans bien des societes de la savane, la complexit6 de cet aspect de

l'id0ologie 6conomique est revelatrice de la position dominante de la production agricole.

De tels indices suggerent l'improbabilit6, en foret, d'un surplus de nature agricole. Aussi, le domaine social du prestige apparaitra, d'une facon tout A fait superficielle, comme une sphere reifi~e de choses 47

B - Le niveau social variable des afn6s

La deuxieme discrimination, propre aux societes lignageres, est effective au niveau des rapports de production.

Dans tous les travaux d'inspiration dialectique, sur le mode de production lignager, la definition des aines est le plus souvent assez abstraite, ou au mieux r6duite au statut de doyen ou de chef d'un groupe de descendance (c'est-a-dire, un lignage ou un segment lignager). Avec l'analyse comparative de soci6tes lignag&res trbs

contrast6es, le probl6me du niveau social de la cat6gorie des ain6s ne peut pas 6tre esquiv6. Tout raffinement de la th6orie particulibre du mode de production lignager exige de prendre en consideration le degr6 de centralisation de 1'ensemble des ain6s.

Une classe d'aines relativement centralis6e et compos6e de chefs lignagers implique quelques consequences logiques: (1) Le lignage comme un ((groupe en corps)) (corporate group) doit avoir une signification globale, c'est-n-dire qu'il doit rtre socialement pertinent dans les domaines 6conomique, politique et idtologique. Quand une telle unit6 n'a qu'une

47. lpisikmologiquement,

le passage de la sph/re reifeie a la sphdre sociale est celui de I'atomisme d'inspiration empiriste A une m6thode relationnelle. Dans le premier cas, la sphere 6quivaut A un agr6gat, ou A un ensemble d'l16ments juxtapos6s; dans le second cas, une structure significative d6termine ses elements constitutifs, qu'il s'agisse d'objets ou d'agents. L'approche (( multicentrique )) perd alors toute pertinence, d&s l'instant o0 I'explication de l'6conomie passe du palier superficiel de la sphere r6ifi6e au palier plus profond de la sphere sociale.

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LA SIGNIFICA TION SOCIALE DES - BIENS DE PRESTIGE 321

fonction ideologique ou politico-ideologique, outre sa fonction exogamique, le doyen ou l'ain6 lignager ne dispose d'aucun pouvoir 6conomique sp6cifique. Une d6centrali- sation du contr61e du proces matrimonial, et en consequence du proces 6conomique dans sa totalit6, s'impose. La classe des ain6s se d6finit alors a un niveau infralignager (c'est-a-dire, comme chefs de m6nage). (2) Plus le contr6le du proces matrimonial est centralis6, plus les variations dans le statut des d6pendants sont grandes. 11 devient possible de d6finir un continuum hierarchique dans la position des cadets avec des avantages et des privilkges progressifs. Toutefois, le passage de la position cadette la plus haute ia la classe des

ain6s 6quivaut conceptuellement, dans un mode de production lignager centralis6, a une discontinuit6; alors qu'un tel passage est beaucoup plus diffus dans un systbme d6centralis6, dont la pertinence se situe au niveau du groupe domestique. (3) Un ain6, dans un systeme centralis6, a en principe une fonction de direction et de supervision, ai l'exclusion tres souvent de tout travail direct dans le proces de production imm6diat; dans un systeme d6centralis6, au contraire, les ain6s et les cadets sont tous des producteurs directs.

Enfin un chef lignager et un chef de groupe domestique, respectivement ain6s repr6sentatifs d'un systeme centralis6 et d6centralis6, disposent d'un pouvoir politique de m6me nature pour assurer une predominance sur leurs d6pendants.

11 convient de revenir maintenant sur la coi'ncidence entre la nature mat6rielle sp6cifique des ((biens de prestige)),, et leur signification sociale effective. Si nous acceptons les deux points pr6cedents, c'est-ai-dire la presence d'un continuum hierarchique parmi les cadets dans un systeme centralis6 et la presence d'un pouvoir politique qualitativement semblable dans les deux types de systemes, il ne fait aucun doute que dans un mode de production lignager centralis6 les ain6s ne peuvent contr6ler que des biens sp6cifiques, a l'exclusion des autres, qui sont redistribu6s 'a diff6rents d6pendants, ou sous le contr6le direct des cadets ou meme des femmes (voir le cas des Tiv). En consequence, une formation lignagere centralisee, qu'elle subisse ou non la determination de la barriere 6cologique, doit presenter, au niveau le plus ph6nom6nal, une forte tendance vers une sp6cialisation mat6rielle des biens sous la forme de (( spheres de biens ,,.

Une selection de quelques societes lignageres africaines confirme jusqu'ici une telle interpretation. Ainsi, les Ganawuri se presentent comme un exemple decentra- lis6, dans lequel l'ain6 est un chef de groupe domestique restreint. Cette caracteristi- que, li~e A l'inclusion dans l'aire de production des grains, 6limine done toute apparence trompeuse de ((spheres d'6change ) en tant que choses.

Les Tiv, avec un groupe domestique qui est demographiquement plus important que celui des Ganawuri, sont comparables, bien qu'a un degr6 moindre, aux Gouro j, et aux Dida49; alors que les Punu et les Kuni so pourraient tre des exemples de centralisation poussee. Par opposition aux Ganawuri, ces diverses ethnies sont inclues dans la fordt, en bonne partie ou mme totalement. Aussi la conjonction d'une centralisation plus ou moins forte et de la determination de la barribre 6co- logique produit, au niveau r~ifi6 de l'observable, des (( spheres de biens

, matbrielle-

ment discrbtes.

48. MEILLASSOUX, op. cit. et TERRAY. Le Marxisme devant les sociedts primitives, op. cit 49. TERRAY, L'organisation sociale des Dida de Cdte d'voire, Annales de l'Universit6 d'Abidjan 1969.

50. REY, op. cit.

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322 REVUE CANADIENNE DES MTUDES AFRICAINES

IV - DE LA TRANSITION

Au contraire d'une approche statique comparative, largement pratiquee en anthropo- logie, une analyse dialectique doit rendre compte theoriquement du passage d'un systeme lignager A ses transformations progressives au sein d'un capitalisme dominant A l'chelle mondiale.

Une tendance universelle A la diminution ou meme au nivellement de l'autorit6 de nature intraparentale semble s'imposer dans l'6volution du mode de production lignager, soumis a un impact du capital, dans ses formes marchande, industrielle et financiere. Une telle alteration s'accompagne, selon des degres variables, d'un developpement chrematistique de l'6conomie, instaurant alors au sein des ain6s une nouvelle forme d'inegalit6 croissante, reposant d'ailleurs, dans les formations lignageres centralisees, sur des diff6rences de pouvoir, tant 6conomique, politique, qu'ideologique, effectives deji au XIXC siecle et anterieurement. Ce proces de monetarisation resulte donc d'un ensemble de facteurs que seule une analyse concrete peut pleinement isoler. Le recours A la dimension sociogenetique permet alors d'expliquer les formes variables de transformation des societes lignageres, c'est-ai-dire les modalites particulibres d'articulation entre un mode de production lignager, toujours ins&r6 dans une formation sociale originale, et un systeme capitaliste, aux diff6rents stades de son evolution.

Dans les systemes lignagers centralises, les representants les plus puissants occupent une position privilegiee dans la competition visant a l'instauration d'un certain capitalisme indigene~". L'accumulation primitive, permettant la naissance d'une production capitaliste, implique des conditions prealables que toutes les societes lignageres sont loin de remplir. Ainsi dans les ethnies apparemment peu marquees par l'impact capitaliste, seule une analyse rigoureuse des modalites du proces d'articula- tion entre systemes lignager et capitaliste permet effectivement de comprendre la situation presente. On 6vite ainsi le recours A une ideologie sociocentrique, qui est prompte a ne voir que comportements purement irrationnels quand la tendance, dans un groupe ethnique, est de s'opposer A certaines formes de croissance 6conomique.

Deux exemples suffiront pour illustrer l'adaptation diff6rentielle a la pr6tendue modernisation.

Les Ganawuri ont vecu au milieu des mines d'6tain exploitees industriellement depuis le debut de ce siecle. Progressivement, un grand nombre d'Africains provenant de l'exterieur de la zone miniere furent attires par les possibilites de travail. Au contraire, la participation des Ganawuri fut relativement faible. Aujourd'hui encore, un petit nombre de Ganawuri travaillent dans les mines environnantes, presque toujours sur une base temporaire, afin d'6viter toute perturbation dans le cycle agricole. Or la nature materielle des (biens de prestige )) parmi les Ganawuri 6tait en dernier ressort un surplus de grain. Cette domination objective des activit6s agricoles 6tait renforc6e par une ideologie 6conomique tres complexe, justifiant ce type de prestation de la part des d6pendants & leurs ain6s. Aujourd'hui les hommes, jeunes et vieux, ont un point de vue identique sur le travail agricole: ( un homme s'affirme dans son travail; un grenier plein est sa fiert6. , Jusqu'ici les seules adoptions ( modernes ,, par les Ganawuri sont I'61levage du b6tail fulani et la production commerciale du riz.

51. Ibid., p. 488.

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LA SIGNIFICATION SOCIALE DES ,BIENS DE PRESTIGE- 323

Un jeune Ganawuri nous a dit un jour d'une facon tout a fait significative: ((nos mines a nous c'est le riz. ,

Au contraire, selon Rey:

lorsque s'est d6velopp6e en territoire nzabi I'exploitation miniere..., la main-d'ceuvre nzabi a afflue... vers ces mines... Or c'est dans le cadre de la production m6tallique qu'avait lieu la principale extorsion lignagere de surtravail chez les

nzabi52.

Ces deux exemples montrent la pertinence theorique d'une analyse interne du mode de production lignager, en vue d'une evaluation aussi objective que possible de la situation pr6sente.

Ce n'est done que pure nai'vet6 de la part de l'anthropologue d'incriminer, selon un rductionnisme reifiant propre a l'ideologie ( multicentrique n, la monnaie en tant que chose en la rendant responsable de la transformation, de la deterioration ou de la dissolution des relations sociales lignageres. Cette vision phenomeniste exclut toute connaissance valable, non seulement d'un mode de production lignager specifique, ce qui peut passer dans certains milieux scientifiques pour une reflexion purement academique, mais aussi du mode de transition vers le capitalisme, dont l'importance pratique s'impose ia chacun.

En derniere analyse, quelle est la valeur discriminante, meme au niveau le plus superficiel de l'observable, du caractere

, multicentrique,, de certaines economies lignageres ? a Dans le monde marque autrefois par des economies multicentriques, une pression vers une &conomie unicentrique en tant que developpement du march6 surgit 3. ,

Cette facon d'exprimer la transition entraine une complete negligence de la totalit6 significative que constitue un mode de production, dans lequel l'kchange, quelle que puisse &tre sa nature, n'est qu'un moment seulement. La production niarchande, par exemple, ne se realise pas uniquement dans un systeme capitaliste, comme une tendance ia la simplification abusive en anthropologie est portee Ak le croire.

Seule une analyse reduite au domaine transactionnel permet de justifier l'id'e d'une 6conomie

, unicentrique,, ou

, multicentrique, . Au contraire, l'insertion de

l'change dans 1'ensemble du mode de production montre le caractere empiriste de l'opposition

, unicentrique, -, multicentrique ,, dont la pertinence s'inscrit dans le

monde des choses et non pas dans celui des relations sociales.

Au-deli de l'apparence la plus superficielle de l'opposition phenomenale a unicentrique ,,-( multicentrique )-6changeabilit6 generale dans un cas, restreinte dans l'autre, dans les deux econromies, lignagere et capitaliste, une categorisation de biens est un indicateur de la presence d'une relation asymetrique entre deux ensembles sociaux. Si les a biens de prestige ,,, dans le mode de production lignager, au contraire des biens de subsistance, sont monopolists par les aines au detriment de leurs dependants, une distinction formelle semblable se retrouve dans le mode de production capitaliste. Aujourd'hui, il est banal, parmi les economistes, de distinguer entre la consommation de masse et la consommation de luxe. Cette discrimination immdiate reflAte l'opposition des classes dominantes dans une soci tA capitaliste. Marx d6ji, dans son analyse de la complexit6 structurale du mode de production capitaliste, oppose

, moyens de consommation ndcessaires,, et a articles de luxe a

. 52. Ibid., p. 349. 53. P. BOHANNAN, Social Anthropology, op. cit., p. 263. 54. MARX, Oeuvres: Economie II, op. cit., pp. 776 et 1645.

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324 CANADIAN JOURNAL OF AFRICAN STUDIES

Plus tard, Veblen atteste l'universalit6 de la consommation ostentatoire , 5", marquee

par son caractere c6r6moniel , 56 et compos6e de r superfluit6s " 57. Herskovits enfin

confirme une telle universalit6 formelle qu'il d6finit comme a l'un de ces principes qui, sous une forme g6neralisee, sont applicables a toutes les soci6t6s humaines 58 ,. Une telle invariance formelle rejette du meme coup l'id0ologie appauvrissante de l'opposition ( unicentrique

,-e multicentrique ,,. La diff6rence fondamentale entre les

systemes 6conomiques lignager et capitaliste ne reside pas dans cette vision ph6nom6niste, mais dans une construction theorique, seule susceptible de d6finir la nature intrins6que de la relation asym6trique entre deux ensembles sociaux dans I'un et l'autre systeme. L'analyse des modes de production lignager et capitaliste, dans toute leur complexit6 interne, permet seule d'atteindre la specificitefonctionnelle des diverses categories de biens,

au-del, de l'illusion engendr6e par la specificit, mate'rielle

comme facteur de discrimination.

V - CONCLUSION

Notre article sans doute soulkve plus de questions qu'il apporte de reponses. Cependant, I'importance d'une approche theorique, A notre avis, consiste moins dans les r6sultats qu'elle peut offrir, que dans son ouverture constructiviste susceptible de produire une connaissance scientifique toujours plus riche. A cet 6gard, l'univers clos de l'ideologie ((multicentrique , tend A reduire toute diff6rence pertinente A une identit6 ph6nom6nale (par exemple, r6ifier le mode de production lignager en un syst6me a multicentrique n), ou a reperer des diff6rences d6nu6es de toute validit6 reelle (par exemple, correspondance biunivoque entre syst6mes capitaliste et lignager, d'une part, et formes 6conomiques ((unicentrique ) et n multicentrique ,, d'autre part).

Si l'anthropologie 6conomique ne veut pas s'enfermer dans la st6rilit6 du d6bat opposant (substantivistes ) et a formalistes

,, et caract6risant depuis plusieurs ann6es

d6ja la production intellectuelle de cette branche particulibre de I'anthropologie sociale, il est grand temps de renoncer A ces modes empiristes de la connaissance, pour les remplacer par une authentique recherche des rapports sociaux propres au domaine de l'6conomique, en 6vitant de tomber dans la tendance r6ifiante du a substantivis- me) 59, comme dans la tendance subjectiviste du formalisme

, 60

La t che d'une anthropologie dialectique, dont I'ambition est d'atteindre la pleine intelligibilit6 des ph6nomenes, ne peut que s'opposer A ces deux formes r6ductionnistes de la connaissance, v6ritables pieges d'une certaine routine intellectuelle.

55. T. VEBLEN, 0 The Theory of the Leisure Class n, dans The Portable Veblen (M. Lerner, 6d.), The Viking Press, New York, 1948, pp. 53-214: ici p. 111.

56. Ibid., p. 112. 57. Ibid., p. 136. 58 M. J. HERSKOVITS, Economic Anthropology, Knopf, New York, 1952, p. 462. 59. Voir DALTON, Traditional Tribal and Peasant Economies..., op. cit. 60. W. GOLDSCHMIDT, a The Operations of a Sebei Capitalist: A Contribution to Economic

Anthropology x, Ethnology II, 1972, pp. 187-210.

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