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U.F.R. DROIT DE L’UNIVERSITÉ PARIS 8 VINCENNES-SAINT-DENIS Introduction à la science politique Cours de M. Jean Laingui (Maître de conférences) LICENCE mention DROIT 1 re année 2017-2018

LAINGUI Introduction à la science politique - UFR droit · INTRODUCTION Pourquoi un cours d’Introduction à la science politique en 1 re année de Licence en droit ? Et pourquoi

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U.F.R. DROIT DE

L’UNIVERSITÉ PARIS 8 VINCENNES-SAINT-DENIS

Introduction à la science politique

Cours de M. Jean Laingui (Maître de conférences)

LICENCE mention DROIT 1re année

2017-2018

INTRODUCTION

§ 1 La science politique comme partie de la science humaine et sociale Erreur ! Signet non défini.

§ 2 L’invention du politique et de la science politique .................................................... CHAPITRE 1 LA NOTION DE POLITIQUE ......................................................................................

Section 1 Le critère du politique § 1 La distinction entre l’ami et l’ennemi ........................................................................ § 2 Un critère explicatif opérant .......................................................................................

Section 2 La fin du politique ou la dépolitisation § 1 La dépolitisation par l’économie ................................................................................ § 2 L’unité européenne ou la difficulté d’exister politiquementErreur ! Signet non défini.

INTRODUCTION ........................................................................................................................ 3 § 1 La science politique comme partie de la science sociale et humaine ....................... 3

§ 2 L’invention du politique et de la science du politique ............................................. 6

INTRODUCTION

Pourquoi un cours d’Introduction à la science politique en 1re année de Licence en

droit ? Et pourquoi un cours d’Introduction à l’économie et un cours d’Introduction à la sociologie ? La science politique est une des parties de la science sociale et humaine qu’un étudiant en droit doit absolument découvrir en 1re année (§ 1). Nous verrons ensuite que l’on doit aux Grecs l’invention du politique et de la science politique (§ 2). Dans une Introduction historique au Droit, on découvre le génie juridique de Rome ; dans une Introduction à la science politique, on découvre le génie politique de la Grèce.

§ 1 LA SCIENCE POLITIQUE COMME PARTIE DE LA SCIENCE

SOCIALE ET HUMAINE

Les étudiants - souvent dépolitisés - inscrits en Licence en droit en 2017 – 2018 se

posent parfois les questions que nous venons d’énoncer, agacés qu’ils sont de sortir des sentiers battus du droit qu’ils commencent pourtant seulement à découvrir. Les étudiants plus politisés qui commençaient des études de droit en janvier 1969 au centre universitaire expérimental de Vincennes – préfiguration de l’université Paris 8 Vincennes à Saint – Denis – réagissaient certainement très différemment. Ils étaient inscrits dans un département de sciences juridique et politique. Marx était alors à la mode - particulièrement à Vincennes – et tout étudiant – même un inscrit en Droit - savait que l’inventeur du « socialisme scientifique » était tout à la fois économiste, sociologue, politiste et même un peu juriste… un juriste très critique du droit puisqu’il le tient pour l’instrument de l’oppression d’une classe dominante sur une classe dominée. Marx prenait bien entendu le parti des dominés, des exploités contre les dominateurs, les oppresseurs capitalistes. Les spécialistes discuteront du point de savoir si Marx est avant tout un « économiste sociologisant » ou un « sociologue économisant » (v. Louis Dumont, Homo aequalis I – Genèse et épanouissement de l’idéologie économique, Deuxième partie L’épanouissement : Karl Marx, Gallimard, 1977, collection Tel ; Lucien Golmann, Marxisme et sciences humaines, Gallimard, N.R.F., collection idées qui compile des articles qui sont très « couleur d’époque », c’est à dite datés !). Raymond Aron dira pour sa part que « Marx n’était pas un pur savant, il était aussi un homme politique et un prophète » (Raymond Aron, La lutte de classes – Nouvelles leçons sur les

sociétés industrielles, Gallimard, N.R.F., collection idées, p. 39). C’est à retenir : la science politique n’est pas une science neutre, elle ne saurait être « apolitique ».

Les cours d’Introduction à l’économie, à la sociologie ou à la science politique sont au

programme de la 1re année de Licence pour rappeler aux juristes que le droit n’est qu’une partie de la science sociale et humaine. Si la division du travail universitaire en disciplines spécialisées est une réalité et est inévitable, le juriste ne doit pas borner son horizon intellectuel à la seule étude des faits et des actes juridiques. Il doit aussi s’intéresser à l’activité économique, aux faits et actes économiques, aux faits sociaux plus généralement… sans oublier l’activité politique, les faits et décisions politiques. Si l’on regarde l’université, c’est un « champ » au sens où l’entend le sociologue Pierre Bourdieu (1930-2002), auteur d’un « Homo academicus » dans lequel il exprime des idées intéressantes, mais dans un langage bourdieusien qu’on aime ou qu’on n’aime pas (Les éditions de minuit, collection Le sens commun, 1984 et 1992). Le champ bourdieusien est un segment de « l’espace social » où des acteurs sont en relation et en concurrence. Ils luttent pour exercer du pouvoir à l’intérieur de ce champ. A l’intérieur du champ universitaire, le droit a eu immédiatement sa place. Il a constitué dès la naissance de l’institution universitaire un « champ » autonome car il se différenciait facilement des autres disciplines (la médecine, les « arts », la théologie…),

évidemment beaucoup moins nombreuses que dans l’université « moderne ». La division du travail universitaire est passée par là.

L’enseignement de la science économique et de la science politique – des sciences

alors nouvelles - a commencé au sein des Facultés de droit, en 1877, pour l’économie, et en 1889, pour la « science politique ». Un juriste pouvait alors choisir d’enseigner l’économie, après avoir fait « son droit » - à l’exemple d’un Charles Gide (1847-1932) qui bifurque vers l’économie politique « par l’effet répulsif des études de droit au temps où [il était] étudiant » ! Les économistes ont gagné progressivement une autonomie pleine et entière et tant sur le plan scientifique qu’académique. Droit et science économique vivent le plus souvent dans des Unités de formation et de recherche ou U.F.R. (les anciennes « Facultés » victimes de mai 1968) distinctes. C’est le cas à Paris 8. Ça n’est pas surprenant si l’on reste dans la perspective de Pierre Bourdieu, puisqu’à l’intérieur du champ académique, les acteurs luttent pour la définition, la délimitation du champ, cherchent à développer leur capacité de production scientifique, bref à être reconnu en se différenciant. Juristes, économistes et politistes se croient davantage reconnus en vivant une vie administrative et académique séparée. Les juristes ne « dominent plus » les économistes ou les politistes qui ont pris leur indépendance.

Dans l’actuelle organisation du Conseil national des universités (C.N.U.), droit,

économie et gestion constituent pourtant un même « domaine », mais divisé en deux groupes : le groupe 1 rassemble la section 01 droit privé et sciences criminelles, la section 02 droit public, la section 03 histoire du droit et… une section 04 science politique qui est le résultat d’une séparation d’avec la section droit public, initialement section « droit public ET science politique » ; le groupe 2 rassemble la section 05 sciences économiques et la section 06 sciences de gestion. La section séparée de science politique existe depuis 1972, mais sa création avait été précédée par celle du concours d’agrégation de science politique en 1971 et du doctorat en science politique en 1969. Doit – on y voir une conséquence des évènements de mai 68 et de la politisation des campus qui ira en déclinant dès la fin des années 70 ? Sans doute, et à Paris 8, il est certain que les « politistes » ont marqué leur différence par rapport aux juristes catalogués conservateurs, en constituant rapidement un département séparé et en quittant finalement l’U.F.R. en 2010. Une manière d’effacer le temps – quand la section C.N.U. 02 englobait Droit public ET science politique. La Conférence qui réunit les Directeurs des U.F.R. de droit se dit « Conférence des Doyens Droit – Sciences politiques ». L’intérêt porté à l’enseignement de la science politique ne date cependant pas de 1968 puisque c’est en 1871 qu’a été fondée par Emile Boutmy (1835 – 1906) l’Ecole libre de science politique qui deviendra en 1945, « par nationalisation », l’Institut d’études politiques de Paris dont la gestion administrative et financière est confiée à la Fondation nationale des sciences politiques. L’I.E.P. de Paris a essaimé depuis en province.

Ces distinctions disciplinaires posent un petit problème - pas bien grave et vite résolu :

faut – il relever de l’actuelle section 04 du C.N.U. pour enseigner ou s’intéresser à la science politique ? On n’imagine plus aujourd’hui un juriste se lancer dans l’enseignement de la science économique ou un économiste se lançant dans la science juridique, sauf à changer de section C.N.U., ce qui est rarissime. En revanche, il n’est pas besoin d’être sociologue estampillé C.N.U. pour faire de la sociologie juridique ou judiciaire : Jean Carbonnier, grand nom du droit privé, fut pionnier en la matière, chez les juristes (Jean Carbonnier, Flexible droit.

Textes pour une sociologie du droit sans rigueur, Paris, L.G.D.J., 1969). La célèbre thèse d’Emile Durkheim – « De la division du travail social » - est à bien des égards un ouvrage relevant de la sociologie juridique et le chef de file de l’Ecole française de sociologie est l’inventeur de la sociologie juridique (Emile Durkheim, De la division du travail social, P.U.F, collection Quadrige). La

science politique n’est pas réservée aux professeurs et maîtres de conférences de la section C.N.U. 04. La science politique intéresse aussi bien le juriste que l’historien (du droit et des institutions – section 03 – mais aussi l’historien « des Lettres » – sections 21 et 22), le sociologue (section 19 qui peut se spécialiser en « sociologie politique »), l’anthropologue (section 20 - qui fera de l’anthropologie politique), le géographe (section 23 : la géopolitique) ou l’économiste (l’économie « politique »… qui semble un peu en sommeil actuellement), sans oublier le philosophe (section 17 : la philosophie, la pensée, peut – être politique).

Maurice Duverger (1917 – 2014), professeur agrégé de droit public ET de science

politique (c’était bien avant la scission entre droit public et science politique), a pu ainsi créer en 1974 - avec les historiens (des « lettres ») Georges Duby (1919 – 1996) et Emmanuel Le Roy Ladurie - le Centre d’analyse comparative des systèmes politiques qui deviendra un centre de recherches par l’université Paris I en 1975, chargé d’un D.E.A. (un Master 2e année) d’Etudes politiques comparatives, puis un Laboratoire associé au Centre national de la recherche scientifique (C.N.R.S.). Les colloques organisés par le centre permettaient à des universitaires de spécialités diverses – nous citons - de « développer un nouveau type de recherche fondamentale, en considérant que l’ensemble des systèmes ayant existé depuis les origines de l’humanité forment une immense accumulation de données qui constituent la base de toute science politique » (v. Dictatures et légitimité, sous la direction de Maurice Duverger, Presses

universitaires de France, 1982). La science politique fait très « naturellement » l’objet d’une approche pluridisciplinaire. On peut donc avoir une approche juridique du politique, sociologique, philosophique, économique, géographique ou historique. On peut même mêler ces approches et être juriste politiste, historien politiste, sociologue politiste...

« A tout seigneur tout honneur », ce sont les philosophes qui ont commencé à penser

le « champ politique » pour reprendre la terminologie de Pierre Bourdieu. On doit l’invention de la science politique aux Grecs et elle ne serait pas ce qu’elle est sans La République (dont le titre exact en grec ancien est Politeia) ou Les lois de Platon, sans La politique (Politeia encore) d’Aristote – pour s’en tenir à ces deux grandes figures (Moses Finley, L’invention de la

politique, Paris, Flammarion, 1985). Tout étudiant en droit sait – sans avoir beaucoup pratiqué ces philosophes – mais après avoir suivi un cours d’Introduction au droit constitutionnel – qu’ils ont théorisé (après Hérodote) trois formes d’organisation politique possibles, avec à chaque fois une forme bonne et une forme mauvaise : la monarchie ou pouvoir d’un seul qui est la royauté (bonne) ou la tyrannie (mauvaise) ; le pouvoir d’un groupe qui est bon (aristocratie ou aristoi en langue grecque – les « meilleurs ») ou mauvais (oligarchie : le pouvoir des riches… qui ne sont donc pas forcément les « meilleurs ») ; le pouvoir de tous qui est bon (démocratie ou pouvoir du peuple ou dêmos en langue grecque) ou mauvais (ochlocratie ou pouvoir de la « populace »).

Un philosophe qui présente à des étudiants ou à des lecteurs le Traité de l’autorité

politique de Spinoza ou le Du contrat social ou Principes du droit politique de Jean – Jacques Rousseau enseigne par conséquent la philosophie, mais aussi la science politique… Spinoza (1632 – 1677) et Rousseau (1712 – 1778) sont des penseurs politiques comme l’étaient déjà Hérodote (ca 480 – ca 425), Platon (ca 428/427 – ca 348/347) ou Aristote (384 - 322). Julien Freund (1921 - 1993), agrégé de philosophie, mais professeur de sociologie à l’université de Strasbourg, a écrit L’essence du politique (Sirey 1965, Dalloz 2003), titre à tonalité philosophique puisque le livre est issu d’une thèse de doctorat en philosophie soutenue le 26 juin 1965, mais qui relève par son sujet même de la science politique et il en a d’ailleurs tiré un ouvrage plus court et grand public, d’une lecture plus facile, intitulé : « Qu’est – ce que la politique ? » (Editions du Seuil, collection Points Politique, 1967). Ce petit livre (par sa pagination)

pose une bonne question et est une bonne introduction à la science politique à lire si vous le trouvez sur les rayons d’une bibliothèque. On peut bien sûr se reporter à d’autres auteurs car le sujet est inépuisable (Hannah Arendt, Qu’est – ce que la politique ? Editions du Seuil, collection Points,

Série Essais, n° 445 ; Claude Lefort, Essais sur le politique, ibidem, n° 459).

§ 2 L’ INVENTION DU POLITIQUE ET DE LA SCIENCE DU

POLITIQUE

Vu d’Occident, nous devons tout aux Grecs : la politique et la science du politique.

Platon, Aristote ont étudié, pensé, repensé la polis et les poleis, les cités grecques, ces unités politiques parfaites aux yeux des Grecs qui en étaient citoyens (A/). Platon projette une cité idéale dans La République (« Politeia »), mais revient à la rationalité grecque (qui n’est pas la nôtre) dans Les lois où sa cité idéale devient un régime mixte tenant d’Athènes et de Sparte, avec une préférence quand même pour Sparte, beaucoup moins « démocratique ». Platon inaugure cette tradition que reprendront certains intellectuels du XXe siècle : la fascination pour les régimes « forts », peu démocratiques et même très anti - démocratiques… Certains seront admirateurs pendant un temps de Staline et Mao, d’autres (moins nombreux) l’ont été de Mussolini ou Hitler. Aristote – plus modéré que Platon - se fait historien et théoricien de la cité dans sa Politique, alors que les 750 poleis sont en train de disparaître écrasées par Philippe de Macédoine à Chéronée (1 septembre 338) et que son fils Alexandre va helléniser culturellement le monde (de l’époque) en créant un Empire - éphémère politiquement. Comment expliquer la disparition de cette perfection politique qu’est la polis grecque ? Dans « une étude de sociologie comparée, non d’histoire de la Grèce classique », un historien répond à la question par une boutade provocatrice : « les poleis étaient toutes, sans exception, bien trop démocratiques » (W. G. Runciman, Vouée à l’extinction : la polis, impasse évolutionniste, in La cité grecque d’Homère à Alexandre, direction Oswyn Murray et Simon Price, Editions de la découverte, p. 395, v. p. 414). Cette réponse - qui peut surprendre les grands démocrates que nous prétendons être - mérite un développement (B/).

A/ LA POLIS OU LA PERFECTION POLITIQUE

Pour Max Weber (1864-1920) - qui décrit la cité grecque dans le Chapitre VI de son

« Economie et société » - et pour les anglo - saxons en général - « la cité grecque fut la première à être consciemment politique (…) » (Oswyn Murray, Cités de raison, in La cité grecque d’Homère à Alexandre, direction Oswyn Murray et Simon Price, Editions de la découverte, p. 17. Cette communication a d’abord été publiée dans les Archives européennes de sociologie, 28, 1987, p. 325-346). La vision française de la cité grecque est un peu différente. Elle se rattache d’abord à l’historien Fustel de Coulanges – auteur d’une célèbre et remarquable « Cité antique » publiée en 1864 – et à Emile Durkheim et son école sociologique qui postule qu’il n’y a pas « de séparation absolue entre différentes sphères d’activité, publique et privée : les institutions politiques de la cité antique doivent être comprises en fonction de la totalité des formes de l’interaction sociale. En outre, s’il faut donner la prééminence à un aspect de la société antique, ce doit être le religieux, non le politique ». Durkheim affirme qu’à l’origine, la religion « s’étend à tout ; tout ce qui est social est religieux ; les deux mots sont synonymes (Emile Durkheim, La division du

travail social, précité, p. 143). Pour Fustel de Coulanges, la cité antique s’est formée par agrégation de groupes unis

par des pratiques cultuelles communes : chaque groupe conserve ses pratiques propres, mais participe à celles des groupes « supérieurs » auxquels il s’agrège. On passe de la famille (genos) à la phratrie, puis à la tribu et enfin à la cité (Gustave Glotz, La cité grecque, Albin Michel,

collection L’évolution de l’humanité). Cela rejoint l’analyse historique d’Aristote dans les premières pages de sa Politique. La société grecque n’annonce absolument pas une société occidentale comme la nôtre marquée par l’individualisme : la cité grecque est un ensemble ordonné ou chaque élément (« segment » durkheimien ou « champ » et « sous – champ » bourdieusiens) joue un rôle dans le tout. On est pleinement homme parce qu’on est citoyen d’une cité L’historien Mogens Herman Hansen qui a une approche wébérienne de la cité grecque – mais c’est un spécialiste d’Athènes - souligne cette différence fondamentale entre la polis et l’Etat moderne : l’Etat moderne est identifié par son territoire, alors que la polis est d’abord identifiée à un Peuple : une communauté (koinônia) de citoyens (singulier : polites, pluriel : politai) participant à un système politique ou politeia (Mogens Herman Hansen, La Démocratie

athénienne, précité, p. 81-86). La société grecque est « holiste » : par holisme, il faut entendre « une idéologie qui

valorise la totalité sociale et néglige ou subordonne l’individu humain » ; « Là où l’individu est la valeur suprême », Louis Dumont parle de société individualiste ; « dans le cas opposé, où la valeur se trouve dans la société comme un tout », l’idéologie est holiste. L’idéologie est définie comme l’ensemble des idées et valeurs communes dans une société, à laquelle adhère la conscience collective ou commune, c’est-à-dire ce quoi nous croyons tous… où pas et c’est là que peut apparaître l’individualisme quand le « je », le « moi » prend le dessus sur le « nous » et que l’on peut ne plus partager les idées et valeurs communes du groupe (Louis Dumont, Essais sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, Le Seuil, collection Points, Série Essais n° 230, p. 303-305, p. 37 ; Louis Dumont, Homo hierarchicus, Le système des castes et ses implications, Gallimard, 1966, collection Tel, n° 39). La modernité et le génie d’Athènes, c’est qu’elle srait un peu moins holiste que les autres cités grecques : « à Athènes, on est libre de louer la Constitution [holiste !] de Sparte et son mode de vie, si on en a l’envie (...). Le procès de Socrate témoigne [cependant] qu’une fois au moins les Athéniens ne mirent pas leurs idéaux en pratique, mais la sentence qui frappa Socrate n’a aucun parallèle dans l’histoire de la démocratie athénienne » (Mogens Herman Hansen, La Démocratie athénienne, précité, -

La Démocratie comme idéologie, p. 100-114, opinion citée p. 105).

Les cités grecques ne sont pas une préfiguration de nos sociétés occidentales contemporaines comme pourrait le laisser penser une interprétation trop wébérienne et modernisante des Grecs... qui vaudrait cependant - selon Mogens Herman Hansen - pour Athènes qui constituerait une sorte d’idéal – type wébérien (Oswyn Murray, Cités de raison, opinion

citée, p. 32). Oswyn Murray opte pour « la démarche holistique de Durkheim » contre Weber, avec une correction d’importance puisqu’il estime que les Grecs n’ont pas dégagé le domaine du politique « à partir d’une conscience religieuse indifférenciée », mais que bien au contraire la politique a été « la base même de la société grecque ». Elle en est « le principe organisateur central » et, contrairement à ce qu’a pu écrire Durkheim, la conscience collective ou commune ne peut par conséquent « toujours et partout » être identifiée à l’origine avec la religion d’une société puisque la Grèce serait une exception de taille. La relation entre la polis et SA religion est cependant étroite puisque l’historien qui s’interroge sur ce qu’est la religion de la cité répond en affirmant que la polis est « le cadre d’opération fondamental de la religion grecque et qu’elle définissait les modalités de son fonctionnement ».

La polis organise la religion… et est organisée par elle (Christiane Sourvinou - Inwood,

Qu’est – ce que la religion de la polis ? in La cité grecque d’Homère à Alexandre, direction Oswyn Murray et Simon Price, Editions de la découverte, p. 335, v. p. 365). C’est qui fait l’œuf et qui fait la poule ! La polis est une communauté politique religieuse. Autre exception à cette idée de Durkheim – peut – être trop occidentale et trop darwinienne - selon laquelle il y aurait évolution sociale conduisant du religieux (propre à une société « primitive » ou « traditionnelle ») au

« profane » (propre à une société « complexe » ou « moderne »), dans certaines sociétés, tout ce qui social peut – être religieux et le champ religieux peut renfermer « dans un état de mélange confus, outre les croyances proprement religieuses, la morale, le droit, les principes de l’organisation politique et jusqu’à la science, ou du moins ce qui en tient lieu » (Emile

Durkheim, De la division du travail social, précité, p. 105). La religion reste le « principe organisateur central » de « l’Etat du Vatican », mais aussi du Tibet des Lamasseries quand il était indépendant de la Chine et surtout de la société dans de nombreux Etats musulmans qui appliquent la charia. L’Union indienne est un Etat « laïque », mais le système des castes analysé par Louis Dumont reste « le principe organisateur central » de la société indienne et il est consubstantiel à la religion hindouiste. L’Etat « laïque » israélien a lui – aussi un fondement ethno – religieux évident. Dans l’actualité récente, l’Etat islamique peut être regardé comme l’expression fondamentaliste d’une conscience collective qui fait de la religion du Prophète « le principe organisateur central » de la société, d’une société à prétention universelle (l’Oumma)…

Oswyn Murray – historien de la Grèce antique, mais aussi sociologue et politiste dans

l’étude à laquelle nous nous référons – affirme que « C’est la polis, en tant que forme rationnelle d’organisation politique, qui est l’expression de la conscience collective des Grecs ». Tout est politique et « considérer la polis comme l’expression caractéristique de la conscience collective grecque, c’est comprendre comment la polis domine la religion, la famille, les structures tribales, les rituels funéraires, militaires, et les rites de commensalité [= banquets civiques] » (opinion citée, p. 33). La polis est organisée et fonctionne par et pour le polites (le citoyen), mais le polites n’existe que par et pour « SA » cité : il n’est pas « naturellement » socialisé, mais naturellement politisé. La polis n’est pas - diront les historiens - une « cité – Etat », mais un Etat de citoyens. « La politeia, c’est la communauté des citoyens, le corps social lui – même », l’expression même de la conscience collective des Grecs d’Athènes, de Sparte, de Thèbes, de Syracuse et de toutes les autres cités de moindre importance (Louis Gernet, « Les débuts de l’hellénisme », Les Grecs sans miracle, Paris, 1983). Parodiant un propos prêté significativement à Louis XIV, Mogens Herman Hansen écrit avec humour que les Athéniens (et peut – être les citoyens des 752 autres cités grecques) auraient pu dire : « L’Etat, c’est nous », ils constituent une élite politique (Mogens Herman Hansen, La Démocratie athénienne, précité, - Athènes, cité – Etat et Démocratie, p. 81, Le territoire, p. 84, opinion citée p. 85 ; Chapitre 11 – Les dirigeants politiques, Y avait – il des partis politique ? opinion citée, p. 330).

Nous venons à plusieurs reprises d’évoquer la « conscience collective ou commune »,

sans définir ce qu’il faut entendre par ces mots. C’est une idée centrale d’Emile Durkheim : « Il y a en nous [dit – il] deux consciences : l’une ne contient que des états [psychologiques] qui sont personnels à chacun de nous et qui nous caractérisent, tandis que l’autre ne contient que les états [psychologiques] qui sont communs à toute la société ». Mais, en note, Durkheim, ajoute immédiatement que nous n’appartenons pas qu’à une seule « société », car « nous faisons partie de plusieurs groupes et il y a en nous plusieurs consciences collectives ». La conscience individuelle « ne représente que notre personnalité individuelle et la constitue » ; la conscience collective ou commune « représente le type collectif [le groupe auquel nous sommes consciemment rattachés] et, par conséquent la société sans laquelle il n’existerait pas » (Emile Durkheim, De la division du travail social, précité, p. 74). Nous partageons, nous avons en commun avec les membres de chaque groupe auquel nous avons conscience d’appartenir des croyances ou valeurs et des pratiques uniformes.

Chez le polites grec, conscience individuelle et conscience collective ou politique sont

intimement liées, la première est mécaniquement solidaire de la seconde. Il ne saurait y avoir

séparation. C’est ainsi que fonctionnait la société japonaise d’avant 1945 et qui avait été théorisé par le pouvoir politique militaire alors en place par « le concept d’Etat familial (kazoku – kokka) où s’imbriquaient totalement les sentiments familiaux, la fidélité [religieuse] envers la dynastie [l’Empereur est un Dieu], le patriotisme » (Michel Vié, Le Japon Légitimité et illégitimité du pouvoir, p. 273, opinion citée p. 277, in Dictatures et légitimité, sous la direction de Maurice Duverger, précité). Le corps civique d’une Cité grecque constitue le « peuple tout entier » (pour reprendre sans craindre l’anachronisme une formule tirée de l’article 6 de la Constitution soviétique stalinienne du 5 décembre 1936) et la polis est « l’Etat du peuple tout entier »… expression utilisée dans le préambule de la Constitution soviétique brejnevienne du 7 octobre 1977 quand « Les buts de la dictature du prolétariat ayant été atteints », l’Etat soviétique devient l’Etat du peuple tout entier… une perfection économique et politique ! Perfection car dans un Etat supposé avoir réalisé le socialisme scientifique, l’économie prime sur le politique, le religieux… Mais le citoyen d’Athènes, de Sparte ou de Thèbes (pour s’en tenir aux grandes poleis : la polis – type a un territoire de moins de 100 km2 et mille citoyens mâles) est l’« animal politique » d’Aristote, un homo politicus et non l’homo oeconomicus de l’État socialiste des ouvriers et des paysans ou d’un Etat capitaliste libéral.

L’animal économique au sens propre – aux yeux d’un polites grec - car privé de toute

dignité humaine et donc politique – selon Aristote - c’est l’esclave (singulier : doulos, pluriel : douloi). « [C]elui qui par nature ne s’appartient pas mais qui est l’homme d’un autre, celui – là est esclave par nature ; et est l’homme d’un autre celui qui, tout en étant un homme, est un bien acquis, et un bien acquis c’est un instrument en vue de l’action et séparé de celui qui s’en sert » (Aristote, La politique, Chapitre 4, 6). Entre l’esclave et le polites, les différences sont même physiques – selon Aristote, théoricien de l’ « esclave par nature » ! – les corps des esclaves « sont robustes, aptes aux travaux indispensables » ; les corps des hommes libres « sont droits et inaptes à de telles besognes, mais adaptés à la vie politique (laquelle se trouve partagée entre les tâches de la guerre et celles de la paix » (Aristote, La politique, Chapitre5, 10).

Le polites ne peut sortir du champ politique, du champ de la polis, car toute sa vie

sociale est politique. Un polites ne peut pas se dire « apolitique ». Prétendre ne pas faire de la politique c’est sortir de la cité, s’ostraciser soi – même (se mettre en dehors de la cité), s’infliger soi – même la peine de l’atimie ou privation des droits civiques. Certains « aristocrates » athéniens feront ce choix par répulsion pour la démocratie : on pense à Xenophon (ca 430 – ca 355), auteur de l’Anabase où il raconte l’histoire de la retraite des « Dix – mille » partis servir le prétendant perse Cyrus le Jeune. Nous avons tous entendu une personne dire : « Oh, moi je ne fais pas de politique ! » ; « Oh, ça c’est de la politique ! » (sous – entendu : « Moi, je n’en fais pas » et « je ne m’y intéresse pas »). C’est inconcevable venant d’un citoyen grec. Thucydide, citant Périclès, écrit que pour les Athéniens, un homme qui ne prend aucune part à la politique n’est pas un homme qui s’occupe de ses affaires, mais un citoyen inutile.

On ne peut échapper à la condition de citoyen car la polis à son apogée – écrit Oswyn

Murray – « était un réseau d’associations qui créaient le sentiment de communauté d’appartenance », une solidarité entre ses membres (opinion citée, p. 36). C’est ce que démontre Robin Osborne qui explique la solidarité exemplaire dont fait preuve, « l’époque classique », le peuple (dêmos) d’Athènes « en avançant que le corps civique (le dêmos) était uni par ses subdivisions » qui par leur mode d’organisation calqué sur celui de la polis contribuait au renforcement de cette dernière. Ce sont les parties d’un tout politique qui contribuent à ce que les citoyens se ressemblent et se rassemblent. C’est une belle illustration du chapitre II de Durkheim sur « la solidarité mécanique ou par similitudes » qui implique que la

« personnalité individuelle [ici du citoyen athénien, spartiate, thébain, etc.] est absorbée dans la personnalité collective [de la cité] » (Emile Durkheim, De la division du travail social, précité, p. 35 à

p. 78, v. p. 101). Si le citoyen pouvait s’abstenir de participer à « l’ekklêsia », à l’assemblée du peuple,

il participait forcément à l’une des subdivisions du dêmos et Osborne affirme que cette participation « était aussi importante, voire plus importante, que la participation au gouvernement démocratique direct de la polis » athénienne (Robin Osborne, Le dêmos et ses subdivisions dans l’Athènes classique, in La cité grecque d’Homère à Alexandre, direction Oswyn Murray et Simon Price, Editions de la découverte, p. 304). Les formes les plus collectives de la vie sociale contribuent à renforcer le lien de citoyenneté et tous les groupes qui supportent ces activités collectives permettent le bon fonctionnement de la cité car « ce sont des lieux de socialisation et d’apprentissage de la vie politique », des lieux de politisation. Ces groupes sont un instrument de la padeia, de la formation de l’homme grec, donc du citoyen grec (Pauline Schmittv- Pantel, Les activités collectives et la politique dans les cités grecques, in La cité grecque d’Homère à Alexandre, direction Oswyn Murray et Simon Price, Editions de la découverte, p. 233, v. p. 240-241 ; Werner Jaeger, Padeia, (la formation de l’homme grec), Gallimard, collection Tel). « Par padeia les Grecs entendaient le fait d’élever, de former (la Bildung allemande), le développement des vertus morales, de la responsabilité civique, de l’identification consciente avec la communauté, ses traditions et ses valeurs » (M. I. Finley, Démocratie antique et démocratie moderne, Paris, 1976, p. 82). Louis Dumont a consacré de savants développements au thème de « l’éducation de soi – même », la « Bildung allemande » (Louis Dumont, Homo aequalis, II L’idéologie allemande – France –

Allemagne et retour, Gallimard, collection Tel).

B/ UNE POLIS… BIEN TROP DEMOCRATIQUE

« Les poleis étaient toutes, sans exception, bien trop démocratiques ». Même Sparte que l’on oppose toujours à la démocratique Athènes et qui l’était certainement moins que les autres ! Runciman (précité, p. 414) complète cette affirmation qui pourrait sembler provocatrice : « Certaines étaient plus oligarchiques que d’autres, bien entendu. Mais cela signifiait seulement que leur gouvernement était entre les mains d’un nombre relativement petit de gens relativement riches, plutôt que d’un nombre relativement grand de gens relativement pauvres ». Cela donne Sparte ou Athènes. Les Grecs inventent avec la polis, le pouvoir du dêmos, l’Etat des citoyens. Mais quand on parle de démocratie dans la cité grecque, il faut garder à l’esprit que le corps civique est toujours étroitement défini (à Athènes un petit peu moins qu’ailleurs). Le petit nombre appartient au corps civique quand le grand nombre en est exclu : esclaves, métèques (= étrangers à Athènes, singulier : xenos, pluriel : xenoi), hilotes (« serfs » attachés à la terre attribuée à chacun des homoioi ou pairs spartiates) ou périèques (non citoyens à Sparte, sans y être des étrangers). Aristote est obligé de l’écrire : « les cités […] comprennent forcément un bon nombre d’esclaves, de métèques et d’étrangers » (Aristote, Politique, VII, 1326 a).

Dans la polis démocratique, le principe fondamental d’eleutheria ou liberté ne vaut

pleinement que pour les politai. Les distinctions hommes libres/esclaves, citoyens/étrangers, hommes/femmes sont toutes aussi fondamentales pour les Grecs. Les épouses et mères des citoyens sont « naturellement » exclues du corps civique. NOTA BENE : cette exclusion s’explique moins dans la démocratie française à partir de la IIIe République puisque le droit de vote est accordé tardivement aux femmes, par une ordonnance du 21 avril 1944 du Comité français de la Libération nationale, confirmée par une ordonnance du 5 octobre 1944 du

Gouvernement provisoire de la République française. Il faut croire que jusqu’à cette date, la conscience collective ou commune des femmes françaises a accepté cet état d’infériorité politique, à comparer avec l’agitation des suffragettes anglaises dès avant 1914 qui permet aux femmes d’obtenir les droits civiques en 1919. Dans la Grèce antique, cette infériorité politique des femmes (l’absence d’un statut politique) se comprend si l’on suit Max Weber qui définit la polis comme une « guilde de guerriers ». L’apparition des hoplites manoeuvrant en ordre serré marquerait la naissance de la polis démocratique. La définition cadre avec Sparte qui restera jusqu’à sa fin une « caserne », peu démocratique. La division par sexe est une réalité grecque. La maison du polites est un espace privé dans la polis et c’est du coup le domaine de la femme – épouse et mère du citoyen (Michael Jameson, L’espace privé dans la cité grecque, in La cité grecque d’Homère à Alexandre, direction Oswyn Murray et Simon Price, Editions de la découverte, p. 201, v. p. 225).

La recherche sur le genre est actuellement très en vogue en science politique (en

section C.N.U. 04). Aristophane était un précurseur des études sur le genre avec sa comédie intitulée L’assemblée des femmes ! L’enfant du polites deviendra citoyen quand il a l’âge requis (20 ans) et la polis est caractérisée par la division en classes d’âge. A Sparte cela donne ce système d’éducation collective très particulier (et très politique puisque l’éducation du jeune est confiée à la polis qui est ainsi coupé de sa famille) que l’on nomme l’agôgê. Ce n’est donc que très exceptionnellement qu’un étranger, a fortiori un esclave affranchi (et encore s’il est grec) peut devenir citoyen. La polis - comprise comme un Etat de citoyens - forme un tout solidaire car limité, homogène car fermé (xénophobe). Le dêmos – même à Athènes (a fortiori à Sparte) – ne doit pas s’élargir, s’ouvrir aux autres. Périclès fait adopter en 541 une loi réservant la citoyenneté athénienne à l’enfant mâle né d’un polites et de son épouse athénienne. A comparer avec l’élargissement continu et voulu de la citoyenneté à Rome.

Si toutes les poleis étaient trop démocratiques, Athènes l’était plus que les autres puisqu’on y pratiquait la démocratie directe. Bernard Manin quand il étudie les « Principes du gouvernement représentatif » est obligé de consacrer un chapitre introductif à ce « miracle » politique athénien : « Démocratie directe et représentation : la désignation des gouvernants à Athènes » (Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Flammarion, collection Champs essais,

p. 19-61). Qu’est – ce qui fait l’originalité d’Athènes ? C’est le pouvoir politique reconnu au dêmos. L’assemblée du peuple (ekklêsia), réunie sur la Pnyx (colline du centre d’Athènes, à l’ouest de l’Acropole), trente à quarante fois par an, décidait de la politique intérieure et extérieure d’Athènes : toutes les décisions importantes en ces matières étaient prises par le dêmos réuni dans l’ekklêsia qui était « souverain », plus exactement le « maître » - traduction de kyrios en langue grecque qui est terme exact à employer (Mogens Herman Hansen, Pouvoirs politiques du tribunal du peuple à Athènes au 4e siècle, in La cité grecque d’Homère à Alexandre, direction Oswyn Murray et Simon Price, Editions de la découverte, p. 249-283, v. p. 283). Ce n’est concevable que dans un Etat qui compte 30 000 citoyens (et c’est considérable pour la Grèce antique), sachant que l’assemblée du dêmos athénien rassemble à chacune de ses réunions 6000 citoyens de vingt ans et plus, pas forcément les mêmes d’ailleurs selon l’ordre du jour.

Le dêmos est kyrios et, au sein de l’assemblée du peuple, tout citoyen qui le désire

(c’est à dire qui se déplace sur la Pnyx et reçoit pour cet effort civique une indemnité) jouit d’un véritable droit d’expression politique : ho boulomenos (celui qui le veut) que l’on traduit aussi par « le premier [citoyen] venu » peut librement s’exprimer (l’isègoria), prendre des initiatives politiques. « Le Français moyen », « l’homme de la rue », n’a pas cette liberté, même au niveau local. Dans les démocraties contemporaines, rendre la parole au peuple est une revendication populiste courante, un rien démagogique. Dans l’immédiate après - guerre, un mouvement « populiste » très à droite italien avait pris le nom de « L’uomo qualunque »

(l’homme quelconque ou ordinaire, « Monsieur tout – le – monde »… ho boulomenos) à qui il fallait donner ou rendre une parole confisquée. C’est le mythe politique de la majorité silencieuse qui n’est pas athénien : à Athènes, le dêmos s’exprime bruyamment, librement et grossièrement si l’on en croit les comédies d’Aristophane. En France, cela donnera, en 1956, le « poujadisme ». A Athènes, ho boulomenos peut prendre la parole quand il le voulait, mais - on s’en doute – parler et surtout se faire entendre (sauf si l’on a la voix de Stentor : crieur de l’armée achéenne pendant la guerre de Troie) devant 6000 citoyens souvent survoltés n’est pas forcément à la portée de tout un chacun et la plupart se contentait d’écouter les orateurs (rhètôres) et de voter à main levée…

Parler est l’affaire des « orateurs » ou rhetores (singulier : rhètôr), c’est-à-dire

d’hommes politiques qui s’affirment par leur don oratoire (travaillé dans une école de rhétorique...), ce qui a conduit à une professionnalisation certaine. Athènes invente même les métiers de la communication : des logographes sont payés pour rédiger des discours qui seront prononcés devant les tribunaux particulièrement. Ils peuvent être étrangers, comme Lysias de Syracuse (un métèque) qui gagne ainsi sa vie. Les proedroi – neuf « présidents » de l’ekklêsia et de la boulê tirés au sort pour la journée – faisaient le décompte des « mains levées », avec les risques d’erreurs volontaires et involontaires inhérents à l’exercice. Le décompte se faisait – semble – t – il – au juger, « à vue de nez » ! La possibilité de manipulation est cependant réduite (mais elle existe) par le fait qu’une majorité de proedroi se prononce en faveur d’un résultat positif ou négatif.

Le pouvoir exercé directement par le dêmos assemblé n’est pas la seule spécificité de l’organisation de la polis athénienne. A Athènes, la plupart des fonctions non exercées directement par l’ekklêsia sont attribuées à des magistrats (= pluriel : arkhai, singulier : arkhè = magistrature) tirés au sort parmi des citoyens de trente ans et plus. Trente ans, c’est l’âge de la maturité. Le citoyen devient sage, raisonnable et on peut attendre de lui des décisions réfléchies. Avant, cet « âge de raison », les citoyens ne sont pas sensés (phronimoi = « raisonnable » ?) et ils sont donc exclus des charges publiques. Attention, les poleis ne sont pas caractérisées par la croissance démographique (qui est très faible) et l’espérance de vie serait de 25 ans ! Les 20/30 ans représentent un tiers du corps civique (du dêmos) : Mogens Herman Hansen souligne qu’un citoyen sur trois ne jouissait par conséquent que de droits politiques limités.

Le jeune citoyen avait l’âge requis pour participer à l’ekklêsia, s’adresser au dêmos et

voter des motions, mais il n’était pas assez âgé pour être juré et occuper une magistrature, soit dans le Conseil des cinq cents (la Boulê), soit dans l’un des innombrables comités de dix membres (Morgens Herman Hansen, Pouvoirs politiques du tribunal du peuple à Athènes au 4e siècle, précité,

p. 258-260). Cette méfiance envers la jeunesse traduit le conservatisme foncier de l’idéologie de la polis : Hansen explique que c’est pour contrebalancer « l’ardeur juvénile de l’ekklêsia » que l’on préférait à Athènes voir le sort désigner des hommes matures pour siéger à la Boulê (qui préparait toutes les affaires de l’ekklêsia) et dans les dikastêria (tribunaux du peuple) qui réexaminaient et pouvaient annuler les décisions déraisonnables (insensées) de l’ekklêsia. Les jeunes pouvaient donc se faire entendre à l’assemblée du peuple et cette jeunesse de la polis était très différente de la jeunesse occidentale actuelle : elle aimait la guerre et la révolution. En langue grecque remarque Hansen « faire la révolution » se dit « innover » (neôterizein) et révolution se traduirait par innovation (neôterismos).

Le système du tirage au sort peut paraître incongru aux démocrates contemporains.

Nous ne l’avons conservé que pour la constitution des jurys d’assises et chaque juré prête

serment, comme prêtaient serment solennellement les tirés au sort athéniens. On accordait certainement de l’importance à ce serment dans l’Athènes antique, mais on a peut - être tort d’en sous – estimer l’importance dans la démocratie contemporaine (Cour de cassation, Chambre

criminelle, 25 mai 2016, n° 15-84099 : violation par un juré d’assises de son serment et du secret du délibéré

sanctionnée pénalement). L’élection vue d’Athènes est un procédé de désignation des magistrats non démocratique – aristocratique - qui n’est utilisé que pour des fonctions particulières et importantes : hautes fonctions militaires et financières. Les généraux ou stratèges - stratègoi, les rhètôres ou orateurs (lesquels n’exercent pourtant pas une charge publique) sont élus. On élit les « hommes politiques ». On peut même être renouvelé dans ces fonctions. La démocratie athénienne est obligée de reconnaître l’existence de chefs politiques, de citoyens sortant du lot. Périclès n’était pas « ho boulomenos » (le premier venu) ! Ces fonctions électives sont d’ailleurs exercées le plus souvent – est – ce surprenant ? – par des « biens – nés » ou eupatrides… Sur 700 magistrats, 600 sont désignées par le tirage au sort (klêros) pour une durée d’un an seulement, mais il faut y ajouter les 500 bouleutes et les 6000 héliastes.

La Boulê de 500 membres prépare et exécute les décisions de l’assemblée du peuple.

Elle constitue une magistrature collégiale, mais les dèmes ont droit à un certain nombre de sièges fixé en fonction de leur population (à comparer avec la représentation des Etats dans une Fédération). La démocratie athénienne exige chaque année la désignation par le sort d’un « vivier » civique de 6000 jurés volontaires pour constituer l’Héliée. 20 000 citoyens de trente ans et plus pouvaient prétendre chaque année devenir héliastes et exercer une magistrature. Les 6000 héliastes prêtaient le serment et pouvaient se porter volontaires pour constituer les tribunaux du peuple (dikastêria) qui réunissaient 201, 401, 501, 1001 jurés… tous désignés par le sort. Ils percevaient une indemnité, ce qui conduisait les citoyens pauvres à se porter candidat à cette fonction « chronophage » car les tribunaux athéniens ne chômaient pas. Au sein de la Boulê ou des Tribunaux du peuple, on ne vote pas à main levée, mais on dépose un tesson sur lequel le bouleute ou le juré exprime son vote par écrit.

Un polites ne pouvait exercer une même magistrature qu’une seule fois dans sa vie et

il était quasiment impossible d’exercer deux magistratures différentes successivement (d’être magistrat deux années de suite). On pouvait être bouleute deux fois tout au plus, donc 2 ans dans une (courte) vie. C’est le principe de rotation dans les charges publiques qui est indissociable du principe tirage au sort : ils sont les piliers de la démocratie directe. Certes, pour être désigné par le sort, il fallait le vouloir, se porter candidat, et certaines magistratures exigeaient certainement un certain goût pour les responsabilités, il fallait s’en sentir capable. Il y avait donc une auto – sélection efficace des candidats car tous les citoyens n’aspiraient pas aux charges publiques et on verra pourquoi. On ne pouvait être tiré au sort sans le vouloir. On ne rentrait pas les noms des 30 000 citoyens d’Athènes dans les machines à tirer au sort (les klèroteria… origine de nos loteries !). Mais les principes de rotation, d’annualité des charges publiques et du tirage au sort obligeaient le citoyen athénien à s’investir. Il était obligé de s’engager au moins une année, de prendre une responsabilité, de se comporter en bon citoyen au moins une fois dans sa vie. Parmi les plus de 30 ans, un sur deux était bouleute une fois dans sa vie.

Comment expliquer, justifier ce système du tirage au sort ? Est – il extravagant ? Non,

il est cohérent, rationnel car on peut y lire la volonté d’assurer une égalité concrète (et non pas seulement formelle) entre tous les citoyens qu’ils soient riches ou pauvres. La démocratie directe athénienne est bien vivante et le principe d’eleutheria déjà évoqué prend tout son sens : tout polites peut et même doit « être tour à tour gouverné et gouvernant » (to en merei

archestai kai archein) et (à Athènes) il peut aussi « mener sa vie comme [il] veut » (zên hôs bouletai tis). La démocratie suppose l’alternance politique. Le génie d’Athènes est peut – être là : une société holiste, mais avec une touche importante sinon d’individualisme, au moins de liberté personnelle - y compris pour le métèque qui est un homme « libre » (Mogens H. Hansen, La Démocratie Athénienne à l’époque de Démosthène, Taillandier, collection Texto Le goût de l’histoire, Chapitre 4 – Athènes, Cité – Etat et Démocratie, p. 101-106). L’emprise de la conscience collective sur la conscience individuelle du citoyen n’est pas totale, absolue, à Athènes. Etre gouvernant, être magistrat, est donc une possibilité ouverte à tous si le sort en décide (sauf élection). L’égalité civique n’est pas un vain mot et c’est certainement l’un des objectifs poursuivis (v.

développements de Bernard Manin qui fait la synthèse des opinions sur le sujet, précité, p. 52-60). Tout polites est également fait pour le métier de citoyen, il est présumé avoir les compétences requises. Aristote rappellera l’opinion commune selon laquelle le bon citoyen est celui qui est capable de bien commander et de bien obéir et qu’on ne peut bien commander si l’on n’a pas su bien obéir. Le tirage au sort était critiqué par les philosophes peu favorables à la démocratie qui considéraient qu’il n’offrait pas de garantie quant à la compétence pour exercer des fonctions, alors que l’élection offrirait cette garantie, l’électeur étant supposé porter son vote sur le plus compétent. Sans commentaire !

Le tirage au sort est conforme à l’égalité, il se justifie aussi et surtout par le but de la politique qui est – souligne Oswyn Murray – l’unité. « C’est pourquoi le concept d’eunomia (bon ordre) domine les premiers temps de la polis, et c’est aussi pourquoi l’apparition de conflits de classes était si destructrice pour la polis. Stasis, la faction politique qui est pour nous un fait politique naturel, était pour les Grecs un phénomène effrayant, incompatible avec la possibilité d’une vie civique » (Oswyn Murray, précité, p. 35). Celui qui par ses agissements troublaient le bon ordre de la cité risquait de voir l’ekklêsia l’ostraciser : l’ostracisme, c’est le bannissement de la vie politique, de la cité pour 10 ans. L’ostrakismos était voté par les politai qui inscrivaient le nom de l’homme politique à ostraciser : le nom qui revenait le plus sur les 6000 tessons (ostraka) exigés était banni. Attention, si dans nos démocraties contemporaines, la faction politique est un fait politique « naturel » et même reconnu par l’article 4 de la Constitution du 4 octobre 1958 qui est exclusivement consacré aux partis politiques - l’article 431-13 du Code pénal français réprime quand même les groupes de combat : « Constitue un groupe de combat, en dehors des cas prévus par la loi, tout groupement de personnes détenant ou ayant accès à des armes, doté d'une organisation hiérarchisée et susceptible de troubler l'ordre public ». Faire de la politique ne doit pas troubler l’ordre public en constituant un groupement politique de guerre civile.

A Athènes, le tirage au sort et la rotation dans l’exercice des charges publiques limitaient les risques de conflit, préservaient l’unité politique. Qui dit élection, dit compétition électorale, programme électoral, division dans tous les cas du corps civique – sinon partis et conflits politiques - car le vainqueur de l’élection aura pour lui une majorité de citoyens qu’il aura convaincue par ses arguments (bons ou mauvais), ses promesses (qu’il tiendra ou qui « n’engagent que ceux qui les reçoivent » selon une formule fameuse de Charles Pasqua) ou ses manœuvres (loyales ou déloyales) pour gagner les suffrages. Avec le tirage au sort, on évite la division, l’apparition des factions, la campagne électorale et les luttes de factions. Les « places » ne font pas l’objet d’une compétition, on ne les recherche pas par ambition personnelle, mais on les exercera volontairement, si le sort en décide, par sens du service ou sens civique Tout citoyen est fait pour servir sa cité, la défendre, y compris en mourant pour elle.

La politeia athénienne n’est pas le régime des partis et Athènes n’a pas inventé le parlementarisme. On ne doit pas voir apparaître des professionnels de la politique qui monopoliseraient magistratures et honneurs : ce serait changer de régime politique, un retour à l’oligarchie. Bref, Athènes ne veut pas connaître une dérive de la démocratie vers l’oligarchie : dérive – en revanche – à laquelle on a pu assister dans la Grèce démocratique contemporaine, avec une vie politique dominée par quelques familles (Papandreou, Karamanlis…), avec les brillants résultats que l’on a pu observer. Dans la polis athénienne, tout citoyen est de naissance, non un professionnel de la politique, mais un politique né (= animal politique). Avec beaucoup d’intelligence, les démocrates athéniens pressentaient qu’il y avait antagonisme entre démocratie et professionnalisation (faire de la politique un métier). Cela nous renvoie à la conférence prononcée par Max Weber en 1919 sur « Le métier et la vocation d’homme politique » où il distingue « deux façons de faire de la politique ». Le titre en allemand est « Politik alls Beruf » et Beruf signifie à la fois vocation et métier, ce qui n’est tout à fait la même chose. « Ou bien on vit pour la politique, ou bien de la politique » (Max Weber, Le savant et le politique, Plon, Bibliothèque 10/18, préface Raymond Aron, v. Le métier et la vocation du savant – 1919, opinion citée p. 137). On n’aura compris que dans la cité grecque, tout citoyen vit pour la politique [c’est une vocation], pour sa cité, mais qu’il ne doit surtout pas vivre de la politique, en faire un « métier », même si les rhètôres étaient des hommes politiques....

Tocqueville dans ses « Souvenirs » (de la révolution de 1848) parlera – pour décrire la

période 1830-1848 - d’une France d’en haut et d’une France d’en bas. C’est une réalité bien présente – et depuis longtemps – dans nos sociétés démocratiques modernes que la confiscation de la réalité du pouvoir politique par des professionnels de la politique et de l’administration, voire par la « haute administration » : l’énarchie est inconcevable à Athènes, même si Platon voulait mettre des rois – philosophes à la tête de sa cité idéale dans La République ! Tout le pouvoir aux citoyens athéniens et non « tout le pouvoir aux énarques » ou « aux travailleurs de la ville et de la campagne en la personne des soviets de députés des travailleurs » (article 3 de la Constitution soviétique du 5 décembre 1936). « La démocratie consistait à accorder le pouvoir suprême aux simples particuliers, aux citoyens, ceux que les Athéniens appelaient hoi idiotai » (Bernard Manin, précité, p. 51). Malheureusement, sans connaître le grec ancien, on devine qu’idiotai appartient à une famille de mots qui a donné le mot idiot et dans les démocraties de « masse » contemporaines les « idiots » sont très nombreux et se contentent de voter pour des candidats sélectionnés par les partis ou de rester chez eux les jours d’élection (latin : idiota = inexpérimenté, inhabile... sot ; idiotes = homme vulgaire, sans éducation, qui ne participe pas à la vie politique, de la racine idios = propre, particulier).

La démocratie athénienne faisait participer tous les citoyens au pouvoir suprême du

dêmos – plus qu’elle ne leur « accordait le pouvoir suprême ». Ils étaient supposés avoir des compétences égales en politique, mais on peut supposer qu’un citoyen se gardait bien de candidater pour obtenir du sort une fonction à risque, plus exposée qu’une autre, car réclamant des compétences techniques particulières. Il suffisait de se présenter pour exercer une charge adaptée à ses capacités. Les tribunaux du peuple exerçaient d’importantes fonctions politiques et l’historien danois Hansen établit que l’ekklêsia et les dikastêria étaient « les deux plus importantes institutions démocratiques athéniennes » (Mogens Herman Hansen,

Pouvoirs politiques du tribunal du peuple à Athènes au 4e siècle, précité, p. 258). Ce sont les citoyens les plus pauvres qui siégeaient – nous l’avons dit plus haut – dans cette institution par nature collégiale : la responsabilité du citoyen dans une instance de 210, 401, 1001 jurés est forcément limitée et diluée par et dans le nombre. Les dikastêria formaient pourtant – selon Hansen - un organe de gouvernement unifié et indépendant et il préfère d’ailleurs parler du

« tribunal du peuple ». Les citoyens pauvres avaient compris l’importance politique de cette institution et n’hésitaient pas à candidater.

Ce tribunal du peuple avait un pouvoir de contrôle de nature politique. Il examinait si

les citoyens tirés au sort pouvaient exercer les fonctions de magistrat : c’est la dokimasia tôn archôn (docimasie) qui permettait d’écarter celui qui – tiré au sort – ne remplissait pas les conditions requises (bien se conduire à l’égard des parents, respect de la religion de la cité, satisfaire aux obligations fiscales et militaires), même s’il ne s’agissait de contrôler les compétences que tout polites est supposé avoir. Cela concernait aussi les magistratures électives et l’examen de 700 arkhai annuelles prenait forcément du temps et le vote se faisait à bulletin secret. Le contrôle des candidats aux fonctions électives existe et fonctionne même avec brutalité car il est exercé par le pouvoir médiatique (et les médias sont la propriété d’oligarques, pas de citoyens ordinaires ou idiotai). « L’affaire Fillon » est un exemple, mais pas le seul d’exécutions médiatico – politiques sommaires (Bernard Tapie quand il rêva de devenir Maire de Marseille). La moralisation de la vie publique est un thème à la mode (ce qui est inquiétant) et les députés fraichement élus en 2017 ont dû passer l’été sur un projet de loi organique et d’un projet de loi ordinaire « rétablissant la confiance dans l’action publique » présentés initialement par cette grande autorité morale qu’est ou était M. Bayrou, alors Ministre de la justice, Garde des sceaux. La loi n° 2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique (modifiée par la loi n° 2017-1837 du 30 décembre 2017) a créé la Haute autorité de la transparence de la vie publique (en remplacement de la Commission pour la transparence financière de la vie politique). Cette autorité administrative indépendante et impartiale (réputée telle !) est chargée de recevoir, contrôler, avec l’administration fiscale, et publier les déclarations de situation patrimoniale et les déclarations d’intérêts de certains élus, membres du gouvernement, collaborateurs et dirigeants d’organismes publics.

Revenons aux pouvoirs politiques du tribunal du peuple qui ne s’arrêtait pas à la

docimasie. Les magistrats devaient rendre des comptes devant le tribunal du peuple à la fin de leur année d’exercice : c’est l’euthynai ou examen des magistrats sortants. Un contrôle, un « audit » de gestion comme le font – si l’on ose ce rapprochement - la Cour des comptes et les Chambres régionales et territoriales des comptes. Si l’on ajoute à cela que pendant la durée de cet exercice très court, « ho boulemonos », le premier citoyen venu pouvait déposer une accusation contre un magistrat, en demander la suspension devant l’ekklêsia. Si l’assemblée du peuple votait la censure, le cas était déféré au tribunal du peuple qui acquittait ou condamnait. A Athènes, un accusé « comparaît devant un tribunal soit en tant que personne privée, soit en tant que citoyen exerçant ses droits politiques » ; « les procédures sont divisées en actions publiques (dêmosiai dikai) et actions privées (idiai dikai) » (Mogens Herman Hansen,

Pouvoirs politiques du tribunal du peuple à Athènes au 4e siècle, précité, p. 269). Athènes connaissait la distinction entre Droit politique (ou public) et Droit privé. Tout citoyen peut intenter une action publique au nom de la polis (ou d’une partie lésée), alors que l’action privée ne peut être intentée que par la partie lésée. Le procès « politique » résulte d’une action publique contre un citoyen pris en sa qualité de polites exerçant ses droits et devoirs politiques (civiques), en sa qualité de chef politique (rhêtor) ou – et c’est le propre de l’euthynai – en sa qualité de magistrat. L’euthynai est l’épée de Damoclès suspendue – non au – dessus de la tête d’un tyran - mais de tout candidat potentiel à une charge publique. Cela devait décourager certaines vocations au moins pour l’exercice de certaines fonctions comme le remarquait déjà Montesquieu dans l’Esprit des lois (Livre II, Chapitre 2).

Difficile de transposer l’euthynai dans nos démocraties représentatives et électives contemporaines : les élus sortants rendent des comptes d’abord devant les électeurs qui peuvent toujours les sortir : « Sortez les sortants » était un slogan du mouvement Poujade en 1956. En 2017, on parlera de « dégagisme ». La Haute autorité de la transparence de la vie publique a cependant le pouvoir exorbitant après examen de la situation patrimoniale de fin de mandat – de l’ancien député David Douillet pour un exemple récent – de porter les faits constatés ( = doute sérieux quant à l’exhaustivité, l’exactitude et la sincérité de sa déclaration de patrimoine, du fait de l’omission d’une partie substantielle du patrimoine) à la connaissance du Parquet de Paris quand les faits sont susceptibles de constituer une infraction pénale (article 40 du Code de procédure pénale). Signalons également les dispositions actuelles du Code général des collectivités territoriales qui prévoient que tout contribuable inscrit au rôle de la commune, du département ou de la région a le droit d’exercer, tant en demande qu’en défense, à ses frais et risques, avec l’autorisation du Tribunal administratif, les actions qu’il croit appartenir à la commune, au département ou à la région et que celle – ci ou celui-ci, préalablement appelé à en délibérer, a refusé ou négligé d’exercer (v. pour les communes : articles

L. 21321-5 à L. 2132-7 ; pour les départements : article L. 3133-1 ; pour les régions : article L. 4143-1). Il s’agit de porter une action aussi bien devant le juge civil ou pénal que devant le juge administratif. Il appartient au Tribunal administratif, statuant comme autorité administrative, et au Conseil d’Etat, saisi d’un recours de pleine juridiction dirigé contre la décision du Tribunal administratif, lorsqu’ils examinent une demande présentée par un contribuable sur le fondement de ces dispositions, de vérifier, sans se substituer au juge de l’action, et au vu des éléments qui leur sont fournis, que l’action envisagée présente un intérêt matériel suffisant pour la collectivité territoriale et qu’elle a une chance de succès. Mais le contribuable n’est pas forcément un citoyen…

Autre action publique – la graphê paranomôn – qui est exercée par le premier venu (ou le premier idiot venu) contre le rhêtor qui a proposé ou fait voter une loi (au Ve siècle – quand l’ekklêsia a encore le pouvoir de faire la loi qui sera exercé par la suite par les nomothètes tirés au sort parmi les 6000 héliastes) ou décret (psêphismata) contraire à la Constitution ou aux lois (nomoi) en vigueur. Cela tient par conséquent du contrôle de constitutionnalité et du contrôle de légalité, mais vous l’aurez remarqué, le requérant porte une accusation nominale, contre celui qui est à l’origine du texte : c’est l’initiative politique du citoyen qui était jugée et non le vote des citoyens. Si le dêmos assemblé a voté le texte, il n’est pas question d’engager une quelconque responsabilité de ceux qui ont levé la main : si la loi est inconstitutionnelle ou le décret illégal, c’est que les citoyens ont été induits en erreur par les belles paroles du rhêtor. La loi ou le décret était suspendu – si le dêmos a voté – dans l’attente de la décision du tribunal du peuple.

Les dikastêria ont un véritable pouvoir de contrôle politique sur les décisions votées par l’ekklêsia puisque si un motif d’inconstitutionnalité ou d’illégalité est retenu, le texte est annulé et celui qui en a pris l’initiative était condamné à une peine d’amende qui pouvait être minime ou élevée, rendant le condamné débiteur à vie de la polis et le privant de ses droits civiques (atimie). Les motifs d’annulation vont du vice de procédure (si l’auteur de l’initiative était privé de ses droits politiques – c’est l’atimie) au conflit avec une loi en vigueur ou des principes constitutionnels. L’accusateur devait établir que le texte est contraire l’intérêt du peuple athénien et son auteur qu’il était – bien au contraire – conforme à l’intérêt du peuple athénien. La procédure est contradictoire devant le tribunal du peuple. Celui qui portait une fausse accusation encourait de gros risques : amende très élevée (mille journées de travail), interdiction à vie d’engager une graphê paranomôn et atimie partielle si l’accusation obtenait moins du cinquième des bulletins de vote lors du verdict. Hansen souligne que ce « contrôle

exercé par le tribunal du peuple sur les chefs politiques dans l’Athènes classique était sans équivalent dans l’histoire du monde » (Mogens Herman Hansen, Pouvoirs politiques du tribunal du

peuple à Athènes au 4e siècle, précité, p. 275).

La dernière action publique à évoquer ici le montre bien et elle est très connue, c’est l’eisangelia eis ton dêmon (dénonciation devant le peuple en assemblée), en abrégé et francisé, l’eisangélie. Elle est portée contre le polites qui a troublé le « bon ordre » de la polis, le crime est par excellence un crime politique : trahison, actions subversives (renverser la démocratie) ou corruption. L’accusation était portée devant l’assemblée du peuple qui votait ou non un décret renvoyant le cas devant les dikastêria. Ceux qui statistiquement ont été visés par cette action, ce sont les chefs militaires, les stratèges (strategoi). Il valait mieux gagner une bataille que la perdre ! Et encore… les généraux vainqueurs de la bataille navale des Arginuses firent l’objet d’une eisangelia pour n’avoir pas fait repêcher les corps des citoyens morts au combat (ce qui posait un grave problème religieux : la cité est une communauté politique et religieuse). Leur culpabilité ayant été reconnue, ils furent condamnés à mort… et ce fut souvent le résultat des eisangélies, alors qu’un général sur cinq a connu cette infortune. La condamnation était prononcée le plus souvent en l’absence de l’accusé qui – prudemment – avait pris la fuite et ne revenait jamais à Athènes. Hansen compare les eisangélies avec les procès de généraux de la Révolution française sous Robespierre et à la purge de l’Armée rouge sous Staline en 1936.

La proportion serait la même et cette comparaison n’est guère rassurante car ces procès en France interviennent sous une dictature de Salut public et en U.R.S.S. en 1936 (Albert Soboul, Problèmes de la dictature révolutionnaire – 1789 – 1796, in Dictatures et légitimité, sous la direction de Maurice Duverger, presses universitaires de France, p. 159-170 ; Hélène Carrère d’Encausse, Staline et le culte de la personnalité, ibidem, p. 329-345) ! La terreur sous Robespierre ou Staline consiste à encourager les dénonciations « devant le peuple » ou ce qui en tenait lieu. Mais la carrière d’un général athénien comme Alcibiade montre que les accusations de trahison n’étaient pas forcément fausses. L’eisangélie traduit aussi le rejet absolu des Athéniens de la monarchie : un stratège élu savait qu’il était sur un siège éjectable et périlleux et que les Athéniens supportaient mal qu’une tête dépasse durablement : l’ostracisme permettait d’écarter l’ambitieux. Attention, la démocratie française contemporaine réprime aussi des crimes et délits « politiques » : le Livre IV du Code pénal – bien fourni – est intitulé : Des crimes et délits contre la nation, l’Etat et la paix publique. Les faits définis par les articles 411-2 à 411-11 constituent la trahison lorsqu'ils sont commis par un Français ou un militaire au service de la France.

Le système de démocratie directe athénien a bien fonctionné et pourtant la polis a connu le déclin, comme le système politique grec (le système des poleis) dans son ensemble. Pourquoi ? Parce que le système était trop démocratique, il fonctionnait par et pour les citoyens, pour lui – même et sur lui – même. Aucune cité n’a jamais prétendu s’étendre au – delà de ses limites aussi bien sur le plan militaire, que sur le plan économique. Ni Athènes, ni Sparte, ni Thèbes, n’ont cherché à devenir un Empire… Ce que saura faire Rome. Les poleis grecques avaient su s’unir pour se défendre militairement très efficacement contre l’Empire perse (Marathon, Salamines, les Thermopyles…), mais elles étaient jalouses de leur autonomie politique et ne rêvaient pas d’Empire universel. Ni Athènes, ni Sparte, ni Thèbes ne prétendaient unifier la Grèce à leur seul profit, ni surtout détruire le système des poleis fondé sur l’indépendance politique et la recherche d’une autarcie (autosuffisance) économique. Sparte est vainqueur de la Guerre du Péloponnèse, elle ne détruit pas Athènes, comme Rome détruira Carthage à la fin des guerres puniques. L’unité grecque - par la force –

sera le fait du royaume de Macédoine (un éthnos grec : les Macédoniens n’étaient pas organisés en cité) qui soumettra les poleis (et leur interdira de se faire la guerre). C’est Alexandre le Grand (roi de Macédoine) qui abattra l’Empire perse, ce que – ni Athènes, ni Sparte – au sommet de leur puissance militaire - n’ont pas voulu faire quand elles pouvaient y prétendre militairement.

L’impérialisme n’est pas le stade suprême de la polis grecque. Athènes avait une flotte militaire considérable qu’elle n’a jamais mise au service d’un expansionnisme militaro – économique : sa flotte de trières était conçue pour la guerre défensive et ne pouvait servir pour le commerce. Il s’agissait de protéger l’approvisionnement d’Athènes en denrées essentielles. Athènes et – a fortiori Sparte - n’avaient pas un corps civique suffisant pour assurer une expansion militaire, sans recourir aux mercenaires. Les guerres continuelles inter – cités avaient débouché sur le développement du mercenariat, ruineux pour elles obligées d’y recourir, alors qu’elles ne disposaient pas des ressources nécessaires. La production des mines du Laurion était insuffisante pour alimenter l’effort de guerre athénien : rien à voir avec les mines du Pérou alimentant le « siècle d’or » espagnol. Qu’est – ce qui manquait à Athènes ou Sparte ? Les deux cités n’étaient pas dirigées par une oligarchie ploutocratique – par des riches avides de richesses.

Une oligarchie qui aurait eu pour seul but d’augmenter continuellement ses richesses – c’est ce qu’Aristote appelle la chrématistique [par opposition à l’économique qui est l’art d’acquérir les biens nécessaires à la vie utile soit au foyer domestique, soit à la propriété foncière, soit à l’Etat] - aurait encouragé une politique d’expansion économique et militaire, ce qui aurait permis le financement de mercenaires (à l’exemple de Carthage). Marx – dans une petite note de bas de page du Livre I du Capital – exprime bien la pensée d’Aristote : l’économique se limite à l’acquisition des biens nécessaires ; la chrématistique, c’est l’acquisition illimitée de richesse. A Athènes, comme à Sparte, le travail manuel, le commerce n’étaient pas des activités jugées dignes du citoyen, même si les citoyens pauvres travaillaient. Le travail est le propre de l’esclave : un capital humain acheté ou razzié à l’occasion d’une guerre car le mode de production fondé sur le travail des esclaves est incontestablement « un système de vol », comme le suggère ironiquement Marx à l’intention de Frédéric Bastiat (v. Karl Marx, Le capital, Livre I, Folio – Gallimard, collection essais, édition établie et annotée par Maximilien Rubel, p. 164, note (a) et p. 246, note (a)).

La cité grecque se reconnaît dans l’économique, l’acquisition des biens nécessaires à la production : les esclaves. C’est la division du travail dans la cité grecque. « Le citoyen milicien se préoccupe avant tout de défendre sa communauté. Ses besoins, ce sont les armes et une armure, un ravitaillement assuré et suffisamment de ressources communautaires, en argent, matières premières et main d’œuvre dépendante, pour assurer le maintien des fondements tangibles et intangibles des institutions qui définissent son rôle de citoyen » (W. G.

Runciman, Vouée à l’extinction : la polis, impasse évolutionniste, précité, v. p. 400). Aucun « complexe militaro – économique » ne s’est donc constitué à Athènes ou Sparte. Il existait à Carthage, mais elle a toujours manqué de « citoyens miliciens » (c’est la faiblesse de la cité punique sur le plan militaire) et devait recourir aux mercenaires quand Rome avait – en plus d’une oligarchie particulièrement avide – une réserve de citoyens miliciens.

Pourquoi ? L’oligarchie ploutocratique romaine a su élargir le corps civique à de nouveaux citoyens heureux et fiers de servir dans les légions et de conquérir un Empire pour Rome, alors que les grandes cités grecques n’ont pas cherché à élargir la base du corps civique de façon à constituer un vivier d’hoplites. Sparte était certes une oligarchie

aristocratique, mais c’était une République agricole, terrienne, qui avait pour seul objectif la conservation de ses valeurs militaires. La fermeture du corps civique était poussée à un point tel que le nombre de citoyens n’a jamais cessé de décliner et ils n’ont jamais été nombreux : pas besoin de s’étendre, de conquérir un espace vital. A Athènes, pour fonder un Empire, il eut fallu faire accepter par les Athéniens une politeia combinant oligarchie et démocratie. Athènes avait le potentiel pour devenir une thalassocratie comme le sera Carthage jusqu’à sa fin malheureuse, Venise, gouvernée par une oligarchie marchande jusqu’à la fin du XVIIIe siècle et surtout l’Angleterre, exemple – type de la thalassocratie impériale (François Decret, Carthage ou l’Empire de la mer, Editions du Seuil, Points, inédit Histoire, H. 30 ; Frédéric C. Lane, Venise – une République maritime, Flammarion, collection Champs, n° 184). Une oligarchie marchande aurait poussé Athènes sur la voie de l’expansion économique et militaire, car elle aurait accepté l’ouverture du corps civique pour avoir des hoplites en nombre suffisants, pourquoi pas entraînés à la spartiate…

Le malthusianisme de rigueur en matière d’accès à la citoyenneté s’y opposait. Trop élargir le corps civique, c’était perdre l’Etat des citoyens. Un mixte d’Athènes et Sparte était l’idéal dans une perspective impérialiste, mais c’était politiquement inconcevable. Ce n’est d’ailleurs pas ce dont rêvait Platon qui, dans Les lois, propose plutôt une combinaison monarchie/démocratie. Les poleis s’opposeront à Philippe II de Macédoine (Chéronée 338 avant l’ère chrétienne), comme les Cités – Etats italiennes dominées par le parti guelfe s’opposeront au Saint Empire Romain Germanique, mais avec succès : victoire à Legnano de la Ligue lombarde sur les troupes de Frédéric I Barberousse le 29 mai 1176. Pour préserver leur indépendance, elles sauront pratiquer un subtil jeu d’équilibre entre l’Empereur et la Papauté, à qui elles sauront aussi s’opposer. Avec Alexandre le Grand, c’est la monarchie « universelle » qui triomphe, c’est-à-dire la négation même des poleis grecques qui s’effacent inexorablement politiquement. La Rome républicaine créera un Empire, avec un régime qui est - au départ - oligarco – démocratique, ce que sont aujourd’hui et depuis longtemps – osons le parallèle - les Etats – unis d’Amérique : une république impériale ploutocratique, démocratique et militaire.

Nous pouvons maintenant nous intéresser à la notion de politique (Chapitre 1), avant d’aborder les forces politiques car la politique est une lutte qui oppose des forces sociales qui prétendent imposer leur domination politique (Chapitre 2).