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L'ALCHIMISTE Tout en haut d'une colline verdoyante, aux flancs plantés des arbres noueux d'une forêt des premiers âges, s'élève le vieux château de mes ancêtres. Pendant des siècles, il a servi de demeure et de fief à notre fière lignée, dont l'ancienneté dépasse celle des remparts moussus qui ont dominé, jadis, la rude et sauvage campagne environnante. Ses anciennes tours, qui portent les stigmates des bourrasques essuyées pendant des générations et qui s'effritent aujourd'hui sous l'inexorable et puissante pression du temps, faisaient partie, au Moyen Age, de l'une des plus formidables et redoutables forteresses de France. Du haut de ses tours à mâchicoulis et de ses remparts, des barons, des comtes, et même des rois avaient été tenus en échec, et jamais ses spacieuses salles d'armes n'avaient retenti du pas de l'envahisseur. Mais les choses ont bien changé depuis l'époque féodale. L'austérité a remplacé les fastes d'antan. Trop fiers de leur nom pour se livrer au commerce, mes aïeux se sont petit à petit séparés de leurs biens. Même le château n'a pas été épargné : ses murs s'effritent, le parc est envahi par les herbes folles, les douves sont à sec et les tourelles menacent de s'effondrer. A l'intérieur, les planchers défoncés, les tapisseries passées, les lambris dévorés par les vers racontent notre lugubre histoire, celle d'une splendeur déchue. Au fur et à mesure que les siècles passaient, l'une après l'autre les quatre grandes tours tombèrent en ruine, jusqu'au jour où il n'en resta plus qu'une, où s'abritaient les rares descendants des seigneurs autrefois tout-puissants de ces lieux. Ce fut dans l'une des grandes et lugubres pièces de cette dernière tour que moi, Antoine, le dernier des malheureux et maudits comtes de C..., je vis le jour, il y a de cela quatre- vingt-dix ans. Les premières années de ma vie mouvementée, je les passai entre ces murs et dans ces forêts sombres, ainsi que dans les ravins et les grottes sauvages du flanc de la colline. Je n'ai jamais connu mes parents. Mon père avait été tué à l'âge de trente-deux ans, un mois avant ma

L'Alchimiste - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9782363816757.pdf · inquiétant et l'examen de ce document confirma mes plus terribles appréhensions. ... son état,

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L'ALCHIMISTE

Tout en haut d'une colline verdoyante, aux flancs plantés des arbres

noueux d'une forêt des premiers âges, s'élève le vieux château de mes ancêtres. Pendant des siècles, il a servi de demeure et de fief à notre fière lignée, dont l'ancienneté dépasse celle des remparts moussus qui ont dominé, jadis, la rude et sauvage campagne environnante. Ses anciennes tours, qui portent les stigmates des bourrasques essuyées pendant des générations et qui s'effritent aujourd'hui sous l'inexorable et puissante pression du temps, faisaient partie, au Moyen Age, de l'une des plus formidables et redoutables forteresses de France. Du haut de ses tours à mâchicoulis et de ses remparts, des barons, des comtes, et même des rois avaient été tenus en échec, et jamais ses spacieuses salles d'armes n'avaient retenti du pas de l'envahisseur.

Mais les choses ont bien changé depuis l'époque féodale. L'austérité

a remplacé les fastes d'antan. Trop fiers de leur nom pour se livrer au commerce, mes aïeux se sont petit à petit séparés de leurs biens. Même le château n'a pas été épargné : ses murs s'effritent, le parc est envahi par les herbes folles, les douves sont à sec et les tourelles menacent de s'effondrer. A l'intérieur, les planchers défoncés, les tapisseries passées, les lambris dévorés par les vers racontent notre lugubre histoire, celle d'une splendeur déchue.

Au fur et à mesure que les siècles passaient, l'une après l'autre les

quatre grandes tours tombèrent en ruine, jusqu'au jour où il n'en resta plus qu'une, où s'abritaient les rares descendants des seigneurs autrefois tout-puissants de ces lieux. Ce fut dans l'une des grandes et lugubres pièces de cette dernière tour que moi, Antoine, le dernier des malheureux et maudits comtes de C..., je vis le jour, il y a de cela quatre-vingt-dix ans.

Les premières années de ma vie mouvementée, je les passai entre

ces murs et dans ces forêts sombres, ainsi que dans les ravins et les grottes sauvages du flanc de la colline. Je n'ai jamais connu mes parents. Mon père avait été tué à l'âge de trente-deux ans, un mois avant ma

naissance, par la chute d'une pierre qui s'était détachée de l'un des créneaux du château. Et ma mère était morte en me donnant le jour. Mon éducation fut confiée à un vieux serviteur très intelligent qui répondait au nom de Pierre. J'étais enfant unique, et ma solitude était encore aggravée par le fait que mon tuteur me tenait résolument à l'écart des enfants des paysans dont les demeures sont éparpillées dans la plaine, au pied, de la colline.

A l'époque, Pierre me disait que cette règle s'imposait, parce que ma

naissance me plaçait très au-dessus de cette compagnie plébéienne. Maintenant, je sais que son but véritable était de m'empêcher d'apprendre ce qui se racontait la nuit à voix basse au coin du feu, dans les chaumières, sur la terrible malédiction qui pesait sur notre famille. Isolé et livré à moi-même, je passai de longues heures de mon enfance à lire les anciens volumes qui remplissaient la bibliothèque poussiéreuse du château, et à errer dans les bois fantomatiques de la colline. Très tôt, je devins mélancolique. Seul, ce qui avait trait à la nature mystérieuse et à l'occultisme m'intéressait.

Je ne parvins pas à connaître grand-chose de ma famille, mais le

peu que j'en appris m'affecta profondément. Peut-être devais-je ce trait curieux aux réticences manifestes de Pierre à parler des miens, mais toujours est-il que je ne pouvais entendre prononcer le nom de ma lignée sans trembler d'effroi.

A mesure que je grandissais, je pus placer bout à bout les fragments

de renseignements que j'avais péniblement réussi à arracher des lèvres de mon vieux précepteur. Son récit faisait état de circonstances qui m'avaient toujours semblé étranges, mais que je trouvais, maintenant, inquiétantes. Je veux parler de l'âge précoce auquel tous les comtes de notre lignée avaient trouvé la mort. J'avais jusqu'alors pensé que nous étions une famille d'hommes à la vie particulièrement brève, mais je me mis à réfléchir à ces décès prématurés et à établir des liens entre eux et les divagations du vieillard, qui parlait souvent de la malédiction qui, depuis des siècles, avait empêché les tenants du titre de dépasser trente-deux ans.

Le jour de mon vingt et unième anniversaire, le brave Pierre me

remit un manuscrit qui, me dit-il, avait été transmis de père en fils depuis de nombreuses générations. Son contenu m'apparut très inquiétant et l'examen de ce document confirma mes plus terribles appréhensions. A cette époque-là, ma croyance dans le surnaturel était

absolue ; sinon, comment expliquer que je n'aie pas rejeté avec dédain cette incroyable histoire ?

Le parchemin était daté du XIIIe siècle, quand le vieux château était

au summum de sa puissance. Il évoquait le portrait d'un personnage qui avait jadis habité nos terres. C'était un homme de grand mérite, quoique sa condition le plaçât à peine au-dessus d'un paysan. Il s'appelait Michel, mais on l'avait surnommé le Mauvais à cause de sa sinistre réputation. Il connaissait, en effet, les terribles secrets de la magie noire et de l'alchimie. Et comme il avait étudié bien au-delà de ce que lui permettait son état, ses recherches sur la pierre philosophale ou l'élixir de vie éternelle terrorisaient les villageois. Michel le Mauvais avait un fils, Charles, un garçon aussi versé que lui dans les sciences occultes et qui répondait au sobriquet de Sorcier. Les deux hommes vivaient complètement en marge du village et on les soupçonnait de se livrer aux pratiques les plus odieuses. On disait, par exemple, que le vieux Michel avait brûlé vive sa femme en sacrifice au diable, et l'enlèvement inexpliqué de plusieurs enfants de paysans leur était imputé. Pourtant, dans la sombre nature du père et du fils, il

y avait un rayon rédempteur d'humanité. Le vieil homme adorait son fils et le jeune homme avait pour son père un amour mystique.