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Autonomie de la linguistique et recherches interdisciplinaires Author(s): Mortéza Mahmoudian Source: La Linguistique, Vol. 30, Fasc. 2, Langage, sujet, lien social (1994), pp. 37-48 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/30249049 . Accessed: 16/06/2014 18:34 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to La Linguistique. http://www.jstor.org This content downloaded from 188.72.127.52 on Mon, 16 Jun 2014 18:34:09 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Autonomie de la linguistique et recherches interdisciplinairesAuthor(s): Mortéza MahmoudianSource: La Linguistique, Vol. 30, Fasc. 2, Langage, sujet, lien social (1994), pp. 37-48Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/30249049 .

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AUTONOMIE DE LA LINGUISTIQUE ET RECHERCHES INTERDISCIPLINAIRES

par Morteza MAHMOUDIAN

UniversitI de Lausanne

De nombreux chercheurs soutiennent, dans des publications recentes ou moins ricentes, I'autonomie* de la linguistique. L'examen de faits empiriques montre que la stricte observance du principe de l'autonomie de la linguistique aboutit d des contradictions. La linguistique se trouve ainsi devant un choix : conserver son autonomie ou se rapprocher des disciplines connexes.

L'option qui nous paraft preferable est l'ouverture de la linguistique vers les autres sciences de l'homme; ceci permet d'une part une plus grande adlquation aux faits empiriques, et conduit d'autre part d l'abandon de la structure formelle et d une conception relative et plus complexe de la structure linguistique. Cette option a des implications t~horiques certaines; nous en prisen- tons quelques-unes en fin d'exposi.

1. POSITION DU PROBLEME

Dans Les mots du discours, Oswald Ducrot d&fmit l'dnonciation comme <l'6v6nement, le fait que constitue l'apparition d'un

6nonc6 >, en precisant que cette d6finition n'implique la prise en compte d'aucun processus psychique'. 11 soutient ainsi que

* Cette idWe se retrouve sous des termes diff6rents : immanence, competence, ou encore sous la declaration que le seul objet de la linguistique est le discours et que la recherche linguistique peut bien se passer du sujet parlant.

1. Cf. [...] cette difinition, si banale et inoffensive qu'elle puisse paraitre, est tout ' fait diff~rente a mes yeux de l'acception la plus frequente du mot o enonciation o : souvent

on entend par lIt le processus psychologique (voire physiologique) qui est B l'origine de l'6nonc6, le travail dont celui-ci est le produit - de sorte qu'une linguistique de l'6noncia- tion aurait pour objet de mettre au jour les operations cachees impliquies dans l'exercice de la parole. Qu'une telle etude soit n6cessaire, je ne songe pas 'a le nier, mais ce n'est pas d'elle qu'il est question ici. Quand je dis que notre livre 6tudie les 6nonces du point de vue de l'6nonciation, je ne veux pas dire que nous cherchons a les 6clairer en reconsti- tuant leur genese, en explicitant les intentions d'oui ils proviennent ou les mecanismes cognitifs qui les ont rendus possibles. Le concept d'6nonciation dont je vais me servir n'a rien de psychologique, il n'implique meme pas l'hypothese que l'enonce est produit par un sujet parlant. Je donne en effet a ce concept une fonction purement semantique. Pour qu'il puisse la jouer, je demande seulement qu'on m'accorde que les 6nonces se produisent autrement dit qu'il y a des moments ou ils n'existent pas encore et des moments

La Linguistique, Vol. 30, fasc. 2/1994

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les faits linguistiques peuvent et doivent &tre 6tudids sans recours aucun aux ph6nomines psychiques2.

Nombreux sont les chercheurs qui soutiennent I'autonomie de la linguistique par rapport aux disciplines connexes3. L'idie n'est pas nouvelle; on la trouve chez des precurseurs et fonda- teurs comme Saussure ou Bloomfield4.

Un examen pousse de ce principe montre que sa stricte obser- vance aboutit a des contradictions dans les termes de la thdorie; constat qui conduit le linguiste a un choix entre deux positions: ou bien conserver l'autonomie de la linguistique et en assumer toutes les consequences, dont I'abandon de l'addquation de la structure aux ph6nomenes observables, ou bien priviligier l'add- quation externe et abandonner le principe de I'autonomie.

2. LE PARADOXE

On remarquera que le principe de l'autonomie de la linguis- tique a 6td longuement examind dans les classiques du xxe si&cle. La genese de l'idde d'autonomie peut etre schematisde de la fagon suivante : en qu&te de scientificite, la linguistique cherche a se donner un objet et une m6thode bien definis. Sous cet

aspect, les +sciences exactes>> sont prises pour moddle ideal, et l'on s'en inspire dans l'dlaboration, pour la linguistique, des

principes epistemologiques5. On adopte ainsi la structure for- melle qui permit aux sciences de la nature de mettre en evi- dence des regles gendrales r6gissant leur objet. La conception formelle a une double implication pour le devenir de la linguis- tique qui est la ddlimitation stricte a la fois des m6thodes et de l'objet. Passer outre ces limites serait contrevenir at l'auto-

oi ils n'existent plus: ce dont j'ai besoin, c'est que l'on compte parmi les faits historiques le surgissement d'6nonces en diff6rents points du temps et de l'espace. L'6nonciation, c'est ce surgissement. Une telle notion m'est utile avant tout pour construire une definition du sens [...] . DUCROT Oswald, Les mots du discours, p. 33-34.

2. Il y revient dans Le dire et le dit (cf. par exemple p. 65-66). 3. On peut citer, ente autres, des publications recentes ou moins recentes de Chomsky,

Hagege, Hjelmslev, Katz et bien d'autres encore. Notons que certains de ces auteurs ont egalement exprime, en la matiere, une id&e autre.

4. Pour une discussion sur cet aspect cf. MAHMoUosAN Mortiza, << Linguistique et socio- linguistique >>, in La Linguistique, vol. 26, fasc. 2, Paris, PUsr, 1990.

5. Bloomfield est bien clair la-dessus (cf. par exemple Language), comme l'est aussi Hjelmslev (entre autres dans les Prolegonines).

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nomie de la linguistique et mettrait en danger ses acquis. Or, le principe d'autonomie entre en conflit avec la structure et la fonction qu'on reconnait aux langues.

3. L'EXPIRIENCE, AMORPHE ?

La linguistique, dans la majorit6 de ses courants theoriques, definit son objet, le langage, en termes de fonction de communi- cation. On admet que les langues rendent possible la communi- cation de l'experience, de toute l'exp6rience, et que la langue est structurde. Qu'en est-il de l'experience? Dans les reponses donnees a cette question, on rencontre deux positions extremes : soit l'experience extralinguistique n'est pas structur6e, soit elle est

douse d'une structure (universelle). Or, ces deux positions menent a l'impasse.

Soit le premier terme de l'alternative : la structure linguistique permet de communiquer toute experience, qui, elle, est sans struc- ture. L'id&e que l'exp6rience amorphe peut etre v6hiculde par une structure formelle rencontre des difficultis6. Le problkme est que cette these contient trois propositions qui sont - comme on verra - incompatibles, a savoir: a) la langue assure la communication de l'experience, b) la langue a une structure formelle et c) l'exp6rience est amorphe. Pour lui donner un contenu explicite, il faut amputer cette these de l'une des trois propositions. Si l'on supprime la pro- position a), cela revient ai dire que les langues n'assurent pas la communication, ou la communication linguistique est impossible. C'est la une position qui nous parait ind6fendable (cf. + 4 infra). Des lors qu'on reconnait la possibilit6 de la communication lin- guistique, on est amend a admettre ou bien que la structure lin-

guistique n'est pas formelle - ce qui serait annuler la proposition b) -, ou bien que l'exp6rience extralinguistique est structuree, ce qui entrerait en conflit avec la proposition c).

Les problkmes poses par la structure formelle et l'usage com- municatif du langage n'ont pas 6chapp6 aux prddicesseurs et fon- dateurs de la linguistique structurale. Nous croyons qu'il s'agissait

6. Cf. MAHMOUDIAN Morteza, <<Approximation et vraisemblance >> (a paraitre), obi est developp~e la question du conflit ente structure formelle et capacit6 d'assurer la communi- cation de fa;on universelle.

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pour eux d'un choix tactique que d'accorder la preponderance a la structure formelle (comme opposee 'a toute structure com- portant des variations), et que leur decision 6tait dictee par les perspectives prometteuses qu'ils attendaient d'une direction de recherche, ta un moment donne du developpement de la

linguistique'. Ainsi Bloomfield - dont nous examinons ici les positions - pr6ne la structure formelle, mais relive cependant que les elements discrets - condition sine qua non de la structure formelle - ne sont qu'une fiction8.

4. STRUCTURE ET EXPERIENCE

Si l'on admet - en supprimant la proposition c) l'exis- tence de structures dans l'experience extralinguistique, on 6vite certains de ces problkmes, mais on en rencontre d'autres.

Au niveau theorique, la structure formelle ne constitue pas un obstacle a la fonction de communication si l'on congoit l'exp6- rience (ou la substance du signifi6) comme structuree, et si l'on reconnait a cette structure un caractere formel. Cette position a des avantages: on n'est pas amend a r6duire les langues t de simples outils destines &t transmettre des signaux d6pourvus de signification, ni a renier au langage sa fonction (sinon unique, du moins centrale), soit la communication. Cela comporte 6gale- ment des inconv6nients: la structure formelle, appliquie ta la subs- tance semantique, dicoupe et moule celle-ci en elements discrets, et lui 6te quantit6 d'aspects qui font la richesse du langage et de la communication linguistique9. Ce serait payer une trop forte rangon pour sauver la conception formelle du langage.

Au niveau empirique, on notera que la these <<exp6rience structurie >> passe par les universaux semantiques. L'argument est

7. De meme, les hesitations de Saussure quant la prioriti de la langue ou de la parole montrent qu'il a conscience des limites de la <<langue pure forme >. Cf. ( La langue, distincte de la parole, est un objet que l'on peut itudier sipar6ment , et o L'6tude du langage comporte donc deux parties: l'une, essentielle, a pour objet la langue, [...] l'autre, secondaire, a pour objet [...] la parole [...]. Sans doute, ces deux objets sont 6troitement lies et se supposent l'un l'autre : la langue est n6cessaire pour que la parole soit intelligible et produisent tous ses effets; mais celui-ci est n6cessaire pour que la langue s'6tablisse [...] . Saussure Ferdinand de, Cours de linguistique gbnrale, Paris, Payot, 1987, p. 31 et 37.

8. Bloomfield parle de ressemblance ou diff6rence absolues qu'il qualifie de fiction. Cf. le + 2 de BLOOMFIELD Leonard, <<A Set of Postulates for the Science of Language >>, in Joos Martin, Readings in Linguistics, Chicago, Chicago University Press, 1957.

9. Cf. infra, 5.

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celui-ci: si les langues les plus diverses (sans parente ni contact entre elles) ont en commun certaines propriteis semantiques, c'est que celles-ci procedent de la fagon dont I'Ftre humain fait l'exp&- rience du monde; elles d6coulent donc de la structure de l'exp&- rience. La, on rencontre un obstacle majeur : les universaux seman- tiques, qui sont census rvdeler la structure de l'expe'rience, sont difficiles (si non impossibles) a trouver. Chaque fois que des uni- versaux sont proposes, on ne tarde pas a y trouver des exceptions et des contre-exemples.

De l'6chec de ces tentatives universalistes, peut-on, doit-on conclure - a l'instar de Saussure Hjelmslev " ou d'autres encore - que la substance simantique est amorphe? Nous croyons qu'une conclusion moins radicale, plus nuanc6e est a la fois pos- sible et suggestive de nouvelles voies '

explorer; apres tout, cette conclusion radicale est fondie sur le principe - implicite - que l'experience est soit dot&e de structure formelle soit sans structure aucune. Or, rien ne permet d'exclure du domaine du langage des structures d'une nature autre que formelle. Prenons l'exemple du temps <<present>> comme element de la substance simantique. On a remarque que dans nombre de langues, il est le terme non

marque, c'est-a-dire le lexeme verbal sans adjonction de morphemes - /il mdz/il mange, par exemple - renvoie au moment de la parole. Peut-on alors infdrer un principe universel comme U1?

U1 Chaque fois que le temps n'est pas exprimi, le message renvoie au temps present.

Cette proposition est d'autant plus tentante que l'id&e de << present = temps non marque >> n'est pas specifique a un courant de pensee ni meme au seul domaine de la description grammati- cale. On a constate des phenomenes analogues dans le domaine et le cadre de ref6rence bien different qu'est l'analyse conversationnelle12. Or, on peut observer que U1 n'est pas valable partout: dans certaines langues - en persan, par ex.

le terme non marque est le preterit et non le present. Si l'on se place dans la perspective de structure formelle, et

qu'on exige pour les universaux linguistiques une validite absolue, on est conduit a conside'rer que U1 n'est pas un principe uni-

10. Cf. SAUSSURE Ferdinand de, op. cit. 11. Cf. HJELMSLEV Louis, Prolgomrdnes d une thdorie du langage, Paris, Minuit, 1968. 12. Cf. par exemple la theorie des maximes conversationnelles de Grice.

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versel. En revanche, quand on congoit la structure comme rela- tive, U1 peut etre retenu comme une tendance dominante (et non comme une regle absolue). Les cas d'exception ne sont pas 6vacues, mais demandent des examens fouilles pour savoir dans

quelles conditions ils se r6alisent. Les consequences qui decoulent d'une conception tendancielle

des universaux sont nombreuses; ainsi, ceux-ci sont a consid6rer comme hierarchises; les plus haut place's sont les plus probables, et ont des chances de se r6aliser dans les structures les plus ld- mentaires; la saisie de la signification passe par une succession

d'approximations allant des structures les plus grossieres aux plus fines, etc.

On s'6tonne aujourd'hui que ceux qui - comme Bloomfield'3 - ont remarque la relativit6 et de la communaute

linguistique et de l'intercomprehension n'en aient tire aucune conclusion sur le plan theorique, et qu'ils aient maintenu la << fiction>> d'une structure formelle, et aient par 1 mime cultiv6 cette contradiction dans les termes. Cette attitude est sans doute due au climat dans lequel se deroulait la recherche, ou - pour employer la terminologie de Kuhn14 - au paradigme scienti- fique de l'6poque : c'est-a-dire ia ce que la communaut6 des lin-

guistes prenait pour acquis, aux directions de recherche qu'elle estimait benefiques pour le d6veloppement de notre connaissance du langage.

5. COMMUNICATION ET VARIETES

On peut montrer le conflit structure/communication et l'effet inhibiteur de la conception formelle par bien d'autres arguments encore. Par exemple par l'existence des vari6t6s dans une langue. Il suffit de consid6rer la communication entre deux membres d'une communaut6 linguistique pratiquant chacun une vari6te distincte. Que se passe-t-il quand une meme aire de substance est decoupde en quatre unites dans une variete (ci-apres V1) et en trois dans l'autre (ci-apres V2); un peu a la maniere du

13. Cf. op. cit., + 3.8 et suivants. 14. KUHN Thomas, The Structure of Scientific Revolutions, Chicago, University of Chicago

Press, 1962.

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systeme vocalique du frangais non meridional et celui du franqais mhridional :

V1 V2 franqais non miridional frangais meiridional

i i 1 1 e

a a

La conception formelle impliquerait que les unites de V1 soient irriductiblement diff6rentes de celles de V2. Une implica- tion logique en serait qu'un 6nonce produit dans V, serait meconnaissable dans V2. Autre implication: la communication ne serait possible qu'entre les varietes strictement identiques. Or, des enquetes phonologiques montrent qu'il n'y a pas deux locu- teurs qui aient des usages en tout point identiques.

Donc, a strictement parler, la structure formelle implique l'impossibilite de la communication. Or, l'experience quotidienne montre qu'en depit de ce genre d'6carts, I'intercompr6hension est dans une large mesure possible.

Relevons encore un fait remarquable: parmi ceux qui ont constate cette antinomie structure/fonction, certains ont 5labord des moddles dans la stricte observance des tenants et aboutissants de la structure formelle. Il en est ainsi de Harris, qui a et6 amend - en toute consdquence, d'ailleurs - a remettre clairement en cause la fonction de communication15. Avec le recul, l'aridit6 d'une telle direction de recherche apparait de faron 6vidente.

C'est d'ailleurs 1t la difficulte de toute recherche fondee sur l'immanence (ou l'autonomie) de la structure linguistique. Ainsi, Ducrot estime que << la scientificit6 linguistique consist[e] unique- ment a rendre explicite la relation entre moddles de phrases et lectures d'6noncs 16. > II est t noter que Ducrot est parfaitement

15. << Ce qui constitue le trait specifique d'un enonc6 construit grammaticalement (c'est- a-dire d'un phinomene linguistique), ce n'est pas qu'il soit signifiant [...], ni qu'il exprime des sentiments, ni qu'il permette la communication, ou appelle une reponse (tous ces traits sont communs a nombre d'activitis humaines), mais qu'il constitue un moyen de transmis- sion sociale [...] >. HARRIS Zelig S., Structures mathbnatiques du langage, Paris, Dunod, 1971, p. 8.

16. DUCROT Oswald, Les mots du discours, Paris, Minuit, 1980, p. 32.

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consequent avec lui-mime; il n'en demeure pas moins que le cadre conceptuel oui il se situe reduit a peu de chose la scientifi- cite en linguistique.

6. LE FORMEL ET L'ALEATOIRE

Le long riquisitoire dresse contre les exces formalistes man-

querait son but s'il devait aboutir, par exemple, a un variation- nisme " outrance. Que l'on ne se meprenne pas sur notre inten- tion. Nous croyons que le formel et l'aleatoire ont tous deux leur place dans les processus linguistiques, mais que la linguis- tique structurale a surestime le formel, et sous-6value le r6le de l'alk atoire.

Etant donne les acquis de decennies de recherches et de r'flexions, le problkme des rapports entre structure et fonction se pose maintenant dans des termes nouveaux, et leur conflit ne parait plus deboucher sur une voie sans issue. Une solution

possible est d'opter pour une autre conception, celle qui n'exclut pas les variations de la structure linguistique. Les langues appa- raissent alors comme doudes d'une structure feuillet&e, c'est-a- dire une structure ayant de multiples strates, distinctes les unes des autres par des diff6rences de degre : comme degre de rigueur (en synchronie), degr6 de stabiliti (en diachronie), etc. Une telle

conception a l'enorme avantage de l'adequation empirique; elle

permet, entre autres, non seulement de mettre en evidence ce en quoi deux variteis d'une meme langue se ressemblent et se

distinguent, mais aussi d'expliquer - de prevoir mime - a quel degr6 l'intercompr6hension est possible entre deux groupes sociaux, compte tenu de leurs usages respectifs.

Un meilleur equilibre entre les deux types de facteurs - formels et aleatoires - ouvre en outre de nouvelles perspectives a la recherche interdisciplinaire. A strictement parler, l'autonomie de la linguistique ne peut tre serieusement consideree que dans le cadre d'une conception formelle. En effet, une structure auto- nome implique que soient bien definis ses constituants et ses limites. Or, passe le cadre d'une esquisse globale des structures 616men- taires, des problkmes apparaissent, dont la solution appelle le recours a des d61ments non linguistiques, entre autres d'ordre social ou psychique. On peut montrer que, dans la pratique, les consi-

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d6rations sociales ou psychiques sont presentes dans toute des- cription linguistique, qu'un tel recours est theoriquement indis-

pensable, et que ce qui permet de qualifier d'interdisciplinaire une recherche sociolinguistique, par exemple, c'est plut6t une dif-

ference de degrd : ampleur du recours aux faits sociaux au niveau empirique, et l'explicitation, au niveau theorique, de la pertinence reconnue aux faits de socite

7. DE LA DISCIPLINE A L'INTERDISCIPLINE

Pour terminer, nous ferons quelques remarques sur la fagon dont s'opere le deplacement de l'objet au fur et 'a mesure que la recherche en divoile les proprietes, deplacement qui entraine la redefinition de l'objet et des methodes de la discipline, ainsi que des liens avec les disciplines connexes. Comme illustration, nous considererons les consequences qui decoulent de l'adoption d'une structure relative en lieu et place de la conception for- melle.

7.1. Inventaire

Le problkme de savoir combien il y a de phoneme en fran- gais - et de manie're g6ndrale, dans une langue - reste propre- ment insoluble. A moins que l'on ne procede : 1o t un decoupage de la communaute francophone en fractions, et celles-ci ' leur tour en des fractions plus petites, etc. A chaque phase, on obtient une plus grande precision, sans jamais atteindre la communaute homogene stricto sensu'8; 20 a l'examen de la diversit6 du com- portement phonologique du sujet parlant en fonction des facteurs psychiques: conditions d'observation, conscience de situations sociales, rapports enqueteur/enquete, etc.19. Ce sont des facteurs qui depassent le cadre d'une linguistique autonome.

17. Pour une discussion detaill&e de ce probleme, cf. lMAMOUDIAN Morteza, << Linguis- tique et sociolinguistique >, in La Linguistique, vol. 26, fasc. 2, Paris, PurF, 1990.

18. Cf. Les enquetes classiques sur le sujet. 19. Cf. SCHOCH Marianne et DE SPENGLER Nina, <<Structure rigoureuse et structure

lache en phonologie>>, in La Linguistique, vol. 16, fasc. 1, Paris, PUF, 1980; LABov William, << L'itude de la langue dans son contexte social>>, in Sociolinguistique, Paris, Minuit, 1976; LEFEBVRE Anne, Lefranfais de la rigion lilloise, Paris, Publications de la Sorbonne, 1991.

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7.2. DiversiMt rielle ou distorsion?

On peut se demander si la diversite du comportement linguis- tique est reelle, ou si elle resulte d'une distorsion causee par l'outil descriptif? Que la presence de l'observateur ou l'usage d'instruments d'observation exerce une influence sur le comportement est 6vident; mais cette influence n'est pas sans limite. On remarque que cer- tains 6hlments, par exemple l'opposition /k/-/!/ en frangais, varient consid6rablement en fonction des instruments d'observation, alors

que d'autres, comme /i/-/y/, restent relativement constants, insen- sibles aux memes variations des conditions d'enquete. Des enquetes ont montr6 que non seulement la prononciation d6claree, mais aussi la perception des signifiants comportent flou et indetermination: ainsi la confusion systimatique des s6quences angl. mary, Mary et Murray dans un groupe << homogine >> d'anglophones de Chicago20. On pourrait multiplier les exemples, qui sont autant de raisons d'admettre qu'il existe des variations qui limitent la structuration des faits linguistiques, et qui, par l+ meme, relativisent l'intercom-

prehension entre sujets parlant un < meme> idiome.

7.3. Relation +lknents/ensemble

Les concepts unitJ et classe subissent aussi des consiquences: d'une part les membres d'une classe, n'ayant pas exactement les memes propri6tes, comptent parmi eux des elements plus ou moins representatifs, plus ou moins < typiques >. D'autre part les classes, n'6tant pas strictement homogenes, pr6sentent des zones de struc- turation variable: un centre (oui les classes se trouvent en opposi- tion diam6trale les unes avec les autres) et des marges (oiu les distinctions entre classes s'estompent).

La flexibilit6 des rapports depasse le cadre des classes et des

unitis; elle vaut pour toutes sortes d'ensembles et d'6l6ments (qu'il s'agisse du phoneme comme ensemble de traits phoniques, du

signifie comme ensemble de traits semantiques, etc. ) Dans tous les cas, la pertinence d'un trait, son appartenance 'a un ensemble est fonction de degres.

20. La communication de LABov William et al., << Why Chicagoans don't understand Chicagoans- , lors de NWAVE (New Ways of Analyzing Variation in English), tenue ia Duke University, octobre 1989.

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7.4. Facteurs linguistiques et extralinguistiques

Il en va de meme des facteurs linguistiques et extralinguisti- ques: leur frontiere n'est pas nette. Plus les ~lCments sont cen- traux, plus ils sont d6termines par le systeme linguistique et moins ils dependent de facteurs psychiques et sociaux. A l'oppose, la pertinence des facteurs psychiques et sociaux croit, devient fla- grante dans le cas des eliments marginaux.

Tout 6l6ment ou ensemble linguistique possede une dimen- sion psychique et une dimension sociale2' mais leur dependance par rapport aux facteurs << externes>> varie. La structure linguis- tique ne peut donc &tre conque comme autonome stricto sensu. L'illusion d'autonomie provient d'une 6poque oiu l'essentiel des efforts de la linguistique 6tait consacre aux ph6nomenes pour les- quels le psychique et le social 6taient peu pertinents.

7.5. Imbrications des facteurs

Faits de langue et ph6nomenes sociaux sont souvent tres imbri- ques. Un acte de parole ne peut etre r6sume aux seuls faits lin- guistiques. Par ses choix linguistiques, sa fagon de parler, on peut vouloir affirmer son identite22 montrer son appartenance - meme virtuelle23 - tel groupe ou telle classe de la societe, ou marquer son attitude a* l'6gard du partenaire de l'dchange linguistique, etc. Dans certains cas, l'imbrication est telle qu'il n'est pas facile de d6terminer oii est la fin et oiu le moyen: parle- t-on pour s'affirmer ou a-t-on quelque chose a communiquer? Soit dit en passant, cela signifie que la fonction de communica- tion n'est pas absolue non plus.

7.6. Causes multiples

La structure d'une langue ne subit pas l'influence des seuls facteurs sociaux. Ainsi, le contact des langues n'aboutit pas tou-

21. Cela decoule de lorganisation sui generis des langues; le nier reviendrait a attribuer la structure soit a la substance soit '

une faculte innee. 22. Cf. LE PAGE Robert et TABOURET-KELLER Andree, Acts of Identity, Londres, Cam-

bridge University Press, 1985. 23. LABov William, << Les motivations sociales d'un changement phon6tique >, in Socio-

linguistique, Paris, Minuit, 1976.

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jours au meme resultat24. De ce constat, on peut conclure qu'y interviennent aussi d'autres facteurs, dont des mecanismes psychi- ques; des recherches empiriques le confirment: des enqu&tes ont montr6, d'une part, que les variations psychiques et les variations sociales sont corr1Cles25, et que d'autre part, dans les situations de contact, le maintien ou la perte de la langue d'origine d6pend dans une certaine mesure de l'attitude et l'appreciation qu'ont les sujets B l'agard de la langue et de la culture ancestrales26 Cela montre en outre que - de mame que le langagier et le social - le psychique et le social se conditionnent mutuellement.

8. CONCLUSION

La delimitation d'une discipline est fonction de ce qu'on en connait et de ce qu'on y cherche, en d'autres mots du paradigme qu'adopte une science a un moment de son developpement. Des lors, toute cl6ture d'un domaine de savoir ne peut qu' tre provi- soire: ta mesure que la recherche avance, l'objet apparait sous un jour nouveau, et le chercheur est amend 'a le redefinir tant du point de vue de sa constitution interne que dans ses relations avec d'autres objets. Ce sont les progres dans la connaissance de l'objet - du langage, en l'occurrence - qui commandent l'clatement des cloisons, l'dlargissent du champ d'investigation et la complexit6 de la conception (y compris la multiplicit6 des facteurs qui y interviennent).

24. Qu'on compare les effets linguistiques des conquetes romaine et franque de la Gaule. 25. Cf. JOLIVET Remi, v Descriptions quantifiees en syntaxe du franqais >>, in La linguis-

tique, vol. 16, fasc. 1, Paris, PUF, 1980; MAHMOUDIAN Maryse et DE SPENGLER Nina, << Constructions plurinominales dans les syntagmes verbaux complexes >>, in La linguistique, vol. 16, fasc. 1, Paris, PUr, 1980; SCHOCH Marianne et DE SPENGLER Nina, op. cit.

26. HAMERS Josiane, < R6seaux sociaux, micanismes socio-psychologiques et d6velop- pement de la bilingualit6 >>, in Du disciplinaire vers l'interdisciplinaire dans 1'tude du contact des langues. Actes du colloque cma-icsBT, Quibec, CIRB, 1984.

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