19
Harald Weinrich et la "Grammaire textuelle du français" Source: La Linguistique, Vol. 30, Fasc. 2, Langage, sujet, lien social (1994), pp. 139-156 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/30249059 . Accessed: 15/06/2014 07:14 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to La Linguistique. http://www.jstor.org This content downloaded from 185.2.32.58 on Sun, 15 Jun 2014 07:14:05 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Langage, sujet, lien social || Harald Weinrich et la "Grammaire textuelle du français"

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Langage, sujet, lien social || Harald Weinrich et la "Grammaire textuelle du français"

Harald Weinrich et la "Grammaire textuelle du français"Source: La Linguistique, Vol. 30, Fasc. 2, Langage, sujet, lien social (1994), pp. 139-156Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/30249059 .

Accessed: 15/06/2014 07:14

Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at .http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp

.JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range ofcontent in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new formsof scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected].

.

Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to LaLinguistique.

http://www.jstor.org

This content downloaded from 185.2.32.58 on Sun, 15 Jun 2014 07:14:05 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 2: Langage, sujet, lien social || Harald Weinrich et la "Grammaire textuelle du français"

DISCUSSION organis6e par le THEDEL

Harald Weinrich et la Grammaire textuelle du franfais'

F. Bentolila. - Je donne la parole 'a Anne Lefebvre qui va nous indiquer l'organisation de cette entrevue.

A. Lefebvre. - Nous avons prevu de regrouper les questions en trois parties:

1) la premiere portera sur les critires d'identification des classes: Colette Feuillard vous posera des questions sur la distintion entre formes libres et formes liees, lexemes et morphemes, les delimitations des classes et des sous-classes, en parti- culier des adverbes;

2) dans la seconde partie, Dominique Desmarchelier vous interrogera sur les critbres qui vous ont permis de choisir ces traits srnantiques que vous nommez d'ailleurs quasi universels plut6t qu'universels ou g6neraux;

3) enfin Fernand Bentolila abordera divers concepts que vous avez utilis6s tels que la neutralisation, le genre...

Est-ce que cela vous convient?

H. Weinrich. - Oui, cela me convient parfaitement.

A. Lefebvre. -Je voudrais pour ouvrir la discussion souligner certains points qui me paraissent essentiels et qui ne seront pas repris ulterieurement: - tout d'abord, le fait que vous insistiez sur la fonction communicative du langage,

du frangais, et donc que vous mettiez l'accent sur le c6t6 instructionnel-- vous ne dites pas pragmatique.

- Deuxiemement, le fait que vous ne parliez pas de cohision, terme qui ne sou-

ligne pas le caractere dynamique des interactions, et que vous adoptiez un

point de vue dynamique. - Meme si votre grammaire se fonde en principe plut6t sur l'oral et le dialogue,

il me semble que la plupart des exemples que vous analysez sont d'une part des exemples 6crits et que, d'autre part, le dialogue s'y r6duit trbs souvent

1. Le comite de redaction et de lecture est heureux de publier cette discussion orga- nis'e par le Thedel, Laboratoire de l'universite Rend Descartes, dirig6 par Fernand Bento- lila. Cette discussion s'est d~roul'e le 24 juin 1993. Y participaient autour de Harald Wein- rich, Fernand Bentilola, Christos Clairis, Jean-Baptiste Coyos, Dominique Desmarchelier, Colette Feuillard et Anne Lefebvre, organisatrice de la rencontre.

La Linguistique, Vol. 30, fasc. 2/1994

This content downloaded from 185.2.32.58 on Sun, 15 Jun 2014 07:14:05 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 3: Langage, sujet, lien social || Harald Weinrich et la "Grammaire textuelle du français"

140 Discussion

a un echange; je me demande si, actuellement, vous travailliez sur une gram- maire, vous ne prendriez pas en compte d'autres types d'interactions.

- Enfin, il arrive que les definitions des concepts que vous utilisez soient-- volontairement me semble-t-il --un peu lIches; par exemple vous traitez

d'&noncis line'aires compris entre deux interruptions remarquables de la communication.

Qu'est-ce qu'une interruption remarquable? Autre exemple, la distinction entre morpheme et lexeme: le morpheme serait uniquement une consigne pour aider a comprendre mais cela est-il suffisant pour le distinguer du lexeme; les lexemes ne sont-ils pas 6galement des consignes?

H. Weinrich. - Permettez-moi quelques remarques preliminaires. Vous avez certainement travaillI sur ma Grammaire textuelle dufranfais (Klett, 1982) - dorinavant GTF - qui est la version frangaise de la Textgrammatik derfranziisischen Sprache (Klett, 1982). Les deux versions sont a peu pres identiques avec 1'exception suivante : dans le version franqaise de la grammaire, le chapitre sur les demonstratifs a

etd reformule. J'ai tich6 d'y rendre l'analyse plus textuelle. Dans la version alle- mande, l'analyse des demonstratifs obeissait encore partiellement 'a la methode

phrastique et dependait trop de la thdorie deictique de Biihler. Dans la mesure

oh ma pensee linguistique a evolu6, il m'a 6te possible d'appliquer la methode textuelle au chapitre des demonstratifs de la meme maniere dont cette methode gouverne les autres chapitres de la grammaire.

Pour ceux et celles d'entre vous qui s'interessent aux problemes theoriques de la linguistique textuelle, je peux d'ailleurs signaler qu'une soeur cadette de ma GTF vient de naitre, c'est la Textgrammatik der deutschen Sprache (Mannheim, Duden-Verlag, 1993). IE sera donc possible de comparer la faqon dont les methodes de la linguistique textuelle sont appliquees

' deux langues aussi diff6rentes que le frangais et l'allemand. Les diffrrences entre les deux grammaires sont consid&- rables, malgrd l'identite de la methode appliquee dans L'un et I'autre cas: la linguistique textuelle. Au moment oiu j'ai commence mon travail sur la langue allemande, j'etais convaincu que la maitrise de la methode textuelle que j'avais acquise en dlaborant une GTF rendrait ma tache assez facile. Cela a t~d une

grande erreur: la langue allemande s'est refus&e a un traitement identique. L'alt~rite de la langue allemande par rapport a la langue frangaise etait telle que malgre l'application d'une meme methode les descriptions des deux langues sont deve- nues tout 'a fait diff6rentes.

Apres ces considerations prdliminaires, je vais d'abord vous parler du pro- blkme des definitions dont certaines vous ont paru plut6t floues. Dans le domaine des travaux scientifiques, j'ai une idee assez reduite de l'utilite cognitive d'une definition. Nous sommes ici i l'universite Descartes, et l'esprit cartesien est sans doute facilement porte i' accorder aux definitions une valeur plus dlevee, mais

pour une epistemologie post-cartesienne, plus propice peut-etre aux recherches

empiriques, les definitions, surtout initiales, constituent plut6t une cage pour le chercheur en le rendant prisonnier de certaines idees preconques. Ceci concerne en particulier les concepts fondamentaux de la recherche 'a entreprendre et avant tout le concept de texte lui-meme. C'est donc 'a dessein que je me suis contente au debut de la grammaire, pour saisir le phenomene texte, d'une dfminition assez floue et vague qui ne fait ref6rence 'a aucun systeme prealable et qui ne se reclame que d'une evidence pragmatique. C'est justement pour cette raison que j'ai defini le texte comme ( une chaine parlee ou kcrite d'une certaine coh&rence sbnantique

This content downloaded from 185.2.32.58 on Sun, 15 Jun 2014 07:14:05 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 4: Langage, sujet, lien social || Harald Weinrich et la "Grammaire textuelle du français"

Harald Weinrich et la grammaire textuelle du franfais 141

entre deux interruptions saillantes de l'interaction. ) Cette definition est suffisamment precise pour ^tre op6ratoire des le d'but de l'argumentation, mais reste suffisamment floue et vague pour ne pas entraver la d6marche toujours impr6visible de la recherche ult6rieure. Si vous en voulez un exemple, prenez notre d6bat d'aujourd'hui qui constitue dans toute son extension un texte oral et dialogal caract6rise par une certaine coherence semantique et entoure de deux interrup- tions saillantes de notre interaction, a savoir par les actions de notre arrivie et de notre depart. En fait, avant de nous rencontrer ici, nous 6tions des indi- vidus s6pares, apres le debat nous serons s6par6s de nouveau et en ce moment nous sommes ensemble pour converser. La definition textuelle de notre conver- sation depend donc d'une evidence toute pragmatique qui n'empiete pas encore sur une theorie grammaticale a developper par la suite.

Dans ce contexte, on peut citer une maxime de Wittgenstein qui m'a tou-

jours beaucoup impressionne : << Ne pense pas, regarde! )) (Denk nicht, sondern schau). Je fais donc rif6rence a une evidence fournie par les sens pour trouver un point de depart. Pour tout le reste, la vraie definition du phenomene texte est consti- tuee par la grammaire entiere qui explique a de nombreuses occasions et en tenant compte de tous les aspects possibles ce qu'est un texte.

Le probleme n'est d'ailleurs pas diff6rent pour les grammaires phrastiques, de Denys le Thrace

' Chomsky. Le concept central de la phrase ou de la propo-

sition se definit par un cercle (vicieux?), car certains concepts profondement phrastiques comme le sujet et le verbe (ou le predicat) sont deji necessaires

pour definir la phrase - et vice versa. Ce sont les difficultes classiques du depart du raisonnement. Chez Chomsky, la situation n'est diff6rente qu'en apparence. Dans sa theorie standard, il met la phrase (sentence) en position d'apriori, artifice utilise pour depasser les difficultis du depart dans un grand geste vide. Je pense, par consequent, que ma methode pragmatique, partant d'une evidence situation- nelle, est plus honnete. Le seul apriori de ma gammaire est donc l'application de la maxime wittgensteinienne citee plus haut et qui me conduit a penser, a propos de notre situation: <<regarde ces gens qui se reunissent, qui parlent ensemble pendant un certain temps et qui finissent par se separer --pas trop mecontents, j'espbre, des resultats du debat >.

Pour les definitions que je donne dans ma grammaire des autres concepts et termes employes, je pense qu'elles sont tout a fait precises et peut-etre meme plus precises que celles de bien d'autres grammaires du fait qu'elles sont toutes

formies par un nombre reduit de traits semantiques. J'estime que les 30 traits

semantiques utilises constituent un instrument methodologique assez puissant pour donner un caractere fort et solide a toutes les definitions formees et employees dans la grammaire. Notez bien cependant qu'il n'existe dans cette grammaire aucun trait semantique pour definir le texte en soi. Il se situe au-dela de ces traits semantiques.

F. Bentolila. -Je donne la parole '

Christos Clairis, je pense sur le point dont nous venons de debattre.

C. Clairis. - Sur ce que vous avez dit a propos des definitions : en tant

que fonctionnaliste, je ne peux qu'abonder dans votre sens : il ne faut pas rester prisonnier de definitions stipulees d'avance et posies a priori. Sur ce point nous sommes, je pense, tout a fait d'accord. Cependant je voudrais vous poser la ques-

This content downloaded from 185.2.32.58 on Sun, 15 Jun 2014 07:14:05 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 5: Langage, sujet, lien social || Harald Weinrich et la "Grammaire textuelle du français"

142 Discussion

tion suivante : en tant que personne nourrie de culture classique - ceci se voit dans votre texte 'a tout instant - ne pensez-vous pas que la premiere demarche de tout mouvement de reflexion, je dis bien mouvement et pas aboutissement, consiste it repondre ia la question: << Qu'est-ce que c'est? >>. Il me semble que cette question est inevitable ia un moment donne pour qu'on sache de quoi on parle, meme si c'est ia la fin, pour qu'il y ait un accord quand on utilise un concept, qu'il s'agisse du concept de

l'acpps+r+ ou de oo4o=" ou de mor-

pheme, pour qu'on puisse s'entendre, pour qu'il n'y ait pas de malentendus dans la communication.

H. Weinrich. - J'aime beaucoup l'idee que vous venez d'avancer. L'evi- dence pragmatique sur laquelle repose ma methode se cristallise dans la dyade communicative, c'est-ai-dire dans la situation prototypique de deux personnes qui se trouvent en position de face ia face et qui sont engagfes dans un Cchange verbal. 1E ne s'agit donc pas seulement de deux voix qui se repondent, mais de deux etres corporels qui interagissent avec l'ensemble de leurs organes com- municatifs. C'est li l'&lement physique, corporel de ma grammaire. Par la suite de mon raisonnement, j'ai titch6 de degager les traits fondamentaux qui caracti- risent cette dyade communicative, puis d'autres traits qui dependent de ces pre- miers traits fondamentaux. Par cette demarche, la grammaire devient graduelle- ment plus intellectuelle, c'est-a.-dire moins corporelle. A ce niveau de l'analyse, il est assez evident que les roles communicatifs, a savoir <<je >> et << tu >> pour representer les deux individus engages dans l'Fchange communicatif et o il/elle o

pour tout ce qui les entoure, se trouvent parmi les elements constitutifs les plus fondamentaux de la grammaire.

C. Clairis. - C'est-ia-dire que vous avez d'avance une idee sur ce que sont les <<pronoms personnels >>. Pourriez-nous preciser d'oui vous puisez cette connais- sance ? Comment savez-vous reconnaitre ce que vous appelez un << pronom per- sonnel o ?

H. Weinrich. - A ce premier niveau de l'analyse je ne parle pas encore de pronoms personnels; je parle de r6les communicatifs. Ces r6les, je les appelle les << communicants >> (Gespraches Rollen). Les r6les communicatifs ou communi- cants sont en meme temps les premiers traits semantiques it retenir pour la

grammaire. I en resulte un aspect pragmatique, communicatif et dialogal de la grammaire qui ne sera plus jamais elimine des analyses et descriptions ult&- rieures. Aussi suis-je profondement convaincu qu'en linguistique tout ce qui repose sur le monologue risque fort d'etre faux et tout ce qui est pense it partir du

dialogue promet de reprisenter une base solide du travail grammatical.

F. Bentolila. - Vous avez dit que jamais dans votre grammaire n'apparait le concept de phrase. Est-ce que vous pourriez nous dire en quoi une grammaire textuelle s'opposerait ia une grammaire de type phrastique, mais pas ia une gram- maire chomskyenne, ia une grammaire traditionnelle?

H. Weinrich. - Quand j'ai commence it ecrire cette grammaire, je n'avais pas encore une liste close des concepts et des termes que j'utiliserais. J'ignorais encore, par exemple, s'il me faudrait employer, au fur et ia mesure que ma description avancerait, le terme de proposition ou de phrase. J'6tais meme assez

This content downloaded from 185.2.32.58 on Sun, 15 Jun 2014 07:14:05 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 6: Langage, sujet, lien social || Harald Weinrich et la "Grammaire textuelle du français"

Harald Weinrich et la grammaire textuelle du franfais 143

curieux de savoir a quel moment de ma description la necessite d'introduire ces concepts s'imposerait. Finalement ce moment n'est jamais arriv&. IL itait donc evident que je n'avais pas besoin de ces termes. C'est ainsi que vous chercherez en vain dans toute la grammaire des termes tels que phrase ou proposition. Je pense que c'est un avantage de cette grammaire textuelle de faire l'6conomie d'un concept ou d'un terme supplementaires. J'avoue aussi que la facilite avec

laquelle je pouvais me passer de ces colonnes d'Hercule de la grammaire phras- tique me plaisait beaucoup comme argument supplementaire en faveur de la m'thode textuelle. C'est une preuve que la grammaire textuelle n'est pas seule- ment trans-phrastique, elle est vraiment anti-phrastique et a-phrastique. Une Text-

grammatik n'est donc pas seulement une <<grammaire de texte >, mais une veri- table <<grammaire textuelle >. Par cette nuance terminologique je veux priciser qu'il ne s'est jamais agi pour moi de faire une grammaire phrastique tradition- nelle avec un supplement pur tout ce qu'on peut observer << au-dela de la phrase >>

(beyond the sentence) comme disent certains collegues americains. Je ne me contente

pas du tout de la province trans-phrastique pour y cultiver la mithode textuelle. Celle-ci concerne la grammaire entiere. En somme, je veux pratiquer une lin- guistique qui soit textuelle d'un bout

. l'autre.

C. Feuillard. - Effectivement, vous dites que vous ne parlez pas de phrase. C'est vrai que la notion de phrase n'apparait pas; vous la rejetez mime. Mais vous posez des concepts, qui, me semble-t-il, la font resurgir plus ou moins impli- citement, lorsque vous mentionnez la notion d'actant, par exemple, ou de parte- naire, et de valence. Il est evident que ces concepts ne peuvent pas etre definis d'une maniere generale dans le cadre textuel; il est necessaire de partir d'une structure plus petite, qui n'est pas precisement explicitee. Cette structure ne

correspond-t-elle pas 'a la phrase, non d&nommee?

H. Weinrich. - Oui, en effet. La grammaire traditionnelle, telle qu'elle a

et' cre'e par Aristote ou Denys le Thrace n'est pas une grammaire sans fonde- ment; et la syntaxe phrastique qui en forme le noyau dur n'est pas inintelligente non plus. Mais en tant que telle elle est reductionniste. L'approche textuelle me sert d'instrument pour enlever a la grammaire moderne ce reductionnisme. IL en resulte qu'il me faut bien recuperer toutes les idies exprimees jusque-la dans le cadre de la methode phrastique, sans en perdre aucune, et de les integrer dans un autre cadre methodologique qui sera une fois de plus celui de la dyade communicative reinterpretfe maintenant comme dyade interactive. Les trois r6les communicatifs ou communicants se voient alors doubles par les trois r6les actan- tiels ou les actants : le sujet, l'objet (complement direct) et le partenaire (compli- ment indirect). C'est ainsi qu'une theorie de F'action complete ici la theorie de la communication et que dans ma grammaire les deux chapitres sur les commu- nicants et sur les actants contiennent la substance de ce que la grammaire tradi- tionnelle enseigne sur les phenomenes phrastiques.

F. Bentolila. - S'il n'y a plus d'interventions sur ce point, nous allons suivre

l'ordre du jour, je donne la parole 'a Colette Feuillard sur les classes.

C. Feuillard. - Le grand interit de votre ouvrage, c'est pr6cisiment d'avoir essaye de travailler sur le texte. C'est une dimension essentielle, qui manquait a toutes les grammaires existantes. Neanmoins il existe un certain nombre de

This content downloaded from 185.2.32.58 on Sun, 15 Jun 2014 07:14:05 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 7: Langage, sujet, lien social || Harald Weinrich et la "Grammaire textuelle du français"

144 Discussion

notions emprunties ' des grammaires phrastiques, que vous etes oblige de reuti-

liser, telles que les notions de classe et de sous-classe. Or, il y a un changement par rapport aux classes traditionnelles, me semble-t-il, notamment en ce qui concerne les articles et les adverbes. Lorsque vous definissez les classes, les cri- teres que vous utilisez sont le critere combinatoire et le critere fonctionnel (cf. p. 21). J'aimerais savoir quelle diff6rence vous faites entre le pronom et l'article libre, articles demonstratif et possessif libres, par exemple, par opposition a

l'article lie. La subdivision formes libres/formes liees ne parait pas tre tout a fait de mime nature que la dichotomie articles/pronoms. D'autre part, au sein des sous-classes, vous 6tablissez plusieurs distinctions et vous dissociez en parti- culier les anaphoriques et les cataphoriques en rfi6rence a la pre-information et a la post-information. Utilisez-vous egalement la notion de deictique, oppos~e a celle d'anaphorique ? Enfin, la demiire distinction - voquie precedemment par Anne Lefebvre - conceme l'opposition lexemes/morphemes, qui, fond6e essen- tiellement sur le sens, fait parfois appel

' un critere formel, notamment dans le cas des adverbes, puisqu'il est precise que les morphemes adverbiaux ont une forme breve, alors que les lexemes adverbiaux sont g6neralement d6rivts d'adjectifs, de participes, etc. Voila un certain nombre de problkmes que nous nous mtions poses au sujet des classes.

H. Weinrich. - Oui, tre's bien. Je vais essayer de repondre a ces questions. En ce qui concerne les classes, une certaine difficulta d6coule du fait que cette

grammaire a d'abord 6td une grammaire a l'usage des Allemands. Or, entre les terminologies grammaticales frangaise et la terminologie grammaticale allemande, il existe de tres grandes diff6rences, malgre le fonds commun de la grammaire latine. Dans la tradition de la grammaire frangaise, par exemple, on parle cour- ramment d'adjectifs numeraux, d'adjectifs d6monstratifs, etc. formes qui s'appel- lent dans la terminologie allemande pronoms numeraux, pronoms demonstratifs, etc. Et le cas le plus d'licat est l'emploi du terme attribut: ce que la terminologie frangaise appelle attribut, la terminologie allemande l'appelle predicat ou predi- catif, alors qu'elle reserve le terme attribut a la fonction 6pithete de la gram- maire frangaise. Dans la version franqaise, nous avons tach6, les traducteurs et

moi, de trouver un compromis; en principe, nous avons employe la terminologie franqaise, mais avec quelques modifications dues au fait que cette grammaire est destinre a des usagers d'origines diverses, qui n'ont pas tous le mime systeme terminologique. C'est l1 une difficultd bien connue de la grammaire comparee. Neanmoins, les phenommnes sont clairs. Je vais illustrer ces problemes terminolo-

giques par quelques exemples, en suivant l'ordre des questions posdes. En ce

qui concerne d'abord la distinction entre lexemes et morphemes, j'admets que la ligne de d6marcation entre ces deux concepts est floue. Il existe en effet une zone de transition entre les deux concepts, mais le cas est le mime pour n'importe laquelle des categories grammaticales. Dans une langue naturelle, on n'a jamais une demarcation absolument nette entre les classes et les catigories grammati- cales, ce qui prouve justement qu'il s'agit d'une langue vivante. Je tiens donc le pari: indiquez-moi deux catigories ou classes d'une langue vivante quelconque, et je vous montrerai que la demarcation entre elles est floue. Donc, ce n'est

pas grave. Dans le cas de la distinction entre lexeme et morphime, on pourrait aller jusqu'a se passer entierement de ces deux termes. Ils pourraient etre rem-

places par l'hyperonyme appel6 moneme dans la terminologie d'Andre Martinet

This content downloaded from 185.2.32.58 on Sun, 15 Jun 2014 07:14:05 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 8: Langage, sujet, lien social || Harald Weinrich et la "Grammaire textuelle du français"

Harald Weinrich et la grammaire textuelle du frangais 145

et qui correspond a peu pres a ce que l'on appelle un signe (linguistique) en

linguistique generale, mais comme le terme moneme n'a pas fait l'unanimite des linguistes et que le terme signe (Sprachzeichen dans ma terminologie allemande) est un peu vague, j'ai finalement retenu les termes de lexeme et de morpheme. Pour illustrer ce choix par un exemple : des adverbes tels que tris, peu, hier, demain sont sans doute des morphemes. Mais quand on dit: dans lajournme d'hier, qu'est-ce alors? C'est 6videmment un ensemble de morphemes et de lexemes qui coop&- rent pour produire une signification complexe dans laquelle on peut constater leur solidarit6 semantique. Aussi n'avons-nous pas besoin d'une distinction trop rigide entre ces deux categories.

A. Lefebvre. - Vous venez de parler de zones floues; vous avez fait une

grammaire synchronique sans souligner la dynamique, l'Cvolution du frangais; or justement l'analyse de ces limites un peu floues est souvent tout "a fait perti- nente pour voir vers quoi on se dirige. Pourquoi n'en avez-vous pas tenu compte?

H. Weinrich. - De l'histoire en somme?

A. Lefebvre. - Non, pas de l'histoire, pas de la diachronie, mais de la dyna- mique.

H. Weinrich. - C'est par un souci de purete methodologique. Je prends tres souvent en compte des criteres historiques. Plusieurs des livres que j'ai 6crits ont une charge historique tr6s forte. Mais dans cette grammaire, j'ai voulu montrer que la linguistique textuelle permet de faire une description synchronique de la langue sans en omettre aucun trait pertinent. Il y a par consequent tres peu de notions historiques. Toute la dynamique est dans la textualit6 de cette gram- maire.

C. Clairis. - Je ne pense pas que notre collegue Anne Lefebvre ait voulu souligner l'absence d'une dimension diachronique dans votre ouvrage. Au contraire elle prkcisait qu'il serait possible et souhaitable, en pleine synchronie, de faire apparaitre la dynamique de la langue, en mettant justement en evidence ces zones moins structuries, ces zones eventuellement de transition.

H. Weinrich. - Oui, en effet, ces zones de transition peuvent &tre regardees comme les reservoirs de l'histoire.

C. Clairis. - Ce qu'en jargon fonctionnaliste nous appelons, apres Martinet, synchronie dynamique.

H. Weinrich. - Oui, je veux bien.

Je reponds maintenant a la question sur la deixis. Apres la redaction de ma grammaire frangaise, j'ai ecrit plusieurs articles sur le problkme de la deixis, et je suis devenu de plus en plus critique envers cette notion, malgre toute mon admiration pour l'ouvrage classique de Biihler et pour tous ceux qui l'ont suivi dans cette voie. La Sprachtheorie de Biilher a etd un venement majeur dans l'his- toire de la linguistique. Mais ce livre date de 1934, et nous sommes aujourd'hui a plusieurs decennies de la. Les linguistes contemporains doivent faire quelques pas en avant. C'est ce que j'ai essaye de faire dans ma grammaire. Vous avez certainement remarque que cette grammaire n'est pas seulement textuelle, mais

This content downloaded from 185.2.32.58 on Sun, 15 Jun 2014 07:14:05 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 9: Langage, sujet, lien social || Harald Weinrich et la "Grammaire textuelle du français"

146 Discussion

aussi pragmatique dans un sens tres pricis, me semble-t-il, et tres concret. Le

pragmatisme y est tout corporel, surtout dans la description simantique des cat&-

gories grammaticales. Je rappelle ici le r6le qui incombe au corps dans l'anthropo- logie de Sartre et de Merleau-Ponty. Pour resumer mes idles a ce sujet: je suis convaincu qu'il y a dans le langage humain un systeme primordial ou <<protosys- tame o valable pour toutes les langues et dont dependent toutes les autres struc- tures systemiques particulieres. Le corps est ce protosysteme, et c'est sur le moddle du corps que les enfants apprennent, a l'fage de trois ou quatre ans, les aspects systemiques fondamentaux du langage. Point n'est besoin ici de formuler l'hypo- these d'un language acquisition device, puisqu'il existe ' cette fin le corps avec ses organes de communication et leurs fonctions bien definies. Quand les enfants,

a l'flge de trois ou quatre ans, maitrisent complitement tous les organes du corps dependant de la volonte, notamment les organes de la communication, ils sont en meme temps capables de parler en prenant la mesure du seul systeme qui leur soit accessible a cet Aige pour en faire le protosysteme de leur langage. Dans ma description simantique des categories grammaticales j'ai donc tfche de conserver, dans la mesure du possible, les donnies fondamentales de ce protosysteme base sur le corps. Eh bien, maintenant, je peux revenir ' Biihler et au problkme de la deixis. Il est vrai que la perspective deictique est parfaitement compatible avec mon approche anthropologique parce que la << monstration + est

dji. une activite

corporelle. Toutefois, une anthropologie bas6e sur le corps entier ou du moins sur I'ensemble de ses organes communicatifs ne saurait se contenter de la seule << province>> deictique. L'action communicative du corps ne coincide pas avec la seule action d6monstrative. Aussi ai-je essaye de d6passer la deixis biihlerienne et de l'dargir au corps tout entier. J'ai de6ji mentionn6 le fait que dans la version allemande de ma grammaire, le chapitre consacre aux demonstratifs 6tait moins

d6veloppi parce qu'il &tait encore fonde sur la th6orie biihlerienne de la deixis. C'est dire que des d6monstratifs tels que ceci ou cela ne se limitent pas seulement a montrer d'une faqon ou d'une autre. C'est la position tout entiere du corps qui doit &tre prise en consideration. Aussi dans la version frangaise de ma gram- maire, je ne pars pas, pour d6crire les d6monstratifs, de la seule action de montrer, mais de l'ensemble dynamique de toutes les donnies corporelles de la dyade com- municative. Je vais m'expliquer par un exemple. Dans notre civilisation occiden-

tale, il est considere comme impoli de se servir de son index pour pointer vers une personne presente, en particulier vers la personne avec qui on parle. De meme, il est impoli de pointer le doigt vers soi-meme. Il en resulte que la relation com- municative fondamentale entre les deux personnes qui forment une dyade com- municative n'admet pas de deixis au sens 616mentaire de ce terme. La raison en est assez facile a deviner. L'action de montrer, notamment en se servant de l'index << point >>, est de loin trop directe pour etre compatible avec le code de la poli- tesse communicative. IE suffit largement que les corps des deux interlocuteurs aient

pris une orientation spatiale telle que leurs principaux organes communicatifs puis- sent interagir a leur aise. L'action de montrer, a proprement parler, singularise donc un seul 6Clment de l'interaction corporelle de deux interlocuteurs sans pouvoir garantir que, dans une situation donnie, cette + monstration + soit vraiment l'aspect pertinent. Tout en reconnaissant, en somme, que la th6orie biihlerienne de la deixis nous a apporte des connaissances pricieuses, je m'efforce d'aller plus loin et d'incorporer la deixis dans une theorie plus vaste, celle d'une anthropologie fondee sur un systhme corporel.

This content downloaded from 185.2.32.58 on Sun, 15 Jun 2014 07:14:05 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 10: Langage, sujet, lien social || Harald Weinrich et la "Grammaire textuelle du français"

Harald Weinrich et la grammaire textuelle du franfais 147

F. Bentolila. - Avant de redonner la parole '

Colette, Dominique sur ce point precis.

D. Desmarchelier. - Sur ce point tres pricis, et j'anticipe un peu sur votre nouvel ouvrage, il me semble que notamment, dans la langue allemande, pour opposer les particules, comme hin ou her par rapport a celui qui parle, on est fatalement oblige de faire intervenir la deixis, puisque, s'dloigner, se rapprocher, entrer, hinaus, herein, toutes ces oppositions ne peuvent prendre de sens que par rapport 'a celui qui s'exprime, et donc, n'ont de valeur que deictique?

H. Weinrich. - Les adverbes/particules hin et her constituent en effet un exemple classique de la deixis. Mais le problkme est ici le meme. Au lieu d'en decrire l'usage d6monstratif, j'aimerais plut6t tenir compte d'une interaction anthro- pologique plus fondamentale que je pourrais peut-etre expliquer facilement en faisant allusion au livre bien connu de Marcel Mauss: Essai sur le don. Dans la dyade commrunicative (qui est en mime temps une dyade interactive), I'action de donner et de recevoir qui s'exprime par des gestes corporels correspondants est fondamentale. Je suis convaincu que les gestes du don et du contre-don sont prioritaires par rapport a tous les gestes demonstratifs dans l'un ou l'autre sens. La deixis s'avere donc une fois de plus comme cas limite d'une structure anthro- pologique plus vaste et plus fondamentale, mais qui repose toujours sur une base corporelle.

C. Feuillard. - Toujours au sujet de la deixis. Que pensez-vous de la dis- tinction faite habituellement entre d6ictiques et anaphoriques/cataphoriques, qui n'est pas fondee exclusivement sur le principe de la monstration, mais sur le fait que les elements anaphoriques et cataphoriques acquieirent leur sens par rapport au contexte, alors que les deictiques prennent leur valeur en ref~rence a la situation,

c'est-.-dire a des elements extra-linguistiques? Acceptez-vous ce

point de vue?

H. Weinrich. - Oui, )videmment. Encore une fois, je suis plein d'admira- tion pour tous ceux qui ont travaill6 sur la deixis et qui nous ont sensibilises a ce genre de problkme. Maig la encore, il convient d'integrer les phenomenes en question dans un cadre plus large. Je rappelle que dans ma grammaire le concept de texte n'est pas encore le non plus ultra de la mithode textuelle. L'unite primordiale dont je pars pour arriver 'a des unites mineures est le texte-en-situation (je tiens beaucoup aux traits d'union entre ces termes pour souligner le rapport etroit entre texte et situation). Voila. Je suis persuade que, dans une grammaire textuelle, il convient d'ecrire non seulement ce qui se passe textuellement dans une situation quelconque, mais encore le lien qui unit ici le texte et la situation, parce que ce texte, crit ou oral, est toujours ins&re dans une situation non- verbale specifique. Il en decoule une inversion de la methode par rapport a la deixis traditionnelle; i l'oppose de la deixis biihlerienne qui part de la situa- tion pour en arriver au texte, je prends toujours mon depart du texte pour arriver eventuellement ia la situation. C'est ainsi que l'anaphore et la cataphore, autrement dit les deux formes de la deixis textuelle distinguees d'apres les deux sens de la ref~rence, sont prioritaires par rapport ia tous les phmnomenes demons- tratifs entendus comme expressions d'une monstration situationnelle. Pour ce genre d'analyses, je suis convaincu que la deixis textuelle est d'une structure plus simple

This content downloaded from 185.2.32.58 on Sun, 15 Jun 2014 07:14:05 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 11: Langage, sujet, lien social || Harald Weinrich et la "Grammaire textuelle du français"

148 Discussion

que la deixis situationnelle: constatation a premiere vue paradoxale. N'y a-t-il rien de plus simple, semble-t-il, que de dire, en pointant son index vers un objet appropria : <(ceci est un livre? > Cette monstration elmentaire ne serait- elle pas plus simple que l'emploi, dans un texte donni, du substantif << livre > et d'une rff6rence textuelle a ce substantif, a deux ou trois secondes d'intervalle, par un demonstratif tel que << ce livre > ou << celui-ci > ? Eh bien, non. La deixis intra-textuelle constitue une structure beaucoup plus simple parce qu'elle opere dans un meme registre, le registre textuel, alors que la deixis situationnelle est plus compliquie structurellement car elle opere aux confins entre le langage et une situation non-verbale. Voila pourquoi, pour decrire les d6monstratifs d'une langue donnee, je commence toujours par la description intra-textuelle et je passe ensuite a la description extra-textuelle, en franchissant le seuil qui separe le texte et la situation. Ce renversement des priorites ne contredit pas en principe les acquis de la deixis traditionnelle, mais il s'agit d'appliquer avec un certain souci de rigueur les methodes de la linguistique textuelle. v Le texte d'abord , en est, ici et partout, le premier principe methodologique, et ce n'est qu'apres que l'on passe a la situation. Je pense, en effet, que c'est un bon principe methodolo- gique parce qu'un texte - n'importe quel texte - est toujours beaucoup moins complexe que la situation. Il est vrai que les textes sont aussi composes de beau- coup d'1Clments, d'un grand nombre de signes. Cependant, une situation rdelle est encore beaucoup plus complexe. Prenons comme exemple le dialogue que nous sommes en train de pratiquer dans cette salle de l'universite Rene Des- cartes a Paris. Qu'est-ce qui ne fait pas partie de la situation dans laquelle nous nous trouvons? Pourquoi cette lampe-ci, ce fauteuil-la n'en feraient-ils pas partie ? Pour utiliser cette situation environnante a des fins linguistiques, il faut dji" pratiquer un choix dans la complexite de la situation pour en relever quelques '1Iments jug's pertinents alors que dans l'&change verbal qui s'insere dans cette situation non-verbale et qui se compose peut-&tre d'une centaine de mots, un certain choix a deja eu lieu. N'importe quel texte concret est donc moins com- plexe que n'importe quelle situation concrete. C'est de 1i que je deduis ma regle methodologique : la description grammaticale, y compris celle des phenomenes deictiques, s'applique d'abord au texte et puis, si cette n6cessite s'impose,

' la situation environnante dont la complexite se voit alors reduite precisement par le texte qui s'y insure.

F. Bentolila. - J'approuve cette dCmarche qui contraste avec la vanite de certaines tentatives pour decrire la globalit6 des situations d'enonciation. Je comprends votre souci methodologique mais ne peut-on pas penser que la valeur anaphorique de certains elements est seconde par rapport a leur valeur deic- tique? On observe cette ivolution en latin ou hic, iste et ille d'abord purs demons- tratifs par opposition

. l'anaphorique is ont ensuite des emplois d'anaphorique;

c'est d'ailleurs ille qui donne en frangais l'anaphorique il/le.

H. Weinrich. - En effet, certains elements dlictiques semblent relies directe- ment 'a la dyade communicative et a la situation qui l'environne. Ceci a 6te releve en particulier dans les grammaires du grec, du latin, de l'italien et du portugais. Prenons le cas du latin: la diff6rence entre hic, iste et ille a souvent ete rattachee aux trois personnes grammaticales, hic correspondant a moi, iste a toi et ille a tout le reste. Je ne suis pas silr que cette description soit tout

This content downloaded from 185.2.32.58 on Sun, 15 Jun 2014 07:14:05 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 12: Langage, sujet, lien social || Harald Weinrich et la "Grammaire textuelle du français"

Harald Weinrich et la grammaire textuelle du franfais 149

" fait exacte. Quand on regarde de plus pres l'usage de ces pronoms, on constate

quelques phenomenes qui ne sont pas tout a fait compatibles avec cette descrip- tion: comment expliquer la connotation friquemment pejorative de iste, si ce demonstratif se rattache a la deuxieme personne? Est-ce que la langue latine m'invite a penser que mon interlocuteur est inf6rieur a moi? Ce serait 1 une

anthropologie tres egolitre et je m'en mefierais. Fort heureusement, a regarder de plus pres l'emploi de ces demonstratifs dans des textes reels, on peut constater un rapport beaucoup plus nuance et de loin plus interessant entre la deixis dite

personnelle et la deixis locale: les connotations dependent toujours largement du contexte. Des recherches textuelles plus precises seraient necessaires.

Pour ce qui est de la deixis textuelle, prioritaire par rapport ' la deixis situa- tionnelle, il faut prendre conscience que cette deixis sert en priorite 'a organiser la memoire contextuelle qui accompagne tout acte langagier. Mais c'est

i. un

autre sujet trop vaste pour que nous puissions l'aborder aujourd'hui. Nianmoins, je tiens a souligner que la memoire et en particulier la mimoire contextuelle est la grande oubli&e de la linguistique moderne et qu'elle n'a pas encore trouve sa juste place dans les theories grammaticales les plus connues de notre epoque.

D. Desmarchelier. - Une question sur le problkme des classes. Vous consa- crez un chapitre important i l'adverbe; vous en donnez une classification seman-

tique, en 7 sous-classes, que j'ai vivement appreci&e et cependant, il me semble que, par exemple, la notion de point d'incidence de l'adverbe se limite i l'adjectif, au

verbe, it l'adverbe lui-mme; c'est-i-dire que l'adverbe n'aurait comme point d'inci- dence qu'un constituant. Est-ce d6lib~rement que vous negligez ou refusez des notions comme adverbe de constituant, adverbe d'6nonce, adverbe d'enonciation, qui sont des notions tres 6tudiees en ce moment? Et alors, pour etre encore plus pricis, comment rendre compte, et donner une description semantique complete d'adverbes comme franchement, finalement, dicidnment lorsqu'ils sont en tite d'enonce ?

H. Weinrich. - Oui, je vous avoue que selon moi le chapitre sur l'adverbe est peut-etre le chapitre le plus faible de la grammaire 6tant donne qu'il en est le chapitre le moins textuel. Je crois pourtant avoir ameliore un peu la mithode dans la grammaire textuelle de l'allemand. Laissez-moi donc indiquer tres som- mairement le sens dans lequel selon moi il faudrait avancer pour intigrer virita- blement l'analyse des adverbes dans une linguistique textuelle. Quand j'ai voulu decrire l'emploi et la fonction d'un adverbe comme franchement, j'ai essayei d'en chercher les regles d'emploi dans une theorie de l'argumentation et c'est ce que j'ai effectivement fait dans la grammaire frangaise jusqu'it un certain point. Mais je n'en suis pas tout a fait satisfait. Il subsiste encore trop de classifications dans ce chapitre et je suis convaincu que la qualite d'une grammaire ne se mesure

pas au nombre de ses classifications. Dans l'avenir, un beau chapitre pour les adverbes serait le chapitre le plus argumentatif, le plus rhetorique et pour ainsi dire le plus <<perelmanien >> de la grammaire.

C. Feuillard. - Est-ce que vous pourriez nous preciser la distinction que vous faites entre pronoms et formes libres de l'article?

H. Weinrich. - J'accepte en principe la distinction entre formes liies et formes libres (bound forms et freeforms au sens de Blomfield). La methode textuelle exige d'ailleurs que leur description se fasse toujours a partir des formes lides

This content downloaded from 185.2.32.58 on Sun, 15 Jun 2014 07:14:05 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 13: Langage, sujet, lien social || Harald Weinrich et la "Grammaire textuelle du français"

150 Discussion

qui sont les formes les plus textuelles. Ensuite je passe aux formes libres qui ne sont entourees que d'une situation. Je devrais peut-etre rappeler ici le fait

que j'ai considdrablement dlargi la classe des articles. J'y distingue notamment entre la classe fondamentale de l'article simple, defini ou indefini (le/la, un/une), et la classe des articles specifiques dans laquelle je groupe les articles (non les

adjectifs!) possessifs, d6monstratifs, numdraux et indefinis. Prenons comme exemple un article comme son, employd devant un nom tel que billet. Dans ce cas, le

possessif renvoie au contexte precedent qui explique l'identite de la personne en question: il s'agit d'un pont contextuel. Une fois le nom billet introduit, le locuteur peut se dispenser de le repeter s'il continue a parler du meme objet et il peut alors employer la forme libre de cet article possessif: le sien. C'est une simplification 6conomique car elle dispense du nom. La forme libre d'un article peut donc tre entendue comme une variante economique de la forme

lide. Pratiquement, cette description est largement suffisante et je n'ai pas besoin ici de parler de << pronoms >> possessifs. Mais comme la distinction bloomfiel- dienne entre formes lides et formes libres n'est pas si rdpandue dans le monde des linguistes, j'ai double cette terminologie par l'usage alternatif du terme tradi- tionnel << pronom >> pris dans son acceptation etymologique pro nomine.

C. Feuillard. - Vous avez expliqud de fagon tres nette la maniere dont vous avez congu vos distinctions. C'est un &clairage particulibrement interessant, parce qu'on lit habituellement la grammaire avec un regard extdrieur. Li, on voit bien comment les concepts s'opposent les uns aux autres. Je partage votre avis sur l'utilisation du terme article, et il me semble necessaire de conserver le meme terme pour designer aussi bien le demonstratif que le possessif, le defini ou l'indefini.

F. Bentolila. - Juste une remarquable ai ce propos: Andre Martinet voulait d'abord appeler ces determinants de nom des articles, terme que je prefere ta celui d'actualisateurs qu'il a finalement retenu.

C. Feuillard. - Oui, c'est plus pertinent. Il y a simplement un point qui me gene encore un peu: c'est le fait d'appeler article des d1lments du type celui-ci, celui-ld, le sien, etc., parce que sur le plan syntaxique, ils ne jouent pas le meme r6le. D'ailleurs, vous dites que l'article demonstratif libre peut precise- ment assumer le r6le d'un nom. Peut-on lui attribuer alors un r6le de commu- nicant?

H. Weinrich. - Non.

C. Feuillard. - Non, mais en tout cas un r61le actanciel, un Handlungsrolle, comme vous l'avez dit.

H. Weinrich. - Je precise que j'ai fait ici un petit compromis avec la termi-

nologie allemande traditionnelle. Les demonstratifs y sont toujours appels pronoms demonstratifs. C'est certainement faux pour les articles lies, mais peut-etre told- rable pour les articles libres pour lesquels j'ai finalement conserve alternative- ment le terme traditionnel de pronom. J'aurais peut-etre dui^ l'viter complkte- ment. Mais ce qui me parait plus important, c'est qu'il faut 'B tout prix eviter de parler d'<< adjectifs )> demonstratifs : les articles specifiques, lids ou libres, ne sont surtout pas des adjectifs.

This content downloaded from 185.2.32.58 on Sun, 15 Jun 2014 07:14:05 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 14: Langage, sujet, lien social || Harald Weinrich et la "Grammaire textuelle du français"

Harald Weinrich et la grammaire textuelle du franfais 151

C. Feuillard. - Oui, absolument.

H. Weinrich. - En effet, la classe des adjectifs ne saurait etre constitude sans recours au lexique des lexemes; et les demonstratifs sont d'abord des mor-

phemes grammaticaux. Mais du c6t6 du structuralisme de Bloomfield, la termi-

nologie n'est pas tout a fait satisfaisante non plus. En effet, certaines raisons incitent 'b remettre en question l'6pithete <<libre>> dans l'expression <<forme libre >>. << Li >>, c'est bien. La, mon coeur de linguiste textuel est plus Ba son aise, puisque tout est lid dans le langage et rien n'est libre. En fait, il est impossible de se

placer au milieu de la place Vend6me en disant celui-ci ou celui-ld. S'il est vrai

que pour ces formes dites libres l'existence d'un contexte verbal n'est pas obliga- toire, elles ne sont pas pour autant libres de la condition situationnelle, puisqu'il faut bien, pour que l'emploi d'une de ces formes soit justifid, qu'une situation environnante explique a l'auditeur le sens que le locuteur veut leur donner b ce moment.

C. Clairis. - Avant de passer au prochain theme, je voudrais poser deux

questions qui ne se rattachent pas necessairement a ce theme ni au prochain, mais plut6t aux prdliminaires. Ma premiere question: vous avez designe votre entreprise comme grammaire, grammaire textuelle. J'aimerais que vous essayiez de nous dire, 2ventuellement a la lumiere des deux grammaires que vous avez

deja redigees, c'est-a-dire non pas a priori mais a posteriori, ce qu'est une gram- maire pour vous? Qu'est-ce que vous appelleriez <<grammaire>>? Je vois par exemple que dans vos grammaires il n'y a pas du tout de phonologie; dans ce cas peut-on avec votre grammaire decrire une langue qui ne dispose pas d'une tradition ecrite? Et du meme coup qui en seraient selon vous, non pas simplement les lecteurs, mais surtout les utilisateurs? Ma deuxieme question: dans votre bibliographie vous citez la Grammairefonctionnelle du fanfais de Martinet et sa Syntaxe gbn~rale. Or ces deux ouvrages se situent exactement dans la meme perspective que votre demarche, telle que vous l'avez precis&e au depart, B savoir aux antipodes de la grammaire gendrative de Chomsky, aux antipodes d'une

linguistique aprioriste que vous denoncez egalement. Puisque nous sommes ici un certain nombre de personnes 'a tre familiers avec ces ouvrages, j'aimerais que vous nous donniez votre sentiment b cet egard et que vous nous precisiez vos divergences et convergences.

H. Weinrich. - Je vais ttcher d'etre bref dans ma reponse. Il y a tout de mime quelques ~1kments phonologiques dans ma grammaire, surtout dans les chapitres qui concernent la morphologie, ce qu'on a appele dans la tradition du structuralisme la morphonologie? Et j'ai beaucoup d'estime pour la phono- logie; le premier livre que j'ai ecrit en tant que linguiste a 6td une phonologie historique des langues romanes. J'aurais donc bien aime integrer la phonologie dans ma grammaire, mais elle 6tait ddja assez longue sans cela. Ma d6cision d'exclure la phonologie a donc 6te pragmatique.

Je vais rdpondre maintenant a la question plus gendrale de savoir a quoi peut servir une grammaire comme la mienne. Qu'est-ce qu'est donc une gram- maire? Je dirais qu'une grammaire est la description de toutes les consignes par lesquelles un locuteur/auteur instruit son auditeur/lecteur sur la fagon add- quate d'organiser son discours ou son texte. A partir de lia les grammaires se distinguent avant tout d'aprfs les diffTrents destinataires pour lesquels elles ont

This content downloaded from 185.2.32.58 on Sun, 15 Jun 2014 07:14:05 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 15: Langage, sujet, lien social || Harald Weinrich et la "Grammaire textuelle du français"

152 Discussion

ete conques. En ce qui concerne ma grammaire, j'ai pensi en premier lieu '

des 6trangers qui veulent apprendre le franqais. Le type d'utilisateur auquel j'ai surtout pense est le lecteur. J'aimerais que ma grammaire soit lue comme un livre. C'est pourquoi j'ai fait quelques efforts - vous l'avez peut- tre remarque -

pour ne pas 6crire trop mal. Si quelqu'un me dit <j'ai lu votre grammaire et

je ne me suis pas ennuye en la lisant >, je suis dej' assez satisfait de mon ouvrage. Neanmoins la grammaire peut etre aussi consultee pour une question pricise: c'est pourquoi je lui ai adjoint une table de matiere detaill6e et plusieurs index.

Pour repondre a la deuxieme question que vous m'avez posse, je dirai que la linguistique fonctionnelle de Martinet m'est tres sympathique. D'une certaine maniere, je me suis toujours consid&re comme dlve d'Andre Martinet et j'ai suivi de tres pres tout ce qu'il a ecrit, des les debuts de ma carriere de linguiste. Je le considere done comme un allie, ou plut6t je me considere comme son allie. La

difference qui nianmoins nous separe est une diff6rence de mithode, due au fait

que j'ai franchi tres t6t le seuil du texte alors que lui s'est arretu au niveau de la phrase. S'il Ttait de mon Age ou plus jeune que moi, je lui dirais << Allez-y!, encore un pas, franchissez encore ce seuil-li! o. Mais chacun fait son chemin individuelle- ment; le mien a eu un point de depart diff6rent car je suis aussi un litteraire. Non seulement j'ai ecrit plusieurs ouvrages sur des sujets littiraires, mais je pense aussi souvent en littiraire. C'est peut-etre pour cette raison-li que le concept de texte

joue pour moi un r6le beaucoup plus important que pour Martinet.

C. Clairis. - Je vous remercie de votre riponse; je voudrais priciser un

peu plus ma question. Qu'est-ce que vous pensez de la demarche qui est celle de Martinet et la n6tre et qui commence par le phoneme, passe par le moneme, arrive a la phrase et alors seulement essaie d'atteindre le texte? Cette demarche est a l'opposi de l'entreprise chomskyenne mais se diff6rencie aussi de la v6tre

qui, comme vous le dites, commence par le texte.

H. Weinrich. - Nous sommes deux voyageurs, l'un qui part de l'unitu minima

pour arriver a l'unite maxima; I'autre au contraire - moi - qui part du texte- en-situation pour descendre vers les unites inf6rieures de l'analyse. La methode ascendante et la methode descendante nous permettent peut-etre de nous ren- contrer juste au milieu.

F. Bentolila. - Nous abordons maintenant la deuxieme partie. Je donne la parole

' Dominique pour les traits de sens.

D. Desmarchelier. - Ma question arrive bien apres l'intervention de Christos

puisque ce que nous, jeunes eleves de Martinet, lui avons reprochi - tout en reconnaissant son apport - c'est le manque de dimension semantique dans son travail. On se dit, voila enfin un moyen d'aller plus loin pour nous, sans renier, je dirais le pere; done vous presentez un certain nombre de traits semantiques en utilisant volontairement le mot traits pertinents. On a introduit tout a l'heure la notion de quasi-universel; je crois que c'est une precaution quand meme utile. Mes questions sont les suivantes. Pouvez-vous nous indiquer quels criteres ont

priside ' I' ltablissement de ces trente - puisqu'il y en a trente - paires de traits

pertinents semantiques? Pourquoi trente et pas trente-deux, et pas vingt-huit? Et pour completer, ont-ils une valeur uniquement axiologique et quel peut-&tre le r6le du contexte par rapport a cette valeur deja pre6tablie?

This content downloaded from 185.2.32.58 on Sun, 15 Jun 2014 07:14:05 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 16: Langage, sujet, lien social || Harald Weinrich et la "Grammaire textuelle du français"

Harald Weinrich et la grammaire textuelle du frangais 153

H. Weinrich. - Eh bien, dans mon laboratoire de grammairien, cela n'a

pas 't' un a priori de mon travail; j'ai decouvert les traits s'mantiques au fur et

' mesure que j'avangais dans la description des phenomenes grammaticaux. Ainsi, chaque fois que je me suis propose de deifinir une categorie grammaticale, je me suis rendu compte que j'utilisais un nombre limite d''l1ments, des traits

qui revenaient toujours dans mes descriptions et qu'en fin de compte il n'en fallait pas plus de trente. C'est seulement post festum que je les ai comptis, c'etait sans idle priconque.

D. Desmarchelier. - Et en allemand?

H. Weinrich. - Dans la grammaire allemande, il y en a exactement trente aussi; et .j'en suis &tonne moi-meme. La' aussi, je n'ai fait l'addition qu'a la fin. Mais les traits semantiques que j'ai utilises dans la grammaire allemande ne sont

pas exactement les mimes que ceux qui m'ont servi dans la grammaire frangaise. A l'heure actuelle je n'ai pas encore l'ambition de pouvoir indiquer un nombre determine de traits simantiques utilisables pour la grammaire de toute langue naturelle. Mais devant ce problkme, je me suis 6videmment souvenu en ancien

phonologue des traits phonologiques qui jouent un si grand r6le dans les travaux de Roman Jakobson. Si par exemple on veut faire une phonologie compar~e de l'italien et du frangais, on peut constater que l'italien a des consonnes nasales, m et n, alors que le frangais dispose en plus de voyelles nasales telles que a et 5, et l'on peut alors simplifier la description en disant que les deux langues ne se distinguent que par un champ d'application different du mime trait pho- nologique < nasalit '>>. Par analogie avec les traits phonologiques de Jakobson, je pourrais aussi appeler mes traits semantiques <<quasi-universels o 6tant donni qu'ils sont probablement applicables a un tres grand nombre de langues diff&- rentes, voire a toutes les langues - avec cependant pour chaque langue un petit nombre de traits idiosyncratiques supplkmentaires. Quoi qu'il en soit, les traits semantiques que j'ai utilises m'ont deji permis de donner a toute ma grammaire une base strictement semantique. Mais celle-ci se situe au-deld de la simiologie saussurienne. A l'oppos6 de la semantique statique de Saussure (a aliquid stat pro aliquo )), ma semantique est toujours pragmatique et instructionnelle : le sens d'une forme grammaticale se resume dans l'instruction ou consigne donnee 'a un audi- teur par le locuteur pour qu'il se comporte d'une certaine maniere dans une situation donnee. Ce principe est 6galement valable pour les traits semantiques qui sont eux aussi des instructions, des consignes et qui ont par 1 un caractere tout dynamique. Aussi la forme canonique d'une description semantique est-elle un imperatif, comme on peut le voir dans l'inventaire des traits semantiques a la fin de ma grammaire. Les instructions contenues dans les traits semantiques sont toujours elementaires alors que les instructions donnees par des categories grammaticales formies par la combinaison de plusieurs traits semantiques sont plus complexes. C'est en montant des traits semantiques aux categories gramma- ticales que l'on maitrise progressivement la complexite d'une langue donnee. Si les categories grammaticales avec lesquelles je travaille dans ma grammaire de l'allemand sont tres diff6rentes de celles que j'utilise dans ma grammaire du frangais, les traits semantiques dont je fais usage dans l'une et l'autre ne le sont pas pour autant. Et s'il m'arrivait dans ma vie d'ecrire encore une troi- sieme grammaire textuelle - mais je ne le ferai pas -, je pourrais probablement

This content downloaded from 185.2.32.58 on Sun, 15 Jun 2014 07:14:05 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 17: Langage, sujet, lien social || Harald Weinrich et la "Grammaire textuelle du français"

154 Discussion

me servir a peu pres des memes traits semantiques. On pourrait meme en d'duire un principe heuristique, celui d'une extreme probabilit6 de retrouver dans une

langue inconnue, sinon toutes les cat6gories grammaticales familieres des langues connues, du moins l'ensemble ou presque des traits s6mantiques qui ont d6j5 servi ' construire les categories grammaticales d'une langue etudide auparavant. La valeur des traits semantiques depasse donc le cadre d'une langue particulibre et concerne en principe la linguistique comparee. Si une langue inconnue pre- sente a l'analyste des problkmes difficiles 5 resoudre, je lui recommanderai avant tout de recourir au catalogue des trente traits semantiques et d'essayer d'analyser le phenomene inigmatique en question en modifiant la combinaison de ces

<cvieux > traits semantiques. Il me semble en effet qu'un inventaire de traits

semantiques d'a peu pres trente 6l1ments est suffisamment riche pour permettre, par les diff6rentes combinaisons qu'il est possible de faire entre eux, la construc- tion de toutes les categories grammaticales necessaires pour la description de

n'importe quelle langue naturelle.

Le statut 6pistemologique de ces traits semantiques relive d'ailleurs davan-

tage de l'anthropologie que de la linguistique. Ce catalogue est impose par la

place prepond6rante de l'6change communicatif. Je repete la maxime de Witt-

genstein <<Ne pense pas, regarde. > Quand je regarde (et 6coute) une dyade communicative, l'evidence des sens permet aishment de constater: les r6les d'un << EImetteur >> et d'un << R6cepteur >; les positions de < Proximit6 ou de << Dis- tance ; leur frontalit6 qui constitue une <<Accessibilit >> par opposition a une << Inaccessibilit >> pour d'autres personnes. D'une maniere analogue, les autres traits semantiques s'imposent 'a l'observateur avec une evidence pragmatique. Je tiens cependant a souligner que le catalogue de traits simantiques qui m'a servi " construire les categories fondamentales de ma grammaire y est donn6 en annexe et non au debut de l'ouvrage : il ne s'agit pas d'un a priori logique.

F. Bentolila. - Bien, trois mains se sont levees, Dominique Desmarchelier, Christos Clairis et Jean-Baptiste Coyos. Alors, Dominique:

P. Desmarchelier: Oui, c'est juste une confirmation. Ce que vous venez de dire 5 l'instant sur ces deux corps, en attente, m'a sembl6 particulierement evident, dans les exemples que vous donnez de encore et d0"d: il y a l'un et I'autre, il

y a une attente.

H. Weinrich. - Oui, le concept d'attente est tris important pour la gram- maire. Dans la plupart des cas oi0 deux personnes conversent l'une avec l'autre, le niveau d'information n'est pas 6gal. Le dialogue dans lequel elles s'engagent sert justement

" 6galiser dans une certaine mesure leur niveau d'information -

sinon pourquoi parlerait-on?

C. Clairis. - Pour etre absolument stir de vous avoir bien compris '

propos des traits s6mantiques pertinents. Je suppose que vous seriez d'accord avec cette

paraphrase de Wittgenstein que je formulerais ainsi : << Ne postule pas, decouvre! >

H. Weinrich. - Ah oui, ah oui.

J. B. Coyos. - Une simple observation; en sous-titre du livre j'aurais mis

simantique des monbmes grammaticaux du franfais.

This content downloaded from 185.2.32.58 on Sun, 15 Jun 2014 07:14:05 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 18: Langage, sujet, lien social || Harald Weinrich et la "Grammaire textuelle du français"

Harald Weinrich et la grammaire textuelle du franfais 155

H. Weinrich. - C'est ga, c'est Ga la grammaire.

C. Feuillard. - En ce qui concerne les traits semantiques, il me semble

qu'ils ne sont pas tous degages de la meme maniere : certains sont specifiques des unites, c'est-a-dire qu'on peut les considerer comme des traits axiologiques; on dit, par exemple, que le singulier est une reunion, le pluriel, une disjonction. En revanche, d'autres traits ne se placent pas au meme niveau d'analyse, et sont du domaine purement textuel, comme le trait focalisation, ou le trait topica- lisation. Le problime qui se pose est de savoir si un leiment peut tre affecti d'un trait semantique constant: je pense a ce que vous analysez comme un mor-

pheme de focalisation. Or, dans certains cas ce morpheme peut tres bien com- muter avec le morpheme horizon, il est vrai qu'il estfatigue, c'est vrai qu'il estfatigue dans il est vrai qu'il est fatigue, ii serait un morpheme de topicalisation, et ce dans c'est vrai qu'il est fatiguf serait un morpheme de focalisation. Pourtant, ii et ce

paraissent avoir quasiment la mime valeur dans ce contexte-la.

H. Weinrich. - Bon, je suis d'accord avec vous sur le principe. Il me faut bien avouer que le catalogue des traits simantiques n'est pas encore parfait dans ma grammaire fran;aise. Je le trouve un peu plus satisfaisant dans la nouvelle

grammaire de l'allemand. Si vous etes interesses par cet aspect, comparez les formes du catalogue depuis la premiere version allemande de la grammaire fran-

+aise jusqu'a cette grammaire de l'allemand. Pour les dimonstratifs notamment, j'ai tenu a introduire un trait semantique caracte'risant la memoire qui manque encore dans le catalogue fran+ais. J'aimerais trouver un jour des collegues, qui dans la grammaire d'autres langues fassent un effort pour mettre en relief les traits simantiques pertinents pour ces langues. Il serait alors possible de faire un bilan et d'ameliorer ainsi le catalogue. Cela vaudrait la peine d'etre tenti.

Du point de vue methodologique, j'ai longuement reflichi ce que l'on appelle catalogue. Nous vivons dans une culture scientifique qui n'a pas beaucoup d'estime pour ce concept. Nous faisons tout ce que nous pouvons pour transformer en systemes tous les catalogues existants. Mais regardez ce que Kant a fait du cata- logue aristotilicien des categories. Il ne l'a pas amiliore en le transformant en systeme. Le catalogue des traits semantiques ne sera jamais un systeme; ce sera toujours un systeme imparfait, parce que le corps n'est pas un systeme abstrait. Il y a des dissymetries immuables dans le corps et plus encore dans l'interaction de deux corps. Il peut done toujours y avoir des blancs entre les traits se'manti- ques, qui semblent etre des imperfections quand on les regarde du point de vue systumatique. Ce manque de rigueur systemique est peut-etre plut6t un avan-

tage qu'un disavantage, parce que la vie est plus vraie que les systemes.

F. Bentolila. - Je voudrais vous interroger sur l'emploi que vous faites du terme de neutralisation (p. 217, par exemple, vous parlez de <<neutralisation du

genre sur l'article >>) et sur la fagon dont vous degagez les traits semantiques. Pourriez-vous faire la demonstration pour une paire de traits semantiques? Il s'agit l+a d'un probleme complexe qui a fait l'objet d'un theme au recent Col-

loque International de Linguistique fonctionelle de Coimbra (mai 1993). En rap- portant sur ce theme, j'avais pris l'exemple du trait << defini >> qu'Andre Martinet attribue non seulement t l'article defini mais aussi i l'article demonstratif (ce) et aux articles possessifs (mon, ton...). Cette analyse est convaincante mais Andre Martinet n'a pas expliciti les procedures qui lui ont permis de digager ce trait.

This content downloaded from 185.2.32.58 on Sun, 15 Jun 2014 07:14:05 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 19: Langage, sujet, lien social || Harald Weinrich et la "Grammaire textuelle du français"

156 Discussion

Vous avez cite Wittgenstein a plusieurs reprises: done les descripteurs vont ouvrir les yeux et <<regarder >>; mais ne risquent-ils pas de voir chacun quelque chose de different?

H. Weinrich. - En ce qui concerne la notion de neutralisation, je l'ai employ&e d'une faqon classique, en accord avec les structuralistes et avec Andre Martinet. Prenons le cas du singulier et du pluriel : il y a des expressions oiu le nombre est sans importance. Quand je dis j'ai besoin de pain ou je veux du pain, je n'ai

pas besoin de preciser le nombre : j'emploie alors l'article partitif comme neutra- lisation de l'opposition binaire entre le singulier et le pluriel. C'est done un trait d'6conomie qui permet de se passer d'une precision superflue dans une situation donnee. Dans tous les endroits oui j'emploie le terme de neutralisation, je le situe dans une perspective d'6conomie et je precise qu'aucun systeme de signes ne pourrait subsister sans economie.

F. Bentolila. - Je prfiere de beaucoup ce terme d'6conomie et j'eviterais pour ma part d'appliquer le concept de neutralisation aux unites significatives car il pose plus de problemes qu'il n'en resout - en particulier quand il faut definir la base commune ou l'archimoneme des unites neutralisees.

H. Weinrich. - Je peux facilement me mettre d'accord avec vous. En fait

apres avoir 6crit cette grammaire-l1, j'ai commence a reflichir davantage a quel- ques aspects problematiques de la neutralisation, par exemple celui de la neutra- lisation des genres masculin et f6minin. Les structuralistes nous ont dit: II y a le masculin et le f6minin et au pluriel on choisit le masculin; c'est la forme de neutralisation (l'archi-morphbme) >>. Et puis il y a eu la revolte de la linguis- tique f6ministe contre cette neutralisation apparemment anodine dans laquelle se cache un << machismo >> immemorial. Cette critique ne manque pas de plausi- bilit&. Dans la grammaire allemande j'ai done accorde plus de place a la perspec- tive f6ministe.

Tout le concept de neutralisation est peut-etre a revoir; et je n'exclus pas l'hypothese qu'a I'avenir, dans une forme plus evolude de la grammaire textuelle, on puisse se passer completement de la notion de neutralisation, y compris dans l'etude des traits simantiques. Je suis donc pret a revoir le catalogue des traits

semantiques sous cet angle egalement. Il n'est pas constitue' une fois pour toutes; c'est plut6t un instrument heuristique, un ballon d'essai, si vous voulez.

D. Desmarchelier. - Par definition un catalogue c'est quelque chose qui est actualise chaque annie : certains articles disparaissent, d'autres apparaissent...

H. Weinrich. - J'aime beaucoup le statut 6pistimologique des catalogues. Je ne suis pas du tout convaincu qu'un systeme soit toujours supe'rieur au cata-

logue. Le catalogue est une forme plus liberale, une forme plus genereuse de la pensee, alors que les systemes, il faut parfois s'en mifier.

C. Feuillard. - C'etait une discussion passionnante qui nous a permis de voir clairement comment l'ouvrage 6tait conqu; or c'est essentiel pour bien com-

prendre une grammaire.

H. Weinrich. - Oui, quelquefois il faut raconter la science.

This content downloaded from 185.2.32.58 on Sun, 15 Jun 2014 07:14:05 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions