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L'ASSISTANT SOCIAL, L'USAGER ET LE CPAS COMMENT COMPRENDRE LE TRAVAIL SOCIAL À TRAVERS LE CONCEPT DE « RELATION DE SERVICE » ? Isabelle Lacourt De Boeck Supérieur | Pensée plurielle 2012/2 - n° 30-31 pages 125 à 136 ISSN 1376-0963 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-pensee-plurielle-2012-2-page-125.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Lacourt Isabelle, « L'assistant social, l'usager et le CPAS Comment comprendre le travail social à travers le concept de « relation de service » ? », Pensée plurielle, 2012/2 n° 30-31, p. 125-136. DOI : 10.3917/pp.030.0125 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur. © De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Regina - - 142.3.100.23 - 21/04/2013 13h06. © De Boeck Supérieur Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Regina - - 142.3.100.23 - 21/04/2013 13h06. © De Boeck Supérieur

L'assistant social, l'usager et le CPAS Comment comprendre le travail social à travers le concept de « relation de service » ?

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L'ASSISTANT SOCIAL, L'USAGER ET LE CPAS COMMENTCOMPRENDRE LE TRAVAIL SOCIAL À TRAVERS LE CONCEPT DE «RELATION DE SERVICE » ? Isabelle Lacourt De Boeck Supérieur | Pensée plurielle 2012/2 - n° 30-31pages 125 à 136

ISSN 1376-0963

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-pensee-plurielle-2012-2-page-125.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Lacourt Isabelle, « L'assistant social, l'usager et le CPAS Comment comprendre le travail social à travers le concept de

« relation de service » ? »,

Pensée plurielle, 2012/2 n° 30-31, p. 125-136. DOI : 10.3917/pp.030.0125

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L’assistant social, l’usager et le CPASComment comprendre le travail social

à travers le concept de « relation de service » ?

isaBelle LACOURT 1

Résumé : Depuis le milieu des années 1980, la « relation de service » est devenue un outil particulièrement prisé par les chercheurs qui désirent comprendre la composante relationnelle de certaines professions. Cet ar-ticle vise à présenter la manière dont ce concept, élaboré par E. Goffman, a été mobilisé dans une recherche sur les Centres Publics d’Action Sociale (CPAS). La notion de « stabilité » des usagers sert de fil conducteur à notre contribution. Les « usagers stables » sont une catégorie utilisée par les as-sistants sociaux qui se construit en situation, à travers les interactions entre les assistants sociaux et les usagers. L’ambition de l’article est de présenter une approche du travail social qui tient compte de trois dimensions : les pra-tiques observées en situation, les dispositifs dans lesquels ces pratiques se déploient et sur lesquels elles s’appuient, et enfin les politiques sociales.

Mots clés : politiques d’aide sociale, relation de service, administration, insertion socioprofessionnelle, assistants sociaux.

Introduction1.

La « relation de service » est un concept élaboré par E. Goffman dans l’ouvrage Asiles (1968). Ce concept renvoie à la structure que prennent les interactions entre des professionnels et des clients dans le cadre de presta-tions de service. Depuis le milieu des années 1980, la « relation de service »

1 Licenciée en Sciences sociales, maître-assistante à la Haute École Louvain-en-Hainaut, chercheure associée au CRESPO (FUSL) et au GRAP (ULB).

DOI: 10.3917/pp.030-31.0125

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est devenue un outil particulièrement prisé par les chercheurs qui désirent comprendre la composante relationnelle de certaines professions. C’est en effet à cette période qu’émerge en sociologie un nouveau champ de recher-ches prenant pour objet les agents « en contact direct avec le public ». Celui-ci a plusieurs sources d’inspiration 2, mais l’ouvrage de M. Lipsky sur les « street level bureaucrates » (1980) est souvent cité comme point de départ de cette nouvelle problématique. Lipsky montre en effet qu’une série de professionnels qui travaillent quotidiennement au contact des usagers des services publics (comme les travailleurs sociaux, les professeurs ou encore les policiers) réa-lisent bien plus qu’un simple travail d’application de politiques publiques. Ils disposent en effet d’un pouvoir discrétionnaire. Par conséquent, le travail qu’ils réalisent doit être analysé si l’on souhaite comprendre tous les enjeux d’une politique publique et, plus précisément, si l’on souhaite étudier sa mise en œuvre.

En France, deux ouvrages sont emblématiques de ce nouveau champ de recherche. Il s’agit de La vie au guichet de V. Dubois (1999) et de L’État au guichet de J.-M. Weller (1999) 3. De nombreuses études ont suivi, comme celle de Y. Siblot qui publie en 2006 Faire valoir ses droits au quotidien. Les services publics dans les quartiers populaires, ouvrage qui se centre sur les interac-tions entre les populations précaires et les services publics. A. Spire (2007) s’est lui intéressé aux « guichets de l’immigration » et, dans le même thème, F. Brun (2001) a publié un article intitulé « Sans-papier aux guichets : échec aux droits ». Cette liste n’est bien entendu pas exhaustive et ne rend pas compte des multiples enquêtes de terrain qui se sont consacrées aux relations entre les services publics et leurs usagers 4.

Cet article vise à présenter la manière dont nous avons mobilisé le concept de « relation de service » dans une recherche sur les Centres Publics d’Action Sociale (CPAS) 5. Les CPAS sont des administrations locales dont la mission est de garantir la dignité humaine à l’échelle communale 6. Cette mission est réalisée via l’octroi d’aides sociales aux usagers qui en font la demande. Cel-les-ci peuvent prendre différentes formes : les CPAS sont surtout connus pour l’attribution du revenu minimum mais ils octroient également d’autres aides

2 Selon J.-M. Weller, trois grandes familles d’inspiration peuvent être distinguées. Une première rassemble l’interactionnisme goffmanien, l’ethnométhodologie et l’ethnographie de la communica-tion, une deuxième concerne les « conventions » et une troisième l’économie des services (Weller, 1998). Il faut également préciser que ces recherches sont intimement liées à un phénomène de « modernisation par l’usager ». L’attention de plus en plus grande portée aux usagers des services publics va en effet amener les pouvoirs publics à commander des recherches de type ethnogra-phique. L’ouvrage coordonné par I. Joseph et G. Jeannot (1995) présente une série de recherches menées dans ce cadre.3 Ces deux ouvrages prennent les Caisses d’allocations familiales françaises pour terrain d’en-quête. L’ouvrage de V. Dubois se centre davantage sur les rapports de domination entre ces CAF et les usagers ainsi que sur les stratégies développées par les acteurs alors que l’ouvrage de J.-M. Weller a une approche plus organisationnelle centrée sur les dispositifs.4 Ainsi, en mars 2012, la revue Sociologies pratiques publie un numéro dont la thématique est « Au-delà du guichet : savoirs et pouvoir dans l’ordinaire administratif ».5 Cette recherche a été réalisée au sein du Groupe de Recherche sur l’Action Publique (GRAP) de l’ULB et a été financée par le programme Prospective Research for Brussels.6 Pour une présentation détaillée des CPAS, de leur historique et de leur mode d’organisation interne voir I. Lacourt, 2007, « Quel est votre projet ? L’insertion socioprofessionnelle des usagers dans les CPAS bruxellois », www.brusselsstudies.be.

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telles que des aides en nature, des aides médicales, un accompagnement dans le cadre de l’insertion socioprofessionnelle et dans les cas de surendet-tement. Les CPAS emploient des travailleurs sociaux dont l’expertise et les compétences permettent l’évaluation de la situation des usagers et leur suivi psychosocial.

L’objectif de cette recherche, menée entre 2004 et 2007, était de compren-dre la manière dont les politiques d’aide sociale s’incarnent dans les CPAS. Inspirée par les recherches citées plus haut, nous avons choisi d’étudier les CPAS par le biais des interactions entre les assistants sociaux et les usagers lors d’entretiens individuels. Ces interactions ont été observées dans cinq CPAS bruxellois 7. Nous souhaitions comprendre la manière dont se déroulent ces interactions et ce qui se « joue » dans celles-ci. Nous avons en ce sens mobilisé trois modes de recueil de données : des entretiens semi-directifs avec des responsables de départements, des observations directes d’entretiens individuels entre des assistants sociaux et des usagers (dans trois des cinq CPAS étudiés) et quatre séances d’analyse en groupe 8 (dans deux des cinq CPAS étudiés).

Si la porte d’entrée que nous avons choisie est bien la « relation de ser-vice », notre ambition était d’avoir une compréhension plus large de l’action sociale. Nous étions convaincue que ce travail social observé en situation pou-vait nous apprendre des choses sur les politiques sociales. Dans cet article, nous verrons ainsi comment cette approche de type microsociologique affine des savoirs de type macrosociologique à propos des politiques sociales. Plus précisément, la recherche que nous avons menée donne un éclairage parti-culier sur les « nouvelles » politiques sociales qui constituent depuis environ quinze ans le contexte dans lequel se déploie le travail social. Ces politiques mettent l’accent sur l’activation des usagers et sur la responsabilisation de ces derniers afin de les rendre acteurs de leur parcours d’aide. Elles insistent également sur la prise en compte des « biographies » des usagers (Astier, 1997). À l’instar de nombreuses autres institutions du champ social, les CPAS se situent aujourd’hui dans ce nouveau contexte d’action. La modification de la loi sur le revenu minimum en est certainement l’exemple le plus parlant 9.

Dans cette contribution, nous illustrons notre approche à partir de la notion de « stabilité » des usagers. Au fil de notre enquête de terrain, nous avons en effet découvert qu’une des composantes essentielles du travail des assis-tants sociaux est d’évaluer cette « stabilité ». Cet exemple permet, selon nous, d’insister sur les trois dimensions qui sont prises en compte dans l’approche que nous avons utilisée : les pratiques de travail social observées en situation, les dispositifs dans lesquels ces pratiques se déploient et sur lesquels elles

7 Anderlecht, Bruxelles-Ville, Ixelles, Molenbeek-Saint-Jean et Saint-Gilles.8 Nous nous sommes inspirée de la méthode développée par L. Van Campenhoudt, voir L. Van Campenhoudt, J.-M. Chaumont, A. Franssen, 2005. La méthode d’analyse en groupe. Applications aux phénomènes sociaux. Paris, Dunod.9 La loi du 26 mai 2002 instaure un droit à l’intégration sociale et remplace la loi de 1974 sur le minimex. Avec cette loi, c’est la dénomination même de l’aide octroyée qui change : on passe d’un droit au revenu minimum à un droit à l’intégration sociale. Il est précisé dans la loi que le CPAS dispose de trois instruments importants pour garantir ce droit à l’intégration sociale : l’emploi, un revenu d’intégration et un projet individualisé d’intégration sociale (PIIS). Ceux-ci peuvent être combinés et doivent être utilisés d’une manière personnalisée.

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s’appuient, et enfin les politiques sociales. Précisons qu’il s’agit moins ici de présenter les résultats de la recherche que d’aborder les outils théoriques que nous avons mobilisés ainsi que l’approche spécifique dans laquelle nous nous situons.

Ce texte se compose de deux parties. La première partie est consacrée à la présentation du concept de « relation de service » tel qu’il a été défini par Goffman ainsi qu’à la notion de dispositif. Dans la seconde partie, nous abor-dons la manière dont la « stabilité » des usagers se construit en situation et comment elle intervient dans l’attribution des aides. Les encadrés reprennent des extraits de notre matériel empirique.

Les outils théoriques mobilisés2.

La relation de service2.1.

Selon Goffman, « les activités professionnelles spécialisées se divisent en deux catégories, l’une où le praticien se trouve, par son travail même, « en contact direct avec le public », l’autre où son travail ne touche que les membres d’une organisation » (Goffman, 1968, p. 377-378). Il ajoute que « le contact avec le public et le pouvoir exercé sur lui constituent des caractères assez importants pour que tous ceux qui en font l’expérience puissent être groupés en une catégorie spéciale » (Goffman, 1968, p. 378). Si l’on suit Goffman, une caissière de supermarché, un médecin et un assistant social font partie de la même catégorie de professionnels. Le contact avec le public rassemble ainsi des professions dont le degré de prestige, la rémunération et la formation sont différents. L’analyse de Goffman constitue en cela une rupture par rapport à la sociologie classique des professions (Demailly, 1998, p. 18).

La « relation de service » est un type d’interaction qu’expérimentent tous ces professionnels en contact direct avec le public. Elle prend, selon Goffman, une forme à peu près structurée. Le praticien peut en effet avoir avec son client un échange verbal en trois points ; une partie technique qui désigne les rensei-gnements reçus ou donnés sur la « réparation » envisagée ; une partie contrat qui reprend l’indication des coûts et délais nécessaires et enfin une partie civi-lités qui concerne les échanges de politesses accompagnées de quelques amabilités et de menues marques de respect. Goffman souligne que « tout ce qui se passe entre le praticien et son client relève de l’une ou l’autre de ces composantes et que toutes les divergences peuvent s’interpréter en fonction de ces normes prévues » (Goffman, 1968, p. 383).

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Encadré 1

On peut fournir un exemple de ces trois dimensions et de leur rôle dans la bonne réussite de l’interaction grâce à un extrait de notre journal de terrain. Il s’agit d’un entretien entre un assistant social et un usager qui souhaite obtenir la « carte médicale » 10.« Le monsieur ne comprend pas quels papiers il doit apporter, il s’énerve. Il considère qu’on obtient la carte médicale comme ça et ne supporte pas la phrase “preuve de l’indigence” mentionnée par l’assistante sociale. »

U : « Je ne vais pas aller chez le médecin je ne suis pas malade ! »•AS : « Mais alors pourquoi vous voulez la carte médicale ? »•U : « Oui mais si je suis malade un jour ! »•AS : « Hé bien vous viendrez ce jour-là »•

L’usager ne comprend pas qu’il faut donner des papiers. Il a l’air complètement perdu. Quand l’assistante sociale part faire des photocopies, il me dit que c’est la Gestapo ici, qu’il veut changer d’assistante sociale car ça passe mal » (M/SSB/I24).On voit que l’usager ne comprend pas dans quel « jeu » il est amené à jouer. Fournir des preuves de sa situation et répondre aux questions de l’assistante sociale, cela lui paraît aberrant lorsqu’on ne perçoit pas que la situation de précarité doit nécessairement être dé-montrée à l’assistant social et que l’aide est encadrée par un jeu contractuel 11. Nous voyons ici que la partie technique de l’interaction pose problème : l’usager ne comprend pas quels renseignements il faut donner et l’assistante sociale ne reçoit pas les renseignements dont elle a besoin (une preuve des soucis de santé de l’usager). La partie contractuelle est aussi problématique : l’usager ne comprend pas le refus de l’assistante sociale et celle-ci peine à lui expliquer pourquoi elle ne peut lui octroyer la carte médicale. Enfin, la partie civile ne se déroule pas non plus comme convenu puisque l’échange est tendu. L’usager parle de Gestapo pour évoquer le CPAS et l’assistante sociale.

Ce qui nous a plus spécifiquement intéressée dans le cadre de notre approche est la définition que donne Goffman de la « relation de service ». Nous sommes, selon lui, en présence d’une relation impliquant un « prati-cien-réparateur », un « objet à réparer » et un propriétaire de l’objet, relation triangulaire « qui a joué un rôle important dans l’histoire de la société occi-dentale. [...] aucune [société] n’a donné autant de poids aux services que la nôtre ( Goffman, 1968, p. 380). En définissant la relation de service comme une relation à trois pôles, Goffman souligne que les interactions entre agents prestataires et agents bénéficiaires ne peuvent se résumer à de simples ren-contres. En effet, au-delà de la relation, il y a toujours un problème à résoudre, une demande à traiter (Weller, 1999, p. 106).

Si la « relation de service » ne se résume pas à une simple rencontre, c’est également parce que, selon Goffman, elle s’inscrit toujours dans un contexte institutionnel. A. Borzeix indique ainsi que « la relation de service met en contact, physique ou non, des personnes. Mais, celles-ci sont “prises” dans la gangue des “agencements organisationnels” » (Borzeix, 2000, p. 45). De même, selon L. Demailly, il faut retenir un point important du travail de Goffman :

10 La carte médicale désigne la prise en charge de certains frais médicaux par le CPAS. Les pratiques d’attribution des aides médicales varient en fonction des CPAS. Au moment de l’étude, certains la délivraient à tous les usagers bénéficiant d’une aide financière, d’autres ne l’attribuaient qu’aux usagers ayant des soucis médicaux importants.11 Il pourrait s’agir d’une stratégie développée par l’usager plutôt que d’un problème de compré-hension mais notre matériel empirique ne nous permet pas de vérifier cela.

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l’« existence, au cœur même de la relation de service, d’un tiers : l’institution » qui exerce une contrainte sur les interactions (Demailly, 1998, p. 18).

En insistant sur les trois pôles de la « relation de service » et en plaçant cette interaction dans un contexte institutionnel, Goffman oblige le chercheur qui utilise le concept à focaliser son regard non seulement sur le professionnel et le client mais également sur l’objet à réparer et sur l’institution dans laquelle client et professionnel interagissent. Nous avons ainsi observé les interactions entre les assistants sociaux et les usagers, mais nous avons également prêté une attention toute particulière aux dispositifs dans lesquels ces interactions se déploient et qui fournissent des « appuis » aux protagonistes des interactions.

Dispositifs et appuis organisationnels2.2.

Avant d’entamer notre travail d’observation, nous avons réalisé des entre-tiens semi-directifs avec des responsables de départements de CPAS. Ces entretiens étaient destinés à planter le décor des interactions que nous allions observer. Il s’agissait de comprendre les dispositifs organisationnels qui ser-vent d’appui aux assistants sociaux et aux usagers.

Le terme « dispositif » doit ici être entendu en tant qu’il renvoie à « un ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions règlementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions phi-losophiques, morales, philanthropiques », le dispositif lui-même étant le réseau qu’on peut établir entre ces éléments (Revel, 2002, p. 25).

Avec F. Eymard-Duvernay et E. Marchal (1994) nous pouvons dire qu’un dispositif « implante » le collectif de l’organisation dans les situations que les agents rencontrent (Eymard-Duvernay, Marchal, 1994, p. 14), qu’il instrumente des règles sur les liens autorisés ou non et qu’il qualifie les acteurs suivant les mises en relation qui leur sont permises.

Le terme d’« appui » est lui à comprendre dans le sens que lui ont attribué les tenants de l’approche conventionnaliste et plus particulièrement N. Dodier (1993). Pour lui, les appuis conventionnels dont disposent les personnes sont « un ensemble de ressources qui permettent d’élaborer une communauté, même minimale, de perspectives pour coordonner des actions. […] Ces appuis sont ancrés à la fois dans les personnes, et dans les supports externes, sous formes d’objets et de repères. Ils sont conventionnels, au sens où leur exis-tence témoigne d’un travail antérieur pour constituer, entre les personnes, ou entre les personnes et leur environnement, les préalables d’une orientation commune » (Dodier, 1993, p. 66).

Faisant référence aux analyses en termes de « connaissance distribuée », on peut ainsi dire que les acteurs s’appuient sur les repères déposés dans les dispositifs accessibles en situation. (Eymard-Duvernay, Marchal, 1994, p. 14) On peut repérer une série d’entités qui entrent dans les interactions : des objets, des lieux institués, des organismes, des règles concernant l’activité des agents, des qualifications, des codes, des dossiers, des contrats… chacune de ces entités constitue un intermédiaire permettant d’établir du lien entre des personnes (ibid., p. 13-14).

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Encadré 2

L’extrait suivant est issu d’une séance d’analyse en groupe réalisée avec des assistants sociaux de plusieurs départements d’un CPAS. Il illustre en quoi les dispositifs organisation-nels peuvent être considérés comme des appuis pour l’action.

AS 1 : « Par contre, chez nous, on a un éclatement des différents services mais on ne travaille pas ensemble. On fait des rapports, on envoie les machins, les contraintes, les obligations mais il n’y a pas vraiment à travailler ensemble pour dire “bon qu’est-ce qu’on va faire ? Comment on va faire ? Qu’est-ce que toi tu vois dans la personne ? Comment tu le perçois ?” On ne fait pas entre guillemets d’intervision en vue de savoir comment on travaille avec la personne et de voir peut-être ensemble la personne. On ne travaille pas comme ça. Peut-être parce qu’on n’a pas les moyens parce que vu la quantité… ce n’est pas possible. On pourrait peut-être faire ça pour certaines personnes où on constate effectivement qu’elle ne rentre pas entre guillemets dans le système. »AS 2 : « Et qu’est-ce qui t’empêche de le faire ? »AS 1 : « Les conditions de travail. Ce n’est pas possible. »AS 3 : « Ce n’est en tout cas pas institutionnalisé. »AS 1 : « Ce n’est pas institutionnalisé. »AS 3 : « Si tu le fais, tu le fais en plus et il y en a qui le font. »AS 1 : « Oui, on se téléphone, mais on ne se voit pas, on ne se parle pas. On ne se voit jamais ensemble autour de la table : “ha mais tiens je vais faire le bilan, ha mais tiens je vais téléphoner à untel”. On ne fait pas vraiment un réel travail d’analyse de situation pour avoir les échos et tout ça on n’a pas les conditions de travail ni la mentalité peut-être » [Séance d’analyse en groupe – septembre 2006].

Les propos de l’AS1 peuvent être interprétés comme un manque d’appui organisationnel. Il n’y a pas de dispositif permettant un travail en commun autour de la situation d’un usager. L’absence d’un tel dispositif entraîne ainsi un morcellement du travail social. On voit aussi que le dispositif ne détermine pas complètement l’action (des stratégies afin de travailler en commun sont possibles, on peut agir sans le dispositif), mais que cela coûte à l’acteur.

Les « usagers stables »3.

Comme nous l’avons indiqué dans l’introduction, les CPAS se situent dans un contexte d’activation des prestations sociales. Cette activation est portée par de « nouvelles » politiques sociales dont les caractéristiques ont été évoquées plus haut. Si l’on suit Eymard-Duvernay et Marchal, pour que les particularités de ces nouvelles politiques sociales soient concrètement mises en œuvre, il faut qu’elles soient inscrites dans des dispositifs. Au sein des CPAS observés, ces dispositifs sont les départements d’insertion socioprofessionnelle.

La présence de départements spécifiquement dédiés à l’insertion sociopro-fessionnelle (ISP) est un élément commun aux cinq CPAS étudiés 12. Ceux-ci sont nés dans le courant des années 1990, lorsque les CPAS bruxellois se sont vus contraints de créer des partenariats avec l’Office Régional Bruxellois pour l’emploi (ORBEM, devenu ACTIRIS 13). Ces départements vont alors être déta-chés de ce qui sera désormais appelé le service social général. Les dispositifs d’ISP centrent leur action autour de l’accompagnement des projets d’insertion des usagers. Dans un premier temps, il s’agit d’accompagner les usagers dans

12 Pour plus de précisions par rapport à l’organisation des départements d’insertion socioprofes-sionnelle, voir Lacourt (2007).13 Dont la mission est de mettre en œuvre la politique de l’emploi en Région bruxelloise.

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la détermination d’un projet et ensuite dans la réalisation de ce projet. Celui-ci peut consister en une recherche d’emploi « classique », en une mise à l’emploi au sein du CPAS via la mesure « article 60 » 14 ou en la réalisation de formation (au sein du CPAS ou via un centre de formation externe). Le mode d’organi-sation des départements ISP diffère de celui des services sociaux généraux. La différence la plus flagrante concerne le « rapport au temps » entretenu par les départements ISP. Ceci est principalement expliqué par le fait que l’« objet à réparer » ne concerne pas une aide financière ou en nature et ne demande généralement pas une action urgente de la part de l’assistant social. Ces départements mobilisent également des outils différents et emploient, de plus en plus fréquemment, des travailleurs sociaux ayant des qualifications diffé-rentes (Lacourt, 2007).

Les départements ISP donnent ainsi une dimension concrète à l’activation des usagers. Mais tous les usagers ne sont pas orientés vers ces départe-ments. Il faut en effet que les usagers soient en mesure de déterminer un projet et de s’engager dans la réalisation de celui-ci. C’est aux assistants sociaux des services sociaux généraux d’évaluer si cette orientation est possible. Il s’agit d’une étape importante dans le processus d’attribution d’une aide sociale dans la mesure où elle permet de savoir ce que l’on peut demander à l’usager dans le cadre de l’activation des aides sociales 15. I. Astier fait le même constat dans ses recherches sur l’attribution du revenu minimum en France. Elle note qu’« attribuer un revenu minimum constitué d’une tension entre un droit d’une part et une obligation de s’insérer d’autre part, c’est se demander “de quoi les gens sont capables ?” » (Astier, 1997, p. 23). L’activation des usagers ne se réalise ainsi pas de manière uniforme. Elle se décline selon les situations singulières des usagers et selon l’évaluation que les assistants sociaux font de ces situations.

L’émergence des départements ISP a ainsi créé une partition entre les usa-gers qui peuvent être orientés vers ces départements et les autres usagers.

Encadré 3

Voici un extrait d’observation. Une assistante sociale du service social général téléphone au département ISP à propos de la situation d’une dame.

[…] L’assistante sociale du service social général à l’assistante sociale de l’ISP : « non mais moi je ne l’aurais jamais envoyée chez toi mais c’est elle qui a fait la demande ». Après avoir raccroché elle me dit « je me demande à quoi ils servent ces gens » (les assistants sociaux du département ISP). Pour eux, il faut une personne type qui a toute sa tête sinon ils ne font rien. Donc ici la dame ça ne va pas pour l’article 60 car elle a un CIRE16 mais limité, or il faut un illimité et le problème ce sont les enfants aussi. « Ben voilà comme ça on est fixé : tu n’as pas les papiers qu’il faut et il y a les enfants donc c’est pas possible » (Extrait d’observation X/SSB/I15).

14 La loi organique des CPAS prévoit la possibilité pour les CPAS de devenir l’employeur des usa-gers le temps que ceux-ci recouvrent leur droit à la sécurité sociale et sortent ainsi du « circuit » de l’aide sociale.15 Dans cet objectif, une recherche-action a été menée par le CPAS Liège et l’Université de Liège. Celle-ci visait à déterminer les compétences sociales minimales nécessaires à l’entrée dans un parcours d’insertion (Guitard et al., 2000).16 Certificat d’Inscription au Registre des Étrangers.

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Cet extrait met particulièrement bien en évidence les exigences des départements ISP en ce qui concerne les usagers qui s’inscrivent dans un processus d’insertion professionnelle. La notion de « personne type » témoigne du fait que les départements d’insertion attendent une catégorie d’usagers bien spécifique. Cet extrait fait référence à deux éléments qui sont considérés comme des freins à l’insertion : les problèmes de santé mentale (« une personne qui a toute sa tête ») et les problèmes de garde d’enfants. Le fait d’exiger un CIRE illimité témoigne aussi de la recherche d’une certaine stabilité dans la situation de l’usager.

Le critère principal qui est mobilisé par les assistants sociaux afin d’orien-ter les usagers vers l’ISP est la stabilité de leur situation sociale. Le terme de « stabilité » fait partie de la sémantique des CPAS. On peut tout d’abord le remarquer dans le discours des assistants sociaux. Ceux-ci parlent en effet fréquemment de « stabilisation » des situations sociales et de « rechute » de situations.

Encadré 4

Voici trois extraits d’une séance d’analyse en groupe réalisée en juin 2006 qui illustrent la présence de la sémantique de la stabilité.« […] pendant toute une période de stabilisation, on va dire au moins deux bonnes années avec l’agent d’insertion, il a été envisagé une perspective d’orientation vers une mise au travail […]. »« Chez nous aussi normalement les problèmes se règlent d’abord au service social. On est un service de seconde ligne quand ils sont stabilisés. »« Et là, ça s’est relativement bien passé, je dirais que de septembre à décembre cela s’est bien passé. En janvier, là, j’ai eu une chute assez soudaine. »

On peut ensuite remarquer cette sémantique dans les outils proposés aux assistants sociaux. Ainsi, un document interne d’un des CPAS étudiés définit les missions de l’assistant social du service social général. Lors d’une demande d’aide, une des premières étapes est d’indiquer, dans la base de données informatique si la personne « est prête à entamer un parcours d’in-sertion et ce, sur base des éléments qui ont fait l’objet d’un rapport dans le dossier social et qui portent sur une stabilisation sociale en matière de loge-ment, budget, santé, situation administrative… ». Ce même CPAS a tenté dans un autre document interne d’objectiver les « paramètres » qui constituent des indices d’une « intégration professionnelle impossible » 17.

Au-delà des échanges permettant de constituer le dossier des usagers et de vérifier s’ils rentrent dans les conditions leur permettant de bénéficier d’une aide, l’enjeu des « relations de service » au sein du service social général est bien d’évaluer la stabilité des situations. L’assistant social peut s’appuyer sur trois éléments afin d’évaluer le critère de « stabilité ». Le premier élément est le discours de l’usager : un usager qui parle de difficultés familiales, de problèmes

17 Ces paramètres sont : la situation familiale (problème de garde d’enfant, violence, crise re-lationnelle, présence d’un enfant handicapé…), le logement (insalubrité, absence de logement, les finances (situation d’endettement…) la formation (niveau d’alphabétisation faible…) la santé (problème de santé physique ou mentale), l’âge (au-delà de 55 ans), la situation administrative (séjour illégal, permis de travail…).

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de garde d’enfants, de problèmes de dettes, de logement insalubre… apparaî-tra comme peu stable aux assistants sociaux. Les papiers que l’usager fournit à l’assistant social constituent le deuxième élément. Des indices d’instabilité peuvent en effet s’y retrouver comme par exemple un nombre important de factures d’hôpitaux ou des courriers concernant des dettes… Enfin, ces indi-ces peuvent être identifiés par l’assistant social dans les manières d’être de l’usager ainsi qu’au niveau corporel. Un usager qui sent l’alcool, qui a l’air d’un « zombie », qui n’est pas « soigné » 18 sont des indices permettant d’établir si sa situation est stable ou non.

Un usager dont la situation est qualifiée d’« instable » est ainsi dispensé de réaliser des démarches en vue d’une insertion professionnelle. Il y a ici un lien à faire avec la responsabilité que l’on attribue à l’usager vis-à-vis de sa situa-tion de précarité. Ceci est particulièrement vrai pour les problèmes de santé et de santé mentale. La maladie, qu’elle soit mentale, mais surtout lorsqu’elle est physique, n’est pas imputable à l’usager. (Ossipow et al., 2008, p. 80). De même que des problèmes de santé mentale ou physique déresponsabilisent l’usager de la contrepartie qu’il est censé donner à l’aide qui lui est octroyée. On ne peut sanctionner l’usager qui ne fournit pas une telle contrepartie, car il n’en a pas les capacités. À l’inverse, une situation jugée stable responsabilise l’usager et lui demande une contrepartie, sous peine d’être sanctionné ou du moins d’être qualifié de « mauvais usager ».

La stabilité et ses indices font en quelque sorte partie d’un « stock de connaissances » commun (Lima, Thrombert, 2011) à l’ensemble des assis-tants sociaux des CPAS observés et constituent des « routines organisation-nelles » (Ossipow et al., 2008, p. 91) sur lesquelles ces professionnels peuvent s’appuyer.

Conclusion4.

L’ambition de cet article était de montrer l’éclairage qu’apporte un passage par les « relations de service » à l’étude du travail social. Nous avons vu que s’attacher à ces relations ne signifie pas que l’on se centre uniquement sur le travail en situation. Ce travail est en effet relié aux dispositifs dans lesquels il se déploie, ces dispositifs étant eux-mêmes reliés aux politiques sociales qui ont contribué à les mettre en place. On ne s’attache ni strictement au travail social, ni strictement à l’organisation, ni strictement non plus aux politiques sociales mais bien à la jonction entre ces trois entités.

Dans le présent texte, la notion de stabilité a servi de fil conducteur. Celle-ci est constitutive du travail social en CPAS et s’observe en situation, à travers les indices qui sont sélectionnés par les assistants sociaux et les discours de ces professionnels. Mais cette stabilité s’ancre dans les dispositifs : des outils four-nissent des appuis aux assistants sociaux et on constate une partition entre des dispositifs destinés aux « usagers stables » et des dispositifs destinés aux « usagers non stabilisés ». Enfin, cette prise en compte de la stabilité peut

18 Les termes sont ceux utilisés par les assistants sociaux rencontrés.

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être mise en relation avec les particularités des nouvelles politiques sociales, cherchant à activer les usagers.

À travers la présentation de cette recherche, nous avons défendu une approche sociologique du travail social attentive aux dispositifs et au travail en situation. Seule une telle approche permet, selon nous, de saisir finement les enjeux actuels du travail social. Ces enjeux sont certes présents dans les théo-ries générales sur l’évolution des pratiques de travail social. On y parle ainsi d’individualisation, de personnalisation, de contractualisation, d’activation des aides… mais ces discours « macrosociologiques » ne nous disent rien sur la manière dont ces particularités se déclinent concrètement en situation. L’ap-proche que nous avons utilisée permet de comprendre comment des assis-tants sociaux interagissent avec des dispositifs et quels sont, dans ce cadre, les routines organisationnelles et les savoirs « indigènes » qui émergent à un niveau local.

Cette approche a bien sûr des limites. Nous avons en effet occulté les bio-graphies des assistants sociaux permettant peut-être d’expliquer comment cette mesure de la stabilité varie en fonction des origines sociales et des par-cours professionnels par exemple 19. Nous avons également occulté ce que peuvent avoir comme effets de telles catégorisations sur les usagers et leur parcours 20 et comment ceux-ci peuvent ruser contre les dispositifs et dévelop-per des stratégies face aux contraintes imposées par l’organisation. Reste que l’approche, aussi déterministe qu’elle puisse être interprétée, met l’accent sur ce qu’une organisation peut « faire faire » à ses travailleurs sociaux et com-ment elle qualifie, voire normalise les situations singulières des usagers.

Isabelle LACOURTHELHa134 rue Trieu-Kaisin6061 Montignies-sur-SambreBelgique

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19 La thèse de J.-F. Gaspar s’axe principalement sur le lien entre biographie des assistants sociaux et travail social en situation.20 C’est l’option qu’a prise N. Duvoux (2009).

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