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L'Aventure des savoirs dans la vie academique de ce siècle Jean-Pierre Aubin Georges Haddad

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L'Aventure des savoirsdans la vie academiquede ce siècleJean-Pierre Aubin Georges Haddad

L'Aventure des savoirs dans la vie academique de ce siècle

Jean-Pierre Aubin et Georges Haddad

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Les idées et les opinions exprimées dans ce volume sont celles des auteurs et nereprésentent pas nécessairement celles de l'UNESCO. Les appellations employéesdans ce volume et la présentation des données qui y figurent n'impliquent de la partde l'UNESCO aucune prise de position quant au statut juridique des pays, territoires,villes ou zones, ou de leurs autorités, ni quant à leurs frontières ou limites.

Publié en 2009par l’Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture7, place de Fontenoy, 75352 Paris 07 SP

Imprimé par l’UNESCO

Création graphique : www.barbara-brink.comMise en page : www.barbara-brink.com

Photos :© UNESCO/A. Abbe© UNESCO/K. Anis© UNESCO/R. Dominique© UNESCO/P. Lissac© UNESCO/V. M. C. Victoria

ED.2009/Conf.402/inf.10© UNESCO 2009Imprimé en France

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Sommaire1.World Class Universities

2. Les savoirs: évaluation, équité et égalité des chances

3. Création des savoirs

4. Passation des savoirs

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Sommaire

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1. L'héritageLes pesanteurs de l'histoire, notamment culturelle, induit de lourdes inerties sur lespossibilités d'évolution et de réformes. Il semble indispensable de jeter un regard surle passé avant d'imaginer des possibilités d'évolutions futures.

L'histoire des institutions universitaires et académiques nous lègue une situation quibride l'avenir. Ces moments privilégiés de rupture avec le passé et d'émergence denouvelles organisations offrent des occasions où chercher des explications : commentde nouvelles routes ont été défrichées, et pourquoi, si toutefois un but était poursuivi.Elles sont apparues dans des lieux et à des moments spécifiques, et ont diffuséensuite, dans le temps et dans l'espace.

La dynamique sous-jacente reste le désir de savoir, d'explorer, de découvrir,d'imaginer, d'inventer de nouveaux savoirs, et, ensuite, de les transmettre et de lespartager. Ce sont les deux missions indissociables de l'éducation et de l'enseignement,en complétant l'apprentissage indispensable pour aider à s'adapter au monde et à letransformer. Non seulement au monde physique, non seulement au monde social etéconomique, mais surtout au monde culturel que les cerveaux humains ont suconstruire et accroître génération après génération.

Préparer l'ébauche d'un nouveau concept d'université du XXI siècle, enjambant dansle temps et, dans l'espace, l'est et l'ouest de notre planète et les civilisations suméro-grecque (plutôt que judéo-chrétienne) et indo-chinoise qui ont fini par se rencontrer.La mise en perspective d'une liste non exhaustive de ces grandes étapes estéclairante.

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Sans remonter homo sapiens, ni aux civilisations purement orales, tout a commencéà Sumer, en Égypte et en Chine avec l'invention de l'écriture. Les savoirs pouvaientnon seulement être partagés ici et maintenant, mais conservés pour l'être ensuitedans le temps et dans l'espace. Les savoirs ne disparaissaient plus avec la mémoiredes hommes. Elles restaient sur terre au lieu d'être emportées dans l'au-delà. Cestockage des savoirs a permis leur croissance exponentielle. Écriture, livres, NTIC,toutes ces innovations ont accru la vitesse et l'aire de diffusion des savoirs.

En occident, la Grèce classique a innové, notamment après les créations del'Académie, du Lycée et du Gymnase, qui ont laissé des traces dans le vocabulaireoccidental. Sans oublier l'étape alexandrine, et plus tard, le siècle d'or du Moyen-Orient musulman.

Les vents soufflant sur ce grand lac qu'est la mer Méditerranée ont pu rapprocherpeuples et cultures riverains et fertiliser des croisements culturels féconds grâce à lanavigation.

À l'autre extrémité de la planète, l'empereur Wu (le martial) a fondé en 135 av. J.-C.la première université chinoise, " Tai Xue ", , lieu de " savoir suprême "

Bateaux le long des fleuves ou le long des côtes, caravanes le long des routes, commela célèbre route de la soie, ont permis les contact entre les rives de la Méditerranéeet l'Extrême-Orient.

Si l'Asie de nos jours investit le plus de nos jours dans l'enseignement supérieur et larecherche, c'est cependant dans le cadre d'un système qui a trouvé sa place enEurope, héritière des cultures grecques, romaines et musulmanes, avant derencontrer à son tour les civilisations précolombiennes des Amériques.

Ces propos liminaires évoquent à grands traits certaines de ces étapes dont noussommes les héritiers et tentent d'évaluer les inerties socioculturelles aux nouvelles

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1.1. " Taixue " . Le symbole taoïste " Tai " désigne ce qui est suprême, ultime,meilleur, et " Xue(3) " , pris comme substantif, signifie étude, et, comme verbe,étudier ou apprendre. Cet idéogramme contient l'idéogramme " Zi(3) " quisignifie " enfant ", l'autre partie étant dérivée du concept de " nid d'oiseau ", donts'échappe l'enfant pour voler de ses propres ailes.

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directions qui ont freiné le passage de cultures vers d'autres. Passages trop souventbelliqueux : les guerres ont été (trop) souvent, et paradoxalement, à l'origine denouveaux savoirs et de leur diffusion. Il faut espérer que le chemin vers un villageplanétaire permettra des échanges plus pacifiques.

Les deux millénaires d'histoire continue comme ceux des pays de culture judéo-chrétienne et islamique ou ceux de civilisation chinoise, indienne, japonaise, ou biend'autres impossibles à énumérer, couvrent ces sociétés d'une chape culturelleenracinée dans leur longue histoire, plus inerte que celle des pays neufs etd'immigration (les pays d'Amérique du Nord, l'Australie, la Nouvelle Zélande, et, dansune moindre mesure, ceux d'Amérique du Sud et d'Afrique). Ces derniers bénéficientd'une inertie moindre (mais qui s'accroît avec le temps), leur permettant d'être plusmalléables et par conséquent, d'acclimater des évolutions culturelles plus rapides oud'adopter et adapter de nouveaux modes de production et de diffusion des savoirs.

Politiques volontaristes ou pressions géopolitiques ne suffisent pas toujours pourtransposer des expériences d'une culture à l'autre ; il est nécessaire qu'auparavant unconsensus se forme pour les accepter. Les cultures, comme les organismesbiologiques, ont de réflexes immunitaires, où les anticorps sont remplacés par lesantiâmes, secrétées pour se protéger des contacts extérieurs.

1.0.1. Universités européennes : origines ecclésiastiques

En Europe, les églises chrétiennes, catholiques à l'ouest, orthodoxes à l'est, ont pris larelève culturelle d'un empire romain qui s'était effondré.

Le terme " université " vient à la fois du latin juridique " universitas " signifiant "communauté " et du latin classique " universus " signifiant " totalité ". L'universitédésignait au Moyen-Âge chacune des institutions ecclésiastiques d'enseignementsecondaire et supérieur. Entre temps, les découvertes indiennes (dont le zéro et lesnombres négatifs) ont voyagé jusqu'à Bagad, puis Cordoue pour féconder l'héritagegréco-romain. Deux grandes branches des mathématiques se rencontrèrent au débutdu second millénaire.

À la suite de Bologne et de Paris, de nombreuses villes d'Europe verront naître enleur sein des universités dont le prestige et la renommée se seront développés etrenforcés au fil des siècles pour constituer aujourd'hui ces grandes institutions quiauront inspiré les universités du nouveau monde ainsi que celles d'Asie et d'Afrique.

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Grâce à une langue universitaire commune, le latin, les échanges et la mobilité desenseignants et des étudiants étaient facilités, malgré des voyages difficiles et périlleux.Les formations et les diplômes étaient pour l'essentiel reconnus d'une université àl'autre.

Les idées ne valant que par leur commerce, la modernisation des techniques del'imprimerie allait entraîner une diffusion et une valorisation plus étendue des savoirsavec des conséquences universelles et irréversibles. Le danger de la diffusion dessavoirs en dehors d'une élite conduisit les autorités idéologiques à brûler les livres et,si possible, leurs auteurs.

Les métiers ne s'enseignaient pas à l'université mais en dehors par le moyen del'apprentissage ou du compagnonnage pour ce qui concerne l'artisanat et la plupartdes métiers de l'époque. Enfin la recherche universitaire était pratiquementinexistante voire interdite en ce qu'elle pouvait constituer une menace pour lesdogmes établis. Il s'agissait plutôt de conserver et d'approfondir les savoirsofficiellement reconnus.

Cependant sur l'initiative d'universitaires éclairés, se développèrent à travers toutel'Europe des enseignements moins officiels destinés à l'édification d'une jeunesse,certes restreinte et privilégiée mais ferment d'un progrès social et culturel qui mettraplusieurs siècles à s'affiner.

Héritière de l'empire romain et de ses règles juridiques, l'université du Moyen-Âgeétat caractérisée par une gestion hiérarchique et centralisée, qui a perduré jusqu'à lafin du XX siècle. Elle enseignait peu de disciplines, la théologie, le droit, la médecine,puis les mathématiques, alors réparties en arithmétique, géométrie, astronomie etmusique, les quatre branches du quadrivium. L'enseignement de la médecine et dudroit constituèrent une sorte de début d'enseignement professionnel, qui se poursuitde nos jours dans les facultés ou les " schools " de médecine et de droit. Cependant,le rôle principal de l'université fut la formation des maîtres. Ce n'est que plus tard, aumoment de la Renaissance, que les disciplines scientifiques (sciences de la nature etingénierie) prirent place dans les structures universitaires, mais sans bouleversementnotable des structures de gouvernance traditionnelles.

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1.0.2. La " Révolution de l'Orgueil "

Les innovations surgissent en un lieu donné, à une date donnée, à partir desquelles ellesdiffusent. Celles dont nous héritons directement ont un lieu, l'Europe, et un temps, laRenaissance, et un nouveau chemin s'est progressivement ouvert à cette époque.

De multiples raisons s'enchevêtrent pour rendre compte de cette rupture. Mais si l'ondoit privilégier une cause majeure, elle résiderait dans l'orgueil humain. Il s'est ajouté àla curiosité, à la tentation de l'exploration et au goût de la découverte.

Depuis l'antiquité grecque, le problème n'était pas tant d'être original que d'améliorerles œuvres précédentes, de perfectionner la forme sans bouleverser le fond,d'avancer dans une même direction. Si par leur industrie les hommes concevaient desinventions, elles n'étaient très souvent considérées que comme des curiosités, pastoujours adoptées.

Sauf en temps de guerre, où la survie à court terme exigeant une inertie faible, il n'yavait pas de temps à perdre pour inventer d'autres armes, d'autres façons de lesutiliser ou d'autres stratégies.

Si la Création est révélée, les hommes se contentent de la dévoiler, de la découvrir,de la révérer, d'en interpréter la révélation. La création, depuis les Grecs jusqu'à laRenaissance, n'est pas prisée en tant que telle, mais est une imitation d'un modèleparfait, imitation la mieux réussie possible. Si par mégarde l'homme recréait cetteinterprétation de la création pour la communiquer à autrui, il se réfugiait derrière unerévélation.

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1.2. Archimède et Marcellus. En témoigne le dépit du général romain Marcellus àl'annonce de la mort en 212 av. J.-C. d' Archimède par un soldat enragé à qui ilrefusait d'obéir, comme si un savant savait obéir. Bien placé pour mesurer l'efficacitédes inventions de ce génie, avec peut-être le secret espoir de retourner ses disciples,Marcellus organisa de grandioses funérailles, et inscrivit sur son tombeau une sphèreet son cylindre circonscrit. Sans Archimède, qui se souviendrait du vainqueur du siègede Syracuse? Les funérailles nationales de savants sont suffisamment rares pour nepas rappeler celles-ci.

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Commençant à se persuader de l'indifférence de la Nature à son égard, sans en êtreencore certains, ce sont les hommes qui doivent se cacher pour la dé-voiler, craignantmalgré tout d'être découverts et punis si jamais ils étaient surpris. Les hommes ontalors cessé d'interroger respectueusement la nature, ils se la sont appropriés. Au désirde pouvoir de l'homme sur l'homme s'est ajouté celui de maîtriser la nature, et pourcela, en percer les secrets : c'est là une véritable révolution.

Il est de fait que les inventions ne se sont multipliées en Europe qu'à la fin du Moyen-Âge et à la Renaissance. La Chine était alors bien en avance sur l'Europe à cetteépoque, avance qui a commencé à marqué le pas après le XV siècle. Le taoïsme, quine cherche pas tant à dominer la nature qu'à s'y adapter, n'a sans doute pas privilégiécette attitude intellectuellement orgueilleuse.

Depuis la Renaissance européenne, l'humilité de l'homme devant la Nature a faitplace à l'orgueil, à ne plus se contenter de s'adapter à la Nature, mais à la transformer.Orgueil qui a poussé les Européens de la Renaissance à désobéir, à innover, àtransgresser les interdits religieux, qui leur a fait franchir les frontières tantgéographiques que culturelles. Dessous ces inventions, qu'elles soient utiles ou futiles,perçaient l'abstraction et la laïcité. " Ose savoir ", défie Kant, au milieu de cetterévolution, à l'aube des Lumières. Sapere aude, pour que l'individu reprenne sondestin entre ses mains.

Les mathématiques connurent alors un nouvel essor comme langage interprétant lanature. Galilée confisquait la cosmologie, Pierre de Fermat la physique en plaçant leprincipe variationnel comme explication primitive d'une physique du monde, IsaacNewton la mécanique : d'une simple formule, il donnait une explication lumineuse eten apparence définitive de la mécanique.

La curiosité scientifique, cet irrésistible désir de comprendre, pouvait se dissocier decette soif inextinguible qui pousse à une contemplation tournée sur soi plutôt que surle monde qui nous entoure, en refusant de se plier aux lois de la nature pour mieuxla dominer. Science et contemplation furent dès lors des activités s'exerçant dans desdirections opposées. L'érudition, l'exégèse, et l'herméneutique consistent à chercherla vérité et la connaissance chez les anciens. Plus la pensée est antique, plus elle estprofonde, et plus sacrée elle devient. Comme les titres de noblesse, l'anciennetéprime. Au début, il y avait la Connaissance, qui, s'usant avec le temps, devenait de plusen plus inaccessible. Tous les efforts devaient donc être faits pour la retrouver. La

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parole antique devenait sacralisée, et si elle perdait sa signification originale, uneexégèse permanente et sans cesse renouvelée lui permettait de l'adapter auconsensus social du temps.

La science, pour laquelle il n'y a pas de textes sacralisés, va de l'avant, se fonde surl'exploration et des expériences et non sur une révélation. Les assertions scientifiquesles mieux établies sont révisables, contrairement aux dogmes. Leur durée de vie necesse de diminuer à la mesure de leur diversification. Le temps des sciences souches,comme on dit des cellules souches, est révolu, et il est difficile de revenir en arrière,de repérer les grandes bifurcations, de désapprendre. Le doute prévaut, et remet touten question. La pensée scientifique chasse les pensées magiques et irrationnelles. Lesinventions et découvertes scientifiques sont à la fois appelées à disparaître après enavoir fécondées d'autres, et à être cumulées au fil des temps pour en suivre la genèse.Il n'en va pas de même des œuvres d'art et de littérature qui, elles, sont indépassables.Elles deviennent l'objet d'érudition de la part des successeurs, elles ne font pas l'objetde " destruction constructive " par les chercheurs, pour paraphraser JosephSchumpeter.

C'est au cours de cette période qu'a surgi la revendication concomitante nonseulement d'une libération des chaînes de la nature et des puissances célestes, maisaussi bien de celles imposées par les puissants sur cette terre. Ce bouleversementmoral et idéologique a permis l'essor conjoint de la science, de la démocratie, de laproduction économique, de l'émergence de l'État de droit et de ce qu'on a fini parappeler le capitalisme.

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1.3. Bruno et Vanini. Giordano Bruno , l'érudit, le " conservateur ", cherchait la véritéauprès des " saints docteurs et les docteurs profanes, parlant à l'ombre des scienceset à la lumière de la foi " en interprétant les textes anciens. Jules César Vaniniincarnait, quelques années après, le début de la révolution de l'orgueil, en entamantsa marche vers la dissidence. L'histoire a retenu celui qui préservait une connaissancepassée, l'herméneutique et l'exégèse, tandis que, comme tout innovateur, le seconddéfrichait le début d'un chemin dont les traces allaient être effacées par la poussièrede la science en marche. À l'aube du siècle des Lumières, ils ont cherché à s'éclairerdes feux de la science. Le premier a été brûlé à Rome en 1600 et Vanini à Toulouseen 1619.

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L'orgueil des hommes prétend les placer non seulement en tête de la Création, maisencore à la tête de leurs propres créations. Les révolutions industrielles etinformatiques étaient annoncées. Cet orgueil qui les exalte en leur faisant perdretoute notion de prudence risque de les conduire à les " dénaturer " une seconde foisen mettant la nature en esclavage, voire une troisième fois, en passant à l'état demachine cognitive évoluant dans un monde virtuel.

Naturellement, l'Europe de cette époque n'a pas été la seule région à connaître sesdissidents. À la même époque que Bruno et Vanini, Li zhi s'exprimait avec franchiseet une liberté inhabituelle et il fut conduit en prison et au suicide en 1606.

1.0.3. L'ère industrielle et l'université du XIX siècle

Le XVIII siècle, siècle des Lumières et des grandes révolutions et plus encore, le XIXsiècle, au cours desquels s'imposent les idées nouvelles et s'établissent de nouveauxrapports socio-économiques, voient se former le concept contemporain d'université.C'est en fait en 1806 qu'est définie pour la première fois l'université comme corpsdes maîtres de l'enseignement public des divers degrés (Alma Mater) et en 1809 queVon Humboldt crée à Berlin la première université des temps modernes :établissement d'enseignement supérieur constitué par un ensemble d'unités deformation et de recherche, d'instituts, de centres et de laboratoires de recherche.

Ainsi pour la première fois, la recherche fait partie intégrante des missionsofficiellement confiées aux universités et à travers elles s'expriment pleinement leursresponsabilités d'innovation et d'anticipation.

A partir de cette époque, les grandes découvertes scientifiques deviennent pourl'essentiel l'affaire des laboratoires universitaires et les grands progrès de laconnaissance ainsi que la transmission de ceux-ci l'affaire des enseignants-chercheurs,concept moderne qui apparaît vers la fin du XIX siècle. L'institution universitaire se

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1.4. Li zhi. Ses livres parmi lesquels , Livre à brûler et Livre à cacher publiés en 1590et 1599, furent interdits par décret impérial. Jean-François Billeter le cite dans sabiographie [2] :" De plus, tous les imbéciles de la région se sont mis à voir en moi unhérétique, et je me suis fait hérétique pour être digne du nom dont m'honoraient cessots. " Le mandarinat n'a pas privilégié la dissidence à cette époque.

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porte garante de l'autonomie des chercheurs et des scientifiques, de leurs libertés, etde la défense et de la diffusion des savoirs qu'ils produisent. De même et d'unemanière fondamentale, les progrès des techniques de production et les révolutionsindustrielles conduisent à l'émergence de nouveaux métiers et de nouveaux besoinsen terme de formations professionnelles. C'est donc tout naturellement, dans laplupart des pays d'Europe mais aussi en Amérique du Nord où naissent de nouvellesuniversités, dont certaines font référence aujourd'hui, que la société diteentrepreneuriale s'adresse à l'université pour répondre à ces besoins nouveaux.

2.Anticiper les lignes de forcesLe XX siècle, siècle à la fois des plus grands désastres et des plus grandes avancéesdans tous les domaines de la connaissance, voit les universités devenirprogressivement mais sûrement des partenaires essentiels du développement socio-économique et du développement culturel.

Découvertes et inventions se multiplient, de nouveaux champs disciplinairesapparaissent, des modes originaux de formation se mettent en place dont les plusrécents concernent la formation à distance, la formation continue et les formationsen alternance. Le principe de formation récurrente (formation tout au long de la vie)fait son apparition. Ces dernières décennies ont vu s'affirmer les liens entre larecherche universitaire, l'enseignement, l'industrie et le monde du travail, ainsi qu'uneparticipation accrue de l'université au développement régional et à l'aménagement duterritoire. De même, mais avec quelque réticence dans certains pays, le principe del'évaluation des missions de l'université s'est imposé permettant aux universités deprogresser, mais aussi à la société d'avoir une perception plus claire desaccomplissements universitaires. Cette activité d'évaluation, si elle répond à uneexigence naturelle d'efficacité, a connu et connaît de plus en plus, par ses méthodesbureaucratiques et statistiques, des effets pervers qui vont à l'encontre des objectifsrecherchés.

L'ouverture progressive de l'éducation à des classes d'âge de plus en plusnombreuses et l'ouverture encore insuffisante de l'université à toutes les couchessociales sur la base du mérite et des qualités individuelles impliquent pour le siècleactuel de relever le défi de la " massification " de l'enseignement supérieur associé auxexigences de pertinence et de qualité.

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Le XX siècle, dans sa seconde moitié, a vu la fin du colonialisme et l'émergence denouveaux pays soucieux d'assurer leur avenir et celui de leurs jeunesses grâce à desmoyens de formation autonomes et performants.

De nouvelles universités se sont créées, parfois de manière incohérente etanarchique. L'enseignement supérieur sera pour ces pays en développement l'un desenjeux majeurs de leur avenir. La responsabilité et la solidarité s'imposent au niveauinternational si l'on veut éviter des crises aux conséquences insoupçonnées pourl'avenir de ces pays et par transitivité pour les pays dits développés.

La question se pose de savoir s'il faut copier le modèle occidental légué par le XXsiècle ou anticiper les révolutions en cours pour éviter ou accélérer certaines étapesde l'évolution de l'enseignement supérieur et de la recherche, voir, éviter les obstacleset les impasses. Elle est essentielle, car les coûts de cette transition, y compris le tempsincompressible pour la conduire, sont gigantesques.

Enfin les technologies modernes de communication et d'information, lamondialisation de l'économie et du marché de l'emploi entraînent pour cette : fin desiècle et pour le siècle à venir de nouvelles responsabilités réciproques entrel'université et la société.

Les notions modernes de libertés académiques et d'autonomie susceptibles depermettre aux universités d'assumer leurs missions à l'égard de la société doiventaussi être préservées et intégrées dans le cadre des nouveaux contrats et stratégiesqui se mettent en place expérimentalement.

Les contrats entre les universités et la société restent alors à définir clairement. Ne pastenir compte des inerties culturelles peut conduire à transplanter des structures degouvernance et des disciplines qui sont susceptibles d'être rejetées par une sorte desystème immunitaire culturel. Les transplantations de modèles culturels, tels les modèlesde systèmes d'éducation, nécessitent pour réussir un traitement politique et culturelapproprié, sur de longues années. Très souvent, dans le cas où elles ne seraient pasrejetées, les transplantations ne conservent que les éléments proches de la sociétéd'accueil, qui ont le plus de chance d'être les moins originaux et les moins utiles. Il n'ya pas de solution simple à ces problèmes. Encore faut-il les reconnaître et les identifier.

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3. L'irruption des réseauxL'éclatement des savoirs et de leur production retentit également sur l'évolution desinstitutions d'enseignement supérieur " de modèle européen ".

Les institutions universitaires localisées, permanentes, hiérarchisées, sont confrontéesà des crises qui vont faire surgir de nouvelles organisations en réseaux régionaux etinternationaux d'activités d'enseignement et de recherche. Comme l'évolutionbiologique, les systèmes sociaux complètent les institutions existantes en leur ajoutantde nouvelles structures toutes les fois que des crises apparaissent lorsque la viabilitédu système est en jeu.

De tels réseaux ont émergé ces trente dernières années en ce qui concernel'internationalisation des publications et congrès internationaux. Nombre de revuesmentionnaient dans leur titre l'institution qui les avait créées pour laisser placemaintenant à des publications de moins en moins généralistes et de plus en plusdirigées par des comités éditoriaux représentant des communautés disciplinairesinternationales. De même, le souhait de la majeure partie des institutionsuniversitaires d'être vraiment universelles, en couvrant l'ensemble des disciplines etdes sous-disciplines, a eu pour effet d'émietter en leur sein les spécialités et d'affaiblirles synergies. Les spécialistes de ces communautés disciplinaires internationales ontpris l'habitude de se réunir de plus en plus souvent lors de rencontres leur permettantde coopérer entre eux, et de fonctionner en réseaux.

Il est possible d'anticiper cette évolution en imaginant et en expérimentant d'autresréseaux, et d'accélérer ainsi leur émergence et leur efficacité, tout en préservantl'aspect labile et éphémère de leur organisation. Cela permet aux réseaux nonhiérarchisés d'être plus réactifs aux progrès scientifiques, d'utiliser au mieux lesbénéfices de l'informatique et de stimuler les grandes institutions universitaires. Leurévolution suit tout naturellement celles des grandes entreprises dont la taille étouffedécouvertes et innovations, pour la plupart l'apanage des petites entreprises, lesfameuses " start up ".

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3.1. Portefeuilles de formations de pointe

De par leur nature, découvertes et savoirs spécialisés ne peuvent attirer qu'un petitnombre d'étudiants. Si les enseignements de pointe ou des formations originales sonttous localisés géographiquement dans une même institution, de tels savoirs ne serontpas diffusés dans l'ensemble de la communauté " disciplinaire " qui est répartie àl'échelle internationale. Ils risquent donc d'être gaspillés faute d'une organisation enréseaux qui accroît leur diffusion dans de multiples institutions. Il vaut mieux que desréseaux disciplinaires internationaux organisent des " portefeuilles de formations depointe " de cours qui ne peuvent être normalement enseignés que dans un tout petitnombre d'institutions. Pour que des étudiants a priori intéressés par ces coursspécialisés enseignés que dans nombre d'institutions puissent y accéder, il faut donc "délocaliser " et " concentrer " ces cours sur une semaine ou un petit nombre desemaines en constituant des portefeuilles de formations de pointe non pasinstitutionnels, mais disciplinaires, offrant ces enseignements de pointe à des réseauxd'étudiants venant de toutes parts. Lorsque ces cours sont de nature résidentielle,oùprofesseurs et étudiants co-habitent pendant une période d'enseignementconcentrée, la diffusion des savoirs prend un autre caractère pédagogique puisque lesquestions peuvent se poser en dehors des exposés traditionnels et à titre privé, et lesréponses adaptées à chaque interlocuteur. La cohabitation pendant cette périoded'étudiants venant d'horizons géographiques ou disciplinaires différents permetd'étoffer liens et connections interdisciplinaires variés et favorise le dialogueinterculturel.

3.2. Réseaux de maîtres

Les institutions universitaires, surtout celles des pays en voie de développement, n'ontpas eu ou n'auront plus les moyens financiers ou humains pour assurer sur placel'enseignement de toutes les disciplines, ou même, dans le cas d'une disciplinedonnée, l'éventail de tous les savoirs. Des réseaux de maîtres peuvent pallier cesobstacles. À cet effet, une institution d'enseignement supérieur constitue un réseaude maîtres dans le cadre d'une spécialité donnée. Elle invite des enseignants et/ou deschercheurs, collaborant avec les membres permanents de l'institution, pour quelquesmois, mais de façon récurrente, pendant les quelques années de la durée de leur contrat.Ces visiteurs consacrent une partie de leur temps à l'enseignement proprement dit,et l'autre partie à animer en collaboration avec les chercheurs ou les professionnels

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permanents des activités de recherche. Par le jeu d'invitations de visites sechevauchant, une confrontation entre les visiteurs s'ajoute à celle entre visiteurs etpermanents pour créer ou multiplier des synergies auxquelles l'institution peutprendre une part active. Cette perspective de collaboration avec un plus grandnombre de collègues incite mieux les enseignants et chercheurs à quitter pour unedurée limitée leurs institutions. La présence de plusieurs enseignants-chercheursextérieurs accroît les retombées positives sur l'enseignement de l'institution invitante,sa recherche, son prestige, et son attractivité auprès d'étudiants et de nouveauxautres visiteurs ainsi mis en compétition.

En complétant ainsi le tissu des universités traditionnelles, ces deux types de réseaux,où se déplacent les étudiants pour suivre des de formations de pointe organisées en" portefeuilles ", et les professeurs et chercheurs pour le second, amplifie les échangesde savoirs, plus rapidement et à un moindre coût.

En complétant ainsi le tissu des universités traditionnelles, ces deux types de réseaux,où se déplacent les étudiants pour suivre des de formations de pointe organisées en" portefeuilles ", et les professeurs et chercheurs pour le second, amplifie les échangesde savoirs, plus rapidement et à un moindre coût. Ces réseaux pourraient êtrel'ébauche d'un nouveau concept d'université du XXI siècle, enjambant dans le tempsl'est et l'ouest de notre planète et les civilisations suméro-grecque plutôt que judéo-chrétienne) et chinoise qui ont fini par se rencontrer :

4. " Reverse brain-drain "Ces structures légères et éphémères sont particulièrement adaptées aux pays en voiede développement, tout en limitant le brain-drain fatal, tant des étudiants que desprofesseurs, vers des institutions plus prestigieuses ou des pays plus riches, profitantgratuitement de l'investissement dans leur éducation par les pays plus pauvres.

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3.1. " Taixue " et " Thélème ". L'université du futur ne devrait-elle pas devenir leparadis intellectuel sur terre réunissant et conciliant " Taixue ", le savoir suprême, et" Thélème ", cette abbaye où " Fay ce que vouldras ", puisque " telo " (vouloir) estl'étymologie grecque à l'origine de la rabelaisienne maxime ?

Le néologisme œcuménique TaiTel, résumant l'idée de " suprême volonté de savoir ",pourrait alors la désigner.

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Ces derniers devraient mettre en place une double politique d'éducation :investissement dans l'éducation de leurs ressortissants et une politique d'emploi surplace, accompagnée d'une obligation de remboursement en cas d'émigration dansd'autres pays ou dans des entreprises privés, ce qui est le cas aujourd'hui. Ce ne sontpas les prosélytes du " Marché " qui devraient trouver à y redire.

Le brain-drain n'est-il pas un témoignage révélateur des déficiences d'un systèmeuniversitaire qui ne réussit pas à renouveler de lui-même ses chercheurs etprofesseurs pour les débaucher ailleurs ?.

L'organisation en réseaux est indispensable pour que les pays en voie dedéveloppement ou ceux de la transition économique puissent avoir accès à desactivités d'enseignement et de recherche dans un certain nombre d'activités. Il s'agitpour eux de faire des choix pour augmenter la synergie de leurs enseignants et deleurs chercheurs dans quelques domaines bien choisis où ils deviendraient desexperts, et constitueraient les nœuds de ces réseaux d'étudiants et de maîtres. Lechoix d'une telle politique favorisant les synergies dans un petit nombre de domainesa déjà été tenté à mainte reprise.

Ce fut le cas dans la Pologne renaissant de ses cendres après la Première Guerremondiale. Zygmunt Janiszewski conçut une stratégie scientifique pour son paysémergeant qui en fit le berceau d'une des plus célèbres écoles mathématiques du XIXsiècle et qu'il avait exposée en 1918 dans un texte intitulé Polish Science: Its Needs,Organisation, and Development. Il proposait que les mathématiciens polonais n'avaientnul besoin de suivre ni d'imiter les mathématiciens étrangers et pouvaient développerune position polonaise. Il préconisait pour cela que les mathématiciens polonais seconcentrent sur un tout petit nombre de thèmes sur lesquels ils avaient déjàcontribué. Il insistait également sur le fait que les mathématiques ne nécessitaientaucun investissement en laboratoires et équipements. Même si les ordinateurs ontremplacé les fameuses gommes et crayons dont sont censés se contenter lesmathématiciens, cette remarque est toujours d'actualité. Plus que jamais de nos jours,car les mathématiciens, s'ils le souhaitent, peuvent s'implique aussi dans denombreuses autres disciplines, auxquelles ils peuvent contribuer sans nécessairementparticiper aux expériences coûteuses. Malgré son décès prématuré en 1920, sessuggestions ont été suivies : partie de rien, la Pologne a été un phare desmathématiques. Elle a survécu aux occupations mais ne résistera peut-être pas auxnouveaux modes mondialisés d'organisation de la science.

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Stratégie que pourraient suivre les pays en voie de développement, en les aidant àsurmonter la " fracture scientifique et cognitive " qui les éloigne dans la " dérive descontinents cognitifs ". Les problèmes sont immenses, comme l'indique le livre original[1] d'Étienne Bebbé-Njoh , docteur en mathématiques (sous la direction d'AlbertChâtelet) et en philosophie, fondateur et directeur du Centre éducatif d'Ekoudou àYaoundé, allant de la maternelle jusqu'au baccalauréat, accueillant chaque année plusd'un millier d'enfants. Il y expose courageusement et sans langue de bois, despositions à l'encontre d'idées reçues, mais qu'il a expérimentées. Il s'inspire de LucienLévy-Bruhl pour proposer le concept de " mentalité primordiale ", une véritable forced'inertie qu'il oppose à rationalité scientifique, force de progrès technologique quipropulse les sociétés dans un processus de modification permanente del'environnement. Il refuse d'identifier nécessairement la mentalité traditionnelle à laculture africaine et la rationalité scientifique à la culture euro-occidentale, montrantque chaque société participe à des degrés divers, mais non immuables, de ces deuxcomposantes.

La direction du brain drain d'une institution vers une autre, d'un pays vers un autre,est le témoignage révélateur des déficiences d'un système universitaire qui ne réussitpas à renouveler de lui-même son enseignement, sa recherche et ses métiers.

L'inertie de l'évolution culturelle est élevée, car collective. Elle doit être renduecompatible avec l'évolution cognitive de chaque individu. De nouveaux modesd'organisation à imaginer assurent un programme pérenne et de qualité d'éducationpour tous dans un monde dont il faut impérativement réduire les inégalités cognitives.Pour tous, des toutes premières années de la vie jusqu'à l'enseignement supérieur, etsurtout, des enseignements récurrents tout au long de la vie. Sans oublier que son

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4.1. Stratégies de développement. Les divers pays devraient mettre en place unedouble politique d'éducation : investissement dans l'éducation de leurs ressortissantset une politique d'emploi sur place, accompagnée d'une obligation de remboursementen cas d'émigration vers d'autres pays, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui.

Les pays en voie de développement pourraient avoir une chance de surmonter ainsila " fracture scientifique et cognitive ", qui les éloigne dans une sorte de " dérivecognitive ", métaphore de la notion de " dérive génétique " proposée par Ernst Mayr,comme l'un des mécanismes majeurs de l'évolution des espèces.

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fonctionnement ne sera harmonieux et efficace que si tous les maillons de cettechaîne évoluent de concert. L'une des deux extrémités de cette chaîne,l'enseignement supérieur et la formation des maîtres, n'a pas retenu toute l'attentionrequise. L'autre, la formation des parents pour l'éducation des tout petits, dont on saitmaintenant qu'elle est cruciale, n'existe pas.

5. Capturer l'excellence?Capturer l'excellence? Capturer l'excellence?

La fin du XX siècle a vu émerger le concept d'excellence et une frénésie pour la définiret la capturer. Toute institution aspire dès lors à bénéficier de ce prestigieux label.

Cette aspiration est allée de pair avec la possibilité de mesures de l'excellence qui ontpour effet pervers de prendre au sérieux des techniques statistiques utilisant dedonnées numériques qui n'ont guère de sens. Les savoirs, dépourvus d'unités demesure, ne sont pas mesurables par des nombres. Seules quelques conséquencespeuvent l'être, mais, en nombre suffisant bien trop insuffisant, procurent une vuebiaisée et une image déformée. À oublier cette remarque liminaire, on risque d'allerà l'encontre des buts poursuivis.

Des techniques bibliométriques ont par exemple été inventées, qui aussitôtdisponibles, ont provoqué des effets pervers et nocifs : les chercheurs ont vite fait des'adapter à ces critères qui se voudraient être objectifs, sans le pouvoir. Le prétexteinvoqué est le devoir d'informer la " société ", représentée par des " parties prenantes" (stake-holders) ou des " policy-makers " mal identifiés à l'origine des décisions definancement.

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4.2. Le jour où la direction du brain-drain s'inversera, l'humanité s'éveillera.

Des structures légères, fluides et éphémères sont particulièrement adaptées aux paysen voie de développement, tout en limitant le brain-drain fatal, tant des disciples quede leurs maîtres, vers des institutions plus prestigieuses ou des pays plus riches,profitant gratuitement de l'investissement pour les former dans leur pays d'origine.

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Sans oublier les faiseurs de mode qui veulent attirer les talents en utilisant des critèresfallacieux. On oublie que l'originalité, contrairement au développement, se taritsouvent après avoir été socialement reconnue. La célébrité attise l'arrivisme et leconformisme plus que la dissidence du " mainstream " qui est la marque de la véritabledécouverte, avant qu'elle se transforme éventuellement en innovation.

Car que peut-on mesurer ? La taille des populations des différents segments analyséset les moyens financiers qui leur sont alloués, par exemple. Des populationsinsuffisamment segmentées, telles les " World Class Universities ", n'ont aucun sensde par leur hétérogénéité. Il faut par exemple distinguer les niveaux d'enseignements(études pré-doctorales et post-doctorales), la nature des disciplines, les équipementsqu'elles nécessitent, la nature des moyens (nombre de professeurs par étudiant,support administratif par enseignant et chercheur, budget général, etc.).

Il faudrait donc effectivement opérer un premier classement des populations selonleur nature et les moyens rapportés à la tailler de leur population.

Ce serait à l'intérieur des catégories relativement homogènes d'un tel classement quepourraient être opérées des comparaisons qualitatives sensées et raisonnables. Et celaen fonction de toute une série de critères dont la liste exhaustive est impossible àdresser, parmi lesquels

évaluation de la qualité des chercheurs individuels (et non pas d'une recherchecollective),

contribution à la prospérité économique (mesuré par le nombre de brevets, des" royalties ", etc.

contribution à la qualité sociale et culturelle,

tout simplement, contribution à la connaissance humaine.

Cela exige un travail tel que ceux qui se sont érigés en " classeurs " (et non plus enévaluateurs) ont préféré utiliser des données brutes sur Internet d'un tout petitnombre d'institutions importantes par leur taille, celles qui se prétendent être des "World Class Universities ". Plus elles sont importantes, plus elles sont hétérogènes, etmoins un classement quelconque a de sens.

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Le coût de plus de plus en élevé des institutions d'enseignement supérieur et derecherche fait de plus en plus appel à des sources de financement extérieures, et enparticulier, à des capitaux privés, dont l'indicateur majeur est le retour monétaire surinvestissement (avant la salutaire crise qui vient de survenir). Ce critère financier denature numérique a tendance à prendre le pas sur les critères qualitatifs nonnumériques, et par là même, se nourrit de pseudo-critères quantitatifs en lieu et placede ces critères qualitatifs. Ceux-ci exigent la confiance, difficile à établir dans degrandes organisations, qui sécrètent naturellement des mesures bureaucratiques. Cesdernières sont difficilement compatibles avec l'éducation et la recherche. Cesconsidérations de bon sens n'ont sans doute pas échappé à ceux dont l'intérêt est deles exploiter. De fait, l'argent peut beaucoup et pervertit encore plus, en utilisant descritères quantitatifs qui aiguillent les activités intellectuelles dans des directions qui nefavorisent pas nécessairement l'innovation. Ces critères qui se veulent transparentssont en fait déformés par le prisme de la rentabilité financière. C'est un écueil peuvisible dans la mesure ou chacun des acteurs du système doit survivreindividuellement.

La qualité d'une institution est à l'aune de l'excellence de ceux qui la décernent.

L'excellence ne se capture pas par des filets quantitatifs : elle perdra de son sens enfonction de l'inflation des institutions qui se prétendront excellentes. C'est le fataldestin des superlatifs illégitimes.

L'excellence ne se décrète pas, elle n'est que décernée.

5.1. Les nouvelles missions

C'est ainsi que l'histoire des universités montre que la part de la création des savoirs,sans prendre le pas sur celle de leur transmission des savoirs, a pris une place de plusen plus importante dans les missions des universités qui se mettent en placeactuellement. Quelle que soit leur structure les institutions d'enseignement supérieurdoivent favoriser la création de nouveaux savoirs par la recherche, leur diffusion parl'aide à l'innovation, la formation des maîtres et celles des étudiants. Il faut concevoirdes structures qui permettent de transmettre tous les savoirs, dans des combinaisonsdisciplinaires variées, à l'ensemble des étudiants. Enfin, pour susciter lerenouvellement des savoirs, que ce soit dans les institutions de recherche et ded'innovation ou dans les organisations professionnelles, les former par la recherche,autant que faire se peut, et pour certains, à la recherche.

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[1] Bebbé-Njoh E. (2002) " Mentalité africaine " et problématique du développement,L'Harmattan

[2] Billeter J.-F. (1979) Li zhi, philosophe maudit Droz

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5.1. Apprendre à apprendre, apprendre à découvrir, apprendre à enseigner, telles sontles missions des institutions académiques et universitaires de demain.

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Les savoirs:évaluation,équité et égalitédes chancesJean-Pierre Aubin et Georges Haddad

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1. Nature des savoirsLa notion de " savoir " est un terme particulièrement polysémique. Il est entendu icicomme l'image cognitive codant le comportement d'une personne agissant surl'environnement pour le transformer. Ceci dans le but de l'adaptation aux contraintesde viabilité imposées par l'environnement.1

L'environnement est complexe, ayant des composantes physiques, biologiques,sociales, et surtout, dans cette analyse, culturelles.

Comportements, et donc savoirs, sont des processus qui ne peuvent être saisis quesi l'on connaît à la fois les entrées de l'environnement et les sorties effectuées sur lesenvironnements. Il faut en effet lever tout d'abord une ambiguïté : le langagevernaculaire ne différencie pas clairement la notion de processus et de résultat duprocessus, c'est-à-dire la connaissance des relations entrées-sorties au lieu de cellesdes seules sorties. Il faut donc observer les sorties associées à chaque entrée pourpouvoir observer un comportement, car il semble impossible de déceler desrégularités comportementales à partir de la seule observation des " sorties " qui netiendrait pas compte de leurs causes.

Bien qu'un environnement comporte de nombreuses composantes physiques, socialeset culturelles, le langage usuel a tendance à privilégier dans la notion de savoirs ceuxqui codent des états des composantes sociales et culturelles de l'environnement. Cesens peut être trop restreint dans la mesure où les composantes de l'environnementsont trop entremêlées pour être distinguées les unes des autres. Ceux des savoirs quicodent les comportements agissant sur les composantes culturelles de

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1 De fait, sans entrer dans les détails des systèmes cognitifs, les " processus cognitifs " transforment, auniveau du système nerveux, les perceptions symboliques des entrées de l'environnement en actions surl'environnement produisant les sorties, c'est à dire des comportements. Les définitions ci-dessus sontamplement suffisantes pour notre propos.

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l'environnement sont privilégiés dans l'analyse ci-dessous. Il ne faut pas oublier que lesêtres humains vivant en société, les savoirs codent également des comportementsimpliquant les composantes sociales de l'environnement, et notamment, lescomportements agissant sur les autres êtres humains et organismes vivants.

Parmi eux, les comportements de transmission des savoirs, à commencer par celuid'imitation d'un côté, d'apprentissage, de l'autre, sont également codés par dessavoirs, savoirs de transmission des savoirs.

Le commerce de ces biens étranges que sont les savoirs nécessite des producteurs(chercheurs, innovateurs, entrepreneurs), des consommateurs (élèves et étudiants, enfait, chaque être humain), des distributeurs (parents, maîtres et professeurs). Chaquepersonne joue tour à tour ces différents rôles, avec des intensités différentes.

Ce commerce exige de chacun de ses acteurs la confiance, qui ne peut s'acquérir quelentement. Dès que la confiance disparaît, les mesures bureaucratiques et les règlesglobales s'engouffrent pour simplifier ces transactions sur le marché des savoirs.

1.1. L'appétence à la compréhension, la découverte et l'apprentissage

Les étudiants ont de nos jours de plus en plus de difficultés à percevoir et à croireque le temps passé à l'université leur est utile. L'absence de représentation concrèteet perceptible des activités professionnelles qui relèvent de plus en plus des secteurstertiaires et culturels exige de la part de nombreux étudiants un trop grand effortd'imagination pour accepter de consacrer des efforts scolaires à des objectifs nonidentifiés. Le lien entre l'éducation et les métiers se sont dissous de par la disparitionprogressive de métiers spécifiques stables et identifiables. Sans perception d'une claireperspective d'avenir, il est difficile de déclencher chez les étudiants des vocations quileur permettent de se passionner pour leurs études.

Lorsque la foi en un meilleur avenir est ébranlée, il ne reste plus que l'obéissance oul'appât du gain pour y suppléer, et cela ne donne pas toujours les résultats escomptés.

1.2. L'inertie des savoirs

Les cerveaux humains ne peuvent plus maîtriser l'ensemble des savoirs produits etaccumulés par leurs prédécesseurs. C'est la raison pour laquelle une certaine divisiondu travail cognitif entre les êtres humains s'est instaurée, donnant naissance à laconstitution de disciplines nouvelles.

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Les savoirs d'une discipline ont une inertie d'autant plus forte que leur histoire estancienne. Plus les savoirs sont enracinés dans la mémoire collective et enseignésdepuis la prime enfance, plus le consensus est fort et partagé, plus lent sera le passageà un consensus sur l'adhésion à de nouvelles disciplines. Ce passage ne se fait le plussouvent que lorsque la viabilité de la société de savoirs est en jeu, en situation decrise. C'est durant ces périodes qu'il est possible de réformer et que les réformespuissent être adoptées.

1.3. Redondance et culturodiversité

L'adaptation nécessite un réservoir de potentialités dans lequel puiser descomportements, et, par conséquent, les savoirs qui les codent. La taille de ce réservoirest la redondance. L'évolution de la redondance peut être paradoxalement freinée parl'adaptation à l'environnement de plus en plus contraint, de plus en plus exigeant, quitrouve son paroxysme dans une niche écologique. Pour se spécialiser, il faut mobiliserde plus en plus de savoirs, au détriment de la redondance des autres savoirsdisponibles, qui s'amenuise avec le temps. Lorsque l'ensemble des savoirs disponiblesdevient trop exigu, la robustesse du système cognitif décroît. Puisque l'environnementculturel évolue de plus en plus vite, il se peut qu'il ne reste plus assez de savoirsdisponibles pour rendre viable le nouvel environnement.

C'est un phénomène analogue à la totipotence des cellules souches qui ne sont pasencore spécialisées et dont le destin est ouvert et va se refermer doucement au furet à mesure de leur spécialisation pour faire face à des modifications imprévisibles del'environnement culturel au sens large.

La redondance induit une évolution en buisson, à partir de laquelle l'évolution dessavoirs peut foisonner et la vie sélectionner ceux qu'elle valide.

Comme la vie, qui a privilégié la biodiversité avec le succès que l'on sait, l'évolutionculturelle doit trouver son équivalent dans une culturodiversité, pour déboucher surune " division du travail cognitif " dans les processus de découverte. C'est l'expériencequotidienne de l'écrivain qui jette sur le papier mille idées parmi lesquelles il enchoisira une, celle du mathématicien qui multiplie les calculs, jusqu'à ce que son sensde l'esthétique et l'exigence de la preuve l'aident à choisir la " bonne formule ", celledes décideurs qui se réunissent en séance de " brainstorming " au cours de laquelleune idée émerge, celle des politiciens qui mettent plusieurs fers au feu de leursambitions.

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C'est la redondance du progrès scientifique et technologique qui permet aux êtreshumains à la fois d'accroître la production de savoirs et de multiplier lescomportements humains.

Les mécanismes qui ont accru la redondance en créant des réservoirs de savoirs de plusen plus vastes ont été (partiellement) sélectionnés par l'humanité.

Lors de ce processus d'exploration de l'environnement culturel, on ne reconnaîtrajamais assez le rôle joué par les erreurs dans les processus d'innovation et dans lesprocessus d'apprentissage.

Car ce sont les erreurs qui sont à l'origine d'un accroissement de la redondance dessavoirs, permettant une exploration involontaire de l'environnement. Celles, sinombreuses, qui émaillent par exemple l'histoire des sciences ont permis d'explorerdes évolutions non prévues, rendues possibles dès lors que le réservoir depotentialités contient de nombreux savoirs déjà validés. Ce n'est pas parce quel'esprit humain ne comprend pas un phénomène - ce qui arrive lorsque justementune erreur remet en cause la confiance qu'on a dans la validité d'une métaphore -qu'il faut jeter ce phénomène avec l'eau de la compréhension.

Mieux vaut expérimenter, explorer et valider les savoirs disponibles.

2. Évaluation des savoirsLa quête de l'excellence est un objectif louable dont la mise en œuvre réclame desprocédures d'évaluation des savoirs échangés entre la personne évaluée del'évaluateur. Celle-ci est basée sur une analyse personnalisée plus ou moinsapprofondie des savoirs échangés. La tâche d'évaluation cesse d'être viable dès lorsque le nombre des savoirs et le nombre de ceux qui les échangent deviennent tropélevés pour pouvoir utiliser des méthodes d'évaluation spécifiques à chaque échange.Elle complique l'usage des méthodes d'évaluation spécifiques à chaque échange.

Comme tous les commerces, celui des savoirs nécessite l'échange des savoirs, et parsuite, leur comparaison, soit par le troc, soit par des " notes " évaluant les savoirs, toutcomme les prix permettent d'évaluer (mesurer) les biens et de les comparer entre eux.

Comme tous les commerces, savoirs et diplômes sont sujets à l'inflation et à ladévaluation. Comme la monnaie, le mauvais diplôme chasse le bon.

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D'ailleurs, les diplômes suffisent de moins en moins à trouver un métier ou undébouché professionnel : ils sont complétés par tout un arsenal d'autres outils, tels lesentretiens d'embauche, lettres de motivation, etc. Cette remise en cause en aval duprocessus d'éducation devrait retentir en amont pour analyser les insuffisances desmodes quantitatifs d'évaluation et les compléter par des modes qualitatifs plusprobants.

2.1. Notations

Les diplômes sont censés mesurer les savoirs. Mais les savoirs ne peuvent pasvéritablement se mesurer par des notes, c'est-à-dire, par des nombres. À la différencedes biens et services économiques, dont on peut en principe mesurer les quantités àl'aide d'unités de mesure objectives, les " unités de savoir " n'existent pas. Pour palliercette déficience, les êtres humains ont inventé des unités de savoir virtuelles,subjectives et psychologiques. De la même façon que les prix en économie, dessystèmes de notation des savoirs (les barèmes) ont émergé pour les mêmes raisons :associer à tout savoir un nombre qui le mesure et le résume, non plus en valeursmonétaires, mais en " notes ". Utilisées en dernière analyse pour coter la valeur desdiplômes sur le marché de l'emploi, ces notes n'ont de réalité que dans la mesure oùun consensus se crée pour y croire. Dans ce monde mouvant, la foi en ces méthodesd'évaluation est d'autant moins inébranlable qu'elle concerne également larémunération des emplois du " secteur de l'immatériel ", celui des savoirs justement.

Puisque le temps se mesure, la vitesse d'exécution des tâches est souvent prise pourinstrument de mesure des savoirs : paradoxalement, l'usage du temps laisse échapperles activités qui exigent de la réflexion et donc, de la lenteur, et parmi elles, celles quiconsistent à apprendre à apprendre.

Une sorte de complicité collective s'est instaurée pour sauver l'illusion qu'un nombre" objectif " puisse résumer l'évaluation des savoirs et cacher sous des dehorsimpartiaux des méthodes foncièrement subjectives.

2.2. Effets pervers des notations

Chaque fois, cependant, ces " méthodes " d'évaluation ont été accompagnées d'effetspervers, plus pernicieux que ne le laisse croire une pratique séculaire. Le plus grave,mais le plus dissimulé, tient à la nécessité de concevoir ou de choisir des savoirssusceptibles d'être notés à l'aide de succédanés d'unités de mesure. Les savoirs ont

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dû être " formatés ", standardisés, pour pouvoir être évalués quantitativement à l'aided'un barème. La réflexion, le raisonnement et l'inventivité, difficiles à évaluer, ont faitplace aux recettes apprises par cœur, qu'il suffit d'appliquer automatiquement, dontl'apprentissage peut se mesurer. La mémoire a pris le pas sur la réflexion, la réactionaux événements sur la pensée qui tente de les anticiper et le dogme sur le doute. Leplaisir qui récompense l'effort de la compréhension ou de l'acquisition d'un nouveausavoir étanchant la soif de curiosité est remplacée par la fierté d'avoir une bonnenote. Certes, les notes favorisent l'émulation entre étudiants, renforcent les imagesque leur renvoient les autres. Mais c'est oublier qu'il n'est de compétition qui vailleque celle que l'on exerce vis-à-vis de soi-même, à l'aune de ses propres objectifs, sousla surveillance de son seul regard.

Les procédures de QCM ont poussé cette caricature d'évaluation à de déplorablesextrêmes et perverti encore plus les savoirs qu'elles contrôlent. Notes et diplômessont devenus le principal objectif de ces salariés du savoir que deviennent tropd'étudiants et étudiants dans une société qui prétend tout mesurer en unitésmonétaires.

2.3. Durée de validation des diplômes

La durée de vie d'un diplôme préparant aux professions à courte durée de vie devientprovisoire, à cause de la contraction de la durée des compétences acquises. Lesdiplômes pour ces formations devraient être marqués d'une date de péremption.Paradoxalement, les formations pour ce type d'activités éphémères exigent dessavoirs abstraits, donc universels, et donc partagés par de nombreuses personnes,tandis qu'une expérience concrète, est unique, et ne peut s'adresser qu'à un petitnombre d'experts. Ces formations initiales doivent être prolongées par desformations récurrentes, tout au long de la vie.

Puisque l'activité intellectuelle ne se " mesure " pas, contrairement à l'activité physique,la société opposera encore longtemps une forte réticence à récompenser desactivités purement fiduciaires, la confiance étant une des attitudes les moinsrépandues.

La confiance en la " valeur " des diplômes est inversement proportionnelle au nombrede leurs titulaires, de sorte que les employeurs ont instauré fort judicieusement leurspropres évaluations des diplômes et des savoirs des candidats à l'aune de leurspropres critères.

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2.4. Distinguer les fonctions de maître et d'examinateur

Lorsque l'on constate par exemple que les débats sur l'éducation portent beaucoupplus sur les notes, les examens, les diplômes et les débouchés que sur les aspectsproprement pédagogiques, ne faudrait-il pas séparer les rôles des enseignants de celuides examinateurs?

La séparation des fonctions d'enseignement et d'évaluation permet à desexaminateurs professionnels de bénéficier de plus amples échantillons decomparaison, formés à la fois d'étudiants et de leurs professeurs. Ceux-ci pourrontestimer eux-mêmes leur efficacité pédagogique en comparant, sur la durée, lesrésultats de leurs étudiants avec ceux de leurs collègues. Les professeurs pourront seconcentrer sur la transmission et l'acquisition des savoirs et des comportements.

Aux professeurs, donc, le soin de se concentrer sur la transmission et l'acquisition dessavoirs et des comportements, aux examinateurs le bénéfice d'une évaluation neutre,tant qualitative que quantitative, s'exerçant sur de plus amples échantillons. En retour,les pédagogues pourront estimer leur efficacité pédagogique en analysant etcomparant, sur la durée, les résultats de leurs étudiants avec ceux de leurs collègues.Une telle organisation permettrait aux examinateurs d'orienter les étudiants engagésdans des cursus inadéquats, choisis sous l'emprise de la mode ou d'une perception,souvent erronée, des qualifications exigées par les employeurs, publics ou privés. Ellepermettrait de changer plus aisément l'orientation d'étudiants engagés dans descursus inadéquats, choisis sous l'emprise de la mode ou d'une perception, souventerronée, des qualifications exigées par les employeurs, publics ou privés. Elleapporterait la souplesse nécessaire pour corriger le caractère global des diplômes, quiest pourtant souvent souhaité au niveau national, voire européen, et même mondial.

2.5. Évaluations individuelles et collectives

Le caractère global de l'évaluation d'une institution lui ôte toute valeur de par soncaractère collectif S'il est difficile d'évaluer les individus, c'est encore plus délicatd'évaluer des institutions les regroupant. Durant ces quarante dernières années, lecurseur s'est déplacé à des degrés divers de l'individuel au collectif, dans tous les pays.Ce système qualifié de moderne, c'est-à-dire contemporain, n'implique en rien qu'ilsoit meilleur, c'est à dire moderne au sens de progressiste. Nous sommes arrivés enun demi-siècle au paradoxe suivant : dans une société qui se veut de plus en plusindividualiste, on évacue de plus en plus la responsabilité individuelle!

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Il faut certes évaluer les acteurs des institutions d'enseignement et de recherche, maisindividuellement, périodiquement et sérieusement. L'évaluation des institutions ne doitconcerner que leur gouvernance, le management et l'utilisation des fonds publics, touten mettant à la disposition du public les évaluations individuelles.

3. Égalité des chances d'accès aux savoirsAfin d'assurer une équité minimale et une amélioration de l'égalité des chances àpouvoir être formés et aptes à s'adapter aux révolutions cognitives et numériques, lesÉtats ont été conduits à obliger l'ensemble de leurs jeunes concitoyens à suivre uneformation et à en mutualiser les coûts en les prenant en charge. Par cettemutualisation redistributive des moyens de la collectivité, les États assuraient tout à lafois une formation de plus en plus longue à l'ensemble de leur population en fonctionde leurs moyens. L'inéquité apparaît au moins à ces deux niveaux, celui entre les États,et celui entre les citoyens de chaque État.

La mobilisation " volontariste " des moyens pour atteindre ces objectifs s'estaccompagnée de rigidités bureaucratiques d'autant plus contraignantes que lapopulation concernée était nombreuse. Il a fallu apporter des correctifs, soit end'décentralisant afin de respecter le principe de subsidiarité, soit en " privatisant " cesinstitutions, au risque de l'équité et de l'égalité des chances.

3.1.Vers la marchandisation de l'éducation

La politique de financement des missions éducatives est surtout l'affaire de l'État, maisun peu partout des financements d'ordre privé apparaissent de manière initialementmarginale en Europe, mais plus affirmée, en Amérique du Nord. Surtout depuis la findes années 1980, qui ont connu la révolution silencieuse de la dérégulation àoutrance en supprimant on seulement des contraintes inutiles, mais bien d'autrescontraintes. Trop de contraintes restreignent bien évidemment les possibilitésd'évolution, mais pas assez encouragent toutes les dérives, comme celles qui ontdébouché sur la crise du début de ce XIX siècle qui frappe tous les secteurs, ycompris celui des institutions d'éducation et de recherche.

Les universités américaines de statut public ou privé ont pour la plupart développéune organisation de type entrepreneurial dans laquelle se développent des aspectsfortement concurrentiels et souvent, court-termistes. L'étudiant apparut alors comme

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un client que l'université se doit de servir à hauteur du montant souvent fort élevédes coûts de formation qu'il doit assumer directement. Cette concurrence est parfoisféroce. Certaines institutions n'hésitent pas, pour attirer à la fois les chercheurs lesplus célèbres et les meilleurs pédagogues, à surenchérir sur leurs salaires et conditionsde travail. La gestion de ces institutions implique des financiers du mondeéconomique qui contribuent également à la collecte de leurs moyens financiers. Cetteorganisation marchande débouche sur toute une palette d'institutions, de renomméeet d'efficacité diverse . Chaque étudiant, pourvu qu'il en ait les moyens, peut alorschoisir de postuler selon le niveau perçu des établissements compatibles avec sesaspirations. Ce mode de gestion emprunte au marché ses techniques les plus variées,n'hésitant pas à recourir aux moyens médiatiques et publicitaires, en sus de la qualitéscientifique, pour asseoir le prestige de l'institution. Dans le processus demondialisation en cours, ce système tente de s'imposer comme modèle universel,avec ses qualités et ses excès, notamment en termes d'équité.

3.2. Droits à l'éducation

Que le financement de l'éducation par ses citoyens se fasse directement ou passe parle truchement de l'État, la société doit consacrer des dépenses accrues auxinstitutions d'enseignement et de recherche. Le nombre de participants au commercedes savoirs n'a fait que croître tout au long de l'histoire de l'humanité, même si ce futà des vitesses différentes dans des espaces géographiques différents, causant unehétérogénéité et une injustice à l'intérieur des pays et entre les divers pays.L'accroissement rapide des étudiants qui a suivi la seconde guerre mondiale aprovoqué des secousses majeures. La société doit consacrer des ressourcesprioritaires à la formation de ses citoyens, en commençant par celle des parents etdes maîtres, même si, et surtout parce que, les effets se feront sentir à long terme.

La première tâche est de conforter la foi vacillante des étudiants en l'éducation etses bienfaits par un mécanisme équitable, incitatif et responsabilisant. Un système de" droits à l'éducation " convenablement conçu peut leur laisser au fur et à mesure uneliberté grandissante de choix.

Ces droits inaliénables (différents de ceux proposés par des économistes libéraux àla suite de Milton Friedman) sont financés par la collectivité. Ces droits donnent àl'établissement qui admet un étudiant ou un étudiant la contrepartie financière ducoût réel de la filière d'éducation choisie (moins élevée pour le latin que pour labiologie où la physique, par exemple). Ce montant, le même pour tous les

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établissements, est calculé chaque année par les services de l'État. Ce capital ennombre d'années d'enseignement gratuit peut être consommé successivement, aumoins pour les premières années, ou épargné en vue de formations de récurrentesultérieures.

Ces droits sont limités à un nombre d'années d'éducation gratuite, fixé par les autoritésgouvernementales, par exemple. Ce nombre d'années doit être le même pourchaque étudiant, afin de garantir autant que faire se peut l'égalité des chances. Lalimitation de la durée de ces droits engage la responsabilité de l'étudiant, en l'incitantà ne pas gaspiller les ressources que lui offre la collectivité.

En cas d'échec, l'usage ces droits peut être interrompu provisoirement et êtreremplacés par un emploi jusqu'à ce que réapparaisse le désir d'apprendre. Sitôt épuiséce capital en années gratuites d'enseignement garanti à chaque citoyen, le coût desétudes perdues sera à la charge de l'étudiant s'il souhaite poursuivre ses études. Uneperte financière (exprimée en droits et non pas en unités monétaires) est plus efficacequ'un échec à un examen, pour renforcer un sens des responsabilités. Cette perte endroits peut être moins efficace qu'une perte en unités monétaires, plus immédiatementperceptible, mais est plus juste envers ceux qui en sont privés. Elle incite cependant àune certaine prise de conscience du coût de l'éducation auprès des étudiants. Le faitque l'allocation de ces droits peut être interrompue et être réutilisés ensuite après uneexpérience professionnelle précoce évite les traumatismes d'un aiguillage définitif versune voie de garage, et garde intact l'espoir et la possibilité de reprendre plus tard lecours de la formation due aux citoyens. Elle permet surtout aux étudiants, surtout àl'âge de l'adolescence où les rythmes biologiques du développement cognitif peuventvarier d'une personne à l'autre, de s'adapter dans le temps.

De tels " droits " doivent permettre à chacun de poser sa candidature àl'établissement de son choix, si toutefois l'établissement l'accepte selon ses proprescritères d'admission. Ils favorisent donc une double liberté de choix de la filièred'éducation, tant celle du candidat que celle de l'établissement. Le rôle de la collectivitéest d'allouer les ressources que la société consacre à l"éducation et à la recherche,par l'impôt, de façon générale.

Le financement de l'éducation est ainsi alloué aux établissements au prorata dunombre de candidats acceptés et de leurs droits à l'éducation, qui se traduit par lecoût réel de la filière choisie par l'étudiant et de son niveau. Le financement del'établissement dépend du nombre d'étudiants qu'il attire et qu'il admet, et de la

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nature des filières d'enseignement ou de formation offertes. Émerge alors une sortede " marché " sans échange monétaire, où les consommateurs seront les étudiants et lesétudiants, et les producteurs, les professeurs et examinateurs. Chaque établissementpourra alors choisir sa propre politique de recrutement de ses professeurs et de sesétudiants. Nul besoin que la collectivité impose ou restreigne la répartition desétudiants et étudiants entre les diverses institutions par des règles bureaucratiques,centralisées et globales. Ce mécanisme évite d'identifier répartition (au lieu desélection) et exclusion, puisque chacun a le droit à l'éducation.

La menace d'une sanction financière quand seront épuisés les droits, si elle devientcrédible, pourra compenser l'absence d'anticipation de la part des étudiants dubénéfice d'une période de formation qui ne cesse de s'allonger.

Enfin, ce mécanisme favorise le principe de subsidiarité, en déléguant la gestion del'éducation au niveau des établissements. Le service public d'éducation se concentresur l'évaluation du coût de chaque filière, la gestion des droits, le contrôle a posterioride la gestion et du fonctionnement pédagogique des établissements, et garde, sous lecontrôle des autorité gouvernementales, la possibilité de favoriser tel ou tel objectif àlong terme qui échappe à la régulation de cette sorte de marché.

4. Conclusions et RecommandationsL'analyse présentée ci-dessus concerne exclusivement la nature des savoirs, leurévaluation et effleure les questions concernant l'équité et l'égalité des chances. Lesquestions soulevées par les modes d'enseignement et de recherche d'une part, par lesproblèmes structurels et géographiques, d'autre part, seront analysées ultérieurement.

Cette analyse débouche sur quelques propositions énumérées ci-dessous :

Séparation entre les fonctions d'enseignement et de recherche et celles d'évaluation,

Évaluation des personnes : rare, approfondie, universelle,

Éviter les dérives de l'évaluation qualitative,

Évaluation individualisée des chercheurs : qualitative (expertise, nouvelles directions),

Évaluation de la gouvernance des institutions

Concilier égalité des chances et responsabilisation : droits à l'éducation.

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Création dessavoirs Jean-Pierre Aubin et Georges Haddad

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1. Dé-couvrir : alètheia

1.1. Désir d'apprendre

Les savoirs s'approfondissant et se multipliant, l'environnement évoluant, lacompréhension, tant individuelle que collective, évolue. Aussi bien la compréhension desinformations de plus en plus fines et précises que la validation des métaphores les liantà leur explications scientifiques évoluent : on n'a jamais fini de comprendre. Lesentiment de satisfaction procuré par la compréhension d'une métaphore estéphémère, continuellement remis en question par l'adéquation à l'environnement descomportements associés aux savoirs.

L'exploration de l'environnement par les organismes vivants et leur adaptation, desvirus aux être humains, de fait, de tous les " porteurs de gènes " est une manifestationcaractéristique de la vie. Dans le monde culturel que les cerveaux humains ontconstruit, ce désir d'exploration est un désir d'apprendre, qui se manifeste avecvigueur dès leur naissance.

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1.1. Désir d'apprendre : Trois idéogrammes, Qiu(2) Zhi(1)Yu(4),suffisent aux chinois pour résumer en une formule aussi concise que merveilleuse, ledésir de chercher à savoir, celui d'acquérir de nouvelles compréhensions. " Qiu(2) ",tbf, signifie chercher, " Zhi(1) ", , savoir et " Yu(4) ", , le désir, ce suprêmemoteur de l'évolution des êtres humains. Cette expression est couramment utiliséepour renforcer ce que nous entendons par curiosité, mais curiosité aussi volontaireque toujours inassouvie.

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Selon Henri Ellenberger, on retrouve la " maladie créatrice " chez les chamanes, lesmystiques et certains philosophes et créateurs. Elle succède à une période de travailintellectuel intense, fait de longues réflexions tendues vers un but. Cette maladie peutprendre la forme d'une dépression, d'une névrose ou d'une affectionpsychosomatique, et oscille en des phases d'apaisement et d'aggravation. Pendantcette maladie, le sujet est obsédé par cette préoccupation dominante, et il souffred'un sentiment d'isolement extrême. La fin de cette maladie est rapide, marquée parune phase d'exaltation, le sujet a l'impression d'avoir découvert un monde nouveauqui reste à découvrir.

Le malaise qui s'installe est source de nouvelles interrogations, conduisant àrechercher des métaphores plus riches, dont la validation est mieux assurée. Encorefaut-il faire en sorte de provoquer ce malaise, ce que les scientifiques se hasardent àréaliser par l'expérimentation systématique, ce que les idéologues évitent en secantonnant dans l'incantation. Karl Popper observait dans [6] en 1974, qu'" il y a eu,au fil des siècles, des modifications dans nos idées sur ce qui constitue une explicationsatisfaisante. " La compréhension est un désir, et comme lui, une fois assouvi, le plaisirqu'on en retire s'estompe, le désir réapparaît, la quête reprend.

Le célèbre vers d'Ovide : " Post coitum, animal triste " mérite d'être détourné en " Postcogitum, mathematicus triste ", tant est intense mais fugace le plaisir de comprendre,et de le partager en tentant de l'expliquer.

Le désir d'explorer est une chose, celui d'expliquer et de comprendre en est uneautre. L'étymologie du verbe " expliquer " consiste à ordonner et disséquer lesperceptions de l'environnement et ensuite, à en regrouper certaines d'entre elles enformant des concepts, tandis que l'étymologie de " comprendre " signifie leurréorganisation, afin d'élaborer de nouvelles explications pour valider celle qui semblela plus satisfaisante, en un va-et-vient agoniste-antagoniste sans cesse en mouvementd'explorations de l'environnement et d'élaborations de concepts qui lesreconnaissent. Les opérations sur les concepts oscillent entre analyse et synthèse,entre perceptions et leur interprétation par des concepts.

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1.2. Métaphores

La sélection d'un couple formé de deux concepts, ou d'une perception de l'environnementet d'un concept, le premier accepté comme connu, le second comme concept à expliquer,est une métaphore. La compréhension est le mécanisme de validation ou d'acceptationd'une métaphore, suivant des critères différents selon qu'on utilise ou non desmécanismes de validation rationnels ou logiques. Elle permet au second concept dela métaphore " d'hériter des propriétés du premier ".

Il faut donc pour cela dé-voiler, dé-couvrir, ce que la nature nous cèle avec tant depudeur effarouchée :

Le mot latin re-velare, à l'origine de notre révélation, signifie " ôter le voile ", avec unsens plus fort, puisqu'il s'agit de dévoiler un message bien plus mystérieux, commecelui des religions révélées.

Vérifier une métaphore, au sens étymologique, car le mot vérifier vient de verus, lavérité, reviendrait à démontrer sa vérité, alors qu'une métaphore ne peut être validéeque par rapport à un savoir. C'est un point de vue proche de celui d'idonéisme du

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1.2. Condillac. " Cette manière consiste à imaginer une chose qu'on ne conçoit pas,d'après une chose dont les idées sont plus familières [...] les idées sont plus facilesà proportion qu'elles sont moins abstraites, et qu'elles se rapprochent davantagedes sens [...] Une idée abstraite veut donc être expliquée par une idée moinsabstraite, et ainsi successivement, jusqu'à ce qu'on arrive à une idée particulière etsensible. [...] rien n'est plus propre à expliquer une notion que celle qui l'aengendrée."

1.3. Alètheia. La découverte est l'obscure a-lètheia du poème de Parménide. Chez lesGrecs présocratiques, a-lètheia avait plutôt le sens d'une concordance, homoiosis,d'adéquation entre deux perceptions, de cohérence, d'" idoinité " au sens deFerdinand Gonseth, et rejoint le concept de validité d'une métaphore. Il est devenuensuite le synonyme de " vérité " au sens contemporain du terme, lorsque le premierterme de la métaphore est accepté comme " vérité " de référence, et souvent, chezcertains, de vérité absolue. Cette vérité dite ontologique (de ontos, être) suppose uneadéquation à un savoir idéal, voire de nature divine.

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philosophe Ferdinand Gonseth, exposé dans son livre [2], qui souligne que " lescatégories du verdict ne sont ni le vrai, ni le faux de la logique, mais l'idoine ou l'arbitraire." Il y a place pour les oxymorons ou oxymores (du grec " aigu-émoussé "), cesexpressions autocontradictoires qui pimentent la fade logique en tentant deréconcilier l'inconciliable.

Dire qu'une hypothèse implique une conclusion revient à dire que le contraire de laconclusion implique le contraire de l'hypothèse, qui est, par définition, la contraposéede l'assertion de départ. Rechercher les causes d'une observation revient donc àdéduire les conséquences de sa négation : parmi elles gisent les négations deshypothèses impliquant sa cause. C'est en validant les conclusions que l'on peut doncsavoir si leurs hypothèses sont pertinentes.

La connaissance des théories présuppose celle des faits, et celle des faits suppose celledes théories : " Never accept a new piece of data until it has been confirmed bytheory ", écrivait Sir Arthur Eddington. L'élaboration des métaphores n'est pas causale,les métaphores sont des associations entre théories de l'environnement culturel etfaits de l'environnement. La " confirmation " mentionnée par Eddington correspond àla validation d'une métaphore.

L'idonéisme est sans cesse remis en cause puisque tout changement de régulonculturel bouleverse la validité d'une métaphore par un régulon précédent.

1.3. Compréhension

Parmi toutes les métaphores validées par un régulon culturel, on choisira depréférence une métaphore simple à une métaphore compliquée, suivant lespréceptes d'Ockham et de son fameux rasoir (" Il ne faut jamais poser une pluralité sans

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1.4. Ferdinand Gonseth.Mathématicien et philosophe suisse, Ferdinand Gonseth (1890-1975) a introduit ce concept d'idonéisme qui a caractérisé sa philosophie, ainsi que celuide synthèse dialectique par lequel il décrit le processus continuellement suicidaire desconcepts scientifiques destinés à être remplacés dans un nouveau cadre après avoir étéproduits. Il propose " un arbitrage constamment renouvelable entre la connaissanceacquise et la connaissance a priori, - ou entre l'invention et l'intuition ". Laterminologie qu'il a introduite dans une dizaine d'ouvrages épistémologiques estextrêmement pertinente, mais trop abondante pour être reproduite ici.

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y être contraint par la nécessité "). Cette quête de la simplicité, de la parcimonie - etd'une bonne économie - est un héritage de la philosophie religieuse du XVII siècle.Elle n'est pas naturelle, car elle exige un recours à l'abstraction, c'est-à-dire larecherche de troncs communs à divers régulons culturels.

Une tentation métaphysique, voire une pulsion métaphysique, est à l'origine desactivités " scientifiques " qui ont besoin d'interrogations pour alimenter leursdémarches. La pensée sera d'autant moins magique que les buts à atteindre sontspécifiques et convenablement cernés, que les questions posées sont précises et lemoins polysémiques possible. Les processus de découverte sont universels etconcernent tout aussi bien les religions que les sciences que nous a léguées larévolution de l'orgueil. Les différences peuvent être décelées par l'utilisation plus oumoins efficace de notre capacité, limitée, à " ordonner nos connaissances " le long dechaînes de raisonnement logiques et simples (donc abstraites).

La mentalité primitive qu'a étudiée Lucien Lévy-Bruhl dans ce livre ainsi intitulé restecependant enfouie dans nos mécanismes cognitifs, à la manière du cerveau reptilienqui demeure sous le cortex cérébral et le régule en amont. Son efficacité en termesd'adaptation n'est pas en cause, puisque nous en sommes les héritiers.

Le doute, les questions et, surtout, les remises en questions, qui alimentent le moteurd'exploration et encouragent la nécessaire dissidence qui alimentent le moteurd'exploration et encouragent la nécessaire dissidence, semblent spécifiquementhumains, bien que les animaux hésitent souvent dans le choix d'un comportement.

Il serait possible de distinguer la pensée magique de la pensée scientifique selon la "distance " qui sépare le premier terme d'une métaphore de l'autre, faible pour lapensée magique, élaborée et longue pour l'autre. Cette distance, que mesurent lesefforts intellectuels et créatifs des cerveaux humains, génération après génération, estdifficile à évaluer,

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1.5. Le rasoir d'Ockham. Ce principe est devenu l'instrument privilégié desmathématiciens dans leur ascension sur le fil de l'abstraction, puisque abstraction etsimplification vont de pair : une démonstration directe entre hypothèse et conclusionest la plus difficile à comprendre par le cerveau humain, elle n'est découvertequ'après avoir forgé des preuves tortueuses et sinueuses, peu à peu " simplifiées ", ouencore, rectifiées, en tous les sens du terme, droites et corrigées.

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1.4. La longue marche vers l'abstraction

Pour simplifier l'analyse, la définition de métaphore implique seulement deux termes,une perception ou un concept pour le premier, un concept ou un savoir pour lesecond. La réalité est toute autre, car le cerveau a la capacité de traiter en parallèlenon pas deux, mais un petit nombre de concepts qu'il met en relation. Le langagehumain n'est pas adapté pour rendre compte des relations à plus de deux ou troistermes. Il faut alors avoir recours aux mathématiques pour mieux cerner ces concepts.La question se pose de mettre un peu d'ordre dans cet écheveau de concepts, demétaphores et de relations qui les lient. Cette remise en ordre est l'essence duprincipe d'abstraction, cette grande conquête inachevée de l'esprit humain.

Ce processus d'abstraction n'est pas naturel : le système nerveux est plus apte à allerde l'avant qu'à revenir en arrière, à dérouler ses divers processus cognitifs qu'àchercher à les analyser et à les disséquer, tâche préalable à tout procédéd'abstraction. Condillac précisait également dans son [1] la façon dont se déroule lamarche vers l'abstraction par un enchaînement de métaphores : il écrivait que " lesnotions abstraites ne sont que des idées formées de ce qu'il y a de commun entre plusieursidées particulières ", écrivait Condillac.

Le processus d'abstraction est coûteux, car il faut rechercher les parties communes àplusieurs perceptions et/ou concepts pour former le premier terme d'une métaphore.Une métaphore est d'autant plus abstraite que le nombre de métaphores utilisant tout oupartie des traits communs est élevé. Une fois validée, une métaphore abstraite expliquetoutes les métaphores qui partagent les premiers termes communs. Par conséquent,plus une métaphore est abstraite, plus le savoir ou concept constituant son secondterme est facilement transmissible en le rendant utile, mais aussi, plus il est difficile àmanipuler et à traiter (au sens anglais de " process ") pour exploiter les métaphoresauxquelles elle est associée. Le cerveau semble obéir à une sorte d'" algèbre demétaphores " qui reste à élucider.

En d'autres termes, un savoir composant une métaphore se transmet d'autant plusfacilement que la métaphore est abstraite, mais toutefois au prix d'une plus grandedifficulté d'utilisation et de maturation de l'abstraction. Dans chaque situation, il fauttrouver un compromis entre la facilité de transmission de savoirs abstraits et ladifficulté de les utiliser. Débat sans conclusion, comme tout ce qui concerne larecherche de compromis.

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Dès lors que le " bricolage " de théories associées à des faits est utilisé pour le validerpar un régulon donné, il accède au statut d'expérimentation. Une expériencescientifique contredit souvent le sens commun, privé de ces lunettes que fournit lascience. Bricolage de théories à l'aune de celui de l'évolution que se plaît à évoquerFrançois Jacob dans [4], bricolage que la nature effectue avec ce qu'elle a sous la main,sans l'aide d'un devin suprême l'élaborant ex nihilo. Ou alors, bien plus rarement, unerévolution scientifique à la Bachelard surgit. Il suffit de citer le célèbre exemple dusystème de Claude Ptolémée qui a résisté à toutes les tentatives de validation dumouvement des planètes pendant de nombreux siècles avant d'être remis en causepar la révolution copernicienne qui a ouvert le chemin à Johannes Kepler, IsaacNewton, Albert Einstein et bien d'autres.

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La longue marche vers l’abstraction f = mγ

1.6. La glorieuse longue marche inachevée vers l'abstraction, , Chang(2) Cheng (2). De la contemplation méditative de la voûte céleste aux sphèresde Ptolémée (II siècle), aux ellipses de Kepler (XVII siècle), à la loi révolutionnairede Newton (XVIII siècle), édictant tout simplement que la force est le produit de lamasse et de l'accélération, devenue depuis lors la " mère de tous les systèmesévolutionnaires ", à...

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S'il y a un progrès dans l'histoire culturelle de l'humanité, c'est bien celui del'abstraction, acquis après maints sacrifices cognitifs.

L'étymologie de " rationnel " est le ratio latin : c'est le rapport entre deux nombres,grande question mathématique de l'époque où l'on découvrait les nombres que l'onappelle encore rationnels. Ce retour aux origines de la raison n'est autre que lerecours aux métaphores mathématiques, et depuis, aux métaphores scientifiques, ausens large.

Cette démarche perdure, puisque la longue marche vers l'abstraction consiste àfournir des métaphores utilisant un ensemble suffisamment restreint de concepts quele cerveau peut combiner, donc une situation simple, étant entendu que ces concepts,comme les nombres, cèlent derrière eux un complexe système d'informations déjà "comprises " (au sens de " métaphores " acceptées comme " validées "consensuellement dans un groupe social donné).

À la source de la raison se trouvent les mathématiques. De la même façon que lescerveaux humains partagent la faculté de parler, mais l'utilisent chacun à sa façon, ilspartagent la potentialité à faire des mathématiques et, s'ils n'ont pas négligé de lamettre en pratique lorsqu'il était temps, les êtres humains l'exploitent de manière trèsdiverse. Comme pour le langage, nous avons tendance à inventer aussi bien notrelangue et nos mathématiques, inventions vite bridées par la nécessité decommuniquer avec les autres. Créativité, certes, mais dans de strictes limites quel'éducation, en obéissant aux contraintes de l'évaluation des savoirs, a fortementcanalisée.

1.5. Réductionnisme et holisme

Certes, sans doute depuis Cro-Magnon, peut-être bien avant, lorsque l'aire corticalede Wernicke s'est formée dans le cerveau des hominidés, les problèmes du mondemotivent tout un chacun à les expliquer et à les comprendre. Cependant, ce cerveaudont nous sommes si fiers, ne peut traiter en parallèle qu'un tout petit nombred'informations pour tenter de les résoudre (le cerveau humain est encore loin d'êtrela machine parallèle dont rêvent certains spécialistes de l'intelligence artificielle). S'il nese satisfait pas des réponses fournies à chaque instant dans son monde socioculturel,ce cerveau est obligé de faire le tri, de cerner (" réduire ", fermer) un problème, dele délimiter pour y focaliser ses faibles capacités cognitives afin d'en dégager desconclusions, quel que soit le moyen pour y aboutir à l'aide de métaphores. Mais en

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aucun cas cela ne devrait autoriser cette technique de " réduction " nécessaire àl'obtention de réponses non triviales. Ce terme de réductionnisme est lui aussi devenupolysémique, pour transformer une méthode d'investigation raisonnable, qui remonteau moins à René Descartes, ou à n'importe quel militaire (ce qu'il était, d'ailleurs), pourimposer paradoxalement la démarche exactement inverse, à savoir utiliser lesconclusions obtenues dans un modèle réduit, si j'ose dire, comme hypothèse de base pourdes conclusions holistes et universelles.

Cet éden holiste auquel nos cerveaux aspirent a paradoxalement détourné leréductionnisme, compris comme méthode d'investigation, vers la recherche d'unecause unique, depuis le disque solaire d'Aton jusqu'au nouveau Graal des physiciens(théoriciens), cette " théorie du tout ", cette équation a = bc qui, comme f = mγ oue = mc2, sera la mère de toutes les connaissances. La tentation moniste ne s'éteindraqu'avec le cerveau du dernier des hommes. Le virus holiste reste tapi derrière nosneurones, prêts à se jeter sur nos synapses pour ouvrir les vannes à nosneurotransmetteurs. Car il arrive que ceux qui font profession d'investigationscientifique versent dans un scientisme qui se rapporte par certains traits à la penséemagique.

La tension entre réductionnisme et holisme est traduite dans la nomenclature desdisciplines : mathématiques, physique, biologie, économie, histoire, sociologie, etc., quidésignent à la fois des objets d'étude et des techniques spécifiques pour les étudier,tandis que d'autres, par exemple, sciences de la gestion, sciences cognitives, sciencesdu complexe, etc., ne désignent que des objets d'étude, souvent bien trop vastes, sansrestreindre la cohérence et la spécificité des outils d'analyse. Autrement, les chausse-trapes polysémiques enfouissent les pièges dont sont victimes ceux qui sont frustréspar l'exiguïté explicative des résultats scientifiques et rêvent de perspectivescavalières, au prix de jeux de mots . Il ne suffit pas d'accoler le mot " science " à undomaine trop vaste pour en faire une science au sens de l'utilisation d'une démarchescientifique (trier les implications d'une assertion vers une autre, par exemple). Lesactivités des hommes sont réparties en fonction des outils qu'ils utilisent, y comprisles " outils intellectuels ", pour étendre aux démarches scientifiques les études d'AndréLeroi-Gourhan : les êtres humains se répartissent, voire se définissent, plus par la naturedes outils ou des techniques utilisées que par la nature des résultats qu'ils permettentd'obtenir. Les disciplines scientifiques ont encore de beaux jours devant elles pourcroître et se multiplier. Cependant, ces " sciences " holistes demeurent utiles enencourageant l'interdisciplinarité.

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Démontrer des théorèmes, concevoir des expériences, conduire des activités "scientifiques " rendent modeste au vu des objectifs visés, lorsque l'on sait ce queréductionnisme veut dire, ce que signifie cerner ou fermer un problème, et nonpas le réduire à une utopique cause ultime du tout, qui nous ramène à la casedépart.

La longue marche vers l'abstraction reste le fait de pionniers dissidents qui,patiemment, souvent au prix de leur vie, ont dû surmonter dans un désert médiatiquecette tentation holiste qui habite l'esprit humain.

2. RID : Recherche, Innovation etDéveloppement2.1. Recherche pure, appliquée et motivée

Les activités scientifiques sont multiples. Il est pourtant de tradition de les diviser endeux, recherche pure et recherche appliquée. Le terme recherche appliquée utilisé enopposition à recherche pure laisse croire qu'il n'existe qu'une seule distinction entre ledéveloppement intrinsèque des techniques scientifiques et l'utilisation de cestechniques pour résoudre des problèmes posés dans d'autres disciplines scientifiques.Ce terme cache, en effet, une donnée essentielle du progrès des sciences, à savoir lamotivation que les scientifiques peuvent puiser dans l'étude d'autres sciences (énoncéde nouveaux problèmes scientifiques et nécessité de nouvelles techniquesscientifiques).

Il faudrait avoir oublié l'histoire des sciences pour ignorer que le désir d'explorerl'environnement a eu sur le progrès des sciences l'influence la plus heureuse et la plusconstante. Mais cette composante cruciale de la science a eu tendance à être négligéedepuis une dogmatisation excessive de chaque discipline.

La construction de métaphores scientifiques exige naturellement le développementautonome de chaque discipline pour fournir des théories destinées à servir demétaphores aux phénomènes à expliquer, puisque " les seules connaissances que l'onn'applique jamais sont celles qu'on n'a pas ". C'est le domaine de la recherche pure,ou fondamentale. La construction du corpus scientifique obéit à sa logique propre et

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à ses contraintes techniques, comme il en est de la littérature, de la musique et de lapeinture. Dans tous ces domaines, une satisfaction d'ordre esthétique est à la fois unbut de l'activité créatrice et un signal qui permet de reconnaître les œuvres réussies.

Ce n'est pas tout : une métaphore scientifique fait correspondre une théoriescientifique et un autre phénomène. Cette association peut être vue de deux façons: la première, la plus connue, est de chercher dans le corpus scientifique une théoriequi peut correspondre de façon aussi précise que possible à un phénomène donné.Mais cette association ne se fait pas toujours dans ce sens : les autres disciplinespeuvent guider les scientifiques dans le choix des problèmes en leur imposant denouveaux défis, en les encourageant à user d'audace pour remettre en question les idéesde leurs prédécesseurs, en leur suggérant des concepts et des raisonnements, en faisantpressentir des solutions, en matérialisant de nouveaux modes d'intuition : c'est ledomaine de la " recherche motivée ".

Il est vain de dessiner des frontières précises entre ces trois types d'activitéscientifique, tellement nombreuses sont les interactions entre elles. Peut-êtred'ailleurs résident-elles plus dans le comportement intellectuel et créatif desscientifiques que dans la nature même des problèmes qui doivent être étudiés soustous leurs aspects.

La concurrence entre des scientifiques de plus en plus nombreux, l'exigence quiremonte à la seconde guerre mondiale de productivité à un relatif court-terme, et, plusrécemment, les dérives occasionnées par les systèmes d'évaluation, conduisentnaturellement à une division plus marquée du travail et à la spécialisation de plus enplus accentuée. Prendre du temps et du recul, devient de plus en plus inaccessible,voire " socialement périlleux ". En outre, les scientifiques n'ont pas tous su résister euxaussi aux lois de la psychologie et de la sociologie, puisque certains se sont ingéniésà transformer cette distinction entre divers comportements intellectuels en unehiérarchie implicite (et très souvent explicite) : la bonne recherche pure et lesmauvaises recherches appliquées. Cette classification est dangereuse et se perpétue ens'accentuant et en accusant les différences, puisque les jeunes talents ont tendance à sedistribuer selon cette hiérarchie.

D'autant qu'elle n'est souvent pas fondée. Car le temps d'accès à un résultatscientifique en dehors de la spécialité d'un scientifique est si long qu'il ne peut la

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plupart du temps se faire lui-même le juge de la qualité de la contribution de sescollègues (originalité par rapport à ce qui précède, difficulté a priori et non a posteriori).Contrairement à ce que l'on peut croire, il doit déléguer son jugement à un spécialisteet lui faire confiance.

C'est à cette étape que la subjectivité remplace l'objectivité dont on pare lesscientifiques. Les opinions se fondent sur des cascades de rumeurs, positives ounégatives, les images se forment et s'installent pour longtemps, par inertie. Lesétiquettes sont collées d'une glu d'autant plus indélébile que l'on est éloigné de laspécialité (pour la raison toute simple que des révisions éventuelles d'un jugementparviennent moins facilement à des oreilles éloignées). De plus, comme n'estintéressant que ce que l'on connaît intimement, et d'autant plus intéressant qu'on leconnaît mieux, toute nouveauté dérange, ou est au mieux considérée comme inutileet au pire comme nuisible.

2.2. Développer la recherche motivée

Des phénomènes de mode ou de consensus contribuent à l'évolution continue deces critères esthétiques et sociologiques qui permettent à la subjectivité de reprendrele dessus sur l'objectivité.

Comme dans d'autres domaines de la science et des arts, l'histoire secrète des idéeset la sociologie de la création intellectuelle ignore encore les raisons qui portentcertains sujets ou certains savants au pinacle et relègue les autres dans l'oubli, célèbreles premiers et méprise les seconds. Cette histoire est tellement différente del'histoire officielle des idées " hagiographique " qui est communément enseignée.

En fait, le progrès scientifique se manifeste de deux façons : en avançantprofondément dans une direction, ou en frayant un nouveau chemin, dont on ne saitpas a priori où il mène. En explorant une direction donnée, on crée une tradition, quiexige des chercheurs beaucoup de virtuosité technique. Les progrès sont facilementévaluables à l'aide de critères bien établis. Cela a la faveur de ceux des scientifiquesqui aiment répondre à des défis légués par d'autres.

La seconde approche, qui relève plus des " scientifiques motivées ", requiert unnouveau regard, des perspectives neuves, un autre goût du risque. La naïveté denouveaux venus, qui ne sont pas au courant de " ce qui ne se fait pas ", peut parinadvertance ouvrir de telles voies, qui ne demandent pas nécessairement de

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prouesses techniques. C'est la fameuse serendipity anglo-saxonne qui consiste àtrouver ce qu'on ne cherche pas. Elle est souvent le fait de jeunes, ce qui expliquel'idée quelque peu répandue que le génie scientifique apparaît tôt. Mais pour cela, ilfaut que ces chemins amorcés débouchent rapidement sur des découvertes quipeuvent être comprises à l'instant même où elles sont faites. Trop tôt ébauchées, cesnouvelles voies ne seront pas reconnues. Elles pourront même ne plus jamais êtreexplorées, car le hasard (sans la nécessité) ne frappera pas deux fois.

L'absence de repère consensuel à l'aide desquels évaluer un travail de recherchecontribue souvent à attiser le dédain d'experts confortablement installés dans desolides certitudes.

Dans ces jugements de valeur, les scientifiques motivées héritent de l'opinion que sefont certains de la recherche appliquée. Cela est d'autant moins justifié que le travaild'un scientifique motivé est risqué, surtout lorsque les problèmes viennent de cessciences qualifiées de molles que sont les sciences sociales humaines et à moindredegré, les sciences biologiques. De très longues heures de réflexion peuvent très bienne déboucher que sur des évidences ou sur des problèmes insolubles à court terme,alors que cet effort consacré à un problème structuré de recherche pure ou derecherche appliquée pourrait normalement déboucher sur des résultats visibles.

Il faut se contenter de demander à quelques scientifiques intéressés par ces nouveauxproblèmes de s'écarter autant que faire ce peut du droit chemin lorsque lestechniques disponibles ne rendent pas compte de façon adéquate de ces problèmes.Le rôle des " scientifiques motivés " ne consiste pas seulement à répondre aux questionsposées par d'autres, mais doit contribuer à la reformulation de ces problèmes, ce qui estune activité très différente, et qui est loin d'être encouragée.

On croit souvent qu'il suffit que des spécialistes des autres disciplines exposent leursproblèmes à un spécialiste d'une autre discipline. Cela est également illusoire car pource faire, il faudrait que ces spécialistes connaissent a priori les techniques scientifiquessusceptibles d'être utiles pour énoncer ces problèmes. Ceci est justement du ressortdes " scientifiques motivés ", connaissant bien une autre discipline, ayant à leurdisposition un arsenal de techniques éprouvées assez fourni et ayant la capacité d'encréer de nouvelles (nécessairement voisines de celles qu'ils connaissent). Il leur fautretrouver un degré de " topipotence cognitive " qui leur permette de revenir enarrière pour emprunter, ouvrir ou défricher de nouvelles pistes.

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Ils doivent, en un dialogue constant, difficile et frustrant, vérifier si le problème poséest susceptible d'être résolu par les techniques qu'ils maîtrisent ou sinon, négocier unedéformation de ce problème, une restructuration éventuelle qui conduit souvent àoublier (en apparence) le modèle d'origine, fabriquer une théorie ad hoc dont onpressent qu'elle servira plus tard. Ils doivent convaincre leurs collègues des autresdisciplines qu'un temps d'apprentissage et de maturation très long est nécessaire poursaisir le langage d'une théorie donnée, ses fondements et ses principaux résultats, queles énoncés les plus simples, les plus naïfs et les plus attrayants exigent, pour êtreappliqués, des développements qui peuvent durer des dizaines d'années et quioccupent plusieurs ouvrages, qu'en fait, on n'a jamais cessé de comprendre unethéorie scientifique.

Il faudrait donc que ces scientifiques conçoivent de nouveaux outils scientifiques, etainsi, prendre le risque de se mettre au ban de leur communauté scientifiqued'origine. Non seulement à cause de la nouveauté de tels outils, toujours suspecte enabsence de la consécration par l'usage, mais aussi parce qu'au moment de leurgenèse, de nouvelles théories sont peu pourvues en résultats et offrent moins dedifficultés techniques, suscitant ainsi le mépris des spécialistes, techniciens et virtuoses.

La difficulté est multipliée par le fait que les cerveaux ont été longuement " lavés "depuis leur prime jeunesse dans une optique scientifique dictée par les sciencesphysiques. Il leur faudra éventuellement s'en défaire. Il est cognitivement très difficilede désapprendre avant d'apprendre de nouveau : du passé cognitif, on ne fait pastable rase.

Au siècle où on ne consacre plus des décennies pour construire temples, cathédrales,mosquées et châteaux, mais seulement quelques années suffisent pour ériger dessièges de banques usurpant leur rôle, au temps où le court-terme l'emporte sur lelong terme, on conçoit que les vocations de scientifiques motivés se fassent rares.D'autant que fort souvent les utilisateurs n'ont tout simplement pas conscience del'utilité des sciences pour améliorer des aspects des questions qu'ils traitent. Etlorsqu'ils en sont conscients, l'intersection de leurs centres d'intérêt et despréoccupations des scientifiques est souvent réduite : les premiers sont intéressés parles impacts immédiats sur leurs problèmes et non par les techniques scientifiquessusceptibles d'être utilisées et par leurs liens avec l'ensemble de la constructionscientifique.

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La sensibilisation à la recherche motivée devrait passer par l'enseignement del'histoire des sciences, en retraçant les chemins tortueux qui ont mené les conceptsjusqu'à nous. De la même façon que l'ontogenèse récapitulerait la phylogenèse, ledéroulement de l'enseignement des sciences devrait autant que faire se peut reflétercelui de l'histoire des sciences. Qu'il faille raccourcir les étapes et les agencer de façonastucieuse, certes, mais il faudrait surtout éviter de les supprimer. Ce plaidoyer pourla recherche motivée s'accompagne donc d'une plaidoirie pour intégrer un minimumd'histoire des sciences dans l'enseignement, pour rappeler comment les cerveauxhumains ont cheminés dans le monde culturel.

Les théories scientifiques se présentent en blocs de théories. Pour appliquer unmillième d'une théorie, on ne peut échapper à la compréhension des 999 autresmillièmes. Ce qui rend la situation encore plus délicate, c'est qu'on ne connaît pas àl'avance quel est ce millième susceptible d'être utile. La curiosité gratuite est unecondition d'un savoir utile.

Il doit exister en outre un seuil minimal incompressible au dessous duquel lesscientifiques cessent d'être " intéressantes ", au sens où est intéressant ce que l'onconnaît très bien. L'interdisciplinarité ne devrait apparaître que progressivement,autour d'un noyau dur constitué par une discipline auquel s'arriment et se structurentles autres connaissances. Juxtaposer à un niveau subliminal des connaissancesélémentaires des diverses disciplines est non seulement inutile, mais dangereux,puisque ce n'est qu'à partir d'un certain stade de connaissances que l'on est conscientde son ignorance.

Il semble paradoxal qu'un savoir est d'autant plus utile qu'il est abstrait. La raisontoute simple est que plus un savoir est abstrait, plus il est universel. Il peut être partagépar de nombreuses personnes tandis qu'une expérience concrète, unique en quelquesorte, n'offre guère d'intérêt collectif.

Un savoir plus abstrait devrait donc se transmettre plus largement, mais au prixcependant d'une plus grande difficulté d'acquisition et de maturation, ce qui limite sadiffusion. Il en a résulté une tendance à enseigner des sciences de plus en plus pures,à cause de leur caractère universel, avec l'idée sous-jacente qu'il sera bien assez tempsd'appliquer ces techniques. Mais trop souvent, ce temps n'arrivera jamais.

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S'ajoute à toutes ces contraintes une sorte de constante de temps différente, quimesure le temps d'accès à une théorie scientifique. On conçoit mieux que la lenteuret l'aspect ésotérique du travail des scientifiques puissent exaspérer ou lasser ceux quiattendent d'eux des réponses rapides à leurs problèmes.

Enfin, un résultat scientifique - au même titre que tout autre savoir - n'est pas statique,inerte, il vit, au rythme des scientifiques qui le créent, qui l'utilisent, qui le modifient.Les novateurs les plus importants ont non seulement eu des maîtres et des disciples,mais aussi des contemporains, partenaires ou concurrents, avec ou contre lesquels ilsont confronté leurs travaux. Ces interactions méconnues, ces chaînons aussiindispensables que manquants, déclenchent des pensées sous-jacentes, les menant del'inconscient pour les faire affleurer au niveau de la conscience. Il n'y a pas d'idéesvraiment pures et isolées du reste du milieu culturel.

2.3. Recherche et innovation

L'invention se distingue de l'innovation en cantonnant la première au domaine de larecherche comme producteur de savoirs et la seconde à l'adoption de sa valorisationpar la demande de biens et de produits nouveaux par la société. Entreprendre, avecl'idée sous-jacente de hasarder, d'intenter, de construire, mariant donc intention ethasard, consiste à vouloir réaliser une entreprise et créer des objets, services ou desconcepts nouveaux. L'entrepreneur innovant est le médiateur, le passeur desinventions en innovations économiques. Inventions incrémentale et de rupture auniveau de la recherche se traduisent dans ce cadre par innovation incrémentale et derupture en théorie de l'innovation schumpétérienne. L'innovation passe par la créationde besoins nouveaux dans la société, qui doit se convaincre que les avantages qu'elle entire sont supérieurs aux coûts cognitifs encourus par la transition de la situation ancienneà la nouvelle. Pour devenir innovation, il est nécessaire qu'en amont l'invention soitaccompagnée de recherches ergonomiques qui abaissent le coût de la transition.

La perception de l'importance d'une invention technique, qui est n'est pasnécessairement le fait des inventeurs, est un acte créateur qui peut se faire contre lesinventeurs, en détournant l'objet et l'objectif de l'innovation au moment de sonémergence. Le dernier exemple en date a été la création des micro-ordinateurs dansdes garages californiens par des passionnés d'électronique qui n'avaient aucuneapplication en vue, tout au plus une motivation ludique quand ils ont pensé connecterun clavier aux microprocesseurs qu'ils bricolaient. Ils ne pensaient pas aux traitements

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de texte, ni aux tableurs, qui furent des innovations sur la façon d'utiliser ces objets, niau World Wide Web, invention de deux physiciens du CERN " pour des physiciens ",qui ont autant changé notre vie que celle des ordinateurs.

La même invention peut conduire à une innovation dans une société et pas dans uneautre, soit que la demande n'existe pas à cet instant, soit par absence d'entrepreneurs(situation plus rare), soit que l'invention soit rejetée comme résultant d'uncomportement déviant. Cette observation formalise également la possibilité desuccès d'une réforme dans un milieu culturel déjà constitué autour d'un savoir ancien: le succès peut être mesuré par la taille des membres appartenant aux sociétés dechacun de ces deux savoirs.

L'innovation, pour être accepté et développée, exige souvent le passage d'unegénération. Les difficultés du passage d'une découverte à une innovation résultent dudécouplage des rythmes cognitifs collectifs, évoluant à la même vitesse que celles denos ancêtres, et de celui, accéléré, des progrès scientifique et technique, dus à desexperts individuels de plus en plus spécialisés. Par exemple, la diffusion de l'usage del'informatique par le grand public a dû surmonter les craintes psychologiques desadultes causées a priori par la nouveauté de l'outil. Les enfants, dont l'innocente "totipotence " les mettait à l'abri de telles craintes, ont su les utiliser spontanément. Lepassage d'une génération est nécessaire pour que ces nouvelles technologies del'information et de la communication soient acquises.

2.4. Piloter la recherche par l'aval?

Mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons, tel a été et demeure le moteurde ce qui est devenu le progrès scientifique, condition nécessaire au progrèstechnologique.

On peut plus ou moins favoriser cette curiosité jamais assouvie ou la brider, exploiterplus ou moins intelligemment le désir d'exploration de l'esprit humain. Ce sont lesmoteurs essentiels de la production des connaissances, de l'éclosion continue denouvelles informations et de nouveaux savoirs au rythme de celle des découvertes deplus en plus spécifiques et diverses. L'ensemble des savoirs croît au prorata du nombredes individus qui produisent et transmettent de nouveaux savoirs, de la pérennité de leursmodes de stockage, de la densité et la rapidité des moyens de communication et de laqualité de leur transmission.

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Naturellement, la recherche débouche sur des applications socialement utiles ou desapplications militaires socialement destructrices qu'il s'agit de développer. Les besoinssociaux ainsi créés motivent à leur tour des recherches, dans un système complexede d'actions et de rétroactions entre recherche et développement. La situationsociopolitique actuelle tend à privilégier le développement sur la recherche.

Pourtant, à chaque génération, " policy-makers " et bureaucrates dévoient le désir decomprendre le monde pour mieux agir sur lui, pour l'aiguiller vers la seule satisfactionde besoins censés être " utiles " à court terme. Sans réaliser que la demande ne peutpas exprimer des besoins qui ne sont pas encore inventés ! En période de restrictionsbudgétaires, la recherche fondamentale est la première sacrifiée par des politiciens quicroient pouvoir " piloter la recherche par l'aval. " Ou encore, par ceux qui préconisentla programmation, ou pire, la planification du développement de la science.

3. La recherche malade de modesd'évaluation inappropriésLa mode de l'évaluation des chercheurs a pris récemment une tournure d'expertisesà la chaîne, lorsque le jugement individualisé des travaux d'un chercheur par ses pairsa fait place à des batteries d'indicateurs quantitatifs, nombre de publications, " citationindex ", etc. Sans toutefois empêcher que la subjectivité officiellement chassée par laporte revienne hypocritement par la fenêtre en évaluant les revues à l'aune de leurprestige supposé au lieu de juger la qualité des articles individuels.

Le caractère global de l'évaluation d'une revue lui ôte toute valeur puisqu'elleincorpore toute une variété d'auteurs, de même que celle d'un laboratoire ou d'uncentre de recherche, qui compte toute une gamme de chercheurs. Il vaut mieuxprêter attention à d'excellents articles publiés dans des revues " banales " qu'à despublications de qualité variable dans de " bonnes " revues qui, pour maintenir leurréputation, accueillent rarement les innovations en rupture avec le courant dominant.Il vaut mieux apporter son prestige à une organisation qu'hériter de la notoriété d'uneinstitution. S'il est difficile d'évaluer individuellement les chercheurs, il est encore plusdélicat d'évaluer des centres de recherche ou des universités. Le système des chairesavait au moins l'avantage de responsabiliser leur titulaire, et celui de publicationsprésentées par un " pair " engageait sa crédibilité.

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Pour être rigoureuse, l'évaluation des acteurs devrait être récurrente, bien moinsfréquente et convenablement rémunérée, cesser d'être anonyme pour impliquerpubliquement la responsabilité de l'examinateur. Une évaluation de qualité doit analyserles travaux antérieurs et non pas parier sur un avenir dont personne ne sait de quellesinventions il sera fait. Elle doit également permettre des procédures d'appel del'enseignant et du chercheur évalué s'il a le sentiment de subir une injustice : la piètredétection de découvertes dissidentes du " mainstream " est, par exemple, une faillemajeure du système d'évaluation par les pairs. Trop d'évaluation tue l'évaluation.

Juger des projets de recherche en lieu et place des activités de recherches passées, desactivités de valorisation, de développement et de perfectionnement d'inventions déjàréalisées, est au mieux un non-sens absolu, sinon une fraude.

Rien ne semble pouvoir arrêter la " dollarisation " du savoir. La pression excessive del'obtention de " résultats " à court-terme désormais traduits en unités monétaires parun " marché " ignorant plutôt qu'invisible va très souvent à l'encontre de la qualitéofficiellement recherchée. Cette contrainte " économisante " privilégie la productionà court terme au détriment de la réflexion à long terme, perturbe la lente maturationdes idées profondes, favorise le perfectionnement préjudiciable à la découverte, lacréation et l'innovation, incite au conservatisme, car, dans ce système, il n'y a plus desalut en dehors du " mainstream ".

Puisque les techniques informatiques peuvent régler sans coûts excessifs la mise àdisposition instantanée et universelle des découvertes, les publications en tant quetelles, en lieu et place d'un examen récurrent du contenu de la recherche, nedevraient plus être utilisées pour recruter et promouvoir les chercheurs. Il est tempsde donner du temps au temps, d'abandonner l'injonction: publish or perish et dedistinguer la publication des travaux et de l'évaluation des chercheurs. La mise àdisposition instantanée des découvertes sur Internet va probablement résoudre en ladissolvant cette question.

On ne peut qu'être scandalisé par le gaspillage d'un système mondial qui a multipliéles instances d'évaluation tout en minant leur efficacité. Les chercheurs deviennenttour à tour évaluateurs et évalués, engagés dans des conflits souterrains que favorisel'anonymat. Anonymat asymétrique, puisque les auteurs ne sont pas anonymes.L'équité voudrait qu'aucun ne le soit. S'il faut exprimer des critiques, qu'on ait lecourage de le faire à visage découvert.

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Les chercheurs sont désormais astreints à s'adresser à des organismes ou desagences de plus en plus nombreuses, souvent redondantes, consommant dutemps et de plus en plus moins de moyens. Le reliquat qui reste à dispenser auxchercheurs s'amoindrit, en proportion, au détriment de la recherche. Lesfonctions d'évaluateur prennent le pas sur celles de chercheur. Les chercheurssont condamnés, pour survivre, à consacrer de plus en plus de temps à remplirdes dossiers d'autant plus volumineux qu'ils privent ainsi l'examinateur du tempsnécessaire à une évaluation sérieuse. Ils doivent gérer une incertitude et uneprécarité qui les empêchent de concentrer leur vigilance sur le seul hasard quivaille, l'éphémère et unique opportunité qu'ils doivent reconnaître et saisir auvol.

Les fonctions d'évaluateur prennent le pas sur celles de chercheur. Les chercheurssont condamnés, pour survivre, à consacrer de plus en plus de temps à remplir desdossiers d'autant plus volumineux qu'ils privent l'examinateur du temps de lesétudier sérieusement. Les budgets consacrés à la recherche, tant par lescontribuables en ce qui concerne la recherche publique que par les consommateursen ce qui regarde la recherche privée, sont dévolus de plus en plus aux activitésd'évaluation au détriment de la recherche proprement dite, et ralentit le rythmedes découvertes. Les évaluateurs peuplant les agences de moyens qui prolifèrent etse concurrencent, privés du temps et des moyens de poursuivre leurs activités de veillescientifique, sont destinés à affaiblir l'expertise qu'ils revendiquent pour juger leurspairs qui le deviennent de moins en moins. Ils sont conduits bien malgré eux à nepas plus pouvoir imaginer si des directions nouvelles divergeant de celles qu'ils ontbalisées sont porteuses d'inventions potentielles. Bien entendu, il existe desexceptions et de rares talents, mais ce processus " pervers " détourne la recherchedes objectifs de qualité officiellement fixés, détruit de l'intérieur par des pressionsà court terme des activités qui exigent du temps, impose une " rentabilité " que nulne sait définir.

Cela n'implique pas qu'il faille détruire la symbiose entre le monde industriel etfinancer et le monde académique n'est pas encore à l'ordre du jour, en installant laprécarité des chercheurs qui n'existe pas de fait dans un " modèle " américain malconnu, bien au contraire. Il faut veiller à ne pas dynamiter la recherche sous prétexte dela dynamiser.

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[1] Condillac E. (1749) Traité des systêmes, Corpus des œuvres de Philosophie-Fayard(1991)

[2] Gonseth F. (1936) Les mathématiques et la réalité, Alcan

[3] Lévy-Bruhl L. (1922) La mentalité primitive,

[4] Jacob F. (2000) La Souris, la Mouche et l'Homme, Odile Jacob

[5] Kuhn S.T. (1962) La structure des révolutions scientifiques,

[6] Popper K. (1981) La quête inachevée, Calmann-Lévy

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Passation dessavoirs Jean-Pierre Aubin et Georges Haddad

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1. Quels savoirs transmettre1.1. Les sociétés de savoirs

Le XX siècle a connu les prémisses de l'accélération exponentielle des révolutionsscientifiques dans les tous les domaines : sciences physiques, biologiques, cognitives,socio-économiques et socioculturelles). Ce sont sur ces bases que va se poursuivrele progrès exponentiel, au moins dans un premier temps. Il est trop tôt pour savoirs'il y aura une limite, si cette courbe exponentielle se comportera en fait comme unecourbe en S, saturant la croissance.

Ces disciplines défendaient, et défendent encore, leurs territoires, bordées defrontières qui se voulaient étanches, menacées par l'explosion des savoirs. Lesfrontières disciplinaires craquent de toutes part, des liens entre savoirs franchissentces frontières, se taillent de nouveaux territoires après d'âpres luttes, mettent à maldes organisations constituées autour de codes culturels et idéologiques (lesparadigmes de Thomas Samuel Kuhn).

À la suite de Pierre Duhem et de Gaston Bachelard, Thomas Kuhn publie en 1962. Il aobservé en enseignant l'histoire des sciences que celles-ci, loin de croître linéairementet cumulativement, avancent par " bonds ", ponctuant de longues phases de consensuscontribuant à la perception relative de la réalité par les communautés scientifiques quiadhèrent à ces théories. Ces bonds surviennent lorsque s'achève de s'éroder unconsensus sur une théorie scientifique donnée dont la validation est remise en causepar des dissonances ou des incohérences de plus en plus nombreuses. Les difficultésde cette remise en cause et d'une conversion intellectuelle à une autre théorie, non paspar quelques individus, mais par l'ensemble d'une communauté scientifique, expliquent le

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retard de ces révolutions scientifiques, et l'oubli de ses précurseurs qui ont eu trop tôtraison. La volonté de validation qui distingue la science des idéologies remet plussouvent en question la première que ces dernières. Comme l'histoire des idéologies,celle des sciences semble obéir à un principe d'inertie édictant que l'adhésion à desavoir obéit à de longues phases de stagnation et n'est remise en cause que lorsqueleur viabilité est en jeu. L'explosion des savoirs et des disciplines remet en cause laforme hiérarchisée de la transmission des savoirs (cours magistraux), leur évaluation(diplômes et leurs valeurs symbolique et économique) et l'existence de " troncscommuns " d'un nombre limité de savoirs spécifiques.

L'organisation scientifique n'aime pas les " gens du voyage intellectuel ", ces "frontaliers " de la culture, " biculturels " ou " polyculturels ", comme on parle de "bilingues " ou de " polyglottes ", qui circulent d'une société à une autre. On proclamele contraire d'autant plus fort qu'on camoufle la triste vérité. Des conflits éclatent dansun même champ disciplinaire pour des raisons idéologiques, ou entre conflitsterritoriaux entre champs disciplinaires, dans la quête effrénée de moyens, dereconnaissance et de pouvoir par les chercheurs, être humains comme les autres

Il est curieux que les échanges entre savants utilisent des métaphores guerrières desplus violentes, qui, de temps en temps, sortent de la sphère culturelle pour setransformer en conflits de pouvoir et de reconnaissance, car la compétition entredisciplines se traduit par des conflits entre les membres des sociétés de savoir qui yadhèrent. Le coût d'acquisition de nouveaux savoirs explique pourquoi les membresd'une société de savoirs s'accrochent spontanément à leur connaissance, parirréversibilité de l'apprentissage ou par conservatisme, pour ne pas délaisser dessavoirs si chèrement acquis. Ils sont à l'origine d'une sorte de système immunitaire quirepousse souvent de nouveaux savoirs. Certains des nouveaux savoirs trouventcependant leurs prosélytes qui conservent leur flamme vacillante jusqu'à leuréventuelle transformation en innovations. Le coût prohibitif de la persuasion cognitiveincite l'usage de moyens de conquête bien plus violents pour imposer les nouveauxsavoirs, quelles que soient ses modalités institutionnelles.

Comme les sociétés en général, les sociétés de savoirs ne peuvent pas évoluer plusvite que le plus lent de leurs membres si elles veulent préserver leur consensus. Ellesdépendent de la vitesse de conversion des individus n'appartenant pas à la société desavoirs d'une part, et de l'évolution des disciplines elles-mêmes. Les sociétés de savoirsde petite taille évoluent avec une vitesse plus rapide que les sociétés de savoirs de tailleplus importante : le nombre de leurs membres étant moindre, un consensus pouradhérer à une nouvelle discipline est a priori plus rapide à atteindre. L'inertie des

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sociétés de savoirs est cependant suffisante pour expliquer la difficulté à les réformer.Ceci explique la longue agonie d'une société de savoirs lorsque les disciplines ne sontplus compatibles avec les connaissances de ses adhérents. La parade consiste trèssouvent à créer d'autres organismes pour faire évoluer le système dans son ensemblelorsque les coûts culturels et économiques de leur genèse et de leur développementinitial sont moindres que ceux de l'organisation moribonde. Une fois installées, l'inertiede ces institutions appelle d'autres parades, car on ne fait pas table rase des institutions,elles évoluent par elles-mêmes, fort lentement, la plupart du temps.

1.2.Vers des filières d'enseignement

L'interdisciplinarité doit prendre le pas sur la pluridisciplinarité Un cerveau ne pouvanttout savoir, on a cru pallier cette contrainte cognitive par la pluridisciplinarité, fort à lamode depuis les années 1960, avec des conséquences désastreuses, et pourtantévidentes à qui enseigne. Car seules importent la cohérence de ce qui est appris, et lasolidité des liens entre les savoirs emmagasinés. Les débuts de savoirs multiples malarrimés au tronc du savoir de chacun disparaissent d'autant plus vite que les liens avecles savoirs déjà consolidés sont faibles.

Sans compter le danger caché de faire croire qu'une initiation à un début de théoriene tient pas lieu de maîtrise de la théorie. Il faut pénétrer un savoir suffisamment loinpour deviner qu'on est loin de le savoir, et pour que le terrain des savoirs ainsi conquis soitsuffisamment résistant pour qu'on y jette l'ancre de nouvelles connaissances.

Les capacités cognitives étant limitées, la pluridisciplinarité doit laisser place àl'interdisciplinarité : il ne s'agit plus de multiplier les débuts de théories, de juxtaposerl'enseignement des " bouts de disciplines ", mais d'organiser de nombreux cocktailsdifférents de filières interdisciplinaires. Ceci autorise chacun à aller aussi loin quepossible dans ces filières, qui doivent enrichir au fur et à mesure en intégrant dessavoirs pertinents. Cela nécessite un enseignement de modules organisés en réseaux,dans lesquels tramer ces filières. Cela exige une diversification " darwinienne " desfilières qui feront craquer les notions de " diplômes nationaux ", voire internationaux,qui son autant de freins à une formation diversifiée.

Que faut-il enseigner et à qui? Tout, mais à tout le monde.

Comme chaque cerveau ne peut apprendre qu'une infime parcelle des savoirs et dessavoir-faire disponibles, le problème fondamental se pose sous la forme suivante :enseigner la totalité du savoir à l'ensemble de la population étudiante, en répartissant

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l'ensemble des connaissances en une multitude de filières cohérentes de savoirsassimilables par un cerveau humain.

L'éducation, le facteur primaire dont dépend plus ou moins directement tout le reste,doit viser l'ensemble des jeunes, et même l'ensemble de la population dans le cadred'une éducation récurrente (appelée à tort permanente).

La cohérence des savoirs individuels doit être compatible avec l'exhaustivité des savoirscollectifs

1.3. Professionnalisation et insertion professionnelle

Cette diversification des filières va de par avec celle des activités professionnelles. Laproportion des individus produisant des biens agricoles ou industriels diminue, tandisque l'informatique augmente la productivité des services. Les emplois seront de plusen plus des transformations de savoirs en savoirs, de production de savoirs etd'échanges de savoirs. La difficulté d'étalonner et d'évaluer les savoirs va certainementprovoquer des crises de société. Personne ne peut prédire à l'heure actuelle si lesecteur tertiaire, fort hétéroclite, par ailleurs, suffira à offrir des emplois compensantceux des secteurs agricoles et industriels, immédiatement productifs, si des emplois de" créatifs ", d'artistes ou de scientifiques seront multipliés. Il est à remarquer que ce sontdes activités productrices qui n'induisent pas de satiation de la demande, et donc, desurproduction. Les contraintes qui pèsent sur le monde culturel sont bien plus lachesque celles qui portent sur les biens matériels et les services, au sens restreint du terme.

L'évolution des emplois professionnels rétroagit sur les offres d'emploi, et dès lors, surles modes d'enseignement de ces savoirs spécifiques. Le nombre de type d'emploisspécifiques s'est multiplié depuis les débuts de la révolution industrielle, puis après laseconde guerre mondiale et surtout, depuis la révolution informatique. La notion demétier spécifique, entendu comme activité professionnelle stable et relativement pérenne,se dissout dans une variété infinie de tâches dont la simple nomenclature estimpossible à dresser et dont l'avenir est difficile, voire, impossible, à imaginer.

Certaines activités professionnelles sont relativement stables dans le temps, durables,et d'autres, que le progrès scientifique et technologique risque de rendre rapidementobsolètes, vont donner naissance à des activités que l'on n'imagine pas encore. Lanotion de formation professionnelle dépend de la constante de temps de l'activité àlaquelle elle prépare, longue pour les métiers traditionnels, brève pour les activités dehaute technologie.

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L'on entend généralement par formation professionnelle une formation préparant àune activité stable dans le temps. Dans ce cas, le champ des connaissances est bienconnu et délimité, il suffit d'enseigner et d'encourager l'aptitude à l'application et auperfectionnement. Ce type de formation professionnelle est dans les faits unequalification sociale marquée par un diplôme, tant que celui-ci ne sera pas dévalorisé.

Les avocats de la " professionnalisation de l'enseignement ", en ayant à l'esprit desformations stables dans le temps, peuvent faire un grave contresens avec lesmeilleures intentions du monde, en prenant la relève de ceux qui plaidaient la "pluridisciplinarité ", avec tous ses effets pervers.

Comme l'accélération des progrès techniques rend de moins en moins stables lesactivités productives, il faut donc encourager de plus en plus l'acquisition de mécanismesd'apprentissage souples, au lieu de la formation d'un corps de connaissances(intellectuelles ou non, d'ailleurs). Ce nouveau siècle annonce la précarité desexpertises, et donc, des emplois. Il exige l'acquisition de processus d'abstraction etd'adaptation dans le cadre des formations professionnelles aux emplois éphémères.

2. Comment transmettre les savoirs2.1.Apprendre à apprendre, à enseigner et à être autonome

Comme l'accélération des progrès techniques rend les activités productives de plusen plus éphémères et variées, il faut donc encourager l'acquisition de mécanismesd'apprentissage souples complétant l'acquisition d'un corps de connaissances toutesfaites (intellectuelles ou non), souvent faites de " recettes " et d'automatismes. Pourcela, logiciels et robots pourront prendre la relève.

Apprendre à s'adapter le plus rapidement possible à la création continue de nouvellesprofessions et de leur évolution, telle doit être la mission principale de l'enseignement,car la recherche d'aujourd'hui est la professionnalisation de demain.

Apprendre à réfléchir, à douter, à remettre en cause une partie de l'héritage culturelet technique, tout en apprenant à respecter des consensus, telles sont les missions del'enseignement de nature professionnelle de l'avenir.

Apprendre à apprendre est bien plus ardu qu'enseigner des procédures, susciter des "pourquoi " est un plus grand défi qu'entraîner aux " comment ".

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Non seulement apprendre à apprendre, mais également apprendre à enseigner devraitêtre inculqué aux enfants dès leur plus jeune âge, puisqu'ils seront acteurs tout aulong de leur vie de la transmission des savoirs, non seulement comme récepteurs, maisaussi comme émetteurs. D'ailleurs, les enfants naissent pédagogues, lorsque, dès leurplus jeune âge, ils souhaitent partager leurs incessantes découvertes avec leursparents. Il faudrait donc encourager les étudiants non seulement à être interrogés,mais à enseigner à tour de rôle de courtes parties de l'enseignement sous le contrôledes maitres. Il faudrait également instaurer des tâches légères de tutorat des étudiantspar des étudiants de quelques niveaux au dessus : on apprend beaucoup mieux enenseignant.

De fait, tout étudiant devrait être son meilleur précepteur usurpant autant que fairese peut le rôle de ses professeurs. Paradoxalement, les professeurs devraientencourager les étudiants à devenir autodidactes, les aider à être responsables du choixet de la cohérence des savoirs. Par exemple, les motiver à se dépasser en n'imposantpas seulement une liste de devoirs, mais à les inviter à choisir un nombre minimumde devoirs dans une liste bien plus large, en les invitant à recréer des parties du coursoral au lieu de prendre des notes du cours ou de consulter livres ou Internet, àprivilégier la qualité de savoirs moins nombreux, mais bien arrimés à un arbre desconnaissances, que la quantité des savoirs dispersés en désordre, et dès lors,éphémères. Cela va à l'encontre de la demande sociale d'évaluation desconnaissances qui favorisent leur uniformisation.

Apprendre à être autonome est le troisième volet du triptyque " apprendre à apprendre,à enseigner et à être autonome ".

2.2.Transmission éthologique (coaching)

Le langage s'est ajouté aux signaux olfactifs, sonores, visuels et " kinésiques " (gestuelset posturaux), mais sans les remplacer : on aurait trop tendance à oublier l'importanceéthologique de ces modes de communication que nous avons hérités de laphylogenèse qui jouent un rôle important dans la transmission des savoirs.

Ray Birdwhistell a qualifié dans les années 1950 ces deux derniers modes decommunication de " kinésiques ", et a tenté de construire scientifiquement l'analysedu langage corporel, en proposant des " kinèmes " sur le modèle des " phonèmes "pour le langage.

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La communication directe, utilise l'ensemble des dispositifs humains : langage etsignaux " kinésiques ", mêlant réflexion et émotions, jouant sur les neurotransmetteurset les hormones, utilisant les qualités de charisme et d'entraîneurs des enseignants,plus souvent innées qu'acquises.

C'est une des raisons pour lesquelles il est impossible de se dispenser des maîtresdans la transmission des informations.

Comme les livres et les moyens audiovisuels, les nouvelles techniques de l'informationet de la communication n'aboliront le rôle des maîtres, bien au contraire. Ce rôle dela " communication éthologique " justifie l'accroissement des transports, de la marcheaux avions, qui amènent les êtres humains à communiquer face à face, aux hommesd'affaire ou aux dirigeants politiques de conclure des accords autour de plantureuxdîners. Lorsque la nature du savoir est " spectaculaire " (théâtre, sport), le rôle dumetteur en scène ou de l'entraîneur est unanimement reconnu. Mais il ne l'est pluspour les professeurs. Il est urgent de leur reconnaître ce rôle, rendu indispensable parla productivité des moyens de transmission des savoirs.

Le rôle du maître est également celui de questionner et de mettre en doute lesinformations qu'il transmet et celles qui sont transmises au étudiants par d'autresmédias. Apprendre à se défier des informations comme apprendre à se méfier de sessens et des perceptions est une mission méconnue des professeurs. Ceux-ci sontd'ailleurs enclins par leur fonction à 'utiliser leur autorité pour imposer leurs savoirs.Il ne suffit pas d'enseigner les " comment ", mais aussi, de répondre aux " pourquoi ",de les expliciter lorsqu'ils sont supposés implicites. Le doute est une armeindispensable tant pour le citoyen que pour le chercheur.

Le langage, la mémoire, l'écriture, l'impression, et les technologies numériquespermettent de conserver les savoirs malgré les destructions causées par lescatastrophes naturelles, les guerres et les techniques de conservation troprudimentaires. Ce stockage des savoirs est indispensable pour les diffuser et de lestransmettre aux générations suivantes, les confronter aux savoirs de sescontemporains et fabriquer des consensus.

La curiosité, le désir d'exploration de l'esprit humain, ancrés dans la phylogenèse, sontles moteurs essentiels de la production des connaissances, de l'éclosion continue denouvelles informations et de nouveaux savoirs au rythme de celle des découvertes deplus en plus spécifiques et diverses, qui, le plus souvent, priment sur la satisfaction àcourt-terme d'objectifs consuméristes.

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3. Les outils : de l'imprimé aux NTICPas plus que les livres et les films, les technologies de l'information et de lacommunication n'aboliront le rôle des maîtres, comme le souhaitent trop souvent desbureaucrates les yeux rivés sur leurs budgets, inconscients de ce qui se passe dans lesécoles et les universités. La disponibilité de ces moyens de communication ne sert àrien s'il n'y pas eu auparavant éveil à la curiosité culturelle.

De même que l'imprimerie a participé au déclenchement de la renaissancescientifique et l'a accompagnée, les techniques informatiques et Internet participent àune autre révolution dont il est difficile de percevoir les contours à l'heure qu'il est.Elles ont définitivement aboli le temps, la distance et le coût de la diffusion desinformations, sans parler de ses conséquences sur les plans scientifiques et industriels.Le même document, texte, image, film, programme informatique, peut-être envoyéde chez soi à un nombre arbitraire d'interlocuteurs n'importe où sur la planète qui lerecevront dans les minutes qui suivent, dans la mesure où la fracture numérique serasuffisamment résorbée. Ces techniques permettent aussi d'échapper en grande partieà la censure, et de se dispenser d'une organisation centralisée, faisant un indispensablecontrepoids à une pensée de plus en plus unique, distillée par des monopolesmondiaux de plus en plus puissants, menaçant une " culturodiversité " aussi nécessaireà la vie sociale et culturelle que l'est la biodiversité pour le maintien de la vie. Il fautpour cela investir dans la redondance.

Les étudiants pourront choisir leurs professeurs dans un éventail plus large, à distance,et même s'adonner au " zapping " qui a accompagné leur enfance.

Le refuge dans le virtuel, la multiplication des relations électroniques dont les octetsestompent les manifestations éthologiques, l'anonymat favorisant la possibilité des'inventer d'autres destins, les " points de vie " des jeux életronique procurant unsentiment d'immortalité qui s'imprime dans les cerveaux dès le plus jeune âge, l'accèsà un réservoir sans fond d'informations ni triées, ni commentées, ni validées, vontnécessairement modifier le comportement social et culturel des futurs générations,dans un sens qu'il est difficile à imaginer.

Mais dès aujourd'hui, ces nouveaux comportements induisent une nouvelle façond'interagir avec l'apprentissage, celui prodigué par l'école, qui pourra être mis endoute, dépouillant les professeurs du vernis d'infaisabilité dont ils jouissaient jusqu'ici.

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Le rôle des maîtres va évoluer pour aider leurs auditeurs à trier les informationsnécessaires à tel ou tel objectif, à concevoir et enseigner leurs combinaisons, et àvérifier que les savoirs sont organisés, acquis, mémorisées et facilement retrouvés, etsurtout, à éveiller la curiosité, inculquer l'envie d'explorer et le plaisir de ladécouverte. Une liberté de choix sera donnée à des étudiants de plus en plusconsuméristes, bien que, comme dans le commerce, les nouvelles idéologies serontoffertes en grandes surfaces de plus en plus uniformes. L'adhésion à des dogmes seraplus fragile, malgré les besoins des cerveaux humains de croire et d'obéir. Quant auxoriginaux, aux dissidents des consensus établis, il leur restera les petites boutiques,réservées aux initiés.

4. La formation et la rémunération desmaîtresLes sociétés confient à leurs institutions d'enseignement, du primaire au tertiaire,l'instruction des savoirs descriptifs et de procédure dans un premier temps, et ensuite,la tâche bien plus difficile de l'éducation des savoirs explicatifs et comportementaux.Cela requiert une formation des maîtres qui ne se contentent pas de transmettre desinformations, mais d'inculquer des comportements culturels, à laquelle ils ne sont pastoujours préparés. La situation des maîtres se complique sous l'effet d'autres facteurs,l'accroissement vertigineux des connaissances et l'accélération de plus en plus rapidede la proportion d'étudiants qui leur sont confiés. Les gouvernements des paysconfrontés à ce phénomène rencontrent beaucoup de difficultés à le maîtriser. Larapidité du phénomène confrontée à la lenteur de la formation des maîtres, à l'inertiedes programmes, à la difficulté de choisir ce qui doit être enseigné et surtout àéliminer ce qui n'est plus indispensable, à enrayer la baisse catastrophique du prestigedes maîtres rémunérés à des niveaux trop faibles est à l'origine d'une crise desinstitutions d'enseignement ressenties comme une profonde blessure par la société.Il s'agit de trouver des moyens de transmettre des connaissances de plus en plusabstraites et détachées du contenu culturel ambiant à des effectifs que l'on a vouluhétérogènes, pour viser à des objectifs politiques d'équité qui ne sont pasnécessairement compatibles avec les contraintes pédagogiques, sans mettre à ladisposition de cette mission les moyens nécessaires. La complexité des savoirs àtransmettre et celles des tâches d'éducation décharge les familles de leur missiond'éducation en les remettant aux maîtres tout en les contrôlant de plus en plus, enles blâmant le plus souvent des échecs, élargissant ainsi le gouffre qui sépare la sociétéde ses institutions d'enseignement.

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L'art des éducateurs consiste à atténuer la violence et l'autoritarisme par leurcharisme, en transformant l'apprentissage d'une contrainte externe en une volontéinterne des étudiants par les artifices de la motivation ou des incitations. Il fautreconnaître aux maitres ce que l'on exige des entraîneurs des équipes sportives oudes généraux capables de mener des soldats réticents au sacrifice suprême.L'accroissement vertigineux des connaissances et l'accélération de plus en plus rapidede la proportion d'étudiants et d'étudiants qui leur sont confiés, exigent uneformation plus longue et plus poussée des maîtres et des éducateurs, au momentmême où, paradoxalement, leur prestige a disparu et leur statut social a diminué toutautant que leurs revenus.

Le grand défi est d'attirer vers l'enseignement ceux qui bénéficient de talentspédagogiques innés au lieu de les laisser gaspiller ces précieux dons dans desprofessions plus lucratives ou plus prestigieuses. Cela exige de la société unerevalorisation des métiers de professeur et de chercheur, accompagnée d'uneévaluation sérieuse de leurs capacités.

La rémunération des maîtres est bien un problème de société. Rétablir leur prestigeet leur rémunération est en effet la condition nécessaire pour ramener à l'exercice decette exigeante profession ceux qui bénéficient de ce don inné de la pédagogie, celuiqui ne s'enseigne pas, mais que l'on peut faire éclore et épanouir. Ces talents raressont actuellement gaspillés. La qualité des enseignements est à ce prix, qui ne sembleexorbitant que si l'on évalue mal les bénéfices de l'éducation de tout un pays, et soninfluence sur sa puissance et la qualité de vie de ses habitants.

Naturellement, une juste remise à niveau de la rémunération des maîtres et de leursconditions de travail, érodées par la récente et indispensable " massifications ", va depair avec la qualité de leur formation et d'une évaluation intelligente de leur activité.

L'inertie des programmes, la difficulté de choisir ce qui doit être enseigné, et surtout,d'éliminer ce qui n'est plus indispensable, la révolution des modes de transmission desconnaissances, l'accroissement du nombre des étudiants à éduquer, l'hétérogénéitédes publics, la démission des parents et bien d'autres facteurs sont à l'origine d'unecrise dangereuse des institutions d'enseignement. Certes, on entend partout despromesses d'investir dans l'éducation et la recherche, mais c'est souvent le contrairequi se produit.

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