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© Masson, Paris, 2005. Gastroenterol Clin Biol 2005;29:997-1000 997 TUBE DIGESTIF ET PANCRÉAS POINT DE VUE Le cœur carcinoïde : une complication sous-estimée des tumeurs endocrines digestives Bernard GOICHOT (1), Fabienne GRUNENBERGER (1), Annie TRINH (2), Jean-Philippe MAZZUCOTELLI (3), Jean-Christophe WEBER (4), Stéphane VINZIO (1), Jean-Louis SCHLIENGER (1) (1) Service de Médecine Interne et Nutrition, (2) Service de Cardiologie, Hôpital de Hautepierre, (3) Service de Chirurgie Cardio-vasculaire, Pavillon chirurgical A, Hôpital Civil, (4) Service de Chirurgie Digestive et Endocrinienne, Hôpital de Hautepierre, Hôpitaux Universitaires, 67098 Strasbourg. atteinte valvulaire et endomyocardique du syndrome carcinoïde constitue une maladie cardiaque particu- lière compliquant une tumeur également particulière dans son histoire naturelle et sa prise en charge [1]. Si les tumeurs endocrines du tube digestif ont été reconnues depuis la fin du XIX e siècle sur le plan anatomopathologique, c’est en 1954 que Thorson a décrit le syndrome carcinoïde et ses compli- cations cardiaques [2]. La classification des tumeurs endocrines digestives a récemment été révisée et le terme « carcinoïde », source de confusion sur le plan anatomopathologique, a été abandonné [3, 4]. Néanmoins, le syndrome carcinoïde reste une entité clinique associée à environ 10 % des tumeurs endocrines digestives dérivant sur le plan embryonnaire de l’intestin moyen (« midgut »), c’est-à-dire localisées principalement dans l’iléon. Les tumeurs bronchiques et ovariennes sont beaucoup plus rare- ment en cause. Alors que la majorité de ces tumeurs évoluent lentement, per- mettant des survies de plusieurs années même en cas de métas- tases diffuses, l’atteinte cardiaque au cours du syndrome carcinoïde a un impact pronostique très péjoratif. Cela justifie une prise en charge spécifique et il est parfaitement licite chez certains de ces malades d’envisager un remplacement valvulaire qui permettra d’augmenter leur espérance de vie et en accroîtra considérablement sa qualité. Epidémiologie Suivant les séries et les définitions retenues, entre 10 et 30 % des tumeurs « carcinoïdes » s’accompagnent d’un syndrome carcinoïde. Les autres se révèlent par des signes totalement aspé- cifiques (douleurs abdominales, amaigrissement, hémorragie, découverte de métastases hépatiques…). Les tumeurs neuroen- docrines du tube digestif sont des tumeurs rares, avec une inci- dence évaluée à 1-2 cas pour 100 000 [5]. Leur prévalence est cependant beaucoup plus élevée du fait de la lenteur d’évolution habituelle de ces tumeurs et de l’espérance de vie de ces mala- des. L’atteinte cardiaque est présente dans 50 % des syndromes carcinoïdes lorsqu’elle est recherchée de façon systématique, elle n’est symptomatique que dans 10 % des cas mais peut être révé- latrice [6]. Le syndrome carcinoïde Le syndrome carcinoïde est lié à la sécrétion par la tumeur de sérotonine et d’autres médiateurs de structures aminiques ou peptidiques mais aussi de prostaglandines. La sérotonine semble responsable de la majorité des symptômes du syndrome carci- noïde (seule ou en association avec d’autres molécules), à l’exception des flushes probablement plus liés à la sécrétion de dérivés des bradykinines et tachykinines [5, 7]. Classiquement, les symptômes liés à l’hypersécrétion n’appa- raissent que lorsque le volume tumoral est important, dépassant les capacités de métabolisation hépatique de la sérotonine. C’est le cas notamment en cas de métastases hépatiques ou plus rare- ment en cas de tumeurs ovariennes dont le drainage veineux court-circuite le foie. Dans ce dernier cas, l’atteinte cardiaque peut révéler une tumeur carcinoïde ovarienne [8]. Les flushes sont la manifestation la plus fréquente mais leur intensité est variable et ils constituent rarement à eux seuls un motif de consultation. Il s’agit d’un érythème touchant la moitié supérieure du corps, durant quelques minutes mais pouvant parfois être continu. Les accès peuvent être déclenchés par les repas ou par certains médicaments. À un stade plus évolué, le flush peut prendre une teinte plus violacée, et s’accompagner des télangiectasies et de signes cutanés rappelant la scléroder- mie [5, 7]. La diarrhée est le deuxième point d’appel. Il s’agit d’une diarrhée initialement motrice mais qui se complique après un certain temps d’évolution d’une malabsorption avec dans près de 50 % des cas une stéatorrhée. Des signes pulmonaires sont aussi possibles, notamment des tableaux asthmatiformes. Beaucoup plus rarement, un tableau de pellagre (associant une pigmentation brunâtre des zones cutanées exposées au soleil, des troubles neuropsychiques et une diarrhée) peut être observé : il est lié à la consommation importante de tryptophane par la tumeur (pour synthétiser de la sérotonine) au détriment de la synthèse de vitamine PP [5, 7]. L’atteinte cardiaque du syndrome carcinoïde Il s’agit d’une atteinte du cœur droit, du fait de l’exposition massive des cavités droites aux médiateurs sécrétés par la tumeur en particulier la sérotonine. Le cœur gauche est beau- coup plus rarement atteint du fait de la métabolisation de la sérotonine au niveau pulmonaire. L’insuffisance tricuspidienne est l’atteinte la plus fréquente, suivie par la sténose tricuspi- Tirés à part : B. GOICHOT, Service de Médecine Interne et Nutrition, Hôpital de Hautepierre, avenue Molière, 67098 Strasbourg. E-mail : [email protected] L’

Le cœur carcinoïde : une complication sous-estimée des tumeurs endocrines digestives

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© Masson, Paris, 2005. Gastroenterol Clin Biol 2005;29:997-1000

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TUBE DIGESTIF ET PANCRÉAS

POINTDE VUE

Le cœur carcinoïde : une complication sous-estimée des tumeurs endocrines digestives

Bernard GOICHOT (1), Fabienne GRUNENBERGER (1), Annie TRINH (2), Jean-Philippe MAZZUCOTELLI (3), Jean-Christophe WEBER (4), Stéphane VINZIO (1), Jean-Louis SCHLIENGER (1)

(1) Service de Médecine Interne et Nutrition, (2) Service de Cardiologie, Hôpital de Hautepierre, (3) Service de Chirurgie Cardio-vasculaire, Pavillon chirurgical A, Hôpital Civil, (4) Service de Chirurgie Digestive et Endocrinienne, Hôpital de Hautepierre, Hôpitaux Universitaires, 67098 Strasbourg.

atteinte valvulaire et endomyocardique du syndromecarcinoïde constitue une maladie cardiaque particu-lière compliquant une tumeur également particulière

dans son histoire naturelle et sa prise en charge [1]. Si lestumeurs endocrines du tube digestif ont été reconnues depuis lafin du XIXe siècle sur le plan anatomopathologique, c’est en1954 que Thorson a décrit le syndrome carcinoïde et ses compli-cations cardiaques [2]. La classification des tumeurs endocrinesdigestives a récemment été révisée et le terme « carcinoïde »,source de confusion sur le plan anatomopathologique, a étéabandonné [3, 4]. Néanmoins, le syndrome carcinoïde reste uneentité clinique associée à environ 10 % des tumeurs endocrinesdigestives dérivant sur le plan embryonnaire de l’intestin moyen(« midgut »), c’est-à-dire localisées principalement dans l’iléon.Les tumeurs bronchiques et ovariennes sont beaucoup plus rare-ment en cause.

Alors que la majorité de ces tumeurs évoluent lentement, per-mettant des survies de plusieurs années même en cas de métas-tases diffuses, l’atteinte cardiaque au cours du syndromecarcinoïde a un impact pronostique très péjoratif. Cela justifieune prise en charge spécifique et il est parfaitement licite chezcertains de ces malades d’envisager un remplacement valvulairequi permettra d’augmenter leur espérance de vie et en accroîtraconsidérablement sa qualité.

Epidémiologie

Suivant les séries et les définitions retenues, entre 10 et 30 %des tumeurs « carcinoïdes » s’accompagnent d’un syndromecarcinoïde. Les autres se révèlent par des signes totalement aspé-cifiques (douleurs abdominales, amaigrissement, hémorragie,découverte de métastases hépatiques…). Les tumeurs neuroen-docrines du tube digestif sont des tumeurs rares, avec une inci-dence évaluée à 1-2 cas pour 100 000 [5]. Leur prévalence estcependant beaucoup plus élevée du fait de la lenteur d’évolutionhabituelle de ces tumeurs et de l’espérance de vie de ces mala-des. L’atteinte cardiaque est présente dans 50 % des syndromescarcinoïdes lorsqu’elle est recherchée de façon systématique, ellen’est symptomatique que dans 10 % des cas mais peut être révé-latrice [6].

Le syndrome carcinoïde

Le syndrome carcinoïde est lié à la sécrétion par la tumeur desérotonine et d’autres médiateurs de structures aminiques oupeptidiques mais aussi de prostaglandines. La sérotonine sembleresponsable de la majorité des symptômes du syndrome carci-noïde (seule ou en association avec d’autres molécules), àl’exception des flushes probablement plus liés à la sécrétion dedérivés des bradykinines et tachykinines [5, 7].

Classiquement, les symptômes liés à l’hypersécrétion n’appa-raissent que lorsque le volume tumoral est important, dépassantles capacités de métabolisation hépatique de la sérotonine. C’estle cas notamment en cas de métastases hépatiques ou plus rare-ment en cas de tumeurs ovariennes dont le drainage veineuxcourt-circuite le foie. Dans ce dernier cas, l’atteinte cardiaquepeut révéler une tumeur carcinoïde ovarienne [8].

Les flushes sont la manifestation la plus fréquente mais leurintensité est variable et ils constituent rarement à eux seuls unmotif de consultation. Il s’agit d’un érythème touchant la moitiésupérieure du corps, durant quelques minutes mais pouvantparfois être continu. Les accès peuvent être déclenchés par lesrepas ou par certains médicaments. À un stade plus évolué, leflush peut prendre une teinte plus violacée, et s’accompagnerdes télangiectasies et de signes cutanés rappelant la scléroder-mie [5, 7]. La diarrhée est le deuxième point d’appel. Il s’agitd’une diarrhée initialement motrice mais qui se complique aprèsun certain temps d’évolution d’une malabsorption avec dansprès de 50 % des cas une stéatorrhée. Des signes pulmonairessont aussi possibles, notamment des tableaux asthmatiformes.Beaucoup plus rarement, un tableau de pellagre (associant unepigmentation brunâtre des zones cutanées exposées au soleil,des troubles neuropsychiques et une diarrhée) peut êtreobservé : il est lié à la consommation importante de tryptophanepar la tumeur (pour synthétiser de la sérotonine) au détriment dela synthèse de vitamine PP [5, 7].

L’atteinte cardiaque du syndrome carcinoïde

Il s’agit d’une atteinte du cœur droit, du fait de l’expositionmassive des cavités droites aux médiateurs sécrétés par latumeur en particulier la sérotonine. Le cœur gauche est beau-coup plus rarement atteint du fait de la métabolisation de lasérotonine au niveau pulmonaire. L’insuffisance tricuspidienneest l’atteinte la plus fréquente, suivie par la sténose tricuspi-

Tirés à part : B. GOICHOT, Service de Médecine Interne et Nutrition, Hôpital de Hautepierre, avenue Molière, 67098 Strasbourg.E-mail : [email protected]

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dienne, l’insuffisance et la sténose pulmonaires, ces valvulopa-thies pouvant être associées entre elles [1, 6].

La lésion fondamentale est la plaque carcinoïde, plaquefibreuse qui se forme sur l’endocarde du cœur droit. Les plaquesse formant sur les valves et à leur proximité immédiate sont àl’origine d’une rétraction valvulaire responsable d’une insuffi-sance et plus rarement d’une sténose valvulaire. La sérotonine sti-mule in vitro la prolifération des fibroblastes par l’intermédiairede son récepteur 1B [9] et est probablement le principal respon-sable du développement de la plaque carcinoïde comme entémoigne également la corrélation retrouvée dans toutes les étu-des entre le degré d’atteinte cardiaque et les taux urinaires de5-HIAA (principal métabolite de la sérotonine) [10-12]. Cepen-dant d’autres facteurs doivent également intervenir pour expliquerle caractère inconstant des lésions valvulaires chez les maladesporteurs de syndromes carcinoïdes. La ressemblance des lésionsvalvulaires du cœur carcinoïde avec celles observées au cours decertains traitements anorexigènes (fenfluramine notamment) a étésoulignée dès 1997 [13]. Cependant, des études récentes ont misen évidence les différences structurales entre ces deux types delésion, faisant suspecter des mécanismes distincts [14].

L’atteinte cardiaque gauche s’observe dans 10-15 % des casde cœur carcinoïde. Elle peut être liée à des tumeurs bronchi-ques (qui sécrètent cependant rarement de la sérotonine), àl’existence d’un shunt intra-cardiaque, ou rarement s’observedans des syndromes carcinoïdes très sévères. Il s’agit dans lamajorité des cas d’une insuffisance valvulaire, mitrale ou aorti-que [1, 6, 15, 16]. D’autres atteintes cardiaques ont été excep-tionnellement rapportées, sans que l’imputabilité au syndromecarcinoïde puisse être affirmée de façon formelle. Il s’agit depéricardites ou de cardiomyopathies restrictives. Des métastasescardiaques sont également possibles [17, 18].

L’atteinte cardiaque survient le plus souvent chez un maladedont le diagnostic de tumeur neuroendocrine est connu. Dans lasérie de Pellikka [10], le délai médian entre le diagnostic histolo-gique de la tumeur et le diagnostic échographique était de49 mois mais avec des extrêmes allant de 0 à plus de 28 ans.

Le caractère pronostique péjoratif de l’atteinte cardiaque estbien établi. Dans l’étude de Pellikka [10], la survie à 3 ans desmalades porteurs d’un syndrome carcinoïde avec atteinte car-diaque était de 30 % contre 60 % pour ceux n’ayant pasd’atteinte cardiaque. Dans une autre étude [19], la médiane desurvie des malades ayant une insuffisance cardiaque symptoma-tique NYHA III et IV était de 11 mois.

Diagnostic

Clinique

Les signes fonctionnels sont ceux d’une insuffisance cardia-que droite et ne comportent pas de spécificité, en dehors bienentendu des autres signes du syndrome carcinoïde. L’asthénie estcependant fréquente et ne doit pas être mise sur le compte d’uneévolution tumorale.

Les signes auscultatoires dépendent des valves en cause : lesouffle d’insuffisance tricuspidienne est le plus fréquemment ren-contré suivi par les souffles de sténose puis d’insuffisance pulmo-naires [10]. En dehors des signes cardiaques droits, il n’est pasrare de palper une volumineuse hépatomégalie métastatique.

Electrocardiogramme (ECG)

L’ECG est très souvent normal ou ne montre que des anoma-lies peu spécifiques : tachycardie sinusale, déviation axialedroite, rarement hypertrophie auriculaire droite ou bloc de bran-che droit [10].

Echocardiographie

L’échocardiographie permet un diagnostic précis de la car-diopathie carcinoïde avant l’apparition de signe d’insuffisancecardiaque dont on connaît le pronostic péjoratif.

Elle doit faire partie intégrante de la surveillance de cesmalades d’autant que des anomalies peuvent apparaître ous’aggraver quelques mois seulement après une échographie nor-male [6, 20].

Outre la dilatation de l’oreillette droite et du ventricule droitobservée dans près de 90 % des cas, l’échographie met en évi-dence des remaniements importants de la valve tricuspide et de sonappareil sous valvulaire avec des feuillets tricuspides épaissis ethyperéchogènes, des cordages raccourcis et rétractés aboutissantà une image caractéristique de valve rigide figée en position semiouverte en systole et en diastole (figure 1). Il en résulte une insuffi-sance tricuspidienne moyenne et sévère enregistrée en dopplercontinu souvent associée à un certain degré de sténose (figure 2).

La valve pulmonaire peut également être atteinte. Onretrouve des feuillets valvulaires épaissis et rétractés le plus sou-vent incontinents, la sténose pulmonaire est moins fréquente(81 % d’insuffisances pulmonaires, 53 % de rétrécissements pul-

Fig. 1 – Aspect figé, épaissi, des valves tricuspidiennes à l’échographie cardiaque.Thickened tricuspid valve leaflets at echocardiography.

Fig. 2 – Insuffisance tricuspidienne massive sur un cœur carcinoïde en doppler couleur.Massive tricuspid regurgitation in carcinoid heart disease (color doppler echocardiography).

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monaires dans la série Pellika [10]). L’association insuffisance tri-cuspidienne et sténose pulmonaire est particulièrement délétèrepuisqu’elle majore l’insuffisance tricuspidienne et favorise ladéfaillance ventriculaire droite [10, 21, 22].

Les atteintes valvulaires du cœur gauche, beaucoup plus rares(7 % des cas), sont souvent associées à un foramen ovale per-méable ou à une communication inter-auriculaire et se limitent,dans la majorité des cas, à une sclérose valvulaire.

Les métastases cardiaques sont exceptionnelles (4 % deslocalisations métastatiques). Cependant, leur recherche doit êtresystématique car elles présentent des caractéristiques échogra-phiques qui, selon Pellika, permettent un diagnostic fiable lors-que leur diamètre atteint 1 cm. Ce sont des tumeurs localiséesdans le myocarde droit ou gauche, homogènes, bien délimitéeset non infiltrantes. Elles peuvent être présentes sans atteinte val-vulaire associée [10, 17, 18].

Traitement

Le traitement médical proprement dit de l’insuffisance cardia-que ne comporte pas de particularité et repose sur un régimepeu sodé et des diurétiques. Un des aspects encore controversésde la prise en charge du cœur carcinoïde est l’efficacité du con-trôle sécrétoire sur l’évolution de l’atteinte cardiaque. Si elleparaît logique sur le plan théorique, les preuves de son efficacitéfont défaut malgré des observations isolées d’amélioration car-diaque après traitement de la tumeur primitive [23]. Ainsi, dansla seule étude d’envergure ayant suivi prospectivement des mala-des porteurs de cœur carcinoïde par des échographies itérati-ves, les seuls facteurs prédictifs étaient l’importance de lasécrétion initiale (appréciée par les 5-HIAA) et le fait d’avoirreçu une chimiothérapie. Ce dernier point n’est probablementpas lié à la cardiotoxicité de la chimiothérapie mais à un biaisde sélection, les malades les plus graves ou les plus rapidementprogressifs étant les plus susceptibles de recevoir ce type de trai-tement. Dans cette étude, ni la progression tumorale ni les traite-ments visant à réduire l’hypersécrétion (embolisation hépatique,analogues de la somatostatine) n’étaient associés à un ralentisse-ment de l’évolution de l’atteinte cardiaque. Une autre étude surun effectif plus réduit donnait des résultats comparables avec unebonne corrélation entre le niveau initial de 5-HIAA et le dévelop-pement de l’atteinte cardiaque et l’absence de stabilisation decelle-ci sous analogues de la somatostatine malgré une réductionfranche de la sécrétion de 5-HIAA [19].

Le seul traitement efficace du cœur carcinoïde est le rempla-cement valvulaire [21]. Il s’accompagne d’une régression dessignes d’insuffisance cardiaque et d’une amélioration de la fonc-tion du ventricule droit [24]. Une diminution du volume tumoralet du syndrome sécrétoire a été signalée dans une publication[25]. L’indication du (ou des) remplacement valvulaire reposeessentiellement sur le caractère symptomatique de l’insuffisancecardiaque. Ce type de chirurgie est rarement effectué chez desmalades porteurs de néoplasies évolutives. Elle est cependantpleinement justifiée chez la plupart des malades porteurs de syn-drome carcinoïde compte tenu de la lenteur d’évolution de cestumeurs y compris en cas de dissémination importante. Malgrél’absence d’étude prospective, le caractère pronostique bien éta-bli de l’atteinte cardiaque et l’efficacité à court terme de la chi-rurgie valvulaire rendent le bénéfice symptomatique de lachirurgie cardiaque indiscutable et le gain en terme de survieprobable. L’atteinte de la valve tricuspide constitue habituelle-ment l’indication principale du remplacement valvulaire mais lebénéfice sur la fonction du ventricule droit du remplacement dela valve pulmonaire est également établi [24]. Des remplace-ments valvulaires multiples dans un même temps opératoire ontété rapportés [16]. La mortalité opératoire des malades porteurs

d’une insuffisance ventriculaire droite n’est pas négligeable :dans la série de Connolly [19], sur 26 malades opérés, 9 sontdécédés dans la période péri-opératoire (dont 4 de cause car-diovasculaire et 3 d’hémorragies). Il est probable qu’un rem-placement valvulaire plus précoce diminuerait cette mortalité[16, 19, 21]. Bien que l’expérience soit beaucoup plus limitéepour les valvulopathies gauches, les indications et les résultats dela chirurgie semblent rejoindre ceux du cœur droit [21].

Le choix entre valve mécanique et bioprothèse reste débattucar il existe un risque important de récidive de l’atteinte carci-noïde sur la bioprothèse. Cependant, la nécessité d’une anticoa-gulation en cas de prothèse mécanique chez ces sujets fragiles etleur espérance de vie somme toute limitée fait en général préfé-rer les bioprothèses [19, 21].

Un problème particulier se pose parfois lorsqu’une chirurgiedigestive, et notamment hépatique est indiquée pour le traite-ment de la tumeur chez un malade porteur d’une valvulopathieévoluée. Le risque de crise carcinoïde au cours de la chirurgiecardiaque lorsque celle-ci est effectuée dans le premier tempsparaît limité et doit être de principe prévenu par l’administrationsystématique pré- et peropératoire d’analogues de la somatosta-tine [26] (bien que l’efficacité de celle-ci ait récemment étéremise en cause [27]). Au contraire, le retentissement hémody-namique du cœur carcinoïde est responsable d’une augmenta-tion considérable du risque hémorragique de la chirurgiedigestive et notamment hépatique, associé bien entendu à un ris-que identique de crise carcinoïde. Ainsi, lorsque les deux typesd’interventions sont nécessaires, la règle est a priori de conduirela chirurgie valvulaire en premier et de ne pratiquer la chirurgiedigestive qu’une fois l’amélioration cardiaque obtenue [21, 28].

Conclusion

L’atteinte cardiaque au cours du syndrome carcinoïde consti-tue un facteur pronostique majeur dont la prise en charge spéci-fique est susceptible de prolonger très significativement la surviede ces malades. Cet élément justifie un dépistage de l’atteintecardiaque par échocardiographie chez tous les malades por-teurs d’une tumeur endocrine secrétant de la sérotonine, mêmes’ils n’ont pas d’autre élément du syndrome carcinoïde. Lorsquele diagnostic de cœur carcinoïde est évoqué, une discussion mul-tidisciplinaire est nécessaire pour optimiser la prise en chargethérapeutique. Une insuffisance cardiaque droite symptomatiquedoit faire discuter systématiquement un remplacement valvulairecar c’est le seul geste thérapeutique permettant d’améliorer lasurvie de ces malades. La lenteur habituelle d’évolution de cestumeurs justifie pleinement cette attitude. Il n’est pas établi parailleurs que le contrôle du syndrome sécrétoire a un effet surl’évolution de la cardiopathie.

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