Le droit à la ville – David Harvey

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Le droit la ville David Harvey

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Publi pour la premire fois dans la dfunte RiLi en novembre 2008, ce texte est propos ici nouveau la lecture en accompagnement de Gentrification et droit la ville. La lutte des classes dans lespace urbain , un entretien avec Anne Clerval qui figure au sommaire de la RdL n 5, actuellement en kiosque (mai-juin 2012).

Retraant deux cent ans dhistoire de lurbanisme, David Harvey* met au jour le lien fondamental existant entre ville et capitalisme : de Haussmann la crise des subprimes, de Robert Moses aux expropriations de Mumbai, la ville a toujours t le lieu naturel de rinvestissement du surproduit, et, par consquent, le premier terrain des luttes politiques entre le capital et les classes laborieuses, avec pour enjeu le droit la ville et ses ressources.

Un droit prcieux et nglig

Les idaux des droits humains sont aujourdhui passs au centre de la scne thique et politique. On dpense une grande nergie politique dfendre la place de ces droits dans la construction dun monde meilleur. Pour la plupart, les concepts en circulation sont individualistes et fonds sur la proprit, et ce titre, ils ne remettent nullement en question les fondements du nolibralisme, lhgmonie des logiques marchandes ou les formes juridiques et daction de ltat. Aprs tout, dans le monde o nous vivons, les droits de la proprit prive et du taux de profit priment sur tous les autres. Il est pourtant des moments o lidal des droits humains prend une tournure collective, lorsque par exemple les droits des travailleurs, des femmes, des gays et des minorits passent au premier plan (hritage du mouvement des travailleurs et du mouvement pour les droits civiques aux tats-Unis, qui fut de nature collective et de porte mondiale). Ces luttes pour les droits collectifs ont, loccasion, port leurs fruits (si bien quaujourdhui une femme et un Noir peuvent devenir des candidats srieux dans la course la Maison blanche). Mais cest un autre genre de droit collectif que je voudrais examiner ici : le droit la ville. Cette question me parat importante dune part en raison de lactuel regain dintrt pour les ides quHenri Lefebvre dveloppa sur ce sujet, et dautre part parce que diffrents mouvements sociaux se sont rcemment constitus autour de la revendication dun droit la ville.

Que peut bien vouloir dire droit la ville ? Comme le disait jadis le sociologue urbain Robert Park, la ville constitue la tentative la plus constante, et dans lensemble la plus russie, faite par lhomme pour refaire le monde dans lequel il vit conformment son dsir le plus cher. Mais, si la ville est le monde que lhomme a cr, elle est aussi le monde dans lequel il est dornavant condamn vivre. Ainsi, indirectement, et sans percevoir clairement la nature de son entreprise, en faisant la ville, lhomme sest refait lui-mme .

Si Park a raison, alors la question quelle ville voulons-nous ? est indissociable dune multitude dautres questions : quel genre de personnes voulons-nous tre ? Quelles relations sociales poursuivons-nous ? Quels rapports la nature dfendons-nous ? Quelle vie quotidienne dsirons-nous ? Quelles technologies jugeons-nous appropries ? Quelles valeurs esthtiques dfendons-nous ? Le droit la ville ne se rduit donc pas un droit daccs individuel aux ressources incarnes par la ville : cest un droit nous changer nous-mmes en changeant la ville de faon la rendre plus conforme notre dsir le plus cher. Mais cest en outre un droit collectif plus quindividuel, puisque, pour changer la ville, il faut ncessairement exercer un pouvoir collectif sur les processus durbanisation. La libert de nous faire et de nous refaire en faonnant nos villes est mon sens lun de nos droits humains les plus prcieux mais aussi les plus ngligs. Mais puisque, comme laffirme Park, nous navons jusquici pas peru clairement la nature de notre entreprise, il nous faut dabord rflchir la manire dont, au cours de lhistoire, nous avons sans cesse t faonns par un processus urbain anim par de puissantes forces sociales. Au cours des cent dernires annes, cause du rythme effrn de lurbanisation, cause de lchelle immense sur laquelle elle sest dveloppe, nous avons t refaonns plusieurs fois de fond en comble sans mme savoir pourquoi, comment, ni au nom de quoi. Cela a-t-il contribu au bien-tre des hommes ? Cela a-t-il fait de nous des tres meilleurs, ou au contraire, cela nous a-t-il laisss l, pantelants dans un monde danomie et dalination, de colre et de frustration ? Sommes-nous devenus de simples monades ballottes de droite et de gauche dans locan urbain ?

Capitalisme et urbanisation

Au XIXe sicle, ces questions ont t au centre de nombreuses analyses, notamment celles dEngels et de Simmel, qui ont propos des critiques pntrantes des nouvelles personnalits urbaines apparues en raction la rapidit de lurbanisation . notre poque, il nest pas difficile dnumrer les formes de mcontentement et dangoisse suscites par des transformations urbaines dont la rapidit na cess de saccrotre. Et pourtant, il semble que nous nayons nulle envie de procder une critique systmatique de ces phnomnes. Que faire, par exemple, de limmense concentration de richesses, de privilges et de consommation dans presque toutes les villes du monde, au beau milieu dun bidonville global en pleine explosion ?

Revendiquer le droit la ville tel que je lentends ici, cest prtendre un pouvoir de faonnement fondamental et radical sur les processus durbanisation, cest--dire sur les manires dont nos villes sont sans cesse transformes. Ds leur origine, les villes se sont bties grce aux concentrations gographiques et sociales de surproduit. Lurbanisation a donc toujours t, en un sens, un phnomne de classe, puisque, dune part, il faut bien que les surplus soient extraits de quelque part et de quelquun (le plus souvent, dune paysannerie opprime), et que, dautre part, seul un petit nombre contrle gnralement lutilisation des surplus. Cette situation gnrale se perptue sous le capitalisme, mais dans ce systme, elle est intimement lie la qute perptuelle de plus-value qui constitue le moteur de sa dynamique. Pour produire de la plus-value, les capitalistes doivent crer du surproduit. Puisque lurbanisation dpend de la mobilisation du surproduit, un lien interne apparat entre le dveloppement du capitalisme et lurbanisation.

Examinons de plus prs laction des capitalistes. Ils commencent la journe avec une certaine somme dargent et la finissent avec une somme plus grande. Le lendemain, au rveil, il leur faut dcider de ce quils vont faire de largent supplmentaire quils ont gagn la veille. Les voil face un dilemme faustien : ou ils rinvestissent cette somme pour gagner plus dargent encore, ou ils dilapident leur surplus dans leurs plaisirs. Mais, acculs par les lois de la concurrence, ils sont contraints de rinvestir, parce que sils ne le font pas, dautres sen chargeront. Pour demeurer un capitaliste, il faut donc rinvestir des surplus afin den crer plus encore. Les capitalistes qui russissent crent habituellement suffisamment de surplus la fois pour rinvestir dans lexpansion et la fois pour satisfaire leur apptit de jouissance. De ce rinvestissement perptuel rsulte une expansion de la production excdentaire un taux compos do laccroissement de toutes les courbes de croissance logistique (argent, capital, production, population), processus auquel correspond la croissance logistique de lurbanisation sous le capitalisme.

Les politiques du capitalisme sont affectes par le besoin perptuel de trouver des terrains profitables la production et labsorption des surplus de capital. Le capitaliste se heurte donc un certain nombre de barrires qui font obstacle une expansion tranquille et continue. Sil existe une pnurie de force de travail et que les salaires sont trop levs, alors il faut soit discipliner la force de travail (la cration de chmage par linnovation technologique ou lattaque contre le pouvoir dune classe ouvrire organise constituent deux des principales mthodes pour discipliner la force de travail), soit trouver de nouveaux travailleurs (en jouant sur limmigration, lexportation de capitaux ou la proltarisation dlments de la population jusqualors indpendants). Il faut galement trouver de nouveaux moyens de production en gnral et de nouvelles ressources naturelles en particulier. De fortes pressions sexercent sur lenvironnement naturel qui doit fournir les matires premires ncessaires tout en absorbant les dchets invitablement produits. Il est galement ncessaire douvrir des terrains dextraction de matires premires (cest souvent lobjectif des entreprises imprialistes et nocoloniales). Les lois de la concurrence obligent les capitalistes constamment dvelopper de nouvelles technologies et de nouvelles formes dorganisation, car plus la productivit sera leve, et plus il leur sera possible dliminer les concurrents qui emploient des mthodes moins efficaces. Les innovations suscitent de nouveaux dsirs et de nouveaux besoins, rduisent le taux de rotation du capital en lacclrant et largissent lhorizon gographique dans lequel le capitaliste peut librement chercher de la main-doeuvre supplmentaire, une plus grande quantit de matires premires, et ainsi de suite. Si le pouvoir dachat disponible sur un march ne suffit pas, alors il faut trouver de nouveaux marchs, en dveloppant le commerce extrieur, en promouvant de nouveaux produits et styles de vie, en crant de nouveaux instruments de crdit ou en recourant la dette pour dvelopper les dpenses publiques et prives. Si, au final, le taux de profit demeure trop bas, la rgulation tatique de l intolrable concurrence , la monopolisation (fusions et acquisitions) et lexportation de capitaux vers de nouvelles contres permettront de trouver des solutions.

Si une seule de ces barrires la circulation et lexpansion continues du capital devient impossible contourner, laccumulation de capital se trouve bloque : les capitalistes sont confronts une crise, car ils ne peuvent plus trouver de biais profitables pour rinvestir le capital. Laccumulation de capital stagne ou sarrte, le capital est dvalu (perdu) et parfois physiquement dtruit. Les surplus de marchandises peuvent tre de la mme manire dvalus ou dtruits, la capacit productive et les actifs peuvent perdre de leur valeur et demeurer inutiliss et, en cas dinflation, largent lui-mme peut subir une dvaluation. Et bien videmment, lorsquune crise survient, le travail se trouve aussi dvalu, en raison du chmage de masse. Comment la ncessit de contourner ces barrires et dtendre le champ des activits capitalistes profitables a-t-elle pu constituer le moteur de lurbanisation capitaliste ? Je poserai que, linstar dautres phnomnes comme les dpenses militaires, lurbanisation a jou un rle particulirement actif dans labsorption du surproduit que, dans leur qute de plus-value, les capitalistes nont de cesse de crer .

La ville lumire et New York : les avaleuses de surproduit

Prenons tout dabord lexemple de Paris sous le Second Empire. En 1848 survint lune des premires crises clairement marques par la coexistence de surplus inutilis de capital et de surplus de forces de travail. Cette crise eut une ampleur europenne, mais sont impact fut particulirement violent Paris, o elle dboucha sur une rvolution avorte mene par les travailleurs au chmage et les utopistes bourgeois, qui voyaient dans une rpublique sociale lantidote la cupidit capitaliste ainsi quaux ingalits qui avaient marqu la monarchie de Juillet. La bourgeoisie rpublicaine fut impitoyable envers les rvolutionnaires, mais elle savra incapable de rsoudre la crise, et porta au pouvoir Louis Napolon (neveu de Bonaparte) qui, aprs son coup dtat de 1851, se proclama empereur lanne suivante. Afin dassurer sa survie politique, cet empereur autoritaire rprima durement les mouvements politiques alternatifs ; mais, comme il savait quil lui fallait aussi soccuper du problme des surplus de capital, il lana un vaste programme dinvestissement dans les infrastructures, aussi bien en mtropole qu ltranger. ltranger : construction de voies ferres dans lEurope entire et jusquen Orient ou soutien de grands travaux comme ceux du canal de Suez. En mtropole : consolidation du rseau ferroviaire, construction de ports, assainissement des marais, et ainsi de suite. Mais surtout, cette politique entrana la reconfiguration de linfrastructure de Paris, lorsquen 1853, Bonaparte appela Haussmann Paris pour le charger des travaux publics.

Haussmann savait trs bien que sa mission tait de contribuer rsoudre par le biais de lurbanisation le problme des surplus de capital et de travail. La reconstruction de Paris absorba pour lpoque dnormes quantits de force de travail et de capital, et constitua, de pair avec lannihilation autoritaire des aspirations des travailleurs parisiens, un instrument fondamental de stabilisation sociale. Haussmann sinspira des plans utopiques (fouriristes et saint-simoniens) de reconstruction de la ville qui avaient t dbattus dans les annes 1840, une importante diffrence prs : il leur fit subir un changement dchelle. Ainsi, lorsque larchitecte Hittorf lui prsenta ses plans pour un nouveau boulevard, Haussmann les lui jeta au visage, en disant : pas assez large Votre boulevard fait 40 mtres et je voudrais quil en fasse 120. Haussmann concevait la ville une chelle plus large, annexant les boulevards et redessinant des quartiers entiers (comme les Halles) plutt que des petites portions du tissu urbain. Il transforma la ville de fond en comble. Il lui fallait donc crer de nouvelles institutions financires et de nouveaux instruments de crdit, lesquels furent btis sur des principes saint-simoniens (le crdit mobilier et le crdit immobilier). Dans les faits, il contribua rsoudre le problme dcoulement des surplus de capital en mettant sur pied un systme keynsien avant la lettre, fond sur une amlioration de linfrastructure urbaine finance par la dette.

Ce systme fonctionna parfaitement pendant une quinzaine dannes, entranant non seulement une transformation des infrastructures urbaines, mais encore la construction dun nouveau mode de vie urbain et lmergence dun nouveau genre de personnalit urbaine. Paris devint la ville lumire , le grand centre de la consommation, du tourisme et des plaisirs : cafs, grands magasins, industrie de la mode, grandes expositions, tout cela transforma profondment le mode de vie urbain tout en permettant dabsorber dnormes surplus dans un consumrisme frivole et outrancier (ce qui ntait pas sans choquer les traditionalistes et les travailleurs les plus dmunis). Mais 1868 marqua leffondrement de ce systme financier hyperdvelopp et hyperspculatif, ainsi que celui des structures de crdit sur lequel il reposait. Haussmann fut destitu, Napolon III, dsespr, dclara la guerre lAllemagne de Bismarck et la perdit, et, dans le vide qui sensuivit survint la Commune de Paris, lun des plus grands pisodes rvolutionnaires de toute lhistoire urbaine capitaliste. La Commune naquit pour partie dune nostalgie du monde urbain dtruit par Haussmann (chos de la rvolution de 1848) et du dsir de revanche de ceux que les travaux de Haussmann avaient dpossds de leur ville. Mais la Commune fut aussi lexpression de modernits socialistes alternatives (par opposition la modernit promue par le capitalisme monopolistique), o lidal dun contrle hirarchique centralis (le courant jacobin) sopposait la vision anarchiste dune organisation populaire dcentralise (les proudhoniens). Ce qui conduisit, en 1872, dans le sillage de la dbcle de la Commune, la regrettable rupture entre marxistes et anarchistes qui continue, aujourdhui encore, de grever toutes les formes dopposition de gauche au capitalisme .

Mais faisons un saut dans le temps et lespace, et projetons-nous maintenant aux tats-Unis en 1942. Le problme dcoulement des surplus de capital, qui avait paru si insoluble dans les annes 1930 (ainsi que le chmage qui laccompagnait) fut temporairement rsolu par lnorme mobilisation en vue de leffort de guerre. Mais tout le monde redoutait ce qui se passerait une fois la guerre termine. Politiquement, la situation tait dangereuse. Le gouvernement fdral dirigeait de fait une conomie nationalise, il tait un alli de lUnion sovitique, et de puissants mouvements sociaux de tendance socialiste avaient merg au cours des annes 1930. Nous connaissons tous lissue de cette situation : le maccarthysme et la Guerre froide (dont les signes taient dj nettement perceptibles en 1942). Comme sous Napolon III, les classes dominantes en appelrent la plus svre rpression politique. Mais quen fut-il du problme dcoulement des surplus de capital ?

En 1942, une valuation approfondie de lentreprise de Haussmann parut dans une revue darchitecture. Larticle exposait son oeuvre en dtail, tentait danalyser ses erreurs tout en cherchant prserver sa renomme : Haussmann tait lun des plus grands urbanistes de tous les temps. Lauteur de ce texte ntait autre que Robert Moses, qui, aprs la seconde guerre mondiale, fut pour New York ce que Haussmann avait t pour Paris . Moses, en un mot, fit lui aussi subir un changement dchelle lapprhension du processus urbain : grce au systme des autoroutes et des transformations infrastructurelles (finances par la dette), grce la suburbanisation et la reconfiguration totale, non pas seulement de la ville, mais de lensemble de la rgion mtropolitaine, il put absorber le surproduit, et du mme coup contribuer rsoudre le problme dabsorption des surplus de capital. Pour ce faire, il lui fallait exploiter de nouvelles institutions financires et de nouveaux dispositifs fiscaux (les aides laccs la proprit) qui permirent de librer le crdit ncessaire au financement par la dette de lexpansion urbaine.

lchelle de la nation, car le mme schma (autre changement dchelle) fut appliqu dans tous les grands centres mtropolitains des tats-Unis, ce processus joua un rle crucial dans la stabilisation du capitalisme mondial daprs-guerre (priode o les tats-Unis pouvaient se permettre dimpulser la dynamique conomique de lensemble des pays non communistes grce laugmentation des dficits commerciaux). La suburbanisation des tats-Unis ntait pas une simple affaire dinfrastructures nouvelles : comme le Paris du Second Empire, elle entrana une transformation radicale des styles de vie, et les nouveaux produits logements, rfrigrateurs, air conditionn, achat de deux voitures par foyer, hausse colossale de la consommation de ptrole eurent une grande part dans labsorption des surplus.

Mais la suburbanisation eut aussi un impact sur le paysage politique : laide laccs la proprit pour les classes moyennes entrana un dclin de laction communautaire au profit dune dfense des valeurs de la proprit et des identits individualises (ainsi que le basculement du vote banlieusard vers un rpublicanisme conservateur). Quoi quil en soit, on prtendait que des propritaires accabls de dettes taient moins susceptibles de faire grve. Ce projet permit certes dabsorber les surplus et dassurer une certaine stabilit sociale, mais il eut pour consquence de vider les centre-villes et dengendrer ce qui fut appel une crise urbaine , cest--dire, dans de nombreuses villes des tats-Unis, des rvoltes des minorits (surtout afro-amricaines) prives de laccs cette nouvelle prosprit. Cette situation dura jusqu la fin des annes 1960, moment o un autre type de crise commena se dployer. Moses (comme Haussmann avant lui) tomba en disgrce, ses solutions tant dsormais perues comme inadquates et inacceptables. Les rvoltes dans les grandes villes suffisaient le prouver. Les traditionalistes rallirent Jane Jacobs, qui, pour contrer le modernisme brutal des projets de Moses, proposait une esthtique de quartier . Mais ctait trop tard, les banlieues taient l et les transformations radicales de style de vie dont ils taient la manifestation eurent toutes sortes de consquences sociales, conduisant par exemple les fministes faire de ces lieux et du mode de vie quils incarnaient lobjet fondamental de leur critique. De plus, si lhaussmanisation de Paris permet dexpliquer en partie la dynamique de la Commune, on peut considrer que labsence dme de la vie des banlieues amricaines a jou un rle essentiel dans les grands mouvements de 1968 aux Etats-Unis : les tudiants blancs de classe moyenne entrrent dans une phase de rvolte, cherchrent nouer des alliances avec les groupes marginaliss en lutte pour les droits civiques dans les villes centrales et sunirent contre limprialisme tats-unien dans un mouvement qui visait btir un autre monde, donc, aussi, une autre exprience urbaine.

Paris, le mouvement pour empcher la construction de la voie express de la rive gauche ainsi que la colonisation du centre par denvahissants immeubles gants, dont la place dItalie et la tour Montparnasse taient les paradigmes, ne fut pas sans impact sur la dynamique gnrale de la rvolte de 1968. Cest dans ce contexte que Lefebvre crivit un texte prophtique, dans lequel il dclarait, dune part, que le processus urbain tait essentiel la survie du capitalisme, donc quil deviendrait un point de focalisation crucial de la lutte politique et de la lutte des classes, et, dautre part, que ce processus effaait progressivement les distinctions entre ville et campagne en produisant des espaces intgrs sur lensemble du territoire national, sinon mme au-del . Le droit la ville serait donc le droit diriger un processus urbain dont la domination ne cesserait de stendre aux campagnes (de lagro-industrie aux rsidences secondaires, en passant par le tourisme rural).

Mais, paralllement la rvolte de 1968, pour partie nostalgie de la ville perdue, pour partie tentative de construire un nouveau genre dexprience urbaine, survint une crise financire des institutions de crdit qui avaient constitu le moteur du boom immobilier des dcennies prcdentes. Cette crise samplifia la fin des annes 1960 et culmina dans une crise mondiale qui affecta lensemble du systme capitaliste, dabord avec lclatement de la bulle immobilire mondiale de 1973, puis avec la banqueroute de la ville de New York en 1975. Comme de multiples fois auparavant, la question tait de savoir comment sauver le capitalisme de ses propres contradictions. Le processus urbain allait l encore jouer un rle de premier plan. Comme la bien montr Bill Tabb, la rsolution de la crise des finances new-yorkaises ouvrit la voie la construction dune rponse nolibrale aux problmes de la perptuation du pouvoir de classe et du renouvellement dune capacit dabsorption des surplus ncessaire la survie du capitalisme .

Mais faisons un nouveau saut jusqu la conjoncture dans laquelle nous sommes. Si le capitalisme international a jou aux montagnes russes (crises et effondrements rgionaux : Asie de lEst et du Sud-Est en 1997-1998, Russie en 1998, Argentine en 2001, etc.), il a jusquici vit un effondrement mondial, alors mme quil souffre dun problme chronique dcoulement des surplus de capital. Quel rle a jou lurbanisation dans la stabilisation de cette situation ? Aux tats-Unis, il est vident que le march immobilier a considrablement contribu stabiliser lconomie, particulirement depuis lan 2000 (aprs lclatement de la bulle des nouvelles technologies de la fin des annes 1990), bien quil ait aussi t une composante active de lexpansion des annes 1990. Le march immobilier a absorb directement une grande part des surplus de capital dans de nouvelles constructions (logements btis dans les centre-villes comme dans les banlieues, constructions de nouveaux bureaux) tandis que linflation rapide des prix de limmobilier, soutenue par une vague dlirante de refinancement hypothcaire des taux dintrt historiquement bas, stimulait le march tats-unien des biens de consommation et des services. Cest en partie lexpansion urbaine des tats-Unis qui a permis de stabiliser le march mondial, alors que le pays affiche des dficits commerciaux gigantesques lgard du reste du monde, empruntant environ deux milliards de dollars par jour pour soutenir son insatiable consumrisme et la guerre finance par la dette quil mne en Afghanistan et en Irak.

Vers une urbanisation mondiale

Mais le processus urbain a subi un autre changement dchelle : pour le dire en un mot, il est devenu mondial. On ne peut donc pas se concentrer uniquement sur les tats-Unis. Des booms immobiliers similaires, en Grande-Bretagne, en Espagne et dans de nombreux autres pays, ont permis dalimenter la dynamique capitaliste. Lurbanisation de la Chine au cours des vingt dernires annes a t de nature diffrente (trs fortement focalise sur la construction dinfrastructures), mais bien plus importante que celle des tats-Unis. Son rythme sest normment acclr aprs la courte rcession de 1997, tel point que, depuis 2000, la Chine absorbe prs de la moiti de la production mondiale de ciment. Depuis une vingtaine dannes, la Chine compte plus dune centaine de villes dpassant le million dhabitants, et de petits villages comme Shenzhen sont devenus dnormes mtropoles de 6 10 millions dhabitants. De gigantesques programmes de construction dinfrastructures, comme des projets de barrages et dautoroutes l encore, financs par la dette , sont en train de transformer le paysage le fond en comble . Tout cela a eu des consquences importantes sur lconomie mondiale et labsorption des surplus de capital : le Chili est en plein boom du fait de la demande en cuivre, lAustralie prospre, et mme le Brsil et lArgentine commencent se refaire une sant conomique, en partie grce la forte demande chinoise en matires premires.

Lurbanisation de la Chine est-elle ds lors principalement responsable de la stabilit du capitalisme mondial ? Oui, dans une certaine mesure. Car la Chine nest que lpicentre dun processus durbanisation devenu aujourdhui mondial, en partie grce lincroyable intgration globale des marchs financiers qui jouent de leur flexibilit pour financer grce la dette des mgaprojets urbains, de Duba So Paulo, de Mumbai Hong Kong en passant par Londres. La banque centrale chinoise, par exemple, possde une part active sur le march secondaire du prt hypothcaire aux tats-Unis, tandis que Goldman Sachs est fortement implique sur le march immobilier en plein essor de Mumbai, et que des capitaux de Hong Kong sont investis Baltimore. Il nest pas une seule zone urbaine du monde qui ne connaisse un boom de la construction, alors quarrive un afflux massif dimmigrs pauvres qui cre dans le mme temps un bidonville global. Le boom dans le secteur de la construction est particulirement visible Mexico, Santiago du Chili, Mumbai, Johannesburg, Soul, Taipei, Moscou et dans toute lEurope (lEspagne tant le cas le plus spectaculaire), ainsi que dans les villes des principaux pays capitalistes comme Londres, Los Angeles, San Diego et New York (o des projets urbains sont dvelopps sur une chelle plus gigantesque encore quauparavant, et o signe qui en dit long sur lpoque une exposition rcente cherchait rhabiliter Moses comme artisan de lessor de la ville, et non plus, comme lavait fait Robert Caro en 1974, le discrditer comme le responsable de son dclin ). On a aussi vu apparatre, au Moyen-Orient, Duba ou Abou Dhabi, des projets de mga-urbanisation ahurissants, et certains gards criminels et absurdes, qui permettent dponger les surplus engendrs par la richesse ptrolire de la faon la plus tape--loeil, socialement injuste et environnementalement irresponsable (une piste de ski intrieure, par exemple). Nous sommes ici face un autre changement dchelle, qui rend difficile percevoir le fait que ce qui se passe aujourdhui sur le plan mondial est dans son principe similaire aux mutations que, au moins pendant un temps, Haussmann a su imposer de main de matre sous le Second Empire.

Comme tous ceux qui lont prcd, ce boom mondial de lurbanisation repose sur la construction de nouvelles institutions financires et de nouveaux dispositifs destins organiser le crdit ncessaire pour le soutenir. Les innovations financires mises en place au cours des annes 1980, en particulier la titrisation et la vente de prts hypothcaires locaux des investisseurs du monde entier, ainsi que la cration de nouvelles institutions financires destines soutenir les CDO , ont jou un rle essentiel. Ce systme prsentait quantit davantages : il talait les risques et permettait aux surplus de fonds dpargne daccder plus facilement aux surplus de demande immobilire, mais en outre, en vertu de ses interconnexions, il faisait baisser les taux dintrt globaux (tout en gnrant un considrable pactole pour les intermdiaires financiers responsables de ces merveilles). Mais taler les risques, ce nest pas les liminer. Et de plus, le fait que le risque puisse tre tal sur une si grande chelle encourage localement ladoption de conduites encore plus risques. dfaut dinstances adquates dvaluation des risques, le march du prt hypothcaire est devenu incontrlable, et la situation dans laquelle se sont trouvs les frres Pereire en 1867-1868, ou la ville de New York pour sa gestion dlirante au dbut des annes 1970, prend aujourdhui la forme dune crise dite des subprimes et du march immobilier. La crise se concentre pour commencer dans et autour des villes tats-uniennes, et frappe trs lourdement les Africains-Amricains bas revenus et les mres clibataires vivant en centre-ville. Elle affecte aussi ceux qui, incapables de payer les prix exorbitants du logement dans les centres urbains, surtout dans le Sud-Ouest du pays, ont t forcs de migrer vers la semi-priphrie des zones mtropolitaines pour acheter des taux dabord bas des maisons dans des lotissements btis par des spculateurs, et qui se trouvent aujourdhui confronts laugmentation des cots de transport du fait de la hausse des prix du ptrole en mme temps qu lexplosion du taux de remboursement de leur prt conscutive celle des taux du march. Cette crise, qui sur le plan local possde un impact pervers sur la vie et les infrastructures urbaines, menace galement larchitecture mme du systme financier mondial car elle pourrait dclencher une rcession de grande ampleur. Les paralllismes avec les annes 1970 sont tout le moins curieux (la politique de prt facile adopte par la Rserve fdrale en 2007-2008 entranera presque coup sr des tendances inflationnistes, voire stagflationnistes, qui deviendront incontrlables dans un avenir pas si lointain exactement comme lont fait de semblables manoeuvres dans les annes 1970).

Mais la situation actuelle est bien plus complexe, et la question reste ouverte de savoir si un effondrement de lconomie amricaine peut tre compens ailleurs (notamment par la Chine, bien que mme l lurbanisation semble connatre un ralentissement). Mais le systme est aussi bien plus fortement interconnect quil ne la jamais t . Lorsquil draille, le commerce informatis instantan menace de crer une grande divergence sur le march (il produit dj une volatilit incroyable sur le march actions) qui produira son tour une crise massive qui obligera repenser totalement le fonctionnement du capital financier et des marchs montaires, y compris dans leurs rapports aux processus durbanisation.

Des villes et des vies en mutation

Comme toutes les phases qui lont prcde, cette toute rcente expansion du processus urbain a suscit dnormes mutations de style de vie. La qualit de vie urbaine, de mme que la ville elle-mme, est dsormais une marchandise rserve aux plus fortuns, dans un monde o le consumrisme, le tourisme, les industries de la culture et de la connaissance sont devenus des aspects majeurs de lconomie politique urbaine. Le penchant postmoderniste pour la formation de niches, tant dans les choix de style de vie urbain que dans les habitudes de consommation et les formes culturelles, pare lexprience urbaine contemporaine de laura de la libert de choix condition que vous ayez de largent. Centres commerciaux, multiplexes et grandes chanes prolifrent, de mme que les fast-foods, les marchs vendant des produits artisanaux, les petites boutiques, tout cela contribuant ce que Sharon Zukin a joliment appel la pacification par le capuccino . Les lotissements les plus incohrents, les plus monotones, les plus fades, trouvent prsent leur antidote dans un mouvement de nouvel urbanisme qui nous vend de la communaut et du style de vie, produits grce auxquels les promoteurs prtendent raliser les rves urbains. Dans ce monde, lthique nolibrale de lindividualisme possessif et son corrlat, la fin du soutien politique toute forme daction collective, pourraient devenir le modle de socialisation de la personnalit humaine . La dfense des valeurs de la proprit revt un si grand intrt politique que, comme le note Mike Davis, les associations de propritaires dans ltat de Californie sont devenues des bastions de la raction, sinon mme des fascismes fragments de quartier .

Mais les villes o nous vivons sont aussi de plus en plus divises, fragmentes et conflictuelles. Notre vision du monde et des possibles varie selon le ct de la barrire duquel nous nous trouvons et selon le type de consommation auquel nous avons accs. Au cours des dernires dcennies, le tournant nolibral a rendu aux lites riches leur pouvoir de classe . Par exemple, depuis la conversion du Mexique au nolibralisme, quatorze milliardaires sont apparus dans le pays, qui peut mme se prvaloir de compter parmi ses habitants lhomme le plus riche du monde, Carlos Slim, alors quau cours de la mme priode, les revenus des pauvres ont soit stagn, soit diminu. Ces processus sont irrmdiablement gravs dans les formes spatiales de nos villes, qui ont toujours plus tendance se muer en agrgats de fragments fortifis, de ghettos dors et despaces publics privatiss constamment maintenus sous surveillance. Dans le monde en dveloppement, tout particulirement, la ville se scinde en diffrentes parties spares, et de multiples micro-tats semblent sy former. Des quartiers riches, dots de toutes sortes de services (coles exclusives, terrains de golf, cours de tennis, police prive patrouillant 24 heures sur 24), sentrelacent avec des campements illgaux : pour eux, qui sont privs de systme sanitaire, leau nest disponible quaux fontaines publiques, et seuls les quelques privilgis qui savent la pirater ont accs llectricit ; les rues se transforment en flots de boue ds quil pleut, et lhabitat partag est la rgle. Chaque fragment parat vivre et fonctionner en totale autonomie, en saccrochant de toutes ses forces ce quil a pu obtenir dans son combat quotidien pour la survie .

Dans ces conditions, les idaux didentit, de citoyennet et dappartenance urbaines, dj menacs par le malaise grandissant suscit par lthique nolibrale, sont encore plus difficiles soutenir. La privatisation de la redistribution par lactivit criminelle menace la scurit individuelle tout en poussant la population en appeler la rpression policire. La seule ide que la ville puisse fonctionner comme corps politique collectif, comme lieu dans lequel et duquel pourraient maner des mouvements sociaux progressistes, parat perdre toute plausibilit. Et pourtant, il existe des mouvements sociaux urbains qui cherchent vaincre les isolations et refaonner la ville selon une image sociale diffrente de celle donne par les forces des promoteurs soutenus par la finance, du grand capital et dun appareil dtat local de plus en plus gagn lesprit dentreprise.

Mais labsorption de surplus par la transformation urbaine possde un aspect plus sombre encore : il sagit des brutales phases de restructuration urbaine par destruction crative , laquelle prsente toujours une dimension de classe puisque ce sont habituellement les pauvres, les dfavoriss et tous ceux qui sont tenus en marge du pouvoir politique qui ptissent le plus de ce type de processus.

Les prophties dEngels

La cration du nouveau monde urbain sur les ruines de lancien suppose la violence. Cest ainsi que Haussmann saccagea les anciens quartiers pauvres de Paris, usant de lexpropriation au nom de ce quil appelait le bien public. Il planifia lradication dune bonne part de la classe ouvrire et des lments rebelles du centre de Paris, o ils constituaient une menace pour lordre public et le pouvoir politique. Il cra une forme urbaine dans les quartiers o le pouvoir croyait ( tort, comme on la vu en 1871) que la surveillance et le contrle militaire suffiraient endiguer facilement les mouvements rvolutionnaires. Mais, comme le soulignait Engels en 1872 : En ralit, la bourgeoisie na quune mthode pour rsoudre la question du logement sa manire ce qui veut dire : la rsoudre de telle faon que la solution engendre toujours nouveau la question. Cette mthode porte un nom, celui de Haussmann . Par l jentends ici non pas seulement la manire spcifiquement bonapartiste du Haussmann parisien de percer de longues artres droites et larges travers les quartiers ouvriers aux rues troites, et de les border de chaque ct de grandes et luxueuses constructions ; le but poursuivi outre leur utilit stratgique, les combats de barricades tant rendus plus difficiles , tait la constitution dun proltariat du btiment, spcifiquement bonapartiste, dpendant du gouvernement, et la transformation de la ville en une cit de luxe. Jentends ici par Haussmann la pratique qui sest gnralise douvrir des brches dans les arrondissements ouvriers, surtout dans ceux situs au centre de nos grandes villes, que ceci rponde un souci de la sant publique, un dsir dembellissement, une demande de grands locaux commerciaux dans le centre, ou aux exigences de la circulation pose dinstallations ferroviaires, rues, etc. Quel quen soit le motif, le rsultat est partout le mme : les ruelles et les impasses les plus scandaleuses disparaissent et la bourgeoisie se glorifie hautement de cet immense succs mais ruelles et impasses resurgissent aussitt ailleurs et souvent dans le voisinage immdiat. () Les foyers dpidmies, les caves les plus immondes, dans lesquelles nuit aprs nuit le mode de production capitaliste enferme nos travailleurs, ne sont pas limins, mais seulement dplacs ! La mme ncessit conomique les fait natre ici comme l .

Il fallut en fait plus de cent ans pour parachever lembourgeoisement du centre de Paris, avec les consquences que lon a vues rcemment soulvement et chaos dans ces banlieues isoles o sont pris au pige immigrs marginaliss, jeunes et ouvriers au chmage. Malheureusement, les processus dcrits par Engels nont cess de se rpter tout au long de lhistoire urbaine capitaliste. Robert Moses passa le Bronx au hachoir (pour reprendre sa formule tristement clbre) ; les lamentations des groupes et mouvements de quartier nen finissaient pas de se faire entendre, pour finalement sagrger autour de la rhtorique de Jane Jacobs, contre linimaginable destruction dun prcieux tissu urbain, et celle de communauts entires de rsidents qui possdaient des rseaux dintgration sociale tablis depuis longtemps . Mais New York comme Paris, lendiguement des expropriations brutales menes sous la houlette de ltat a entran un processus de transformation infiniment plus sournois, passant par la disciplinarisation financire des gouvernements urbains dmocratiques, des marchs fonciers, de la spculation immobilire, et par une exploitation permettant de gnrer le taux de retour le plus lev possible sur l usage suprieur et optimal des terrains. Encore une fois, Engels navait que trop bien compris ce processus : Lextension des grandes villes modernes confre au terrain, dans certains quartiers, surtout dans ceux situs au centre, une valeur artificielle, croissant parfois dans dnormes proportions ; les constructions qui y sont difies, au lieu de rehausser cette valeur, labaissent plutt, parce quelles ne rpondent plus aux conditions nouvelles ; on les dmolit donc et on les remplace par dautres. Ceci a lieu surtout pour les logements ouvriers qui sont situs au centre et dont le loyer, mme dans les maisons surpeuples, ne peut jamais ou du moins quavec une extrme lenteur, dpasser un certain maximum. On les dmolit et leur place on construit des boutiques, de grands magasins, des btiments publics . Il est dprimant de lire ces phrases, quand on pense que ce texte crit en 1872 peut sappliquer directement la gentrification de Harlem ou aux processus urbains qui ont actuellement cours dans de vastes parties de lAsie (Delhi, Soul, Mumbai). Un processus de dplacement et de ce que jappelle l accumulation par dpossession se trouve galement au coeur du processus urbain capitaliste .

Prenons le cas de Mumbai, o, selon les chiffres officiels, six millions de personnes habitent des taudis installs sur des terrains pour lesquels ils ne possdent aucun titre de proprit (ces lieux sont reprsents par des blancs sur toutes les cartes de la ville). Avec la tentative de faire de Mumbai un centre financier susceptible de rivaliser avec Shangha, le boom immobilier sest acclr, confrant aux yeux des spculateurs une valeur croissante aux terrains occups par les habitants des bidonvilles. La valeur du terrain sur lequel est implant lun des plus grands bidonvilles de Mumbai, Dharavi, a atteint deux milliards de dollars, et les pressions pour le vider (au nom de prtextes environnementaux et sociaux destins dissimuler cette entreprise dappropriation sauvage) se font chaque jour plus fortes. Avec le soutien de ltat, les puissances financires entendent utiliser la force pour faire place nette, prenant dans certains cas possession dun terrain occup par ses habitants depuis plus dune gnration. Laccumulation de capital sur le foncier grce lactivit immobilire connat un boom et les terrains sont acquis pour une bouche de pain. Les populations dplaces obtiendront-elles une quelconque compensation ? Les plus chanceux auront un petit quelque chose. Mais alors mme que la constitution indienne prcise que ltat est dans lobligation de protger la vie et le bien-tre de lensemble de ses citoyens, quelle que soit leur caste ou leur classe, mais aussi de garantir leur droit un toit, la Cour suprme a mis des jugements qui font fi de cette exigence constitutionnelle. Puisque les habitants des bidonvilles sont des occupants illgaux, et que beaucoup dentre eux ne peuvent prouver quils rsident depuis longtemps sur le mme terrain, ils nont droit aucune compensation. Selon la Cour suprme, leur concder ce droit quivaudrait rcompenser des pickpockets pour leurs forfaits. Les habitants des bidonvilles nont donc gure dautre choix que de rsister et se battre, ou de prendre leurs maigres possessions et dmnager vers les bords dautoroute ou partout o il pourront trouver un peu despace . On trouve de semblables exemples de dpossession (dans des versions moins brutales et plus lgalistes) aux tats-Unis, o abondent les abus du droit dexpropriation dans le but de dplacer, au nom dun usage suprieur et optimal des terrains (pour btir des complexes immobiliers ou des centres commerciaux), ceux qui habitent de longue date des logements tout fait dcents. Les rpublicains portrent laffaire devant la Cour suprme, o les juges libraux dclarrent quil tait tout fait conforme la constitution que les juridictions locales agissent ainsi pour dgager des recettes foncires supplmentaires.

Expropriations

Dans les annes 1990 Soul, les entreprises de construction et les promoteurs immobiliers embauchrent des escouades de nervis pour envahir certains quartiers et dtruire coups de masse les maisons et les biens de ceux qui, dans les annes 1950, avaient construit leur logement sur les collines de la ville, devenues entre-temps des terrains fortement valoriss. La plupart de ces collines sont aujourdhui couvertes de gratte-ciel et ne portent nulle trace de la brutalit des actions qui ont rendu possible leur construction. En Chine, des millions de personnes sont dpossds des lieux quelles occupaient depuis longtemps (trois millions rien qu Pkin) : puisquil nexiste pas de droits de proprit prive, ltat peut tout simplement dcrter leur expropriation en change dune maigre somme dargent (avant de vendre ces terrains aux promoteurs avec un trs bon profit). Dans certains cas, les habitants dguerpissent sans faire de vagues, mais la rsistance se dveloppe, frocement rprime par le Parti communiste. Dans le cas de la Chine, ce sont souvent les populations vivant la frontire du monde rural qui subissent ces dplacements, ce qui montre la pertinence de la thse de Lefebvre, qui, dans les annes 1960, posait que la distinction nette qui existait jadis entre lurbain et le rural stait progressivement estompe, pour conduire la cration dun ensemble despaces poreux de dveloppement gographique ingal plac sous la domination hgmonique du capital et de ltat. Cest galement le cas en Inde, o la politique des zones de dveloppement conomique spciales promue par les autorits implique de violentes consquences pour les agriculteurs : lexemple le plus flagrant en fut le massacre de Nandigram au Bengale-Occidental, orchestr par le parti communiste indien (marxiste) au pouvoir afin de faciliter larrive du grand capital indonsien, intress tout autant la promotion immobilire urbaine quau dveloppement industriel. Dans ce cas prcis, les droits de proprit prive noffrirent aucune protection.

Il en va de mme de la proposition apparemment progressiste daccorder des droits de proprit prive aux populations occupant illgalement des terrains afin de leur permettre de sortir de la pauvret. Ce genre de proposition a t faite aux habitants des favelas de Rio ; mais le problme est quil nest que trop facile de convaincre les pauvres, vivant de revenus incertains et accabls de difficults financires, dchanger ce quils possdent contre une modeste rmunration (les riches refusent gnralement de cder leurs biens, ft-ce un prix exorbitant, et cest pourquoi Moses put passer le Bronx au hachoir, mais non Park Avenue). Si cette tendance se poursuit, je suis prt parier que dici quinze ans toutes les collines aujourdhui occupes par les favelas seront couvertes de gratte-ciel dots dune vue imprenable sur la mythique baie de Rio, tandis que leurs actuels habitants seront partis vivre dans quelque lointaine priphrie . Sur le long terme, la politique de privatisation des logements sociaux du centre de Londres dcide par Margaret Thatcher a eu pour effet de crer, dans lensemble de la zone mtropolitaine, une structure de prix immobiliers empchant les revenus les plus bas, et dsormais les classes moyennes, daccder la proprit proximit du centre urbain.

Lurbanisation a donc jou un rle crucial dans labsorption des surplus de capital, et ce, sur des chelles gographiques toujours plus larges ; mais elle est passe par des processus de destruction crative qui ont dpossd les masses urbaines de tout droit la ville. Le bidonville global entre en collision avec le chantier de construction global. Ce qui, priodiquement suscite des rvoltes comme celle, en 1871, des dpossds parisiens cherchant reprendre la ville perdue. De la mme faon, les mouvements sociaux urbains des annes 1960 (aux tats-Unis aprs lassassinat, en 1968, de Martin Luther King) voulaient dfinir un mode de vie urbain diffrent de celui qui leur tait impos par les promoteurs capitalistes et par ltat. Si, comme cest vraisemblable, les actuelles difficults de la finance continuent de saccrotre, si la phase nolibrale, postmoderniste et consumriste dabsorption capitaliste des surplus par lurbanisation, qui est jusqu prsent parvenue ses fins, touche son terme, et sil en rsulte une crise de plus grande ampleur, la question se pose alors : o est notre 68 ? Ou, plus spectaculaire, o est notre Commune ?

Concernant le systme financier, la rponse devra tre plus complexe prcisment parce que le processus urbain est dsormais mondial. Les signes de rvolte sont omniprsents (lagitation est chronique en Chine ou en Inde, les guerres civiles font rage en Afrique, lAmrique latine est en bullition, les mouvements autonomistes mergent de partout, et, mme aux tats-Unis, des indices politiques montrent que la population nen peut plus des ingalits dlirantes). Nimporte laquelle de ces rvoltes pourrait faire tache dhuile. Toutefois, la diffrence du systme financier, les nombreux mouvements dopposition urbains et priurbains sont loin dtre troitement coordonns. Mais si, dune manire ou dune autre, ils parvenaient sunir, que devraient-ils donc exiger ?

La rponse cette question est assez simple en principe : un plus grand contrle dmocratique sur la production et lutilisation des surplus. Puisque le processus urbain est lun des principaux canaux de leur utilisation, alors le droit la ville passe par ltablissement dun contrle dmocratique sur lemploi des surplus dans lurbanisation. Avoir un excdent de production nest pas une mauvaise chose : dans de nombreuses situations, les surplus sont essentiels la survie. Tout au long de lhistoire capitaliste, une partie de la plus-value cre a t prleve par ltat sous forme dimpts, et cette proportion a fortement augment sous des gouvernements sociaux-dmocrates, qui ont plac une part significative des surplus sous le contrle de ltat. Au cours des trente dernires annes, le projet nolibral a cherch privatiser ces surplus. Les donnes concernant les pays de lOCDE montrent toutefois que la part de la production brute taxe par ltat est demeure peu prs constante depuis les annes 1970. La principale russite de lassaut nolibral a donc consist empcher la part de ltat de stendre comme elle lavait fait au cours des annes 1960. Une autre russite rside dans le fait que de nouveaux systmes de gouvernance ont t crs qui intgrent les intrts tatiques et privs, et assurent que le contrle de lutilisation des surplus dans lappareil dtat est favorable au grand capital (comme Halliburton) et aux classes suprieures pour ce qui concerne lorientation du processus urbain. Laccroissement de la part des surplus contrle par ltat ne pourra donc fonctionner que si ltat est lui-mme remis sous contrle dmocratique.

On constate que le droit la ville tombe de plus en plus dans les mains dintrts privs ou quasi privs. New York par exemple, un maire milliardaire, Michael Bloomberg, refaonne la ville conformment son dsir le plus cher et selon des axes favorables aux promoteurs, Wall Street et la classe capitaliste transnationale. Il vend la ville comme lieu idal pour les grandes entreprises et comme une fantastique destination pour les touristes, et transforme Manhattan en un gigantesque ghetto dor. Il refuse de subventionner les entreprises pour leur permettre de simplanter New York, arguant que si des entreprises ont besoin de subventions pour sinstaller dans cette ville fort coteuse mais de trs haute qualit, alors New York ne veut pas delles. Bloomberg na certes pas tendu cette dclaration aux personnes, mais le mme principe sapplique en pratique. Seattle est de fait dirige par le milliardaire Paul Allen, et, Mexico, lhomme le plus riche du monde, Carlos Slim, fait repaver les rues pour quelles soient plus conformes au got des touristes. Et les riches individus ne sont pas seuls exercer un pouvoir direct. Dans la ville de New Haven, court de fonds rinvestir dans le dveloppement urbain, cest Yale, lune des plus riches universits du monde, qui dcide dans une large mesure des transformations du tissu urbain afin de mieux ladapter ses besoins. John Hopkins en fait de mme Baltimore Est et luniversit de Columbia projette de les imiter pour certaines parties de New York (ce qui a, dans les deux cas, suscit des mouvements de rsistance). Le droit la ville, tel quil est prsent constitu, est beaucoup trop limit, et la plupart du temps, seule une petite lite politique et conomique dispose du droit de faonner la ville conformment son dsir le plus cher.

Chaque anne au mois de janvier est publie une estimation du total des primes touches par les financiers de Wall Street en rcompense du dur labeur effectu lanne prcdente. En 2007, anne catastrophique sil en ft pour les marchs financiers, ces primes slevaient 33,2 milliards de dollars, soit seulement 2 % de moins que lanne prcdente. Au milieu de lt 2007, la Rserve fdrale et la Banque centrale europenne injectrent des milliards de dollars de crdit court terme afin dassurer la stabilit du systme financier ; puis la Rserve fdrale procda une baisse spectaculaire de ses taux dintrt et injecta dnormes quantits de liquidits chaque fois que Wall Street menaait de plonger. Pendant ce temps, quelque deux millions de personnes, principalement des mres clibataires et leur famille, des Afro-Amricains vivant dans les grandes villes et des populations blanches marginalises de la semi-priphrie urbaine, se sont vus saisir leur maison et se sont retrouvs la rue. Cest ainsi que de nombreux quartiers des centre-villes et que des communauts priurbaines entires ont t dvasts cause des prts consentis par les prdateurs des institutions financires. Cette population-l ne recevra aucune prime. Et, puisque la saisie signifie que la dette est ponge et que ltat amricain considre cela comme un revenu, nombre de ceux qui en ont fait les frais devront payer une coquette somme dimpts pour de largent quils nont jamais eu en leur possession.

Cette atroce dissymtrie ne peut tre interprte que comme une forme criante de confrontation de classe. Se pose alors la question : pourquoi la Rserve fdrale ne pouvait-elle tendre son aide en liquidits moyen terme aux deux millions de foyers menacs dexpulsion afin dempcher la plupart des saisies jusqu ce que la restructuration des prts hypothcaires permette de rsoudre une grande part du problme ? Cela aurait eu pour effet dattnuer la crise du crdit et de protger les plus pauvres et leurs quartiers. Certes, la Rserve fdrale aurait outrepass ses fonctions normales, ce qui aurait constitu une infraction aux rgles nolibrales de la distribution des revenus et de la responsabilit personnelle. Mais cela aurait galement empch un Katrina financier , qui menace, tout lavantage des promoteurs, de balayer, avec bien plus defficacit et de rapidit que naurait pu le faire la loi, des quartiers habits par des populations bas revenus implantes dans les centre-villes sur des terrains valeur potentiellement leve.

Le prix que nous payons, sur le plan social (pour ne rien dire de laspect conomique), pour respecter des rgles qui engendrent une destruction crative insense, est norme.

La rvolution sera urbaine ou ne sera pas

Un mouvement oppositionnel cohrent doit encore apparatre au XXIe sicle. Bien sr, une multitude de mouvements sociaux se concentrent dj sur la question urbaine de lInde et du Brsil la Chine, en passant par lEspagne, lArgentine et les tats-Unis , et un mouvement revendique mme le droit la ville. Mais il leur faut encore se retrouver sur un objectif unique : acqurir un contrle plus grand sur lutilisation des surplus (sans parler des conditions de leur production). notre poque, il doit sagir dune lutte mondiale principalement dirige contre le capital financier, car cest dsormais cette chelle que seffectuent les processus durbanisation. La tche politique dorganiser une telle confrontation est certes difficile et intimidante. Mais les opportunits sont multiples, en partie parce que, comme la montr cette courte histoire de lurbanisation capitaliste, des crises lies au processus durbanisation ne cessent dclater, que ce soit localement (comme au Japon, en 1989, avec la crise des marchs foncier et immobilier, ou aux tats-Unis en 1987-1989, avec la crise de lpargne) ou mondialement (comme en 1973 ou aujourdhui), et en partie parce que lurbain est dsormais le point o se heurtent de plein fouet oserons-nous parler de lutte des classes ? laccumulation par dpossession inflige aux plus pauvres et ce mouvement qui cherche coloniser toujours plus despace pour la jouissance raffine et cosmopolite des plus riches.

Ladoption du droit la ville comme slogan opratoire et comme idal politique prcisment parce quil se concentre sur qui gouverne les liens internes unissant, depuis des temps immmoriaux, lurbanisation la production et lutilisation des surplus serait un premier pas vers lunification de ces luttes. Il est impratif de travailler la dmocratisation du droit la ville et la construction dun large mouvement social pour que les dpossds puissent reprendre le contrle de cette ville dont ils sont exclus depuis si longtemps, et pour que puissent sinstituer de nouveaux modes de contrle des surplus de capital qui faonnent les processus durbanisation. Lefebvre avait raison de souligner que la rvolution serait urbaine, au sens large du terme, ou ne serait pas.

David Harvey enseigne lanthropologie luniversit de New York. De David Harvey, lire en franais : Gographie de la domination ; Gographie et Capital. Vers un matrialisme historico-gographique ; Le Capitalisme contre le droit la ville. Nolibralisme, urbanisation, rsistance ; et Paris, capitale de la modernit.

http://www.revuedeslivres.fr/le-droit-a-la-ville-david-harvey/