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Le monde comme volonté et représentation Arthur Schopenhauer (1788/1860) Mrs Bennet, matrone caricaturale du roman Orgueil et Préjugés de Jane Austen, ne semble, à la lecture de l'ouvrage, n'avoir qu'un seul et unique désir : elle souhaite, de tout son cœur, marier ses filles. Désirer est le plus souvent considéré comme le fait de vouloir quelque chose que l'on pense bon pour nous et qui doit nous apporter du plaisir. C'est en effet du plaisir que ressent Mrs Bennet en apprenant que Jane, sa fille, est fiancée à Mr Bingley, riche aristocrate. Il est cependant possible de rétorquer que le désir ne nous apporte pas toujours le plaisir, le bonheur. Il peut, c'est vrai, pour une quelconque raison, ne pas être satisfait. De plus, ce n'est pas parce que quelqu'un veut que quelque chose, impliquant une tierce personne, advienne, que le désir de cette personne sera en accord avec le sien. Ainsi Elizabeth se voit éconduire son cousin, que sa mère souhaitait qu'elle épouse : leurs désirs étaient entrés en contradiction. Le désir ne semble donc pas toujours être source de bonheur. C'est sur ce thème du désir et de son rapport au bonheur que Schopenhauer nous fait ici part de sa pensée. Le désir est-il toujours source de souffrance ? Une fois assouvi, le plaisir tant recherché dure- t-il éternellement ? Comment désirer peut-il mener au bonheur ? Le philosophe défend, de manière fort pessimiste, l'idée d'un compromis, d'un équilibre du désir pour atteindre le bonheur, ou ce qui s'en rapproche le plus. Car celui-ci, dans sa forme véritable, ne peut selon lui s'acquérir que si l'homme n'est plus l'esclave de ses désirs. Ce texte garde aujourd'hui, dans une société de consommation de masse, tout son sens : céder à nos désirs de consommation nous rend-il plus heureux ? La définition de l'homme, en tant qu'être différent de la nature, permet de mettre en évidence le caractère douloureux du désir puis, à son opposé, l'ennui. C'est à la suite de cette démonstration que Schopenhauer mettra en avant l'idée d'un compromis, et même d'une absence de désir afin d'atteindre le bonheur. La démonstration est méthodique, mais peut-on pour autant en conclure que sa thèse ne laisse envisager aucune critique ? 1Jeanne Sorin TS2

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Le monde comme volonté et représentation

Arthur Schopenhauer (1788/1860)

Mrs Bennet, matrone caricaturale du roman Orgueil et Préjugés de Jane Austen, ne

semble, à la lecture de l'ouvrage, n'avoir qu'un seul et unique désir : elle souhaite, de tout son

cœur, marier ses filles. Désirer est le plus souvent considéré comme le fait de vouloir quelque

chose que l'on pense bon pour nous et qui doit nous apporter du plaisir. C'est en effet du

plaisir que ressent Mrs Bennet en apprenant que Jane, sa fille, est fiancée à Mr Bingley, riche

aristocrate.

Il est cependant possible de rétorquer que le désir ne nous apporte pas toujours le plaisir, le

bonheur. Il peut, c'est vrai, pour une quelconque raison, ne pas être satisfait. De plus, ce n'est

pas parce que quelqu'un veut que quelque chose, impliquant une tierce personne, advienne,

que le désir de cette personne sera en accord avec le sien. Ainsi Elizabeth se voit éconduire

son cousin, que sa mère souhaitait qu'elle épouse : leurs désirs étaient entrés en contradiction.

Le désir ne semble donc pas toujours être source de bonheur. C'est sur ce thème du désir et de

son rapport au bonheur que Schopenhauer nous fait ici part de sa pensée.

Le désir est-il toujours source de souffrance ? Une fois assouvi, le plaisir tant recherché dure-

t-il éternellement ? Comment désirer peut-il mener au bonheur ?

Le philosophe défend, de manière fort pessimiste, l'idée d'un compromis, d'un équilibre du

désir pour atteindre le bonheur, ou ce qui s'en rapproche le plus. Car celui-ci, dans sa forme

véritable, ne peut selon lui s'acquérir que si l'homme n'est plus l'esclave de ses désirs.

Ce texte garde aujourd'hui, dans une société de consommation de masse, tout son sens : céder

à nos désirs de consommation nous rend-il plus heureux ?

La définition de l'homme, en tant qu'être différent de la nature, permet de mettre en évidence

le caractère douloureux du désir puis, à son opposé, l'ennui. C'est à la suite de cette

démonstration que Schopenhauer mettra en avant l'idée d'un compromis, et même d'une

absence de désir afin d'atteindre le bonheur. La démonstration est méthodique, mais peut-on

pour autant en conclure que sa thèse ne laisse envisager aucune critique ?

1Jeanne Sorin TS2

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Arthur Schopenhauer commence ici par préciser le contexte de sa réflexion. Il prend

comme admis, "reconnu", que la nature brute, sans aucun contact avec l'homme, est

continuellement dans "l'effort". En effet, celle-ci doit tout faire pour se maintenir en vie. Dans

la nature telle qu'il la conçoit, cet effort est "continu, sans but, sans repos". C'est-à-dire que la

nature vit pour vivre, que si elle change, elle n'a d'autre objectif que la vie elle-même.

L'évolution ne reflète que les changements nécessaires au maintien de la vie, de la nature, et

non pas un réel désir de changement.

C'est sur cette notion de désir, ou ici de "volonté" que l'auteur différencie l'homme ou

l'animal, de la nature. En effet, ces deux êtres vivants partagent avec la nature l'effort,

continuel. Cependant à cette idée est associée celle de "vouloir". C'est ce qui va faire leur

spécificité. Car "vouloir" donne un tout autre sens à "s'efforcer" : les efforts sont faits pour

satisfaire un désir, et non plus sans but. Ces deux notions, regroupées chez l'homme et

l'animal, association par ailleurs assez péjorative pour l'être humain, sont comparées à une

"soif inextinguible". Le caractère vital et infini de la comparaison semble montrer que l'objet

du désir se renouvelle sans cesse, et que l'effort pour l'assouvir est perpétuel. Cette figure de

style associe presque le désir, que Schopenhauer nomme ici "volonté" (cette attirance pour

quelque chose que l'on pense être source de satisfaction, de plaisir) au besoin, qui est quelque

chose de beaucoup plus objectif, vital. Cette idée d'un désir, vital, qui est la partie humaine,

consciente de l'effort, se retrouve chez Spinoza. Celui-ci met en place un Conatus, qui définit

le désir comme le moteur de l'existence humaine.

Ainsi Schopenhauer présente le désir, ou la volonté, comme le propre le l'homme, ce qui va le

différencier de la nature.

Mais cette spécificité de l'homme, qui lui semble vitale, est-elle source de bonheur ?

En effet, c'est par cette association désir/besoin, qui se retrouve tout de suite après,

beaucoup plus explicitement ("Or tout vouloir a pour principe un besoin, un manque") que

Schopenhauer introduit la notion de douleur. Car si le caractère essentiel du désir dans la

nature de l'homme, et même dans sa survie, se trouve renforcé, ce manque et ce besoin sont

associés à la douleur. Il faut par là entendre la douleur comme l'effet d'un élément que

l'homme ou l'animal pense essentiel pour sa survie, son effort, mais qu'il ne possède pas, du

moins pas encore. Ainsi la volonté apparaît comme le moyen de combler ce manque et de

faire disparaitre cette douleur : elle a un effet salvateur, même si elle se fait dans la douleur.

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Donc l'effort étant naturel, mais associé à la volonté chez l'homme, (pour "vouloir et

s'efforcer ») celui-ci doit "par nature" "devenir la proie de la douleur". Semble s'installer entre

l'homme et la douleur une partie de chasse, administrée par la volonté, que l'être humain

utilise afin de laisser le plus loin possible derrière lui cette souffrance, jusqu'à ce que celle-ci

ne puisse plus revenir, empêchée par l'aboutissement du désir, la fin du manque.

Mais une fois la chasse terminée, la douleur disparue, que se passe-t-il ?

A cette interrogation, l'auteur apporte la réponse de "l'ennui".

Si, toute ma vie, je me suis fixée un objectif défini, précis, comme par exemple faire le tour

du monde à la voile ; si j'ai la chance de pouvoir réaliser ce désir, presque un rêve, que fais-je

ensuite ? Le risque, après un moment d'euphorie, de tomber dans l'inactivité, l'inaction, la

passivité, est grand, car l'objet du désir a disparu. De même, si une "prompte satisfaction",

même partielle, vient combler un jeune désir, alors celui-ci se meurt. A titre d'exemple, si

quelques semaines avant noël, une enfant découvre un jeu, un objet, gadget qui lui fait envie ;

l'envie va aller croissante d'ici le 25 décembre au matin. Quand, très tôt dans la matinée, elle

va découvrir au pied du sapin la belle et grande poupée blonde qu'elle avait demandée au père

noël, elle ne va cesser de jouer avec, d'en parler, de l'emmener partout avec elle pendant

quelques jours, voir quelques semaines. Mais peu à peu celle-ci va devenir moins attractive,

plus banale, moins magique, moins idéale: elle va finir son existence dans une grande caisse à

jouet, avec ses homologues issus des noëls précédents. La part d'idéalisation dans le désir est,

dans cet exemple, très importante : elle va en partie être à l'origine du déclin du désir. Si le

désir provient d'un manque, celui de l'état de perfection originelle raconté par Aristophane par

exemple ; alors l'on ne peut qu'être déçu, car jamais le désir n'atteindra cet idéal. Une fois le

désir satisfait je ne peux plus me faire d'illusion et je dois me confronter à la réalité, parfois

bien morne : "[ma] nature, [mon] existence [me] pèsent d'un poids intolérable".

Mais si le désir a pour but de fuir la douleur, et que, une fois satisfait il enterre

l'homme dans l'ennui, comment l'homme peut-il sortir de ce cercle vicieux ? Comment peut-il

être heureux ?

La vie "oscille, comme une pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l'ennui". En

effet, si la vie n'est que le résultat d'un désir, qui doit supprimer la douleur mais qui, une fois

assouvi, mène à l'ennui, alors le bonheur semble difficile à trouver. D'autant plus si le cycle se

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répète sans cesse : une fois que l'enfant sera lassée de la belle poupée blonde qu'elle a reçue

pour noël, elle en voudra une autre, brune peut-être, et ainsi de suite.

Evidemment, le moment où l'on passe de la souffrance à l'ennui, peut être considéré comme

du bonheur. Mais ce moment est en général si bref, dérisoire par rapport aux deux précédentes

périodes, qu'il n'est suffisant pour que l'on soit heureux.

L'auteur dévoile ici un moyen d'atteindre à "la plus heureuse des vies". Il faut trouver un

équilibre entre effort et ennui. Car la souffrance globale de l'homme est l'addition de l'effort et

de l'ennui, deux causes inverses mais au même effet. Ainsi, si l'on trouve la bonne relation de

temps entre le désir et l'ennui, les deux vont s'annuler et donc faire disparaitre au maximum la

souffrance.

Il serait possible, dans le domaine de la physique, de comparer ce compromis à deux ondes,

de longueur d'onde (durée) et d'intensité (disons ici douleur) égales, agencées de manière à

interférer de manière destructive : l'addition des deux intensités serait dans ce cas toujours

nulle. Toujours dans le domaine scientifique, il est possible de prendre l'exemple des deux

fonctions inverses telles f(x)=cos(x) et g(x)= -sin(x) : l'addition de leurs images en un point x

donné sera toujours égal à 0.

Ainsi, si la souffrance est amenée à son minimum, car compensée par la souffrance inverse,

son effet est moindre : la vie est plus heureuse. Schopenhauer va jusqu'à dire que c'est "là la

plus heureuse des vies". C'est donc l'éloge de la tempérance, que semble faire ici le

philosophe. Le caractère naturel et vital donné initialement au besoin laisse penser que,

comme Epicure, il conseille la satisfaction des désirs naturels et nécessaires, et l'oubli de ceux

qui ne sont qu'artificiels et vains, sur lesquels la désillusion risque par ailleurs d'être plus

forte. Ce n'est qu'à cette condition que l'horloge oscillera de manière naturelle, uniquement

réglée par des mécanismes vitaux, et non artificiels.

Le bonheur apparait donc comme un compromis. Mais peut-on réellement parler de

bonheur quand il n'est que la diminution maximale de la souffrance. Ne perd-il pas alors son

caractère idéal et son essence elle-même ?

Dans ce que l'on pourrait définir comme un complément, une prolongation, ou

plus précisément un aboutissement de sa réflexion, l'auteur essaie d'expliquer au lecteur

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certains phénomènes sur lesquels celui-ci pourrait, après la lecture des premiers paragraphes,

s'interroger.

En effet le philosophe reconnait que certains moments ne rentrent pas dans le mécanisme de

l'horlogerie fataliste précédemment décrit, mais que, un peu à part, ce sont "les plus beaux

moments de la vie, des joies qu'on appellerai les plus pures". Ces moments se différencient de

la satisfaction d'un désir, et sont plutôt comme des heureuses surprises faites à des moments

où l'homme n'est pas à la recherche du plaisir. Se dessine enfin distinctement un réel point de

vue ascétique : si l'on renonce aux plaisirs sensibles, sources de désirs alors nous recevons en

échanges ces moments de pur bonheur.

Il est possible d'illustrer ce point de vue, à moindre échelle par une expérience que nombre

d'entre nous ont déjà eu. Si l'on cherche, activement, quelque chose dont on a besoin, ou que

l'on désire ; de l'argent, notre pull favori, un livre en particulier, un numéro de téléphone, un

nom ; alors il y a de fortes chances pour qu'il soit impossible de mettre la main dessus.

Cependant, un peu plus tard, alors que l'on a abandonné, nous trouvons subitement ce qui

avait été, auparavant, source de désir. Mais cela aura été comme une heureuse surprise, qui,

finalement, ne s'inscrit pas dans le cycle de la douleur et de l'ennui.

Schopenhauer donne à cette pensée une perspective plus spirituelle, plus universelle. Car ce

sont "la connaissance pure, pure de tout vouloir, la jouissance du beau, le vrai plaisir

artistique" qui vont nous apporter ces joies, ce bonheur.

Une distinction est alors proposée. Le philosophe désigne tout d'abord la consommation de

choses que l'on possède déjà, que l'on ne désire plus. Peuvent être cités l'art, la musique, les

mathématiques. Ce sont tous des choses acquises, savoirs ou beauté, mais dont nous pouvons

toujours profiter : une personne passionnée d'art éprouve du plaisir devant quelque chose

qu'elle trouve beau, même si elle possède cette chose, ou qu'elle passe devant tous les jours.

Mais l'auteur désigne aussi les individus qui ont pu s'extraire du modèle classique de l'homme

pourchassé par la douleur puis dévoré par l'ennui.

Certaines religions ont développé ce point de vue, parfois même à l'extrême. En effet les

bouddhistes croient que la clé du bonheur est dans l'absence de désir et donc l'absence de

douleur : si l'on ne désire pas alors nous ne pouvons souffrir. Le croyant va alors vivre le plus

simplement possible, sans chercher à acquérir quoi que ce soit de superflu, de non vital. Ce

n'est qu'à ce prix qu'il va pouvoir avoir accès à des choses comme "la connaissance pure" ou

"la jouissance du beau" car son esprit sera débarrassé de toute souffrance et pourra ainsi se

concentrer totalement sur ce bonheur.

Dans les deux cas qui me semblent aussi différenciés, les bénéficiaires de ce bonheur sont, en

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ces moments, "désintéressés du monde". Le passionné de peinture, devant un tableau

exceptionnel, ne prête plus aucun attention à ce qui l'entoure, perdu dans la contemplation,

comme dans "un rêve qui passe". Plus avancé encore dans ce rêve, le moine bouddhiste, ou

tout autre individu ayant fait le choix de renoncer à tout désir pour atteindre le bonheur, de

quelque forme qu'il soit ; n'a, le plus souvent, plus d'intérêt pour le monde dans lequel il vit :

les individus qui le peuplent n'ont rien à voir avec eux puisqu'ils consomment avec ferveur

tout ce qu'eux rejettent.

Le commun des mortels doit donc se satisfaire d'une sorte de substitut au bonheur. Les plus

forts, quelques privilégiés vont pouvoir, profiter de ces joies pures, de ce bonheur, mais;

même pour ces quelques élus, ces moments seront "comme un rêve qui passe".

C'est un ainsi une vision très pessimiste, voire fataliste que propose l'auteur. La seule

solution viable à ses yeux serait celle de faire vœu d'ascétisme afin de ne plus être dévoré par

la douleur tout en atteignant le bonheur.

Mais est-il possible de donner une version si fataliste du désir et du bonheur ? Des

interrogations subsistent.

Au début de son texte, le philosophe définit le désir comme "l'être" de l'homme. Or il

affirme plus loin que ne sont heureux que ceux qui ne désirent pas, ou du moins que le

bonheur arrive sans désir. Mais ne peut-on pas penser que tout homme recherche le bonheur ?

Si tel est le cas, pourquoi l'homme continue-t-il, universellement, à désirer ? Il est évident

qu'un homme heureux aura de meilleures chances de se maintenir en vie qu'un homme

malheureux, suicidaire. "Vouloir" et s'efforcer semblent ainsi entrer en contradiction : si pour

me maintenir en vie, désirer est inutile, quel est son intérêt ?

Celui-ci peut s'expliquer par l'association de la volonté, à comprendre ici comme le

désir; au besoin que semble faire le philosophe : "une soif inextinguible". Or ces deux

concepts méritent d'être distingués. Car si les deux relèvent d'un manque, le besoin est le

manque de tout ce qui est objectivement nécessaire : il s'apparenterai presque à "l'effort". Le

désir n'est lui que l'attirance pour quelque chose dont on pense avoir besoin, quelque chose

qui va nous donner du plaisir, ou même le bonheur. A noter que si désir et besoin sont

confondu, comment peut-on renoncer totalement au désir ?

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Une autre précision lexicale peut être nécessaire. En effet la volonté est ici associée au

désir. Il serait possible d'objecter que la volonté n'est qu'une partie du désir, et que toute la

dimension pulsionnelle n'est pas traitée par Schopenhauer. Peut-être entend-il par volonté,

l'ensemble du désir : volonté et pulsion. Mais si tel n'est pas le cas, la pulsion ne peut rentrer

dans sa démonstration car, par définition, l'on ne peut contrôler ses pulsions : il n'est alors pas

possible de décider consciemment du rythme auquel elles doivent se manifester : les pulsions

humaines seraient l'objet d'une pendule, mais oscillant au gré d'injonction inconscientes et non

parfaitement réglée.

De plus, l'ascétisme n'est pas la seule manière de trouver le bonheur qui ait jamais été

envisagée. Car il est possible de croire que, même si, comme l'affirme l'auteur, le désir

procède d'une souffrance, si l'on réussi à satisfaire, autant que possible, ses désirs, ne profite-t-

on pas du maximum de bonheur : même bref, un instant de bonheur peut rester dans notre

cœur et dans notre esprit et, par son propre souvenir, nous ramener le bonheur ? Sinon,

comment expliquer que deux amoureux, vivant, ou travaillant loin l'un de l'autre, fassent des

heures de trains ne serait-ce que pour voir l'être aimé le temps d'une journée ? Ainsi, tout en

admettant la caractère douloureux du désir, l'intempérance, développée par Calliclès dans le

texte de Platon, peut sembler un moyen plus sûr d'arriver au bonheur que l'absence de désir

prônée par Schopenhauer (en considérant que Schopenhauer admette l'existence du bonheur).

Rousseau trouve lui le bonheur, et non la souffrance, dans le désir lui-même. Selon lui

nous désirons des choses trop idéalisées, trop parfaites, de sortes que, telle la petite fille à la

poupée blonde, nous sommes toujours déçus. C'est pourquoi pour lui le plaisir, le bonheur, se

trouve dans l'attente, dans le désir lui-même : je ne peux être déçu de mon rêve lui-même,

mais uniquement de la réalité : "[mon] existence [me] pèse d'un poids intolérable".

En somme, le désir, comme toute chose, ne dépend-il pas de la façon dont on choisit

de l'aborder ? Ainsi, Spinoza, bien que reconnaissant, comme Schopenhauer, l'existence d'un

Conatus, inscrit le désir dans une démarche positive. Ainsi, ce que l'homme fait pour se

maintenir en vie, et qui le différencie, explicitement dans ce texte, de la nature, doit être

l'affirmation de la puissance humaine, et non de sa souffrance. Par exemple, une mère qui

donne naissance à un enfant, le fait souvent dans la douleur, physique, mentale parfois aussi,

mais quand cette naissance est abordée avec amour, alors la douleur engendre du bonheur.

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C'est pourquoi, si le désir est abordé de façon positive, il peut s'inscrire dans une

recherche de l'utile, du juste, du bien. Or ne sont-ce pas ces valeurs, morales, qui différencient

finalement l'homme de la nature, mais aussi de l'animal ?

Enfin, la vision pessimiste, fataliste, du bonheur et du désir donnée par Schopenhauer,

selon laquelle le bonheur ne serait réservé qu'à quelques élus, peut susciter quelques

interrogations quant à son authenticité. En effet, pour affirmer de telles choses, Schopenhauer

a la nécessité de se trouver parmi les quelques privilégiés qui ont eu accès au bonheur, car si

le bonheur rend "spectateur du monde", on peut légitimement penser que l'on ne peut faire

partager son bonheur à autrui. Or ne serait-ce pas trop présomptueux, trop prétentieux de la

part de l'auteur, de se placer dans une catégorie au dessus du commun des mortels ne pouvant

atteindre le bonheur ; et ce sans proposer de réelle solution.

Pour conclure, dans cet extrait du texte Le monde comme volonté et représentation,

Schopenhauer développe la thèse d'un substitut au bonheur, ou douleur moindre, basé sur

l'ascétisme ou au moins sur une vie équilibrée entre désir et ennui. Car le désir est ici présenté

comme né de la souffrance et donnant lui-même naissance à un ennui, lui-même peut-on

penser, tout aussi douloureux. Le bonheur ne serait donc pas présent dans, ou par, mais hors

de ce désir, que ce soit dans la connaissance ou dans, pour les plus fort, l'abandon du désir lui-

même. Le bonheur apparait alors comme réservé à certains privilégiés et interdit au commun

des mortels : la thèse développée ici est très fatalite.

Dans la continuité de ce pessimisme, mais me semble cette fois-ci plutôt juste : l'homme est

sûrement trop égoïste pour profiter de son bonheur en s'ouvrant au monde. Si bien que

lorsque ce bonheur nous arrive, personnellement ou par substitution, nous occultons souvent

le monde qui nous entoure.

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