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Le mouvement ouvrier anarchiste au Pérou (1890-1930). Essai de synthèse et d’analyse historiographique 1 Joël DELHOM Publié dans : Joël Delhom, David Doillon et al., ¡Viva la Social! Anarchistes et anarcho-syndicalistes en Amérique latine (1860-1930) , Paris – Saint-Georges d’Oléron, Nada Éditions – Éd. Noir et Rouge – Les Éditions libertaires (col. América libertaria), 2013, p. 219-247. La « question sociale » a fait irruption au Pérou dans les deux dernières décennies du XIX e siècle comme conséquence du développement industriel stimulé par les investissements du capital étranger. Les associations professionnelles et mutualistes de type pré-industriel qui s’étaient développées depuis la fin des années 1850 ont commencé à se consolider et à s’étendre à partir de 1880, alors même que des idées à caractère socialiste commençaient à circuler parmi les travailleurs du pays. Une première union voit le jour en mai 1886, lorsqu’est fondée la Confederación de Artesanos “Unión Universal” (Confédération des artisans « Union universelle » - CAUU), qui va rapidement rassembler la quasi-totalité des corporations de Lima sur la base de principes philanthropiques et solidaires. Il est possible qu’elle ait été impulsée par un délégué de la Première Internationale, mais cette Confédération était dominée par un esprit de conciliation entre les classes et restait liée aux principales instances politiques représentatives. Le Congreso Provincial de Obreros de Lima (Congrès provincial des ouvriers de Lima) organisé en 1896 et le Primer Congreso Nacional Obrero (Premier congrès national ouvrier) de 1901 sont révélateurs de cette orientation très modérée. Ces deux événements ont rassemblé des patrons, des députés, des conseillers municipaux et des travailleurs afin de concilier les intérêts des industriels et des ouvriers. Une Asamblea de Sociedades Unidas (Assemblée des sociétés unies) est aussi fondée en 1904 pour servir de forum permanent de conciliation, outre son rôle de 1 Ce texte a été présenté lors du Congrès annuel de la Society for Latin American Studies, à l’Université de Birmingham, 6-8 avril 2001, session « Labour History and the History of Labour in Latin America ».

Le mouvement ouvrier anarchiste au Pérou (1890-1930) : essai de synthèse et d’analyse historiographique

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Le mouvement ouvrier anarchiste au Pérou (1890-1930) : essai de synthèse et d’analyse historiographique

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Le mouvement ouvrier anarchiste au Pérou (1890-1930).

Essai de synthèse et d’analyse historiographique1

Joël DELHOM

Publié dans :

Joël Delhom, David Doillon et al., ¡Viva la Social! Anarchistes et anarcho-syndicalistes en Amérique latine (1860-1930),

Paris – Saint-Georges d’Oléron, Nada Éditions – Éd. Noir et Rouge – Les Éditions libertaires (col. América libertaria), 2013, p. 219-247.

La « question sociale » a fait irruption au Pérou dans les deux dernières décennies du XIXe siècle comme conséquence du développement industriel stimulé par les investissements du capital étranger. Les associations professionnelles et mutualistes de type pré-industriel qui s’étaient développées depuis la fin des années 1850 ont commencé à se consolider et à s’étendre à partir de 1880, alors même que des idées à caractère socialiste commençaient à circuler parmi les travailleurs du pays. Une première union voit le jour en mai 1886, lorsqu’est fondée la Confederación de Artesanos “Unión Universal” (Confédération des artisans « Union universelle » - CAUU), qui va rapidement rassembler la quasi-totalité des corporations de Lima sur la base de principes philanthropiques et solidaires. Il est possible qu’elle ait été impulsée par un délégué de la Première Internationale, mais cette Confédération était dominée par un esprit de conciliation entre les classes et restait liée aux principales instances politiques représentatives. Le Congreso Provincial de Obreros de Lima (Congrès provincial des ouvriers de Lima) organisé en 1896 et le Primer Congreso Nacional Obrero (Premier congrès national ouvrier) de 1901 sont révélateurs de cette orientation très modérée. Ces deux événements ont rassemblé des patrons, des députés, des conseillers municipaux et des travailleurs afin de concilier les intérêts des industriels et des ouvriers. Une Asamblea de Sociedades Unidas (Assemblée des sociétés unies) est aussi fondée en 1904 pour servir de forum permanent de conciliation, outre son rôle de promotion du mutualisme et du coopératisme. C’est cette Assemblée qui a créé la première bibliothèque populaire2.

Cependant, la croissance économique3 a produit de nouveaux types de travailleurs urbains-industriels ou ruraux-industriels, sociologiquement différents des artisans ou des paysans traditionnels et soumis à de nouvelles formes de relations professionnelles. Ce nouveau prolétariat, guidé par l’expérience de ses premiers conflits sociaux et soutenu par une presse libérale radicale poussant à la constitution de Sociedades de Resistencia (Sociétés de résistance), s’est doté

1 Ce texte a été présenté lors du Congrès annuel de la Society for Latin American Studies, à l’Université de Birmingham, 6-8 avril 2001, session « Labour History and the History of Labour in Latin America ».

2 Voir PEREDA TORRES, Rolando, Historia de las luchas sociales del movimiento obrero en el Perú republicano: 1858-1917, Lima, Edimssa, 1982, p. 37-107 ; BARCELLI S., Agustín, Crónicas de las luchas obreras en el Perú [1864-1913] (Historia del sindicalismo peruano), t. 1, Lima, Cuadernos Sindicales, 1979, p. 32-46 et 57-59.

3 De nouvelles usines sont créées un peu avant la fin du XIX e siècle : de tissage de coton et de laine (Lima, Arequipa, Cuzco), de fabrication de farines, pâtes alimentaires, chocolat, sucre, boissons, glace, allumettes, savons, chapeaux, cigares, bougies, articles de cuir, etc. La construction du Ferrocarril Central (chemin de fer central) est achevée en 1893 et en 1896 plusieurs compagnies électriques fusionnent pour constituer les Empresas Eléctricas Asociadas (Entreprises électriques associées), qui permettent le développement du transport urbain et de la production industrielle. Voir PEREDA TORRES, R., Historia de las luchas sociales..., op. cit., p. 75-82 et YEPES DEL CASTILLO, Ernesto, Perú, 1820-1920: un siglo de desarrollo capitalista, Lima, Instituto de Estudios Peruanos-Campodonico Ediciones, 1972, p. 207-219.

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progressivement de nouvelles formes de lutte et d’organisation, éloignées du mutuellisme classique. Celui-ci entra en décadence à partir de 1910, tandis que les premiers syndicats anarchistes influençaient le prolétariat en s’opposant à la stratégie de la CAUU. Hégémonique jusqu’en 1920, l’anarcho-syndicalisme dut ensuite faire face à la concurrence des organisations marxistes, qui prirent le contrôle du mouvement ouvrier à partir de 1926.

Naissance du syndicalisme anarchiste

Il est probable que l'immigration de quelques militants ouvriers ait favorisé l'organisation du prolétariat péruvien ; des historiens ont mentionné par exemple deux Espagnols, un Argentin et un Chilien. Plus tard, en 1912 (année durant laquelle fut organisée une grève générale), trois délégués de la Federación Obrera Regional Argentina (Fédération ouvrière régionale argentine – FORA, d’inspiration anarchiste) sont arrivés à Lima : deux Italiens et un Argentin4. Mais, l'impulsion décisive n’est pas venue de l'étranger. Depuis la fin du XIXe siècle, il existait déjà des liens entre certains dirigeants ouvriers et la franc-maçonnerie ou, de manière plus large, avec les groupes de propagande libérale, qui cherchaient à favoriser la promotion intellectuelle, morale et économique des travailleurs. C'est un aspect qui mérite des investigations complémentaires bien que soient déjà significatives les relations de Christian Dam, dentiste membre de la Grande loge maçonnique du Pérou avec le boulanger Manuel Caracciolo Lévano, un des dirigeants anarcho-syndicalistes les plus actifs ; de Glicerio Tassara, journaliste et directeur de La Idea Libre (L'Idée libre) avec le groupe d’ouvriers éditeurs du journal anarchiste La Protesta (La Protestation) ; ou encore du musicien José B. Ugarte avec le Centro de Estudios Sociales 1° de Mayo (Centre d'études sociales 1er mai). Les Ligas de Libres Pensadores (Ligues de libres penseurs) constituées par Dam se consacraient à l'éducation et au soutien des travailleurs ; par ailleurs, Dam et Ugarte comptaient parmi les membres fondateurs du Partido Radical Unión Nacional (Parti radical Union nationale) créé par l'écrivain Manuel González Prada en 1891 et dont le programme démontrait un engagement social. D'autres publications libérales de critique sociopolitique ont également réalisé un travail remarquable de sensibilisation et d'éducation de classe : La Luz Eléctrica (La Lumière électrique, 1886-1897), Integridad (Intégrité, 1889-1891), Germinal (1889 et 1901-1906), El Libre Pensamiento (La Libre pensée, 1896-1904), La Idea Libre (1900-1920), avant que n'apparaisse une presse se définissant comme anarchiste : Los Parias (Les Parias, 1904-1910), La Simiente Roja (La Semence rouge, 1905-1907 ?), El Hambriento (L'Affamé, 1905-1910 ?), Humanidad (Humanité, 1906-1907), El Oprimido (L'Opprimé, 1907-1909 ?) et La Protesta (1911-1926).

L'arrêt de travail des typographes en décembre 1883, pour des augmentations de salaires, est le premier cas d'action revendicative utilisant la grève comme moyen de pression. Mais, c'est sans doute le mouvement des boulangers de Lima en janvier 1887 qui eut le plus de répercussions, notamment en entraînant la création en avril de la même année de la Sociedad Obrera de Panaderos “Estrella del Perú” (Société ouvrière des boulangers « Etoile du Pérou »). Cette organisation a joué un rôle fondamental dans la formation de la conscience de classe du prolétariat. Le premier grand conflit industriel eut lieu en 1896 : il s'agit de la grève des tisserands de Vitarte en août, suivie par les mouvements des cigaretiers, des typographes et des pâtissiers de la capitale. Les ouvriers de ces industries commençaient à être influencés par certains militants anarchistes ; les ouvriers du tabac, par exemple, n’ont pas hésité à détruire les nouvelles machines, cause de chômage. Mais ce type d'action violente restait exceptionnel et les ouvriers avaient pour coutume de faire appel à la médiation politique de députés, de ministres voire même du président de la République, ce qui

4 Ont été d’abord signalés les Espagnols Pascó et Sánchez Bodero, l’Argentin Leopoldo Urmachea et le Chilien Inocencio Lombardozzi, puis en 1912 les Italiens José Spagnolli et Antonio Gustinelli, ainsi que l’Argentin Santinelli. Certains militants étrangers furent expulsés en octobre 1914 et en juillet-août 1916 (Daniel Antuniano, Antonio Panades, José Pica y José Chamorro). Voir PAREJA [PFLÜCKER], Piedad, Anarquismo y sindicalismo en el Perú (1904-1929), pról. de César Lévano, Lima, Rickchay Perú, 1978, p. 53.

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n'empêchait pas toujours une répression sévère5. Le nouveau siècle débuta à Lima par la grève des cochers en janvier 1900 et, surtout, par la grève victorieuse des boulangers en avril-mai 1901. Bien qu'ils aient encore eu recours à des commissions d'arbitrage, ces derniers avaient organisé de manière exemplaire la solidarité au sein de la profession et tenté d'empêcher le fonctionnement des entreprises de panification6. L'année 1904, caractérisée par une forte augmentation des prix des produits de base, fut déterminante pour la maturation idéologique : la Sociedad Obrera de Panaderos, dirigée par Manuel C. Lévano, se sépara de la CAUU et changea son nom en Federación de Obreros Panaderos « Estrella del Perú ». Elle a ainsi sonné l’heure d'un syndicalisme moderne représentant les intérêts du prolétariat. La séparation résultait du refus des pratiques collaborationnistes de la Confederación de Artesanos. Les boulangers adoptèrent comme objectif la journée de huit heures et célébrèrent pour la première fois dans le pays le Premier mai, en 1905. Le premier périodique anarchiste d'importance, le mensuel Los Parias, vit également le jour en mars 1904 à Lima. Soutenu par l’intellectuel M. González Prada7, ce journal était favorable au syndicalisme et aspirait au « communisme prolétarien ». Au mois de mai, la grève des dockers du port du Callao, près de Lima, fut non seulement la première à coûter la vie à un travailleur mais constitua également une importante expérience de lutte et de solidarité de classe, bien qu'elle ait été finalement résolue par l'intervention du président Andrés Cáceres.

Les apports conceptuels de Manuel González Prada

Tous les historiens mentionnent le rôle déterminant de González Prada dans la formation idéologique des travailleurs du Pérou8 mais, jusqu'à présent, la teneur de sa contribution n'a pas été analysée attentivement9. Depuis la fin des années 1880, González Prada était devenu le porte-parole d’un courant nationaliste démocratique hostile à l’aristocratie et au clergé. A son retour d’Europe en 1898, sa popularité augmenta encore du fait de ses critiques acerbes des pouvoirs en place. Lors d’un discours en août 1898 dans le local de l'Unión Nacional, l'essayiste avait désigné l'ouvrier et le paysan comme la partie saine du pays qu’ils étaient appelés à régénérer. La semaine suivante, son ami Ch. Dam l'invita à donner une autre conférence à la Liga de Libres Pensadores, mais cette

5 En 1896, quatre dirigeants ouvriers de Vitarte furent emprisonnés pendant six ans pour un incendie qu'ils n'avaient pas commis. V. PEREDA TORRES, R., Historia de las luchas sociales..., op. cit., p. 88.6 PEREDA TORRES, R., Historia de las luchas sociales..., op. cit., p. 82-104.7 Ce poète, essayiste et brillant polémiste est né dans une famille aristocratique de Lima en 1844. Après la Guerre du Pacifique (1879-1883), il a rompu avec l'oligarchie dirigeante qu'il jugeait responsable de la déroute du Pérou face au Chili et a fondé un parti politique libéral, radical et fédéraliste, l’Unión Nacional (1891). Le projet démocratique de ce parti s'appuyait sur les classes moyennes urbaines et aspirait à améliorer la condition sociale des secteurs populaires, ouvriers et paysans. Pour des raisons un peu obscures, González Prada s’embarqua peu après pour la France, où sa pensée s’est définitivement tournée vers l’anarchisme. De retour au Pérou en 1898, il s’est progressivement détaché de son parti, dont il condamnait l'électoralisme, jusqu'à la séparation officielle en 1902. Il est alors devenu un fervent propagandiste de l’anarchisme, ce qui ne l’a pas empêché, en 1912, d’être nommé directeur de la Bibliothèque nationale. Il démissionna en 1914 pour manifester son opposition au coup d'État du colonel Oscar Benavides, mais fut réintégré deux ans plus tard dans ses fonctions à la faveur du retour à la normalité constitutionnelle. González Prada est mort à Lima le 22 juillet 1918. Sur ses idées, voir DELHOM, J., « Itinéraire idéologique d'un anarchiste latino-américain : Manuel González Prada (1844-1918) », dans L’anarchisme a-t-il un avenir ? Histoire de femmes, d’hommes et de leurs imaginaires, Lyon, Atelier de création libertaire, 2001, p. 53-66.8 Denis Sulmont, par exemple, écrit que González Prada a été le « propulseur de la pensée révolutionnaire aux débuts du siècle dans le pays et un des premiers intellectuels à tisser des liens avec les ouvriers  » (SULMONT SAMAIN, Denis, El movimiento obrero peruano: 1890-1980, reseña histórica, 2ª ed. corr. y aum., Lima, Tarea, 1980, p. 19). Hugo García Salvatecci, quant à lui, précise que « l'importance de l'Anarchisme au Pérou se manifeste par l'énorme influence qu'exerça González Prada durant tant d'années sur la jeunesse et par son énorme répercussion sur l'origine du mouvement syndical » (GARCÍA SALVATECCI, Hugo, El Anarquismo frente al Marxismo y el Perú, Lima, Mosca Azul, 1972, p. 117). Voir aussi PAREJA [PFLÜCKER], P., Anarquismo y sindicalismo en el Perú..., op. cit., p. 87, BARBA CABALLERO, José, Historia del movimiento obrero peruano, Lima, Signo, 1981, p. 72, et PEREDA TORRES, R., Historia de las luchas sociales..., op. cit., p. 113 sq.9 PEREDA TORRES, R., Historia de las luchas sociales..., op. cit., p. 130-140, l’a fait de manière partielle.

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dernière fut interdite par le gouvernement. Idéologiquement, les deux hommes ont évolué de manière parallèle, passant du libéralisme radical à l'anarchisme, dont ils furent parmi les premiers propagandistes à Lima. La Liga jouait un rôle d'éducation populaire et de formation politique au moyen de réunions publiques auxquelles participaient des intellectuels et des travailleurs. González Prada a écrit quelques articles pour l'hebdomadaire El Libre Pensamiento, l'organe de la Liga mais, à partir de 1902, il a surtout resserré ses liens avec les cercles ouvriers et il semble qu'il était en contact épistolaire avec plusieurs leaders provinciaux.

D'octobre 1904 à juillet 1909, González Prada a exercé une influence directe sur le mouvement anarchiste naissant, en écrivant assidûment, sous plusieurs pseudonymes ou de manière anonyme, dans le mensuel Los Parias. Il est ainsi très significatif que le 1er mai 1905, la Federación de Obreros Panaderos l'ait invité à donner une conférence d’une grande importance dans l'histoire sociale du pays. Il s'agit du discours « L'intellectuel et l'ouvrier », dans lequel il affirme la nécessité de l'union solidaire de tous les travailleurs, sans distinction de classe sociale, dans la perspective de la révolution future. Il y définit également le rôle que doit jouer l'intellectuel dans sa relation avec les masses: « Quand nous préconisons l'union ou l'alliance de l'intelligence et du travail, nous ne prétendons pas qu'au nom d'une hiérarchie illusoire, l'intellectuel doive s'ériger en tuteur ou guide de l'ouvrier. A l’idée selon laquelle le cerveau exercerait une fonction plus noble que le muscle, nous devons le régime des castes […]10 ». Cette conférence, qui est à l’origine de l’alliance entre les jeunes universitaires de la classe moyenne et le prolétariat organisé, a été plus tard reprise à son compte par le marxiste hétérodoxe Víctor Raúl Haya de la Torre lorsqu’il a créé le Frente de Trabajadores Manuales e Intelectuales [Front des travailleurs manuels et intellectuels]11. La proposition d'un front révolutionnaire unissant les classes moyenne et ouvrière prenait en compte la spécificité d'un pays comme le Pérou, où le prolétariat urbain était peu nombreux et où le prolétariat rural était totalement marginalisé de la société, tandis qu'une classe moyenne en croissance aspirait à de profondes transformations sociales. Cette première célébration de la solidarité internationale des travailleurs a constitué un tournant dans l'évolution de l'ouvriérisme péruvien vers le syndicalisme. La journée de huit heures est devenue l’objectif commun « en donnant ainsi une nouvelle et plus forte impulsion tant au mouvement ouvrier de la capitale qu’à certains secteurs miniers et agricoles12 ».

L'année suivante, informé de ce qui se passait en France13, González Prada a soutenu dans un article de Los Parias la campagne pour les huit heures. Cet objectif figurait déjà depuis 1904 dans les statuts de la Federación de Obreros Panaderos. A cette occasion, les boulangers ont appelé à une grève générale, partiellement réussie. Il est intéressant de souligner l'argumentation de González Prada:

« Selon l'initiative qui paraît émaner des socialistes français, toutes les manifestations que mènent aujourd'hui les ouvriers doivent converger pour créer une irrésistible agitation afin d'obtenir la journée de huit heures. Certes, par rapport à l'émancipation intégrale rêvée par l'anarchie, ceci ne vaut pas grand chose mais, si on considère l'état économique des nations et le développement mental des ouvriers, c’est très important: c'est un grand bond en avant sur un terrain où on parvient à peine à se traîner. Si la révolution sociale doit se réaliser lentement ou pas à pas, la conquête des huit heures doit être perçue comme un grand pas ; si elle doit se produire violemment et en bloc, la diminution du temps dédié aux tâches matérielles est une mesure préparatoire : quelques heures que le prolétariat dédie aujourd'hui à l'utilisation de ses bras, pourraient demain être consacrées à cultiver l’intelligence, pour devenir un homme conscient, qui connaît ses droits et, par conséquent,

10 GONZÁLEZ PRADA, Manuel, Páginas libres. Horas de lucha, Caracas, Biblioteca Ayacucho, 1976, p. 230.11 Sur l'influence de González Prada sur les marxistes V. R. Haya de la Torre et J. C. Mariátegui, voir DELHOM, J., « Manuel González Prada : un enjeu symbolique dans le Pérou des années vingt », Hommage des hispanistes français à Henry Bonneville, Tours, Société des Hispanistes Français de l'Enseignement Supérieur, 1996, p. 173-190.12 YEPES DEL CASTILLO, E., Perú, 1820-1920: un siglo de desarrollo capitalista, op. cit., p. 229.13 Le 1er Mai 1906 prenait fin la campagne d'agitation pour les huit heures, décidée lors du 14 e Congrès national corporatif (8e congrès de la CGT) et de la Conférence des Bourses du travail de 1904, à Bourges.

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devient révolutionnaire. Si l'ouvrier a beaucoup d'ennemis, le principal est son ignorance14. »

L'auteur assigne à l'auto-formation une valeur révolutionnaire qui fait de toute mesure pouvant la favoriser un objectif valide de lutte, à condition de ne pas perdre de vue la finalité ultime. De ce point de vue, plus large que la simple perspective économique, rompre l'aliénation individuelle est une condition sine qua non de l'émancipation collective. Une approche quelque peu individualiste prédomine chez González Prada, qui ne voit pas dans le syndicat la préfiguration de la société future, contrairement à de nombreux anarcho-syndicalistes. Malgré tout, sa pensée reste proche de l'anarchisme syndicaliste prôné par Pierre Kropotkine et Fernand Pelloutier, pour lesquels les réformes partielles sont avant tout l'occasion de fomenter la grève générale révolutionnaire. De manière pragmatique, le syndicat constitue une école de l'anarchisme, en permettant aux individus d’acquérir une expérience de lutte solidaire anti-autoritaire. D’autre part, la posture de l'écrivain n’est pas syndicaliste révolutionnaire parce qu'il ne respecte pas la neutralité idéologique du syndicat exigée par la Chartes d'Amiens en 1906. L'article écrit à l'occasion du 1er Mai 1907, commémoré simultanément au Callao et à Lima, montre sa méfiance quant aux luttes pour des réformes immédiates, jugées plutôt illusoires car elles n'affectent pas les fondements de l'exploitation. Ce texte, écrit plusieurs mois avant le Congrès anarchiste international d'Amsterdam d'août 1907, anticipe les critiques qu'y formule Errico Malatesta contre le syndicalisme révolutionnaire défendu par Pierre Monatte. Comme l'anarchiste italien, González Prada fait davantage confiance à la solidarité morale créée par un idéal commun qu’à la solidarité économique ; il ne considère pas le syndicalisme comme une fin en soi mais plutôt comme l’un des moyens d'action pour parvenir à la révolution anarchiste, qui dépasse de loin les intérêts d'une seule classe et propose l’émancipation intégrale de l'humanité opprimée économiquement, politiquement et moralement15. Le fait que González Prada n'ait pas écrit plus tard dans La Protesta peut être interprété comme un désaccord avec l'orientation anarcho-syndicaliste de ce journal16.

En juin 1906, il publie un article d'éclaircissement idéologique dans lequel il explique les différences entre le socialisme, qu'il qualifie de réformiste et d’autoritaire, et l'anarchisme, souvent confondus par les acteurs du mouvement social péruvien. Il avertit alors :

« Entre les socialistes et les libertaires, il peut y avoir parfois des manifestations convergentes ou des actions communes pour un objectif immédiat, comme c’est le cas aujourd'hui pour la journée de huit heures ; mais jamais une alliance durable ni une fusion de principes […]17. »

Face à des interprétations conservatrices de « glorification du travail », il insiste donc sur la véritable signification du Premier Mai comme commémoration universelle du sacrifice des Martyrs de Chicago18. En 1909, il le définit comme un jour privilégié de démonstration de la solidarité du prolétariat dans la lutte sanglante pour la révolution émancipatrice. Il rejette sans aucune ambiguïté toute solution réformiste et conciliatrice, telle que l'arbitrage politique des conflits du travail, très fréquent à l’époque :

« [...] nous ne sommes pas naïf au point d’imaginer que l'Humanité doive se racheter par un accord amiable entre les riches et les pauvres, entre le patron et l'ouvrier, ente la corde du bourreau et le cou du pendu. Toutes les iniquités sont fondées sur la force et tous les droits ont été revendiqués par le gourdin, le fer ou le plomb. Les reste n'est que théorie,

14 GONZÁLEZ PRADA, Manuel, Anarquía, Santiago de Chile, Ercilla, 1940, p. 83-84.15 Sur les relations entre anarchisme et syndicalisme, voir MAITRON, Jean, Le Mouvement anarchiste en France, t. 1, Des origines à 1914, Paris, Gallimard, 1992, p. 265-330.16 Selon E. Yepes del Castillo, « les premiers bourgeons d'anarcho-syndicalisme avaient peut-être commencé à s'ouvrir vers 1911 avec la formation du groupe “La Protesta” et du “Comité de Propaganda Sindical”[Comité de propagande syndicale] » (Perú, 1820-1920: un siglo de desarrollo capitalista, op. cit., p. 271).17 GONZÁLEZ PRADA, M., Anarquía, op. cit., p. 95.18 Voir aussi l'article « Primero de Mayo » de 1907, ibid., p. 101-104.

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simple théorie19. »

En novembre 1906, alors que les dockers du Callao ont cessé le travail, l'écrivain défend la grève générale armée. Des mois plus tard, en mai 1908, après le massacre à Iquique de six cents grévistes par l'armée chilienne (décembre 1907), il préconise aussi le sabotage. Non seulement il considère qu'il s'agit des seuls moyens efficaces de lutte contre les capitalistes mais, à l'instar de Kropotkine, il pense que toute lutte armée constitue une forme de préparation du peuple à la révolution finale. González Prada agit aussi comme censeur et aiguillon quand il se désole du conservatisme et du manque de solidarité des syndicats péruviens, encore subjugués par l'action politique qui, selon lui, divise les masses et affaiblit leur action.

Dans deux articles parus en janvier et février 1906 dans Los Parias20, González Prada dénonce la stratégie rétrograde et corruptrice de la CAUU, qualifiée de « tenailles du politique pour attraper l'ouvrier », et célèbre « l'évolution régénératrice21 » entreprise par les boulangers sous la direction de M. C. Lévano22. Sans méconnaître l'existence d'un secteur intermédiaire23, il considère que les sociétés se divisent essentiellement en deux classes ennemies : « celle des possédants et celle des dépossédés » ou, autrement dit, « les exploiteurs » et « les exploités ». Il attribue à la seconde classe une mission historique de régénération et établit une distinction entre les « serfs » et les « prolétaires », c'est-à-dire entre les paysans vivant dans une situation néo-féodale et les ouvriers24. Pour lui, les artisans de Lima, travailleurs propriétaires de leurs moyens de production et souvent aussi patrons d'autres ouvriers, sont les alliés objectifs des exploiteurs. Mais González Prada souhaite qu’il se produise une prise de conscience dans cette classe moyenne pour qu’elle s’unisse aux autres travailleurs et contribue à régénérer le Pérou25.

Depuis la fin des années 1890, González Prada dénonce le caractère inique du capitalisme qui exploite le travailleur et le maintient dans la misère : « Grâce aux sociétés anonymes, tout a été monopolisé et est accaparé par un petit cercle de trafiquants égoïstes26. » Il souligne l'inégalité fondamentale qui caractérise la relation de production moderne et la rend moralement inacceptable  : « Là où il y a un échange d'argent contre de la force musculaire, là où l'un paye le salaire et l'autre le perçoit en rémunération d’un travail forcé, il existe un maître et un serf, un exploiteur et un exploité. Toute industrie légale n’est qu’un vol légalement organisé27. » En montrant la continuité historique de l'exploitation (esclavage, servitude, prolétarisation), il affirme que le productivisme capitaliste transforme le travailleur en prolétaire, c'est-à-dire en machine de chair et d'os, la forme la plus achevée de l'aliénation. Il distingue ainsi deux conceptions de l'activité productive humaine : d'un côté, le travail libre et digne qui vise « à transformer le Globe en une demeure confortable et salubre, en se concédant les heures nécessaires au loisir, à l'instruction et au sommeil » et, de l’autre, la vile exploitation qui consiste à « lutter et s'épuiser pour que d'autres en tirent les bénéfices […] sans connaître d'autre plaisir que la gorgée d'eau de vie et la procréation 28 ». Il met en évidence la duplicité du discours idéologique dominant qui tend à masquer la réalité grâce à l'alliance complice des intellectuels et des capitalistes : « […] dans les sociétés modernes, le lettré et le

19 « Primero de Mayo » (1909), ibid., p. 164.20 Ils furent postérieurement fusionnés pour n'en constituer plus qu'un seul.21 GONZÁLEZ PRADA, M., Prosa Menuda, Buenos Aires, Imán, 1941, p. 133-136.22 On pourra consulter sur le sujet : La cuestión del pan. El anarcosindicalismo en el Perú (1880-1919), Lima, Instituto Nacional de Cultura – Banco Industrial del Perú, 1988, 418 p. et LÉVANO LA ROSA, César ; TEJADA RIPALDA, Luis (compil.), La utopía libertaria en el Perú. Manuel y Delfín Lévano. Obra completa, Lima, Fondo Editorial del Congreso del Perú, 2006, 670 p.23 À la fin des années 1880, il écrit « Ici, nous ne connaissons pas la bourgeoisie européenne ; mais il existe une espèce de classe moyenne, intelligente, pleine de bon sens, travailleuse, catholique mais indifférente aux luttes religieuses, aimant son pays mais dégoûtée de la politique dont elle ne retire que préjudices, déceptions et déshonneur. » (GONZÁLEZ PRADA, M., Páginas libres. Horas de lucha, op. cit., p. 29).24 GONZÁLEZ PRADA, M., Anarquía, op. cit., p. 144 et Páginas libres. Horas de lucha, op. cit., p. 215.25 GONZÁLEZ PRADA, M., Páginas libres. Horas de lucha, op. cit., p. 209.26 Ibid., p. 305.27 GONZÁLEZ PRADA, M., Anarquía, op. cit., p. 83.28 Ibid., p. 163.

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capitaliste exploitent l'ignorant et l'ouvrier, hypocritement, en prêchant la maxime évangélique de l'amour du prochain, en parlant de liberté, d'égalité et de fraternité29. » On comprend ainsi l'importance de son discours « L'intellectuel et l'ouvrier », qui cherche à renverser cette alliance entre les classes moyennes instruites et l'oligarchie, au bénéfice des secteurs populaires.

En 1905, il signale aussi la spoliation réalisée par l'empire économique nord-américain, dans le cadre du modèle agro-exportateur promu par l'oligarchie péruvienne30. Il anticipe le discours anti-impérialiste qui va prévaloir à partir des années 1920. Par ailleurs, il oppose les politiques restrictives des pays industrialisés en matière d'immigration économique à leurs agressions coloniales réalisées au nom du libéralisme économique, tout en soulignant le caractère mondial du processus de prolétarisation : « Afin d'introduire leurs textiles, leur opium, leur alcool et leur Bible, les grandes puissances pénètrent l'Asie et l'Afrique à grands coups de canon ; mais elles veulent fermer leur portes non seulement au jaune et au noir mais aussi au blanc dont la bourse est vide31. »En rupture avec sa position nationaliste revancharde des décennies 1880 et 1890, il prône alors l’internationalisme, qui apparaît comme la conséquence logique de la solidarité de classe :

« Les masses ne cessent de voir que le négoce n'a pas de patrie; que, malgré l'Alsace et la Lorraine, le riche Français est frère du capitaliste allemand, de la même manière que malgré Tacna et Arica32, le producteur de sucre péruvien est ami et compatriote du grand propriétaire chilien. Tous les grands voleurs constituent une maçonnerie internationale, forment une caste éparpillée sur le globe, mais étroitement unie et liée par un serment pour lutter contre son ennemi commun: le prolétaire33. »

L'intellectuel révolutionnaire aspire clairement à l’idéal politique le plus égalitaire qu'il peut concevoir, celui du communisme libertaire théorisé par Kropotkine, Malatesta et Reclus, dont la devise est « à chacun selon ses besoins ». Enfin, le discours de González Prada sur l'Église et l'État, son analyse de leur complicité active dans l'exploitation capitaliste, ont également influencé le mouvement ouvrier, mais il serait trop long d’aborder cette question ici.

Apogée et crise du mouvement ouvrier anarchiste au Pérou

Les professions initialement les plus influencées par l'anarchisme furent les boulangers et les typographes mais aussi les tailleurs, les cordonniers et les tailleurs de pierre. Plus tard, les plus actifs parmi les travailleurs furent ceux du textile, qui réussirent à influencer les journaliers des vallées agricoles de la côte proches de la capitale. En 1907, il existait déjà à Lima le Centro de Estudios Sociales “Humanidad”, très fréquenté par les tisserands de Vitarte. Il faut aussi citer le Centro Socialista 1° de Mayo et son journal El Oprimido, dans lequel écrivait souvent le dentiste C. Dam et qui fusionna en 1908 avec le groupe Humanidad pour créer le Centro de Estudios Sociales 1° de Mayo. A Lima, le Centro Racionalista Francisco Ferrer édita le mensuel Páginas Libres (Pages Libres), nom qui reprenait le titre du premier recueil d’essais de González Prada (Paris, 1894). Le groupe Luchadores por la Verdad (Combattants pour la vérité), qui réunissait les plus fameux militants ouvriers et quelques intellectuels publia, à partir du mois de février 1911, le journal La Protesta. Il contribua activement à la formation idéologique et à l'organisation des travailleurs : il faut noter qu'il constitua un Comité de Preparación Sindical (Comité de préparation syndicale) en juillet 1911. L'anarchisme s’enracina également dans les provinces, notamment dans les localités de Huacho, Sayán, Barranca, Trujillo, Chiclayo, Ica... Cette influence sur les ouvriers agricoles est aussi un aspect qui devrait être étudié en profondeur, ainsi que le discours indigéniste

29 Ibid., p. 162.30 GONZÁLEZ PRADA, M., Prosa Menuda, op. cit., p. 112.31 GONZÁLEZ PRADA, M., Anarquía, op. cit., p. 90-91.32 Ces deux provinces péruviennes furent annexées par le Chili lors de la Guerre du Pacifique.33 GONZÁLEZ PRADA, M., Prosa Menuda, op. cit., p. 244.

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de la presse prolétarienne34. À Arequipa, le Centro Social Obrero fut créé en 1905. Plusieurs journaux furent édités à Chiclayo où fut fondée la Confederación de Obreros 1° de Mayo en 1907. A Trujillo parut La Antorcha (La Torche) et furent fondés des Centros de Estudios Sociales comme « Luz » (Lumière) et « Hijos del Pueblo » (Fils du peuple). A Huacho, le Centro de Estudios Femeninos “Luz y Libertad” (Centre d'études féminines « Lumière et liberté ») fut créé en 1918. Il faut aussi signaler le Centro de Estudios de Pomalca, comprenant une école et une bibliothèque.

L'influence anarchiste sur le mouvement ouvrier devint prédominante à partir de 1911. Pereda Torres écrit que « Durant la seconde décennie les anarcho-syndicalistes dirigent les principales corporations de la ville de Lima et du reste du pays [...] ». La première grève générale de solidarité eut lieu en avril 1911, en soutien aux tisserands de Vitarte, et eut pour résultat la suppression du travail de nuit. Grâce à la pression ouvrière, le gouvernement approuva une loi sur les accidents du travail en janvier 1911. A la suite de ce conflit, furent créées l'Unificación Obrera Textil (Unification ouvrière textile) de Vitarte en mai 1911 et l'Unificación Proletaria Textil (l'Unification prolétarienne textile) de Santa Catalina en novembre. Selon Pereda Torres, ces deux unions étaient de « véritables organisations syndicales » et des « noyaux de formation et d'action de l'anarcho-syndicalisme dans la ville de Lima ». L'historien affirme aussi que « ces organisations furent des modèles pour les maçons, tailleurs et cheminots, qui s'engagèrent définitivement sur la voie libertaire35 ». Les grèves pour les huit heures et des augmentations de salaires se multiplièrent en 1912 et 1913 (années de crise économique), donnant lieu à la création de nouveaux syndicats. Il y eut également de violents conflits dans les campagnes, où les travailleurs s'organisaient au sein de Sociedades de Auxilios Mutuos (Sociétés de secours mutuels) très revendicatives du fait de l'influence anarchiste. En avril, des dizaines de journaliers des vallées agro-industrielles de Chicama et de Santa Catalina furent massacrés36. Finalement, l'Unión General de Jornaleros del Callao (l'Union générale des journaliers du Callao) conquit les huit heures en janvier 1913, grâce à une nouvelle grève générale37. Une fédération des Ouvriers maritimes du Callao fut alors créée. Face à la multiplication des grèves et cédant à la pression patronale, le gouvernement populiste de Guillermo Billinghurst promulgua en janvier 1913 une réglementation des grèves destinée à lutter contre les méthodes anarchistes d'action directe. Cependant, les conflits sociaux s'étendirent à l’industrie pétrolière de Talara, Negritos, Lobitos et Lagunitas dans le nord du pays38. A l'initiative de la toute nouvelle Sociedad de Galleteros y Anexos (Société des biscuitiers et métiers annexes) fut créée, en mars 1913, une éphémère Federación Obrera Regional Peruana (Fédération ouvrière régionale du Pérou - FORP)39. A la fin de cette année, les travailleurs purent acquérir une imprimerie qui fonctionna jusqu’aux années 1930 et qui édita de nombreux journaux40. Du fait de la dégradation des conditions de vie et de travail, la propagande syndicale s'intensifia à partir de 1914. Comme les classes populaires ne bénéficiaient pas de la manne exportatrice résultant de la Première 34 D. Sulmont écrit que « la coordination politique entre le mouvement ouvrier et les mouvements paysans a été initiée par les groupes anarchistes » (Historia del movimiento obrero en el Perú, Lima, Tarea, 1977, p. 29). Pereda Torres étudie un peu ce processus à Huacho (Historia de las luchas sociales..., op. cit., p. 207-214). Voir surtout LEIBNER, Gerardo, « La Protesta y la andinización del anarquismo en el Perú, 1912-1915 », Estudios interdisciplinarios de América Latina y el Caribe, 1994, vol. 5, n° 1, p. 83-102.35 PEREDA TORRES, R., Historia de las luchas sociales..., op. cit., p. 143. Voir aussi PORTOCARRERO, Julio, Sindicalismo peruano. Primera etapa (1911-1930), Lima, Ed. Gráfica Labor, 1987, p. 33-34.36 BARCELLI S., A., Crónicas de las luchas obreras en el Perú, op. cit., p. 66-69 et YEPES DEL CASTILLO, E., Perú, 1820-1920: un siglo de desarrollo capitalista, op. cit., p. 273.37 FEDERACIÓN ANARQUISTA DEL PERÚ, El anarco-sindicalismo en el Perú, México, Tierra y Libertad, 1961, p. 5-11.38 BARCELLI S., A., Crónicas de las luchas obreras en el Perú, op. cit., p. 73-82 et PEREDA TORRES, R., Historia de las luchas sociales..., op. cit., p. 190-191.39 Selon J. Portocarrero, cette tentative pour organiser la FORP ne put pas se concrétiser (Sindicalismo peruano, op. cit., p. 67).40 R. Pereda Torres (Historia de las luchas sociales..., op. cit., p. 199) mentionne les publications suivantes : La Protesta, El Obrero panadero (L'Ouvrier boulanger), El Libertario, Plumadas de Rebeldía (Traits de rébellion), El Obrero Textil (L'Ouvrier du textile), La Rueda (La Roue), El Tranviario (Le Traminot), La Voz del Chofer (La Voix du chauffeur), El Obrero Gráfico (L'Ouvrier des arts graphiques), El Pututo (Le Pututo – sorte de trompe en corne utilisée par les Indiens), La Reforma (La Réforme).

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guerre mondiale et devaient subir les hausses exorbitantes des prix des produits alimentaires, de nouveaux syndicats de métiers furent constitués à cette époque (cordonniers, maçons, tailleurs, cheminots...). Mais la répression se fit aussi plus violente et de nombreux travailleurs trouvèrent la mort dans les provinces en 1916 et les années suivantes41. Selon certains historiens, la FORP fut dissoute et remplacée en décembre 1918 par la première Federación Obrera Local de Lima (Fédération ouvrière locale de Lima - FOLL)42.

L'année 1919 marqua l'apogée de l’anarcho-syndicalisme au Pérou. Une nouvelle grève générale paralysa Lima et le Callao du 13 au 15 janvier 1919 jusqu'à l'obtention de la journée de huit heures. La Federación de Trabajadores en Tejidos (Fédération des tisserands), constituée en janvier fut aussi le fruit de ce mouvement, ainsi que la Federación Gráfica (Fédération des arts graphiques) et la Federación de Choferes (Chauffeurs). La grève avait été lancée par les tisserands et avait rapidement été soutenue par les autres syndicats ainsi que par les étudiants de l’Université de San Marcos43. V. R. Haya de la Torre, le principal leader universitaire, acquit par la suite une grande influence parmi les travailleurs du textile, grâce à la création en 1921 des Universidades Populares González Prada (Universités Populaires González Prada)44. Un front unique de syndicats, d'organisations professionnelles et d'organisations populaires, appelé Comité Pro-Abaratamiento de las Subsistencias (Comité pour la baisse des prix des produits alimentaires) fut constitué par la Federación de Trabajadores en Tejidos en avril 1919, afin de lutter contre la hausse du coût de la vie45. Ce Comité, dirigé par les anarchistes Carlos Barba (cordonnier), Nicolás Gutarra (ébéniste)46

et Adalberto Fonkén (tisserand), organisa une grève générale en mai-juin qui fut sévèrement réprimée par les autorités. Plusieurs manifestants périrent en application de la loi martiale. Le 4 juillet, profitant de la situation et de l'enthousiasme populaire, Augusto B. Leguía prit le pouvoir. Ce même jour, le Comité Pro-Abaratamiento occupa le local de la CAUU pour le transformer en siège de la seconde Federación Obrera Regional Peruana, constituée le 8 juillet 1919 sur la base des principes de 191347. En août, fut créée la Federación Obrera Marítima y Terrestre (Fédération ouvrière maritime et terrestre) du Callao. A partir des années 1920, la question du recours à l'action directe ou à l'arbitrage prévu par la nouvelle Constitution pour résoudre les conflits de travail allait diviser les grévistes. Lors du Primer Congreso Local Obrero (Premier congrès local ouvrier) de Lima et du Callao, organisé en avril 1921 par la FORP, la question de l'action politique des travailleurs fut posée. Il semble que les anarchistes parvinrent à la faire déclarer incompatible avec le syndicalisme mais qu'ils ne purent obtenir que le Congrès se prononce en faveur du communisme libertaire comme objectif des travailleurs organisés48. Les idées socialistes, diffusées depuis 1918, commençaient à faire leur lit au sein du prolétariat : les syndicats du textile prirent position en faveur de la « politique ouvrière ». Afin de renforcer l'organisation anarchiste, la Federación de Grupos Libertarios (Fédération des groupes libertaires) fut immédiatement constituée et prit en charge le journal La Protesta. En 1922, la grève victorieuse de la Federación de Motoristas y Conductores (Fédération des motoristes et conducteurs) donna lieu à la création au mois de novembre d'une seconde Federación Obrera Local de Lima (FOLL)49 au sein de laquelle « la

41 PEREDA TORRES, R., Historia de las luchas sociales..., op. cit., p. 203-214 et YEPES DEL CASTILLO, E., Perú, 1820-1920: un siglo de desarrollo capitalista, op. cit., p. 266-271.42 Selon J. Barba Caballero, la FOLL « eut parmi ses bases les plus importantes, la Federación de Panaderos Estrella del Perú [des boulangers], la Federación Gráfica (des arts graphiques), la Confederación Ferrocarrilera [des chemins de fer], la Federación de Zapateros [des cordonniers], la Unión de Obreros y Jornaleros del Callao, la Unión Obrera de Construcción Civil, [construction civile], la Federación de Sastres [des tailleurs] ainsi que différentes Fédérations minières et ouvrières du Nord, du Centre et du Sud, etc. » (Historia del movimiento obrero peruano, op.cit., p. 101-102). Il faut aussi rajouter les organisations de l’industrie textile. Voir aussi YEPES DEL CASTILLO, E., Perú, 1820-1920: un siglo de desarrollo capitalista, op. cit., p. 281.43 PORTOCARRERO, J., Sindicalismo peruano. Primera etapa (1911-1930), op. cit., p. 45-68.44 Ibid., p. 87-128.45 FEDERACIÓN ANARQUISTA DEL PERÚ, El anarco-sindicalismo en el Perú, op. cit., p. 12-20.46 Dans les années qui suivirent, ils devinrent tous les deux socialistes.47 PORTOCARRERO, J., Sindicalismo peruano. Primera etapa (1911-1930), op. cit., p. 82-86.48 PAREJA [PFLÜCKER], P., Anarquismo y sindicalismo en el Perú..., op. cit., p. 61-62.49 Ibid., p. 62-64. Nous ignorons ce qu'il advint de la première Fédération, seulement mentionnée par Barba Caballero.

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polémique entre anarchistes et socialistes devint plus vive50 ». En mai 1923, le premier numéro de Claridad (Clarté) vit le jour. Il s'agissait du journal de la FOLL et de Juventud Libre del Perú (Jeunesse libre du Pérou), fondé par Haya de la Torre et dirigé par Mariátegui à partir de 1924, après la déportation du précédent en octobre 192351, date à laquelle les syndicats et les étudiants empêchèrent la consécration du Pérou au « sacré-coeur de Jésus », souhaitée par le pouvoir pour se concilier les milieux catholiques52.

A partir de 1924, suite à la réélection de Leguía, la répression se fit plus féroce et l'influence socialiste s'enracina au sein de la FOLL. Les ouvriers du textile, suivis par les chauffeurs, les électriciens, les travailleurs des arts graphiques et quelques autres, abandonnèrent l'anarcho-syndicalisme. Les Universidades Populares, dans lesquelles les anarchistes avaient rapidement vu des écoles pour ambitieux et un moyen pour distiller des idées réformistes dans le prolétariat, contribuèrent à propager le marxisme-léninisme. Symptôme de la profondeur de la fracture idéologique, la FOLL ne convia pas les groupes libertaires à la commémoration du 1 er Mai 192553. Les anarchistes, notamment les maçons et les charpentiers, tentèrent en vain de constituer une nouvelle organisation ouvrière libertaire. Finalement, au début de l'année 1926, La Protesta cessa d'être publiée et, en septembre, parut le premier numéro de la revue socialiste Amauta. Au milieu de l'année, les préparatifs pour le Segundo Congreso Local Obrero (Second congrès local ouvrier) de Lima commencèrent à l'initiative des tisserands. Il fut célébré sous la présidence de Arturo Sabroso à partir de janvier 1927, mais sans la participation des anarchistes. Le Congrès se prononça en faveur du syndicalisme révolutionnaire, sans orientation idéologique définie54. En juin de la même année, la répression gouvernementale déstructura les organisations ouvrières en emprisonnant ou en exilant leurs principaux leaders55. Le Partido Socialista (Parti socialiste) du Pérou fut créé en octobre 1928 puis, en mai 1929, fut organisée la Confederación General de Trabajadores (Confédération Générale des Travailleurs). Son premier secrétaire général, Julio Portocarrero, tisserand de Vitarte, était un ancien militant anarcho-syndicaliste, membre fondateur du Partido Socialista56.

Quelques commentaires historiographiques

Les historiens ont tenté d'expliquer la perte d'influence de l'anarcho-syndicalisme à partir de 1920. Selon Denis Sulmont, qui étudie peu la période antérieure dans ses livres, l'idéologie anarchiste permit l'organisation et la prise de conscience de classe et prospéra « quand les travailleurs n'avaient pas d'autre alternative ». Mais elle représenta par la suite, écrit-il : « […] plutôt un frein au développement de la classe ouvrière à des niveaux supérieurs d'organisation et de conscience. La stratégie d'action directe des anarchistes démontra ses limites en se heurtant à l'appareil répressif de l'Etat et aux manœuvres politiques de la bourgeoisie, sans offrir d'alternative au prolétariat57. » Deux ans plus tard, Sulmont compléta son analyse de 1977 :

« Si la conquête de la journée de huit heures a bien représenté une victoire pour l'anarcho-syndicalisme, elle a constitué également un piège pour la suite. En effet, la propagande anarchiste avait signalé que la grève générale était le prélude à la révolution sociale et à la libération des travailleurs. Cependant, après l’obtention d’une importante conquête immédiate, le pouvoir de la bourgeoisie et l'exploitation capitaliste continuaient. L'insuffisance du discours anarchiste et du « syndicalisme révolutionnaire » (qui prétend faire la révolution directement via les syndicats) se 50 SULMONT SAMAIN, D., Historia del movimiento obrero en el Perú, op. cit., p. 37.51 Claridad sera remplacée par Solidaridad (Solidarité) en septembre 1925.52 FEDERACIÓN ANARQUISTA DEL PERÚ, El anarco-sindicalismo en el Perú, op. cit., p. 27-28.53 PAREJA [PFLÜCKER], P., Anarquismo y sindicalismo en el Perú..., op. cit., p. 63.54 Ibid., p. 66-69.55 PORTOCARRERO, J., Sindicalismo peruano. Primera etapa (1911-1930), op. cit., p. 122-123 et 133-135.56 SULMONT SAMAIN, D., Historia del movimiento obrero en el Perú, op. cit., p. 54-55.57 Ibid., p. 36.

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manifestera plus clairement après l'échec de la lutte pour la baisse des prix des vivres58. »

Une explication similaire avait déjà été avancée en 1972 par Ernesto Yepes del Castillo, qui s’appuyait sur le recul de l'anarchisme au niveau international :

« Sous l'impulsion des nouvelles orientations idéologiques, la classe ouvrière se détacha progressivement de ses mauvaises habitudes anarchistes. La crise que connut l'anarcho-syndicalisme au niveau mondial dans les années de l’après-guerre ne tarda pas à affecter l'anarchisme local qui, d'autre part, une fois obtenue la journée de huit heures, avait vidé son arsenal revendicatif59. »

On perçoit mieux ici les préjugés idéologiques qui guident ces auteurs. Même Hugo García Salvatecci, pourtant bon connaisseur de l'anarchisme, s’abandonnait la même année, à des affirmations péremptoires :

« Dans l'ensemble, nous pouvons dire que l'Anarchisme péruvien a repris les idées centrales de l'Anarchisme européen. Il en a aussi hérité les défauts : abus de rhétorique et manque de cohésion. Il succomba, surtout, à ses querelles internes. Il ne réussit pas à s'amalgamer. Il combattit le caudillismo60 et le dogmatisme mais finit par tomber dedans. En outre, à la différence d'autres pays, il n'eut jamais de fortes racines populaires au Pérou61. »

Cependant, il reconnaissait que « la tyrannie de Leguía empêcha ensuite le rayonnement de son action62 ». Un autre commentaire de Sulmont, en 1980, allait dans le même sens et apportait des explications économiques intéressantes :

« A partir de 1926, les licenciements et les fermetures d'usines se multiplièrent et la bourgeoisie se montra plus intransigeante face aux revendications. En 1927, les conflits prirent des proportions alarmantes. Dans le même temps, de nombreuses luttes syndicales échouèrent et les ouvriers perdirent nombre de leurs conquêtes antérieures. La répression contre les dirigeants du mouvement ouvrier mit un terme à l'apolitisme anarcho-syndical63. »

La répression est également une explication avancée par Yepes del Castillo :

« Plus tard, avec l'arrivée au pouvoir de Leguía, les encore récentes et peu profondes avancées en termes d'organisation furent définitivement liquidées. Utilisant une astucieuse démagogie, le Président de la « Patria Nueva » [Nouvelle Patrie] enfila des habits populaires afin de consolider –en les élargissant – les bases d'un soutien politique qui lui permettrait d'affronter avec succès l'hégémonie du Partido Civil. Mais plus tard, une fois la crise politique passée et son pouvoir consolidé, il parvint de manière systématique et implacable à briser tous les soutiens du mouvement syndical en détruisant ses cadres dirigeants. […] Ainsi, en ce qui concerne les leaders anarchistes, plusieurs d'entre eux parmi les plus notables furent déportés en Europe. Dans d'autres cas, Leguía réussit à coopter quelques figures de ce mouvement […]. Le reste, avec un bonheur divers, finit généralement par s’orienter vers l'un ou l'autre des grands courants qui commencèrent à se distinguer sur la scène politique péruvienne : le nationalisme populiste [aprisme64] et le socialisme65. »

Sulmont signalait également la « confusion et la division » que produisit dans les milieux populaires le discours populiste de Leguía à partir de juillet 1919, bien qu'il précisât que « les ouvriers qui soutinrent Leguía furent rapidement déçus » car en 1920 « se déchaîna une brutale répression contre

58 SULMONT SAMAIN, D., El movimiento obrero peruano: 1890-1980, reseña histórica, op. cit., p. 23.59 YEPES DEL CASTILLO, E., Perú, 1820-1920: un siglo de desarrollo capitalista, op. cit., p. 285.60 Tradition latino-américaine héritée du XIXe s. qui consiste à soutenir un chef auquel on est lié par relation clientéliste.61 GARCÍA SALVATECCI, H., El Anarquismo frente al Marxismo y el Perú, op. cit., p. 125.62 Ibid., p. 117.63 SULMONT SAMAIN, D., El movimiento obrero peruano: 1890-1980, reseña histórica, op. cit., p. 27.64 Le mouvement Alianza Popular Revolucionaria Americana (Alliance populaire révolutionnaire américaine, APRA) fut fondé en 1924 par V. R. Haya de la Torre.65 YEPES DEL CASTILLO, E., Perú, 1820-1920: un siglo de desarrollo capitalista, op. cit., p. 285-287.

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les organisations syndicales », laissant la toute récente FORP « quasiment paralysée »66.

Pour sa part, Piedad Pareja a montré en 1978 qu'on ne peut pas expliquer la perte d'hégémonie de l'anarcho-syndicalisme par la catégorie socio-professionnelle des travailleurs (transformation des moyens de production et prolétarisation) puisque celle-ci n'a pas influencé le choix des idéologies politiques : « [...] si nous observons la distribution des organisations par métier et par industrie, selon leur tendance politique, […] nous pouvons constater que les artisans et les ouvriers des manufactures penchent indistinctement vers l'une puis vers l'autre alternative politique67. » Certains marxistes avaient, en effet, adopté une explication très subjective selon laquelle « l'anarchisme est plus en concordance avec la mentalité des artisans et des ouvriers de la petite industrie qu'avec la mentalité des ouvriers de la grande industrie capitaliste » ou pour le dire plus clairement, l'anarcho-syndicalisme est une « doctrine petite-bourgeoise68 ». Pareja signalait également que jusque dans les années 1920, les élites syndicales furent très représentatives de leur base sociale69. Il semble donc que le changement idéologique a été le résultat de l'influence croissante parmi les ouvriers de Haya de la Torre et de Mariátegui, notamment grâce aux Universidades Populares. Dans son prologue au livre de Pareja, César Lévano, fils et petit-fils de deux des principaux militants anarcho-syndicalistes, signalait également que Mariátegui avait réussi à « faire basculer certains des meilleurs cadres vers le marxisme70. »

On voit bien qu'on n'a pas encore expliqué comment, en seulement quatre ou cinq ans, la majorité du mouvement ouvrier a changé d'orientation idéologique. On sait seulement que la répression gouvernementale et la propagande marxiste à laquelle étaient soumis les leaders syndicaux ont joué un rôle. Par conséquent, il est probable que les travailleurs organisés n'avaient pas intégré les fondamentaux idéologiques de l'anarcho-syndicalisme et suivaient docilement une avant-garde peu nombreuse. Il serait donc intéressant d'étudier le fonctionnement des syndicats et d'analyser les relations entre la Federación de Grupos Libertarios (constituée en 1921) et les dirigeants ouvriers. Il est nécessaire d'affiner les recherches et de les orienter vers les modalités d'articulation d'une série d'éléments explicatifs, parmi lesquelles il faut mentionner : la concurrence idéologique du courant marxiste et ses moyens d'influence ; l'ampleur de la désorganisation des anarchistes causée par la répression gouvernementale ; le degré de conscience idéologique des délégués ouvriers de second plan, c'est-à-dire de ceux qui sont appelés à remplacer les leaders emprisonnés ou déportés, mais aussi le degré de formation des masses ; l'importance de la transformation du contexte économique et politique dans les années 1920 (populisme de Leguía) qui peut avoir entraîné un changement de stratégie des classes moyennes et aussi d’une partie des classes populaires, dans le sens d’une recherche de nouvelles alliances politiques. Ceci implique la réalisation d'études comparatives des documents des principaux syndicats (lorsqu’ils existent) afin de comprendre les évolutions idéologiques au sein du mouvement ouvrier. Une étude de Paulo Drinot sur la Federación de Panaderos au début des années 1930 a suivi cette voie et a mis en évidence que :

« […] les crises économiques et politiques du début des années trente, en réduisant la capacité de la Fédération d'agir en tant qu'entité mutualiste et syndicale, ont conduit les ouvriers boulangers à abandonner l'apolitisme traditionnel pour établir des alliances avec des groupes politiques, des alliances que l'on peut qualifier de micro-populistes71. »

Il serait aussi utile d'analyser le contenu de la « culture ouvrière » transmise par la presse prolétarienne, de réaliser des études comparatives avec les cas argentins et espagnols, etc. Un énorme travail d’investigation reste donc à faire. Jusqu'à présent, il n'a été qu'esquissé et,

66 SULMONT SAMAIN, D., Historia del movimiento obrero en el Perú, op. cit., p. 36.67 PAREJA [PFLÜCKER], P., Anarquismo y sindicalismo en el Perú..., op. cit., p. 13.68 Prologue de César Lévano dans PAREJA [PFLÜCKER], P., Anarquismo y sindicalismo en el Perú..., op. cit., p. 9.69 PAREJA [PFLÜCKER], P., Anarquismo y sindicalismo en el Perú..., op. cit., p. 14.70 Prologue de C. Lévano dans PAREJA [PFLÜCKER], P., Anarquismo y sindicalismo en el Perú..., op. cit., p. 11.71 DRINOT DE ECHAVE, Paulo, « Obreros e historiadores: problemas y posibilidades en la investigación histórica del mundo obrero en el Perú », Ciberayllu, 1er septembre 1997, <http://www.andes.missouri.edu/andes/Especiales/PD_Obreros.html>

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malheureusement, faussé par des a priori idéologiques.

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