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Sociologie du travail 49 (2007) 479–495 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com Le nom et le corps. Personnalisation et collectivisation du travail chez les ingénieurs des Ponts et Chaussées autour de 1800 Name and corps: The personalization and collectivization of work among civil engineers in the French public sector, ca. 1800 Frédéric Graber Max-Planck-Institut für Wissenschaftsgeschichte, Boltzmannstr. 22, D - 14195 Berlin, Allemagne Résumé Cet article étudie la tension propre à la plupart des grands corps d’État, entre une forte individualisation de leurs membres et une conception holiste de l’activité. En s’intéressant plus spécifiquement au corps des Ponts et Chaussées dans les premières années du 19 e siècle, il cherche à montrer comment cette tension est résolue en pratique. L’étude d’une dispute au sein de l’assemblée des Ponts et Chaussées (l’organe chargé d’examiner et de décider des projets de travaux publics) à l’occasion de la construction du canal de l’Ourcq, permet de mettre en évidence deux logiques contradictoires qui sont à l’œuvre dans la conception et l’examen des projets, deux manières d’articuler l’individu et le collectif : l’incarnation et la délégation. Cet article montre que ces deux conceptions, qui s’opposent dans des situations polémiques, sont d’ordinaire tenues ensemble dans une certaine économie morale, des civilités qui permettent au corps des Ponts et Chaussées d’articuler les aspirations individualistes de l’ingénieur en charge d’un projet avec une dimension de contrôle collectif et d’intégration. En conclusion, l’article revient sur les rapports entre conception et exécution, entre activité et passivité, pour montrer que le corps est par rapport à l’État dans une situation de tension très similaire à celle de l’ingénieur par rapport au corps. © 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Abstract A tension between strong individualization and a holistic conception of activities characterizes most of the French state’s major administrative corps. By concentrating on the civil engineering corps (Ponts et Adresse e-mail : [email protected] (F. Graber). 0038-0296/$ – see front matter © 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.soctra.2007.09.005

Le nom et le corps. Personnalisation et collectivisation du travail chez les ingénieurs des Ponts et Chaussées autour de 1800

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Sociologie du travail 49 (2007) 479–495

Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com

Le nom et le corps. Personnalisation et collectivisationdu travail chez les ingénieurs des Ponts et Chaussées

autour de 1800

Name and corps: The personalization andcollectivization of work among civil engineers in the

French public sector, ca. 1800

Frédéric GraberMax-Planck-Institut für Wissenschaftsgeschichte, Boltzmannstr. 22, D - 14195 Berlin, Allemagne

Résumé

Cet article étudie la tension propre à la plupart des grands corps d’État, entre une forte individualisation deleurs membres et une conception holiste de l’activité. En s’intéressant plus spécifiquement au corps des Pontset Chaussées dans les premières années du 19e siècle, il cherche à montrer comment cette tension est résolueen pratique. L’étude d’une dispute au sein de l’assemblée des Ponts et Chaussées (l’organe chargé d’examineret de décider des projets de travaux publics) à l’occasion de la construction du canal de l’Ourcq, permetde mettre en évidence deux logiques contradictoires qui sont à l’œuvre dans la conception et l’examen desprojets, deux manières d’articuler l’individu et le collectif : l’incarnation et la délégation. Cet article montreque ces deux conceptions, qui s’opposent dans des situations polémiques, sont d’ordinaire tenues ensembledans une certaine économie morale, des civilités qui permettent au corps des Ponts et Chaussées d’articulerles aspirations individualistes de l’ingénieur en charge d’un projet avec une dimension de contrôle collectifet d’intégration. En conclusion, l’article revient sur les rapports entre conception et exécution, entre activitéet passivité, pour montrer que le corps est par rapport à l’État dans une situation de tension très similaire àcelle de l’ingénieur par rapport au corps.© 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Abstract

A tension between strong individualization and a holistic conception of activities characterizes most ofthe French state’s major administrative corps. By concentrating on the civil engineering corps (Ponts et

Adresse e-mail : [email protected] (F. Graber).

0038-0296/$ – see front matter © 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.doi:10.1016/j.soctra.2007.09.005

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Chaussées) during the early 19th century, we can see how this tension was resolved. When the Ourcq Canalwas to be built, a conflict during the Ponts et Chaussées Assembly, which was responsible for examiningplans for public works and making decisions about them, brought to light two contradictory rationales:incarnation and delegation, two ways of relating the individual and collective aspects of civil engineeringduring the drawing up of plans and their examination. These two rationales, which come into conflict incontroversial situations, are normally combined in a “moral economy” — the civilities that enable this corpsto relate the individualistic aspirations of the engineer in charge of a project with the collective dimensions ofsupervision and integration in a whole. In conclusion, the relations between design and execution, betweenactivity and passivity, are examined in order to show how similar the administrative corps’ tense relationwith the state is to the individual engineer’s relation with his corps.© 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Mots clés : Corps d’État ; Ponts et Chaussées ; Conception/exécution ; Décision et contrôle collectifs ; Paternité dutravail

Keywords: Corporate groups in public administration; State civil engineering corps; Ponts et Chaussées; Design/execution;Collective decision-making and control

1. Introduction

Les grands corps d’État sont une spécificité francaise. À l’origine techniques et militaires, ilsse sont multipliés en corps de techniciens civils ou d’administrateurs, leur développement étantcrucialement lié à l’apparition d’écoles spécialisées, à la suite des premières écoles d’ingénieursd’État au 18e siècle1. Cette importance de l’école pour la formation d’un esprit de corps a étéau centre de la plupart des études qui ont cherché à saisir ce phénomène : l’école recrute parun concours, qui permet de sélectionner, de distinguer une élite ; elle forme sur des valeurs etdes disciplines propres qui lui permettent à la fois d’uniformiser et de hiérarchiser les élèves2.L’école construit donc l’unité du corps, elle forge une identité spécifique qui s’oppose radicale-ment à l’extérieur, ce qui lui permet de tenir ensemble une forte hiérarchisation et un sentimentd’égalité entre ses membres. Les corps ont donc surtout été étudiés comme un tout, commeune unité, dont il faudrait comprendre l’émergence, la séparation, le pouvoir au sein de l’Étatou de la société, et on s’est moins intéressé au fonctionnement de ces corps, comme organisa-tion au travail. En particulier, on n’a guère cherché à saisir de quelles manières se résolvaienten pratique, la tension propre à la plupart de ces corps, entre une forte individualisation desmembres et une conception holiste de l’activité. C’est à une telle économie morale d’un corps quele présent article voudrait se consacrer, en prenant l’exemple des Ponts et Chaussées autour de1800.

Depuis sa création, en 1716, le corps des Ponts et Chaussées était chargé de la construction etdes réparations de routes et d’ouvrages d’art dans la plupart des provinces francaises3. Ce corps

1 L’école des Ponts et Chaussées en 1747, l’école du Génie de Mézière en 1748. Voir Picon (1992) et Taton (1964). Surla création de l’école polytechnique et ses conséquences, voir entre autres Belhoste (2006).

2 Voir, par exemple, Kessler (1986) ou Bourdieu (1989). Alder (1999) souligne la différence entre le principe méritocra-tique et le monde des ordres d’Ancien Régime, et permet de nuancer la métaphore bourdieusienne de « noblesse d’État »pour parler des corps.

3 Sur les Ponts et Chaussées en général, voir Petot (1958), Picon (1992) et Graber (2004).

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d’ingénieurs d’État était organisé hiérarchiquement. Un ingénieur en chef, responsable des travauxsur un certain territoire, concevait les projets et les envoyait à l’administration centrale à Paris,laquelle après les avoir examinés, les renvoyait adoptés ou corrigés pour exécution. Cet ingénieuren chef disposait de quelques ingénieurs ordinaires sous ses ordres pour mener à bien ses projets.Enfin, des inspecteurs généraux étaient chargés de contrôler, lors de voyages d’inspection, le bonfonctionnement des services et l’exécution des ouvrages conformément aux projets adoptés4. Unedes originalités de ce corps est d’avoir développé un organe collectif d’examen et de décisiondes projets, qui formait le cœur de l’administration centrale à Paris : l’assemblée des Ponts etChaussées. En 1747, Trudaine, l’intendant des finances chargé des Ponts et Chaussées, convaincuqu’une collaboration plus étroite avec les ingénieurs était nécessaire, commence à réunir unepetite assemblée d’ingénieurs pour le conseiller dans ses décisions. Bien qu’elle ait conservéformellement ce statut consultatif, cette assemblée est rapidement devenue l’organe central ducorps, l’administrateur se reposant largement sur ses décisions et n’intervenant que dans descas rares. La Révolution confirmera cette institution et lui donnera un cadre légal, organisantson fonctionnement et définissant ses membres, essentiellement les inspecteurs généraux et lesquelques ingénieurs (en chef ou ordinaires) présents à Paris5.

Au tournant des 18e et 19e siècles, l’activité de conception des projets était donc individuelle,alors que celle d’examen et de décision était collective. Les travaux historiques sur les Pontset Chaussées ont toujours plus ou moins explicitement concu les projets d’ingénieurs commedes productions individuelles d’un auteur – on parle volontiers de tel pont comme de l’ouvragede tel ingénieur – en évitant d’évoquer l’intervention de l’assemblée comme organe collectif dedécision. Pourtant ces mêmes travaux ont souvent souligné les dimensions intégratives du corps,la discipline auquel l’ingénieur doit se soumettre et qui permet de le réduire à un exécutant, àun agile instrument interchangeable d’une action concue comme collective. Ces deux images ducorps semblent a priori difficilement compatibles et le présent article cherche par l’étude d’un casparticulier à lever cet apparent paradoxe : des ingénieurs qui sont censés n’être que des exécutantsobéissants et qui pourtant peuvent prétendre à être, dans une certaine mesure, les auteurs de leurstravaux. Pour explorer cette articulation entre conception individuelle et décision collective, etainsi mettre en évidence l’économie morale du corps des Ponts et Chaussées autour de 1800,j’évoquerai une des affaires les plus polémiques que ce corps ait connu sous le Consulat, au sujetdu canal de l’Ourcq.

2. Canal de l’Ourcq : les débuts d’un conflit

Le canal de l’Ourcq est d’abord un projet qu’une compagnie privée propose aux gouvernementssuccessifs depuis la fin de l’Ancien Régime et dont l’objet est d’amener à Paris une grandequantité d’eau pour l’approvisionnement de la capitale et l’alimentation d’un canal navigable6.Le nouveau gouvernement du Consulat va se montrer très intéressé par l’alimentation en eaude Paris et reprendre le projet à son compte en écartant les entrepreneurs. En 1802, Bonapartecharge les Ponts et Chaussées de la réalisation d’un canal de l’Ourcq, mais plutôt que de laisserle corps gérer seul ce projet, il intervient personnellement à plusieurs reprises. D’une part, il

4 Jusqu’à la Révolution, le corps est aussi dirigé par un premier ingénieur, ayant autorité sur tous et dirigeant l’école.Incarnée par Jean-Rodolphe Perronet (1708–1794), cette fonction disparaît à la mort de ce dernier.

5 La Révolution va en fait perturber momentanément ce fonctionnement en introduisant un nouveau mode de décisioncollectif, le vote, à l’encontre de la procédure consensuelle ordinairement utilisée (Graber, 2004, pp. 31–89).

6 Sur les projets de canal de l’Ourcq et l’affaire qui se développe sous le Consulat à ce sujet, voir Graber (2004).

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nomme à la direction du projet un ingénieur relativement jeune (pour une tâche aussi prestigieuse),Pierre-Simon Girard (1765–1836), une promotion qui récompense la fidélité de Girard pendantla campagne d’Égypte, mais qui va être très mal recue par le corps, où d’autres ingénieurs plusexpérimentés ou ayant déjà travaillé sur des versions antérieures du projet, pensaient avoir desprétentions à ce poste. D’autre part, Bonaparte fixe un agenda très serré pour la réalisation del’ouvrage : pensant le projet des entrepreneurs et les vérifications des Ponts et Chaussées trèsavancés, il fixe le début des travaux à trois jours après la nomination de Girard, et réclamequ’on lui soumette toutes les deux semaines des bilans de l’avancement et du nombre d’ouvriersemployés7.

Poussé par les administrateurs qui doivent rendre ces comptes – le préfet de la Seine, quia la charge administrative des travaux, et le conseiller d’État directeur général des Ponts etChaussées, qui dirige l’administration centrale du corps – Girard se trouve dans une situationdélicate : il doit choisir entre mettre des hommes au travail pour faire avancer l’ouvrage etsatisfaire les impératifs politiques et administratifs, ou suivre les « formes consacrées » dansle corps, c’est-à-dire composer son projet, le soumettre à l’assemblée et attendre sa validation parcelle-ci avant d’entamer les travaux. Girard résout d’abord le problème en ouvrant des « ateliersd’expérience », qui doivent fournir des informations sur la qualité des sols, le coût du travail,etc. Théoriquement limités, mais en fait très étendus, ces travaux déguisés en expériences sontacceptés par le conseiller d’État, lequel enjoint néanmoins à Girard de préparer un projet par-tiel (qui ne concerne que la partie la plus proche de Paris) et de le soumettre au plus vite àl’assemblée. Lorsque Girard présente enfin ce projet partiel à l’assemblée, en novembre 1802,les travaux sont donc déjà en cours et Girard va chercher l’indulgence de ses collègues en expli-quant la situation dans laquelle il se trouve. Ceux-ci ne vont d’abord pas protester contre lestravaux, mais considérant n’avoir pas eu connaissance préalable du projet, ils vont déclarer nepas pouvoir le juger et nommer une commission pour l’examiner. Poussé par le conseiller d’État,Girard n’a en effet pas respecté la procédure ordinaire, dans laquelle le projet est transmis àun inspecteur qui en fait un rapport à l’assemblée, mais est venu présenter lui-même son pro-jet. La nomination d’une commission est très mal acceptée par Girard, qui a manifestementespéré que son projet serait adopté : d’une part, pour accomplir leur tâche, les commissaires luiréclament des documents dont il a besoin pour poursuivre son travail, d’autre part, les travauxdoivent prendre de l’ampleur pour satisfaire le consul et tout retard dans l’adoption du projetamène Girard à engager de plus en plus de travaux non approuvés par l’assemblée. Refusantde transmettre ses documents, Girard cherche alors à passer en force. Il se présente commeun exécutant zélé qui applique fidèlement les ordres du pouvoir en engageant des travaux, etdénonce l’assemblée comme s’opposant à ces ordres en formant une commission : un examenapprofondi n’aurait de sens qu’en interrompant les travaux, ce qui ne manquerait pas d’entraînerdes retards. Girard parie certainement sur son appui politique, mais le consul qui s’était d’abordbeaucoup impliqué dans cette affaire, ne va pas intervenir. Les administrateurs, tout en souhai-tant voir les travaux avancer pour pouvoir soumettre des résultats, commencent alors à craindred’avoir appliqués trop radicalement les ordres de Bonaparte, ou de les avoir mal compris, etpréfèrent intervenir le moins possible. Dans la vacance de pouvoir qui se dessine, nul ne venantconfirmer ou infirmer les intentions du consul, l’assemblée ne va pas accepter les ordres évo-qués par Girard, va contester leur sens, voire même leur existence, et présenter Girard comme

7 Les ouvriers ont une grande importance dans cette précipitation, car le chantier du canal doit aussi servir d’atelier decharité, surtout pendant les mois d’hiver.

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un ingénieur indiscipliné qui cherche à imposer son projet en se passant de l’accord de sescollègues8.

Ce que je vais présenter dans la suite de cet article, c’est la manière dont Girard et la commission,chacun de leur côté, radicalisent certains aspects du corps, développent des vues contradictoiressur ce que doivent être le jugement de l’assemblée et les rapports entre l’ingénieur et le corps,chacun cherchant ainsi à légitimer la position extrême qu’il a choisie. Ces deux visions du corpspermettront alors de mettre en évidence ce que les « formes consacrées » des Ponts et Chausséesparviennent d’ordinaire à tenir ensemble et qui se trouve ici dissocié du fait de l’affrontemententre Girard et l’assemblée.

3. Un droit à l’initiative

Dès les premières séances à l’assemblée, la commission chargée d’examiner le projet de Girardaffiche ouvertement son hostilité. Les commissaires ne se contentent pas de proposer quelquescorrections au projet, de rectifier quelques erreurs manifestes, ils entendent montrer que le projetest une unique erreur et qu’il faut en changer. En souhaitant qu’on remplace le projet de Girard parun autre, ou qu’on le corrige au point qu’il sera tout autre, la commission outrepasse ses fonctions,ce que Girard va s’empresser de dénoncer en rappelant que l’initiative du projet lui revient : « c’està l’ingénieur chargé d’un projet de proposer le premier ce qu’il croit convenable »9. Girard défendun droit à l’initiative. Il retourne le sens de la situation : il n’est pas indiscipliné, il est au contrairevictime d’une injustice.

L’idée d’une répartition des tâches est admise par les ingénieurs. Plusieurs d’entres euxsoulignent que le rôle de la commission n’est pas de « proposer et de motiver » telle ou telleconstruction, mais de « juger celle proposée par l’ingénieur », et que l’assemblée ne peut en fin decompte qu’adopter, corriger ou refuser un projet10. Le dernier cas n’est d’ailleurs pas si rare, oùl’on renvoie sa copie à l’ingénieur en lui demandant de réécrire un projet dans les formes. Dansl’affaire de l’Ourcq l’attitude des ingénieurs sera toujours ambiguë : tout en prétendant exiger deGirard un projet jugeable, ils n’auront de cesse de rejeter tout ce qu’il présente, et sembleront ainsine pas vouloir juger son projet mais le remplacer par d’autres options ouvertement évoquées.

Le droit à l’initiative est la clef de voûte de la conception du jugement développée par Girard.L’assemblée se doit d’être impartiale pour juger les projets, ce qui suppose de séparer strictementl’activité de production de l’activité de jugement :

« Il n’est aucun ingénieur qui, par les relations établies entre [l’assemblée] et lui, ne soitexposé à lutter avec désavantage contre les mêmes préventions dont je me plains, si lesmembres de l’assemblée appelés à donner leur avis sur les projets renvoyés à leur examen,prennent l’initiative sur ces projets, et se présentent comme parties, dans des discussionsoù ils doivent prononcer comme juges » (Girard, 1803, p. 21)

8 L’émergence de ce conflit entre l’assemblée et Girard n’est pas seulement liée au comportement de ce dernier : lesingénieurs ont manifestement une réaction de défense face aux interventions multiples du pouvoir dans leurs affairescourantes.

9 Séance de l’assemblée du 6 pluviôse an 11 (25 jan. 1803), Archives Nationales (AN) F14* – 10911.10 Prony, Observations du directeur de l’école des Ponts et Chaussées sur les discussions relatives au Canal de l’Ourcq,

qui ont été soumises à l’assemblée des Ponts et Chaussées, 18 messidor an 11 (7 juil. 1803), Manuscrit de la Bibliothèquehistorique de la ville de Paris (Mbhvp) 1177.

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Le modèle de jugement qui se dégage des répliques de Girard, suppose une position de concep-teur fort : l’ingénieur a le droit à l’initiative sur le projet, c’est lui qui le concoit, c’est donc ceprojet et lui seul qu’il faut juger. L’assemblée ne peut pas proposer de projet concurrent sans quoielle serait juge et partie. Dans ce modèle, les juges doivent donc fournir la critique et l’ingénieur yfaire face. Son droit à la réponse ne doit pas être limité, surtout si la qualité de sa défense montrequ’il avait raison. Dans l’idée de Girard, une fois que les critiques ont été repoussées, le projetn’a plus aucune raison de ne pas être accepté. Si les juges ont la charge de la critique, le projet nefait problème que tant qu’ils sont en mesure de l’attaquer. Une fois la critique épuisée, le projetest éprouvé, il est valide11. En toute rigueur, il ne devrait donc pas y avoir d’alternatives. Maispour démontrer l’existence d’une erreur de tracé, comme entendent le faire les commissaires, ilfaut comparer des cubature de terrasses selon un ou des tracés alternatifs. Toute comparaison peutalors être considérée comme une initiative, ce qu’elle est d’ailleurs, puisqu’elle prétend imposerun meilleur tracé12.

4. Imposer une marque

Si les ingénieurs reconnaissent qu’il y a bien un droit à l’initiative, il n’est pas question quece droit s’exerce sans limites, et ils vont travailler à rendre celles-ci aussi étroites que possible.Les premières accusations disciplinaires apparaissent dans le cadre de cette délimitation. Ce sontd’abord les travaux qui, pour les commissaires, signalent qu’une frontière a été franchie :

« En reconnaissant que l’ingénieur chargé d’un projet doit avoir l’initiative des propositions,ils lui reprochent d’en avoir abusé en étendant cette initiative jusque sur l’exécution. »13

En construisant en même temps qu’il concevait, Girard se faisait son propre juge. La frontièreentre juge et concepteur ne tient que si l’ingénieur ne peut introduire un autre juge par ailleurs,les travaux, et ainsi se soustraire au jugement de l’assemblée. C’est le premier abus d’initiative :le concepteur s’est fait exécutant, donc juge, une dérive où l’exécution deviendrait le lieu de ladécision. Les commissaires répondent donc à Girard que l’effacement des frontières entre lesrôles n’est pas de leur seul fait.

Les ingénieurs cherchent aussi à montrer que, dans le cas de l’Ourcq, le rôle de concepteur nerevenait pas ou pas exclusivement à Girard. Pour cela on évoque différents travaux préparatoires,par l’inspecteur Gauthey ou l’ingénieur en chef Bruyère, on compose des récits où l’un ou l’autrede ces ingénieurs devient le premier concepteur d’un canal de l’Ourcq, producteur de plans ou demémoires, avec par conséquent le droit à l’initiative14. Pour l’inspecteur Besnard, par exemple,il est clair que les directions du canal étaient déjà prêtes, qu’il s’agissait de choisir entre plusieurs

11 On peut remarquer qu’un tel modèle n’est pas propre à Girard. Les ingénieurs développent des idées tout à faitsimilaires lorsqu’ils discutent de leurs modes de décision : leur préférence va à un mode consensuel, où le projet estadopté lorsqu’il n’y a plus d’objections (Graber, À paraître).12 Ces ingénieurs des Ponts et Chaussées de 1800 ne font ordinairement pas intervenir d’alternatives dans l’examen des

projets : un projet peut être modifié ponctuellement, mais n’est généralement pas comparé globalement à un autre (Graber,2004, pp. 567–601).13 Séance de l’assemblée du 4 ventôse an 11 (23 fév. 1803), AN F14* – 10911.14 Dans l’affaire du canal de l’Ourcq, on trouve un grand nombre de ces récits concurrents, qui visent à fixer le rôle de

chacun, en particulier la priorité sur le projet, et par conséquent rendre intelligibles les débordements ou infractions dontd’autres ingénieurs se sont rendus coupables. L’importance d’une telle activité « historique », d’une telle mise en récitdes événements qui posent problème et de la redéfinition du statut des personnes qu’on y opère, est caractéristique d’untravail d’imputation de responsabilité (Chateauraynaud, 1991).

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tracés existants celui qui était préférable, et non d’en tracer un nouveau15. L’initiative de Girardn’est donc pas complètement niée, mais elle est réduite à un rôle secondaire. L’inspecteur Gauthey,rapporteur de la commission, ira même jusqu’à retirer tout rôle de conception à Girard :

« [Il observe] sur l’initiative du projet réclamé par le C. Girard que ses instructions ne la luidonnent pas, et qu’il doit au contraire se conformer aux projets joints à l’instruction. »16

Au nom du même droit à l’initiative, Gauthey réclame que Girard se contente d’exécuter leprojet évoqué par l’instruction et qu’il considère être le sien17.

La conception du jugement des ingénieurs, telle qu’elle transparaît dans les discussions àl’assemblée, conserve le caractère très disciplinaire de ces premières attaques. On pourrait carac-tériser cet autre modèle de jugement par la volonté de l’assemblée de conserver la maîtrise de ladécision. Pour cela il ne peut être question d’accepter le rôle que Girard assigne à ses juges, rôlelimité à la critique et à l’acceptation du projet faute de critique. Si les ingénieurs s’en tenaient àce rôle, la décision ultime semblerait revenir à Girard, surtout s’il parvient (comme c’est le cas) àdéfendre assez bien son projet pour n’avoir aucune concession à faire. Si le projet adopté est celuide l’ingénieur, ses juges apparaissent impuissants, limités à un rôle de pure approbation – unechambre d’enregistrement. D’une manière ou d’une autre, les ingénieurs souhaitent que Girardadmette ses erreurs. Le reproche ultime fait à Girard c’est « de ne douter de rien, de n’écouterpersonne, [et surtout] de ne jamais céder » (Gauthey, 1803, p. 25). Ils vont donc retourner la chargede la preuve et exiger de Girard qu’il fournisse un projet conforme à leurs attentes, qu’il modifiele sien jusqu’à ce qu’ils le trouvent acceptable18.

Pour préciser le sens de cette attente et comprendre l’étrangeté de la situation, il faut revenirau fonctionnement ordinaire de l’assemblée, tel qu’il apparaît à la lecture des registres de séance.Un projet est normalement pris en charge par l’inspecteur de l’arrondissement dont il dépend (oupar une commission dans les cas importants ou polémiques) pour qu’il en fasse un rapport. Cerapporteur devient, de fait, l’avocat du projet devant l’assemblée. Dans le cas de l’Ourcq, Girard,en venant lui-même à l’assemblée, s’est fait le défenseur de son propre projet et crée ainsi unesituation nouvelle. Certes, il arrive qu’on appelle un ingénieur à assister aux séances où l’on discutede son projet19. Mais il n’en est jamais l’avocat ! Sa présence permet d’obtenir des précisionssur les localités, d’éclairer les passages douteux du projet. L’ingénieur n’a normalement aucuneintervention publique à faire ; on lui accorde, et même cela semble en pratique rarement le cas,le droit de répondre une fois.20 Dans un projet de règlement datant de la Révolution, l’inspecteurBertrand acceptait la présence des ingénieurs en chef, « lorsqu’il ne s’agit ni de leur projet ni deleur cause personnelle » ; dans les cas contraires, il préférait qu’ils n’assistent pas aux séances21.La discussion n’appartient pas à l’ingénieur, elle doit se faire sans lui.

15 Besnard, Notice préliminaire pour être lue à la commission, AN F14 – 685.16 Séance de l’assemblée du 5 ventôse an 11 (24 fév. 1803), AN F14* – 10911.17 Il faut noter, qu’en réalité il n’existe pas de projet pour l’Ourcq assez avancé pour être exécuté. Les travaux de Bruyère,

régulièrement évoqués, ou leur reprise par Gauthey, sont une étude préparatoire pour un canal de la Beuvronne, une idéeque plusieurs ingénieurs préfèrent au canal de l’Ourcq ordonné par Bonaparte.18 Ce retournement de la charge de la preuve est très manifeste dans un épisode du désaccord sur les calculs de terrasses :

les commissaires s’étant trompés dans une de leurs évaluations et donc de leur critiques du projet Girard, le rapporteurretourne le problème en déclarant que leur erreur n’a aucune importance dans le débat, parce que « l’ingénieur n’a pasjustifié son tracé ». Séance de l’assemblée du 4 ventôse an 11 (23 fév. 1803), AN F14* – 10911.19 Cette pratique semble même avoir été fréquente sous l’Ancien Régime (La Millière, 1790, pp. 82–83).20 Organisation du conseil des Ponts et Chaussées, an 4, Article 14, F14 – 11052.21 Bertrand, Projet de règlement sur le service général des Ponts et Chaussées, 4 février 1791, AN F14 – 11052.

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La participation de Girard aux débats est donc un réel problème pour les ingénieurs : si Girardpeut continuer à intervenir, il peut justifier toujours davantage son projet, et ne jamais laisserles ingénieurs procéder au jugement22. Mais s’il est problématique que Girard puisse participeret répondre, il l’est plus encore qu’il ne cède pas et qu’il prétende défendre son projet contretoutes les attaques. La correction des projets est un autre passage obligé. En effet, si les rapportssont le plus souvent adoptés par l’assemblée sans grande discussion, cela ne signifie pas queles projets ne doivent subir aucune modification. Bien au contraire, le rapport présente presquetoujours des corrections. Le rapporteur n’est pas seulement l’avocat du projet, il en est aussi lecritique : c’est lui qui identifie les points d’ombre du projet et propose les modifications qu’iljuge souhaitables. En tant que spécialiste d’un territoire, il propose à ses collègues un champ dediscussion délimité : il a relevé les éléments discutables du projet, que l’assemblée peut reprendreà son compte, modifier ou contester. Mais dans tous les cas, les projets adoptés le sont avec desmodifications qui représentent le jugement de l’assemblée.

L’attitude de l’assemblée consiste donc à adopter globalement des projets dont on a pu, aunom de l’assemblée, modifier divers éléments considérés comme problématiques. Il ne s’agit pasde dire que l’assemblée ne juge pas et qu’elle ne cherche qu’à imposer sa marque sur le projet del’ingénieur par l’intermédiaire de modifications plus ou moins larges, mais son jugement coïncidetoujours avec une telle inscription dans les projets. Dans le cas de l’affaire de l’Ourcq cependant,les commissaires se sont engagés d’emblée dans une critique si vive et globale du projet Girard,que les modifications reviennent à changer de projet. De ce point de vue, ils sortent eux aussidu fonctionnement ordinaire. Leur revendication principale – que Girard corrige ses erreurs –s’inspire donc de ce fonctionnement, mais le radicalise au point de le dénaturer : cela revient àréclamer de Girard qu’il renonce à son projet, donc à son initiative. Dans le modèle de jugementdes ingénieurs, l’empreinte, la marque de l’assemblée prend une importance démesurée.

5. Collectivisation et personnalisation

Les deux modèles de jugement développés par Girard et les commissaires supposent desconceptions différentes du rapport entre l’individu et le collectif. Si c’est un ingénieur isolé quiproduit un projet, il est inimaginable (pour les ingénieurs de l’assemblée, mais pour Girard toutautant) qu’il porte seul la responsabilité de ses propositions : aux yeux du monde, le corps estseul responsable de ses réalisations. Cela légitime ce qu’on peut appeler une collectivisationdu projet : il faut que, d’une manière ou d’une autre, le projet isolé de l’ingénieur devienne leprojet du corps, de sorte que la responsabilité soit assumée par ceux qu’elle engage vraiment.Une telle collectivisation est à l’œuvre dans les deux modèles, mais là encore selon des modalitésabsolument différentes.

Selon Girard, si les juges ont la charge de la critique, c’est que le projet proposé est a prioribon. Il vient d’ailleurs la première fois à l’assemblée pour « faire approuver » son projet. Il n’ya aucune raison pour que le projet de l’ingénieur ait un quelconque défaut : Girard est ingénieurdes Ponts et Chaussées, formé à l’école puis sous les ordres d’autres ingénieurs, il a intégrédes règles, une culture, qui doivent lui permettre de produire un projet recevable. Dans un telmodèle, la compétence (qu’on doit supposer acquise à chaque ingénieur) est centrale : elle garantit

22 Gauthey donne à cette situation inhabituelle une forme disciplinaire : les discussions « du C[itoyen] Girard ne tendentqu’à gagner du temps et consolider son système ». Girard chercherait à faire durer pour trouver de meilleurs arguments etainsi se défendre à l’infini. Séance de l’assemblée du 7 floréal an 11 (27 avril 1803), AN F14* – 10911.

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que le projet sera bon, conforme aux principes de l’art. Les juges n’ont alors qu’un rôle devérificateur : ils doivent s’assurer qu’aucune erreur n’a échappée à l’ingénieur, ils doivent identifierles imperfections et montrer qu’elles requièrent correction. En l’absence d’erreur, le projet doitêtre validé. Dans ce modèle, l’ingénieur incarne en quelque sorte le corps, il incarne la compétencedu corps qui l’a formé et lui a donné les outils qui sont les siens. La collectivisation ne s’opèredonc pas par la vérification, mais est déjà acquise par la compétence et le talent de l’ingénieur.La vérification est certes nécessaire, mais elle ne remet pas en question le fait que le projet del’ingénieur soit d’emblée le projet du corps. Elle ne met pas même en doute la compétence del’ingénieur : elle ne se justifie que parce que l’erreur est humaine.

Dans le modèle qu’ils opposent à Girard, ses collègues ne nient pas que l’ingénieur ait unecertaine compétence, mais il est inconcevable que son projet puisse être bon indépendamment del’examen de l’assemblée. L’ingénieur n’incarne donc pas ici des valeurs et des savoirs collectifs quigarantiraient que ses productions peuvent être assumées par le corps tout entier. À l’incarnations’oppose en quelque sorte la délégation : la conception, les compétences, ne sont que prêtéesà l’ingénieur le temps de son travail. Une fois le projet remis à l’assemblée, l’ingénieur doitidéalement disparaître et son projet n’être considéré que comme une sorte d’ébauche, que sescollègues, réunis en assemblée, peuvent retravailler collectivement. Dans ce modèle, le projet nepeut devenir collectif que par une intervention du corps : le projet final est construit et certifiécollectivement, le corps peut porter la responsabilité, parce que tous ses membres (au moinssymboliquement par l’intermédiaire d’un rapporteur ou d’une commission) ont participé à laconstitution du projet.

L’échec de la collectivisation, dans le cas de l’Ourcq, est dénoncé dans chaque modèle commerelevant d’une personnalisation abusive. Dans la conception des ingénieurs, la personnalisationconsiste à se soustraire à l’examen collectif, à essayer d’imposer un projet qui n’est que celui d’unindividu : en repoussant systématiquement l’intervention de ses collègues, Girard les empêche defaire du projet une œuvre produite et donc validée collectivement. Mais Girard leur oppose unautre reproche de personnalisation : si les ingénieurs jugeant son projet refusent d’admettre qu’ilest défendable, malgré les diverses critiques que Girard a su repousser, s’ils refusent d’adopter unprojet auquel ils ne peuvent rien reprocher de solide, c’est le signe qu’ils ne jugent plus le projetmais l’homme. Leurs critiques n’auraient plus comme but de trouver une erreur dans le projet del’ingénieur, mais de discréditer ce dernier, de l’écarter23. Si l’ingénieur incarne le corps, s’il estsupposé compétent, l’erreur doit rester rare : il n’est pas plausible qu’un ingénieur si bien formépuisse se tromper tout à fait et aussi largement. Une remise en cause prolongée de son projet,ne peut alors être qu’une contestation de sa compétence, c’est-à-dire, symboliquement, de sonappartenance au corps.

La tension entre une nécessaire collectivisation et le danger d’une personnalisation rappelle lesdifficultés des débuts de l’Académie des sciences, au 17e siècle. Celle-ci s’était d’abord pronon-cée en faveur d’une publication anonyme et collective (Hahn, 1993, pp. 35–41 ; Licoppe, 1996,pp. 61–71). Il s’agissait pour cette institution de se garantir contre l’utilisation abusive par un de sesmembres de son appartenance à la compagnie, qui aurait pu être interprétée par des lecteurs commeune approbation de ses travaux. Les académiciens estimaient que « l’infirmité humaine ne permetpoint que l’homme seul ne se trompe quelquefois ». La constitution du savoir de manière collec-tive devait précisément en garantir le caractère « irrépréhensible »24. Pour « préserver la pureté

23 Voir la lettre de Girard au conseiller d’État du 27 nivôse an 11 (17 jan. 1803), AN F14 – 685, puis la séance del’assemblée du 7 floréal an 11 (27 avril 1803), AN F14* – 10911.24 Le terme est de Claude Perrault (Hahn, 1993, p. 35).

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de la réputation de la compagnie », les auteurs ne devaient donc pas publier sous leur proprenom : « c’était comme si l’appellation d’“Académicien” appartenait au groupe constitué plutôtqu’à l’individu ». Le travail d’un savant devenait collectif au cours des débats qui l’établissaienten savoir certifié. Ainsi concue, l’activité de l’Académie s’est heurtée au désir des savants d’êtrereconnus comme véritables auteurs de leurs travaux, comme ayant la priorité sur une découverte.La tension entre la collectivisation et les intérêts personnels des savants a amené l’Académie àrenoncer, à partir de 1688, à son idéal d’activité collective et à autoriser les auteurs à publiersous leur propre nom, à condition que leurs travaux aient été examinés. Une déclaration explicited’approbation devait figurer dans les ouvrages, garantissant ainsi la réputation de l’Académie. Enopérant ce retournement, l’Académie abandonnait l’idée de recherches communes, pour se limiterà un rôle de juge des productions individuelles, qu’elle estimait ou non « digne de publication ».

La similarité est frappante avec ce qui se passe à l’assemblée des Ponts et Chaussées : mêmeproblématique autour de la réputation ou de la responsabilité, même question de séparation (ounon) de la production et du jugement. Ce qui apparaît aussi dans cet exemple de l’Académie,c’est que la certification d’un savoir passant par une collectivisation, par une dépersonnalisation,entraîne une redéfinition de la propriété de ce savoir. La collectivisation des ingénieurs des Pontset Chaussées va se trouver en tension avec des exigences de propriété de même nature que cellesde ces savants du 17e siècle : l’ingénieur voudra lui aussi conserver la gloire, les bénéfices de sonprojet, de son travail25.

6. Propriété du travail

Ces questions de collectivisation et de personnalisation sont liées à la nature ambiguë du travaildes ingénieurs : il est le leur et n’est pourtant jamais seulement le leur. C’est une chose collective,en plusieurs sens : d’une part, le corps participe concrètement au travail de l’ingénieur, s’impliquedans les projets, d’autre part, ce travail n’est exécuté qu’au nom du corps et ultimement au nomde l’État. Au-delà de l’ingénieur, c’est le corps et l’État qui construisent. Cette nature collectivedu travail de l’ingénieur est au cœur d’un conflit permanent pour les ingénieurs et une source desouffrance importante : ils ne peuvent accepter que leur travail se dissolve entièrement dans unanonymat collectif. En défendant son droit à l’initiative, Girard défend donc aussi un lien entrelui et son projet, qui lui permettrait de le qualifier comme sien.

Les ingénieurs soulignent volontiers qu’ils « ont consacré leur vie au service de l’État dans destravaux utiles »26, décrivent souvent leur travail comme un dévouement à la cause publique, un« sacrifice », généreusement consenti mais qui réclame reconnaissance27. Celle-ci se concrétise enpartie dans des promotions, des récompenses, des félicitations, auxquelles le régime napoléoniendonnera un développement important (Petot, 1958, pp. 432–433), mais elle passe surtout par la

25 Ma problématique se rapproche de celle de l’auctorialité scientifique plus généralement (voir par exemple DavidPontille, 2004) par bien des aspects comme l’articulation entre évaluation, réputation et responsabilité. Elle s’en distinguecependant, parce que le collectif tel qu’il apparaît dans le cas des Ponts et Chaussées en 1800 comme dans celui de lapremière Académie des sciences, n’est pas concu comme composé d’individus entre lesquels il conviendrait de distribuerune auctorialité, mais comme un ensemble anonyme face auquel l’individu cherche à se poser comme membre indifférenciéet auteur à la fois.26 Lettre de Girard au ministre de l’intérieur, le 10 juillet 1817, AN F14 – 2152.27 Cette idée de sacrifice revient souvent (voir par exemple la séance de l’assemblée du 22 nivôse an 11 (12 jan. 1803), AN

F14* – 10911.) Il faut prendre la mesure de ce dévouement : l’ingénieur reste en toute circonstance un membre du corpset doit faire honneur à cette appartenance, ce qui suppose de nombreuses contraintes de comportement, de fréquentations.(Picon, 1992, pp. 141–142).

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réputation ou la célébrité. Le nom de l’ingénieur est l’objet d’une constante attention : chacunsouhaite attacher son nom à quelque chose, comme une preuve (matérielle et définitive) de savaleur. Les ingénieurs réclament la paternité de leurs projets ou de leurs innovations, et l’utilisentpour soutenir leur réputation. Pour Girard, le nom concentre tout le sens de son activité : jusqu’àla fin de sa vie, il ne cessera de lutter pour « laisser [s]on nom honorablement attaché au succèsd’une grande entreprise », son canal, surtout à partir de la Restauration, où ayant perdu son appuipolitique, il perd aussi la direction du canal, et voit ses successeurs modifier ses plans mais surtouttenter de le priver de sa paternité28.

L’ambition, la volonté d’attacher son nom à son travail est plus ou moins favorisée ou contra-riée par les rapports hiérarchiques. Les inspecteurs cherchent souvent à se réapproprier le travaildes ingénieurs en chef, à qualifier comme les leurs des projets avec lesquels ils n’ont qu’un vaguelien, mais les ingénieurs en chef l’emportent le plus souvent lorsqu’on en vient à se disputer lapaternité, parce que bien qu’inférieurs hiérarchiquement, ils ne travaillent pas directement pourles inspecteurs29. Toute autre est la situation de ceux qui travaillent sous les ordres des ingénieursen chef, ingénieurs ordinaires, élèves, conducteurs, personnels de bureau. Ces personnages del’ombre apparaissent rarement dans les débats, et au-delà des attributions réglementaires, il estsouvent difficile de distinguer ce qui est effectivement réalisé par chacun30. Il est évident que cessubordonnés travaillent au projet de leurs supérieurs et que leur travail ne saurait leur apparte-nir : seul l’ingénieur en chef a un droit sur son projet. Lui seul concoit et réalise : il incarne letravail de tous ceux qui travaillent pour (et sous) lui. Faire et faire faire est une seule et mêmechose.

L’ambition de donner son nom à son ouvrage est commune à tous les ingénieurs. Ce n’est passeulement un effort constant d’ingénieurs soucieux qu’on se souvienne d’eux, ou une mise envaleur de réalisations passées pour protester contre une sanction, c’est aussi une pratique ordinairedans le travail quotidien. On se réfère aux travaux passés (pour faire et discuter les projets) par lamémoire des personnes. Lorsqu’on évoque un projet, même modeste, c’est toujours par le nomde son auteur. Dans les cas plus prestigieux, comme le projet de l’Yvette par Perronet ou le canaldu midi par Riquet, il est presque inconcevable de citer le projet sans introduire un qualificatifélogieux des ingénieurs qui y ont travaillé. On révère les grands noms, les grands ingénieurs dupassé, dans leurs ouvrages, et pour les plus célèbres, on publie même un catalogue de leurs projets(Perronet, 1788 ; Gauthey, 1809 et Gauthey, 1816).

La propriété du travail de l’ingénieur est donc d’une certaine manière évidente : les concepteurssont associés à leurs créations et valorisés en fonction de celles-ci. Mais il faut souligner que,le plus souvent, les projets ne deviennent vraiment exemplaires et leurs auteurs des référencesqu’à la mort de ceux-ci. L’éloge est un genre funèbre ou historique chez les ingénieurs desPonts et Chaussées, et les œuvres les plus controversées peuvent avoir la chance de se trouver

28 Lettre de Girard au ministre de l’intérieur, le 10 juillet 1817, AN F14 – 2152. La plupart des ouvrages sur les canauxparus sous la Restauration ignorent le nom de Girard, et celui-ci répond à cet effacement en développant une importanteproduction littéraire dont le but est d’abord de réhabiliter ses actes, de revaloriser son projet, l’homme tenant ici tout entierdans son œuvre (voir en particulier Girard, 1831).29 Exemple typique dans le cadre de l’affaire de l’Ourcq : l’inspecteur Gauthey essaye de qualifier comme sien le travail

de l’ingénieur en chef Bruyère, sous prétexte qu’il avait d’abord été chargé des opérations en question, mais Bruyèreparvient à imposer sa paternité.30 La plupart du temps, les supérieurs ne laissent aucune place à leurs subordonnés dans leurs projets, rapports et

interventions, ils en font de parfaits « techniciens invisibles » (Shapin, 1994). Lorsqu’au contraire on les évoque, on neles loue que pour leurs qualités d’exécutants subordonnés, leur efficacité, leur obéissance, leur dévouement.

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réhabilitées et transparentes à la mort de l’auteur31. Si la mort arrange bien des choses, c’estqu’elle facilite la réappropriation collective des ouvrages : il est plus facile de louer un auteurpour ses succès lorsqu’il ne risque plus d’en tirer un quelconque profit personnel. Du point devue du corps, en effet, le succès de l’ouvrage doit retomber sur le corps, il doit être collectif :l’ingénieur mort peut sans danger être valorisé pour son œuvre, puisque n’étant plus, il ne faitque représenter le corps, il n’est vraiment glorifié que comme membre du corps et non pas pourlui-même.

7. Intégration

L’ambition de l’ingénieur d’attacher son nom à une activité, et surtout à un ouvrage, estlégitime et avouable, mais elle est néanmoins plus ou moins mal tolérée par le corps. La propriétédu travail, entendue en ce sens, est en effet en tension avec une dimension intégrative du corps, quivoit un danger dans toute autonomie de l’ingénieur. L’ingénieur ne peut exister comme individudans le corps que dans une mesure limitée et tout est fait pour l’intégrer constamment, pour quesa personne et son activité soient toujours une partie inséparable d’un tout qui le dépasse, lamétaphore la plus fréquente de cette conception holiste étant celle de la famille. Les moyens dece programme sont bien connus, puisque la plupart des historiens des Ponts et Chaussées et plusgénéralement des analystes des grands corps, ont concentré leurs études sur cette dimension trèsintégrative des corps. Les efforts d’intégration sont d’abord concentrés sur l’école, mais ils ne serelâchent pas par la suite. Tout est fait pour limiter l’individualisation excessive de l’ingénieur etlui rappeler la nature collective de son travail. Le salaire en est un bon exemple : contrairementaux architectes, dont la paternité est renforcée par une rémunération proportionnelle à l’ouvrage(paternité reconnue même en l’absence d’exécution matérielle, comme le montre l’existenced’une « indemnité de non-exécution »), l’ingénieur percoit un salaire selon son grade, il n’estpas rémunéré pour un ouvrage particulier, mais pour sa participation au travail du corps32. Pourintégrer l’ingénieur, on le place surtout dans un rapport de constante subordination, on le soumetà une stricte discipline, qui doit lui rappeler qu’il n’est qu’un rouage, un instrument, un exécutant :on attend de lui l’obéissance, le respect de la hiérarchie et des formes consacrées, mais on contrôleaussi en permanence son activité, on examine et on corrige ses projets, on surveille ses comptes,etc. (Picon, 1992, pp. 139–144 ; Petot, 1958, pp. 424–435). Comme Gauthey le résume, l’ingénieurdoit être « surveillé », « examiné » et « inspecté » (Gauthey, 1803, p. 28).

Dans un tel univers, le cas Girard n’est donc pas concu comme une petite affaire disciplinairesans grande conséquence. Nombre de ses collègues le considèrent au contraire comme une véri-table menace pour le corps, une menace qu’on peut décliner de trois manières. Tout d’abord,Girard est un mauvais exemple qui met en danger le fonctionnement du corps :

« Cet exemple est certainement des plus dangereux, et le corps entier des Ponts et Chausséesest très intéressé à ce que l’ingénieur qui s’est rendu coupable, soit fortement réprimé. »(Gauthey, 1803, p. 33)

Si l’on est indulgent avec Girard, « qui pourrait empêcher » que d’autres ingénieurs suiventson exemple. Un effritement de l’autorité rendrait tout jugement impossible :

31 C’est un peu le cas de Girard, dont la publication des œuvres, interrompue à sa mort, est prise en charge par un membredu conseil des Ponts et Chaussées.32 L’ingénieur peut recevoir une « indemnité » calculée à l’ouvrage seulement lorsqu’il s’occupe de travaux extérieurs

aux Ponts et Chaussées, en particulier comme architecte (Petot, 1958, p. 179).

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« Si les commissaires chargés d’examiner les projets des ingénieurs sont obligés de soute-nir des procès aussi violents, qui est-ce qui voudra accepter de pareilles commissions, etquel est l’inspecteur-général qui pourrait jamais inspecter les projets d’un ingénieur qui secomporterait comme le C. Girard ? » (Gauthey, 1803, p. 35).

L’examinateur ne devrait pas avoir à soutenir la réplique de l’examiné. Les nombreusesremarques d’ingénieurs s’indignant des discussions « inutiles » de l’affaire de l’Ourcq sont assezsignificatives : toute discussion court le risque de désorganiser le cadre disciplinaire par lequelle corps tient comme unité, de créer une situation scandaleuse où chacun pourrait faire ce qu’ilentend.

Mais le comportement de Girard menace aussi la légitimité du corps comme expert exclusifen matière de travaux publics. S’il est impensable pour ces ingénieurs qu’un projet non validécollectivement puisse être un bon projet, un succès, c’est que ce serait reconnaître la possibilitéd’autres types d’expertise en dehors du corps. Si un ingénieur isolé peut faire un bon projet,indépendamment d’un contrôle par le corps, c’est que le corps n’a pas lieu d’être : il suffirait dese reposer sur le talent de tel ou tel ingénieur, comme le proposaient d’ailleurs sous la Révolutionceux des Constituants qui souhaitaient la suppression du corps. L’autonomisation d’un ingénieurmenace le corps plus directement par l’image qu’on donne à l’extérieur de la division : si le corpsest divisé, s’il discute, il montre qu’il n’est pas sûr de ses choix, il laisse entendre qu’il y d’autresvoix possibles que la sienne et donne donc prise à l’extérieur.

Les insubordinations de Girard menacent enfin une certaine rhétorique du bien public. Cequi est ultimement en jeu dans l’intégration, c’est que l’ingénieur travaille pour une cause quile dépasse, le bien public, l’État, et cela suppose un certain effacement de soi qui seul peutmanifester qu’on se dévoue à cette cause. C’est cet aspect que le conseiller d’État va fina-lement mettre en valeur pour forcer Girard à faire des concessions : à l’insistance de Girardsur son initiative, sur le respect de sa paternité, le conseiller répond ainsi diplomatiquement,« qu’il n’entend prendre sur les droits d’amour-propre de personne, mais qu’il faut s’occuperde la chose »33. En qualifiant d’amour-propre l’attitude défensive de Girard, le conseiller activeune opposition classique chez ces ingénieurs : l’amour-propre de l’ingénieur est toujours sus-pect, il pourrait lui faire préférer sa gloire personnelle, sa célébrité, au bien public. Si celles-làsont légitimes et si le corps consent à leur accorder une certaine place, c’est l’intérêt géné-ral qui doit être favorisé. Il faut sacrifier l’amour-propre d’ingénieur, son droit à l’initiative,parce qu’il en oublie le bien collectif, les impératifs de bien public, desquels le corps tiresa légitimité.

8. Une économie morale

L’affrontement entre Girard et ses collègues à l’assemblée permet de dégager une image de cequ’est l’économie morale du corps des Ponts et Chaussées autour de 1800. Girard est certainementcelui qui entame (au moins ouvertement) les hostilités, en présentant lui-même son projet, enrefusant de communiquer sa documentation et en cherchant explicitement à éviter un examenapprofondi de son projet. En ce sens, on pourrait avoir tendance à voir dans l’argumentation desingénieurs le régime ordinaire du corps et considérer celle de Girard comme une excentricité,défendue avec vigueur, mais étrangère aux Ponts et Chaussées. Ce serait ne pas prendre encompte la radicalité avec laquelle les ingénieurs répondent à Girard, la contre-offensive qu’ils

33 Séance de l’assemblée du 7 floréal an 11 (27 avril 1803), AN F14* – 10911.

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lancent contre lui, et qui vise explicitement à faire abandonner le projet, voire à se débarrasser del’ingénieur. Comportement tout aussi peu diplomatique, qui va donner à Girard la matière poursa défense. Il reste d’ailleurs incertain si les ingénieurs n’en arrivent à leurs accusations qu’enréaction aux premières provocations de Girard, ou si celui-ci n’adopte son attitude hors norme queconvaincu que ses collègues lui sont déjà hostiles et que le respect des civilités ne peut conduirequ’à son éviction. Quoi qu’il en soit, en réagissant aussi fortement, les ingénieurs symétrisent lasituation.

On peut donc proposer une autre lecture de cet affrontement entre Girard et ses collègues. Laligne argumentative que chacun développe est manifestement recevable, puisque les deux partisadmettent la pertinence des principes invoqués, même s’ils en contestent le champ d’application.Les ingénieurs, par exemple, reconnaissent le principe de l’initiative, tout en soutenant queGirard en abuse. Cette opposition entre deux logiques argumentatives contraires, mais par-tiellement partagées, peut être interprétée comme l’éclatement de ce qui, dans une situationordinaire de jugement, est tenu ensemble : d’une part, une dimension intégrative, autoritaire,d’autre part, une aspiration à la propriété individuelle du travail, à la gloire. On peut alorsrenouer les deux logiques pour proposer une image de ce qui me semble être l’économiemorale dans laquelle les ingénieurs procèdent à l’examen des projets et à leur validationcollective.

L’ingénieur doit être considéré par ses collègues comme incarnant les valeurs du corps, desorte que sa compétence ne puisse pas être profondément remise en cause. L’examen se présentedonc bien comme une vérification, les erreurs y étant rares et attribuées à l’imperfection généralede l’être humain. Mais, dans un même mouvement, cet examen permet d’imposer une marque :il faut corriger l’ingénieur pour parvenir à une collectivisation effective, pour que le corps toutentier puisse assumer la responsabilité d’un ouvrage dont la conception va rester très largementindividuelle, et il faut donc que l’ingénieur se laisse amender, accepte l’empreinte collective. Cecin’est d’ailleurs pas problématique, en général, puisque les ingénieurs de province sont dans unesituation de grande dépendance par rapport à l’assemblée et en particulier à l’inspecteur généralde leur arrondissement.

L’initiative individuelle de l’ingénieur est largement confirmée, lui laissant ainsi la propriétéde son travail, mais l’approbation du projet comme bon, raisonnable, dont le corps peut porter laresponsabilité, passe par une appropriation collective. Les ingénieurs parviennent ainsi à produireun hybride : un projet, qui appartient d’abord à son concepteur, mais à travers lui, au corps toutentier. La certification collective permet de faire coïncider l’amour-propre de l’ingénieur avecle bien commun (c’est-à-dire essentiellement le bien du corps, et auxiliairement le bien public,le bien de l’État) : en faisant que la gloire personnelle devienne une gloire collective, on éviteque l’ingénieur porte seul la responsabilité de l’action et les fruits du succès. La collectivisationdoit donc permettre à la fois la reconnaissance de la grandeur de l’ingénieur, de ses qualitésindividuelles, et son intégration dans le corps.

La procédure d’examen des projets dans les Ponts et Chaussées est donc une forme decivilité : les ingénieurs doivent, de part et d’autre, adopter des comportements, qui rendentseuls possible l’équilibre que l’on vient de décrire. L’ingénieur en particulier doit montrerune certaine soumission à l’assemblée, en échange de laquelle son initiative et son projetseront reconnus, son appartenance et sa valeur dans le corps grandies. Il doit se laisser cor-riger, céder, pour montrer qu’il accepte le caractère organiquement supérieur du collectif surl’individu, et à ce prix obtenir en tant qu’individu une certaine autonomie et reconnaissance.C’est à cette civilité que Girard refuse de se plier, entraînant une réaction symétrique del’assemblée.

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9. Conclusion

Les divergences entre Girard et l’assemblée s’étant creusées, le conseiller voyant que l’affairene pourra plus être réglée dans le cadre ordinaire de l’assemblée, il met fin aux débats le 7floréal an 11 (27 avril 1803) et essaie par la suite plusieurs procédures atypiques (consultationsd’ingénieurs, commissions ad hoc) pour parvenir à une décision. S’opposant à ses collègues surde très nombreux sujets techniques (qualité de l’eau, tracé, navigation, suspension du canal surdes coteaux escarpés, etc.), Girard parvient toujours à nouveau à faire entendre sa voix, jusqu’audébut de 1805, où ingénieurs et administrateurs semblent décidés à passer outre ses protestations.S’adressant alors directement à l’empereur, Girard obtiendra d’être entendu contradictoirementavec ses collègues, le 17 ventôse an 13 (8 mars 1805), dans une conférence où l’empereur trancheralargement en sa faveur.

En examinant le fonctionnement du corps des Ponts et Chaussées autour de 1800, cet article apu montrer comment, par quelle économie morale, se résolvait dans la pratique la tension entreune forte individualisation de ses membres (liée en particulier à une activité de création) et uneconception très holiste du corps. En conclusion, je voudrais montrer comment cette tension propreaux relations entre individu et collectif au sein des corps d’État, permet aussi de comprendre plusfinement ce que sont les corps dans leurs relations à l’État.

On peut pour cela repartir de la métaphore corporelle. Dans une société de corps, il n’y a pasà proprement parler d’individus ayant une existence propre, il n’y a que des membres, définisentièrement par leur appartenance, leur participation, leur fonction dans le corps. Ces membressont littéralement passifs, c’est-à-dire que toute leur action n’est que l’exécution d’une volontéqui vient d’ailleurs. Dans la métaphore corporelle, il n’y a qu’un unique agent, la tête, qui seuleest capable d’intelligence, quant les membres en sont dépourvus. Comme on a pu le voir danscet article, cette métaphore ne rend en rien compte du fonctionnement réel des grands corps – oùl’individualité des membres a de fait un rôle important – mais elle n’en est pas moins cruciale pourles comprendre, parce qu’elle est une norme incontournable, constamment assumée et répétéepar les membres de ces corps. Au cœur de cette idée de corps, il y a la question de l’activité et dela passivité : qui agit, qui est l’agent ? Si cette question est centrale dans les grands corps d’État,c’est que leurs membres sont toujours censés agir au nom de quelque chose de plus grand qu’eux,le corps et ultimement l’État. Si on reprend l’exemple des Ponts et Chaussées au tournant desannées 1800, l’ingénieur n’a pas vocation à agir par et pour lui-même, il remplit une fonction,il participe à la tâche collective confiée à l’administration technique. On attend de l’ingénieurqu’il se présente comme un exécutant, un instrument sans aucune légitimité propre. Mais il existeune autre manière de répondre à cette question : l’ingénieur peut prétendre incarner le corps,être par sa compétence en mesure d’agir de lui-même au nom du corps. Dans la plupart des cas,l’action individuelle de l’ingénieur coïncide avec l’action du corps, de sorte qu’on ne cherche pasà distinguer les deux sens possibles de l’action.

Ce qui est très remarquable, c’est qu’on retrouve une articulation très similaire (incarna-tion/délégation) entre le corps et l’État. Comme l’ingénieur doit prétendre n’agir qu’au nom ducorps, le corps est censé n’agir qu’au nom de l’État, et cette activité passive se traduit par unetension similaire à celle qui oppose l’ingénieur au corps : les ingénieurs cherchent tout à la fois àse présenter comme des exécutants fidèles et transparents des ordres du pouvoir, tout en cherchantde fait à conserver le plus grand contrôle possible sur l’action. Le corps comme simple instrumentdu pouvoir, que celui-ci pourrait réformer ou supprimer à sa guise, est un thème récurrent deces ingénieurs du début du 19e siècle. Mais il est en constante tension avec l’affirmation d’unecertaine autonomie du corps, justifiée par une certaine compétence technique, un certain rôle

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dans l’État : le pouvoir n’est pas expert dans les choses de la technique, il doit donc confier lesdécisions à des spécialistes ; si ceux-ci sont extérieurs à l’État, ils auront des intérêts privés ouseront influencés ; seuls des experts appartenant à l’État peuvent garantir des décisions conformeaux intérêts de l’État. Avec des raisonnements de ce genre les ingénieurs des Ponts et Chausséesse sont posés comme incarnant l’État dans les travaux publics. Cela est particulièrement manifestedans les premières années du régime napoléonien, pendant lesquelles les ingénieurs n’hésitent pasà parfois rejeter au nom du bien de l’État des décisions politiques. Le pouvoir napoléonien, qui ad’abord participé à l’émergence d’une telle autonomie avec une conception très rationaliste desdécisions techniques, a dès l’Empire réagit plus fermement et cherché à contrôler le plus possiblel’action des ingénieurs34.

Cette tension entre incarnation et délégation au cœur de l’État est une autre manière de formulerla tension relevée par Rosanvallon (1990, pp. 82–84) entre l’État comme puissance publique,pouvoir politique, qui concoit l’administration comme une exécutrice sans légitimité propre,et l’État service public, l’État comme fonction que remplit un appareil administratif agissantdans la continuité. Dans le processus historique qui va voir grandir la part du service publicdans l’État, les corps techniques ont eu une place importante. Non seulement ils sont parmi lespremières administrations à être stabilisés au sein de l’État, mais ils sont certainement les premiersà prétendre incarner l’État, à prétendre être l’État pour certaines tâches techniques.

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34 Le régime a en particulier intégré un nombre toujours croissant d’administrateur proches du pouvoir, en particulierdes auditeurs, dans les organes de décisions comme l’assemblée des Ponts et Chaussées. Sur ces rapports entre le corpsdes Ponts et Chaussées et l’État, voir Graber (2004, pp. 135–198).

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