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LE NUMÉRIQUE EMPÊCHE-T-IL DE PENSER ? Bernard Stiegler et al. Editions Esprit | Esprit 2014/1 - Janvier pages 66 à 78 ISSN 0014-0759 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-esprit-2014-1-page-66.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Stiegler Bernard et al., « Le numérique empêche-t-il de penser ? », Esprit, 2014/1 Janvier, p. 66-78. DOI : 10.3917/espri.1401.0066 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Editions Esprit. © Editions Esprit. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h18. © Editions Esprit Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h18. © Editions Esprit

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LE NUMÉRIQUE EMPÊCHE-T-IL DE PENSER ? Bernard Stiegler et al. Editions Esprit | Esprit 2014/1 - Janvierpages 66 à 78

ISSN 0014-0759

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-esprit-2014-1-page-66.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Stiegler Bernard et al., « Le numérique empêche-t-il de penser ? »,

Esprit, 2014/1 Janvier, p. 66-78. DOI : 10.3917/espri.1401.0066

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Entretien avec Bernard Stiegler*

ESPRIT – Partons de la distinction que vous reprenez de Platon entredeux types de mémoires : la mémoire comme ressouvenir qui donneaccès à la connaissance (anamnèse) et la mémoire comme techniquepour soutenir l’art rhétorique des sophistes (hypomnèse). Aujourd’hui,la technologie vous apparaît comme toujours plus puissante dans sacapacité à seconder la mémoire, elle étend notre mémoire à travers desobjets technologiques, elle est une « mnémotechnologie ». En quoi est-ce un problème ? Le fait de se reposer sur des techniques qui viennentsoutenir notre mémoire ne libère-t-il pas nos facultés mentales pourêtre plus créatifs, plus imaginatifs ?

Bernard STIEGLER – Si les technologies numériques peuventlibérer un potentiel inexploré de la mémoire par le fait de son exté-riorisation, elles peuvent également provoquer le contraire, c’est-à-dire bloquer les possibilités celées dans la mémoire – ce qui estplutôt le cas actuellement. La mémoire humaine est constituée parson extériorisation : c’est sa caractéristique même, et ce qu’a montréAndré Leroi-Gourhan, décrivant l’hominisation par ce qu’il a appeléle processus d’extériorisation1. Georges Canguilhem conçoit égale-ment ainsi la vie humaine. Cependant, contrairement à ce qu’affirmeMichel Serres2, cette extériorisation n’est pas intrinsèquement

* Philosophe, il vient de publier Digital Studies, humanités numériques et technologies dela connaissance, Limoges, FYP Éditions, 2014.

1. André Leroi-Gourhan, le Geste et la Parole, tome I, Technique et langage, Paris, AlbinMichel, 1964.

2. Michel Serres, Petite Poucette, Paris, Éditions Le Pommier, 2012.

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positive – et Platon, tout aussi bien que Leroi-Gourhan etCanguilhem3, présente cette extériorisation comme un problème.

L’écriture est pour Socrate une drogue, un pharmakon qu’il estde notre responsabilité de transformer en remède pour ne pas lelaisser nous empoisonner, ce qui requiert une thérapeutique mnémo-technique qui ne va pas de soi. Socrate combat la manière dont lessophistes exploitent l’extériorisation de la mémoire par l’écriturepour manipuler et court-circuiter les esprits au service de leurcommerce. L’extériorisation de la mémoire n’est pas du tout ce quipermet de « faire de la place », contrairement à ce que prétendSerres : elle est ce qui réorganise la mémoire. L’extériorisation n’estbénéfique que si elle rend possible une réintériorisation à travers denouveaux savoirs permettant de penser par soi-même.

La mémoire extériorisée

Je ne deviens géomètre, par exemple, qu’à partir du moment où,après avoir intériorisé le savoir géométrique qui, comme le compritHusserl à la fin de sa vie4, est constitué par son extériorisation, jem’individue en faisant mienne l’histoire de la discipline, ce quisignifie que je me rends capable de la réextérioriser à ma façon et,si je m’appelle Lobatchevski, de la réextérioriser autrement. Lesavoir n’existe que parce qu’il est extériorisé, c’est-à-dire trans-missible, et intériorisé, c’est-à-dire singularisé, en cela réindividué,et ainsi ouvert à son autodifférenciation.

Mais n’y a-t-il pas, en dehors de cette mémoire liée au savoir, unemémoire liée à la construction de l’individu psychique, plus intime ? Lesnouvelles technologies agissent-elles également sur cette mémoire-là ?

Tout fait dit humain est pétri de savoirs – savoir faire, vivre,concevoir – qui donnent à la vie ses saveurs, et que tout individupsychique cultive à sa façon. Les comportements des « humains » quine sont pas des comportements de savoir sont inhumains et régressifs– au sens psychanalytique. La question du « souci de soi » est aussiune question de savoir. Donald Winnicott montre que l’appareilpsychique de l’infans se forme autour de l’objet transitionnel comme

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3. Principalement dans le Normal et le Pathologique (Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2013)où Canguilhem écrit : « L’homme est cet être qui a le pouvoir et la tentation de se rendre malade »– cette maladie étant la technique.

4. Edmund Husserl, l’Origine de la géométrie, introduction de Jacques Derrida, Paris, PUF,coll. « Épiméthée », 2010.

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un savoir de soi qu’il appelle le self, et qui instruit l’intériorité del’infans à travers l’objet qui ouvre un espace transitionnel entre luiet sa mère. Celle que Winnicott appelle la « mère suffisammentbonne » (the good enough mother) sait faire que l’enfant, à traverscette extériorité, s’instruise de ce savoir de soi que l’on appelle l’intériorité. Plus généralement, ce que Lacan appelle l’extime estla condition de toute intimité. L’intimité la plus secrète est toute faitede ces extériorités qu’elle a su intérioriser – et par là même indivi-duer comme savoir vivre, faire et concevoir.

Si la construction de soi est une construction de savoirs, et si lessavoirs sont ce qui donne au soi ces saveurs qu’il ne trouve que horsde soi, la vie d’aujourd’hui n’a malheureusement plus beaucoup desaveurs parce que les gens n’ont presque plus de savoirs (mais beau-coup d’informations – que Michel Serres confond avec du savoir, cequi est très surprenant de la part de cet homme cultivé), cependantqu’une vie sans saveurs ne vaut pas la peine d’être vécue. L’actuellemélancolie généralisée, qui est un malaise existentiel de portée« historiale », si l’on peut reprendre ce qualificatif par lequel lestraducteurs de Martin Heidegger rendent Geschichtlich, provientavant tout de ce fait contemporain et calamiteux qu’est la non-réintériorisation de l’extériorisation.

Dans ce qu’Aristote appelle la vie noétique, dont Canguilhemmontre que c’est une vie technique, extérieur et intérieur constituentune relation transductive, c’est-à-dire une relation où un terme nepeut exister sans l’autre, ce que Simondon5 a magistralement analysédans sa théorie de l’individuation en posant que l’individuationpsychique n’est possible qu’à la mesure de son inscription et de satraduction dans une individuation collective – et réciproquement.Mais ce qui rend possible cette individuation à la fois psychique etcollective, c’est la constitution de ce que Simondon appelle le trans -individuel tel qu’il est supporté par les artefacts qui se tiennent entreles individus psychiques, qui ne font groupe que dans la mesure oùils partagent cet espace constitué par ce qui se tient entre eux– depuis la Bildung inaugurale que constitue l’objet transitionnel.

Je ne puis m’individuer collectivement qu’en passant par desvecteurs techniques d’individuation – ainsi cette mémoire hypo-mnésique qu’est l’écriture que Platon décrit dans Phèdre comme unpharmakôn. Selon Platon, cette hypomnèse n’est pas une véritablemémoire, c’est-à-dire une mémoire anamnésique : ce n’est qu’une

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5. Gilbert Simondon, l’Individuation à la lumière des notions de forme et d’information,Paris, Éditions Jérôme Millon, 2005.

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mémoire de rappel. Tel le nœud que l’on fait à son mouchoir, ellepeut déclencher un processus de réminiscence ; mais n’est évidem-ment pas en elle-même un souvenir.

Si cela est vrai, Platon néglige cependant ce qu’après WalterOng, Maryanne Wolf6 met en évidence à travers l’imagerie cérébrale,à savoir que les pratiques mnémotechniques modifient tout aussibien la nature et les conditions sociales des processus de trans -individuation que la structure neuropsychique dans le cerveau :apprendre à lire et à écrire recode en profondeur les circuits synap-tiques. Autrement dit, les supports d’extériorisation du savoir jouentun rôle fondamental dans l’intériorisation même des savoirs : ils laconditionnent. Un récent rapport de l’inspection de l’Éducationnationale souligne que les difficultés d’apprentissage de la lectureet de l’écriture des élèves aujourd’hui pourraient être liées au faitque l’on ne met plus en place de processus d’apprentissage auto-matiques7. Or l’automatisation, dont nous savons désormais qu’ellerésulte de ce recodage cérébral, est indispensable à l’acquisition decapacités de lecture et d’écriture fluides.

Tout savoir repose sur l’acquisition par le cerveau d’automa-tismes. Cependant, de tels automatismes doivent pouvoir être misau service de leur propre désautomatisation, ce que l’on appelleautonomie, esprit critique, etc. C’est cela un savoir, et c’est en celaqu’un savoir n’est pas un simple traitement d’informations. Lesautomatismes cérébraux pulsionnels et biologiques peuvent cepen-dant aussi être renforcés par l’extériorisation technique elle-mêmeautomatisée au détriment de ces capacités de désautomatisationlorsque, justement, cette extériorité n’est plus réintériorisée sous laforme d’un savoir, mais court-circuite au contraire les zones ducerveau recodées par la culture, et déclenche des réflexes plusprimaires qui anéantissent tous les apprentissages sociaux que l’intériorisation technique a encodés dans le cortex préfrontal. Alorsl’hypomnèse devient ce qui rend l’anamnèse impossible. Nousvivons en ce moment sous l’effet de tels courts-circuits soumis à cequ’Antoinette Rouvroy et Thomas Berns appellent la gouverne-mentalité algorithmique8 – et c’est ce que le point de vue de Serresrend littéralement incompréhensible.

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6. Maryanne Wolf, Proust and the Squid: The Story and Science of the Reading Brain, NewYork, Harper Perennial, 2008.

7. « Bilan de la mise en œuvre des programmes issus de la réforme de l’école primaire de2008 », rapport dirigé par Philippe Clauss.

8. Antoinette Rouvroy et Thomas Berns, « La gouvernementalité algorithmique », Réseaux,2013/1, no 177.

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Il y a longtemps que ces questions sont explorées par les neuro -sciences et la neuropsychologie. Luciano Mecacci9 les avait soulevéesen s’appuyant lui-même sur les travaux du neurologue AlexandreLuria dès les années 1920. Lev Vygotsky en avait fait le cœur de sapsychologie. Hegel, dans l’Encyclopédie des sciences philosophiques,pensait déjà la formation de l’esprit lettré comme une automatisation.Aujourd’hui, les matériaux sont disponibles pour approfondir ceshypothèses : on observe avec l’imagerie cérébrale que les mémoiresexternes réécrivent les mémoires internes. Réciproquement, lesmémoires internes réindividuent les matériaux externes : ce n’estque par ce circuit à double sens entre organe cérébral et organes arti-ficiels que se forme un savoir. Mais cela nécessite une politique dela réintériorisation, ce qui se nomme une éducation nationale.

Intérioriser la technique

Une extériorisation sans réintériorisation ne peut que produirede la prolétarisation. Ce que décrit Marx en 1848 est en quelquesorte le prolongement, dans le domaine du travail, de ce dont parlePlaton dans Phèdre10 : l’ouvrier dont le savoir est absorbé par lamachine sans qu’il puisse se le réapproprier est prolétarisé, au sensoù il perd son savoir-faire. Pour surmonter le problème de la toxi-cité potentielle de la technique, il faut une thérapeutique : Platoncrée dans les jardins d’Académos une institution qui vise à la foisà produire des textes exotériques pour la cité tout entière et àformer ses dirigeants. Toute la civilisation occidentale repose sur detelles institutions, qui transforment le pharmakôn toxique en unethérapeutique. Seul ce qui est toxique peut remédier à la toxicité.

Actuellement, la numérisation entre à l’école et des MOOCs(cours en ligne ouverts et massifs) se développent à l’université – cequi s’inscrit en Amérique dans une stratégie de smart power et dansun contexte où l’éducation devient un immense business plané-taire. C’est dans ce contexte que certains voudraient renoncer à l’apprentissage de l’écriture à la main en faveur du seul clavier, ignorant que la capacité à acquérir un savoir véritable suppose d’intérioriser les étapes successives de l’histoire mnémotechniquede ce savoir – sauf à transformer le savoir en une compétence

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9. Luciano Mecacci, « Le cerveau et la culture », Le Débat, 1987/5, no 47.10. Sur ce sujet, voir B. Stiegler, Pour une nouvelle critique de l’économie politique, Paris,

Galilée, 2009.

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adaptative stérilisée par la prolétarisation que devient alors inévi-tablement l’extériorisation. Même si je n’écris plus guère à la main,la manière dont j’écris au clavier a été construite par la manière dontj’ai appris à écrire à la main. Tous les savoirs qui ont configuré l’organisation de mon organe cérébral ont été acquis sur la base decet apprentissage, formé par des circuits sensorimoteurs et qui, loind’être simplement mécaniques et automatiques, ont informé unecorporéité et une gestique lettrée et singularisée, ce que les stylesd’écriture manuelle rendent visible, sans parler évidemment detout ce que nous apprend la calligraphie asiatique.

À l’époque où il est évidemment indispensable de faire entrerle numérique à l’école comme à l’université, la formation de l’indi-vidu contemporain devrait systématiquement revisiter l’histoire durôle des pharmaka dans la constitution des disciplines. Les adver-saires de l’introduction du pharmakôn numérique dans le systèmeacadémique soulignent que dans les écoles Steiner, où sont formésles enfants des élites californiennes, il n’y a pas d’ordinateurs. Je nepense pas que ces parents soient hostiles à la pratique du numériqueau cours de l’éducation. Mais ils sont suffisamment informés et clair-voyants pour savoir que cela requiert une reconceptualisation dessavoirs qui n’est pas réalisée à ce jour – et qu’il faut commencer parle commencement des savoirs.

J’ai beaucoup plaidé ces dernières années pour cette « recon-ceptualisation » à travers le lancement d’une grande politique derecherche nationale et européenne qui analyserait les fondementsorganologiques des savoirs anciens et contemporains11. Si l’on suitle raisonnement sur le remplacement de l’écriture manuelle par leclavier – ce que les ânes comparent souvent avec le remplacementde la plume Sergent-Major par le stylo à bille – et qui s’appuie surle fait que « plus personne n’écrit à la main », on cessera d’apprendre à calculer parce qu’il y a des machines pour le faire ànotre place, et finalement, on cessera d’apprendre à lire et à écrireparce qu’il existe désormais des logiciels de transcription automa-tique ou de synthèse de la parole.

S’il faut encore apprendre à lire et à compter, c’est parce quel’esprit libre et capable de penser est structuré par l’intériorisationde l’histoire de ses techniques intellectuelles12, et parce que les

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11. Voir http://digital-studies.org/p/propositions-FUN/#v=full&t=6.62512. Voir Eric A. Havelock, The Muse Learns to Write: Reflections on Orality and Literacy

from Antiquity to the Present, New Haven, Yale University Press, 1986 et Walter Ong, Oralityand Literacy: The Technologizing of the Word, New York, Routledge, 2002.

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supports de mémoire jouent dans l’histoire et la production dessavoirs un rôle constitutif au sens radical que ce mot a en philo -sophie. J’ai commencé à m’intéresser à ces questions en lisantHusserl, qui, dans l’Origine de la géométrie13, remet en question, etde fond en comble, la phénoménologie qu’il avait lui-même conçueprès de quarante ans plus tôt. Husserl y affirme que sans l’écriture,il ne peut pas y avoir de géométrie – et il fait ainsi entrer la technique dans le « champ transcendantal », ce qui est un gestecolossal dont il n’a pas eu le temps de développer les conséquences :il est mort deux ans après avoir écrit ce texte.

Derrida a poursuivi ce geste dans la veine déconstructionniste quin’en a constitué que la « pharmacologie négative », mettant en avantles apories métaphysiques qui en résultent, mais sans jamais envi-sager une pharmacologie positive qui reste toute à faire – et qui devraitvenir refonder les épistémologies contemporaines dans tous lesdomaines aussi bien que la philosophie politique et l’économie. Avecla numérisation généralisée, cette question à laquelle le smart powerest une réponse redoutable devient l’enjeu crucial de la puissance etde l’impuissance des États et des organisations économiques.

Vous aviez analysé par avance le système de traçabilité et desurveillance lié aux nouvelles technologies en parlant de « psycho-pouvoir ». Mais quel est ce pouvoir ? Est-il d’abord lié aux marchésou aux États ? Les événements récents (scandale des écoutes de la NSA)ont montré une certaine complicité entre les États et les grandsgroupes.

C’est surtout le cas de l’État américain. Les grands groupeséconomiques aux États-Unis s’appuient beaucoup sur le gouver -nement fédéral, et réciproquement – il est tout à fait illusoire de nevoir les États-Unis que comme le lieu pur du marché et d’ignorer lerôle de la puissance publique fédérale. De façon très générale, lemarché ne soutient jamais les innovations de rupture : le marchéveut gagner de l’argent, et les innovations structurelles, tel le worldwide web, ne le permettent pas – pas à court terme. Or le marché esttoujours court-termiste, à la différence de l’entrepreneur, qui porteparfois une vision.

Aux États-Unis, l’action fédérale est très importante et trèsintégrée dans les domaines industriel, scientifique et militaire– renseignement compris. La NSA n’a si bien réussi à exploiter les

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13. E. Husserl, l’Origine de la géométrie, op. cit.

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data centers de Google et consorts que parce que ce sont les servicesmilitaires de sécurité et de renseignements qui sont à l’origine deces techniques. La Californie est la région de l’industrie d’armement,et toutes les technologies développées dans la Silicon Valley ont étésuscitées par l’armée américaine de près ou de loin – même si le weba été conçu en Europe et versé dans le domaine public par sesauteurs anglais, belge et français, ce que le vice-président Al Gores’est empressé de saisir et d’inclure dans sa vision de l’avenir dumonde conforme au développement de la stratégie américaine dudéveloppement technologique. Les États-Unis ont une intelligencehypomnésique qui a disparu en France et en Europe, pour notre plusgrand malheur : si rien ne change, il ne restera bientôt plus rien dela culture européenne.

On débat aujourd’hui sur la question de savoir s’il faut ou nonapprendre aux enfants à coder. Or la question fondamentale est celledes conditions de production du savoir rationnel, du lien entrel’anamnèse et l’hypomnèse, de la manière dont les technologiesdoivent être réintériorisées – dont le savoir coder n’est qu’un aspect.L’écriture a été appropriée par les puissances souveraines (Église,État…) qui reposaient sur une séparation entre l’otium et le nego-tium. Avec le protestantisme, aux XVIe et XVIIe siècles, ces élémentsmnémotechniques ont constitué une dimension centrale de l’éco-nomie. Au XXe siècle, l’essentiel de l’essor industriel a été rendupossible par les technologies de communication et d’information.Actuellement, le monde est reconfiguré par le numérique – quipénètre partout – sous l’œil de la Bourse. Est-ce durable ? Dans lesconditions actuelles, je ne le pense pas.

Si l’on considère que ces techniques hypomnésiques créentdes dépendances comparables aux drogues (ce que disait Platon),laisser la pratique de l’hypomnèse se développer en fonction desmotivations du marché sans prescriptions thérapeutiques dignes dece nom, c’est créer une économie de dealers et une société d’addiction. Je n’ignore pas que ces propos et l’hypothèse qu’ilssoutiennent (qui fut il y a quelques années celle du congrès nationaldes addictologues français) sont graves. Mais la situation à laquelleils se rapportent est malheureusement encore bien plus grave.Disant cela, je ne fais d’ailleurs pas de procès au marché : ce n’estpas au marché de prescrire des thérapeutiques. C’est l’affaire desuniversitaires et de la puissance publique, qui doit s’appuyer sureux : ils sont aussi faits pour cela.

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Former l’attention

Ces évolutions s’inscrivent dans un mouvement plus large d’inversionde la rareté : alors que dans le monde industriel, la rareté était du côtéde la disponibilité des produits, notamment culturels, et l’abondancedu côté de l’attention du public, ce qui est précieux aujourd’hui, c’estl’attention, car les œuvres sont infiniment reproductibles et disponibles.Cela devrait donc être une situation favorable à l’attention, que toutle monde veut préserver. Or on se trouve au contraire dans une situation de brutalisation de l’attention.

Il s’agit même d’une destruction de l’attention. Or une sociétése caractérise par la manière dont elle forme l’attention. Les modèlesattentionnels sont différents selon que l’on se trouve en Chine, auJapon, en Europe, en Afrique, etc.

L’attention, c’est inséparablement la capacité psychique deconcentration (attention span) au service des apprentissages(apprendre la géométrie, c’est former un esprit attentif à l’espace entant que tel, apprendre l’histoire, c’est rendre l’esprit attentif aupassé historiographié) d’une part, et d’autre part et solidairement lafaculté sociale de prendre soin, la civilité : on ne peut pas séparerces deux dimensions de l’attention. Pour employer des termeshusserliens repris par Ricœur dans Temps et récit, l’attention est l’articulation entre les rétentions (ce qui est retenu du passé indi-viduel et collectif) et les protentions (ce qui est attendu par l’indi-vidu dans le groupe social). L’agencement par les sociétés et lesindividus de ces deux dimensions passe par des hypomnémata(outils de la mémoire), qui sont des formes mnémotechniques derétention.

Dans une société où les partitions musicales n’existent pas, onne peut séparer la composition de l’interprétation. Dans une sociétéoù existe le phonographe, on n’entend pas la musique de la mêmemanière que dans une société où il n’existe pas : dans celle-ci, onn’entendra jamais deux fois la même interprétation. Dans certainscas, une nouvelle forme de rétention mnémotechnique fait apparaîtreune nouvelle société. C’est aujourd’hui ce qui se passe avec lenumérique.

Les sociétés ont toujours été organisées en vue de former l’attention des individus – à travers des rites initiatiques dans lasociété magique, des pratiques religieuses dans le monothéisme,l’école publique dans la démocratie industrielle, etc. Au début du

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XXe siècle se produit en Amérique du Nord un événement majeur àcet égard et unique dans l’histoire de l’humanité : avec la mise enœuvre du modèle fordiste, qui mène à la destruction créatrice deJoseph Schumpeter, l’innovation technologique et industrielledevient le cœur de l’activité économique. Pour que cela puisse fonc-tionner, il faut capter l’attention des Américains pour modifier leurcomportement afin de les convaincre de consommer les nouvellescommodities. Au début de la Splendeur des Amberson, le film d’OrsonWelles, on voit que Morgan n’arrive pas à vendre ses voitures : lesgens n’en veulent pas.

C’est ce que théorise un neveu de Freud, Edward Bernays14, quiélabore à partir de 1917 une théorie du contrôle social exercé nonplus par l’État mais par le marketing. Il faut capter l’attention desAméricains pour détourner leurs désirs de leurs objets vers lesmarchandises. C’est le marché, et non plus l’Église ou l’État, quiprend la haute main sur la formation de l’attention du public – quidevient une déformation.

Bernays ouvre ainsi la voie à la propagation de l’American wayof life qui se développe aux États-Unis dans l’entre-deux-guerres,puis hors des frontières américaines après la Seconde Guerremondiale avec le plan Marshall. Si le développement interne de cemode de vie coïncide avec celui de la radio et du cinéma, son expor-tation va de pair avec la diffusion de la télévision. Celle-ci, entrantdans les foyers, colonisant les loisirs, exténue les engagementsassociatifs et politiques autant que les pratiques religieuses. Lemodèle classique de l’Europe occidentale explose. Et ce n’est qu’àpartir de la fin des années 1990 que l’on se rend compte de ce quecette évolution peut avoir de problématique.

Car on en arrive alors à une véritable situation d’intoxication,comme le montre un sondage publié en 2004 par Télérama, intitulé« Êtes-vous satisfaits de la télé ? », et qui révèle que 56 % desFrançais n’aiment pas la télévision qu’ils regardent. En captant l’attention des individus, la télévision la détruit.

L’attention est le fruit de ce que Freud décrit comme uneéconomie libidinale : l’attention à une personne ou à un objet est uneforme du désir. Freud montre en 1923 que le désir est une dépul-sionnalisation de la pulsion. On devient attentif à un objet lorsque,d’objet de pulsion, c’est-à-dire de consommation, il devient objet de

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14. Voir Edward Bernays, Propaganda. Comment manipuler l’opinion en démocratie[1928], Paris, Zones/La Découverte, 2007.

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désir, c’est-à-dire d’attention. Avec ses technologies de captation del’attention, le capitalisme consumériste court-circuite les processusclassiques de constitution de l’attention. C’est pourquoi je m’étaisnaguère mobilisé pour l’interdiction de la chaîne de télévisionBabyfirst15, qui visait les tout-petits : ce genre de télévision court-circuite la mère. De manière générale, le développement des médiasde masse court-circuite tous les dispositifs de transformation desénergies pulsionnelles en investissements sociaux – du noyau fami-lial aux « corps intermédiaires » et aux institutions.

La télévision et le cinéma engendrent un rapport temporel différent decelui de l’écriture, puisqu’ils « obligent » le spectateur à suivre leurrythme.

Je ne peux regarder un film que si j’adopte le temps du film danslequel le temps de ma conscience se dissout : cette technologieproduit en cela des processus d’identification spécifiques. Ceux-cisont démultipliés par la télévision, où les objets temporels sontdiffusés massivement et souvent en direct à l’échelle planétaire – cequi conduit à une synchronisation généralisée de ce que Husserlappelle les rétentions secondaires. Celles-ci sont les souvenirs quiont été retenus par la mémoire d’un individu psychique. Si deux indi-vidus qui écoutent parler la même personne ou qui regardent lemême film en comprennent des choses différentes, c’est parce queleurs rétentions secondaires sont différentes. Un discours oral aussibien qu’un film sont des objets temporels au sens de Husserl, c’est-à-dire constitués par ce que celui-ci appelle des rétentions primaires– par exemple des mots ou des plans qui s’enchaînent et que je doisretenir au cours de la perception du temps qui passe pour formerl’unité du discours ou du film. Ces rétentions primaires sont cepen-dant des sélections, et c’est pourquoi personne n’entend ni ne voittout à fait la même chose : ces sélections sont effectuées en fonctiondes rétentions secondaires de chacun, qui constituent des critères desélection conformes à l’expérience singulière mémorisée par lesindividus.

La question que pose l’industrie de captation massive de l’attention qu’est la télévision, c’est qu’une chaîne de télévisionsuivie régulièrement par des millions de personnes tend à homo-généiser et finalement à synchroniser les rétentions secondaires, et

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15. Voir B. Stiegler et Serge Tisseron, Faut-il interdire les écrans aux enfants ?, Paris,Éditions Mordicus, 2010.

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donc à homogénéiser et synchroniser les capacités de compréhen-sion des individus qui s’en trouvent de plus en plus désindividués– ce dont souffrait Richard Durn, l’assassin de huit conseillersmunicipaux de Nanterre, et qui disait avoir « perdu le sentimentd’exister16 ».

Le numérique représente une nouvelle forme de rétentiontertiaire, qui permet de canaliser et d’exploiter l’attention sousd’autres formes, par la prise de contrôle et le téléguidage des rela-tions sociales.

Mais les nouvelles technologies de communication donnent l’occasionde multiplier les contacts, de rester en relation avec les autres (ce sontles applications qui ont le plus de succès, réseaux sociaux, modes deconversation asynchrones). Cela ne favorise-t-il pas une plus grandedisponibilité aux autres, une nouvelle puissance donnée aux usagers ?C’est très différent du rapport que l’on entretient à la télévision, où l’onest dépendant d’un flux déjà organisé.

Le numérique pose en effet des questions tout à fait inédites quirompent fondamentalement avec le modèle des industries culturellestel celui de la télévision, fondé sur l’opposition fonctionnelle entred’un côté des producteurs professionnels d’objets temporels audio-visuels, et de l’autre des consommateurs de plus en plus proléta-risés : ils y perdent leur savoir vivre. C’est pourquoi le modèle duweb, en particulier depuis l’apparition des technologies dites colla-boratives, tels les wikis, a suscité il y a dix ans de grands espoirs.C’est aussi pourquoi les réseaux numériques ont vu l’apparition demodèles de production tels le logiciel libre qui repose de façon indu-bitable sur le partage de savoirs produits collectivement et concré-tisant une véritable déprolétarisation – ou, pour reprendre unconcept d’Amartya Sen, une recapacitation. Plus récemment sontapparus les réseaux sociaux, où les individus semblent pouvoirdévelopper de nouvelles relations sociales.

Tout cela a été décrit par ceux que l’on appelle les « hackti-vistes » comme un nouvel âge animé par des dynamiques socialesbottom up (du bas vers le haut) où chacun contribue à l’émergencede formes et de forces auto-organisées par des communautés peer topeer (communautés de pairs) ne nécessitant aucune organisation topdown (du haut vers le bas).

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16. B. Stiegler, Aimer, s’aimer, nous aimer. Du 11 septembre au 21 avril, Paris, ÉditionsGalilée, 2003.

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Cette vision, qui a été promue de plus en plus manifestement pardes mouvements libertatiens ultralibéraux, et contre toute formed’institution, dissimule systématiquement le fait qu’aucune commu-nauté ne peut se dispenser d’organisation top down : Facebook, quisuscite systématiquement la fourniture par ses membres dumaximum de « données personnelles », exploite celles-ci à traversun système top down caché qui détruit toute individuation collec-tive – et donc toute individuation psychique, ce qui fait que ceréseau n’est précisément pas social, mais antisocial17.

Une société est un milieu associé18 où tous les membres dugroupe contribuent d’une façon ou d’une autre à faire évoluer lesrègles, et une société politique, en principe constituée par la forma-tion d’esprits rationnels, est fondée sur l’explicitation et l’organisa-tion de ces règles au travers d’un débat public qui agence le bottomup et le top down de diverses façons – qui correspondent auxrégimes politiques ou théologico-politiques que l’histoire a connus,et il est probable que d’autres formes en sont possibles, correspon-dant à de nouveaux agencements entre bottom up et top down,c’est-à-dire entre diachronie et synchronie, entre multitude et unité.

De tels agencements constituent des systèmes métastables. Lapremière communauté peer to peer fondée sur l’explicitation de sesrègles apparaît en Grèce avec les géomètres et l’écriture. C’est parla généralisation de ce modèle que se forme la polis, où la loi, quiconcrétise la tendance synchronique du système métastable, estsystématiquement rendue publique. Le web, et plus généralementle numérique, sont des stades de l’extériorisation qui constituent unenouvelle forme de publication, la res publica qui en résulte requé-rant la formation de nouveaux savoirs et de nouveaux sachants. Àdéfaut de ceux-ci, les prédateurs qui s’emparent des donnéespersonnelles détruisent le social. Mais c’est de leur part unetendance tout à fait normale. Ce qui n’est pas normal, c’est que lemonde politique et le monde académique semblent ne rien voir deleurs immenses responsabilités dans le nouveau monde qui appa-raît et qui, faute d’une nouvelle conception de l’action publiquefondée sur le développement de nouvelles formes de savoir, risquede devenir franchement immonde.

Propos recueillis par Alice Béjaet Marc-Olivier Padis

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17. B. Stiegler (sous la dir. de), Réseaux sociaux. Culture politique et ingénierie des réseauxsociaux, Limoges, FYP Éditions, 2012.

18. Sur le sens de ce terme ici, voir http://arsindustrialis.org/glossary/term/115

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