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L E P I E D À L ' É T R I E R

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DU MÊME AUTEUR

LES LOUPS DE L'AMIRAL, Fayard, 1970. LE CHOIX, Fayard, 1972. GIOVINEZZA, Fayard, 1973. ÉDITH, Stock, 1973. LA GRÂCE DE DIEU, Julliard, 1977. LARGUEZ LES MÉMOIRES, Éditions Maritimes et d'Outre-

Mer, 1979. L'ÉTOURDI, Lattès, 1985. VENGEANCE, Plon, 1986.

En collaboration :

FORTUNE DE MER, en collaboration avec Olivier de Ker- sauson, Presses de la Cité, 1976.

PETIT DAUPHIN SUR LA PEAU DU DIABLE, en collaboration avec Daniel Gilard, Julliard, 1979.

SEULE LA VICTOIRE EST JOLIE, en collaboration avec Michel Malinovsky, Éditions Maritimes et d'Outre-Mer, 1979.

LE PÉDALO, en collaboration avec Pierre Schurer, Presses de la Cité, 1980.

LA BANQUIÈRE, en collaboration avec Georges Conchon et Erich Chanel, Ramsay, 1980.

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ANTOINE ARTILLAN et JEAN NOLI

LE PIED À L'ÉTRIER

roman

BERNARD GRASSET PARIS

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Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays.

© Éditions Grasset & Fasquelle, 1987.

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Ce livre est un roman.

Tous ses événements et person- nages ont jailli de la fertile imagina- tion de mon ami Jean Noli.

La preuve : la justice des hommes a, dans son infinie sagesse, sanc- tionné de dix-huit mois d'emprison- nement ferme, assortis de dix-huit mois avec sursis, ma conception, il est vrai très personnelle, des courses de chevaux.

Antoine ARTILLAN.

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Les lois qui régissent la génétique m'ont toujours paru mystérieuses et incompréhensibles, mais aussi inexactes. Pour tenter de les expliquer, on s'est souvent référé à un vieux proverbe bulgare : les cailles ne font pas de canards. C'est à voir. Le cas de ma famille, par exemple, me laisse perplexe. Mes parents, auxquels je voue mon affection, sont des miniatures. Ma mère, une Corse pure race, a la taille d'un bibelot chinois : frêle, menue, délicate, elle est légère et épaisse comme une feuille de papier. Mon père, né à Aubagne, bien que plus étoffé, n'est pas non plus un malabar : une sil- houette chétive, une ossature d'enfant, un visage effilé. Mon géniteur est un poids plume.

Moi, comme on dit à Marseille, je suis une « baraque » : grosse charpente, gros bras, grande gueule. Mon frère aîné est plus mastodonte que moi. Une brave brute joviale que les policiers ont

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toujours rechigné à approcher. Ma mère a une patience et une douceur angéliques. Mon père, cheminot devenu chef de gare dans un patelin du littoral méditerranéen, a une indulgence et une charité de missionnaire. L'un comme l'autre sont indéracinablement bons : jamais une parole bles- sante, jamais un mot plus haut, jamais une vilenie ou une mesquinerie. Des êtres, au fond, auxquels on peut donner le bon Dieu sans confession. Le Seigneur devrait les avoir à la bonne.

Las ! Tout le monde ne leur ressemble pas. A commencer par moi. Et par mon frère. Par quelle dérision ou aberration de la biologie des âmes aussi naïves et pures que celles de ma maman et de mon papa ont-elles pu donner la vie à des enfants comme nous ? Les coulisses de l'hérédité sont

impénétrables. Malgré des prénoms évangéliques, mon frère se nomme Ange et moi Séraphin, dès notre enfance on s'est conduits comme des malan- drins.

« Vous me ferez mourir de chagrin ! » prédisait notre petite maman avec de grands airs de martyre. Mais si sa carapace paraissait fragile, presque friable, elle avait la peau dure. Les mères du Sud sont des coriaces. La nôtre allait à confesse chaque samedi soir et communiait chaque dimanche matin. Mais quand sa foi était à bout de nerfs, piété et pardon n'excluaient pas taloches et gnons. C'était une sainte, capable, parfois, d'avoir la main leste. Dans ces cas-là, notre dévote mère trottinait jus- qu'à l'église, terrassée par le remords, récitait des

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chapelets d'actes de contrition, se repentait de nous avoir châtiés. Pendant que le curé la consolait, avec mon frère Ange nous faisions main basse sur le garde-manger. Quand notre père cheminot rentrait sur son vélo, essoufflé comme une locomotive, il ne trouvait qu'un quignon de pain que nous avions généreusement abandonné. Lors des dîners, il contemplait atterré ses fils qui raclaient les casse- roles, léchaient les plats, ne laissaient pas une miette. Nous étions les sauterelles et les termites de la maison. Nos appétits étaient à la dimension de nos carcasses.

Un salaire de chef de gare était insuffisant pour colmater nos estomacs constamment affamés. C'est la fringale des friandises — d'abord les sucettes, puis les bonbons et boules de gomme, ensuite les barres de chocolat — que notre mère ne pouvait nous acheter qui nous a incités, Ange et moi, à chaparder. Disons qu'on s'est fait la main aux étalages des commerçants et sur les rayons des grands magasins. C'est un art, le petit larcin. Ne vole pas à la tire qui veut. C'est un exercice qui requiert de la vista, du réflexe, de la vitesse d'exécution. Il faut des dons. Fatalement, le jeune débutant manque d'expérience. Maladroit, il se fait pincer. Mais les gens, généralement, sont compatis- sants avec les enfants. Avec de grosses larmes, on apitoie le monde des adultes au grand cœur. Il faut apprendre à pleurer à bon escient. « Malheur à qui gaspille ses sanglots, avertissait un vétéran de la fauche, car il se retrouve au cachot. »

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Avec Ange, nous fréquentions l'église. S'il nous arrivait de lamper furtivement quelques gorgées de vin béni, on ne se faisait pas prier pour endosser la chasuble et les ornements des enfants de chœur. Maman et papa, au premier banc, nous admiraient, attendris. Elle se penchait vers lui et chuchotait : « Ils sont un peu chenapans mais le fond est bon... » Maman avait raison. Nous n'étions pas vraiment mauvais. Nous étions victimes de notre vitalité satanique. On ne demandait pas mieux que de flâner paisiblement dans le droit chemin. Mais dans le quartier de Samatan, à l'est de la ville, les voyous en herbe et les caïds en culotte courte jouaient aux matamores pour régenter le pavé. Mon frère et moi étions contraints d'abandonner les voies du Seigneur pour nous abriter dans les culs-de-sac ou ruelles propices aux affrontements.

En vérité, nous avons rarement été molestés. Enfants ou adolescents de ces parages phocéens étaient obligés de marcher en bande pour unir leurs musculatures de gringalets : ce n'était pas notre cas. Ange et moi n'avions besoin d'aucun renfort. Nos charpentes nous accordaient le luxe de vivre en marge des clans. Nous étions des petits loups solitaires.

C'est à douze ans que j'ai connu ma première humiliation : on m'a renvoyé de l'école religieuse dirigée par des « pingouines ». Dans un moment

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d'irrésistible impulsion enfantine, j'avais versé mon encrier sur la cornette d'une bonne soeur. Pour la Mère supérieure qui dirigeait l'établissement — elle avait fermé les yeux lorsque je revendais pendant la récréation des cahiers chipés à l'économat —, c'en fut trop. Je fus chassé. Comme Ange, l'année précédente, l'avait été quand on avait trouvé dans l'une de ses poches un porte-monnaie qu'il avait, chanceusement, trouvé, mais qui appartenait, mal- chanceusement, à l'un de ses instituteurs. Sa mau- vaise réputation causa sa condamnation.

— Tu l'as bien volé, hein ? ai-je demandé à Ange.

Il était mon frère, on ne se cachait rien et on se fiait l'un à l'autre aveuglément. Il m'a donné une leçon de vie :

— Séraphin, me répondit-il non sans solennité, n'avoue jamais !

— Même à toi ? dis-je, interloqué. — Oui. Toute vérité n'est pas bonne à dire... C'est à douze ans aussi que j'ai connu ma

première satisfaction. Avec Ange, nous avons gagné le championnat de France de pétanque réservé aux minimes. Nous étions invincibles. Si

nous ne faisions plus beaucoup de grabuge en classe, la raison en était simple : nous étions absents. Infatigablement, on s'entraînait sur un grand terrain vague couvert de cailloux, véritable stand de tir pour le pointeur. Dès lors, nimbés de ce titre tricolore, on nous réclamait le samedi soir, dans les fêtes de quartier ou les bals populaires,

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pour que l'on se livrât à une exhibition. On nous surnommait, avec cette emphase provençale qui est l'un des charmes de notre région, « les enfants prodiges de la pétanque ». Naturellement, on nous payait, sinon on ne se serait pas déplacés. En cachette dans une arrière-salle de bistrot, on nous donnait quelques piécettes et un ballon de rosé.

C'est à douze ans, enfin, que j'ai connu ma première grande sensation. Un soir, on jouait près de Cassis. C'était l'été. Le ciel était étoilé. La mer soupirait. Concentré et le poignet ferme, j'avais fait voltiger le cochonnet et obtenu le point gagnant. La foule enthousiaste me regardait avec cette ferveur que l'on accorde aux virtuoses. Tandis qu'Ange était parti chercher notre cachet, je siro- tais une limonade glacée au comptoir. J e faisais plus vieux que mon âge et mon côté hâbleur me vieillissait encore davantage. Une jeune femme s'est approchée de moi pour me complimenter. Impos- sible de l'oublier : ses cheveux blonds étaient décolorés et noués en queue de cheval ; son visage, fardé. Un chemisier violet, outrageusement échan- cré, faisait pointer sa poitrine en avant. Des talons aiguilles exagérément hauts élançaient la silhouette. Sa jupe émeraude, fendue jusqu'à la hanche, dénu- dait une cuisse. J'étais en pleine puberté. Mon admiratrice m'avait mis le sang en ébullition. « J'adore les champions ! » me dit-elle en souriant. Son sourire provocant me permit de découvrir ses dents en or. Mon imagination juvénile vit dans ces prothèses un signe extérieur de richesse.

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L'inconnue me prit par la main et m'entraîna vers la plage. Je serai discret sur mon initiation sentimentale. Je dévoilerai, uniquement, que cette nuit-là au clair de lune, j'ai appris que plaisir et souffrir, jouissance et souffrance pouvaient se conjuguer.

C'est un supplice que de s'aimer sur une plage de galets. Dans l'autobus qui nous ramenait à la maison, Ange, confident de mes premiers ébats, me conseilla :

— La prochaine fois, enfile des genouillères...

Le temps passait et nous grandissions autant en taille qu'en volume. Je suivais les traces de mon aîné. Limogé de l'école communale du quartier d'Endoume — où maman avait réussi non sans mal à nous faire entrer — je suis expulsé à mon tour peu après. Renvoyé du lycée — où papa avait pu nous faire inscrire —, Ange, qui m'attendait sur le trottoir, me retrouvait quelques heures plus tard. Le corps enseignant nous avait pris en grippe. Nous étions personae non gratae. Les directions de divers établissements scolaires se délestaient de ces élèves qui, en classe, flemmardaient, ricanaient, chahutaient ou se battaient sauvagement. Devant cette guérilla livrée avec impavidité à l'Éducation nationale, nos profs capitulards baissaient les bras.

De petits diables nous sommes devenus de jeunes démons. L'adolescence nous ragaillardissait.

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Nos parents sombraient dans l'affliction. Nous n'étions, cependant, jamais irrespectueux à leur égard : toujours polis, toujours gentils. Mais quand ils nous prodiguaient leurs bons conseils, on faisait la sourde oreille. Alors que notre avenir les préoc- cupait, Ange et moi ne pensions qu'à l'instant présent. Une fois, maman avait suggéré à papa :

— Et si tu les faisais entrer aux chemins de fer ? — Eux, cheminots ? s'était écrié mon père ahuri.

Tu es fada ! Ce seraient des dangers publics : ils feraient des dégâts, des collisions, des déraille- ments ! Ou alors, peuchère, ils seraient capables de démonter les rails pour les revendre à la ferraille...

Ange a poussé ses études plus loin que moi : il a pu débuter la cinquième avant d'être expulsé. Moi, c'est la sixième qui m'a été fatale.

Nos parents se bilaient beaucoup. Tristement, ils nous observaient faire une petite sieste innocente. Maman et papa étaient déconcertés et horrifiés. Parfois, notre père marmonnait : « Mais d'où ils sortent, ces deux-là ? » Notre mère baissait la tête comme une coupable et récitait des rosaires. Ange était son calvaire. Moi, j'étais son chemin de croix. Nos parents cherchaient des antécédents dans leurs familles. Mais ils avaient beau creuser dans leurs mémoires, des arrière-grands-parents aux cousins et cousines, en passant par les oncles et les neveux, tous étaient des bons, des chérubins, des craintifs, des besogneux, en somme des braves gens. Il fallait se résigner : nous étions une mauvaise farce de la génétique.

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Ange avait dix-sept ans et moi seize. Une période de petits boulots et de petites arnaques a commencé pour nous. On a débuté comme manœuvres pendant l'été. Sur les chantiers, le travail débute presque au lever du jour. On arrivait hirsutes, pas rasés, dépenaillés, ensommeillés. On se faisait engueuler par un petit Napolitain qui nous apprenait le métier. On poussait des brouettes remplies à ras bord de gravats, briques, parpaings. On piochait, on pelletait, on gâchait — dans tous les sens du terme — du plâtre. On ahanait, transpirait, souffrait. On avait des grappes d'ampoules aux mains et des tours de reins. Vocifé- rant comme un garde-chiourme, le nabot napoli- tain nous insultait et nous traitait de maledetti ruffiani, maudits ruffians. Ange et moi on se regardait, écœurés : être français et se faire insulter par un étranger, c'était à vous dégoûter de tra- vailler.

C'est notre amour filial qui a provoqué notre licenciement. Papa s'était acheté, à crédit, une petite villa bâtie sur un rocher. Il rêvait d'un petit muret. Les pierres abondaient dans ce quartier sinistre comme un terrain vague. Mais il manquait le ciment. Avec Ange, nous en avons emprunté au chantier qui en regorgeait. On s'est fait pincer...

On a connu d'autres chantiers, puis fait des vendanges, vendu des journaux et du poisson à la

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criée, pédalé sur un triporteur de livreur, lavé des voitures. On a même été plongeurs dans des cafés, serveurs et aussi videurs dans des night-clubs. On se consumait au labeur. Mais nous n'avions pas le feu sacré. Partout, on nous donnait notre congé.

Cependant, nous ne vivions plus — ou presque — aux crochets de nos parents. Nous gagnions notre pitance et nous procurions notre argent de poche en disputant des concours de pétanque dans les environs. On tirait nos boules tous azimuts. A ce jeu-là, nous étions rudement fortiches. Avec l'âge, nous étions devenus très costauds. Dans les bagarres qui éclataient dans les bals pour des histoires de jupons, nous étions de véritables terreurs capables de tout saccager si on nous provoquait.

Les années ont défilé. Et l'armée nous a appelés. Maman et papa, lorsque nous avons répondu à la convocation pour le conseil de révision, ont pleuré comme si nous partions pour la guerre. Ange et moi avions une santé de fer. Ce ne fut pas l'avis du médecin-major, un gringalet à l'air souffreteux, qui nous examina. A mon frère, il trouva les pieds plats. A moi, il diagnostiqua des pieds cambrés. Nous qui nous considérions comme des apollons, on en fut affreusement humiliés. Le toubib nous réforma. La vie civile, à peine quittée, nous repre- nait.

Un bref moment, Ange et moi avons eu l'ambi- tion de nous élever socialement. Entre deux parties

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de pétanque où nous gagnions gentiment notre vie — car on pariait gros —, on s'est inscrits à des cours du soir. Pour apprendre un métier. Ange voulait devenir mécanicien. Moi, électricien. On a échoué à l'examen d'entrée. Lucides, on a renoncé.

A vrai dire, avec mon frère, nous aurions très bien pu continuer à mener notre petite vie peinarde et sans soucis. On se levait vers midi. Le temps de se laver, se raser, s'habiller, avaler un bol de café au lait, embrasser notre maman, et on était dehors. Le bus nous cahotait jusqu'au quartier malfamé de l'Opéra. On buvait l'apéro puis on jouait aux cartes. Selon notre appétit, on avalait une bouilla- baisse ou une friture de poissons. On jouait ensuite aux dés. Vers la fin de l'après-midi, en pleine forme, on ramassait nos boules et on allait travailler sur les terrains de pétanque. Vers minuit, on partait danser et ramasser les filles qui traînaient. A l'heure du laitier, on retrouvait nos dodos.

Ange et moi étions vraiment heureux. A Mar- seille, on se sentait comme des poissons dans l'eau. Notre bonne humeur et notre amour pour la vie nous attiraient des amitiés partout. Comme on dit chez nous, on « était appréciés » !

C'est maman — sournoisement encouragée par papa que nous intimidions — qui a insisté, avec cette terrible obstination féminine, pour que nous trouvions du travail. Je ne le répéterai jamais assez :

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notre amour filial était colossal. Notre mère, nous l'idolâtrions. Aussi, la nuit où, à notre retour, on a vu la lumière allumée dans la chambre à coucher de nos parents, Ange et moi on a eu un sinistre pressentiment.

— Il est arrivé un malheur ! dit mon frère. On a couru. On est entré. Papa nous guettait en

pyjama et mules aux pieds. Il était livide. Ses lèvres tremblaient. Il pleurait.

— Votre mère va mal. Bouleversés, on s'est glissés dans la chambre et

on s'est agenouillés au chevet de notre maman. Son visage était diaphane. Sa respiration sifflante. Ses jolis yeux bleus délavés par les ans et les tribula- tions nous ont regardés avec une tendresse indici- ble

— Mes pitchounes, murmurait-elle, mes pit- chounes chéris, je me sentirais rassurée si vous aviez du travail comme toutes les honnêtes gens. Si vous étiez inscrits à la Sécurité sociale, je mourrais plus tranquille...

Alors, pour que maman ne se retourne pas d'inquiétude dans sa tombe, on lui a juré, en pleurant des grosses larmes de chagrin, qu'on lui obéirait.

Ange a trouvé un boulot intéressant. Il s'est fait engager comme glacier. Il conduisait une petite 4 L fourgonnette. Il se postait près des plages. A l'arrière, il avait ses cuves de pistache, fraise, vanille, chocolat, nougatine, ses cornets et ses

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sirops. Il portait une casquette et une veste blanches. Il se débrouillait bien.

Moi, j'avais été enrôlé comme docker. Tous les soirs, je rentrais à la maison avec des ananas, des noix de coco, des bananes que je chipais. A la maison, on n'avait jamais mangé autant de fruits.

— Tiens, goûte, maman, c'est bon : y a plein de vitamines...

Et notre mère, ravie et contente, se gavait de ces douceurs exotiques. Elle n'était pas morte et elle ressuscitait. Un double miracle.

— Le bon Dieu miséricordieux n'a pas voulu prendre son âme. Il me l'a laissée sur les bras, avait dit, content, papa.

Lui aussi revivait. La crainte de perdre cette femme, dont il partageait l'existence depuis plus de vingt ans, l'avait désespéré.

Mes parents étaient des gens simples qu'aucune ambition ni jalousie n'avait jamais effleurés. Mais l'amour qui les unissait leur conférait de la gran- deur. Pour cette femme au visage tiré, aux seins las, aux hanches fatiguées, aux mains desséchées par les corvées, notre père aurait donné sa vie. Sans doute n'ont-ils jamais connu ces plaisirs et ces bonheurs puissants que déclenchent les passions. Mais la pureté de leur tendresse était à l'épreuve du temps. Tous les jours, avant de regagner sa gare, notre père faisait le ménage à fond. Ange rentrait ventre à terre à midi, faisait le marché et préparait le déjeuner. Moi, je galopais le soir, les poches

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bourrées de fruits, et je mitonnais le dîner. Maman était aux anges.

Seulement voilà : depuis qu'on travaillait honnê- tement, avec mon frère, on n'avait plus d'argent. Ange avait beau vendre des cornets de glace à longueur de journée et moi j'avais beau vider les soutes des cargos à tour de bras, force nous fut de constater que nos efforts n'étaient pas récompensés à leur juste valeur.

— Et si, sans rien dire à maman, on allait disputer un petit tournoi de pétanque, samedi soir, pour se renflouer ? me proposa Ange.

J'approuvai.

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2

Le hasard est parfois propice aux projets chan- ceux comme aux desseins funestes. Le hasard me fait découvrir dans la gazette locale qu'à Manosque va se dérouler la Grande Kermesse bouliste. Pour les étrangers à nos contrées, je me dois de préciser qu'il s'agit là d'un événement sportif qui met la région en révolution. De partout, flanqué souvent de parents et amis, on déboule pour pointer et tirer car il y a de la renommée à glaner et des gros lots à rafler. Pastèques, fougasses, anisettes, orgeat, pans- bagnats, barbe à papa, manèges et stands attirent les populations comme la lumière les papillons. L'heure a sonné pour les fils du chef de gare d'interrompre leur retraite. Le moment est venu, pour nous, d'effectuer un fracassant come-back sur les terrains de pétanque.

— On y va ? me demande hypocritement Ange. — Bien sûr qu'on y va, peuchère ! dis-je résolu.

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On se pomponne, rase, lave, frictionne. On revêt nos costumes et nos mocassins blancs, nos chaus- settes ivoire, nos chemises noires à boutons nacrés. On noue soigneusement nos cravates de rayonne gris perle. On accroche nos gourmettes en acier avec nos initiales gravées. Nous ruisselons de brillantine. Nous embaumons l'eau de toilette à la violette. Maman nous regarde, ravie et éblouie. Pour elle, malgré nos quatre-vingt-dix kilos, nous sommes élégants comme des figurines de mode et séduisants comme des don Juans. Dans la glace de l'armoire qui se trouve dans la chambre de nos parents, Ange et moi nous tortillons pour nous contempler sous tous les angles. L'examen est satisfaisant : nous possédons la splendeur des bourreaux des coeurs.

— Méfiez-vous des femmes, nous avertit maman, inquiète. Ceux qui en abusent finissent tuberculeux...

Notre mère, brave femme appartenant à une autre génération, ignore les progrès immenses de la médecine. De nos jours, on ne meurt plus du bacille de Koch. Les vitamines parviennent à ragaillardir ceux qui pâtissent de consomption. Même le mal d'amour ne fait plus de victimes. De nos jours, quelques séances chez un bon psychana- lyste dissuaderaient Roméo et Juliette d'une fin tragique aussi désuète que romantique.

C'est à bord de la camionnette de glacier conduite par Ange que nous entrons dans Manos-

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que. Il est midi. Le soleil est haut. On a chaud. Des gens sont attablés aux terrasses des cafés à l'abri sous les stores et les parasols. D'autres circulent gaiement en léchant des sorbets dans les rues à l'ombre. Lentement, nous approchons de la place du Marché où se déroule le tournoi. On fend la foule des concurrents, on s'inscrit, on retrouve des amis. On se donne des accolades, on s'embrasse, on se taquine. Tout est joyeux et amical dans cette Provence qui sent bon et que nous aimons comme notre véritable patrie. C'est une terre fière et souvent ingrate où les gens ont peiné pour la cultiver. C'est un coin du monde qui cache pudi- quement ses misères derrière son décor d'insou- ciance. C'est un pays que toutes les larmes des hommes n'ont jamais pu irriguer. Et pourtant, malgré nos tribulations et nos lamentations, nous n'échangerions pas notre Midi pour tous les plaisirs de Paris ou les merveilles du monde. Avec des copains, on avale quelques rondelles de saucisson avec des fèves, puis du fromage de brebis avec des poires, on se désaltère avec du vin rosé bien frais. Les haut-parleurs annoncent avec solennité que les parties vont commencer.

— Les joueurs en piste ! On joue en triplette. Le tirage au sort nous a

désigné comme troisième larron un scarabée hilare, aux pognes calleuses et volumineuses, aux cheveux noirs et drus taillés comme du gazon, aux mandi- bules puissantes. Notre partenaire vient vers nous, la main tendue.

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— Je m'appelle Celestino Bonanima. En fran- çais, cela signifie « bonne âme ». La mienne, je l'ai donnée au diable, mon ami. Dans la vie, je suis maréchal-ferrant.

— Moi, c'est Ange. Je suis pointeur. — Moi, Séraphin, son frère. Je suis tireur. — A Gressoney, mon pays du Val d'Aoste, on

m'a baptisé boccia d'oro : boule d'or. Je sais tout faire : tirer ou pointer. Vous verrez : je suis un as ! Et dans la vie, qu'est-ce que vous faites ?

— Oh ! un peu de tout, répond Ange, évasif. Bonanima éclate de rire.

— Je vois. Vous êtes de ceux qui ne courent pas « derrière », mais « devant » le travail. Et vous avez peur qu'il ne vous rattrape, eh ?

A notre tour on rit. Celestino est malin. Aussi- tôt, on l'aime bien. Dès la première partie contre un trio de Fréjus, réputé, il se révèle un génie.

Ange et moi sommes plutôt redoutables à la pétanque. Depuis des années, les connaisseurs ont appris à admirer notre concentration et notre précision. Têter le cochonnet ou plomber les boules c'est notre spécialité.

Bonanima nous époustoufle. Avant de jouer, rituellement, il caresse la boule et l'exhorte. Puis il l'embrasse et l'encourage encore. Enfin, il la flatte et lui fait ses dernières recommandations. Il prend place sur la ligne. Bien campé sur ses courtes jambes, Bonanima observe le terrain et la disposi- tion du jeu. Le visage grave et le regard pénétré, il ressemble à un général qui établit sa stratégie.

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Soudain, le bras souple et ferme à la fois, il lance. La boule, docile et obéissante, fait ce que son maître a décidé. Tantôt elle s'approche en se glissant gracieusement ; tantôt elle écarte, mépri- sante, une boule adverse et reprend sa route, avec superbe, avant d'aller se camper près du cochon- net ; tantôt, tournoyant sur elle-même comme une ballerine, elle exécute des arabesques, se faufile et marque le point gagnant. Quand elle est tirée pour éjecter une boule ennemie, elle la claque avec la force d'un boulet. Qu'elle roule ou qu'elle fonce, Bonanima la suit d'un regard amoureux et confiant. Dès qu'elle est immobile et triomphante, il court vers elle pour la congratuler. Toutes ses boules sont choyées avec une parfaite équité afin de ne susciter aucune jalousie.

Autant dire qu'avec un partenaire aussi prodi- gieux nous éliminons impitoyablement et comme à la parade tous nos adversaires. Séries, quarts de finale, demi-finales, finale, rien ne nous résiste. Du samedi au dimanche, nous engrangeons les vic- toires et faisons une razzia sur les prix. Avec un tel complice, on peut entreprendre de grandes choses.

Dans la camionnette qui nous ramène à Mar- seille, entassés mais heureux, nous chantons à tue- tête des mélodies salaces de corps de garde en nous repassant la bouteille de vin rosé à laquelle nous buvons au goulot. Ange et moi couvons des yeux notre nouvel ami. Certes, il s'exprime en un jargon qui tient du « salami-français », mais la connivence

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L E P I E D

À L ' É T R I E R

Ils étaient quatre, deux frères musclés, un charcutier et un maréchal-ferrant, décidés à faire fortune sur les hippodromes.

Leur première acquisition sera un demi-sang boiteux. Avec une passion de maquignons, ils le soignent, le bichonnent, le guérissent. Le cheval court et gagne. Byzance. L'argent afflue. Un temps, parce que l'animal se blesse de nouveau et, cette fois-ci, sans espoir de guéri- son.

Ruinés et affamés, les quatre propriétaires ont alors une illumination. Ils achètent sept médiocres demi-sang, les engagent sous des casaques diverses, avec la compli- cité des entraîneurs et des jockeys. L'astuce est origi- nale : dans une course de quatorze engagés, quand on sait que sept — la moitié — finiront en queue de peloton, il suffit d'établir des « martingales » sur les autres, parmi lesquels se trouve, obligatoirement, le gagnant.

La combine fonctionne à la perfection. Les truqueurs sont comblés. Jusqu'à ce que l'épouse d'un jockey, rongée par la jalousie...

« Ce livre est un roman. Tous ses événements et personnages ont jailli de la fertile imagination de mon ami Jean Noli. La preuve : la justice des hommes a, dans son infinie sagesse, sanctionné de dix-huit mois d'emprisonnement ferme, assortis de dix-huit mois avec sursis ma conception, il est vrai très personnelle, des courses de chevaux. »

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