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Le Point - De Véda à Gandhi - Sagesses de l'Inde

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Références

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LÂMERUSSE LES TEXTES

FONDAMENTAUX

A~\Wb~~~' fu:. MARTI N LUTHER KING.

FRANTZ/ANON ...

LA PENSEE NOIRE LES TEXTES

FONDAMENTAUX

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MIEUX VIVRE EN CE MONDE Par Catherine Golliau

ÉDITORIAL

Qui suis-je? Comment vivre? Ces questions, l'Inde se les pose depuis des millénaires, et les réponses ont été multiples . Car il n'y

a pas « une », mais « des » sagesses indiennes : la quête d 'absolu des adeptes du Veda , le refus de la souffrance du bouddhisme, le principe de non­violence des jaïns (dont, 2 500 ans plus tard, Gandhi fera une arme contre le colonialisme) .. . Pensées très complexes qui, bien avant Platon ou Aristote, s 'interrogent sur la notion de réalité ou sur l'im­portance du langage. Au contraire des monothéis­mes dans J'attente d'un bon­heur après la mort, les sages de l'Inde s'intéressent à des voies de salut qui permettent tout simplement de mieux vivre en ce monde. La civilisation indienne est pragmatique, d'où son rapport respectueux à la nature, l'importance qu'elle

Longtemps, l'Occident a traité l'Inde avec mépris, lui refusant même le droit d'être philosophe.

accorde au corps et à son énergie et les techniques sophistiquées de méditation qu'elle a développées pour en tirer parti. Longtemps, l'Occident l'a trai­tée avec mépris, lui refusant même le droit d'être philosophe. Aujourd'hui, logiciens et physiciens du monde entier se passionnent pour ses spécu­lations. Mais que disent vraiment ses textes ? Trop souvent, nous nous contentons de les lire à travers Je filtre des vulgarisateurs. Le Point Références vous propose de les découvrir ici, directement, avec l'aide de commentaires rédigés par les meilleurs spécialistes français . Une invitation à une autre connaissance ...

En couverture : Un vieux sage à Bénarès. © Sylvain Leser /Le Desk

Le Point Références 3

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Sommaire Textesfondan1entaux

SAGESSES DE L'INDE 6

AUX FONDEMENTS DE LA PENSÉE INDIENNE 6 Par Michel Hulin

AUX ORIGINES ÉTAIT L'ORDRE ••• 10 Par Catherine Golliau

Textes et clés de lecture 12

Repères : les principaux dieux 32 du panthéon hindou

QUAND l'HOMME SE CRÉE PAR SES ACTES 36 Par Catherine Golliau

Textes et clés de lecture 38 Repères : Moines contre ascètes 48

QUI EST cc JE»? 50 Par Michel Angot

Textes et clés de lecture 54 Repères : la force du tantrisme 72

QUAND l' ABSOLU RENCONTRE L'ORDINATEUR 76 Par Catherine Golliau

Textes et clés de lecture 78 Repères : Quand l' islam adopte la caste 90

Occident : la fin du mépris 92 Par Roger-Pol Droit

Chronologie 94 Lexique 98 Bibliographie 104

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4 Le Point Références

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Réduire à quelques pages la très riche biblio­thèque des textes fonda­mentaux indiens relève de la gageure, voire de l'imposture : on n'em­brasse pas la mer. Et il est très difficile, même

Des extraits des livres sacrés des principales religions du sous-continent.

en se condamnant au saupoudrage - dans notre cas, inévitable-, de faire un choix objectif entre les multiples trai­tés du Veda, les grandes épopées, les canons bouddhiques, jaïns , sikhs, sans parler évi­demment des six écoles philosophiques de l'hin­douisme, des traités d'esthétique et de politi­que, ce qui laisse encore de côté la littérature éso­térique, tantrique, sou­fie, etc. Nous avons donc choisi de publier et de commenter ici des extraits des livres sacrés des principales religions

du sous-continent, sans traiter toutefois le Coran. De même, si les grandes écoles de pensée sont représentées, nous n'avons pas choisi de publier de penseurs musulmans, qui ont déjà fait l'objet d'un précé­dent hors-série du "l'oint (Les textes fondamen­taux de la pensée en Islam, n° S). De même, no.us ne pré­sentons ni poésie profa­ne, ni textes politiques - d'où l'absence de l 'Arthasastra de Kau­tilya -, ni de textes plus intimes, comme le célè­bre Kâmasûtra. Chaque groupe de textes est précédé d'une intro­duction à visée plus his­torique que spéculative pour permettre de com­prendre dans quel contexte ils ont été éla­borés. Le lecteur trouvera à droite le texte lui-même, et à gauche son com­mentaire, qui l'explique, présente son auteur quand il est identifié, et rappelle sa postérité. Les mots graissés et accom­pagnés d'un astérisque sont à retrouver dans le lexique. C.G.

Décryptages

LES LIEUX DE SAVOIR 106

Tombouctou, les trésors de Sankoré Par Valérie Marin La Meslée

Marcel Detienne

« Le terreau du totalitaire, c'est une "Histoire à soi et pour soi" »

PORTRAIT

Les errances d' Athanasius Kircher Par Sophie Pujas

116

LA MÉMOIRE LONGUE 119

La maison du docteur Blanche Par Élise Lépine

IDÉES ET ESSAIS 124

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Michel Hulin est professeur émérite de philosophie indienne comparée à l'université Pa ris-IV. Il est l'auteur, entre autres, de Shankara et la non-dualité (Bayard, 2001),

L'Inde des sages (Oxus, 2008), Comment/a philosophie indienne s'est-elle développée ? La querelle brahmanes­bouddhistes (Panama, 2008) et de La Mystique sauvage (PUF, 2008).

À Bénarès, sur les rives du Gange, un homme enseigne à un enfant.

SAGESSES DE L'INDE Introduction

Puisant sa source dans l'antique Veda, la pensée indienne se construit comme une exégèse de textes sacrés, orientée vers la recherche de la délivrance.

AUX FONDEMENTS •

DE LA PENSEE INDIENNE Par Michel Hulin

L es premières traces d'une pensée spéculative en Inde se rencontrent vers le milieu du second millénaire

avant notre ère, dans certains hymnes duRig-Veda" (cf p. 12). Ces spéculations se développent et s 'affinent dans des textes comme les Brâhmana " et les Âranyaka" (vers 1000 av. l-é.), consa­crés à une interprétation ésotérique, c'est-à-dire « cachée », du rituel védique. Elles passent au premier plan dans les Upanishad" (de 800 à 400 av. J.-C. environ, cf p. 14), textes « initiatiques » axés sur le thème d'une correspondance entre les éléments constitutifs de la personne et les structures du cosmos. Ces spéculations débouchent sur l'iden­tification mystique de l'âme individuelle (âtman) et de 1'« Âme du monde » ou brahman *. Ce sont elles qui inaugurent vraiment la philosophie indienne. C'est à cette époque, également, qu'émergent des idées force comme le « renonce­ment » (sannyâsa) et la « non-violence » (ahimsâ ").

Effervescence religieuse Mais à partir de 500 av. J.-C. environ,

particulièrement dans la moyenne val­lée du Gange, apparaît toute une effer­vescence religieuse qui conteste le sacrifice védique et la prééminence de la caste* des brahmanes* , les prêtres. La plupart de ces mouvements religieux ont été éphémères, mais deux au moins, ceux fondés par le Bouddha* (cf p. 38) et par le Jina (cf p. 46), ont été à l'origine

de grands ordres monastiques et ont peu à peu développé leurs propres philosophies, indépendantes de la tra­dition des Upanishad. Après y avoir fleuri durant quelque quinze siècles, le bouddhisme a fini par disparaître du sol indien. Le jaïnisme, lui, a persisté jusqu'à nos jours, mais cantonné à cer­taines régions et milieux sociaux.

Il existe aujourd'hui un consensus pour considérer que la philosophie indienne « scolastique » a pris forme aux alentours du début de l'ère chré­tienne, à la faveur des multiples débats publics organisés alors dans les cours de temple, les monastères, les cours royales, etc.

En Inde, le point de départ de la réflexion est moins I' « étonnement » aristotélicien* que le sentiment que « quelque chose ne colle pas », tant dans l'ordre de la connais­sance que dans celui de l'action. L'idée prévaut que l'image du monde procurée par la perception sensible a quelque chose de factice, alors même qu'elle ordonne les apparences de manière rela­tivement cohérente. S'y ajoute le soupçon qu'un intérêt caché nous incite à ne pas remettre en question cette image du monde. D'où un malaise aussi profond que sournois, celui-là même que le Bouddha, dans son célèbre « sermon de Bénarès » (cf. p. 38) a désigné comme dukkha" ou « souffrance ». JI ne s'agit pas d'une ignorance pure et simple, mais d'une sorte de non-savoir (avidya) ou de pseudo-savoir dans lequel nous •••

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Introduction SAGESSES DE L'INDE

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••• baignons tous de la naissance à la mort, sans jamais nous en distancier. Cette dimension collective du non-savoir s' appréhende au mieux à travers le para­digme * du songe où le rêveur se sent pris dans une trame d'événements dont il n'a pas conscience d'être le metteur en scène. C'est dire qu'en Inde, l'accès au savoir authentique ne s'opère pas, comme en Occident, à travers un redres­sement patient et systématique des inexactitudes inhérentes à lexpérience sensible brute, mais à travers une brus­que rupture avec cette dernière, un véritable réveil du songe de la vie. Tout sage indien se voit - et est vu - comme un « éveillé ». C'est d'ailleurs le sens même

L'autodidacte n'existe pas en Inde, en quelque domaine que ce soit: tout maître s'est formé auprès d'un maître qui a eu lui-même un maître.

du terme bouddha, qui est un qualifica­tif et non pas un nom propre.

Or ceci entraîne deux conséquences capitales. La pre­mière: de même que le réveil est produit par quelque choc extérieur et non comme un dévelop-

pement de I'« intrigue » du rêve, de même le sage indien ne s 'éveille pas par ses propres forces, mais à travers un secours qui lui est apporté de l'extérieur. La seconde : de même que le réveil opère un retour à un état de conscience anté­rieur réputé plus authentique, de même l'éveil spirituel restitue au sage un savoir absolu qu'il avait comme oublié. Et ces conséquences ont à leur tour des consé­quences. D'un côté, l'autodidacte n'existe pas en Inde, en quelque domaine que ce soit : tout maître s 'est formé auprès d'un maître qui a eu lui-même un maître. De l'autre, on n'échappe à la régression à l'infini qu'en posant un Maître primitif : tantôt l'absolu lui-même ou brahman ; plus fréquemment une figure divine qui en est l'hypostase*: Vishnou (cf p. 32), Shiva (cf p. 32), la Déesse (cf p. 32), etc. C'est cette figure qui aurait initialement dispensé le savoir à des sortes de pro­phètes ou de voyants, appelés rishis, lesquels l'auraient transmis aux lignées humaines. En même temps, l'ignorance

Les textes fondamentaux Le Point Références

métaphysique* étant congénitale à l'homme (saha-ja) , elle ne fait qu'un avec la condition humaine. C'est dire qu'elle aussi émane de labsolu. Cette dimension transcendante de l'ignorance est appe­lée mâyâ ou « illusion cosmique », terme qui, dans la mythologie védique, dési­gnait Je pouvoir des dieux de tromper au combat leurs adversaires (les «démons ») en déployant tout un arsenal de « leurres ». Il y a là une thématique hautement spéculative, aux termes de laquelle l'absolu est à la fois le mal et le remède : d'un côté, il se dévoile « gratui­tement » aux hommes, leur dispensant un savoir auquel ils seraient incapables d'accéder par leurs propres forces , de l'autre c'est de lui que procède l'igno­rance dans laquelle les êtres finis sont plongés dès l'origine.

Une révélation initiale De là découle une conception des

rapports entre temps et vérité aux anti­podes des conceptions occidentales. La vérité - et avec elle l'ordre social juste - ne réside pas dans )'avenir, comme le terme idéal d'un progrès indéfini de la connaissance ; elle se situe dans Je passé, déjà oubliée, déjà perdue. Nous n'avons pas à la conquérir un jour pour de bon, mais à la retrouver, à la reconquérir. C'est pourquoi la philoso­phie indienne ne se considère pas comme une discipline autonome. Elle a besoin de puiser dans une révélation initiale (tel est le sens du terme shruti •, synonyme de Veda) , au sens où une plante doit puiser sa sève dans Je sol. Initialement, elle se conçoit comme une simple exégèse des textes sacrés et de leurs parties constituantes, comme les Upanishad. Mais parce que le passage du temps n'amène par lui-même qu'obs­curcissement et dégradation, cette révélation doit être comprise comme continuée, de manière à s'adapter à la déchéance intellectuelle et morale pro­pre à des époques plus tardives. C'est ainsi que le Veda va se trouver « com­plété » par les épopées: le Mahâbhârata (incluant la Bhagavadgîtâ) (cf p. 22), Je Râmâyana (cf p. 28), plus tard les tan­tras•, les âgamas •,etc. Parallèlement,

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au cours des premiers siècles de notre ère, la discipline philosophique « tech­nique » prend forme autour de recueils de sûtras• (litt. « fils conducteurs ») , sortes d'aphorismes qui jalonnent les étapes de l'enseignement d'un maître et qui, à leur tour, exigent un commen­taire pour être compris. Elle se déve­loppe ainsi, quasiment jusqu'à nous, comme une littérature de commentaires de commentaires, inspirée en dernière analyse du même Veda.

Vers la « délivrance » Quelle sera la thématique dominante

de ce vaste corpus de textes? Au pre­mier chef, uhe réflexion sur Je contenu même de l'éveil. L'expérience

SAGESSES DE L'INDE

n'ont pas l'habitude de rattacher à la philosophie.

Si la méditation sur la délivrance est au cœur de cette réflexion philosophi­que, celle-ci ne se désintéresse pas pour autant du « domaine des apparences ». Si des courants comme le Vedânta* (cf p. 64) ou le bouddhisme dit du «Grand Véhicule » (cf p. 44) ont parfois tendance à n'y voir qu'un chaos indé­chiffrable, d 'autres écoles comme le Nyâya* ou le Sâmkhya (cf p. 58) s'ef­forcent d'y discerner des régularités qui font signe vers l'unité ultime. Est à comprendre dans ce sens la célèbre doctrine des « quatre buts de l'homme », laquelle met la délivrance en série avec

ordinaire une fois comprise comme asservissement aux apparences, son verso caché prendra le nom de « délivrance » (moksha •, nirvâna •chez les bouddhistes). Or, celle-ci est censée reposer sur un savoir absolu, lequel n'est pas acquis mais retrouvé. En un sens, donc, elle est elle-même éternelle, passant seulement du virtuel à l'actuel. Et il en ira de même

La philosophie indienne a développé toutes sortes de pratiques méditatives et ascétiques que les Occidentaux n'ont pas l'habitude de rattacher à la philosophie.

de son siège, l'âme ou le Soi (âtman). D'un autre côté, cependant, l'âme ne nous est connue qu'en devenir,« coin­cée » entre la naissance et la mort. La solution de cette contradiction sera donnée par la notion de samsâra • ou «transmigration » (apparente) des âmes depuis un passé sans commencement. L'attention se tourne alors vers le méca­nisme psychologique par lequel s 'opère cette distension temporelle de l'âme. C'est ainsi que la philosophie indienne revient inlassablement à l'analyse de la perception sensible, et tout spécia­lement des illusions des sens. Le pro­blème, pour elle, est de saisir sur le vif comment ce qui est donné aux sens comme directement présent est en fait construit ou projeté. Dans le sillage de ces recherches , elle a été amenée à développer-sous l'appellation générale de yoga• - toutes sortes de pratiques méditatives et ascétiques que les Occi­dentaux nourris de pensée grecque

trois autres buts , inférieurs mais légiti­mes : kâma (le plaisir), artha (la richesse et le pouvoir), dharma • (le maintien d 'un ordre social juste).

Chacun de ces buts fait l'objet de trai­tés normatifs , ou shâstras censés, eux aussi, avoir été « à l'origine » commu­niqués aux hommes par la divinité. Cette doctrine a pour complément celle dite des « quatre stades de vie », qui décrit Je déroulement d'une vie humaine idéale. Dans le même ordre d'idées, on trouve sur Je plan « sociocosmologique » la théorie des phases d'expansion et de résorption de l'univers (kalpa-pralaya) , et celle des « Âges du monde » (yuga) qui explique l'alternance des décaden­ces et des renouvellements dans le devenir de la société. Toutes ont en commun l'idée d 'un temps cyclique, «image mobile de l'éternité », excluant par là même toute espèce de philosophie de l'histoire, a fortiori toute notion de progrès. •

Introduction

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Introduction LES TEXTES FONDATEURS

Les écrits védiques, les épopées comme les premiers ouvrages spéculatifs qui fondent la pensée indienne, n'ont qu'un souci: encourager l'homme à préserver l'ordre du monde.

AUX ORIGINES ÉTAIT l:ORDRE ... Par Catherine Golliau

Où commence l'histoire de l'Inde ? II y a très longtemps, sûrement. Mais quand ? La culture indienne traditionnelle ne s 'est

pas intéressée aux dates et à l'ordre des évé­nements . Obsédés par le maintien de l'ordre du monde, le dharma* , ceux qui ont composé les plus grandes épopées guerrières , le Mahâ­bhârata ou le Râmâyana,

ère. Malheureusement, son écriture est demeurée in déchiffrée, la laissant dans le silence. Pourquoi a-t-elle disparu ? Probablement fut-elle victime d'un drame écologique. Mais certains crurent longtemps qu'elle avait été détruite par des nomades venus du nord, vers le 11• millénaire, à l'époque où Babylone domine la Mésopotamie.

Immigrés du lointain Cau­n'ont pas eu le culte de l'histoire telle que J'en- Les Occidentaux feront des

case, cousins probables des Iraniens, ces envahis­seurs glorifient dans leurs corpus de textes sacrés, le Veda • (« savoir »), la

tendent les Occidentaux. Ils sont dans le mythe, la durée, la répétition qui fait oublier le change-

Âryas une ethnie dominatrice, la « race des Seigneurs ».

ment, source de chaos et de perturbation. II faut ainsi attendre le xne siècle de notre ère pour que, prenant modèle sur les chroniqueurs qui chantent la gloire des nouveaux envahisseurs musulmans, un brahmane* du Cachemire com­pose la première chronique en sanskrit , le Râjataranginî.

Mythes, histoire et archéologie Pour connaître les temps les plus reculés de

l'Inde, ceux où s'enracine la pensée indienne, les historiens doivent donc s'en remettre le plus souvent aux mythes , gardiens de la mémoire éternelle, et à l'archéologie. C'est elle qui a per­mis de faire le lien entre Ashoka * (111• siècle av. J.--C.), figure mythique du bouddhisme, et l'em­pereur qui, le premier, unifia le sous-continent, dispersant partout des colonnes sculptées à sa gloire, dont les lions accouplés sont devenus le symbole de l'Inde indépendante. C'est grâce à l'archéologie encore que surgit du passé dans les années 1920 la très sophistiquée civilisation de Mohenjo-Daro *, qui aurait fleuri dans la large vallée de l'lndus du v" au ne millénaire avant notre

10 1 Les textes fondamentaux Le Point Références

grandeur des éléments, l'essence de la vie (le soma), la vache qui les nourrit, le cheval qui les porte. Leurs dieux s 'appelaient Indra*, Agni, Surya. On ne retrouve pourtant dans leur langue, le sanskrit* , ni le mot « maison » ni le mot « labour », termes qu'ils emprunteront aux peuples soumis, ces dashyas trop bruns qu'ils méprisent. Pourquoi les appel­le-t-0n ârya? Cet adjectif signifie « noble »," moral », «pur » en sanskrit. Dans le Veda, il ne s'applique pas à un peuple, mais à l'élite qui pratique les sacrifices, les brahmanes ou prêtres. Les Occi­dentaux en feront une ethnie dominatrice, la «race des Seigneurs », fable aux funestes consé­quences. Or, que sait-On de ce peuple? Pas grand­chose, si ce n'est ce qu'en disent ses textes. Leur obsession? Maintenir lordre du monde. Ce peu­ple longtemps errant craint plus que tout le désordre. Associé à la parole sacrée, celle du Veda, le sacrifice rituel doit maintenir le dharma, l'ordre du monde. Leur culte s'organise autour de rites complexes décrits précisément par les textes : fabrication des briques à une date propice pour monter un autel provisoire en plein air, purification des sols, allumage du feu qui portera

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La bataille entre Yudhisthira* et Jayadratha*, une scène du' Mahâbhârata; bas-relief en terre cuite de la période Gupta* (v' s.).

les offrandes aux dieux ... « Chaque fois qu'il est offert, le sacrifice a la taille d'un homme », affirme le Satapatha-Brâhmana.

Veda et Brâhmana Ce n'est évidemment pas un hasard si c'est par

le sacrifice du géant Purusha, l'homme fondamen­tal, que naissent le monde et sa loi. « Sa bouche fut le Brahmane, de ses bras, on fit le Guerrier, ses jambes, c'est le Laboureur, le Serviteur naquit de ses pieds », affirme le Rig-Veda (cf p. 12), le premier corpus des textes sacrés du Veda, composé probablement vers 1500 avant Jésus-Christ.

Certains Brâhmana vont se prolonger par des chapitres purement spéculatifs qui vont constituer les premières Upanishad• (cf p. 14). Ainsi la Brihadâranyaka-Upanishad (cf p. 18), datée du VIe siècle avant notre ère, est-elle le quatorzième et dernier livre de la très volumineuse Satapatha­Brâhmana. Mais tandis que les brahmanes, qui sont aussi les érudits du temps, réfléchissent, les temps changent : les pasteurs cèdent le pas aux agriculteurs, apparaissent des villes, des royaumes, de nouvelles façons d'honorer l'Absolu. Vers le 1•• millénaire avant notre ère, des hommes se

retirent dans la forêt pour

Dès le premier millénaire, Des hommes se retirent vivre en ascètes. Se déve­loppe alors le yoga, qui propose une spiritualité plus intérieure. Puis vers le VI° siècle avant notre ère,

à côté des formules rituel­les et des poèmes, appa­raissent dans le corpus védique de longs dévelop­

pour vivre en ascètes, remettant en cause le rituel védique.

pements, les Brâhmana •. Leurs auteurs (non identifiés) examinent pas à pas un rituel supposé connu dans le but de démontrer que chaque geste, chaque parole, chaque offrande a sa raison d'être car la liturgie est une manifestation du dharma ; sa mise en œuvre le renforce. Le brahman •,d'où ces ouvrages tirent leur nom, est l'énergie mysté­rieuse produite par l'acte rituel. Il est l'Absolu, le Principe à l'origine de tous les phénomènes.

dans la vallée du Gange, se multiplient les courants contestataires, d'où naîtront le bouddhisme et le jaïnisme. Au ni" siècle avantJ.--C., l'épopée du Mahâbhârata illustre encore le souci des dieux de maintenir l'ordre du monde, mais dans son sixième livre, laBhagavadgîtâ, c'est le dieu Krishna (cf p. 24) lui-même qui invite le héros à s'abandonner à lui, à vivre en lui, dans un élan mystique qu'ignorait jusque-là le védisme. Les brahmanes vont devoir s'adapter. .. •

Le Point Références Les textes fondamentaux 11

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Clés de lecture LES TEXTES FONDATEURS

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La naissance du monde selon le Rig-Veda

L'hindouisme* n'est pas moins une « religion du Livre » que le judaïsme ou

l'islam : ses croyances et ses rites trouvent leur origine dans un ensemble de textes en sanskrit* désigné sous le nom de Veda•, « le Savoir >>, texte source com­posé de traditions orales consi­dérées comme des révélations. Composé probablement vers le II• millénaire, au moment où com­mencent les invasions aryennes, et achevé vers le vm• siècle avant notre ère, il témoigne du métis­sage entre la culture des noma­des ârya, qui commencent alors à s'installer dans l'Inde du nord­ouest, et les apports des popu­lations locales.

Les quatre Veda Pendant des siècles, le Veda ne sera que parole, transmise ora­lement dans les familles de hautes castes *. Ce n'est qu'à partir de l'apparition du boud­dhisme et du jaïnisme (Y" siècle avant J.-C., cf p. 34 et 42) que des groupes de brahmanes * se mirent à compiler le canon védique *, lorganisant en qua­tre collections (samhitâs) : le Rig-Veda, d'abord, ou Veda des hymnes. qui comprend des tex­tes remontant au début du Il" millénaire. Initialement des­tiné aux prêtres , il est le plus sacré, le plus connu des Indiens, également le plus accessible en traduction. Le deuxième recueil, le Yajur-Veda recense les formules sacrificielles (yajus). Le Sâma-Veda, recueil de mélodies , est un ouvrage à l'usage des chantres où il est dit comment psalmodier ou chanter les versets du Ri{fVeda.

Plus tardif, I'Atharva-Veda a une position à part : du nom du roi mythique qui l'a révélé, Athar­van Angirasa, il était destiné au chapelain royal et traite des sujets les plus variés, des char­mes de longue vie comme de spéculations philosophiques.

L'hymne s'interroge sur l'existence même de Dieu avant la création, sur l'unité de la réalité, le désir, la valeur de l'ascèse ...

À ces recueils s 'ajoutent des œuvres rassemblées par genre : les Brâhmana •, qui instituent les rites et en commentent le symbolisme, les Âranyaka •, très ésotériques, et les Upa­nishad *, premiers grands textes spéculatifs, surtout axées sur la quête d'une sagesse per­mettant de supprimer toute souffrance. À cet ensemble s 'ajoutera plus tard la Bhaga­vadgîtâ, issue du Mahâbhârata (cf p. 20).

La naissance du monde Les deux hymnes ci-<:ontre sont extraits du Rig-Veda. Ils expli­quent, chacun à leur manière, l'origine du monde. Les poètes védiques se sont passionnés pour cette question et y ont répondu par des mythes assez divers, mais qui obéissent à un schéma constant : d 'une situa­tion précosmique émerge une organisation stable et hiérarchi­sée des choses et des êtres. Le premier extrait est l'un des plus connus des textes védi-

Les textes fondamentaux Le Point Références

ques . Il s 'interroge sur l'exis­tence même de Dieu avant la création, sur l'unité de la réalité, le chaos des origines , le désir, la valeur de l'ascèse. Ces ques­tions nourriront plus tard abon­d amm en t la philosophie indienne. Le doute fondamental qu'il exprime face au divin est tenu par certains comme le fondement même de cette civi­lisation.

Le Sacrifice comme reproduction de la création Le deuxième texte, aujourd'hui encore récité quotidiennement par les brahmanes, est tout aussi important. Le sacrifice de Purusha, l'homme primordial, présenté comme étant à l'origine de la naissance de l'univers, énonce les lois fondatrices du védisme puis de l'hindouisme : un ordre cosmique possédant deux dimensions, l'une en soi, le dharma *, l'autre en acte, le rita, manifesté par l'acte rituel et la parole sacrée. Au centre de cet édifice sym­bolique et pratique, le « Sacri­fice »,qui reproduit la création du monde mais aussi le main­tient et le régénère, tout en attribuant à l'homme une place centrale. Démembré, le corps de Purusha est la source de toute chose dans la nature, des hommes, mais aussi des hym­nes sacrés et des dieux, orga­nisés en un tout harmonieux et hiérarchisé. Ce texte fait aussi remonter à l'origine du monde l'organisation sociale indienne, stratifiée en quatre « fonctions » (« Brahmane >>,

« Guerrier >>, '' Laboureur » et «Serviteur ») . C.G.

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LES TEXTES FONDATEURS

« L'Homme est tout ce qui est, ce qui fut et ce qui sera »

e Ni le non-Être n'existait alors, ni !'Être,/ W Il n'existait l'espace aérien, ni le firma­

ment au-delà./ Qu'est-ce qui se mouvait puissamment ? Où ? Sous la garde de qui ?/ Était-ce l'eau, insondablement profonde ?

Il n'existait en ce temps ni mort, ni non-mort ;/ Il n'y avait de signe distinctif pour la nuit ou le jour./ L'Un respirait de son propre élan, sans qu'il y ait de souffle./ En dehors de Cela, il n'existait rien d'autre.

À!' origine les ténèbres étaient cachées par les ténèbres./ Cet univers n'était qu'onde indis­tincte./ Alors , par la puissance de !'Ardeur, !'Un prit naissance,/ [principe] vide et recouvert de vacuité.

Le Désir en fut le développement originel, / (désir] qui a été la demande première de la Conscience./Enquêtant en eux-mêmes, les Poè­tes surent découvrir / par leur réflexion le lien de !'Être dans le non-Être.

Leur corde était tendue en transversale./ Qu'est­ce qui était au-dessous? Qu'est-ce qui était au-dessus ? / Il y avait des donneurs de semence, il y avait des pouvoirs./ L'Élan spontané était en bas, le Don de soi était en haut .

Qui sait en vérité, qui pourrait ici proclamer d'où est née, d'où vient cette création secon­daire ?/ Les dieux [sont nés] après, par la créa­tion secondaire de notre [monde] ./ Mais qui sait d'où celle-ci même est issue?

Cette création secondaire, d'où elle est issue,/ si elle a fait l'objet ou non d'une institution, - / celui qui surveille ce [monde] au plus haut firmament / le sait seul-, à moins qu 'il ne le sache pas ?

RIG-VEOA, SECTION 10, HYMNES SPlCUIATIFS OU VEDA, TRAD. L RENOU ©GALLIMARD, UNESC0, 1957.

L'Homme [Purusha] a mille têtes , mille yeux, mille pieds, / après avoir couvert la Terre de toute part, il a débordé de dix doigts ./ L'Homme est tout ce qui est, ce qui fut et ce qui sera./ Il est maître aussi de l'immortel dont par la nour­riture il dépasse la croissance. / Telle est sa taille, et plus grand encore est l'Homme./ Tous les êtres sont un quart de sa mesure, les trois autres sont l'immortel au ciel. / Avec ces trois quartiers, L'Homme est monté là-haut. / Mais !'autre quart est demeuré ici, d 'où il a développé en tout sens / les choses qui mangent et celles qui ne mangent pas./De lui est née la Virâj, et de la Virâj , L'Homme./Sitôt né, il a dépassé la terre en arrière comme en avant. / Quand les dieux tendirent le Sacrifice avec l'Homme pour obla­tion* ,/ Le printemps fut son Beurre, !'été son Bois, l'automne son Oblation./Sur la Jonchée ils arrosèrent la Victime, l'Homme, né au com­mencement : / Les Dieux le sacrifièrent et aussi les saints et les poètes./ De ce Sacrifice à consom­mation totale, le Beurre diapré fut recueilli : / De là furent fabriquées les bêtes de l'air, de la forêt et des villages./ De ce Sacrifice à consom­mation totale sont nés hymnes et mélodies,/ Les mètres en sont nés, nées les chèvres et les brebis./Lorsqu'ils divisèrent l'Homme, en com­bien de parties l'ont-ils arrangé? /Que devint sa bouche, que devinrent ses bras? / Comment s 'appellent ses jambes et ses pieds? / Sa bouche fut le Brahmane, de ses bras, on fit le Guer­rier,/ ses jambes, c'est le Laboureur, le Serviteur naquit de ses pieds./ La Lune est née de son esprit, le Soleil est né de son œil, / De sa bouche Indra* et Agni, de son souffle est né Vâyu. / L'Air est issu de son nombril , de sa tête le Ciel s 'est développé./ De ses pieds la Terre, de son oreille les Régions : ainsi se constitua le monde / [ ... ] lorsque les Dieux tendant le sacrifice, lièrent l'Homme pour victime./ Les Dieux ont sacrifié le Sacrifice au Sacrifice : telles furent les lois primordiales./ Les pouvoirs de cet acte ont atteint le Ciel, là où sont les saints antiques et les Dieux.

« HYMNE DE rHOMME •, RIG·VEDA, 1().90, /N LE VEDA, TRAD. !. VARENNE, © US DEUX OCÉANS/ DENOËL, 2003.

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Clés de lecture LES TEXTES FONDATEURS

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L'âtman selon la Chandogya-Upanishad

L es Upanishad* sont à la philosophie indienne ce que les présocratiques

sont à la philosophie occiden­tale : elles inspirent par leurs intuitions, elles énoncent sim­plement des vérités que les philosophies devront dévelop­per et justifier. Il s 'agit donc pour la philosophie de repenser clairement ce qu'elles disent confusément, de démêler ce que ces énoncés ont d'obscur, mais aussi d'éclairant et d'édi­fiant. La Chandogya-Upanishad est, avec la Brihadâranyaka­Upanishad (cf p. 18), l'une des plus anciennes (v1• siècle av. J.-C.) et des plus importantes par son contenu philosophique. Elle met en scène un dialogue entre un brahmane*, Uddâlaka Aruni, et son fils , Shvetaketu.

La cause du monde " Tout ce qui est est brahman », affirme le père. Le mot sanskrit brahman est probablement le plus énigmatique de la philoso­phie indienne ancienne. li appa­raît dans la littérature cultuelle des Brâhmana* (vers le x• siè­cle av. J.-C.) pour désigner la puissance obscure de la parole qui accompagne le geste sacri­ficiel , l'efficacité invisible et inviolable de l'acte sacré. Or les Upanishad lui donnent un sens nouveau : c 'est la cause matérielle immanente au monde, le commencement et la fin, la substance même dont le monde est fait. Celui qui en a conscience se trouve « dans la paix » parce qu'il sait que la cause seule existe absolument, le monde n'en étant que le produit. Face à la réalité absolue de cette cause, l'homme

C'est par l'âtman que l'être humain est présent à toutes choses et à lui-même.

dispose d'une partie de cette puissance sous la forme de son " intention », c'est-à-dire de sa pensée motivée. L'intention moti­vante est également la cause matérielle de ses actions, qui sans elle n'existent pas. Voilà pourquoi elle a la puissance de conduire l'homme, après la mort, là où elle le destine à survivre, dès cette vie. Les Upanishad reviennent souvent sur cette idée: les pensées de l'homme le destinent à une existence post mortem conforme à leur valeur ici-bas. Il importe donc que les intentions de l'homme soient pures, s'il désire survivre dans un séjour pur. La doctrine du karma* se pré­figure ici, avec l'idée que les intentions morales de l'agent dessinent à l'avance son destin moral après la mort. Il existe dans la littérature des Upanishad un second terme qui forme un couple avec le mot brahman: il s'agit d'âtman, tra­duit ici par « âme ». En effet,

Les textes fondamentaux Le Point Références

l'homme peut s'accorder au bmh­man par son intention, à condi­tion que celle-ci soit bonne, mais elle ne suffit pas à le relier à tout ce qui existe. C'est pourquoi il existe aussi, dans son être le plus intime, une réalité matérielle absolue, à la fois la plus petite et la plus grande, la plus inté­rieure et la plus embrassante, que I' Upanishad nomme âtman. C'est par lui que l'être humain est présent à toutes choses comme il est présent à lui-même, car il se sait par cette puissance cause de tout ce qui existe pour lui. La conscience de cette unité absolue sera le thème privilégié au vnl" siècle par le philosophe Shankara (cf p. 64). Les deux autres extraits insistent sur l'unité constitutive de tous les êtres : quelle que soit leur individuation, les vivants ont part à l'être (sat) qui les fait exis­ter, parce qu'il est l'unité vivante qui fait d'eux ce qu'ils devien­nent individuellement. La médi­tation conclut à l'identité entre l'être, on pourrait écrire l'Être, et la nature de l'être humain : ce par quoi justement il se sait être fait également l'être de tous les vivants. D'où le " Tu es cela » (tat tvam as1). Répétée dans cette Upanishad comme un refrain, cette parole en concentre l'en­seignement : l'individu est cela, il n'est que cela, l'être imperson­nel et intime à tous les vivants comme à soi-même.

Marc Ballanfat, spécialiste de philosophie indienne, traducteur, entre autres, de La Bhagavadgîtâ (Garnier-Flammarion, 2007), coauteur de Philosophies d'ailleurs (Hermann, 2009).

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LES TEXTES FONDATEURS

« Elle est la seule réalité, c'est l'âtman »

Upanishad ... .... >C ... .... ... ...

® 1. Tout ce qui est est brahman. Il faut, en y reconnaissant le commencement, la fin et le présent de tout, être dans la

paix. L'homme est intention; il est, en sortant de la vie, selon qu'il en a dans ce monde conçu l'intention. Il faut exercer son intention. 2. Esprit pur, n'ayant pour corps que vie, pour forme que lumière, pour concept que vérité, pour essence qu'espace, source de toute acti­vité, de tout désir, de toute perception d'odeur ou de goût, embrassant tout ce qui est, muette, indifférente, 3. Cette âme, qui est au-dedans de mon cœur, est plus petite qu'un grain de riz, qu'un grain d'orge, qu'un grain de moutarde, qu'un grain de mil, que le noyau d'un grain de mil ; cette même âme qui est au-dedans de mon cœur est plus grande que la terre, plus grande que l'es­pace, plus grande que le ciel, plus grande que tous les mondes. 4. Source de toute activité, de tout désir, de toute perception d'odeur ou de goût, embras­sant tout ce qui est, muette, indifférente, est cette âme qui est au-dedans de mon cœur. C'est brahman même. Celui qui se dit : « En sortant de ce monde je le joindrai '" en vérité, il n'y a [pour lui] aucun doute. Ainsi dit Chandilya­Chandilya.

CHANDOGYMJPllNISHAD, 111, 14, TRADUCTION ORIGINALE.

1. « Pour faire le miel, mon ami , les abeilles recueillent les sucs des plantes les plus diver­ses, les ramènent à l'unité d'un seul suc. 2. Les divers sucs ne se distinguent pas l'un comme le suc de telle plante, l'autre comme le suc de telle autre. De même, en vérité, mon ami, toutes les créatures, bien que plongeant dans l'être, ignorent qu'elles plongent dans l'être. 3. Ici-bas, tigre ou lion, loup ou sanglier, ver ou papillon, mouche ou moustique, quoi qu'elles soient, elles gardent leur individualité. 4. Quant à l'essence subtile, c'est par elle que tout est animé; elle est la seule réalité, c'est l'âtman ; et toi-même, Shvetaketu, tu es cela.» - "Seigneur, reprit le fils, instruisez-moi encore. » - « Soit, mon ami! »

1810.,Vl, 9.

1. " Si, mon ami, on frappait ce grand arbre que voici à la racine, tout en perdant de sa sève, il continuerait de vivre. De même si on le frappait au tronc, ou si on le frappait au sommet, tout en perdant de sa sève, il continuerait de vivre. Pénétré par l'âtman, par la vie, aspirant avide­ment les sucs de la terre, il demeure en joie. 2. Mais si la vie abandonne une branche, elle sèche ; une seconde, elle sèche de même ; une troisième, elle sèche aussi; si elle abandonne tout , il sèche tout entier. De même, mon ami, sache ceci: 3. En vérité, l'être, abandonné par l'âme vivante, meurt ; l'âme ne meurt pas. C'est par cette essence subtile que tout est animé; elle est la seule réalité ; elle est l'âtman. Toi-même, Shve­taketu, tu es cela. » " Seigneur, reprit le fils , instruisez-moi encore. » " Soit! »

IBID., VI, 12.

1. " Apporte-moi un fruit de ce nyagrodha. » " Le voici, Seigneur. » " Partage-le. » « Le voici par­tagé. " " Qu'y vois-tu? » " Un nombre de petites graines, Seigneur. » " Eh bien! partage une de ces graines. » " En voici une partagée, Seigneur. » " Qu'y vois-tu? » « Rien, Seigneur. »

2. Le père reprit : " Cette essence subtile qui échappe, mon ami, à notre perception, c'est en vertu de cette essence subtile que cet arbre, si grand qu'il soit, se dresse. 3. Crois, mon ami. Cette essence subtile anime tout; elle est la seule réalité ; elle est l'âtman. Toi-même, Shvetaketu, tu es cela. » " Seigneur, instruisez-moi encore. » " Soit! »

IBID., VI, 1H2.

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Clés de lecture LES TEXTES FONDATEURS

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L'Être et l'origine du monde selon la Chandogya-Upanishad

D ans cet extrait de la Chandogya-Upanishad, le dialogue se poursuit

entre Uddâlaka Aruni, le père, et son fils Shvetaketu. Ici, la méditation se concentre sur la relation entre les propriétés des choses inanimées et la cause qui les fait être. La com­paraison avec les produits de l'artisanat, qui sont autant de transformations d'une matière, définit l'immanence de la rela­tion entre !'Être et les êtres : ceux-ci procèdent de l'Être matériel qui les constitue. Si lon peut dire de toutes les cho­ses individuelles, en effet, qu'el­les sont ou qu'elles existent, alors cela signifie que l'Être est leur réalité matérielle (satya) , car sans cet Être immanent à tout ce qui est, les choses ne seraient pas. Elles sont la trans­formation de cette réalité maté­rielle qui les fait être. On retrouve ici, entre les choses et !'Être matériel, la relation d'immanence qui définit égale­ment le rapport entre les êtres vivants et l'âtman (cf p. 14) qui les constitue.

Le non-être n'est ni n'existe Le deuxième extrait explicite la doctrine de l'être sous­jacente au discours d'Uddâ­laka. La Chandogya-Upanishad affirme avec fermeté que la création ex nihilo ne se laisse pas penser, s'il est vrai qu 'on ne pense que ce qui est. Du néant, on pourrait tout penser comme tout dire, en somme

tout imaginer, parce que, très précisément, le non-être n'est ni n'existe. Voilà pourquoi ce texte se refuse à-poser l'exis­tence d 'un non-être initial , parce que cela reviendrait à

La philosophie indienne ne manifeste pas la prédilection pour le néant que l'Occident a souvent cru y discerner.

lui accorder une forme d'être, s 'il est vrai qu'être et exister ne se distinguent pas. Or, la philosophie indienne ne mani­feste aucune prédilection pour le néant, contrairement à ce que l'Occident a souvent cru discerner en Inde.

L'Être engendre toutes choses Encore convient-il de caracté­riser cet Être primitif. L'~nicité ( eka) et la non-dualité ( advitîya) le définissent, parce que tout être vient de lui, « au commen­cement » ( agre ), dans la mesure où il y a un commencement. En réalité, celui-ci n'est que relatif à l'expansion de l'Être primor­dial ; le temps commence au moment où les êtres procèdent de !'Être réel. Avant cela, il n'y a pas lieu d'évoquer le temps ni le commencement. L'ontolo­gie * , c'est-à-dire l'étude de l'être, se mue en théorie de la création du monde, quand

Les textes fondamentaux Le Point Références

!'Être initial devient la matrice qui enfante les éléments pri­mordiaux : le feu, les eaux et la nourriture. On peut probablement s'éton­ner que !'Être initial éprouve le désir d'engendrer les choses et se demander si le désir le caractérise légitimement. N'est­on pas ici devant un cas exem­plaire d'anthropomorphisme? En réalité, les philosophies indiennes distinguent deux formes de désir : il existe un désir coupable, celui que l'ima­gination engendre dans l'esprit pour l'égarer, mais il y a aussi le désir authentique qui a sa source en soi (âtman) . La génération des choses et des êtres une fois initiée, !'Être achève de différencier tout ce qui est selon deux modalités : l'introduction en chaque être

L'étude de l'être se mue en théorie de la création du monde : l'Être initial devient la matrice qui enfante les éléments primordiaux.

vivant de ce qui fait son essence, son « âme vivante »; l'application à chaque chose d'un nom et d'une apparence. Le processus d'individuation commence alors, puisqu'il est possible de différencier les choses, selon le nom qu'on leur donne et l'aspect matériel qu'elles prennent. M.B.

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LES TEXTES FONDATEURS Upanishad

« Au commencement, mon ami, -il n'y avait que l'Etre »

® 4. De même, mon ami, que par un mor­ceau d'argile on connaît tout ce qui est argile, les diverses modifications n'en

étant que distinction de nom et affaire de langage et n'y ayant qu'une réalité, l'argile; 5. De même, mon ami, que par un morceau de cuivre on connaît tout ce qui est cuivre, les diverses modifications n'en étant que distinction de nom et affaire de langage, et n'y ayant qu'une réalité, le cuivre ; 6. De même, mon ami, que par une seule lame on connaît tout ce qui est fer, les diverses for­mes n'en étant que distinction de nom et affaire de langage et n'y ayant qu'une réalité, le fer : ainsi en est-il, mon ami, de cet enseignement. 7. - Sûrement mes vénérables maîtres ne savaient pas cela. S'ils avaient su, comment ne me l'auraient-ils pas dit? Mais vous, Seigneur, dites-le moi. - « Soit, mon ami », répondit-il.

CHANDOGYA-IJPANISHAO, VI, 1, 4, TRADUCTION ORIGINALI.

1. De toutes choses au commencement, mon ami, il n'y avait, seul et sans second, que !'Être. Quelques-uns disent, il est vrai : De toutes cho­ses, au commencement, il n'y avait, seul et sans second, que le néant. De ce néant naquit l'être. 2. Mais comment, continua-t-il, en serait-il ainsi, mon ami? Comment l'être naîtrait-il du néant? En vérité, c'est l'être qu'il y avait au commen­cement, l'être, seul et sans second. 3. Il pensa: Puissé-je multiplier! Puissé-je enfan­ter! Et il produisit le te jas [feu-chaleur] . Le te jas pensa: Puissé-je me multiplier! Puissé-je enfan­ter! Et il produisit les eaux. Et c'est ainsi que toutes les fois qu'un homme pleure ou transpire (par l'effet de la chaleur, de la peine ou de la fatigue), un liquide se produit. 4. Les eaux pensèrent : Puissions-nous nous multiplier! Puissions-nous enfanter! Elles pro­duisirent la nourriture. C'est ainsi que partout où il pleut, la nourriture est en abondance. C'est de l'eau que naît la nourriture.

IBID., Vl, 2.

L'Être pensa : Je veux, par l'âme vivante, entrer dans ces trois règnes (ciel, atmosphère, terre) et établir la distinction du nom et de la forme. Je les veux faire chacun triple (en les combinant avec les deux autres). Et il entra dans les trois règnes par l'âme individuelle et établit la dis­tinction du nom et de la forme. Il fit triple chacun d'eux.

1810.,Vl,3.

1. Uddâlaka Aruni dit à son fils Shvetaketu : Connais de moi, mon ami, la vérité sur le som­meil. Quand on dit d'un homme qu'il dort, il est alors uni à l'être. Il est entré en lui-même; c'est pourquoi on dit qu'il dort; c'est qu'il est entré en lui-même. 2. Comme un oiseau attaché par un fil vole de droite et de gauche et, ne trouvant aucun autre lieu où se poser, finalement se réfugie au lieu même où il est lié, de même, mon ami, l'esprit de l'homme, après avoir volé de place en place, ne trouvant nulle part ailleurs où se fixer, se réfugie dans le souffle; car l'esprit, mon ami, est lié au souffle.

1810., Vl,8.

Le Point Références Les textes fondamentaux

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Clés de lecture LES TEXTES FONDATEURS

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la Brihadâranyaka-Upanishad

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L a Brihadâranyaka-Upani­shad (v1• siècle) est l'une des plus importantes Upani­

shad d'un point de vue philoso­phique, et l'une des plus ancien­nes. Elle donne la parole au brahmane* Yajnavalkya, qu'in­terroge son épouse, Maitreyî. Le premier extrait choisi représente probablement le passage Je plus célèbre del' Upanishad, celui où se concentre le testament spiri­tuel du brahmane.

Le désir qui vient de soi Deux enseignements s'y super­posent. Le premier développe le paradoxe du désir de soi : parce qu'on a conscience de l'objet, on s'imagine que Je désir en procède, comme si l'objet avait Je pouvoir de produire le désir. Certes, on ajoute en géné­ral que l'objet engendre le désir parce qu'on le juge digne d'être aimé ou désiré, mais cela ne suffit pas. En vérité, l'inverse est vrai : désirer son époux ou l'aimer, c'est prendre conscience du désir qui vient de soi. Si le désir n'était pas déjà présent en soi, s ' il n'émanait pas de soi, alors nul objet ne pourrait Je provoquer. Pourtant, une grossière erreur consisterait à faire ainsi de soi (âtman) le seul objet digne d'être regardé, écouté, comme si l'on pouvait s 'objectiver, et se regar­der comme on contemple un tableau. Il n'en est rien. Quand !'Upanishad dit « c'est soi qu'il faut regarder », Je soi est l'unique source du regard, le soleil invi­sible d'où émane la lumière de la conscience. Pourquoi? La réponse se trouve à la fin de cet extrait. Le soi ne peut pas être

l'objet d'une connaissance, parce qu'il en est l'unique source. Ce passage est d'une importance philosophique considérable : il n'est pas facile, en effet, de se convaincre de sa vérité. Quand on se regarde, la syntaxe induit en erreur quand elle fait de soi un objet, marqué en sanskrit* par la terminaison de l'accusatif. La réflexion remet le rapport à l'endroit en faisant de soi la source, ce que marque le texte qui décline le mot âtman au nominatif. Cela signifie que le sujet, ce que chacun est pour soi, ne peut ni ne doit jamais être décrit à la manière d'un objet.

Le soi est l'unique source du regard, le soleil invisible d'où émane la lumière de la conscience.

De plus, si l'on traduit âtman par « principe conscient », il faut préciser qu'il s'agit d'un sujet impersonnel, dans la mesure où se comprendre, c'est se com­prendre comme identique à l'être impersonnel qui fait des êtres ce qu'ils sont. On ne parle pas ici d'une conscience fermée sur soi, mais d'une conscience qui s'ouvre aux autres par cela même qui la constitue, à savoir d'être soi de façon impersonnelle.

L'Être comme élément cosmique infini Le second enseignement concerne la partie la plus énig­matique du discours, là où le brahmane tient des paroles qui vont effrayer Maitreyî. La médi­tation peut, si l'on en croit les

Les textes fondamentaux Le Point Références

paroles de conclusion, s'orienter vers une doctrine matérialiste de l'être : « Il n 'y a pas de conscience perceptive après la mort. » En réalité, l' Upanishad offre un point de vue différent, mais pas totalement imprévu. En effet, il s'agit ici de l'émer­gence de !'Être comme englobant suprême, élément cosmique infini; c'est le symétrique de !'Être primordial (cf p. 12), à savoir !'Être dans sa généralité englobante, dans son extension indéfinie. Il est donc logique d'en déduire que cet Être immensé­ment étendu disparaît à la suite des éléments qui lui ont donné naissance, selon le principe de causalité matérielle. Par suite, la conclusion n'a plus rien de choquant dans la mesure où la conscience perceptive qui accompagne !'Être englobant s'éteint elle aussi quand il dis­paraît. Qu'y aurait-il à percevoir quand plus rien n'existe? Le second extrait conduit, par des comparaisons successives, à la découverte du caractère inaltérable et pur du principe conscient (âtman) en l'homme. S'il passe d'un corps au suivant, s 'il transmigre selon Je circuit des existences (samsâra*) que les actes passés le destinent à poursuivre, pourtant il n'en est pas affecté et demeure pure conscience. Les textes philoso­phiques en fourniront plus tard la raison : Je principe de la conscience n'est pas un facteur d'action, il n'agit pas ni ne subit l'action d'un autre. Voilà pour­quoi, tel le souffle présent dans le monde, il circule dans les êtres sans en être altéré.

M.B.

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LES TEXTES FONDATEURS Upanishad ... .... >C ...

« C'est soi qu'il faut regarder » .... ... ....

® Alors Maitreyî : « Que ferais-je de ce qui ne me donnerait pas l'immortalité? C'est ce que vous savez, Seigneur, que

je vous demande de me dire " ( ... ]. Et il dit :« En vérité, ce n'est pas pour le désir qu'on a de lui qu 'un époux est cher, mais c'est pour le désir qui émane de soi que l'époux est cher. ( ... ] Ce n'est pas pour le désir qu'on a des êtres qu'ils sont chers , mais pour le désir qui émane de soi. Nul objet n'est cher pour le désir qu'on a de lui, mais pour le désir qui émane de soi. C'est soi qu'il faut regarder, écouter, sur soi qu'il faut réfléchir et méditer. ô Maitreyî, quand on se regarde, qu'on s 'écoute, qu'on réfléchit sur soi et qu'on a l'intuition de soi, alors on obtient la connaissance de tout cela. [ ... ] Comme un morceau de sel jeté dans l'eau s'y dissout et il n'y a pas moyen de le saisir, mais en quelque point qu'on prenne de l'eau toujours on trouve du sel, de même en vérité cet élément englobant est infini, sans limites , tout-cons­cience. Après être né des éléments matériels , il périt à leur suite. Il n'y a pas de conscience perceptive après la mort. Voilà ce que j'ensei­gne. » Ainsi parla Yajnavalkya. [ ... ] Là où il y a comme dualité, l'un sent l'autre, l'un voit l'autre, l'un entend l'autre, l'un inter­pelle l'autre, l'un pense à l'autre, l'un perçoit l'autre ; mais quand on est soi le tout de chacun (et chacun le tout de soi), alors qui sentirait-il, et par qui ? Qui regarderait-il, et par qui ? Qui écouterait-il, et par qui ? Qui interpellerait-il, et par qui ? À qui penserait-il , et par qui ? Qui percevrait-il, et par qui? Ce grâce à quoi on perçoit tout, par quoi le percevrait-on? Le prin­cipe conscient de toute perception, par quoi le percevrait-on ? »

BRIHAOÂRANYAKA·UPANISHAO, Il, 4, TRADUCTION ORIGINALE.

3. De même qu'une chenille, arrivée au bout d'un brin d'herbe, se contracte pour une nou­velle avance, de même ce principe conscient, secouant le corps, se dépouillant de l'ignorance, se contracte pour une nouvelle avance. 4. De même qu'un artiste, reprenant la matière d'une figure, la façonne en une nouvelle forme plus belle, de même ce principe conscient,

quand il a secoué son corps, quand il s 'est déchargé de l'ignorance, se donne une nouvelle forme plus belle, d 'ancêtre ou de musicien céleste, de dieu ou de Prajâpati ou de Brahmâ ou d'autres êtres. 5. En vérité, il est absolu, ce principe qui est fait de conscience, qui est pensée, qui est vie, qui est vue, qui est ouïe, qui est terre, qui est eau, qui est air, qui est espace, qui est lumière et qui est ténèbre, qui est désir et qui est déta­chement, qui est colère et douceur, qui est justice et injustice, qui est tout. [ .. . ] 6. L'homme de désir va, par la vertu des actes , au but où son esprit s 'est attaché. Quand il a épuisé les effets de ses actes , quels que ceux-ci aient pu être, du monde où ils l'avaient conduit, il revient ici-bas à ce monde des actes . Voilà pour celui qui désire. Quant à celui qui ne désire pas, qui est sans désir, qui est libéré du désir, qui a atteint l'objet de son désir, qui ne désire que soi, ses souffles à lui ne s 'échappent pas ; n'étant rien d'autre qu'absolu, il se fait absolu. 7. C'est à quoi se rapporte cette stance : " Lorsqu'ils sont tous rejetés, les désirs qu'il portait en son cœ ur, alors le mortel devient immortel ; dès ici-bas, il jouit de l'absolu. Comme une peau de serpent morte gît aban­donnée sur une fourmilière , tout de même gît le corps. Quant au souffle, qui est au-delà du corps , immortel, il est l'absolu, l'énergie, ô roi. » «Je te donne, Seigneur, mille vaches », dit Janaka de Videha.

1810.,IV,4.

Le Point Références Les textes fondamentaux 19

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Clés de lecture LES TEXTES FONDATEURS

CIC = Le dharma i selon le Mahâbhârata

(( L e Mahâbhârata est pour moi de plus en plus "pré-

.... sent" dans une Inde contemporaine qui a peut-être oublié ses intentions premières mais qui continue de vivre de sa substance profonde », écri­vait la grande indianiste Made­leine Biardeau en 1986 à propos de la plus ancienne et de la plus prestigieuse des épopées indiennes. Cruelle histoire pourtant que cette grande (maha) geste des Bharata (100000 versets!), où les morts se comptent par mil­liers. Elle est pourtant devenue l'épopée indienne par excel­lence, la matrice des mythes et l'un des monuments de la culture brahmanique. Conçu probable-

La littérature, le théâtre, la danse et le cinéma de Bollywood s'inspirent de ses récits.

ment après le 1v• siècle avant J.-C. , ce récit n'a cessé d'être présent dans la conscience indienne. La littérature, la sculp­ture, la miniature, le théâtre, la danse et aujourd'hui le cinéma de Hollywood s'inspirent de ses récits. Très tôt, le Mahâbhârata est considéré comme " un cin­quième Veda* »,bien qu'il soit très différent par la forme et le fond des textes qui composent la Révélation (shruti •). Le sixième de ses dix-huit livres est en effet la Bhagavadgîtâ " Le Chant du bienheureux seigneur », l'un des textes les plus vénérés de l'hindouisme* (cf p. 22). Réputé l'œuvre d'un seul auteur, Vyasa, " l'arrangeur » ou « le

diffuseur », le Mahâbhârata est un poème oral en sanskrit* destiné à être psalmodié, d'où de très nombreuses variantes. Pour certains, c'est une compi­lation réalisée sur plusieurs siècles, pour d'autres, comme Madeleine Biardeau, l'œuvre est trop cohérente pour avoir plusieurs auteurs. Sa significa­tion aussi fait débat. Est-ce le reflet des affronte­ments entre les Ârya s'installant dans le sous-continent et les tribus autochtones, au ne mil­lénaire avant notre ère, ou une réponse littéraire à la crise reli­gieuse et intellectuelle du ye siè­cle avant J.-C., qui provoqua entre autre l'avènement du bouddhisme et du jaïnisme (cf p. 38 et 46) ? C'est en effet du dharma• , de l'ordre du monde, qu'il est question ici.

Une guerre de clans À travers le conflit qui oppose deux clans d'une même famille, le Mahâbhârata raconte com­ment les dieux essayèrent de restaurer l'ordre du monde en se débarrassant ... des hommes. Deux camps s'affrontent : d'un côté, les cinq frères Pândava, dont le roi Yudhisthira • et Arjuna, le guerrier parfait. Face à eux, leurs cousins Kaurava menés par Duryodhana. Ils ont chassé Yudhisthira de son trône et contraint les cinq frères à l'exil. Dans le premier extrait, Arjuna a conquis la belle Draupadi. Mais pour éviter des frictions avec ses frères qui troubleraient le dharma, il décide qu'elle sera l'épouse de toute la fratrie. Elle les suivra donc dans leurs tribu­lations et incarnera, comme la

20 Les textes fondamentaux Le Point Références

Arjuna tirant à l'arc pour obtenir ta main de Draupadi (peinture de ta fin du x1x•s.).

Pour restaurer l'ordre du monde, les dieux tentent de se débarrasser ... des hommes.

Sîtâ du Râmâyana (cf p. 28), le modèle de l'épouse idéale. Dans le second extrait, le combat est terminé. Seuls survivent les Pân­dava. S'élève alors, en une élégie magnifique, la malédiction de Gândhârî, mère de Duryodhana et des Kaurava, et femme de Dhirtarâshtra, qui se présente aussi comme la mère de tous les morts. Elle vient maudire Krishna (cf p. 22), le conseiller des Pân­dava qui, avant la bataille, a encouragé à se battre le guerrier Arjuna qui doutait de l'utilité de tuer ses cousins (cf p. 24). Incar­nation de Vishnou (cf. p. 32) mais aussi du destin (daiva) , Krishna accuse Gândhârî de la respon­sabilité du massacre. N'a-t-elle pas mis au monde ceux qui ont causé le trouble ? Quant à Yud­histhira le Pândava, sa réponse révèle sa vraie nature : il est lui­même l'incarnation du dharma et, au final , celui qui tient le décompte des vivants et des morts. C.G.

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LES TEXTES FONDATEURS Mahâbhârata

« Pourquoi les as-tu regardés périr avec indifférence? »

® Les frères Pândava viennent de se pré­senter incognito à un concours de tir à l'arc dont l'enjeu est la belle princesse

Draupadi. Arjuna a gagné l'épreuve et revient avec la jeune fille. Arrivés à l'atelier du potier, les deux célèbres fils [ ... ] allèrent trouver leur mère et lui pré­sentèrent, tout réjouis, Yajnaseni [Draupadi] comme l'aumône qu'ils avaient reçue. Se trou­vant à l'intérieur de la maison, elle ne voyait pas ses deux fils et leur dit : - Partagez l'aumône entre vous tous. Ensuite Kunti vit Krishna et s'exclama :« Mal­heur! Qu'ai-je dit! » Effrayée d'avoir commis un acte contraire au dharma, elle se mit à réfléchir. Elle alla dire à Yudhisthira : - Tes deux frères cadets ont introduit auprès de moi la fille du roi Drupada. Comme à l'ac­coutumée, j'ai dit qu'ils se la partagent, sans faire attention. [ . .. ]

À la vue de Draupadi, les énergiques Pândava, les sens bouleversés, devinrent la proie du dieu Amour. En effet, la ravissante beauté de Pancali [Draupadi] avait été façonnée par le Créateur lui-même. Elle était supérieure à toute autre et captivait le cœur de toutes les créatures. Com­prenant ce qu'exprimaient et ressentaient ses frères , Je fils de Kunti Yudhisthira se remémora tout ce qu'avait Dvaipayana. Craignant qu'il ne survienne entre eux quelque dissension, le roi dit à ses frères réunis : - La merveilleuse Draupadi deviendra notre épouse à tous.

LE MAHÂBHÂRATA, LIVRE 1, TRADUCTION J.·M. PETERFALVI, ©FLAMMARION, 1986.

La bataille est terminée et le sol jonché de morts ... Gândhârî dit à Krishna : " Les Pândava et les fils de Dhirtarâshtra se sont consumés les uns les autres. Pourquoi les as-tu regardés périr avec indifférence, Janârdana? Tu avais Je pou­voir [d'empêcher ce massacre] car tu avais beaucoup de serviteurs et une grande armée. De plus, on t'écoutait des deux côtés. C'est donc volontairement que tu as assisté avec indifférence à l'extermination des Kuru , ô destructeur de Madhou au bras puissant!

Puisque tu as fait cela, tu récolteras Je fruit de ton acte! J'ai acquis un peu de pouvoir ascé­tique en obéissant à mon époux. J'utiliserai ce pouvoir si difficile à obtenir pour te maudire, toi le porteur du disque et de la massue. Puis­que tu as laissé s'entre-tuer les Kuru et les Pândava qui étaient de proches parents, tu tueras tes proches parents, Govinda. Toi aussi, dans trente-six ans, une fois que tes parents, tes compagnons et tes fils auront été tués , pendant que tu parcourras la forêt comme quelqu'un qui n'a pas de protecteur sans être vu ni reconnu de personne, tu trouveras la mort d'une manière ignoble. » [ ... ]

- Lève-toi, lève-toi, Gândhârî! Ne laisse pas ton cœur aller à la tristesse. C'est par ta faute que les Kuru ont péri. En effet, ton misérable fils Duryodhana était envieux et plein d'arrogance, mais tu l'as mis au-dessus de tout en approuvant ses mauvaises actions comme si elles étaient justes. Pourtant, il était cruel, enclin aux hosti­lités, et il a passé outre aux injonctions des anciens. Comment peux-tu vouloir m'imputer une faute qui est la tienne? Quand on plaint ceux qui sont déjà morts ou perdus, on ne fait qu'accroître son malheur en étant malheureux. On subit inutilement un double malheur. Une femme brahmane* met au monde son rejeton pour qu'il se livre à l'ascétisme, une vache pour fournir un animal de trait, une jument pour donner un coursier, une femme sûdra pour donner un serviteur, une femme vaishya pour fournir un gardien de troupeaux, une princesse kshatriya * met son enfant au monde pour qu'il soit tué.

Dhirtarâshtra [ ... ] rejeta les ténèbres nées de son inintelligence et interrogea Dharmarâja Yudhisthira : - Tu connaissais le nombre des guerriers quand ils étaient vivants . Si tu le sais, dis-moi combien ont été tués . - ô roi, répondit Yudhisthira, un milliard six cents millions vingt-six mille hommes ont été tués . Le nombre des disparus [survivants?] s'élève à vingt-quatre mille cent soixante-cinq.

/BIO., LIVRE XI.

Le Point Références Les textes fondamentaux

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Clés de lecture LES TEXTES FONDATEURS

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L'obtention de la sagesse selon la BhagavadgÎtâ

.. A

l'intérieur de l'épopée du Mahâbhârata (cf. p. 20), la Bhagavadgîtâ

représente aux yeux des hin­dous l'épisode le plus secret, donc le plus mystique. Alors que la bataille décisive entre les deux armées est imminente, le valeureux guerrier Arjuna s'effondre sur son char et refuse de combattre. C'est le moment que choisit son cocher, qui n'est autre que le dieu Krishna (cf p. 32), pour lui révéler sa nature divine et le conduire sur la voie du détachement mystique. Mais, pour cela, encore faut-il que le guerrier gravisse les degrés qui le séparent de cette libération. Tel est le but du chant II : enseigner comment briser l'attachement qui le lie aux actes rituels et se libérer du cercle des renaissances (samsâra*) .

« Richesse et pouvoir » Krishna vient d'exhorter Arjuna à sortir de cet apitoiement honteux sur lequel s 'ouvre le poème. Dans le passage du chant li, traduit ici, il ouvre les yeux du héros sur son attache­ment coupable aux rituels et les conséquences d 'un tel investissement. Pour le dieu, si le Veda• (cf. p . 12) com­mande aux prêtres (brahma­nes*) , et aux guerriers (ksha­triya •), d 'accomplir des sacrifices, ceux-ci en se confor­mant à ces « belles paroles »

ne font qu'exprimer leur désir d'obtenir « richesse et pou­voir ». Or puisque tout désir tend vers sa satisfaction, laquelle est éphémère et finit par s 'épuiser, celui qui sacrifie

n'obtient qu'un « ciel » provi­soire et impermanent. Critique sévère de la religion védique, autant dans sorî fondement doctrinal que dans ses prati­ques cultuelles, qui peut s 'ex­pliquer par l'influence que la prédication bouddhiste (cf. p. 38) a pu avoir sur le brah­manisme, au 111• ou au 11• siècle avant notre ère, époque pro­bable de la composition de la Bhagavadgîtâ. La suite montre la voie que doit suivre Arjuna s ' il désire se détacher des rituels védi­ques et se consacrer à l'obten­tion de la sagesse, ce que la tradition occidentale nomme « philosophie ». Toute l'argu­mentation repose sur le double

Arjuna doit se consacrer à l'obtention de la sagesse, ce que la tradition occidentale nomme « philosophie ».

sens du karma* , à la fois acte rituel et action désintéressée. D'un côté, il est certain que le détachement concerne les actions sacrificielles, parce qu'elles impliquent un monde pourvu de qualités sensibles et d'objets que le sacrifiant désire obtenir. D'un autre côté, le dieu invite Arjuna à prati­quer l'ascèse (yoga*) du désin­téressement, qui va lui permet­tre d ' agir dans le pur détachement intérieur, l'esprit et l'intelligence libérés de l'ins­tabilité qui les lie au monde sensible. Voilà pourquoi il n'est

Les textes fondamentaux Le Point Références

Krishna et Arjuna, peinture du x1x• s.

pas contradictoire d'enseigner à la fois que l'acte est inférieur à la pensée (strophe 49), car il signifie ici le sacrifice, et d'affirmer que la perfection n'est rien d'autre que le déta­chement dans les actes (stro­phe 50), ceux que tout homme doit continuer d'accomplir pour préserver le bien-être du monde. Rien n'est donc plus difficile à obtenir : se détacher des désirs, des objets sensibles, du ciel que promettent les paroles védiques, mais ne pas sombrer dans l'inac­tion individuelle, la torpeur psy­chologique et l'anéantissement de toute entreprise humaine. La fin du passage dessine la voie que doit suivre le guerrier-ascète afin de se libérer des obstacles qui nuisent à son intelligence (buddhl) et qui l'enferment dans le circuit infernal des renaissan­ces. L'influence bouddhique se retrouve ici dans le type de rai­sonnement utilisé, celui que l'on retrouve dans les sermons de Bouddha* où l'esprit remonte, un à un, les chaînons qui consti­tuent la relation de mutuelle dépendance (pratîtia-samutpâda) entre!' effet et la cause ou, inver­sement, descend la chaîne des dépendances, de la cause vers l'effet ultime. M.B.

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LES TEXTES FONDATEURS Bhagavadgîtâ

« Car l'acte est de loin inférieur à l'exercice de la pensée »

® 42-44. Les ignorants, eux, profèrent de belles paroles et s 'attachent à la lettre des paroles sacrées en disant qu'il

n'existe rien d'autre ; tout à leurs désirs, ils s'en remettent au ciel. Leurs propos se conforment à des rituels multiples et complexes en vue d'obtenir richesse et pouvoir ; qu'en résulte­t-il? Renaître, tel est le fruit de leurs actes. Comme ils aspirent à la richesse et au pouvoir, leur esprit en est obsédé ; donc , pour eux, la connaissance ne peut trouver l'assise stable qui J'assure d'elle-même.[ ... ] 46. Le monde et ses trois qualités sont l'objet des paroles sacrées. Arjuna, détache-toi de ce monde aux trois qualités, dépasse les contrai­res, demeure en permanence dans l'être, par­delà l'action ou Je repos ; sois en possession de toi-même. Un puits abondamment rempli est un profit pour tous, ainsi en va-t-il du brahmane, instruit aux sources de tous les savoirs sacrés. 47. Fais de l'action ta préoccupation principale, sans jamais en attendre de bénéfices. Que Je bénéfice de J'acte ne soit pas ta motivation, pas plus que la complaisance dans l'inaction. 48. Exercé à l'ascèse, accomplis tes actes avec détachement . Qu'il te soit égal de réussir ou d'échouer. Avoir une âme égale est le propre de l'ascèse. 49. Car J'acte est de Join inférieur à l'exercice de la pensée. En elle, cherche refuge. Pitoyables sont ceux que le bénéfice motive. 50. Exercé à cette pensée, on perd de vue les actes , bien ou mal faits . Par conséquent, entraîne-toi à cette discipline. Le détachement dans les actes , voilà la perfection. 51. Quand ils ont acquis par la pensée cette maîtrise, les sages se désintéressent du bénéfice des actes et se libèrent du lien des renaissances. Ils gagnent la demeure de l'immortalité. 52. Quand ton intelligence aura traversé J' écran de l'illusion, alors tu te détourneras avec dégoût des savoirs sacrés, ce qu'il faut en entendre et ce qui en a été compris. 53. Quand ta pensée, égarée par la tradition sacrée, trouvera la stabilité et se tiendra, immo­bile, dans la paix intérieure, à ce moment tu atteindras Je détachement. [ ... )

62-63. L'homme se prend à penser aux objets, et il s 'y attache. De l'attachement naît le désir, du désir la rivalité, de la rivalité l'aveuglement; on en oublie ce que l'on sait ; la pensée, alors, n'est plus rien ; et l'homme sombre en la per­dant. 64. Mais quand il s 'avance dans le monde des objets, et que ses sens, disciplinés, n'éprouvent plus ni désir ni dégoût, il se maîtrise alors et atteint la sérénité. 65. Avec la sérénité, arrive la fin de tous ses tourments. Avec l'apaisement de l'esprit, son intelligence ne tarde pas à prendre sa pleine mesure. 66. Pas de discernement sans discipline; sans discipline, pas de méditation ; sans méditation, point de paix. Qui trouverait Je bien-être sans la paix? 67. Car l'esprit, soumis au tumulte des sens, entraîne avec lui la clairvoyance du sage, tel le vent emportant le navire sur les flots . 68. Voilà pourquoi, guerrier aux bras puissants, celui qui parvient à dégager entièrement ses sens du monde sensible rencontre la plénitude de la sagesse. 69. Quand il fait nuit pour tous les êtres , l'homme du silence s'efforce d'y voir. Les êtres croient être éveillés. Lui seul n'y voit que la nuit. 70. Comme l'océan recueille l'afflux des eaux tout en restant égal, il est en paix, celui en qui se perdent tous les désirs , non celui qui court après les désirs . 71. Quand, détaché de tout attrait et de tout lien, il s'avance et ne dit plus :« C'est à moi » ni « moi, je », il arrive à la paix définitive. 72. Voilà la demeure absolue. JI n'erre plus celui qui l'a trouvée. Serait-ce à son dernier instant, c'est la libération suprême qu'il atteint.

BHAGAVADGÎTA, CHANT Il, TRADUCTION M. BALLANFAT, ©GARNIER-FLAMMARION, 2007.

Le Point Références Les textes fondamentaux

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Clés de lecture LES TEXTES FONDATEURS

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L'ascèse selon la Bhagavadgitâ

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L 'ascèse (yoga• , en sans­krit) est au centre du chant VI de la Bhagauad­

gîtâ (n• siècle av. J.-C.) . Cette pratique est déjà connue depuis bien longtemps des religieux. Les dialogues du Bouddha évoquent ainsi au 1v• siècle avant J.-C., et à de nombreuses reprises, l'exis­tence de cercles de renonçants vivant dans les forêts et se livrant à des austérités extrê­mes (tapas en sanskrit*).

« Un bonheur sans égal » Parmi ces ascètes , certains avaient quitté la société brah­manique parce qu'ils en contes­taient les normes socioreligieu­ses, centrées exclusivement autour du sacrifice. Ils leur pré­féraient des valeurs plus indi­viduelles où il s 'agissait de rechercher à se libérer, par la connaissance ou les actes, de la roue des renaissances* . Après avoir pratiqué lui-même de longues années les pires

En un lieu de solitude, l'ascète est assis, immobile, en méditation, l'ascèse concernant aussi bien le corps que l'esprit.

macérations, le Bouddha renon­cera aux austérités extrêmes, qui l'ont convaincu que tout excès nuit à la quête de la libé­ration. On retrouve cette recher­che du « juste milieu », fondée sur la nécessité du dosage, dans cet extrait de la Gîtâ, pourtant un texte brahmanique.

La description s'ouvre sur une scène telle que la représente­ront plus tard les miniatures indiennes : en un lieu de soli­tude, l'ascète est assis, immo­bile, en méditation, l'ascèse concernant aussi bien le corps que l'esprit (manas). La doc­trine philosophique sous­jacente à cette pratique soli­darise les activités corporelles et mentales , et va jusqu'à considérer que l'esprit n'est rien d'autre qu'un organe inté­rieur, vers lequel convergent les diverses informations sen­sorielles. On comprend mieux pourquoi les strophes de ce chant insis­tent sur l'instabilité mentale et la nécessité de la contrôler. L'ascète, mieux que quicon­que, éprouve cette dispersion des pensées chaque fois qu'il s 'installe pour méditer, et, par contraste, le détachement qu'il finit par obtenir, à force d'exer­cices, lui procure « un bonheur sans égal » (strophe 27).

Unité de soi et du brahman Mais que ressent-on quand on goûte la paix intérieure? Les strophes 27 à 29 décrivent l'expérience de l'absolu (brah­man •) : l'ascète « se voit en tous les êtres et voit tous les êtres en soi ». Ce vers prend tout son sens si l'on se rappelle que le pronom réfléchi « soi » traduit le sanskrit âtman, déjà mentionné par les Upanishad (cf p. 14) dans la perspective de l'unité absolue entre soi et la puissance impersonnelle, le brahman, présent en tout ce qui est. De cette façon, l'as­cèse culmine avec la libéra-

Les textes fondamentaux Le Point Références

tion, car le pratiquant « vit en l'absolu ». Mais elle peut être aussi béatitude divine, et cette hypothèse semble, dans le poème lui-même, être privilé-

L'ascèse culmine avec la libération, car le pratiquant « vit en l'absolu ».

giée. Ainsi, les strophes finales expriment un climat dévotion­nel d 'une grande intensité. L'expérience change de nature car il s 'agit alors de goûter l'unité par la communion avec le divin.

La voie de la dévotion Par un effet de symétrie, les strophes remplacent donc l'absolu impersonnel des Upa­nishad par la personne divine, ce qui transforme entièrement le but de l'ascèse : il s 'agit de se fondre en dieu, de s'unir à lui en une relation proche de ce que le christianisme nomme la mystique. Nombreux sont ainsi les passages de la Gîtâ où le dieu Krishna (cf p. 28) s 'adresse sur un ton amical à Arjuna pour l'inviter à l'adorer, à se confier et à s'abandonner à lui. Une autre voie s'ouvre alors à l'ascète, celle de la dévotion (bhaktl), s 'il consent à dépasser l'absolu imperson­nel pour atteindre l'amour divin . À partir du x• siècle, c'est dans la Bhagauadgîtâ que les cou­rants de dévotion qui vont se répandre en Inde et valoriser le culte de Krishna trouveront leur inspiration. M. B.

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LES TEXTES FONDATEURS

« Celui qui s'unit intimement

Bhagavadgîtâ .... .... >C .... ....

à moi a trouvé l'unité parfaite »

e 10-13. L'ascète doit se discipliner sans relâche. Qu'il se fixe dans un lieu soli­taire, seul avec lui-même, contrôlant

son esprit : il n'a pas d'attente, rien ne lui fait envie. En un lieu purifié, qu'il installe fermement un siège, ni trop haut ni trop bas, couvert d'un tissu, d'une peau ou garni d'herbes. Puis, une fois entré dans la posture, qu'il concentre son esprit sur un point, en maîtrisant son activité mentale et ses sens. Qu'il pratique l'ascèse pour se purifier. Qu'il tienne fermement ensuite, alignés et immobiles, le corps, la tête et le cou, concentrant son regard vers l'extrémité de son nez, sans le laisser errer ailleurs . 14. Paisible, toute crainte chassée, fidèle à son vœu de chasteté, il se maîtrise mentalement, recueilli en moi , dans la posture : moi seul l'occupe. 15. Il poursuit son ascèse sans interruption, maître de son mental, et accède à la paix, à la suprême libération : il prend demeure en moi. 16-17. Mais l'ascèse, ce n'est ni l'excès de nour­riture ni le jeûne intégral, ni un sommeil exces­sif ni davantage une privation de sommeil ; c'est doser nourriture et exercice, économiser ses gestes quand on agit, mesurer son temps de sommeil et de veille. Voilà l'ascèse qui met fin à la misère. 18. Quand son activité mentale, une fois contrô­lée, se stabilise d'elle-même, et qu'il s'est coupé de tout désir, on dit alors que l'ascète " a trouvé l'unité ». 19. La flamme de la lampe, sans un souffle d'air, ne vacille pas. Tel est, dit-on, l'ascète qui sou­met son mental et pratique le détachement de soi-même. 20-21. Quand l'esprit se calme, résorbé par la pratique de l'ascèse, qu'on ressent alors la joie de se contempler par soi-même et qu'on aper­çoit par la pensée un bonheur sans égal, au-delà des sensations, si l'on s'y tient, on ne s'écarte pas du vrai. 22. Quand on l'a trouvé, on juge que rien d'autre ne lui est supérieur. Aucun malheur, aussi funeste soit-il, ne peut ébranler celui qui s 'y tient. 23. Sache que cet état se nomme " détachement " puisqu'il a pour but de rompre le lien avec la

misère. C'est l'ascèse, qu'il faut pratiquer avec persévérance, l'esprit mobilisé. 24-25. Quand on s'est affranchi de tous les désirs qui naissent de l'imagination, tous sans excep­tion , que l'esprit contrôle l'ensemble des sens, on s'installe peu à peu dans le calme, avec la ferme résolution de fixer son esprit sur soi et de ne penser à rien d'autre. 26. Chaque fois que l'esprit se disperse, inca­pable de repos, instable, il faut le discipliner, le soumettre à soi. 27. Un bonheur sans égal comble l'ascète à l'esprit apaisé ; la passion s'est éteinte, toute tache s'en est allée : il vit en l'absolu. 28. L'ascète se discipline sans relâche, pur de toute tache et découvre sans effort le bonheur infini d'éprouver l'absolu. 29. Il se voit en tous les êtres et voit tous les êtres en soi. Maintenant qu'il a trouvé l'unité par l'ascèse, il porte un regard égal sur tout. 30. Il me voit en toutes choses et voit toutes choses en moi. Alors, je ne disparais pas à ses yeux, il ne disparaît pas aux miens. 31. L'ascète qui m'adore en tous les êtres, conscient de leur unité, où qu'il vive maintenant, il vit en moi. 32.11 voit que tout se vaut à l'aune de l'absolu : bonheur ou malheur. On reconnaît en lui le suprême ascète. [ ... ) 46. L'ascèse est supérieure à la pratique des austérités, supérieure à la seule quête du savoir et à l'observance des rituels. Deviens donc un ascète, ô Arjuna. 47. Entre tous les ascètes, celui qui s'unit inti­mement à moi, qui se confie à moi, qui m'aime, celui-là, à mes yeux, a trouvé l'unité parfaite.

BHAGAVAOGÎTA, CHANT VI , TRADUCTION M. BALLANFAT, ~ GARNIER·FLAMMARION, 2007.

Le Point Références Les textes fondamentaux

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Clés de lecture LES TEXTES FONDATEURS

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Le Yoga-sûtra de Patanjali

L e yoga • (méthode) consti­tue l'une des principales dimensions de la pratique

spirituelle dans les pays indiens. L'œuvre de référence en est le Yoga-s ûtra* ou « For­mulaire sur le yoga •>,un groupe de 195 aphorismes énoncés vers le lie siècle avant J.-C. Œuvre anonyme qui, un millé­naire après , fut attribuée au légendaire Patanjali*. Les plus anciens manuscrits connus ne remontent pas avant le XIV" siè-

Le yoga est cc l'arrêt des fluctuations du mental », état de silence éveillé prélude à la délivrance.

de, plus de 1500 ans après son élaboration. Quant au commen­taire (présenté ici en italique) attribué à Vyâsa, un brahmane* du v1• siècle, il est aujourd'hui le seul qui demeure des nom­breux écrits que le Yoga-sûtra aura suscités.

Expériences et théorie Qu'est-ce que le yoga? Patanjali le définit comme « l'arrêt des fluctuations du mental », état de silence éveillé prélude à la délivrance, conçue comme le divorce entre !'Esprit et le com­posé humain (corps et mental). Le but est l'isolement de !'Esprit et la disparition du composé humain. Ce yoga ancien, ignoré dans le Veda • , est connu au pays de Gautama le Bouddha* (cf p. 38) et de Mahâvîra le Jina (cf p. 46), qui vivaient près de

Bénarès vers le v• siècle avant J.-C. Avant de devenir des reli­gions , bouddhisme et jaïnisme furent des formes de yoga. Le Yoga-sûtra est un texte dif­ficile car il utilise des mots courants pour des réalités inhabituelles, et si le sanskrit* dispose d'un vocabulaire pré­cis sur ce sujet, rien de corres­pondant n'existe dans nos langues . Comme d 'autres traités ulté­rieurs , il se compose de trois parties : il décrit d 'abord, comme dans le premier texte ci-contre, des expériences psychosomatiques qui relèvent de la mystique ; il présente une méthode pour accéder à ces expériences et, troisième com­posante, il les intègre dans le cadre d 'une théorie générale de l'homme et de l'univers. Expériences, méthodes et théo­rie sont chacune appelée yoga, à partir du J•r millénaire. Toutes sont fondées sur une espé­rance : celle du Yoga-sûtra est ainsi l'assomption de l'Homme en tant que principe spirituel, devenu pur Esprit débarrassé de toute dimension corporelle et mentale. Les traités du yoga répondent toutefois à un cadre sociologi­que précis : le Yoga-sûtra est ainsi écrit pour ceux qui pen­sent, sans limitation de statut, de sexe, de religion. Il s'adresse à ceux qui, revenant du yoga - le silence éveillé -, veulent comprendre des expériences hors normes et déstabilisantes. En effet, en fonction du degré d 'apaisement du mental, le monde objectif change peu à peu d'apparence et les repères

Les textes fondamentaux Le Point Références

du quotidien s'altèrent profon­dément. Comme le yogin • (pratiquant du yoga) peut répé­ter l'expérience et que ce qu'il perçoit alors apparaît plus vrai, il peut perdre le goût du monde de surface.

Le yoga présenté par le Yoga-sûtra a peu à voir avec celui que les maîtres indiens ont diffusé à la fin du x1xe siècle en Occident.

Le second sûtra ci-contre s 'in­terroge ainsi sur la réalité . Patanjali y parle des âsana, (postures), qui sont toujours assises. Les « couples de contraires " dont il est question sont par exemple le chaud et le froid . La posture, comme les autres techniques énumérées ici , est destinée à ceux des yogin, qui, proches du but , n'ont pas encore réussi à l'at­teindre.

Le hathayoga Il est clair que le yoga présenté par le Yoga-sûtra a peu à voir avec celui , postural et théra­peutique, que les maîtres indiens ont diffusé à l'extrême fin du x1x• siècle en Occident. Ce yoga récent est souvent nommé hathayoga, du nom d'un ouvrage fameux, « La petite lampe du hathayoga " (le« yoga de la force ») , qui daterait du xv" ou du xv1• siècle. À partir des années 1950, ce yoga indien est pratiqué comme une forme de gymnastique douce et de relaxation. M.A.

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LES TEXTES FONDATEURS Yoga-sûtra .... ....

« Il s'ensuit que les couples de contraires ne l'assaillent plus »

>C .... .... .... ... ®

42. « Parmi [ces adéquations], celle qui est mêlée des fictions propres aux mots, aux objets et aux notions est dite

adéquation discursive. » Par exemple, il y a le mot [i. e. le son] « vache », il y a l'objet « vache »et il y a la notion « vache » :

on constate que, bien que distincts, c'est sans les distinguer qu'on les emploie. Puisque, quand on les distingue, les propriétés du mot, de l'objet et de la notion sont respectivement différentes , leur voie est donc distincte. Soit un objet, une vache par exemple, [expérimenté) par le yogin en état d'adéquation sympathique, lors d'une expérience de connaissance parfaite déterminée par l'apaisement parfait [du mental) ; si l'objet est lié à des fictions mentales sur le mot, la chose et l'idée, on dit que l'adéquation qui en est mêlée est « discursive ». Mais si la mémoire a été débarrassée de la convention linguistique, que l'expérience de connaissance parfaite liée à l'apaisement parfait [du mental] est vide des conceptions liées aux fictions provenant des paroles et des raisonne­ments l'objet est tenu exactement sous sa forme propre, c'est-à-dire qu 'il est circonscrit à la forme de sa propre nature sans plus : une telle « adé­quation sympathique » est dénuée de toute dis­cursivité; c'est la perception immédiate la plus haute, c'est elle qui est le germe de toute parole, de tout raisonnement car c'est d 'elle que procè­dent paroles et raisonnements. Cette vision ne s'accompagne d'aucune connaissance liée à une parole ou à un raisonnement. Par conséquent, cette vision du yogin née d 'un apaisement parfait du mental dénué de toute discursivité n'est mêlée d'aucun autre moyen de connaissance.

43. Quand le [mental] est complètement purifié de la mémoire, [l'adéquation] qui est comme vide de sa propre forme et où brille l'objet tel qu'en lui-même est non-discursive.

LE YOGA-SÛTRA DE MTAN/ALI. LE YOGMJHÂSHYA DE VYÂSA, SÛTRA 1, 43, TRAD. MICHEL ANGOT, © LES BELLES LETTRES, 2oo8.

46. La posture est ferme et confortable. IBID. SÛTRA Il, 46.

47. Grâce à la relaxation dans l'effort ou à l'iden­tification avec l'infini, [il atteint la posture]. Commentaire de Vyâsa : « Le yogin parfait la posture par le repos dans l'effort continu de manière à ce que son corps ne tremble pas. Ou bien le mental identifié à l'infini produit la pos­ture. »

IBID., SÛTRA Il, 47.

48. « JI s 'ensuit que les couples de contraires ne l'assaillent plus. »

IBID., SÛTRA Il, 48.

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Clés de lecture LES TEXTES FONDATEURS

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Le Râmâyana de VâlmÎki

C omposé vers le 11• siècle avant notre ère, le Râmâyana, ou « voyage

de Râma », raconte en près de 100000 vers les durs combats du prince Râma. Comme le Mahâbhârata (cf p. 20), cette épopée illustre la lutte pour le maintien du dharma* , l'ordre du monde. Ici, comme le raconte l'auteur présumé qui en est aussi le narrateur, Vâlmîki (« l'homme à la termitière » en sanskrit*), le fauteur de trou­bles est le démon Râvana qui cause des ravages impunément, grâce à une promesse obtenue du dieu Brahmâ (cf p. 32). Seul un homme peut le combattre, d'où la décision de Vishnou de s 'incarner dans un humain, comme l'explique ici le premier extrait. Composé alors que le bouddhisme (cf p. 38) bénéficie du soutien du pouvoir, notam­ment sous le règne de l'empe­reur Ashoka* (v. 269-232 av. J.-C.), le Râmâyana peut être interprété comme une arme de guerre brahmanique* contre la religion rivale. D'où l'insis­tance sur le sacrifice, rite védi­que* par excellence ; d'où le fait que Râvana règne sur l'île de Lanka, assimilée à Ceylan (Sri Lanka actuel), où le bouddhisme est alors solidement établi. Ce n'est toutefois ici pas le brahmane* qui a la préémi­nence, mais le guerrier (ksha­triya *), représenté par Râma, roi-guerrier parfait, respectueux de l'ordre : injustement privé de son trône d'Ayodhya, il part sans se plaindre en exil dans la forêt avec son épouse Sîtâ. C'est là que Râvana enlève la jeune femme.

Râma et Sîtâ exilés dans la forêt.

Après l'ultime combat, cosmique, Sîtâ revient à son époux, mais Râma la répudie.

Le deuxième extrait prend place à la fin de l'œuvre. Après l'ul­time combat cosmique mené contre les démons par Râma, aidé des singes et des ours, Sîtâ revient à son époux. Mais celui­ci, convaincu qu'elle a couché avec Râvana, la répudie. Pour prouver sa vertu, la jeune femme se soumet avec succès au jugement par le feu (ordalie). Râma retrouve ensuite son trône, mais la rumeur publique maintient que la reine a été souillée par le démon.

Le dharma est rétabli Par devoir, Râma chasse donc sa femme et leurs jumeaux, qui seront élevés avec l'aide d'un ascète. Devenus adultes, les fils reviennent à la cour et se font reconnaître. Appelée à revoir Râma, Sîtâ, nommée ici Vaidehî, «fille de Videha », et " princesse de Mithilâ »,par référence à son royaume d'origine, en appelle à la déesse Terre dont elle est l'incarnation pour convaincre

Les textes fondamentaux Le Point Références

de son innocence, puis dispa­raît. Après des années de soli­tude, Râma se révélera pour ce qu'il est, un avatar* de Vishnou, et montera au ciel. Unis à l'in­terface du ciel et de la terre, les deux héros rétabliront ainsi le dharma. Plus encore que le Mahâbhârata, le Râmâyana eut une influence décisive sur l'art et la culture, en Inde comme en Asie du Sud­Est. Rares sont les temples où la pierre ne rappelle pas l'un de ses épisodes édifiants. Et dès le 11• siècle de notre ère se multi­plient traductions et variations, jusqu'au Cambodge et à Java. L'une des plus célèbres est l'lrâ­mâvatarâram (« L'avatar de Râma ») de Kamban, écrite vers le x• siècle en langue tamoule et devenue le symbole de la gran­deur de la culture du Sud de l'Inde, face à celle, sanskritiste, du Nord. Au fil des variations, les personnages vont évoluer en fonction des intérêts locaux -à Ceylan, le démon Râvana n'a ainsi plus rien de maléfique ... -et des auteurs : Kâlidâsa (vers le 1v" siècle) imagine « La lignée de Raghu », brodant sur l'histoire de la dynastie solaire de Râma ; au vm• siècle, Bhavabhuti com­pose !' Uttararâmacarita , " la dernière histoire de Râma »; au xv1• siècle, Tulsî-Dâs rédige le Râmcaritmânas, le " Lac de mon­tagne ou de la quintessence de la vie de Râma ». Aujourd'hui, c'est le cinéma et la bande des­sinée qui réinventent le Râmâyana. Mais Sîtâ demeure le modèle de la femme-épouse idéale, et Râma le paradigme de l'homme viril, défenseur des valeurs ... C. G.

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LES TEXTES FONDATEURS

« L'univers entier paraissait bouleversé »

Râmâyana .... ..... >C .... ..... .... ....

® À la demande des dieux, irrités par les ravages causés par le démon Râvana, le dieu Vishnou accepte de s'impliquer

dans la lutte pour le dharma. «Ayant accordé cette faveur aux dieux, le divin Vishnou, en pleine possession de lui-même, réfléchit au lieu où il pourrait s 'incarner dans le monde des hommes. Alors, le dieu aux yeux en pétales de lotus se divisa en quatre et se choisit pour père le roi Dâsaratha. [ ... ] À ce même moment, ce roi éclatant, le destructeur de ses ennemis, offrait une oblation* pour avoir des fils, désirant une descendance[ ... ]. Alors surgit du feu du sacrifiant un être prodigieux à la splendeur sans égale, immensément fort et vaillant[ ... ]. - Bienheureux, sois le bienvenu, dit Je roi en joignant les mains ; Que puis-je faire pour toi ? -Ô roi, dit Je serviteur de Prajâpati [Brahmâ], par ton culte aux dieux, voici ce que tu as mérité aujourd 'hui. Tigre des rois , c'est du riz au lait préparé par les dieux. Prends-Je, il te procurera une progéniture, te portera bonheur et fortifiera ta santé. Donne-le à manger à tes épouses car elles en sont dignes. Alors tu auras d'elles les fils que tu as demandés en offrant ce sacrifice, ô roi. »

LE RÂMÂYANA, FIN DU CHAP. XV ET D!BUT DU CHAP. VI, !D. M. BIARDEAU ET M . .C. PORCHER (DIR.),

I!> GAUIMARD, BIBLIOTHÈQUE DE IA PLÉIADE, 1999.

Sîtâ est reprise par la terre. C'est Râma qui parle d 'abord en s'adressant à l 'un de ses conseillers brahmanes. « Je fais entière confiance à tes paroles, lui dit-il. Vaidehî [Sîtâ] m'avait déjà assuré de sa bonne foi , devant les dieux, et je J'avais reprise chez moi après qu'elle eut prêté serment. Mais la rumeur publique eut finalement raison de moi et je répudiai Maithilî [Sîtâ] . Ce fut par crainte du peuple et bien que je fusse convaincu de l'innocence de mon épouse que j'envoyai Sîtâ en exil ; daigne me pardonner cette décision. Je reconnais comme mes fils les jumeaux qui ont chanté devant nous. Puissé-je aujourd'hui retrouver l'affection de la pure Maithilî, au milieu de vous tous. » Lorsqu'ils apprirent les intentions de Râma, les plus éminents des dieux

accoururent tous ensemble au serment de Sîtâ [ ... ]. Joignant respectueusement les mains, baissant la tête et regardant vers le sol, sous tous les regards qui la fixaient, Sîtâ, vêtue de safran sombre, commença à parler : « Si ma pensée ne fut jamais occupée par un autre que Râma, je demande à la déesse Mâdhavî [la déesse Terre] de m'accueillir en son sein! Si je respecte Râma aussi bien en pensée qu'en actes ou en paroles, je supplie la déesse Mâdhavî de m'accueillir en son sein! Si telle est bien la vérité- que je n'ai jamais connu personne d'autre que Râma -, je supplie la déesse Mâdhavî de me faire une place en son sein! »

Tandis que Vaidehî jurait ainsi de son innocence, il se produisit un prodige : de la surface de la terre qui se fendit s'éleva un trône divin à nul autre pareil, que soutenaient de Jeurs têtes des serpents d'une puissance colossale, avec Jeurs corps divins parés de joyaux célestes. Puis la déesse Terre prit Maithilî dans ses bras et, lui souhaitant la bienvenue, l'installa sur ce trône. Tandis qu'aussitôt Sîtâ s 'enfonçait dans les séjours souterrains, assise sur ce trône, une pluie de fleurs ininterrompue tombait sur elle. Ce spectacle suscita une immense clameur dans les rangs des dieux, qui tous félicitaient la reine pour sa perfection. Dans les airs, les dieux la félicitèrent ainsi à plusieurs reprises , tant la vision de Sîtâ rejoignant le sein de la terre les emplissait de bonheur. Simultanément, les ascè­tes et les rois, tigres des hommes, qui se trou­vaient rassemblés sur l'aire sacrificielle, étaient tous frappés de fureur. Et , dans les airs et sur la terre, parmi tous les êtres mobiles ou immo­biles, les Dhânava à la taille colossale, dans les mondes souterrains, les rois des serpents, les uns poussaient des cris de joie. [ ... ] Tout le monde était fasciné par la descente de Sîtâ dans les entrailles de la terre et cependant l'univers entier paraissait bouleversé.

IBID., CHAP. XCVIII.

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Clés de lecture LES TEXTES FONDATEURS

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Les Lois de Manu et l'ordre naturel

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L es Lois de Manu sont aujourd'hui l'une des réfé­rences traditionnelles de

l'Inde contemporaine, tout en étant l'un des textes sanskrits* les plus connus en Occident. Attribué comme souvent à un personnage légendaire, cet ouvrage, qui n'a reçu son titre qu'au XJX" siècle, a beau n'être en aucune manière un code juri­dique, il a constitué une autorité en matière de religion et de nor­mes sociales, ce qu'on appelle le dharma* .

Ce que l'on peut faire ou ne pas faire Fruit d'une compilation et de refontes successives poursuivies jusqu'au début du premier mil­lénaire, il représente une sorte d'équilibre entre deux univers contradictoires qui ont conjoin­tement formé le brahmanisme* : les valeurs du yoga* et les nor­mes pratiques du Veda• (cf p. 12).AinsideceversetoùManu (IV, 138) dit :« li faut que le brah­mane* dise le vrai. » Éloge de la vérité? Le texte poursuit : « Il faut dire le vrai plaisant, ne pas dire Je vrai déplaisant, ni Je plaisant qui n'est pas vrai. »Manu prône le vrai dans les limites de la com­passion, corrigeant ainsi le « dire vrai »védique* par la compassion yogique (et bouddhique). De même, un sacrifice védique a tout pour choquer Je yogin (pra­tiquant du yoga) : on tue et on mange des animaux, on agit, on parle, on chante, tandis que les valeurs de compassion et de bienveillance sont absentes. Mais le yoga, lui aussi, choque un brahmane védique avec son apologie du silence et son refus

de la beauté du monde dont on veut s'échapper. Difficile, donc, a priori, de concilier ces contrai­res. Mais les brahmanes, qui, avec les rois, sont les premiers destinataires de ce texte, valori­seront le mélange proposé par Manu, parce qu'il pose en termes précis les règles de ce que l'on peut faire et ne pas faire. Le premier texte ci-<:ontre témoi­gne parfaitement de ce balance­ment. L'enseignement sur la nourriture y rencontre J 'une des valeurs centrales du yoga, J'ahimsâ •(«non-violence ») que Gandhi (cf p. 88) interprétera au XX" siècle d'une manière poli­tique. Que l'on comprenne « non-désir de nuire » (où l'essentiel est Je désir) ou « absence de nuisance » (où l'essentiel est de ne pas nuire), ce que l'on doit faire en tant que devoir s'oppose à ce

Chacun porte en lui sa propre destinée et prépare celles qui suivront.

que l'on doit faire comme obli­gation. Certes , quand il s 'agit pour Je yogin de sortir du monde, il n'y a pas de problème. Mais quand il s'agit de faire de l'ahimsâ une pratique sociale, comment faire, puisque la vie se nourrit de la vie? Et, plus important pour un brahmane, le Veda prescrit que, lors d'un sacrifice, l'officiant doit tuer un bouc et manger sa chair. Manu pose donc les règles (il ne peut manger de viande que dans des cas très précis) et résout ainsi le conflit . ..

Les textes fondamentaux Le Point Références

Le second passage traite un aspect du karma• (« acte »), notion issue du yoga, dont le principe est que chacun vit les conséquences de ses actes pas­sés. Les actes s'accompagnent toujours d'un résidu qui va deve­nir une graine et germera un jour : chacun porte donc en lui sa pro­pre destinée et prépare celles qui suivront. Parce que les yogin veulent mettre un terme à leur présence au monde, ils cherchent à stériliser ces graines afin de se soustraire au cycle des vies.

le construis ce que je suis ... Cette notion, adoptée par la suite par les brahmanes, les Lois de Manu en formulent une théorie, laquelle va constituer l'une des principales références pour tous ceux qui sont engagés dans le monde. Manu distingue ainsi entre les actes bons (« les méri­tes ») et les mauvais dont la com­binaison prépare nos vies futures. Les « mérites » peuvent s'accu­muler et former le « compagnon » du trépassé dans l'au-delà, avant que de nouveau il ne s'incarne sur terre. Ainsi avec Manu, cha­cun fabrique ses vies futures , et même la qualité de son au-delà. Si Dieu (ici Prajâpati) existe, il n'est ni un juge, ni un créateur, ni Je but de la vie. li n'est qu'un organisateur et c'est donc sans son intervention que les actes mûrissent dans Jeurs conséquen­ces. Selon les époques, de telles théories ont pu être interprétées diversement. Dans un sens fata­liste : le kanna écrase l'être dès la naissance. Dans le sens de la liberté personnelle : je construis ce que je suis ...

M.A

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LES TEXTES FONDATEURS Lois de Manu

« Dans un sacrifice, tuer n'est pas tuer »

® La mort cherche à tuer les brahmanes parce qu'ils manquent à réciter les Veda et à respecter les règles du bon com­

portement, qu'ils s'adonnent à la paresse et fautent dans le domaine de la nourriture. Il devra manger de la viande quand elle est consacrée pour le sacrifice, sur l'ordre des brahmanes, quand la règle le prescrit ou quand sa vie est en danger. Prajâpati [Brahmâ] a formé le monde entier comme nourriture pour le souffle de vie ; tous les êtres mobiles et immobiles sont nourriture pour le souffle de vie. L'immobile est nourriture pour le mobile, l'édenté pour le denté, le sans-mains pour celui qui a des mains et le timide pour le brave. Le mangeur n'est pas souillé en mangeant des êtres mangeables , même s 'il en mange jour après jour car le créateur a lui-même organisé les mangeurs et les mangeables. « Le sacrifice est une raison pour manger de la viande », voilà dit la tradition la règle des dieux. Le faire à d'autres fins est la loi des démons. Quand un homme mange de la viande, qu'elle ait été achetée, acquise ou offerte par un tiers, après qu'il en a fait l'offrande aux dieux et aux ancêtres, il n'est pas souillé. Sauf en cas de nécessité, un deux-fois-né qui connaît les règles ne doit pas manger de viande en infraction à ces règles . S'il mange de la viande en infraction à ces règles, après la mort, il sera mangé par ce qu'il a mangé. Dieu né de lui-même a créé les animaux domes­tiques pour les sacrifices, et le sacrifice est pour la prospérité de l'univers entier. Donc dans un sacrifice, tuer n'est pas tuer. Il n'y a pas de faute à manger de la viande, à [boire] de l'alcool, à s'accoupler. Ce sont là des activités normales des êtres ; mais s'en abstenir procure de grands fruits .

LOIS DE MANU, V, 4-57, TRADUCTION ORIGINALE DU SANSKRIT À PARTIR DE fÉDITION DE P. OLIVELLE, MANU'S CODE OF LAW. A CRITICAL EDITION

AND TRANSLATION OF THE MÂNAVMJHARMASHÂSTRA, Cl OXFORD UNIVERSITY PRESS, 2oos.

En route vers l'autre monde, que l'homme len­tement accumule du mérite comme les termites [élèvent peu à peu] leur demeure, afin d'avoir un compagnon pour l'autre monde, tout en veillant à n'affliger aucun être. Car là-haut il n'a pour compagnons ni son père, ni sa mère, ni ses fils et sa femme, ni ses parents ; seul le mérite se tient à son côté. C'est seule que naît une créature, seule qu'elle meurt. Seule elle jouit des fruits des actes bons, et aussi des fruits des actes mauvais . Abandonnant le corps mort à la terre comme un morceau de bois ou une motte de terre, les parents s'en vont détournant leur face tandis que le mérite suit [le mort] . Pour avoir un compagnon dans la mort, que sans cesse on accumul.e du mérite, lentement ; avec le mérite pour compagnon, il franchira les ténèbres infranchissables. C'est ce compagnon qui conduit rapidement vers l'autre monde l'homme de mérite ; il est radieux, revêtu d'un corps éthéré tandis que ses fautes disparaissent par l'ardeur ascétique. Il devra toujours entretenir des relations avec les gens d 'un rang le plus élevé possible et éviter ceux d'un rang inférieur, s 'il veut élever sa famille à un rang supérieur.

IBID., IV, 238-243.

Le Point Références Les textes fondamentaux

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Repères LES TEXTES FONDATEURS

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Les principaux dieux du panthéon hindou

Si les dieux sont nombreux dans l'hindouisme*, résidence l'Univers ou lmmen-chacun n'est toutefois qu 'une facette du principe se-forêt (Brahmavrinda) . Ses

de tout, le brahman* . Regroupées au sein de la noms sont multiples : « Em-

Trimûrti, trois dieux sont particulièrement mis en bryon-d'or » (Hiranya-garbha),

avant : Brahmâ, Vishnou et Shiva . En fonction de « Cavalier-du-cygne » (Hamsa-

ses goûts, le dévot peut choisir d'honorer particu- vâhana), « Grand-père » et

lièrement l'un ou l'autre. Nous présentons ici les « aïeul » (Pitâmaha), « Grand-

divinités les plus connues . maître » (Brihas-pati), « Pre-mier-barde » (Adi-~avi) , «Ordon-nateur » (Vid~i, Vedhas) ,

Agni, « Feu ». Polycéphale et triple forme », « le dieu tri- «Celui-qui-façonne » (Druhina, multiforme, il est le dieu du feu pie » -, aux côtés de Vishnou Shastri), « Support » (Dhâtri, de l'époque védique, devenu, (cf p. 34), le « conservateur » Vidhâtri), «Maître-du-monde» par la suite, le dieu du Sud- et de Shiva (cf p. 34), le « des- (Lokesha), ~ Principe-indestruc-Est. tructeur ». Dieu à quatre têtes tible-de-la-Parole » (Akshara-

- la cinquième fut réduite en Brahmâ), « Né-du-nombril » Asura, « démon ». Personnifi- cendres par le troisième œil de (Nabhi-ja), etc. Si des images cation du désordre du monde, Shiva - et à quatre bras, il est de Brahmâ ornent la plupart ces démons terrifiants sont les souvent représenté comme un des temples, il n'est vénéré que ennemis traditionnels des dieux homme dans la force de l'âge, dans le temple de Pushkara, dont ils veulent prendre la place. qui porte la barbe. Soit il tient dans le Rajputana, et n'est un Redoutables guerriers qui peu- dans chacune de ses mains les objet de culte que sous la forme plent les régions infernales, ils quatre Veda* (cf p. 12), soit il féminine de Shakti. Il est marié possèdent l'art de la magie. les tient dans une seule main à Sarasvatî ou Brahmî.

et brandit dans les autres divers Brahmâ. Il est !'Être-immense, accessoires : un sceptre, une Durgâ, la Déesse, « l'lnacces-!'Absolu, la forme personnifiée louche sacrificielle, un rosaire, sible », « Celle dont on appro-- et masculine - du Brahman un arc et une cruche d'eau. Il che difficilement »,« Celle dont suprême, l'immensité. Il trouve est également représenté de- il est dangereux d'approcher ». son origine dans le Prajâpati bout sur le lotus qui sort du Elle est la Déesse vierge, mais védique, avant de devenir dans nombril de Vishnou endormi. Il aussi la Mère universelle telle l'hindouisme l'une des trois a pour monture un cygne, sym- que la définit la Devî Upani-divinités de la Trimûrti* - « la bole de la connaissance, et pour shad : « Elle dont l'Être-im-

Les textes fondamentaux Le Point Références

mense et les autres dieux ne peuvent eux-mêmes compren-dre la forme est appelée l'ln-connaissable. Elle dont la li-mite ne peut être trouvée est appelée l' illimitée. Elle qui seule est partout présente est appelée !'Unique. Elle est la conscience transcendante dans toute connaissance. Elle est le vide dans tous les vides. Elle, au-delà de qui il n'est point d'au-delà, est appelée l'lnac-cessible . » Déesse guerrière, archétype des divinités fémini-nes indépendantes, elle revêt parfois des formes effrayantes, comme Câmundâ, « Destructri-ce-des-démons », que le Mâr-kandeya purâna décrit ainsi : « Une déesse noire, terrible à voir. Elle portait une épée, un lacet, une lourde massue et, autour de son cou, un collier de têtes de morts. Desséchée, vieille et hideuse, elle était vêtue d'une peau d'éléphant. La bouche ouverte, la langue pendante, les yeux injectés de sang, elle emplissait de ses cris les quatre coins du ciel. » Mais Durgâ est aussi Candî « la Vio-lente », « la Furie », Gaurî « la

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LES TEXTES FONDATEURS Repères

Brahmâ « aux-quatre-visages •>, peinture indienne du x1x' siècle. Krishna enfant sur une feuille de lotus, peinture indienne du xv111' siècle.

Fauve » et surtout Kâlî « la seule crasse du corps de sa tika* est son symbole graphi- divinité très populaire au nord Noire ». Jeune et féminine, mais mère. Parce qu' il défia son père que. Destructeur des obstacles, de l'Inde, mais aussi à Java. toujours agressive, elle est qui lui trancha la tête, il se vit charitable et dispensateur de alors revêtue d'une peau de adjoindre la tête du premier être dons, Ganesa est le dieu du sa- Krishna. Nommé « le Noir » tigre, parée d'un collier de crâ- dont Shiva croisa la route. Avec voir, mais aussi de l'entreprise. en raison de son teint sombre, nes et d'une ceinture où se sa tête d'animal et son corps Il a pour monture une souris, cet avatar* de Vishnou est mêlent têtes et mains coupées. d'homme, son appartenance au Mûsha-ka. « descendu »sur terre, dans le Ses dix bras brandissent autant règne animal et au genre hu- Mahâbhârata pour établir la d'armes de guerre. Accompa- main, il est l'union de deux Garuda, «Verbe-ailé ». Moitié religion de l'amour. Mais à gnée des démons femelles contraires, le microcosme et le vautour, moitié homme, invin- l'image du dieu guerrier de la Dâkini, les mangeuses de chair macrocosme. Si le Rig-Veda en cible, il sert de véhicule au dieu Bhagavadgîtâ, appelé aussi crue, Kâlî a pour ville éponyme fait mention, il n'apparaît sous Vishnou. Il se nourrit presque Bhagavant, le Bienheureux Calcutta, déformation de Kâli- sa forme actuelle que dans le exclusivement de serpents, Seigneur, vont se superposer ghat, et joue un rôle majeur Mahâbhârata (cf p. 20). Ganesa pour lesquels il éprouve une dans la littérature tardive, dans le tantrisme. n'a qu'une défense, mais quatre haine mortelle, et a pour celle des purânas*, et notam-

bras. Tandis que deux de ses épouse Unnati (« Progrès »). ment le Bhagavata-Purâna, Ganesa ou Ganesh, « Souve- mains tiennent un lacet et un celle d'un dieu-enfant, puis rain-des-catégories », ou Gana- crochet, les autres font un Hanumân. Demi-dieu à tête d'un jeune berger dont sont pati, «Chef des troupes ». Dieu geste d'apaisement et celui de singe, loyal serviteur et allié amoureuses les bergères. à tête d'éléphant, ce dieu par- d'accorder un don. Sa trompe héroïque de Râma dans le Râ- Krishna fait l'objet d'une dévo-ticulièrement populaire est l'un est tordue, il est obèse, vêtu de mâyana (cf p. 28), il est doué tion toute particulière depuis des deux fils de Shiva et de Pâr- rouge, ses membres recouverts d'une force légendaire et de le développement de la bhak-vatî, et a été façonné avec la de pâte de santal rouge. Le svas- pouvoirs fabuleux. C'est une ti*, à partir du x• siècle. • ..

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Repères LES TEXTES FONDATEURS

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... Pârvatî, « Fille de la montagne ». Épouse légitime, fidèle et terrestre de Shiva, la fille de !'Himalaya porte aussi le nom de Umâ, « la Bienfai­sante ». Incarnant les cinq principes des éléments, elle a pour symbole le nombre cinq .

Sarasvatî ou Brahmî. Déesse de la parole et du savoir, elle est la gracieuse épouse de Brahmâ . Ancienne déesse­rivière, elle est assise sur un lotus et porte un croissant de lune sur le front. Elle est la patronne des arts ainsi que l' inventrice du sanskrit*. Elle possède deux ou huit bras et a pour principaux attributs un luth, un livre, un rosaire et un crochet.

Shiva, « Gracieux ». Avec cinq têtes, trois yeux par visage, cinq paires de bras et quelque mille noms, Shiva est la troi­sième divinité de la Trimûrti . Il apparaît tardivement dans les textes védiques comme un autre nom du dieu Rudra, à la fois terrible et consola­teur. Dans le Mahâbhârata, il est associé à Vishnou (« Le Grand-dieu est partout mais on ne peut le voir. ll est le créateur, le souverain du monde . Il est le suzerain de ['Être-Immense, de l' imma­nent et du Roi-du-ciel. Tous les êtres célestes, de l'Être­lmmense aux génies du mal le vénèrent. »). La mythologie en fait aussi un dieu ascète, pratiquant le yoga•. C'est une divinité ambivalente, destruc­teur universel, mais aussi bienveillante, réparatrice et dispensatrice de grâce, à la

fois dieu de la mort et du sommeil, de la danse et de la puissance sexuelle . Ses com­pagnons sont les Ga na, dieux mineurs de la terre, du ciel et de l'atmosphère, les Vishva, ou Principes-universels, et les esprits mauvais comme les Bhairava (« Esprits -te rr i­bles »), les Bhûta (« Fantô­mes ») ou les Dâkini («Ogres­ses »). Shiva est souvent représenté couvert de cen­dres, portant le croissant de la Lune du cinquième jour sur le front et des bracelets au haut des bras. Des serpents et un collier de têtes de morts entourent son cou, ses che­veux sont en broussaille et il est revêtu d'une peau de ti­gre. Il a pour arme embléma­tique un trident (trishûla) . Les bas-reliefs ou les statues le montrent souvent en train de danser la danse cosmique (tandava) par laquelle, alter­nativement , il am ène le monde à l'existence et l'anéantit. Ou assis, en corn- Le linga, symbole de Shiva dans les sanctuaires.

« SHIVA, QUI DU CENTRE DE L'INDISTINCT ÉMET TOUT LE DIVERS »

« Puisse ce dieu nous conférer une intelligence bénéfique, Lui, Être unique, sans forme, qui - maîtrisant ses pouvoirs - ordonne les multiples formes pour un but donné et de bien des manières, Lui en qui l'univers se résout à la fin et à l'origine. Il est le feu, le soleil, le vent, la lune [ ... ]. On gagne la paix à jamais lorsqu'on connaît Shiva, plus subtil que la subtilité même, Lui qui du centre de l'indistinct émet tout le divers, qui - multiforme - embrasse à lui seul tout l'univers. C'est Lui le Protecteur du monde dans le temps, [ ... ] caché dans tous les êtres, à qui les voyants de caste• brahmanique• et les divinités sont assujettis. Lorsqu'on L'a reconnu comme tel, on tranche les liens de la mort. Quand on L'a connu aussi supra-subtil que la crème au-dessus du beurre fondu - Shiva caché dans tous les êtres, Dieu unique qui embrase tout l'univers - on est libéré de tout lien. Ce Dieu, Artisan universel à jamais installé dans le cœur des êtres, on le reconstitue par le cœur, la réflexion et le sens interne. Ceux qui savent cela deviennent immortels. Quand il n'y a point de ténèbres, alors qu'il n'y a ni jour, ni nuit, ni être, ni non-être, c'est cela Shiva, !'Absolu. »

Shvetâshvatara Upanishad, IV, d'après A_-M. Esnoul (traduction), in L'Hindauisme, © Fayard-Denoël, 1972.

Les textes fondamentau x Le Point Références Facebook : La culture ne s'hérite pas elle se conquiert

Page 35: Le Point - De Véda à Gandhi - Sagesses de l'Inde

pagnie de son épouse Pârvatî, su r le dos de sa monture, le taureau Nandin . Dans les sanctuaires, sa représentation la plus commune est le linga (« signe »), une pierre de forme cylindrique émergeant d'un disque légèrement évidé en forme de bassin pou rvu d'un versoir. Une première interprétation vo it dans le linga une représentation du sexe masculin, le disque étant leyoni (l'organe féminin) . Une légende raconte ains i que Shiva aurait perdu son pénis sous l'effet d'une malédiction lancée par des maris furieux quand il avait courtisé leurs épouses. Mais le linga est aussi le symbole de la puis· sance spirituelle et l'énergie continue de la vie . Shiva a été élevé au rang de divinité unique, absolue et au· dessus du monde, par un cer· tain nombre d'écoles ou sectes suffisamment puissantes pour influencer la religion et la philosophie indienne, notam· ment le Saivasiddhânta et le Virasâiva du Cachemire .

Skanda, « jet de sperme ». Fils de Shiva et de Pârvatî, né de la seule semence de Shiva. Appelé aussi Kumâra, le « Chaste-adolescent », car il symbolise l'abstinence sexuel· le . Il est pourvu de six visages et possède deux ou · douze bras, selon les textes. ll corn· mande l'armée des dieux et a pour attributs la sakti, une sorte de javelot, et le coq . Il a pour monture ord inaire un paon, Paravani (« l'Année »), tueur du Temps. Son histoire est principalement contée dans le Mahâbhârata. C'est un

dieu au culte très ancien et les fêtes qui lui sont consa· crées sont nombreuses en Inde du Sud.

Sri, « Fortune ». Épouse mo· dèle de Vishnou, elle est la déesse de l'harmonie et accom· pagne son mari dans chacune de ses avatâra. Elle porte éga· lement le nom de Lakshmî, et est parfois représentée avec quatre bras. C'est une déesse qui n'a pas de temple .

Vishnou. Deuxième divinité de la Trimûrti* et objet d'un culte particulièrement fervent et populaire, ce dieu très corn· plexe est le « conservateur » de l'univers, qu' il résorbe pen· dant son sommeil. « Il est Vishnou parce qu' il conquiert tout », peut-on lire dans le Mahâbhârata . Il a le corps sombre, noir ou bleu, et quatre bras. À droite, sa main basse serre une conque, sa main haute un disque à gauche, un arc et/ou un lotus se trouvent dans sa main haute, une mas· sue dans sa main basse. La conque symbolise l'origine de l'existence, le disque repré· sente le mental, l'arc corres· pond au pouvoir d' illusion, le lotus est l' image de l'univers et la massue est « la puissan· ce-de-connaître ». Ses bras sont ornés de bracelets, il porte une guirlande, un dia· dème et des boucles d'oreilles. Sa poitrine est ornée d'une mèche de poils dorés et d'un joyau . Un mince voile d'or ceint ses hanches. Vishnou a pour épouse Srî ou Lakshmî, « la Fortune », et pour princi· pal compagnon Visvaksena, le « Conquérant-universel ». Sa

LES TEXTES FONDATEURS Repères

« 0 VISHNOU 1 »

Alors qu'Arjuna (héros de l'épopée du Mahâbhârata) doute avant la bataille qui va l'opposer aux Kaurava, ses cousins, Krishna lui révèle qu'il est un avatâra de Vishnou.

« Le Bienheureux Seigneur dit : "( ... ] Regarde Mes formes par centaines et par milliers. Elles sont variées, divines. [ ... ] Mais Moi, Tu ne peux Me voir par cet œil [de chair] qui est tien : Je te donne l'œil divin. Regarde Ma puissance yogique souve· raine!"[ ... ] Alors le fils de Pându vit ramassé en cette place - le corps du Dieu des dieux - l'univers entier avec ses multiples parties. Et envahi d'étonnement, le poil hérissé, la tête inclinée en un salut, [il) dit au Dieu : "Ô Dieu, je vois en Ton corps tous les dieux aussi bien que les divers groupes d'êtres[ ... ]. je ne Te vois ni fin, ni milieu, ni corn· mencement, ô Seigneur universel et omniforme ! Je Te vois[ ... ] avec Ton diadème, Ta mas.sue, Ton disque et cet éclat ardent qui illumine tout alentour, inaccessible à nos mesures humaines. Tu es l' impérissable, le suprême Objet à connaître, le suprême ré· ceptacle de tout le divers : Tu es l'immuable, le Gardien de l'Éter· nelle Loi [dharma], telle est ma conviction! [ ... ] Le Bienheureux Seigneur dit : "Je suis le temps qui fait dépérir les mondes[ ... ]. Même sans ton intervention, ils ne seront plus tous ces guerriers rangés dans ces armées adverses. En consé· quence, lève-toi, conquiers la gloire en triomphant de tes enne· mis. jouis d'un règne prospère. C'est par Moi qu'ils ont été an· térieurement promis à la mort [ ... ]. Ne te tourmente pas : combats. »

Bhagavadgîtâ, XI, trad. A.·M. Esnoul et O. Lacombe, © Seuil, 1976.

monture est l'oiseau Garuda. On le représente souvent en· dormi sur le serpent d' infini· tude enroulé sur lui-même et flottant sur l'Océan chaotique, durant le temps où l'univers a disparu. Le dieu rêve le monde évanoui et le maintient dans sa mémoire afin qu'à son ré· veil, Brahmâ surgissant de son nombril le recrée à nouveau. Vishnou incarne ainsi l'immu· tabilité qui s'oppose à l' image dynamique de Shiva. Mais

garant de l'ordre du monde, le dieu peut descendre sur terre quand le dharma* est menacé, par l' intermédiaire d'« ava· tara* » (du sanskrit Avatr, « descente vers le bas »). La doctrine classique en recense dix, dont certains sont des animaux, mais d'autres des héros divinisés tels Khrishna ou Râma, le prince du Râ· mâyana (cf p. 28) .

Sandrine Fillipetti, avec Catherine Golliau

Le Point Références Les textes fondamentaux 35 Facebook : La culture ne s'hérite pas elle se conquiert

Page 36: Le Point - De Véda à Gandhi - Sagesses de l'Inde

Introduction LES CONTESTATIONS

En essayant de répondre au problème du cycle des renaissances, le jaïnisme et le bouddhisme vont faire de l'homme un acteur de son propre destin.

QUANQ l:HOMME SE CREE PAR SES ACTES Par Catherine Golliau

Et .si la libération de l'homme ne dépendait que de lui-même ? À l'est de l'Inde, dans les régions de l'actuel Bihar et de !'Uttar Pradesh,

entre les villes de Bénarès et de Patna, vont naître vers les VI• et v" siècles avant notre ère deux courants de pensée qui vont révolutionner la pensée indienne : le bouddhisme* et le jaï­nisme.Est-ce un hasard? Tous les deux naissent dans une région où le brahmanisme* n'est pas dominant, et où se for-ment des royaumes puis-

nique. Car l'homme, pour le Bouddha, se crée par ses actes . L'homme est responsable de lui­même. Les dieux sont renvoyés à leurs intrigues. Mieux, au brahmanisme soucieux du maintien de l'ordre du monde, le Bouddha oppose le principe contraire, l'impermanence. Rien n'est fixe, tout est illusion, et la seule chose dont l'homme puisse parler, c'est de ce qu'il expé­rimente. De même, il va nier la place sacrée du

langage, essentiel dans

sants contrôlés par des Pour le Bouddha, tous les êtres l'univers védique puis­que les mots du Veda• sont porteurs d'une réa­lité intangible. Or, pour l'Éveillé, le langage n'est qu'une approximation de

princes kshatriya* . C'est là peut-être que serait né le yoga (cf p. 26), dont bouddhisme et jaïnisme se sont nourris. Le prince

vivants sont égaux, ce qui exclut le système des castes.

Gautama Shakyamuni, futur Bouddha* , serait né au V" siècle au Népal, dans une ville proche de la frontière indienne actuelle. Il abandonne un jour les siens et sa vie d'opulence pour recher­cher l'origine de la souffrance de l'homme. Après une dizaine d'années de mortifications qui ne lui apportent rien, il découvre grâce à la médi­tation que c'est en renonçant à toute passion et désir que l'homme peut se libérer de sa souf­france. Ce jour-là, il devient le Bouddha, !'Éveillé. Il commence alors à prêcher, fonde une petite communauté de moines itinérants, attire les foules et convertit les puissants.

Le monde est impermanence Son enseignement ? Même s 'il reprend des

termes védiques et certains principes des Upa­nishad• (cf p. 14), il est révolutionnaire : une remise en cause radicale de l'univers brahma-

36 1 Les textes fondamentaux Le Point Références

notre expérience. La réa­lité ne pouvant être fixée, elle ne peut être exprimée, le langage n'est que pure convention. Exit donc l'idéologie du Veda, cette vision du monde fondée sur la pureté, l'inégalité sociale et le rôle fondamental des sacrifices, outils de médiation entre l'homme et les dieux dont les brahmanes* ont le monopole. Pour le Bouddha, puisque les actes sont rétribués en fonction des intentions, bonnes ou mauvaises, tous les êtres vivants , hommes ou singes, hommes ou femmes , de haute ou de basse castes*, sont égaux. Le système des castes n'a plus de justi­fication . Exit le brahmanisme.

Contrairement à ce qui est souvent écrit, pour­tant, il n'est pas certain que le bouddhisme soit une réaction au védisme. Pour Johannes Bron­khorst, professeur à l'université de Lausanne (Aux origines de la philosophie indienne, Infolio, 2008), son rival est d'abord le jaïnisme, né avant

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Page 37: Le Point - De Véda à Gandhi - Sagesses de l'Inde

Moines bouddhistes à Bodhgayâ (Bihar), sur les lieux supposés de l'illumination du Bouddha ..

lui au Bihar et qui, comme lui, essaie de résoudr'e le problème des cycles des renaissances.

L'évitement de la violence D'ailleurs, la biographie de Gautama Shakya­

muni, telle que la présente la tradition, ressem­ble curieusement à celle de Mahâvîra, guide spirituel et réformateur du jaïnisme. On dirait même qu'elle a été calquée sur elle : Vardhamâna Nâtaputta, dit Mahâvîra (Le Grand Héros) , est né quelques dizaines d'années avant Bouddha dans un village du Bihar, lui aussi dans une famille kshatriya.

À 30 ans , il a abandonné ses biens et sa famille pour mener pendant douze ans une vie d'ascèse : entièrement nu, suppor-

(cf p. 88), qui avait grandi dans un environnement jaïn. Mais Mahâvîra prône également un ascétisme extrême que refuse Je bouddhisme, adepte du juste milieu. Dans l'un de ses discours, le Bouddha se moque ainsi des jaïns, disant que s'ils voulaient tant souffrir, c'est qu'ils avaient sûrement beau­coup péché ... Les deux courants s 'opposeront en des débats soutenus, ce qui n'empêchera pas Je bouddhisme d'emprunter à son concurrent le principe des lignées de maîtres ayant atteint la libération, les lïrthankara. Dans Je courant bouddhiste du Mahâyâna (cf p. 42), !'Éveillé ne serait ainsi que Je vingt-cinquième de la série des bouddhas, une autre série devant suivre. Mais si l'un et l'autre mouvements se divisent

en de nombreux courants, tant les quolibets, il finit par atteindre l'omnis­cience (kevala) et deve­nir un saint (arrhat). Pendant les trente années

Le jaïnisme prône un ascétisme extrême que refuse le bouddhisme, adepte du juste milieu.

leur destin sera très dif­férent. Le jaïnisme ne sera que peu ou pas prosélyte et restera cantonné à l'Inde, alors que le boudd-

suivantes, il délivre un message de paix, d'amour et de non-violence envers tous les êtres vivants . Qui a copié l'autre ?

Les deux pensées diffèrent pourtant grande­ment. Opposé à la notion de pureté, ignorant le brahman* , l'absolu, le jaïnisme met l'accent sur l'évitement de la violence, i'ahimsâ* , le " refus de nuire », que popularisera Gandhi

hisme, après être devenu religion quasi officielle sous l'Empire maurya* (lv<-n• siècles av. J.-C.), disparaîtra progressive­ment du sous-continent, dépassé par l'hin­douisme* , puis éradiqué physiquement par l'islam. La pensée de l'Inde ne se comprend cependant pas sans eux : ils vont profondément influencer la pensée brahmanique qui, tout en les combattant, va aussi s 'en inspirer. •

Le Point Références Les textes fondamentaux 37 Facebook : La culture ne s'hérite pas elle se conquiert

Page 38: Le Point - De Véda à Gandhi - Sagesses de l'Inde

Clés de lecture ... a:

LES CONTESTATIONS

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Bouddha et la Mise en mouvement de la roue du Dhamma

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38

V oici, un peu abrégé, le fameux « premier sermon du Bouddha* »,dit de la

Mise en mouvement de la roue du Dhamma. Ce terme en langue pâli* (dharma• , en sanskrit*) ne nomme pas, dans le boudd­hisme, la « loi sociocosmique •>,

mais lenseignement du Bouddha en tant qu'il est conforme à la réalité. Toute la doctrine se trouve ici résumée sous quatre rubriques : d'abord - première noble vérité - l'existence est souffrance, mal-être, malaise. Le Bouddha, l'Éveillé, quand il l'énonce, ne se prévaut d'aucune autorité : c'est l'expérience com­mune qu'il prend à témoin. Ou peut-être plutôt l'opinion com­mune du milieu où il a vécu, dans lequel nul ou presque ne doutait qu'il y eût des vies pas­sées et futures. Cela est central : que nous importerait en effet que la vie soit quelque peu insa­tisfaisante si elle était renfermée entre les bornes étroites de la naissance et de la mort?

La souffrance et la « soif » La souffrance dont il est question ici prend tout son pathétique de ce qu'elle est notre condition « depuis des temps sans com­mencement » et pour aussi long­temps que nous n'en aurons pas tari la source, qui est la deuxième noble vérité, dite « l'origine de la souffrance ». Dans ce texte, c'est la « soif » qui est donnée pour telle - les concupiscences, en somme. Dans d'autres textes, ce rôle est attribué à l'ignorance, entendue comme tendance à « se prendre pour soi-même », ou à « se prendre pour un soi » (âtmagrâha) : l'individu est, pour

La roue du dharma.

La souffrance dont parle le Bouddha est notre condition « depuis des temps sans commencement »

le bouddhisme, un flux d'élé­ments corporels et mentaux instantanés, se succédant en un enchaînement causal appelé « coproduction conditionnée » (cf p. 40), sans noyau permanent ni structure stable qui puisse être à juste titre appelé« moi ». On voit donc bien les liens étroits qu'il y a entre la « méprise du soi » et toutes les passions sub­sumées sous le nom de « soif » :

sans le point de référence de ce soi fictif, ni le désir, ni la colère, la haine, l'envie, la présomption ne seraient possibles ; récipro­quement, sans ces passions, le côté imaginaire et inconsistant du moi nous apparaîtrait bien plus facilement. La troisième noble vérité est l'af­firmation de l'existence d'un état sans souffrances, le nirvâna*. Cet état n'est guère décrit posi­tivement ; il est simplement posé

Les textes fondamentaux Le Point Références

comme non-production de la souffrance dès lors que ses cau­ses, ignorance et passions, ont été éradiquées. La quatrième noble vérité, « du chemin », indi­que comment y parvenir en pratique. Cette voie est détaillée à deux reprises dans le texte sous la forme du « noble sentier octuple »; elle lest aussi dans la déclinaison des quatre nobles vérités sous seize modalités.

Les trois préceptes Mais il est plus aisé d'en com­prendre l'esprit par le biais des trois préceptes : discipline éthi­que, recueillement ou médita­tion, discernement ou sagesse. Contrairement à ce que veut croire le néobouddhisme occi­dental, le pratiquant doit com­mencer par conformer ses mœurs à la morale bouddhique traditionnelle (codifiée dans les listes de vœux des laïcs ou des religieux). Sans ce minimum de maitrise de soi, toute prétention à méditer serait dérisoire : la méditation, selon les doctrines communes du bouddhisme, consiste avant tout à fixer l'es­prit sur une pensée choisie. Chez l'individu qui se sera ainsi arraché à l'aliénation, le discer­nement - fruit de l'analyse fine des facteurs de l'existence -pourra prendre sa pleine mesure: seule en effet la fixation ferme de l'esprit sur les vérités connues par l'intelligence à la lumière de la tradition peut ren­verser laccoutumance aux idées fausses et aux passions. Stéphane Arguillère, chercheur au CNRS, est l'auteur, entre autres, du Vocabulaire du bouddhisme (Ellipses, 2002).

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Page 39: Le Point - De Véda à Gandhi - Sagesses de l'Inde

LES CONTESTATIONS Bouddhisme

« C'est la cessation complète de cette "soif" »

_fi\ Ainsi ai-je entendu : Une fois, le Bien­~ heureux séjournait au parc des Daims,

à lsipatana, près de Bârânasî [Bénarès] . Il s'adressa aux cinq bhikkhus [moines] et dit : "ô bhikkhus, il existe deux extrêmes qui doivent être évités par quelqu'un qui est arrivé à une vie sans foyer:[ ... ] S'adonner aux plaisirs des sens, ce qui est inférieur, vulgaire, mondain, ignoble et engendre de mauvaises conséquen­ces, et s'adonner aux mortifications , ce qui est pénible, ignoble, et engendre de mauvaises conséquences. Sans aller à ces deux extrêmes, [ ... ]le Tathâgata [Bouddha] a découvert la Voie du milieu qui prodigue la vision, qui donne la connaissance, qui conduit à la quiétude, à la sagesse, à l'Éveil et à l'émancipation. Et quelle est[ ... ] cette Voie[ ... ]. Ce n'est que la Noble Voie octuple, à savoir: le point de vue correct, la pensée correcte, la parole correcte, l'action correcte, le moyen d'existence correct, l'effort correct, l'attention correcte et la concen­tration mentale correcte. [ ... ] Voici[ ... ] la vérité noble dite dukkha* . La naissance aussi est dukkha, la vieillesse est aussi dukkha, la maladie est aussi dukkha, la mort est aussi dukkha, être uni à ce que l'on n'aime pas est dukkha, être séparé de ce que l'on aime est dukkha, ne pas obtenir ce que l'on désire est dukkha. En résumé, les cinq agrégats d'appropriation sont dukkha. Voici [ ... ] la vérité noble dite de l'apparition de dukkha. C'est cette " soif » produisant la ré­existence et le re-devenir et qui est liée à une avidité passionnée, qui trouve une nouvelle jouissance tantôt ici , tantôt là, c'est-à-dire la soif des plaisirs sensuels, la soif de l'existence et du devenir, la soif de la non-existence. Voici [ ... ] la vérité noble dite de la cessation de dukkha. C'est la cessation complète de cette "soif », c'est la délaisser, y renoncer, s'en libé­rer, s'en débarrasser. Voici [ ... ] la vérité noble dite le Sentier condui­sant à la cessation de dukkha. C'est la Noble Voie octuple, à savoir le point de vue correct, la pensée correcte, la parole correcte, l'action correcte, le moyen d'existence correct, l'effort correct, l'attention correcte et la concentration mentale correcte. [ ... ]

C'est avec la compréhension:" Ceci est la vérité noble dite dukkha » que, dans les choses qui n'avaient pas été entendues auparavant, s 'est élevée en moi la vision, s'est élevée en moi la connaissance, s'est élevée en moi la sagesse, s'est élevée en moi la science, s'est élevée en moi la lumière. ô bhikkhus, c'est avec la compréhension:" Cette vérité noble dite dukkha doit être comprise » que [ ... ]s'est élevée en moi la vision,[ . .. ]. C'est avec la compréhension :" Cette vérité noble dite dukkha a été comprise » que, dans les cho­ses qui n'avaient pas été entendues auparavant, s'est élevée en moi la vision,[ ... ]. C'est avec la compréhension :" Ceci est la vérité noble dite l'apparition de dukkha »que [ ... ]s'est élevée en moi la vision,[ ... ]. C'est avec la compréhension :" Cette vérité noble dite l'apparition de dukkha doit être détruite » que[ ... ] s'est élevée en moi la vision,[ ... ). C'est avec la compréhension:" Cette vérité noble dite l'apparition de dukkha a été détruite " que [ .. . ]s'est élevée en moi la vision,[ ... ). C'est avec la compréhension :" Ceci est la vérité noble dite la cessation de dukkha " que[ ... ) s'est élevée en moi la vision, [ ... ). C'est avec la compréhension :" Cette vérité noble dite la cessation de dukkha doit être atteinte » que[ ... ) s'est élevée en moi la vision,[ ... ]. C'est avec la compréhension:" Ceci est la vérité noble dite le sentier conduisant à la cessation de dukkha »que[ ... ) s'est élevée en moi la vision, [ ... ]. C'est avec la compréhension :" Cette vérité noble dite le sentier conduisant à la cessation de dukkha doit être parcourue " que[ ... ) s'est élevée en moi la vision,[ .. . ). C'est avec la compréhension:" Cette vérité noble dite le sentier conduisant à la cessation de dukkha a été parcourue " que[ ... ] s'est élevée en moi la vision, [ ... ).

OHAMMA-CAKKAPPfWATTANA-SUTTA (LES QUATRE NOBLES V{R/T{S), IN MÔHAN WllAYARATNA, SERMONS OU BOUDDHA,«> SEUIL, 2oo6.

Le Point Références Les textes fondamentaux 39 Facebook : La culture ne s'hérite pas elle se conquiert

Page 40: Le Point - De Véda à Gandhi - Sagesses de l'Inde

Clés de lecture ... a: -c ....

LES CONTESTATIONS

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La « coproduction conditionnée »

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40

L a « coproduction condi­tionnée » (acela-sutta) est indéniablement la doc­

trine la plus centrale, la plus spécifique et la plus constante du bouddhisme, sous toutes ses formes et à toutes les épo­ques . Elle ressort avec une singulière clarté de cet extrait du canon pâli*, la plus ancienne des compilations de l'enseigne­ment du Bouddha*, même s'il n'a été couché par écrit qu'au 1•' siècle avant J.-C. La tradition veut en effet que les sermons du Bouddha aient été transmis de manière intégralement orale pendant les premiers siècles. Son objet,« l'état insatisfaisant de l'individu », est cela même dont il était question dans le texte précédent sous l'intitulé de la première " noble vérité » (cf p . 38). Le « Bienheureux », le Bouddha, répond aux questions de « l'as­cète nu Kassapa » : la souffrance de l'individu est-elle produite

La constatation de la souffrance est le point de départ de tout l'enseignement du Bouddha.

par lui-même (ou, mieux : par elle-même) ? Ou a-t-elle sa cause hors de l'individu qui en pâtit -voire: hors d'elle-même, dans d'autres phénomènes ? Ou bien est-elle produite par une com­binaison de ces deux types de causes ? Ou surgit-elle sponta­nément et sans cause ? À ces quatre questions , qui paraissent épuiser toutes les

possibilités, le Bouddha répond pourtant par la négative, alors qu'il ne peut pas vouloir dire que la souffrance n'existe pas , puisque sa constatation est le point de départ de tout son enseignement. C'est que, pré­cisément, la coproduction conditionnée ne désigne pas simplement l'interdépendance de tous les phénomènes, comme on le lit souvent.

Ni « agent » ni « patient » D'abord, l'idée d'une interdé­pendance de chaque phéno­mène à l'égard de la totalité des autres n'est pas une idée communément admise dans le bouddhisme : elle est même très rare et n'apparaît claire­ment que dans une seule école du bouddhisme tardif chinois , le Huayen, et dans ses prolon­gements coréens et japonais . Même sous une forme plus raisonnablement réduite, cette conception ne signifie pas exactement qu'un phénomène - ici la souffrance - soit produit par une constellation de causes et conditions fortuitement réu­nies à l'instant immédiatement antécédent. À vrai dire, la « coproduction conditionnée » ne caractérise pas seulement la manière dont les choses sont produites - sans qu'il y ait ni « agent », ni « patient » à pro­prement parler. C'est aussi, et peut-être surtout, le nom de leur mode d 'être : quand on dit que l'arc-en-ciel se produit en dépendance de la pluie, de la lumière du soleil , de la posi­tion du spectateur, etc. , il n'est pas pour autant réellement produit ; il n'est un effet qu'au

Les textes fondamentaux Le Point Références

sens où l'on parle d'un effet de manche : une apparence, ou une apparition, sans teneur aucune, qui n'est rien de réel s'ajoutant aux facteurs qui conditionnent sa manifesta­tion - d 'où la doctrine de la

Pour le bouddhisme, les existences successives sont un processus sans sujet ni substance, un cc défilé incessant de perceptions ».

« vacuité », qui va s 'épanouir chez l'un des penseurs fonda­mentaux du Mahâyâna, Nâgâr­juna (cf p. 56).

Le « cycle des existences » Cela dit, pour revenir de la question de la nature des cho­ses à celle de leur mode de production, les éléments dont cette présentation ancienne et classique dresse la liste se com­prennent par référence à deux ou même trois vies successives, dans une conception du monde où l'homme erre dans le « cycle des existences » depuis des temps sans commencement. Mais ce qui importe, c'est de bien voir que le bouddhisme ne conçoit pas ses existences successives comme le fait d'une âme substantiellement identi­que, qui voyagerait d'un corps à l'autre, et donc, à proprement parler, comme une réincarna­tion ou métempsychose* , mais comme un processus sans sujet ni substance, « défilé incessant de perceptions ».

S.A.

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Page 41: Le Point - De Véda à Gandhi - Sagesses de l'Inde

LES CONTESTATIONS Bouddhisme

« Conditionnée par la naissance se produit la décrépitude »

_fi'\ Ainsi ai-je entendu : une fois, le Bien­~ heureux séjournait à Kalandaka-nivâpa,

dans le parc des bambous, près de la ville de Râjagraha. Un jour, le Bienheureux, s 'étant habillé de bon matin, prit son bol [ .. . ],puis entra dans la ville de Râjagraha pour recevoir sa nourriture. À ce moment-là, un ascète nu appelé Acela-Kassapa vit de loin le Bienheureux en quête de nourriture. L'ayant vu, [ ... ] Kassapa s 'approcha du Bien­heureux et échangea avec lui des compliments de politesse et des paroles de courtoisie, puis se tint debout à l'écart sur un côté. [ ... ) Kassapa dit :« Si l'honorable Gautama [Bouddha] nous le permet, s 'il veut nous donner l'occasion d'écouter sa réponse, nous voulons l'interroger sur un certain point. »

Le Bienheureux dit :« Ce n'est pas le moment pour questionner, ô Kassapa, nous sommes parmi les maisons. » [ . . . )

Lorsque cela fut dit par le Bienheureux, [ ... ) Kassapa persista : « Ce n'est pas une grande chose que nous voulons vous demander. »

Le Bienheureux dit : « Demandez alors , ô Kas­sapa, ce que vous voulez. » [ . .. )

Kassapa demanda : " L'état insatisfaisant [dukkha •1 de l'individu, honorable Gautama, est-il quelque chose de créé par lui-même ? - Ce n'est pas comme cela qu'il se produit, ô Kassapa. - L'état insatisfaisant de l'individu, honorable Gautama, est-il quelque chose de créé par quelqu'un d'autre ? - Ce n'est pas comme cela qu'il se produit, ô Kassapa. - Si l'état insatisfaisant de l'individu n'est pas quelque chose de créé par lui-même, si l'état insatisfaisant de l'individu n'est pas quelque chose de créé par quelqu'un d 'autre, alors , honorable Gautama, l'état insatisfaisant de l'individu est-il quelque chose apparu par hasard ? - Ce n'est pas comme cela qu'il se produit, ô Kassapa. - L'état insatisfaisant de l'individu, honorable Gautama, est-il une chose non existante? -Si, ô Kassapa, l'état insatisfaisant de l'individu n'est pas une chose non existante. L'état insa-

tisfaisant de l'individu est une chose existante. [ ... ) - Comment cela peut-il être alors, honorable Gautama ? [ ... ) - Lorsque l'individu commet des actes et que le même individu reçoit leurs résultats - comme vous l'avez dit au début par les mots : "l'état insatisfaisant de l'individu est créé par lui­même" -, une telle affirmation se réduit à la théorie éternaliste. Lorsqu'on dit qu'un individu commet des actes et qu'un autre obtient leur résultat - c'est-à-dire l'opinion selon laquelle on est dans l'état insatisfaisant à cause de la faute d'un autre-, une telle affirmation se réduit à la théorie annihiliste. Dans ce cas, ô Kassapa, le Tathâgata [Bouddha) enseigne la Doctrine sans aller à ces deux extrêmes, mais selon la Voie du milieu, selon laquelle : conditionnées par l'ignorance se produisent les compositions mentales ; conditionnée par les compositions mentales se produit la conscience ; conditionnés par la conscience se produisent les phénomènes mentaux et physiques ; conditionnées par les phénomènes mentaux et physiques se produisent les six sphères; conditionné par les six sphères se produit le contact [ ... ] ; conditionnée par le contact [sensoriel et mental] se produit la sen­sation; conditionnée par la sensation se produit la soif; conditionné par la soif se produit I' atta­chement ; conditionné par l'attachement se produit Je processus du re-devenir ; condition­née par le processus du re-devenir se produit la naissance ; conditionnés par la naissance se produisent la décrépitude, la mort, les lamen­tations , les peines, les douleurs, les chagrins, les désespoirs . De cette façon se produit ce monceau de dukkha. [ ... ] »

Cela étant dit, l'ascète nu Kassapa dit au Bien­heureux :" C'est merveilleux, Vénéré[ ... ]. De même que l'on redresse ce qui est renversé, [ ... ]que l'on indique le chemin à !'égaré ou que l'on apporte une lampe dans l'obscurité[ ... ], le Bienheureux a rendu claire la doctrine de nombreuses façons . »

ACELA-SUTTA (LA COPRODUCTION CONOITIONN{E), IN MÔHAN WIJAYARATNA, SERMONS OU BOUDDHA, (C) SEUIL, 2006.

Le Point Références Les textes fondamentaux

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Le Sûtra du Lotus, selon le Bouddha

A u cours du 1er siècle de notre ère, le boud­dhisme connaît une

inflexion décisive avec l'appa­rition du Mahâyâna ou Grand Véhicule. Le texte dont ce pas­sage est issu, le Sûtra• du Lotus, en est la première grande proclamation. Ce mouvement se caractérise d'abord par un changement d'orientation éthi­que : les pratiquants y sont invités, non plus seulement à chercher l'apaisement de leurs souffrances dans le nirvâna * au moyen de la simple abolition de l'ignorance et des passions, mais à tendre vers « le suprême et parfait Éveil », un état égal à celui du fondateur du boudd­hisme, et cela par compassion envers tous les êtres : cet Éveil est en effet censé permettre de faire le bien des êtres à l'infini, comme on le découvre à la lec­ture de cet extrait.

Le Grand Véhicule Ce qui caractérise le Grand Véhi­cule, ce n'est nullement, comme on le lit parfois, un « renonce­ment au nirvâna personnel » qui serait un maintien perpétuel dans les souffrances du sam­sâra* , le cycle des existences où l'on erre sous l'emprise de l'ignorance et des passions, pour y faire le bien des êtres. Au contraire, l'état visé est plus parfait- et sans doute bien plus heureux encore- que celui vers lequel tendait la tradition anté­rieure, rebaptisée péjorative­ment « Petit Véhicule » en raison de ses objectifs purement indi­viduels. Mais cet état est surtout caractérisé par une puissance bien plus vaste d'agir pour le

bien d'autrui. C'est ce dont parle notre texte : la métaphore du grand nuage s'élevant au-dessus des mondes illustre d 'abord l'ampleur de cette puissance du Bouddha*. Elle n'est cependant pas revêtue d'attributs divins incompatibles avec le cadre doctrinal du bouddhisme: ainsi, si !'Éveillé a pour chaque être une égale et infinie bonté- c'est ce qui est illustré par l'analogie de la pluie unique et des capa­cités diverses des plantes à absorber l'eau déversée-, il ne peut venir au secours de chaque être que dans la mesure des dispositions et des aspirations de celui-d. En somme, selon la tradition, il en va des Bouddhas comme de soleils répandant sans parti pris leur lumière en

Le Bouddha est conçu comme agissant de manière parfaitement adéquate, mais sans concept ni intention.

tous sens, mais dont les rayons peuvent être empêchés d'attein­dre certains lieux par les obs­tacles que sont l'ignorance, les passions ou le manque de méri­tes. Il est comme une lune dont le reflet se forme spontanément sur toute surface réfléchissante, mais non ailleurs, sans qu'il y aille, de la part du Bouddha, d'une grâce arbitrairement dis­pensée ou refusée. La puissance du Bouddha n'a donc rien de celle d'un Dieu créateur et sou­verain de l'univers. La parabole a par ailleurs un autre sens : l'action du Bouddha est qualitativement une; c'est

Les textes fondamentaux Le Point Références

Bouddha de Gandhara• (nord de l'Inde), l" -11 ' siècle après J.-C.

la réceptivité différenciée des êtres, et elle seule, qui fait qu'elle paraît se déployer en d ' innombrables expédients, toujours parfaitement adéquats à leurs destinataires . La para­bole souligne aussi un autre aspect des choses : le Bouddha est conçu comme agissant à la fois de manière parfaitement adéquate, et cependant sans concept ni intention - il répond aux besoins des êtres de la manière la plus idoine, sans avoir à calculer son action, spontanément, et cela en mani­festant d'innombrables incar­nations à la fois dans une infi­nité de mondes. On se demande parfois , à lire les textes , quelle est, dans cette immense activité salvatrice, la part qui revient en propre au Bouddha, et celle qui est le fait des « êtres à convertir », dont les particula­rités déterminent la manière singulière dont le Bouddha se manifeste à eux. S.A.

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« Je suis celui qui expose la Voie »

_ I'\ Kâçyapa, imagine, par exemple, les çr herbes et les arbres , les forêts et les

simples qui poussent de par les monts et les fleuves , les vallées et les sols du monde tricosmique ; dans leur diversité et leur variété, chacun est différent par son nom et sa forme. Une dense nuée va couvrir l'ensemble du monde tricosmique ; en un même moment , elle se répand en une pluie égale, dont l'humidité fertilise universellement herbes et arbres, forêts et simples [ ... ] : les arbres grands et petits , selon qu'ils sont de haute, moyenne ou basse taille, en reçoivent chacun. Avec la pluie d'un seul et même nuage, ils obtiendront, confor­mément à leur nature séminale, de croître, de fleurir et de porter des fruits . Bien que nés d'un même sol, fertilisés d'une même pluie, herbes et arbres sont tous distincts les uns des autres. Il te faut le savoir, Kâçyapa, il en va tout de même pour )'Ainsi-Venu [le Bouddha] : il appa­raît au monde comme surgit le grand nuage; il porte, de sa grande voix, à l'universalité des dieux, hommes et titans du monde, de même que le grand nuage couvre universellement les terres du monde tricosmique. Au sein d'une grande foule , il proclame ces paroles : " Je suis l'Ainsi-Venu, le Digne d 'offrande, au savoir cor­rect et universel, muni de science et de pratique, bien parti, comprenant le monde, héros suprême, dompteur, précepteur des dieux et des hommes ( ... ], qui mène à l'Extinction ceux qui n'y sont pas encore. Les existences présentes et à venir, je les connais en leur réalité, je suis lomniscient, l'omnivoyant, celui qui connaît la Voie, celui qui ouvre la Voie, celui qui expose la Voie. Vous tous, multitude de dieux, d'hommes et de titans, devez venir ici afin d'écouter la Loi. »

À ce moment, toutes sortes d'êtres , en d'in­nombrables milliers de myriades, viennent auprès de l'Éveillé et écoutent la Loi. L'Ainsi­Venu discerne alors le caractère aigu ou obtus des facultés des êtres, leur énergie ou leur inertie, et leur expose la Loi selon ce qu 'ils peuvent en supporter, en d'innombrables varié­tés, les menant tous à la joie et à l'obtention allègre de bienfaits. Ces êtres , ayant entendu la Loi, sont soulagés pour l'existence présente

LES CONTESTATIONS Mahâyâna .... .... >C ....

et, pour l'existence suivante, renaîtront en des lieux propices, où ils recevront, selon leur voie, la félicité et obtiendront encore d'entendre la Loi. Une fois qu'ils l'auront entendue, ils seront dégagés des obstacles et, au sein des différents enseignements, conformément à ce que leur force permettra, ils entreront graduellement dans la Voie, de la même façon que, le grand nuage ayant répandu sa pluie sur les herbes et les arbres , les forêts et les simples, selon leur nature séminale, ils bénéficient en totalité de l'aspersion et chacun obtient de croître. La Loi que prêche l'Ainsi-Venu a un unique aspect, une unique saveur, à savoir l'aspect de délivrance, l'aspect de dégagement, l'aspect de disparition, parachevé dans la science de toutes les espèces. Ceux des êtres qui entendent la Loi de l'Ainsi-Venu, soit qu'ils la préservent, la réci­tent ou la pratiquent telle qu'elle a été exposée, ne se rendent pas compte des mérites qu'ils acquièrent ainsi. Comment cela se fait-il ? C'est que seul l'Ainsi-Venu connaît l'espèce, l'aspect, la substance et la nature d'un être, ce à quoi il pense, ce à quoi il réfléchit, ce à quoi il s 'exerce [ ... ]. La variété des terres où demeurent les êtres , seul )'Ainsi-Venu la perçoit en sa réalité, avec une lucidité à laquelle rien ne fait obstacle. [ .. . ] Les herbes et les arbres , les forêts et les simples, ne savent pas d'eux-mêmes qu'ils sont de nature supérieure, moyenne ou inférieure, alors que l'Ainsi-Venu sait qu'il s 'agit d'une Loi d 'aspect unique et de saveur unique ( .. . ]. L'Éveillé, ayant pris connaissance de cela, consi­dère les désirs dans la pensée des êtres et se soucie de préserver ces derniers : c'est pourquoi il ne leur prêche pas immédiatement la science de toutes les espèces.

SADDHARMAPUNDARÎKASÜTllA, CH. IV, TRAD. J.-N. ROBERT, LE SÛTRA DU LOTUS,«> LIBRAIRIE ARTHÈME FAYARD, 1997.

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Le Point Références Les textes fondamentaux 43

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LES CONTESTATIONS

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Le Sûtra de /'Entrée à Lankâ

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P robablement daté du 1•' siècle après J.-C., ce sûtra* présente le ver­

sant théorique du Mahâyâna qui, outre sa dimension éthique, telle qu'elle apparaît dans le Sûtra du lotus (cf p . 42), se caractérise aussi par son ouver­ture sur la spéculation philo­sophique. Dans ses premières constructions doctrinales, le bouddhisme* présentait les choses et les êtres en les com­parant à des nuées d'atomes matériels et mentaux instanta­nés, issus de la '' coproduction conditionnée » (cf p. 36). Si le moi est une illusion, c'est que l'individu, comme tout le reste, est un flux d 'éléments instantanés, à chaque moment des constellations de phéno­mènes y déterminent la pro­duction des événements du moment suivant. Les " touts » sont des fictions , mais les par-

Idéaliste, la pensée bouddhique s'est acheminée vers une négation de toute réalité extérieure à l'esprit.

ties infinitésimales (matérielles ou mentales) sont réelles ; comme elles ne durent qu'un instant, toute idée d'une " chose subsistante » ou d 'un événe­ment étendu dans le temps est sans référent réel. Les particules n'en existent pas moins dans l'instant où elles sont produites. En somme, dans ces premières conceptions, il

fallait à l'illusion un substrat réel - la nacre que l'on prend pour de l'argent, ou la corde rayée prise dans la pénombre pour un serpent. Avec le Mahâyâna, le bouddhisme en est venu à poser que " la vie est un songe » : la dissolution de ce mince résidu de réalité a été toujours plus loin, selon deux axes principaux (qui, chez certains auteurs tardifs, ont d'ailleurs fini par se combiner).

La « vacuité » D'un côté, dans le style de la Prajnâpâramitâ auquel Nâgâr­juna (cf p . 56) a donné son expression argumentée, s'est développée une philosophie de la « vacuité », allant jusqu'à poser que les composants ne sont pas plus réels que leurs composés, que les parties sont en dernière analyse aussi insai­sissables que les touts. D'un autre côté, comme dans cet extrait, la pensée bouddhi­que s'est acheminée vers une négation de toute réalité exté­rieure à l'esprit. Inspirés sans doute par une méditation sur le rêve et mus par les contra­dictions des théories bouddhi­ques antérieures de la percep­tion, les auteurs de l'idéalisme bouddhique en sont venus à imaginer l'esprit comme " l'étoffe dont sont faits nos songes » - les perceptions de l'état de veille autant que les hallucinations du sommeil.D'où cette comparaison de l'océan et des vagues . Elle n'est d'ailleurs pas sans difficulté dans le contexte du boud­dhisme: il n'est pas porté, au fond , à distinguer la matière de

Les textes fondamentaux Le Point Références

la forme - ce qu'est une chose de ce de quoi elle est faite. C'est pourquoi cette doctrine de la " conscience fondamentale » devait faire l'objet d'âpres débats , d 'autant qu'elle a, dès

Cette conscience fondamentale, appelée ici « esprit »,

se démultiplie, se faisant à la fois « le théâtre, le spectateur et la danseuse ».

le début, été perçue comme réintroduisant le " Soi » des brahmanes* , si constamment nié depuis les origines du bouddhisme. Toujours est-il que c'est cette conscience fon­damentale, appelée ici " esprit », qui se démultiplie, se faisant à la fois " le théâtre, le spectateur et la danseuse », selon un autre passage du même texte.

Une hallucination L'esprit, abusé par le spectacle d'illusions qu'à son insu il se donne à lui-même, y réagit par des passions, motivées par cette hallucination, qui sont à leur tour causes, au travers des empreintes qu'elles laissent dans l'esprit, de pseudo-per­ceptions futures . On devine aisément les difficultés que les bouddhistes peuvent avoir eu à combiner cette doctrine , selon laquelle l'esprit de chacun est en somme enfermé en lui­même, " sans portes ni fenê­tres », avec le puissant idéal altruiste que l'on a vu dans l'extrait précédent.. . S.A.

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LES CONTESTATIONS

« Les consciences naissent avec l'esprit »

Mahâyâna .... .... >C .... .... .... .....

_ I'\ Quatre raisons sont nécessaires à la ç, naissance de la conscience visuelle.

Lesquelles ? 1. Le fait de saisir [des objets «extérieurs ») et de croire à leur réalité sans comprendre qu'ils ne sont que des per­ceptions; 2. la vaine habitude de s 'attacher aux formes depuis des temps sans commen­cement ; la nature même de la conscience ; [ ... ) 4. le plaisir de percevoir les formes et les couleurs dans leur variété. C'est bien pour ces quatre raisons , Mahâmati, que la conscience fondamentale produit ·à sa surface, comme une eau agitée, les vagues des consciences. Et il en est des autres conscien­ces sensorielles comme de la conscience visuelle. Dans les particules et les espaces vides de chaque faculté sensorielle , la conscience visuelle et les autres consciences dérivées apparaissent subitement comme les formes dans un miroir, ou progressivement comme les vagues que le vent soulève sur l'océan : sur l'océan de l'esprit, le vent des objets soulève des vagues qui se succèdent sans interruption. Mahâmati , les apparences issues de cette cause ne sont ni une ni multiples ; leurs actions et leur naissance sont reliées entre elles par des liens très profonds. Avec son corps et ses cinq sens, l'individu dérive de l'incapacité à reconnaître la nature véritable des formes et des autres objets des sens. [ ... ] Mahâmati, les méditants qui entrent en extase ne sont pas conscients des mouvements sub­tils de leurs schémas habituels . Ils pensent que leur extase est l'effet de l'arrêt des conscien­ces, mais ce n'est pas le cas puisqu'ils n'ont pas aboli les germes de leurs habitudes. Ils appellent « extinction des consciences » leur simple désintérêt pour les objets. Les activités de la conscience fondamentale sont si subtiles, Mahâmati, que seuls les boudd­has* et les bodhisattvas* peuvent les recon­naître, et non les adeptes des deux véhicules inférieurs ou les non-bouddhistes , quelle que soit la force de leur concentration et de leur connaissance. Seuls ceux qui , s 'adonnant à une méditation conforme au réel , ont assez

de sagesse pour comprendre les particularités des niveaux spirituels et le sens des textes , de même que les racines de bien accumulées à l'infini par les bouddhas, seuls ceux-là peuvent saisir [les activités de la conscience fondamen­tale] sans se perdre en fictions sur ce que leur propre esprit leur donne à percevoir. [ ... )

Le Vénéré des mondes [Bouddha] reprit alors en vers :

Il en est comme des vagues géantes Que le vent soulève sur l'océan, Ces immenses rouleaux qui creusent De profonds ravins sans répit .

L'océan de la conscience fondamentale Reste toujours le même Quand l'agite le vent des mondes d'objets En formant toutes les vagues des consciences Qui se reproduisent en se chevauchant. [ .. . )

Il faut savoir que les sept consciences, Dont le mental, sont également ainsi : De même que l'océan et les vagues , Les consciences naissent avec l'esprit.

De même que les mouvements de l'eau Créent mes vagues de l'océan, De même les différentes consciences Naissent de la conscience fondamentale.

L'esprit, le mental et la conscience mentale Sont de ce fait des aspects de la conscience. Ces huit consciences ne présentent pas

[de différences En tant qu'elles ne sont ni sujet ni objet.

À l'image de l'océan et des vagues Qui ne sont point différents , Il est impossible de trouver quelque

[différence Entre les consciences et l'esprit.

SÛTllA OE L'ENrRtE A LANKÂ, Il, 9. TRAD. P. CARRÉ, © LIBRAIRIE ARTHÈME FAYARD, 2oo6.

Le Point Références Les textes fondamentaux 45

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Clés de lecture LES CONTESTATIONS .... a: -... .... :z .... :& :& c:::t u .... ...

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Les âgamas jaïns

L e jaïnisme, ou jinisme, tire son nom du mot sanskrit* Jina, Je « vainqueur », celui

qui est arrivé à vaincre ses pas­sions . Remontant pour ses adeptes aux temps les plus reculés, cette religion apparaît historiquement avec Je vingt­q ua tri ème Tirthankara («frayeur de voie », en sanskrit), Vardhamâna (599-527 av. J.-C. selon la tradition) . Également appelé Mahâvîra, « grand héros », il réforma au v1• siècle avant J.-C. Ja doctrine reçue de ses maîtres et organisa la com­munauté. Son enseignement, transmis oralement de généra­tion en génération à des disci­ples privilégiés puis mis par écrit, probablement vers le ive siècle avant J.-C ., est au fon­dement des textes canoniques, les âgamas* .

Se vaincre soi-même Leur leçon essentielle ? C'est en l'homme, et en lui seul, que se trouve la solution pour se délivrer des cycles de renais­sances. Pour le jaïnisme en effet, l'homme est dual, à la fois âme et matière (karma*) . Or le karma imprègne son âme et l 'éloigne de la perfection. L'homme doit donc être capable de Je vaincre. Mais il ne suffit pas pour cela de renoncer au désir, comme dans le boudd­hisme* . La Délivrance (moksha*) pour un jaïn passe par un terrible combat contre soi-même, comme le rappelle ici cet extrait du Uttaradhyayana­sûtra, un texte de 36 chapitres où se mêlent aphorismes et récits . L'homme doit d'abord se vaincre lui-même. Mais corn-

Mahâvîra, «grand héros »du jaïnisme.

Vahimsâ implique un végétarisme strict et une attention de tous les instants à l'autre.

ment se vaincre? Le deuxième extrait insiste sur les voies plu­rielles qui permettent d'attein­dre cette libération, notamment l'étude des textes sacrés et le comportement juste, qui évite de créer du karma, les actes nocifs qui alimentent le passif de l'individu et le condamnent irrémédiablement au cycle des renaissances. Se délivrer, c'est éviter les actes mauvais, sou­vent des blessures infligées aux autres êtres , les hommes bien sûr, mais aussi les éléments , la flore et la faune . Pour le jaïnisme, l'homme en effet n'est qu'un parmi les mil­liers de composants du monde. Rien ne justifie qu'il puisse, même pour ses besoins, encore moins pour son plaisir, porter atteinte à autrui. Car tout est lié, comme le rappelle le troi­sième texte ci-contre, extrait du Sutrakritanga, l'un des plus

Les textes fondamentaux Le Point Références

importants du jaïnisme. li expose de manière très imagée le prin­cipe de l'ahimsâ, " les non-dom­mages »ou « l'absence de désir de nuire » à toutes les formes de vie, que nous traduisons par principe de non-violence. L'ahimsâ est la pierre angulaire de l'éthique et de la doctrine jaïn. Elle implique le végétarisme le plus strict, mais aussi une attention de tous les instants à l'autre, d'où ces Indiens nus qui, sur les routes, balayent la terre devant eux pour éviter de bles­ser les formes les plus minus­cules de la vie. Gandhi (cf p. 88) élargira cette notion au combat politique.

Les « nus » et les « blancs » Mais l'ahimsâ ne protégera pas le jaïnisme des conflits . En 79 après J.-C. , la communauté se divisa officiellement en deux courants , d 'un côté les digam­baras, les " nus », et les suetâm­baras, les " blancs ». Les digam­baras firent de la nudité une condition indispensable de la Délivrance, et exclurent les femmes de l'accès à la perfec­tion. Surtout, ils vont s'opposer à l'authenticité du canon des suetâmbaras, et conclure à la perte définitive des textes anciens, préférant s 'en remet­tre à l'autorité des " Pères de l'Église », Jeurs maîtres , même si les principes des deux cou­rants demeurent quasiment les mêmes. Tout au long des âges, le souci de pureté et d'or­thodoxie va continuer de tra­vailler le jaïnisme, provoquant l'apparition de nombreuses sectes se rattachant aux sue­tâmbaras. C. G.

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LES CONTESTATIONS Jaïnis me .... .... >C .... ....

« Bats-toi avec toi-même » .... .....

_ I'\ Un homme aura beau avoir vaincu des ~ milliers et des milliers de vaillants enne-

mis, plus grande sera sa victoire s 'il ne vainc personne d'autre que lui-même. Bats-toi avec toi-même ; pourquoi te battre avec des ennemis extérieurs? Celui qui vainc lui­même en travaillant sur lui-même obtiendra le bonheur .. . Le soi est difficile à vaincre, mais quand le soi est vaincu, tout est vaincu.

UITARADHYAYANA-SÛTllA, TRADUCTION ORIGINALE DE ~ANGLAIS.

Apprends la vraie route qui mène à la délivrance finale, celle que les Jinas ont enseignée. Cela dépend de quatre causes et est caractérisé par le savoir juste et la foi. Le savoir juste, la foi , l'attitude droite et le dépouillement ; c'est la route enseignée par les Jinas qui ont atteint le plus haut savoir. Le vrai savoir, le comportement conforme à la foi , et l'austérité - celui qui suit cette voie obtiendra la béatitude. Le savoir comprend cinq volets : 1. Struta, celui qui dérive des livres sacrés ; 2. la perception ; 3. le savoir supranaturel; 4. le savoir des pensées de l'autre ; 5. Kevala, le savoir le plus élevé, illimité. [ ... ] Celui qui atteint le comportement juste grâce à l'étude des sûtras* , que ce soit les angas ou d'autres œuvres, celui-ci croît par l'étude des sûtras. Celui qui comprend correctement une vérité améliore sa compréhension de la vérité, juste comme une goutte d 'huile s 'étend sur la surface de l'eau, celui-ci croit grâce à la sug­gestion. Celui qui connaît vraiment le canon, c'est-à-dire les onze angas, les prakirnas, et les drishtivadas, croît grâce à la compréhension des textes sacrés. Celui qui comprend la vraie nature de toutes les substances grâce aux preu­ves et aux arguments logiques, celui-là croît par un cursus d'étude complet. [ ... ] Celui qui pratique sincèrement tous les devoirs qu'impliquent le savoir juste, la foi , et le compor­tement droit, obtenu grâce à l'ascétisme et à la discipline, celui-là croît par l'exercice religieux. Celui qui s'écarte des doctrines nocives alors même qu'il ne connaît pas les doctrines sacrées

ou qu'il n'est pas au courant des autres systèmes, celui-ci croît par un bref exposé. Celui qui croît dans la vérité des réalités , dans les sûtras, le comportement juste, tels qu'ils ont été expliqués par les Jinas, celui-là croît par la Loi. Sans foi, il n'est pas de connaissance, sans connaissance, il n'y a pas de conduite vertueuse, sans vertus, il n'y a pas de délivrance, et sans délivrance, il n'y a pas de perfection.

IBID.

Ces catégories d'êtres vivants ont été déclarées par les Jinas : la terre, l'eau, le feu, le vent, l'herbe, les arbres et les plantes. Et les être animés , à la fois ceux qui pondent des œufs et ceux qui donnent naissance à des êtres constitués, ceux qui sont générés par la boue et ceux qui le sont par les fluides. Sache et comprends que tous désirent le bonheur. Celui qui les blesse fait souffrir sa propre âme et renaîtra indéfiniment sous la forme de l'un d'entre eux. Chaque être, né en haut ou en bas dans l'échelle de la création, parmi les êtres animés ou immo­biles, rencontrera sa mort. Quelles que soient les fautes que commet celui qui agit mal à chaque renaissance, à cause d'elles, il doit mourir. Dans ce monde ou dans les autres, les pécheurs souffrent eux-mêmes de ce qu'ils ont infligé aux autres , une centaine de fois , ou ils connaissent d'autres punitions. À vivre dans le samsâra* , ils acquièrent toujours un nouveau karma et souffrent pour leurs erreurs. Certains quittent leur mère et leur père pour vivre comme des ascètes , mais ils utilisent du feu . Le prophète Mahâvîra a dit : « Est méchant celui qui tue un être pour la satisfaction de son seul plaisir. » Celui qui allume un feu tue des êtres vivants ; celui qui l'éteint tue le feu. En conséquence, un homme sage qui examine bien la Loi ne devrait pas allumer de feu. La terre contient la vie, et l'eau contient la vie ; les insec­tes qui sautent ou volent tombent dans le feu ; [ ... ] tous ces êtres sont brûlés par le fait d'al­lumer un feu .

SUTRAKRtrANGA.

Le Point Références Les textes fondamentaux 47

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Repères LES CONTESTATIONS

Moines contre ascètes

Le bouddhisme est une pensée du juste milieu qui mitives et des criminels. Par bénéficiaient d'un niveau de refuse l'excès et les mortifications, d'où une vie deux fois, le Parivara ' dit vie largement supérieur à ce-

monastique plutôt confortable, en rupture avec la qu'« on s' installe dans la forêt lui de la population séculière

tradition indienne. par stupidité, par confusion ; qui les entourait. On peut donc un homme qui élit domicile penser que ce bien-être était

Tel que nous l'imaginons Quand ce souverain, à qui l'on dans la forêt est animé de mau- moins dû à la méditation qu'à aujourd 'hui , le « moine » attribue peut-être à tort un rôle vaises intentions, empli de des administrateurs habiles et bouddhiste est un individu vi- majeur dans l'organisation du convoitise ... » Un autre texte, à une bonne gestion. vant seul dans la forêt, serei- bouddhisme indien, évoque le Mu/asarvastivada-vinaya, se Certes, ces recueils mention-nement assis au pied d'un arbre cette religion, il utilise le mot moque lui aussi de ces ermites nent la méditation, et sous <!'

et plongé dans une profonde sangha, qui signifie commu- et les présente comme turbu- plusieurs appellations différen- li ::;

méditation. Or, si de tels hom- nauté, association, compagnie, lents, irresponsables, et sou- tes, mais ils ne la citent que t'. <(

mes purent exister à certaines terme qui semble appartenir à vent comme des déviants rarement, et jamais de ma-c

j périodes de l'histoire du boud- une série d'expressions em- sexuels. nière très positive. Au mieux ~

dhisme indien - et existent pruntées par les bouddhistes elle demeure un idéal « emblé- ~ peut-être encore aujourd'hui aux premières guildes corn mer-

« On s'installe matique »vague et stéréotypé. t9

dans des pays corn me le Sri ciales indiennes. De même, rien dans les vestiges Lanka ou la Thaïlande - , ils dans la forêt archéologiques ne confirme demeurent des exceptions. Ces Irresponsables ermites par stupidité, qu'elle avait une place cla ire-religieux ne sont ni ceux qui C'est certainement le désir par confusion. »

ment attribuée dans l'organi-réd igèrent les règles monasti- d'éviter les affres de l'ascétisme sation des monastères. Difficile ques qui nous sont parvenues radical, et l'image ambivalente, donc de voir comment elle ni ceux qui édifièrent les bâti- repoussante et même effrayan- Dans le même temps, les pouvait constituer « l'essence » ments dont l'archéologie nous te que cette pratique avait auteurs du Vinaya - le corpus de la vie religieuse telle que la a permis de retrouver les ves- auprès du grand public, qui a de règles qui organise la vie concevaient les vinayas ... tiges. Ce n'était pas à l'individu poussé le bouddhisme à mar- des communautés monasti- Mais que savons-nous donc de isolé, celui que l'Inde moderne ginaliser de plus en plus l'er- ques - reconnaissent volon- la vie quotidienne dans ces appelle le sâdhu, que s'adres- mite méditant et solitaire de tiers que leurs communautés premières communautés saient ces rédacteurs, mais à la forêt, à ses yeux doublement vivent bien, dans des bâti- bouddhistes? Nous n'avons des groupements . C'est coupable: on lui attribuait des ments confortables, bien meu- retrouvé jusqu'ici qu'une d'ailleurs en tant que commu- pouvoirs magiques tenus pour blés, et qu ' ils bénéficient seule « règle » quotidienne, nautés que le bouddhisme perturbants et dangereux, et il d'une nourriture et de bois- dans le Mu/asarvastivada-vi-apparaît dans l'histoire, à tra- vivait dans la forêt, espace sons excellentes. Comme les noya, dont plus d'un spécia-vers les édits du roi Ashoka* considéré comme le repère des moines chrétiens du Moyen liste pense qu'i l est nettement au 111 ' siècle avant notre ère . bêtes sauvages, des tribus pri- Âge, ces moines bouddhistes plus archaïque que la plupart

48 Les textes fondamentaux Le Point Références

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Page 49: Le Point - De Véda à Gandhi - Sagesses de l'Inde

Disciples pleurant la mort du Bouddha, fresques d'Ajantâ (v' siècle).

des autres vinayapitakas . Cette règle ne fait pas réfé­rence à la méditation, mais montre au contraire une com­munauté occupée par le rituel et contrainte à de nombreuses obligations pour répondre aux vœux de ses donateurs et de ses mécènes. La journée démarre et se ter­mine par une réunion com­mune avec encensoir, encens et chants en l'honneur de Bouddha*. On annonçait la date du jour, avant de commen­cer la récitation des versets canoniques pour le mérite du

donateur ou du propriétaire du monastère, pour tous les bien­faiteurs de la communauté, cités individuellement et par leur nom, et pour les divinités locales protectrices de la com­munauté. Selon le nombre de bienfaiteurs et de dieux, cette récitation pouvait prendre très longtemps, et l'ensemble deva(t être répété deux fois par jour, une fois par la communauté en tant qu'assemblée, et ensuite individuellement par chaque membre. Des « règles » orga­nisant les activités saisonnières des moines, reprises dans plu-

LES CONTESTATIONS Repères

sieurs vinayapitakas, vont dans la même direction. Tous ces recueils évoquent des bâtiments permanents d'une architecture élaborée, ou des complexes résidentiels dans lesquels vivaient les commu­nautés bouddhiques. Ils étaient appelés viharas• ou aramas, deux termes traduits de ma­nière approximative par « mo­nastères ». Les vestiges que nous avons retrouvés n'appa­raissant qu'au 1" siècle avant

Même s'il existait des bâtiments permanents, les communautés n'étaient que temporaires.

notre ère, il est bien sûr diffi­cile d'imaginer que les vinayas aient été rédigés antérieure­ment. Il semble toutefois que, même s' il existait des bâti­ments permanents, les com­munautés n'étaient que tem­poraires et fluides, et se reconstituaient chaque année. Certains « moines » vivaient seuls et demeuraient itinérants, allant d'un endroit à l'autre. C'était seulement avec l'arrivée des pluies de mousson, et pour une période d'au moins trois mois, qu'un moine devait re­joindre un vihara et signaler par un rituel formalisé son appartenance à une commu­nauté donnée.

La gestion du sangha Cette période de stabilité pou­vait sembler le moment idéal pour poursuivre une démarche spirituelle, mais c'était aussi celui pendant lequel les fidèles

avaient un accès assuré aux moines, et les vinayas indi­quent clairement que leurs besoins étaient prioritaires. Ainsi, quand un fidèle deman­de sa présence à l'occasion d'un mariage, d'une naissance ou d'une maladie, le moine doit absolument répondre à son appel et peut dans ce cas s'absenter du vihara jusqu'à sept jours. Il doit aussi tenir le vihara propre et en bon état, ce qui implique qu'il sollicite des donations, qu' il prête contre intérêt une partie des fonds du monastère, ou qu'il emprunte de l'argent pour la communauté. Il doit supervi­ser les réparations ou les nou­velles constructions, et pour cela acheter l'équipement nécessaire, organiser et payer la main-d'œuvre, suivre les travaux et s'occuper des dona­teurs mécontents ; il doit soi­gner les malades et les infir­mes de la communauté, etc. Certains bouddhistes se plai­gnent déjà dans les premiers sûtras• de cette vie trop occu­pée aux tâches matérielles. Mais c'est aussi à travers cette « gestion du sangha »que s'est manifesté le rayonnement de la foi bouddhique ...

Gregory Schopen, spécialiste du bouddhisme indien, professeur à l'UCLA, auteur, entre autres, de Buddhist Monks and Business Matters. Still More Papers on Monastic Buddhism in lndia (University of Hawai'i Press, 2004).

(Article traduit de l'américain par Catherine Golliau, déjà paru dans Le Bouddha, collection du Point " Les maître-penseurs », n' s.)

1. Texte en langue pâli* qui consti· tue la dernière section de l'une des versions du Vinaya.

Le Point Références Les textes fondamentaux 49

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Introduction L'ÂGE CLASSIQUE

À son apogée, du veau xe siècle, l'Inde des philosophes, qu'ils soient hindouistes, bouddhistes ou jaïns, se passionne d'abord pour l' âtman, le soi.

QUI EST cc JE >>? Par Michel Angot

L 'Inde ancienne n'a connu ni philosophes de profession ni même de discipline philo­sophique. Pourtant, la production philoso­

phique y fut considérable : plus de huit mille titres recensés à ce jour, sans inclure les inédits. Tous écrits en sanskrit* , non plus la langue sacrée du Veda• que les brahmanes* continuent à réciter, mais une langue

mot phonique, et si je parle, il accompagne l'élocution. Aux 1xe-xe siècles, Abhinavagupta et ses partisans constitueront un langage sacré et secret fondé sur la valeur des phonèmes·. Selon eux, depuis une sorte de Big-Bang, la dynamique des phonèmes déploie le monde. Ces formes de la parole sont nommées mantras* , d'un mot

védique qui désignait les nouvelle, le « sanskrit classique ». Artificielle à bien des égards, elle est pour l'Asie du Sud ce qu'est alors le latin pour l'Europe. Quant aux pro-

Certains bouddhistes iront jusqu'à nier l'existence du monde, qui est simple chatoiement d'apparences.

formules récitées pen­dant les rituels. Mais là, les mantras deviennent la forme la plus efficiente de la Parole, tenue pour

ducteurs de ces œuvres, ce sont des pandits, érudits qui, au-delà des textes sacrés de leurs écoles respectives (Upanishad• pour certains brahmanes, tantras* ou âgamas* pour d'autres, sermons du Bouddha*, etc.), sont tous rompus aux mêmes disciplines de base, en premier lieu la grammaire et l'analyse des textes . L'érudition grammaticale et linguistique trouve sa source dans la grammaire de Pânini (vers le IV" siècle av. J.-C.) . Entrer dans l'intimité du mot, c'est en effet analyser le réel. Plutôt que de dire qu'un objet a un nom, il vaut mieux dire que le nom a un objet. Lemotgauh (vache) et l'objet « vache » sont en relation nécessaire, c'est le dharma* qui les associe éternellement. Ce trinôme bra­hmanique mot/objet/représentation sera remis en cause par le bouddhisme* pour qui la rela­tion entre réalité psychologique et mot est contingente. Certains bouddhistes iront même jusqu'à nier l'existence du monde, chatoiement d'apparences donnant une information sur sa propre inanité. À ces critiques sévères, la réponse brahmanique sera double : elle a d 'abord déve­loppé l'idée du pada, Ia notion en quelque sorte. Si j'écoute, le pada est produit par l'audition du

50 1 Les textes fondamentaux Le Point Références

l'énergie même de la divi­nité. Pour Abhinavagupta, Dieu est phonique, il est grammairien.

l'œuvre et les commentaires Mais ,la Révélation, parce que lacunaire et contra­

dictoire, rend aussi obligatoire l'exégèse, qui est une discipline à part entière, de même que la logique et la controverse : le débat est essentiel. On attend ainsi du vaincu qu'il devienne le dis­ciple du vainqueur, sa honte rejaillissant sur son école. L'enseignement est organisé en fonction : il faut pouvoir répondre aux questions , ce qui impose de pouvoir parler de tout. La majorité des œuvres produites sont donc des commen­taires qui, avec le temps, deviennent si importants qu'ils s'imposent même au texte commenté. Ainsi du Brahma-sûtra par rapport aux Upanishad (cf p. 14) ou du Commentaire de Shankara (cf p. 64) par rapport au même Brahma-sûtra ... Mais le savoir est un legs de l'éternité; le penseur ne se veut pas original, mais originel, et c'est malgré lui, sans Je vouloir, qu'il élabore des pensées nouvelles. Les œuvres sont d'ailleurs largement anonymes : l'auteur du Yoga-sûtra (ue siècle avant J.-C., cf p. 26) est inconnu et il faut attendre plus

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L'ÂGE CLASSIQUE Introduction

Un yogin* devant sa cabane, gouache sur papier du xv11 1' s.

de mille ans pour voir l'ouvrage attribué à un Patanjali* mythique. Telles sont les conditions du débat philosophique : impersonnel, il fait la part belle à lérudition scolastique*. Quant à son objet, il est d'abord spirituel. Le grand Shankara (vm• siècle) ne tient pas un discours philosophi­que pour constituer le Vedânta *, mais pour se taire et réaliser son espérance hors le monde. L'un des noms indiens contemporains de la philosophie ancienne est moksha-shâstra, « traité sur la délivrance ».

En son âge d'or, du V° au x• siècle de notre ère, cette philosophie sera dominée par l'affronte­ment entre les philoso-

rieurs. » Avoir un descendant est l'autre voie pour gagner l'immortalité : « Il a payé sa dette, il a trouvé l'immortalité, celui qui a vu le visage d 'un fils né de lui », dit l'Aitareya-Brâhmana, une partie du Veda. À partir des v11•-v1• siècles avant J .-C., les brahmanes commencent toutefois à s'intéresser à l'intériorité en élaborant sur le mot âtman : le « soi ». À l'origine le cœur des choses, il devient le soi intérieur. « Il faut médi-

" ter le soi intérieur car en lui est l'unité de tous » ! (Brihadâranyaka-Upanishad, 1, 4, 7) . ::> 'o

~ Une dissolution du mol ~ Le même texte rappelle toutefois la nécessité } d'engendrer des fils pour survivre : la découverte E de l'intériorité personnelle ne débouche pas sur j la volonté d'échapper à la vie. D'ailleurs les ~ Upanishad védiques ne connaissent pas le mot

.~ moksha • : « libération ». À l'opposé, les formes ~ de yoga* que l'on connaît alors font vivre la ~ dissolution du moi. Et, vers le 11• siècle, le Yoga­~ sûtra (cf p. 26) décrit la dissolution de l'objet ::,; mental dans le sujet, puis celle finale du sujet ~ (moi, je, ego, etc.) dans une pure pensée déloca-

lisée. Parallèlement, les bouddhistes analysent l'individualité que nous appelons « moi » et recon­naissent cinq éléments associés qui nous donnent l'impression d 'être une personne Oe corps, la sensibilité affective, l'équipement notionnel, les tendances héritées et la conscience d'attention). Chacun d 'entre eux peut être « je »:une coupure au doigt et j'ai mal, mon amour me quitte et je souffre.« L'équipement notionnel » désigne l'en­semble de ce que j'ai mémorisé et qui rend les actes possibles. Le quatrième élément est consti­tué par l'héritage de notre passé. Si je t'aime aujourd'hui, c'est que déjà nous nous sommes aimés. Ces cinq éléments sont toujours ensem­bles: " moi » est un être pluriel même si je le

pense singulier. Comme phies brahmaniques dérivées des Upanishad et celles issues de la pré­dication de Bouddha. La controverse sur l'âtman,

I.:individualité que nous appelons «moi» est un être pluriel,

le note Nâgârjuna (cf p. 56), brahmane rallié au bouddhisme, le choix est entre un moi pluriel et un moi singulier ; mais je ne

même si je le pense singulier.

le soi, se trouve alors au cœur des débats . Dans le Veda, les brahmanes en effet ne connaissent pas l'âme, et n'ont donc pas de théorie sur son immortalité. Ne pas mourir signifie survivre grâce à la gloire de son nom, comme Dieu l'évoque dans le Râmâyana (cf p. 28), à propos de son auteur Vâlmîki : «Tant que le récit que tu auras fait circulera, tu séjour­neras dans mes mondes supérieurs ou infé-

crois pas à ce moi pluriel. Quant au moi singulier, il faudrait qu'il soit indé­pendant de ce qui est à moi. Je ne se reconnaît pas dans un tel moi.

De tels propos ont été présentés sous des jours divers. Ainsi de la discussion entre le moine bouddhiste Nâgâsena et le roi Milin da, dans Les Entretiens de Milinda et de Nâgâsena (peut-être au n• siècle après J.-C.) . « Comment t'ap- •••

Le Point Références Les textes fondamentaux 51

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1 ntrod uction L'ÂGE CLASSIQUE

••• pelles-tu? », demande Milinda au moine. Pour lui répondre, Nâgâsena énumère les fameux cinq éléments, mais s'avère n'être ni l'un d'en­tre eux, ni leur somme, ni leur possesseur. " Nâgâsena, je te pose question sur question, lui répond le roi. Je ne vois pas ce Nâgâsena. C'est un mot et rien d'autre. Qui donc est-ce là? » Voilà le problème posé : la langue, mon sentiment, mon entourage m'assurent que je existe. Mais je ne le trouve pas, je ne se trouve pas. Je est un simple nom.

L'horizon de la libération spirituelle La position bouddhiste est la première qui soit

posée théoriquement. Mais vers l'ère chrétienne vint le moment où les brahmanes commencèrent à élaborer eux aussi des théories de la libération. Le Veda est réinterprété, notamment la notion d'âtman. La philosophie naît alors dans l'horizon de la libération spirituelle: même un ouvrage de logique comme le Nyâya-sûtra souscrit à

d'un principe de continuité. C'est ce je qui se souvient que le Nyâya • nomme âtman. S'il y a souvenir, il faut bien que quelque chose se souvienne. Tous les philosophes ne s'accordent pas toutefois pour nommer âtman le principe où sont entreposés les impressions latentes et les souvenirs. Aux yeux des brahmanes, c'est dans la philosophie du langage qu'il faut cher­cher les arguments les plus puissants, comme le développe ici le Nyâya-Vârttika d'Uddyo­takara: " Dire "l'âtman n'existe pas" en accolant les deux expressions l"'âtman" et "n'existe pas" est une pure contradiction. L'âtman désigne une réalité et "n'existe pas" la nie. Or, chaque fois que l'on nie quelque chose, c'est qu'impli­citement on affirme sa présence ailleurs. » Au v111< siècle, Shankara (cf. p . 64) démontrera l'existence d'un âtman confondu avec !'Esprit. L' âtman n'est plus alors ce que je regarde, mais ce qui regarde et n'est jamais regardé. Contre

toutes les écoles de son

cette espérance: " Quand Pour Shankara, l' « âtman » n'est temps, Shankara affirme que l'âtman est la condi­tion de tout cela, et n'est pas cela.

ont été détruites les unes après les autres les idées fausses concernant la douleur, la naissance, l'activité et les afflictions,

plus ce que «je »regarde, mais « ce qui regarde» et n'est jamais regardé. " L'âtman, le soi en tant

que support du déploie-

leur destruction consécutive amène la déli­vrance. »Le Nyâya-sûtra et son commentaire par Vâtsyâyana élaborent toute une théorie de l'ât­man. Ainsi de sa permanence.

" Chez un enfant nouveau-né, le désir du lait maternel est perceptible en raison de son comportement et un tel [désir) n'est pas [conce­vable] sans qu'il ait déjà l'habitude de la nour­riture. -Quel raisonnement permet-il de prou­ver cela?- C'est que l'on constate que les êtres incorporés qui souffrent de la faim ont un désir de nourriture qui est fonction de la continuité mnésique parce qu'ils ont l'habitude de la nourriture. Aussi dit-on que le désir de nour­riture chez un nouveau-né n'existerait pas sans qu'il ait auparavant [expérimenté] un corps. C'est ainsi quel 'âtman qui s'est départi de son premier corps et en endosse un autre, se sou­venant de la nourriture à laquelle il était habi­tué auparavant, désire le lait maternel. C'est pourquoi on dit que l'âtman ne change pas quand le corps change, qu'il est toujours là après le changement du corps. »Cet argument fondé sur la notion de mémoire est constam­ment utilisé : ce que nous appelons les gènes est interprété ici comme relevant de l'existence

52 1 Les textes fondamentaux Le Point Références

ment des moyens de connaissance, est établi antérieurement à ce déploiement même. Et il ne se laisse pas nier [ ... ). Passé, futur, présent, l'objet de connais­sance peut varier, mais pour le sujet connaissant, il n'y a pas de changement car le mode de sa nature propre est d'être éternellement présent. C'est pourquoi, même si le corps était réduit en cendres, le soi-même ne serait pas détruit, étant par essence éternellement présent » (Brahma­sûtra-bhâshya, II , 3, 7) . Au xv1• siècle, Vijnâna Bhikshu, commentant le Yoga-sûtra (cf. p. 26), s'interroge encore sur la nature paradoxale de l'état de yoga, quand il y a pensée sans objet.

Les six « darshanas » " Est-ce que, comme dans l'activité, l'âtman

se tient alors comme pure conscience et ne voit plus rien parce que les objets visibles sont absents, eux qu'il connaît ordinairement en tant que fluctuations du mental ? » s 'interroge-t-il. Avec le temps toutefois, le débat sur l'âtman va devenir une série de dogmes se réduisant à des mots. Il est vrai qu'à partir du x• siècle, quand les bouddhistes disparaissent, les brahmanes philosophes cessent peu à peu d'être inventifs : ils se contentent de classer les écoles, et de

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L'ÂGE CLASSIQUE Introduction

Du 'f au x1F siècle, Nâlandâ (Bihar) abrita une prestigieuse université bouddhique accueillant des milliers d'élèves et d'enseignants.

rédiger des abrégés. Prévaut alors un syncrétisme niveleur autour d'un vague Vedânta. On crée de toutes pièces un cadre où sont reçus six systè­mes de philosophie appelés darshanas*, « visions ». Au XIX0 siècle darshana devient syno­nyme de philosophie, et ce cadre est aujourd'hui présenté comme ayant

Bien sûr, cette filière , ivant où chacun est en route vers une humanité spirituelle est hiérarchisée, mais c'est dans la hiérarchie que gît l'espérance : je suis une instance dans la filière des êtres et j'irai plus loin , plus haut. Pensée évolutionniste* ? Cela y ressemble un

peu, mais au lieu que la toujours existé. Ce n'est pourtant qu'une présen­tation hindoue tardive, au service d'objectifs contemporains : affirmer l'existence d'une « lndian

En toute entité vivante, du brin d'herbe au dieu, s'impose d'abord la continuité du vivant.

sélection naturelle telle que l'a pensée Charles Darwin* soit le moteur de l'évolution et que l ' homme en soit le

philosophy »en face d'une « Western philosophy ». Or la richesse de la philosophie indienne n'est pas là.

L'homme produit de la nature La question qu'elle pose n'est pas, comme en

Grèce, « Qu'est-ce que l'homme ? », mais au contraire :« Qui suis-je ? »Elle est fonction d'une anthropologie mise en place quand se diffuse la théorie de la rétribution des actes. Celle-ci ne fait pas de « l'homme » le centre du monde en dialogue avec Dieu. Car toute entité vivante, du brin d'herbe au dieu, n'existant qu'en fonc­tion d'actes réalisés dans des vies antérieures , s 'impose d'abord la continuité du vivant: ce que nous appelons l'homme, c'est l'animal humain, une possibilité entre toutes les formes du vivant.

moment supérieur, ici toutes les espèces sont toujours disponibles , et chacun peut parcourir toute l'échelle jusqu'à son sommet spirituel. Dès lors, il n'y a guère de différence entre la culture et la nature. C'est précisément ce qu'intègre la notion de dharma, !'ordre universel, la loi : l'homme est le produit de la nature, laquelle ne lui est pas donnée, mais résulte de l'ensemble des actes . Nous sommes ceux qui construisons la nature et en sommes donc responsables. N'est-ce pas ce que nos sociétés occidentales sont en train de découvrir aujourd 'hui ? •

Michel Angot, auteur, entre autres, de L'Inde classique (Les Belles Lettres, 2001), « Prières hindoues », in Comment les hommes parlent aux dieux (Le Seuil, 2007), et du Yoga-sûtra de Patanjali et le Yoga-Bhâshya de Vyâsa (Les Belles Lettres, 2008).

Le Point Références Les textes fondamentaux 53

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Page 54: Le Point - De Véda à Gandhi - Sagesses de l'Inde

Clés de lecture L'ÂGE CLASSIQUE ... a: -.. ..... z ... :& :& a u ... ....

54

Le Nâtya-shâstra ou l'esthétique

T raitésanskrit* d'esthéti­que à l'usage des poètes et des acteurs-danseurs,

le Nâtya-shâstra relate la nais­sance mythique du théâtre en Inde et établit sa fonction élevée en même temps que son but sacré. Conçu dans le monde céleste, il aurait été mis en œuvre par le sage Bharata, qui le transmit au monde des humains, pour apporter le plai­sir esthétique et la connais­sance.

Règles et conventions Dans les faits, rien ne nous ren­seigne sur l'origine géographi­que de ce texte composé de trente-six chapitres et de 6 000 versets, non plus que sur sa date (estimée entre 200 ans avant et 200 ans après J.-C.) , le contexte de sa rédaction ou son auteur présumé. Des frag­ments sont parvenus en Europe à la fin du XIX0 siècle grâce à des traductions et des commentai­res en français et en anglais . Au xx• siècle, des spécialistes indiens vont établir des éditions critiques qui recoupent divers manuscrits du texte du Nâtya­shâstra ainsi que son commen­taire majeur, l'Abhinavabharati, du philosophe shivaïte du Cachemire Abhinavagupta (x• siècle). Le traité (shâstra) définit les multiples règles, conventions et concepts fondamentaux cen­sés s'appliquer à tous les arts. Il le fait dans une profusion propre au génie indien, classant avec un grand souci du détail les différents gestes, mimiques, rites, formules, etc. Sa concep­tion du théâtre, nâtya, réunit

tout à la fois la danse, le chant, la musique instrumentale, le jeu, le mime, la poésie, mais aussi les fards aux couleurs symboliques, les ornements et les costumes. Toutes les règles y sont définies : les usages musi­caux, la poétique, la composi­tion dramatique, qui préconise entre autres un dénouement heureux (pas de tragédie dans la conception indienne); l'ar­chitecture, les proportions et l'orientation du lieu de repré­sentation; les qualités des publics , qui doivent réagir en fonction du type de l'œuvre; les rituels nécessaires avant de construire la scène pour la puri­fier, ceux indispensables avant de commencer la représenta-

La brièveté de ses aphorismes offre de multiples interprétations, d'où la variété des styles de danse en Inde.

tion, etc. S'il prétend tout orga­niser, ce texte n'est pourtant pas un carcan : la brièveté de ses aphorismes, obscurs par­fois, ainsi que la richesse infinie de la langue sanskrite, offrent en effet de multiples interpré­tations et applications, d'où la variété des styles de danse et de théâtre en Inde. Quelle est aujourd'hui la valeur du Nâtya-shâstra pour le monde artistique indien? Des traités poétiques et esthétiques plus tardifs s'y sont référés ou l'ont adapté. Source d'inspiration pour les artistes des traditions

Les textes fondamentaux Le Point Références

Théâtre du Sud de l'Inde, peinture de Raja Ravi Varma (1848-1906).

classiques, ses principes ne constituent cependant pas un dogme, mais une référence res­pectée. La plupart des maîtres l'ignorent souvent, l'enseigne­ment de leur art étant lié à la transmission orale. Paradoxale­ment d'ailleurs, c'est la vigueur des pratiques théâtrales et artis­tiques modernes qui a amené les érudits à s'intéresser à ce texte.

Une transmission séculaire En revenant au traité, ils se sont alors rendu compte que l'on retrouvait dans les règles un certain nombre des pratiques (la théorie du rasa ou saveur de l'expérience esthétique, les techniques du geste signé et du corps, des émotions) pré­conisées dans les traditions théâtrales et dansées, qui se sont transmises de manière ininterrompue depuis des siè­cles. L'empreinte de quelques principes esthétiques du Nâtya­shâstra se remarque aussi dans la peinture, la littérature et le cinéma indien contempo­rains . Martine Chemana, enseignante­chercheuse, directrice du Centre lndia, auteur de Kathakali. Théâtre traditionnel vivant du Kerala (Gallimard, 1994).

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Page 55: Le Point - De Véda à Gandhi - Sagesses de l'Inde

L'ÂGE CLASSIQUE

« Je fais le Cinquième Savoir qui s'appellera Théâtre »

Nâtya-shâstra .... ... >C .... ... .... ....

7. Que vos Présences s'éclairent d'abord, et rassemblent ici leurs pensées, pour entendre la naissance du Savoir du

Théâtre, produit de la Parole divine. li.[ ... ] les Dieux dirent au Grand-père : nous voulons quelque chose qui nous réjouisse, quelque chose à voir et à entendre! 12. Le commerce du Savoir sacré, on ne peut le faire entendre aux générations serviles. Extrais-en donc un nouvel et Cinquième Savoir 1

pour les gens de toutes castes* . [ ... ] 14. Les lois de la justice, de la richesse et de la gloire avec explication pratique et tableau d'en­semble ; la représentation, pour le monde à venir, de toutes les formes d'activité; 15. la substance de toutes les sciences, la mise en œuvre de tous les métiers; de tout cela en y joignant les Mythes, je fais le Cinquième Savoir qui s'appellera Théâtre. [ ... ] 25. Je reçus de lui [Brahmâ] la vision du Savoir dramatique ; et j'en enseignai les exercices et la pratique, exactement à mes fils . [ ... ] 40. J'employai la tournure Verbale, !'Héroïque et la Fantastique, pour réaliser l'action dra­matique dont l'agencement était ma tâche. [ ... ] 41. [ ... ]emploie aussi la tournure Gracieuse. [ ... ] 44. La tournure Gracieuse, costumée de ten­dresse, produite de la Saveur érotique, mais que les hommes ne peuvent pratiquer sans le concours de créatures féminines.[ ... ] 49. Swâti fut chargée de la musique instrumen­tale, avec la troupe de ses élèves ; et, dirigés par Nârada, les Musiciens célestes furent char­gés de la musique vocale. [ .. . ] 54. " Alors, pour la fête de !'Étendard et du mas­sacre des Titans et des Fils-de-Coupure [Empê­cheurs ], devant la foule frémissante des Immor­tels, au jour triomphal du Grand Indra* , 55. je fis d'abord la bénédiction, composée en paroles propices, articulée en huit membres, faste et conforme aux mesures sacrées. 56. Juste après s'enchaînaient le prologue, représentant comment les [Empêcheurs] furent vaincus par les Dieux - la Provocation, !'Écla­tement du conflit, la Scission, les Dissensions et la Bataille. » [ ... ]

60. " Et tous les autres Dieux, transportés de joie par cette séance, selon les attributs divers de leurs natures, 61. vinrent offrir leurs dons particuliers, et tour à tour ils donnèrent à mes fils Dialectes, Senti­ments , Saveurs, Forme, Force, joyaux et orne­ments . » [ ... ] 95. " Le héros du drame est protégé par Indra, l'héroïne par la Rivière-Parole, le bouffon par le son Om, les autres rôles par le Ravisseur. » [ ... ] 105. " Ce n'est pas exclusivement votre nature [Fils-de-Coupure] ni celle des Dieux que repré­sente le Théâtre ; mais il décrit les manifestations de ce Triple monde tout entier. » 106. "Tantôt la loi, tantôt le jeu, tantôt la richesse, tantôt la quiétude, tantôt le rire, tantôt la guerre, tantôt la passion, tantôt la mort violente. » [ .. . ] 110. " ... revêtu des manifestations diverses de la vie, incarnant les phases diverses de l'action, j'ai fait ce Théâtre conforme au mouvement du monde.» [ ... ] 111. [ ... ] " de l'énergie tendue au relâchement du jeu, il donne toutes les joies. » 112. " Ainsi par les Saveurs, les Sentiments et tous les modes du mouvement, ce Théâtre sera pour tous une source d'enseignements.» 113. " ... pour tous le Théâtre offrira un refuge dans c~tte vie. » 114. " Montrant les chemins de la loi, de la gloire, de la longue vie et de la grâce, fortifiant l'intel­ligence, ce Théâtre sera pour tout le monde une source d'enseignements.» 115. " Pas de connaissance, pas de métier, pas de science, pas d'art, pas de forme d'activité ni de méthode qui ne soient visibles dans ce théâtre. » 118. " Toutes les natures individuelles du monde, avec leurs mélanges propres de bonheur et de malheur, présentées par la mimique corporelle et les autres moyens d'expression : c'est cela qu'on appelle Théâtre. » 119. "Au Savoir sacré, à la science et aux mythes, il fournira un lieu d'audience, et à la foule un divertissement : tel sera ce Théâtre. "

NATYA-SHÂSTRA, CH. 1, TRADUCTION R. DAUMAL,© GALLIMARD, 1970.

1. les quatre aut res Savoirs sont : Rig, Soma, Yajur et Atharva-Vedo*.

Le Point Références Les textes fondamentaux 55 Facebook : La culture ne s'hérite pas elle se conquiert

Page 56: Le Point - De Véda à Gandhi - Sagesses de l'Inde

Clés de lecture .... a:

L'ÂGE CLASSIQUE

-.. .... Nâgârjuna et le doute méthodique z .... li li Q u .... ...

56

C 'est probablement au n• siècle après J.-C. que Nâgârjuna, un brah­

mane* rallié au bouddhisme, compose en sanskrit* les Stan­ces du milieu par excellence. Elles sont commentées quatre siècles plus tard par Candrakîrti dans sa Glose aux mots clairs, dont on a retrouvé au siècle dernier le manuscrit original. Ces deux œuvres allaient faire le tour du monde bouddhiste, consciencieusement déformées et adaptées en chinois, tibétain et autres langues.

Une logique originale La pensée de Nâgârjuna a pro­fondément étonné les logiciens contemporains, qui se sont demandé si celui-ci n'avait pas créé une logique originale. Sa méthode consiste en effet à ne jamais prendre position : il répond en montrant les contra­dictions du questionneur, de sorte qu'à la fin, il ne reste rien auquel l'esprit puisse accrocher ses certitudes. De plus, fait rarissime en sanskrit philoso­phique, Nâgârjuna montre une certaine ironie, envers les autres et envers lui-même. Il est conscient du caractère néga­tif de sa méthode qui ruine les fondements de toutes les croyances en remettant en effet en cause à la fois les grandes vérités du bouddhisme de son temps mais aussi, et surtout, les principes mêmes d'où nous parlons, pensons et agissons, notamment le moi. Il révèle ainsi que les objets de perception sont en fait des objets de croyance, que les entités auxquelles nous faisons

Nâgârjuna, vers le 11• siècle après J.-C.

spontanément confiance sont vides de réalité. D'où l'idée d'apaisement : une fois le men­tal apaisé, la goutte phénomé­nale, c'est-à-dire la chose arti­ficiellement isolée par le mental, se révèle cause et réintègre le flot causal. Dans le texte ci-contre (en ita­lique), il s 'en prend à la per­sonne même du Bouddha* et à son enseignement. Le Bouddha n'a jamais existé, assure-t-il, loin des doctrinaires qui embar­rasseront les formes de boud­dhisme ultérieur. Généralisant ce qui fut sans doute l'intuition fondamentale du maître fonda­teur, Nâgârjuna démontre que si la causalité est générale, jamais les causes ne cessent, et notamment, jamais elles ne s'arrêtent dans les choses, fus­sent-elles les plus discrètes. Avec Nâgârjuna, le nirvâna* n'est ainsi pas seulement l'ex­tinction du moi, il est la remise en question du fait qu'il y ait quelque chose à éteindre. Il passe de l'idée d'extinction à l'extinction de l' idée : c'est l'idée même de niruâna qui doit être éteinte. On imagine qu'un tel person­nage sentait le soufre. Pourtant on le surnomma le « Second

Les textes fondamentaux Le Point Références

Bouddha •>, et la légende dit qu'il dirigea l'université boud­dhique de Nâlandâ : il savait ce qu'était le monde et il connut la renommée.

« Si tu rencontres le Bouddha, tue-le 1 » La disparition du bouddhisme en Inde lui a évité la torsion idolâtre dont un auteur comme Shankara (cf p. 64) est l'objet. Sa pensée, toutefois, concen­trée dans des œuvres courtes, serait incompréhensible sans commentaires. Et celui de Can­drakîrti fait plus qu'expliquer sa pensée. Vivant au v1• siècle, à l'époque où se développe le Mahâyâna (cf p. 42), le Grand Véhicule, il utilise des conceptions de son temps. À la parole ouverte à tous du Bouddha historique, il substitue la parole secrète de tous les bouddhas, le Bouddha historique n'est plus alors en effet qu'un bouddha parmi tous ceux qui ont vécu et sont appe­lés à le devenir. La bouddhéité est en chacun de nous , il s 'agit de la découvrir. Dans cette forme de bouddhisme, on étu­die de préférence les « sûtras* cachés '" Celui qui est cité ici porte le nom d'une épithète du Bouddha, tathâgata, « parvenu à l'état non différencié '" Comme Nâgârjuna, Candrakîrti affirme que le Bouddha n'a jamais rien dit : le maître fait silence et les disciples entendent l'écho de leurs propres questionnements. C'est la même idée qui, plus tard, sera mise en formule par Llo Tsi * : « Si tu rencontres le Bouddha, tue-le! »

M.A.

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L'ÂGE CLASSIQUE

« De son vivant même,

Nâgârjuna .... .... >C .... ....

le Bienheureux existe-t-il? »

Q) De son vivant même, le Bienheureux existe-t-i l ? . . . »

Cela n'est fondé que si « un non-être » et « un être » sont fondés. Si l 'extinction n 'est ni un non-être ni un être. Qui pourra dire « ni un non-être ni un être »? Que le Bienheureux existe au-<ielà de l'arrêt, on ne peut le dire. Qu'il n'existe pas? Ou les deux à la fois ? Ou ni l'un ni l'autre? On ne peut le dire. De son vivant même, le Bienheureux existe-t-il? On ne peut le dire. N 'existe-t-il pas ? Ou bien les deux à la fois? Ou ni l'un ni l'autre? On ne peut le dire. De l'extinction au devenir, il n'y a pas de diffé­rence. Du devenir à l'extinction, il n'y a pas de diffé­rence. L'extrême limite de l'extinction est l'extrême limite du devenir. Entre les deux, il n'y a pas le moindre intervalle, füt-il le plus subtil. Au-<ielà de l'arrêt, est-ce la fin, etc. ? L'éternité, etc. ? Les opinions supposent un nirvâna*, un terme après quoi, un terme avant quoi. Toutes les entités étant vides, à quoi imputer une non-fin ? à quoi une fin? Sans fin et avec fin, ni sans fin ni avec fin, à quoi l'imputer? Quoi est-il lui-même sans plus, quoi est-il autre? Quoi est-il éternel, quoi est-il non éternel? Quoi est-il non éternel et éternel ou encore ni l'un ni l'autre? Béni soit l'apaisement de l'emprise, béni l'apaise­ment de la pluralité [des mots et des choses]. Jamais /'Éveillé n 'a enseigné le moindre point de doctrine à qui que ce soit. »

C'est dans ces termes que s'exprime le saint « Sûtra du Tathâgata caché » : « Shântamati ! La nuit où le Tathâgata [le Bouddha] s'est éveillé à la plénitude de l'éveil indépassable et la nuit où il s'apprêtait à s'éteindre complè­tement et absolument, là rien, pas une seule syllabe n'est sortie de la bouche du Tathâgata, il n'a pas parlé, et il ne parle pas et il ne parlera pas, jamais. Et tous les êtres selon de quoi ils sont délivrés, ayant des buts et des statuts dif­férents , imaginent que le Tathâgata dit une parole

variée adaptée aux uns et aux autres. Selon les circonstances différentes, il leur vient à l'esprit : « Le Bienheureux nous a enseigné ce point de doctrine », « Nous écoutons le Tathâgata enseigner ce point de doctrine » alors qu'il n'élabore ni concepts ni théories. Car, ô Shântamati, le [maî­tre Bouddha] "Advenu ainsi" est débarrassé de la pluralité linguistique et phénoménale produite par les rémanences causes du réseau de tous les concepts et théories », etc. Ainsi. " Tous vides d'identité, hors la parole, hors les syllabes, purs et apaisés : Qui connaiî ainsi les éléments, on le nomme Jeune, Éveillé » -Si donc la Loi d'aucune sorte n'a été enseignée à quiconque et nulle part par !'Éveillé, comment connaissons-nous les cours divers de sa parole [constituant les écritures du bouddhisme]? [ ... ] « C'est ainsi que le Bienheureux a dit : Le Tathâgata est un simple miroir de la Loi pure, sans que [les afflictions] ne s'y écoulent Il n'y a là nulle réalité, personne n'est ainsi, il n'y a pas de Tathâgata. Un reflet qu'on voit sur tout le monde. Et cela est expliqué en détail dans le "Sens secret" des paroles du Tathâgata. Et ainsi parce qu'aucun enseignement sur les catégories ontologiques séparées en vue du nirvâna n'a jamais existé, d'où existerait un nirvâna procédant d'un enseignement de ces catégories de dharma* ? Par conséquent, le nirvâna [ainsi conçu] n'existe pas et c'est ce que déclare le Bienheureux : «Le nirvâna n'est pas le niruâna, a enseigné le Protecteur du monde, C'est un nœud formé avec J'espace vide et c'est par l'espace qu'il est dénoué.» De même : Pour ceux, ô Bienheureux!, qui imagi­nent que quelque chose [un dharma] apparaît ou disparaiî, !'Éveillé n'apparaiî pas. lis ne surmontent pas le devenir [samsâra*] ceux qui recherchent un nirvâna qui soit quelque chose. Pourquoi? Parce que[ ... ] l'extinction est l'apaisement de tous les accidents [les phénomènes], la cessation de toutes les motions et commotions.

CANDRAKÎRTI, GLOSE AUX MOTS CLAIRS, COMMENTAIRE SUR UNE STANCE DE NÂGÂRJUNA (XXIV), TRADUCTION ORIGINALE.

Le Point Références Les textes fondamentaux

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Clés de lecture ... L'ÂGE CLASSIQUE

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Les Strophes du Sâmkhya

L es philosophies brahma­niques* ont une histoire, qu'il est utile de prendre

en compte quand on cherche à les situer les unes par rapport aux autres. Si certaines, comme la Mîmâmsâ (cf p. 60), puisent dans la Parole védique une forme de connaissance sacrée, soustraite à toute critique pos­sible, d'autres, au contraire, sont probablement nées à l'extérieur

La souffrance est au fondement de la constitution psychique de l'homme.

de la philosophie brahmanique originelle avant de la rejoindre et d'ytrouver place. Le Sâmkhya représente l'une de ces écoles tard venues au brahmanisme. La preuve en est qu'il se montre très critique envers le Veda ,. auquel il reproche d'ignorer la distinction entre la pensée et la conscience. Cela n'empêchera pas le brahmanisme de lui emprunter d'autant plus aisé­ment cette thèse.

Pessimisme moral Les Strophes du Sâmkhya, dont ce texte est extrait, sont le traité de base de cette école. Il fut composé probablement au IV" siècle de notre ère et traduit bien le climat de pessimisme moral qui règne alors en Inde. Sous l'influence du bouddhisme (cf p. 38) et du jaïnisme (cf p. 46), deux courants intellec­tuels déjà enclins à souligner le malheur inhérent à la con di-

tion humaine, le Sâmkhya pose la misère (dukkha •)au fonde­ment de sa méditation sur la constitution psychique de l'homme. Ici, pour le commen­tateur Vâcaspati Mishra (x0 siè­cle ), cette misère se manifeste bien entendu sous la forme de la souffrance physique et sociale que les hommes se cau­sent les uns aux autres, de la fatalité corporelle et matérielle dont des « êtres surnaturels » ~ont responsables, mais surtout sous l'apparence de la souf­france morale « qui provient de soi ». Or, s'il apparaît clairement que l'individu n'a pas les moyens d'agir pour supprimer les deux premières formes de misère, indépendantes de lui, on peut présumer que la misère née en soi peut disparaître, à certaines conditions. Il existe en effet des facteurs de confusion qui empê­chent l'individu de prendre une claire connaissance de lui­même. Parmi ceux-là, les acti­vités mentales jouent un rôle déterminant dans la mesure où le sujet pensant confond presque spontanément les opé­rations de la pensée avec la lumière de la conscience. On trouve dans l'école du Yoga* (cf p. 26), que la tradition asso­cie au Sâmkhya, les raisons de cette confusion : le mental, tel un clair miroir, capte la lumière de la conscience, ce qui expli­que pourquoi le sujet confond la conscience avec la pensée. Mais le Sâmkhya s 'efforce d 'établir les preuves de l'exis­tence de la conscience, comme on le voit dans le passage traduit ici.

Les textes fondamentaux Le Point Références

Parmi les cinq arguments évo­qués, le troisième met en lumière la distinction pensée/ conscience. Le raisonnement adopté est le suivant : les acti­vités de la pensée se produisent spontanément et ne requièrent pas d'elles-mêmes le concours de la conscience. L'école du Sâmkhya enseigne à cet égard un matérialisme psychique que la majorité des autres écoles

Le Sâmkhya s'efforce d'établir les preuves de l'existence de la conscience.

indiennes acceptent : la pensée est naturelle à l'homme, comme l'est la respiration, et il existe un grand nombre de pensées ou d'idées, relativement confu­ses ou bien inachevées , dont le sujet ne prend jamais vérita­blement conscience. On peut même considérer, à la limite, que la pensée pourrait se dérou­ler en l'homme sans qu'il en prenne simultanément conscience, ce qui est une autre façon de comprendre que les pensées se forment sans la conscience, mais sont ensuite « dirigées » par elle, à savoir tournées vers tel ou tel objectif ou destinées à un certain usage. On est donc en droit d 'en conclure que la conscience use des opérations mentales en vue de telle ou telle fin , comme un marin se sert des vents et des courants pour faire avancer son navire ou comme un spor­tif utilise les mouvements de la respiration pour oxygéner son corps. M.B.

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L'ÂGE CLASSIQUE Strophes du Sâmkhya ... ... « La conscience existe »

1. Triple est l'obstacle que constitue la misère. Voilà pourquoi on désire connaître le moyen de le supprimer.

À l'objection selon laquelle il est vain de dési­rer le connaître, parce qu'il existe déjà d'autres moyens connus, on répond qu'il n'en est rien: ces moyens n'ont ni un caractère nécessaire ni un caractère absolu.

Commentaire : En effet, on ne désirerait pas connaître l'objet de ce traité [la misère] : - si la misère n'était pas présente dans le monde; - ou bien si on ne désirait pas mettre fin à la misère ; - ou bien si, avec le désir d 'y mettre fin, on n'avait pas les moyens de la supprimer. Or, on pourrait manquer de tels moyens pour deux raisons : soit parce que la misère serait perma­nente, soit parce qu'on n'aurait pas la connais­sance complète de ses remèdes ; - ou bien si, ayant les moyens de la supprimer, on estimait que la connaissance de l'objet, acquise par ce traité, ne lui serait pas adé­quate ; - ou bien parce qu'on jugerait qu'il existe d'autres moyens plus efficaces. À cet égard, il est faux de penser que la misère n'existe pas, ou bien qu'on ne désire pas y mettre fin, ce que précise la strophe «triple est l'obstacle •>. La misère est triple parce qu 'il existe trois espèces de misère : celle qui provient de soi, celle qui vient des êtres vivants et celle qui est produite par des êtres surnaturels.

2. En vérité, le recours fondé sur la parole védique est semblable aux moyens déjà éprou­vés : il s 'accompagne d'impureté, d'imperma­nence et d'excès. li en existe un autre, qui est préférable et opposé à ceux-là : la connaissance intuitive du manifesté [la pensée) , du non­manifesté [la nature] et de la conscience.

Commentaire : Voici le sens littéral de la strophe. «À ceux-là », c'est-à-dire aux moyens rituels de supprimer la misère, un moyen est « opposé », c'est !'in-

tuition de la distinction essentielle entre la pensée claire et la conscience ; « il en existe un autre •>, c'est-à-dire pour soulager la misère, qui est donc « préférable •>. Or, on loue dans la parole védique sa capacité à abolir la misère; cela est vrai si les Veda contiennent bien l'injonction de la mettre en pratique. La connaissance de la distinction essentielle entre la pensée et la conscience est également digne d'être louée. Cependant, entre ces deux moyens louables de soulager la misère, on préfère ici la connaissance intuitive de la distinction essentielle. [ ... ]

17. Les agrégats ont leur finalité en autre chose; ce qui possède les trois qualités naturelles a son opposé ; les choses sont dirigées; un sujet fait l'expérience du monde ; on œuvre en vue de l'isolement libérateur. [Pour ces cinq raisons) la conscience existe.

Commentaire [de la troisième preuve) : Voici une autre raison pour laquelle la conscience existe : « les choses sont dirigées •>. Les choses, en effet, sont composées de trois qualités natu­relles pour autant que quelque réalité les dirige. Voici ce que l'on observe : tout ce qui est doué de qualités , qu'elles soient plaisantes, déplai­santes ou trompeuses, est dirigé par autre chose, comme le char est dirigé par les rênes . Or, la pensée a la propriété d'être plaisante, déplaisante ou trompeuse : donc elle est, elle aussi, gouver­née par une autre réalité, laquelle ne possède pas ces trois qualités : c'est la conscience.

Le Point Références

VÂCASPATI MISHRA, AU CLAIR DE LA VlRtrÉ, COMMENTAIRE DES STROPHES OU SÂMKHYA,

TRADUCTION ORIGINALE.

Les textes fondamentaux

:.c ... ... ... ...

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Page 60: Le Point - De Véda à Gandhi - Sagesses de l'Inde

Clés de lecture ... a:

L'ÂGE CLASSIQUE

-.. ..... Le MÎmâmsâ-sûtra z: ... :E :E

et l'interprétation du Veda Q u

60

L 'ensemble des hymnes religieux les plus anciens de l'Inde est regroupé

sous le terme générique Veda• , étymologiquement " le savoir » supérieur, qui a pour objet les puissances du monde et les rituels institués pour les domes­tiquer. Or on trouve dans le Veda lui-même, et plus tard dans le bouddhisme, des écrits qui nient l'efficacité des sacrifices et remettent en cause la validité de la parole védique (cf p. 70). Devant ces attaques, les philo­sophes brahmaniques* vont déployer une argumentation serrée afin de soustraire défi­nitivement le Veda aux critiques de ses adversaires . Considérée comme la plus technique des six grandes écoles ( darshana •) de l'Inde brahmanique, la Mîmâmsâ va ainsi entreprendre de fixer les règles de l'interpré­tation légitime de la Parole védique, ce qui participe indi­rectement à la formation d'une tradition herméneutique* dont vont bénéficier toutes les autres écoles.

Texte et commentaire Le texte le plus ancien de l'école est une chaîne (sûtra•) de propositions sous formes d'aphorismes. Ces Mîmâmsâ­sûtra, qui ont été attribués au " prophète » (risht) Jaimini et dont la rédaction peut se situer dans les premiers siècles de l'ère chrétienne (mais le fond est, à coup sûr, plus ancien), sont divisés en douze chapitres d'importance inégale. Mais ce type de texte est si laconique qu'il est incompré­hensible sans un commentaire

qui l'accompagne et l'éclaire. Après celui du grammairien Shabara (v• siècle), Je plus ancien, Kumârila Bhatta rédige au vu• siècle un long commen­taire versifié qui fera date. Son but était de lutter contre les arguments de l'école de logique (Nyâya *, cf p. 62) , pour qui le Veda avait été composé par un auteur divin, d'où il tirait son autorité. La position de Kumârila au contraire tient en deux argu­ments: d'abord, la Parole védi­que ne peut pas avoir d'auteur, et c'est justement du fait de cette absence que sa validité est incontestable.

La Parole du Veda ne tient sa valeur que d'elle-même, ce qui exclut l'autorité d'un auteur divin.

Cet argument a de quoi sur­prendre un Occidental habitué à adosser l 'éternité de la parole révélée à l'éternité de Dieu, mais en Inde, c'est la Parole védique elle-même qui révèle les dieux. Tout part d 'elle, d'où sa force . Aucune personne, qu'elle soit divine ou humaine, n'est donc sus­ceptible, selon le commenta­teur, de produire des paroles aussi impératives et qui s 'im­posent à tout homme d 'une manière aussi normative. D'où il résulte, c'est le second argument, que Je savoir contenu dans les paroles du Veda est soustrait à toute contestation. Parler d 'autorité

Les textes fondamentaux Le Point Références

du Veda peut prêter à confu­sion pour un Occidental, puis­que depuis Rome l'autorité d'un ordre ou d'une injonction renvoie à son auteur (auctor/ auctoritas). C'est la valeur ou la puissance de l'auteur d'une parole qui fonde son autorité. La Mîmâmsâ renverse l'ordre de priorité : la Parole ne tient sa valeur que d'elle-même, ce qui exclut précisément l'auto­rité d 'un auteur divin. Com­ment le sait-on?

Un modèle d'argumentation Parce que la signification est sans auteur, démontre Shabara dans l'extrait de son commen­taire :" Aucune perception n'en fournit la preuve, et les autres [moyens de connaissance] sont fondés sur la perception qui les précède. » Ce raisonnement s'applique au Veda: si la parole védique commande à l'homme d 'agir en fonction du Bien (dharma•) qu'elle lui révèle, comment un auteur, fût-il divin, pourrait savoir ce qu'est le Bien, puisque seul le Veda en est à l'origine? En ce sens, la Mîmâmsâ juge légitime de sacraliser la Parole védique, comme on sacralise une connaissance pour mieux la soustraire à toute discussion. Après le v111• siècle, où com­mence à s'affirmer le succès du Vedânta * (cf. p. 64), la Mîmâmsâ continuera d'être étudiée dans les cercles brahmaniques comme un modèle d'argumen­tation juridique et comme une doctrine qui justifie les règles de conduite des gens de bonne caste*. M. B.

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Page 61: Le Point - De Véda à Gandhi - Sagesses de l'Inde

L'ÂGE CLASSIQUE

« Parce qu'aucun auteur n'en est à l'origine »

Mîmâ msâ-sûtra ... .... >C ... .... ... ...

Q) 1. Le désir de connaître le Bien ultime s 'ensuit donc. 2. Le Bien ultime [auquel aspirent les

hommes] est une finalité que l'injonction védi­que fait connaître.

Commentaire : 68. Les objections concernant [la Parole védi­que] sont faciles à lever : il n'existe aucun énon­ciateur ; c'est pourquoi il s'avère encore plus impossible de douter de la validité du Veda. 69. En ce sens, sa validité repose justement sur son indépendance à l'égard d'un énon­ciateur. C'est pourquoi votre adoration [d'un auteur divin] devient inappropriée. D'ailleurs, il faudrait que le Veda ne possédât aucune validité pour admettre une telle thèse. [ .. . ] 70. Par suite, il n'est pas faux d 'en déduire que personne n'a l'aptitude pour l'enseigner. Quant à tous les raisonnements prouvant le contraire, nous leur répliquerons plus tard. 71. Le discours d 'un locuteur humain, au contraire, repose sur l'autorité d'autres moyens de connaissance, ceux-ci venant à manquer, celui-là est mis en faute . L'autre discours [celui du Veda] n'en dépend d'aucune façon . 72. L'incompatibilité des injonctions védiques avec les différents moyens de connaissance, voilà donc ce qui fait leur validité ; autrement, elles leur seraient subordonnées. 73. La validité de l'autre discours [védique] ne lui vient pas de sa compatibilité avec [ dif­férents moyens de connaissance]. Il faudrait admettre pour cela qu'un seul moyen, à l'ex­clusion des autres, permettrait de connaître le même objet [mieux que ne le fait le Veda] . 74. Or, là la délimitation [d'un objet] peut s'obtenir par d 'autres moyens de connais­sance, il est certain que cet objet n'a pas été délimité correctement par le premier [moyen] . 75. À supposer que [chaque moyen de connais­sance] tienne son autorité de son accord avec les précédents, il faudrait un autre moyen de connaissance pour évaluer cet accord ; nous n'obtenons ainsi qu'une régression à l'infini.

76. À moins que l'un de ces moyens tienne sa validité de soi-même. Mais alors, pourquoi la refuser au premier moyen [le Veda]?

MfMÂMSÂ ET COMMENTAIRE VERSIFI! DE KUMARILA BHATIA, VII' SIÈCLE, TRADUCTION ORIGINALE.

5. Quant à la relation entre le mot et l'objet, elle s 'engendre de soi-même. C'est une injonction qui la fait connaître et elle n'induit pas en erreur. En outre, lorsqu'il s 'agit d'un objet inconnu, c'est elle qui a validité parce qu'elle est indé­pendante [des autres moyens de connais­sance].

Commentaire : À présent, quelle est donc la relation [entre le mot et l'objet]? C'est c~lle en vertu de laquelle l'objet vient à être connu quand le mot est entendu. Mais alors, celle-d est produite, comme on l'a montré auparavant. Nous pensons donc qu'un être humain a inventé la relation entre les mots et leurs objets avant d'en faire usage en composant le Veda. Voici ce que nous répondons : la relation est bien établie parce qu'elle est sans auteur. Objection : mais comment peut-on avoir lacer­titude que cette relation soit sans auteur? Réponse : parce qu'aucun auteur n'en est à l'origine. Objection : comment le savoir? Réponse : Aucune perception n'en fournit la preuve, et les autres [moyens de connaissance] sont fondés sur la perception qui les précède.

MfMÂMSÂ ET COMMENTAIRE DE SHABARA, V' SIÈCLE, TRADUCTION ORIGINALE.

Le Point Références Les textes fondamentaux 61 Facebook : La culture ne s'hérite pas elle se conquiert

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Clés de lecture L'ÂGE CLASSIQUE ... a: -.. .... z ... :E :E c c.:a ... ....

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La Compréhension de la réalité, de ShântarakhsÎta

L es écoles philosophiques indiennes se constituent souvent en deux étapes :

au début de l'ère chrétienne, elles élaborent des formulaires, opuscules composés de façon extrêmement laconique, pour que les disciples puissent les apprendre facilement et parti­ciper à des débats en disposant d 'une réserve d'arguments; ensuite, à partir du 1v" siècle, vient le moment des grands

Personne n'hésite à déduire de la vue d'une cruche l'existence du potier.

commentaires et des traités qui développent à l'envi des chaî­nes de raisonnements difficiles à suivre. La Compréhension de la réalité est un texte du vm• siè­cle qui appartient à cette seconde catégorie : véritable traité de l'art de la logique, il a été composé pour critiquer les arguments théistes des philo­sophies brahmaniques* et expliciter la position athée du bouddhisme* (cf p. 38). Shântarakhsîta, l'auteur bouddhiste de ce traité, atta­que les positions théologiques défendues par les philosophes de l'école de logique (Nyâya *). Les logiciens théistes, en effet, construisent des inférences en vue de prouver l'existence d 'un dieu suprême. Techni­quement , une inférence com­prend quatre éléments : un sujet, une propriété prédiquée du sujet, la raison (hetu) qui sert de moyen terme entre le sujet et le prédicat, enfin

l'exemple. On peut ainsi affir­mer : toute chose (sujet) ren­voie à une cause intelligente (prédicat), parce qu'elle est composée d'un arrangement de parties (raison), à l'image d 'une cruche (exemple) . D'où l'on déduit, par généralisation, que l'observation du monde comme ensemble de choses permet d'inférer l'existence d'un dieu intelligent. Comme on le voit, cette inférence repose sur un argument bien connu des théologiens occi­dentaux : l'arrangement des parties dont toute chose est composée réfère à une cause intelligente, qui n'est autre que Dieu. L'inférence indienne pré­suppose ainsi l'existence d'une finalité intelligente inhérente à la nature des choses, comme l'illustre ici l'exemple de la cruche, car personne n'hésite à déduire de la vue de ce réci­pient l'existence du potier qui l'a fabriqué .

Une cause intelligente En général , le bouddhiste s'ef­force de réfuter l'inférence de ses adversaires en attaquant la validité de chacun de ses constituants . Dans le cas de l'existence de Dieu, il lui est facile de démontrer d 'abord que la raison est invalide. En effet, il n'est pas du tout prouvé que toute chose soit un com­posé analysable en termes d'arrangement. Certes le bouddhisme enseigne que les choses , et l'être humain parmi elles, ne sont rien d'autre que des agrégats, mais il ne s'ensuit pas que l'agrégat soit identique à un arrangement de parties.

Les textes fondamentaux Le Point Références

On peut bien inférer le potier quand on aperçoit la cruche, mais on risque aussi d 'aboutir au même résultat à la vue d'une fourmilière, ce qui est mani­festement faux. De plus , la raison logique permet peut­être de déduire une cause intelligente, mais l'identifica­tion de cette cause à un dieu ordonnateur demande à être démontrée. En effet , les attri­buts classiques du dieu suprême (l 'éternité, l'unicité, l'omniscience, par exemple) se révèlent incompatibles avec

Un dieu éternel ne peut rien produire, parce que toute production implique la temporalité.

le rôle démiurgique, c 'est-à­dire comme source de toute chose, que l'inférence veut lui donner. Ainsi un dieu éternel (sujet) ne peut rien produire (prédicat) , parce que toute production implique la tempo­ralité (raison), comme on le voit avec la cruche. Les débats théologiques entre les bouddhistes et les brahma­nes* ont duré plusieurs siècles, chaque camp cherchant à réfu­ter les inférences adverses au moyen de contre-inférences. Leur intérêt est double : ils ont rendu la logique indispensable à l'argumentation philosophi­que; ils ont incité les boudd­histes à clarifier leur opposition au brahmanisme en leur per­mettant de développer à la fois un athéisme de principe et une doctrine religieuse de l'omnis­cience du Bouddha. M. B.

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L'ÂGE CLASSIQUE Shâ nta ra khsîta .... .... « Des êtres éternels ne produisent aucun effet »

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Q) 46. Certains affirment qu'un dieu est la cause de l'existence des choses, aucun facteur inconscient ne produi­

sant de soi-même ses effets. 47-48. Une chose, qu'elle soit perceptible par deux sens ou imperceptible et objet de débat, possède une cause intelligente, contrairement aux atomes [éternels]. En voici la raison : toute chose qui se présente comme un arrangement des parties qui la composent renvoie à une cause intelligente, à l'exemple de la cruche. [ ... ] 56. Dans la première inférence, la raison évoquée n 'est pas concluante, parce qu 'il n 'est pas démontré que le contact appelé « arrangement »

existe, ni qu'il existe une unité substantielle. [ ... ] 61-62. Il est légitime, quand on aperçoit, par exemple, des temples, d'inférer qu'ils ont un auteur intelligent, à cause de la particularité de leur arrangement. Une telle particularité, si on l'observait dans les choses telles que les corps, les montagnes et le reste, permettrait de prouver que la conclusion recherchée est juste. 63. En effet, une règle logique établit qu '« un effet dont on connaît [la cause] permet, par association et exclusion, lorsqu'il est observé, d'inférer l'existence de sa cause. »

64. Mais on n'observe dans les choses aucun arrangement particulier de ce genre, parce qu'il n'en existe pas dans les corps ni dans Je reste. Ce n'est donc plus qu'un mot. 65. Cependant, si l'on affirme qu'un tel arran­gement existe, il produit plutôt Je doute et l'erreur, comme d'inférer l'existence d'un potier à la vue d'une fourmilière. [ .. . ] 71. Cependant, si l'implication n'est pas admise dans cette inférence, personne ne vous empê­che de la démontrer au moyen d'un (autre] raisonnement. 72. Mais en réalité, on ne la démontre pas à partir d'un être qui serait éternel, unique, omnis­cient et pourvu d'un intellect éternel, parce qu'aucune raison n'a les propriétés qui permet­tent d'inférer un tel être. Par suite, aucune implication n'est possible. 73. Ainsi est-il certain que les maisons, les

escaliers , les portes des villes, les tours et Je reste permettent d 'inférer qu'une multitude d'artisans aux pensées les plus différentes les ont produits. 7 4. De la même façon, la raison de votre inférence s'oppose à ce que vous désirez prouver, mais démontre qu'il existe une multitude d'auteurs des choses, aux pensées les plus différentes . 75. Ainsi vous voulez établir une implication sur la base d'un être intelligent comme cause du monde, au lieu que c'est la seconde implica­tion [la pluralité des causes] qui nous apparaît évidente. 76. Des êtres éternels ne produisent aucun effet, parce que cela s'oppose à la succession et à la simultanéité [inhérentes à la production] . Or, la succession dans les objets implique la suc­cessivité dans les pensées. 77. Parce qu'elle réfère à des objets connaissa­bles successivement, l'intelligence divine opé­rerait de façon successive, comme l'intelligence de Devadatta par rapport à des objets successifs : les flammes du feu se suivent sans interrup­tion. 78-79. Nous postulons que la cruche n'est qu'un agrégat d'atomes ; Je potier, qui la fabrique, fait que les atomes s 'agrègent, rien de plus. Donc la propriété que vous voulez prouver [la pro­duction par une cause intelligente] n'est pas exclue dans le cas des atomes, alors qu'ils sont pour vous un contre-exemple puisqu'ils sont éternels. 80. Si vous postulez l'existence en général d'un facteur intelligent des choses, alors nous som­mes d'accord : les actes sont responsables de la diversité des choses.

LA COMPRlHENSION DE LA RlALITl, CHAP. 2, TRADUCTION ORIGINALE.

Le Point Références Les textes fondamentaux 63

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Clés de lecture ... L'ÂGE CLASSIQUE

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Shankara, le brahmane et la connaissance

Shankara (vm• siècle) est le penseur majeur du Vedânta* le mouvement

spéculatif indien dominant à partir du xvu• siècle. De lui pourtant on ne sait rien. Même son nom n'est pas assuré. Le Shankara hindou d'aujourd'hui est complètement légendaire et ce que l'on prétend qu'il a fait ou dit ne cadre pas avec ses commentaires érudits , d'une grande rigueur intellec­tuelle. Ce qu'il a vécu était de !'ordre du yoga*. Mais il rejette les références du yoga tradi­tionnel , celui du Yoga-sûtra* , parce que non védiques*, et il tient par principe à tout jus­tifier à partir du Veda• (cf p. 12) , dont il commente les neuf Upanishad* . Il com­mente aussi trois autres œuvres dont le Brahma-sûtra « Formu­laire sur le brahman • » d'où est extrait le texte ci-contre.

l'opinion et la Révélation Shankara emploie le mot bra­hman pour désigner la réalité vraie, à la fois Esprit et exis­tence, qui n'est ni le mental ni un objet existant. Ici, il réfléchit sur les moyens de le connaître pour le vivre, ce souci du vécu étant général dans la pensée brahmanique* . Le texte prend la forme d'une discussion entre deux points de vue successi­vement énoncés dans le sûtra « formule » : la première opi­nion (en italique) promeut le tarka, l ' effort de l' esprit humain . La seconde , que défend Shankara, conçoit la raison humaine comme guidée par la Révélation et finalement par le brahman lui-même. Shan-

kara n'imagine pas que l'acti­vité de l'esprit puisse débou­cher sur autre chose que l'opinion. Même celle des fon­dateurs des grandes philoso­phies selon lui n'est pas stable. Or ce qu'il recherche, c'est une vérité confondue avec le per­manent. Le langage aussi joue son rôle : il est comme le double des per­ceptions. La pluralité que l'on perçoit et que Shankara nomme « dualité », se reflète dans la structure linéaire du langage. Le Veda, bien que révélé, est fait de mots et n'échappe pas

Je n'ai pas l'expérience du brahman, je suis l'expérience.

à ce défaut. Les rares phrases où il parle du brahman non plu­riel(« non duel »dit Shankara) ne font que le désigner sans l'atteindre. Seule une expé­rience directe de la non-dualité échappe en sa nature à la dua­lité. Mais c'est une expérience du silence. Les mots ne peuvent en rendre compte que mala­droitement : car je n 'ai pas l'expérience du brahman, je suis !'expérience. Et le je qui dis je n'est pas celui qui est je. Vient donc le moment où la Révéla­tion, ayant joué son rôle, est remisée avec les autres outils mondains. Là s 'arrête le dis­cours , et la philosophie : elle doit déboucher sur une expé­rience non discursive. Shankara dénonce la naïveté d'une pensée qui s'imagine pou­voir appréhender l'Esprit, sans que celui-ci n'ait la secrète ini-

Les textes fondamentaux Le Point Références

Shankara (v111• siècle).

tiative de son apparition. Sa démarche se veut originelle, tournée vers la source, là « d'où les mots se détournent, que l'esprit ne saisit pas » (Taittirîya­Upanishad, II, 7). Mais s'il ironise sur cette prétention de l'esprit, il n'est pas non plus un adepte de la foi du charbonnier. Si l'expérience ultime n'est pas d'ordre intellectuel, le chemin sans chemin qu'est sa réalisa­tion l'est hautement : il passe par le sanskrit* et l'analyse du langage.

Ce que je crois être Le texte mentionne aussi l'idée de << libération '" Pour Shankara, c'est un avènement : le moment où la liberté en droit de !'Esprit devient une réalité vécue en fait. Les textes de référence affirment ainsi « Je suis le brah­man. » Mais si « je suis le brah­man » en droit, je ne le vis pas de fait. La pensée de Shankara est juste là, entre ce que je crois être, et que j'ignore en fait. Le monde de « la dualité » est igno­rance, sa réalité mal assurée est illusoire : ce serait une illu­sion que de vouloir changer une illusion. M. A.

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L'ÂGE CLASSIQUE Shan ka ra

« Les opinions humaines sont discordantes »

Q) Voici une autre [raison] pour ne pas se fier au seul raisonnement dans les matières accessibles par la Révélation.

C'est que les raisonnements qui écartent la Révélation, fondés sur la seule opinion des hommes, manquent de fermeté: il n'y a pas de frein à l'opinion. Ainsi voit-on les raison­nements conçus avec effort par certains habi­les être reconnus comme spécieux par d'autres plus habiles et ainsi de suite : établir les rai­sonnements sur une base ferme est impossible parce que les opinions humaines sont discor­dantes. - Mais ne pourrait-on pas considérer comme fondé le raisonnement qu'agrée quelqu'un dont la valeur éminente est bien connue, Kapi/a fie fondateur du Sânkhya], etc. - Même ainsi la base ferme [de tout raisonne­ment] continue à manquer parce que ces fon­dateurs [ .. . ] se contredisent mutuellement bien que chacun s 'accorde à reconnaître leur valeur éminente. -a) Nous formulerons alors les inférences autre­ment afin qu 'elles soient exemptes du défaut d 'être mal fondées. On ne peut dire : « Tout rai­sonnement manque de fondement », car c 'est par le raisonnement qu'on établit le manque de fondement des raisonnements : voyant le carac­tère mal fondé de certains, on imagine le carac­tère mal fondé des raisonnements de même espèce. b) De plus si tous les raisonnements étaient mal fondés, toute /'activité humaine cesserait: c'est en concevant une certaine homogénéité du passé et du présent que les hommes agissent pour, dans l'avenir, gagner du bonheur et éviter du malheur. c) Par ailleurs, quand on voit la Révélation se contredire, on établit le sens correct en écartant le sens apparent : c'est par le raisonnement qu'on le fait en considérant la forme des propositions en question. d) De plus, Manu [XII, 105-106, cf p. 30] dit : .. [. .. ]Celui qui applique à la parole védique et /'enseignement du dharma* un raisonnement qui ne contredit pas l'enseignement du Veda, lui et pas un autre, il connaît le dharma. »

e) Et ce que vous nommez /'absence de fermeté du raisonnement c 'est justement ce qui fait sa

beauté car c'est en rejetant les raisonnements vicieux que l'on peut en établir d 'autres qui sont dénués de vice. Rien ne prouve que si l'aîné est un imbécile, [son cadet] doit aussi être un imbé­cile. Par conséquent imputer aux raisonnements le défaut de manquer de base stable ne tient pas. - [Si] même il en était ainsi, la conséquence indésirable serait l'absence de libération. Certes le caractère bien fondé du raisonnement est avéré pour certains objets, mais il entraîne un défaut pour l'objet transcendant dont il est question ici et de ce défaut résulte que le [seul] raisonnement ne permet pas la libération. Car la [réalité transcendante], très profondément secrète dans sa manière d'être essentielle et dont dépend la libération, sans la Révélation, ne peut même pas être devinée. Ne relevant pas du domaine sensible, elle ne peut être perçue; manquant de signes, etc. , elle ne peut être infé­rée, etc. De plus, tous les théoriciens de la libé­ration s 'accordent à dire qu'elle procède d'une connaissance droite; or celle-ci est invariable puisque relative à un donné réel, que la réalité est un donné invariable et qu'on appelle com­munément « connaissance droite » la connais­sance adéquate à tel objet, par exemple savoir que le feu est chaud. Cela étant, nulle discordance d'opinion n'est possible entre ceux qui accèdent à cette connaissance, tandis que les opinions formées par le seul raisonnement se contredisant sont incompatibles. ( ... ]Et nous ne pouvons rassembler dans un seul lieu et au même moment tous les tenants passés, futurs et présents du raisonnement pour que soit reconnue comme connaissance droite telle doctrine au contenu uniforme et portant sur un unique objet. Par conséquent notre conclusion est que par l'efficace de la Révélation conjointe à celle du raisonnement qui se conforme à elle, [nous connaissons] le brahman conscient comme cause et substance de l'univers .

BRAHMA·SÛTllA.IJHÂSHYA (Il, Hl), TRADUCTION ORIGINALE.

Le Point Références Les textes fondamentaux

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Clés de lecture ... a: -c

L'ÂGE CLASSIQUE

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L'idéalisme radical du Yogavâsistha a u ... ...

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T exte jouissant d'une grande faveur en Inde, mais méconnu en Occi­

dent, le Yogavâsistha se présente comme un Râmâyana philoso­phique (cf p. 28) de dimension considérable. Il met en scène et expose l'enseignement donné par le sage (risht) Vasistha au héros Râma, enseignement d'une nature telle qu'il le conduit à la délivrance (moksha •).

L'autonomie de la conscience Composé au Cachemire à partir d'un noyau originel intitulé le Mokshopâya, composé vers 975, le Yogavâsistha fit l'objet d'un processus d'amplification qui se poursuivit sur plusieurs siè­cles jusqu'à atteindre finale­ment 28 000 versets environ dans sa version longue. Pur chef-d'œuvre, il représente assurément l'un des sommets de la philosophie indienne. Il se recommande à plus d'un titre : premièrement par l'at­trait de sa structure narrative qui fait alterner au sein d'un récit-cadre des sections didac­tiques, des apologues*, des homélies* religieuses et des contes philosophiques. Ses qualités littéraires sont égale­ment exceptionnelles : produit hautement élaboré et raffiné de la culture lettrée et savante, il est rédigé dans la langue ornée de la poésie sanskrite* . Sur le plan de la pensée sur­tout, il est essentiel de par la philosophie subtile qu'il pro­fesse, et qui s'inscrit à la croi­sée du Vedânta* (cf p. 64), de l'idéalisme bouddhique et du shivaïsme* du Cachemire ou Trika.

Illustration tirée d'un manuscrit du Yogavâslstha (xv11• siècle).

Aucune doctrine philosophique indienne n'a été aussi loin dans le sens de l'idéalisme (le terme étant pris dans son acception technique) et dans l'affirmation de l'irréalité du monde. Aucune n'a assumé une telle radicalité, à l'exception du bouddhisme idéaliste du Yogâcâra-Vijfiâna-

Aucune doctrine indienne n'a été aussi loin dans le sens de l'idéalisme et dans l'affirmation de l'irréalité du monde.

vâda (Ive-v• siècles), et du cou­rant Prakâshânanda du Vedânta (xv1• siècle). S'il est vrai que l'idéalisme se présente comme une doctrine de l'autonomie de la conscience, l'intérêt de ce texte est de manifester com­ment l'idéalisme de la percep-

Les textes fondamentaux Le Point Références

tion trouve à se muer en un idéalisme absolu. Réfutant la thèse de l'existence séparée du monde, il établit que les choses n'existent pas en soi, indépen­damment de l'acte mental qui les appréhende : dans la mesure où le monde n'existe que dans et par l'esprit, intérieurement et relativement à lui, il n'existe que pour autant qu ' il est perçu.

« Otez toutes choses » Or, voici qu'à la faveur de son reploiement, le monde se mue en un vide d'immensité. Celui-ci se dilate à la mesure de l'uni­vers au sein même de l'espace cosmique ou du firmament (vyoman) de la Conscience uni­verselle. C'est ainsi que l'éva­cuation des apparences mon­daines ne laisse plus subsister que l'éternelle présence trans­lucide de la pure Conscience, attendu que l'autorévélation de la Conscience absolue ne saurait advenir qu'à titre de résidu de l'anéantissement du monde : « ôtez toutes choses, que j'y voie », disait Paul Valéry (Monsieur Teste). Dès lors, on conçoit que ce soit la suppres­sion même des sensations et des perceptions qui constitue le moyen de salut prôné ici , pour autant que l'annulation de toute existence conduit à la « destruction du mental » (manonasha), seule solution pour guérir de la grande mala­die de l'existence. François Chenet, professeur de philosophie indienne et philosophie comparée à Paris IV, auteur entre autres de Lo Philosophie indienne (Armand Colin, 1998).

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L'ÂGE CLASSIQUE Yogavâsistha

« Il n'existe que le pur principe de la Conscience universelle »

Q) Vasishtha dit : « À présent, Râma, je vais t'enseigner le meilleur de ce qu'il y a à connaître afin que soit discréditée

ta croyance à l'existence séparée du monde, à savoir qu'il n'existe que le pur principe de la Conscience universelle, au-dessus de toutes les imaginations forgées par les hommes. [ ... ] C'est pourquoi, ô Râma, jamais il n'a existé, ni n'existe, ni n'existera de monde séparé. C'est la pure Conscience qui, venant à se manifester en tant que monde, déploie la création en elle­même. Ainsi, ô Râma, étant donné l'absolue non-existence de ce monde visible, il est certain que c'est le Brahman •qui est Tout, à travers l'espace infini. La connaissance du monde visi­ble est détruite par la destruction de toutes ses causes ; mais la persistance de ses causes dans l'esprit fera resurgir à la vue le visible même après son extinction extérieure. L'abso­lue cessation du monde phénoménal ne saurait être réalisée que par la suppression de ses causes [nos actes et nos désirs] ; mais si ces dernières ne sont pas supprimées dans l'esprit, comment peux-tu parvenir à supprimer le visi­ble? Il n'est aucun moyen de détruire notre conception erronée du monde, à l'exception de la totale extirpation des visibles de notre vue. li est certain que la manifestation du monde visible ne consiste que dans la conception intérieure que nous en avons dans J'espace vide de la Conscience ; et que la conscience que nous avons de « moi », « toi » et « lui » sont de fausses impressions dans notre esprit comme dans les contes merveilleux. Ainsi ces monta­gnes , ces terres et ces mers, la révolution des jours et des nuits , des mois et des années , la connaissance que ceci est un éon [kalpa] et que ceci n'est qu'un instant, la connaissance que ceci est la vie et que ceci est la mort, tout ceci n'est que la conception [erronée) de notre esprit. De même la connaissance de la durée et de la fin d'un éon et d'un grand éon, celle de la création et celle de son commencement et de sa fin , tout ceci n'est que la conception [erronée) de notre esprit. C'est l'esprit qui conçoit des millions d'éons et des billions de mondes , la plupart étant révolus et nombre d'entre eux encore à venir. C'est ainsi que les

quatorze régions des sphères planétaires et toutes les divisions del' espace et du temps - les sept océans et les quatre âges du monde [yuga) -sont contenus dans l'espace infini de la Conscience suprême. L'univers continue et il se déploie de lui-même dans la Conscience suprême d'une manière aussi apaisée que jadis et tout au long de l'éternité; et il resplendit des particules de la lumière de cette Conscience suprême, de même que le firmament est plein de la radiance de la lumière solaire. [ ... ) Vasistha dit : « ô Râma, c'est en réussissant à construire le pont de la victoire dans le combat contre ces ennemis que sont les cinq sens que l'on peut franchir l'océan de la transmigration, et par nul autre moyen. L'étude des traités nor­matifs et prescriptifs [shâstra], la compagnie des sages, la pratique assidue des vertus, tels sont les moyens de parvenir au contrôle des sens. Seule la victoire sur les sens permet de réaliser la non-existence des objets à la vue. Je t'ai enseigné, ô gracieux Râma, les causes de l'apparition et de la disparition du monde, pareilles au soulèvement et au repos des vagues de l'océan du monde. Il n'est point besoin d'un long discours pour te dire que l'esprit est le germe de l'arbre des actions. L'extirpation de ce germe dès le début empêche la croissance de l'arbre appelé le monde, ce qui contrecarre l'accomplissement des actes qui en sont les fruits . C'est l'esprit [manas] qui est toutes cho­ses [i.e. lagent de toutes les actions) . Aussi est-ce en le guérissant que l'on peut guérir tous les troubles et toutes les maladies qu'engendre l'illusion du monde. C'est parce qu'il est sujet à l'égarement que l'esprit s'imagine [à tort] qu'il naît et qu'il meurt. C'est l'esprit qui est respon­sable de la servitude, c 'est lui qui est aussi responsable de la délivrance quand il s'immerge dans la connaissance du Soi ».

YOGAVÂSISTHA, IV, 2, 8-J.8 ; IV, 4, 1-4 ET 5, 9, TRADUCTION ORIGINAU.

Le Point Références Les textes fondamentaux

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Clés de lecture L'ÂGE CLASSIQUE .... a: -.. ..... :z .... :& :& a u .... ...

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Le Syadvadamanjari de Mallisena

L e mot sanskrit* dars· hana •, que l'on traduit par « philosophie, école

philosophique », signifie litté­ralement la vision, la perspec­tive que l'on prend sur le monde, le point de vue. Les philosophies indiennes se pré­sentent ainsi comme autant de visions partielles, incomplètes et provisoires d'une réalité qui les englobe et les dépasse. Né vers le v ie siècle avant Jésus­Christ dans la vallée du Gange, à peu près en même temps que le bouddhisme, et comme lui en réaction à la trop grande importance prise par le ritua­lisme dans le brahmanisme* , le jaïnisme (cf p. 46) a déve­loppé une école de pensée très

La richesse infinie des choses ne se laisse jamais entièrement embrasser par la pensée humaine.

active. Celle-ci insiste notam­ment sur le fait que toute com­préhension humaine de la réa­lité est nécessairement partielle, qu'elle implique inévitablement l'adoption d'une perspective. Mais il n'y a pas lieu de le déplo­rer, dans la mesure où la vérité que recherche la philosophie se traduit nécessairement dans une modalité ou une autre du discours, ce que manifeste l'em­ploi en sanskrit du mode de l'optatif. Cela ne signifie pas que l'accès à la réalité soit interdit à l'homme ni qu'il lui soit impos­sible de dépasser la partialité du point de vue qu'il adopte.

Encore faut-il qu'il en prenne pleinement conscience. Seul le sage se montre digne d'une telle humilité.

Le point de vue du sujet Considéré comme l'un des plus importants commentateurs des textes canoniques, le philoso­phe jaïn Hemachandra (1089-1172) composa au xne siècle un poème particulièrement repré­sentatif de cette approche du réel : les Soixante Stances qui délimitent un autre chemin. Mais il est d'une telle concision qu'il faut lire le Syadvadamanjari, le commentaire que Mallisena rédigea au siècle suivant, pour en expliciter toutes les consé­quences. Du côté de la réalité, il s 'agit de démontrer que la richesse infinie des choses ne se laisse jamais entièrement embrasser par la pensée humaine. Le jàinisme se montre en effet doublement sensible à l'infinité des propri~tés des choses. D'abord, toute chose, dûment comprise, se révèle infinie dans la complexité de ses composants, les atomes matériels qui la constituent. Ensuite, il se trouve que le monde est infini dans son éten­due, impossible à délimiter, à enfermer dans un tableau fixe et définitif. Penser, c'est donc adopter un point de vue, c'est considérer un seul aspect du monde, à l'exclusion de tous les autres aspects possibles et légitimes. Pour atténuer cette partialité, on peut bien passer d'un aspect au suivant, mais il n'en demeure pas moins que toute idée ou pensée traduit le point de vue

Les textes fondamentaux Le Point Références

du sujet qui pense. Hélas! peu d'hommes ont conscience du caractère partiel et partial de chacune de leurs pensées; ils s'emparent de leurs idées en s 'imaginant saisir des vérités absolues, ce qui leur fait affir­mer de façon impérieuse: « Cela existe absolument . » Au contraire, le sage s'élève à la vérité de toute perspective et il se contente de dire : " Il se peut que cela existe. » Du côté du discours, la vérité perspec­tiviste devient encore plus claire. Il n'existe aucun énoncé,

Le monde est infini dans son étendue, impossible à délimiter, à enfermer dans un tableau fixe et définitif.

en effet, qui n'implique l'ex­pression d'un certain point de vue. Si l'on objecte qu'il en existe où lon affirme sans doute possible l'existence d'une chose, du genre « Cette cru­che-ci existe », alors le philo­sophe répond que cette propo­si t ion n ' est qu ' une des modalités possibles du dis­cours, à l'exclusion des autres. Voilà pourquoi il faudrait dire: " II se peut que cette cruche-ci existe, à cet instant, en ce lieu », ce qui implique l'idée de son absence ou de son inexistence, à tel autre moment, en tel autre lieu. La logique du discours découpe alors la réalité selon sept modalités, qui représen­tent autant de modes possibles d'un énoncé sur les propriétés (existence, couleur, forme, etc.) d'une chose. M.B.

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L'ÂGE CLASSIQUE Syadvada ma nja ri .... .... >C .... ....

« Il se peut que cela existe » .... ... Q) 22. La réalité est essentiellement consti­

tuée de propriétés en nombre infini. À défaut de le savoir, il est impossible de

bien saisir son existence. Que tes arguments soient donc les rugissements du lion quand il effraye les antilopes que sont les mauvais logiciens. Commentaire : La réalité d'une chose, c'est son existence pleine et entière, dans l'ordre de l'animé, de l'inanimé et du reste ; [cette réalité] est essentiellement constituée de propriétés en nombre infini. Les propriétés, qui sont infinies dans les trois temps et indénombrables, sont les modalités simul­tanées et successives [de la chose] .

23. La chose existe pour autant qu'on juge de façon synthétique, sans tenir compte des modes ; or, la même [chose] , analysée, n'a pas d'exis­tence substantielle. Tu as vu ce qui est digne d'être vu par les sages, à savoir qu'il existe sept modalités du discours que l'on exprime selon différentes perspecti­ves. Commentaire : La chose est jugée de façon synthétique, au sens où elle est exprimée en liant ensemble [les propriétés], sans tenir compte de leurs modes , parce qu'on ne veut pas les exprimer. La chose, cela signifie ce dans quoi résident des qualités, des modes. Elle est de six espèces : la chose bonne ; la [chose] mauvaise ; l'espace; le corps; le temps et l'être vivant. [ ... ] Voici le premier énoncé, sur le mode affirmatif : « Il se peut que la chose existe très précisé­ment.» Le deuxième, sur le mode négatif : « Il se peut que la chose manque très précisément d'exis­tence. » Le troisième, en coordonnant l'affirmatif et le négatif : « Il se peut que la chose, très précisé­ment, existe et n'existe pas. » Le quatrième, en niant la coordination de l'af­firmatif et du négatif : « Il se peut que tout soit très précisément inexprimable. » Le cinquième, sur le mode affirmatif, avec la négation de l'affirmatif et du négatif: « Il se peut que tout, très précisément, soit et que tout soit inexprimable. »

Le sixième, sur le mode négatif, avec la négation de l'affirmatif et du négatif: «Il se peut que tout, très précisément, manque d'existence et que tout soit inexprimable. » Le septième, sur le mode affirmatif et négatif, avec la négation de l'affirmatif et du négatif :" Il se peut que tout, très précisément, soit et que tout manque d'existence et que tout soit inex­primable. » [ ... ]

28. L'objet peut être affirmé de trois manières : il existe absolument, il existe, il se peut qu'il existe, selon le mauvais point de vue, le pur point de vue et le discours de la vérité. Mais toi, tu vois la réalité en suivant le chemin du pur point de vue et celui de la vérité. Fuis le mauvais point de vue ! Commentaire : Celui qui adopte le mauvais point de vue s 'ex­prime ainsi : « Cela existe absolument » ; par exemple « La cruche existe absolument. »Cette personne, en attribuant absolument l'existence à cette chose, en exclut les autres propriétés et particularise cette propriété [l'existence] qui ne correspond qu'à son propre point de vue. Son point de vue est mauvais parce qu'il est faux, et il est faux parce qu'il bannit les autres propriétés, pourtant présentes [dans la chose] . Le pur point de vue consiste à énoncer l'exis­tence : « La cruche que voici existe. » En décla­rant que l'existence correspond à un point de vue personnel, on fait sienne, à l'égard des propriétés restantes, la cécité relative de l'élé­phant [qui ne voit qu'un aspect]. Or, cela n'est pas un mauvais point de vue car on n'exclut pas ces propriétés différentes. Mais ce n'est pas non plus le discours de la vérité car celui-ci est marqué par le mode de l'optatif « il se peut ». Voici ce discours : « Il se peut que cela existe », à savoir « Il se peut, d'une certaine façon, que la chose existe. » Et sa vérité réside dans le fait que le résultat obtenu ainsi est en accord avec la perception et qu'il est propre à empêcher le résultat contraire. Toute chose, en vérité, existe par rapport à soi et n'existe pas par rapport à autre chose, pour le dire une fois de plus.

MALLISENA, SYADVADAMAN/ARI, COMMENTAIRE DES SOIXANTE STANCES QUI O{L/MITENT UN AUTRE CHEMIN, TRADUCTION ORIGINALE.

Le Point Références Les textes fondamentaux 69

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Clés de lecture L'ÂGE CLASSIQUE ... a: -.. 1-z: ... :& :& c:::» u ... ....

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La critique du matérialisme selon Sâyanamâdhava

L es hymnes religieux les plus anciens de l'Inde, appelés Veda• (cf p. 12),

commandent au brahmane* de pratiquer des sacrifices s'il veut obtenir en retour une rétribution terrestre (par exemple, des enfants, des richesses, etc.) ou céleste, sous la forme d 'un séjour parmi les ancêtres ou les dieux. Or, il s'est trouvé très tôt des esprits incrédules prêts à contester la réalité de l'efficacité des sacrifices ou à en dénoncer la supercherie ; ils seront bap­tisés « matérialistes » par les brahmanes. La littérature védi­que les mentionne avec horreur et n'hésite pas à les peindre sous les couleurs les plus som­bres. Mais qui sont-ils ?

Le matérialiste rejette l'existence de l'au-delà, donc des sacrifices, et donc des Veda.

L'émergence du bouddhisme, au v• siècle avant notre ère, va brouiller les cartes : les textes brahmaniques vont, de manière délibérément provocatrice, assimiler ces philosophes contestataires avec les pen­seurs bouddhistes, adversaires, eux aussi, de la religion des sacrifices, même s 'ils le sont pour des raisons différentes (cf p. 38). Tous vont être pré­sentés comme des « négateurs »

des Veda , bien qu'ils n'aient rien en commun. Or sait-on ce que professaient les matérialistes? L'histoire n'a conservé aucun de leurs

textes. Ceux qui les ont criti­qués ont pourtant glosé sur leurs positions , afin de les condamner, quitte, comme dans le texte tardif ci contre, daté du xv• siècle, à leur attri­buer des théories qui n'étaient pas les leurs . Ici , Sâyanamâd­hava présente le matérialisme comme l'avocat d'une morale primaire du plaisir, thèse que l'on a de bonnes raisons de croire imaginaire ou du moins tendancieuse. Bien qu'il soit difficile de retra­cer fidèlement les contours de la philosophie matérialiste, un consensus se dégage aujour­d'hui pour lui accorder un cer­tain nombre de thèses . La pre­mière concerne les éléments : l'homme est un composé uni­quement matériel ; la seconde se déduit de la précédente : l'existence d'une conscience ou de quelque autre principe de nature immatérielle est exclue; la troisième s'ensuit : la conscience est corporelle ; d'où la quatrième : l'homme s 'anéantit après la mort; et finalement la dernière : le maté­rialiste rejette l'existence de l'au-delà, donc des sacrifices, et donc des Veda.

Causalité matérielle Reste une énigme : le fait que, dans la littérature védique elle­même, existent des passages qui se laissent interpréter à la lumière de la philosophie des matérialistes. Les Upanishad• (cf p. 14), en particulier, énon­cent des propositions sur la causalité matérielle du principe absolu (brahman *) comme sur la disparition de toute pen-

Les textes fondamentaux Le Point Références

sée consciente après la mort : « Il n'y a pas de conscience après la mort », assure l'une d'entre elles.

Un adversaire inventé 1 Que faut-il en penser ? N'y a-t-il pas ici la tentative de nier la permanence du principe conscient (âtman) , donc de remettre en cause tout l'édifice philosophique qui repose sur lui ? On comprend que le brah-

Les brahmanes présentent le matérialisme comme l'avocat d'une morale primaire du plaisir.

manisme ait pris peur devant le caractère matérialiste d'un énoncé à double sens sur la conscience et qu'il se soit aussi senti justifié à identifier les bouddhistes, qui niaient l'exis­tence d'un âtman, à des nihilis­tes. Les textes bouddhiques ne critiquaient-ils pas sévèrement les preuves de l'existence d'un dieu ordonnateur du monde (cf p. 62) ? De manière générale, l'importance de l'école des matérialistes se signale au fait qu'elle est toujours en tête des doxographies* médiévales parce qu'elle représente la phi­losophie que Je brahmanisme juge le plus sévèrement et qu'il réfute donc, avant toutes les autres. Faute de textes , on est d'ailleurs en droit de se deman­der si les brahmanes n'ont pas inventé en partie cet adver­saire.. . M.B.

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L'ÂGE CLASSIQUE Matérialisme

« Il n'existe pas de conscience après la mort »

Q) En premier lieu, lui, le " matérialiste », adepte de la doctrine de Brihaspati, chef de file des négateurs , comment

peut-il s 'adresser au seigneur suprême pour en attendre la félicité céleste? En vérité, il est difficile de s 'arracher à son influence : elle s 'est insinuée si loin. Tout d'abord, la majorité des hommes la subis­sent. Voici la strophe populaire qu'ils suivent fidèlement : " Tant que la vie dure, vivons dans les plaisirs! li n'est rien que la mort n'atteigne! Quand le corps est réduit en cendres, d 'où renaîtrait-il ?» Ils ne font , ensuite, que se confor­mer aux traités de politique et d'érotique, quand ils jugent que les biens de l'homme se réduisent à deux, le profit et le plaisir. Enfin, ils nient que l'autre monde puisse signifier quoi que ce soit. En tout cela, on voit bien que ces hommes-là épousent la doctrine des " matérialistes ». C'est pourquoi on lui donne un autre nom, plus appro­prié celui-là, " philosophie populaire ». Dans cette doctrine, la réalité est identifiée aux quatre éléments matériels, à savoir la terre, l'eau, le feu et l'air. Ils vont se mélanger diver­sement pour donner forme au corps et engen­drer la pensée consciente, à l'image des agents de fermentation, qui [se combinent et] donnent naissance au pouvoir enivrant [de la boisson] . Une fois que ces éléments disparaissent, [la pensée consciente] périt d'elle-même. À cet égard, [la Brihadâranyaka-Upanishad] l'affirme :" Ces éléments matériels engendrent l'intégralité des activités mentales ; ces derniè­res disparaissent immédiatement à leur suite. Il n'existe pas de conscience après la mort.» lis en déduisent que la présence à soi (âtman) se réduit au corps, tel qu'il est qualifié par la pensée consciente. Deux raisons le prouvent, selon eux : aucun argument ne démontre que la présence à soi excède la réalité corporelle ; il n'existe aucun argument de ce genre parce que la perception constitue, dans leur doctrine, l'unique moyen de connaissance et qu'ils refu­sent ce statut à l'inférence ou aux autres moyens de connaître. [ .. . ] Mais , dira-t-on, à supposer que le bonheur suprême dans l'autre monde n'existe pas, com­ment feront les spécialistes du rituel pour se

justifier d'accomplir l'oblation* dans le feu et les autres sacrifices, qui exigent de fortes dépen­ses d'argent et beaucoup d'efforts? Cette objection ne risque pas d 'émousser le tranchant de leurs arguments . - Incohérence, contradiction et redondance sont les fautes qui ternissent [les Veda] . - Les docteurs des Veda, pleins d'habileté et de malice, se contestent les uns les autres ; ceux qui prônent la voie de la connaissance contes­tent ceux qui professent la voie de l'action, et réciproquement. - Les trois Veda sont prétexte aux plus subtils bavardages. - Les sacrifices, comme l'oblation dans le feu, ont pour seule et unique finalité de subvenir à la vie [des brahmanes] . Ainsi se justifie la parole de Brihaspati : « Pra­tiquer l'oblation dans le feu , apprendre les trois Veda, brandir le trident et s 'enduire de cendres 1,

voilà des moyens de subsistance pour qui n'a ni intelligence ni force de caractère. » Cela conduit les matérialistes aux trois conclu­sions suivantes : - L'enfer n'est autre que la douleur, d'une épine par exemple. - Le seigneur suprême, c'est le roi, souverain de la terre. - La libération est la dissolution du corps.

SÂYANAMÂDHAVA, PllllORAMA DES POINTS DE VUE, TRADUCTION ORIGINALE.

1. Rituel shivaïte.

Le Point Références Les textes fondamentaux

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Repères L'ÂGE CLASSIQUE

La force du tantrisme

À la mode aujourd'hu i en Occident, le tantrisme transgressives, « noyau dur » regard extérieur à l' Inde qui est souvent « vendu » comme une doctrine spi ri - d'où est né tout le système et souligne cette omniprésence

tuelle à forte connotation sexuelle . En réalité, qui en forme en quelque sorte - dont en effet les hindous ont

comme l'explique ici André Padoux, il relève d'une le cœur. D'autre part, et assez rarement conscience. Mais

approche du divin très complexe, où la sexualité tôt, ses doctrines et celles de l'existence des révélations tan-

n'est qu 'un moyen parmi d'autres d'accéder à ses pratiques qui heurtaient le triques a été assez tôt recon-

l'Absolu . moins l'orthodoxie du monde nue. Dès le x' siècle le grand brahmanique ont pénétré la maître cachemirien Abhinava-

Tantra• signifie littéralement qui ." en se répandant dans société indienne. On n'en fini- gupta écrivait dans son grand « trame » et désigne à la fois toute l'Inde, ont profondément rait pas ainsi d'énumérer tout traité, le Tantrâloka : « Toutes une vision du monde, les traités modifié le cours de l'hindouis- ce qui, dans l'univers hindou, les traditions existant dans le qui la codifient et les pratiques me. Pour la première fois en est d'origine tantrique, prescrit monde ne sont que des frag-qu'elle implique. Ésotérique et effet, les textes porteurs de ses dans les tantras ou dans d' in- ments séparés de la même polymorphe, ce mouvement est enseignements se sont présen- tradition unique. » difficile à dater. Il se transmet tés comme révélés par des

Le tantrisme de maître à disciple comme un divinités, et non comme spon- Omniprésente Déesse complément ésotérique du tanément apparus et existant n'existe, n'a de Mais plus encore que ces as-brahmanisme• dominant. Dans de toute éternité, comme le sens, que vécu pects concrets, visibles, c'est des écrits complexes et parfois sont ceux du Veda* et ceux

inséparablement l'idéologie qui est essentielle.

cryptés, il semble qu'il soit qui l'ont suivi. Le tantrisme a Une action, un comportement, apparu au grand jour à partir apporté des éléments rituels en corps et esprit. ne sont tantriques que s'ils du if--v1' siècle de notre ère et et doctrinaux qui, en s'ajou- sont vécus comme tels. C'est se soit développé en impré- tant, avec la bhakti*, la dévo- nombrables traités : l'architec- l' idée, la vision, avec et selon gnant et en remodelant tout tion, à la tradition brahmani- ture, l' iconographie, l'organi- laquelle on exécute une ac-l'hindouisme•, faisant de lui que , l'ont modifiée en sation et le fonctionnement des tion, un rite, qui fait que l'opé-ce qu' il est devenu jusqu'à nos profondeur pour en faire ce temples, l'initiation des prêtres, ration est ou non tantrique. jours. Peut-on parler d'une qu'on appelle l'hindouisme• . les panthéons, les pratiques Le tantrisme n'existe, n'a de « révolution tantrique » comme Le tantrisme a dès lors survécu rituelles et notamment l'ado- sens, que vécu consciemment, le font parfois aujourd'hui des sous deux aspects. D'une part, ration des divinités (la puja) , inséparablement en corps et chercheurs? !:expression est de façon intense, chez un petit l'usage des chakras• ou des esprit. Or cette vision est avant discutable, mais se justifie nombre d'initiés qui en vivent mandalas•, de tout ce qui tout celle d'un univers émané parce que le tantrisme a ap- les enseignements et suivent concerne les mantras•, etc. de la divinité omniprésente, porté des éléments nouveaux ses pratiques rituelles, même On pourrait dire que c'est un qui agit par son énergie, la

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L'ÂGE CLASSIQUE Repères

Sculptures du temple de Kandariyâ Mahâdeva à Khajuraho, dans le centre de l'Inde (x1• siècle).

shakti*, laquelle crée, imprè- c'est le jeu divin de ['Énergie . (mais parfois décrite comme à l'apparition de la Parole d'où gne et anime tout ce qui Pour l'être humain, c'est vivre montant du « cœur ») , se naît l'univers : « Suprême éner-existe et notamment l'être dans et avec cette énergie, s'y dresse dans le corps pour dé- gie, pure Conscience, compa-humain. Cette Énergie est identifier, pouvoir la capter et, passer le sommet du crâne et gne de Shiva, éternelle, omni-aussi la Déesse, sous toutes par elle, aller vers la libération s'unir à ['Absolu divin, le dieu présente, félicité éternelle, ses formes paisibles ou redou- qui est fusion totale avec cette Shiva ou un autre (cf p. 32), transcendant l'espace et le tables, divinité toute-puis- puissance. Plus que dans les

«Suprême temps, et pourtant présente

sante aux aspects multiples. traditions vishnouites* et shi- dans tous les corps humains, vaïtes* dualistes, c'est dans les Splendeur, elle se tient dans l'espace du

Une fusion totale systèmes shivaïtes non dualis- entourée des cœur, brillante tel l'éclair, en-Celle, par exemple, que le Yo- tes - surtout cachemiriens -

vagues fulgurantes roulée sur elle-même comme

ginîhridaya décrit comme « su- que l'on trouve le tantrisme le un serpent endormi . En cette prême Splendeur, entourée des plus intense et profond, repo- de ses énergies. » Déesse fulgurante, favorable, vagues fulgurantes de ses éner- sa nt toujours sur le « composé plus subtile que le subtil, se gies » trônant au centre du humain » - corps-esprit. pour se fondre en lui et arriver tiennent tous les dieux, tous shrîcakra, le diagramme de Corporelles sont les voies de la au salut : procès humain, cos- les mantras, tout ce qui fait les puissance qui n'est que la forme kundalini* (notion tantrique!), mique et divin que décrit no- mondes. Elle est faite de brah-qu 'elle assume pour créer et énergie divine et humaine, qui, tamment le Shâradâtilaka , man-son ... On trouve en elle la détruire l'univers. Le tantrisme, lovée au niveau du périnée traité du x11' siècle, en le liant triade de puissance du •••

Le Point Références Les textes fondamentaux 73

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Repères L'ÂGE CLASSIQUE

••• soleil, de la lune et du feu. Omnipénétrante, elle est l'énergie phonique animatrice et créatrice de l'univers. »

« lmmenslfler le mol » On voit là comment toute pra­tique yogique tantrique tend à cosmiser le corps en le faisant participer au jeu dynamique de l'énergie divine. Cela apparaît aussi dans le fonctionnement de la Roue des Énergies du système Krama du shivaïsme cachemirien, avec la spirale tourbillonnante des Kâlî (cf p. 32), à la fois déesses et éner­gies qui animent les sens et

La jouissance transcendée ouvre la voie à la fusion en l'Absolu.

l'activité mentale de l'être hu­main. La douzième d'entre elle, la plus haute, abolit le temps et plonge l'être dans le Vide ultime qui contient tout le dif­férencié.« lmmensifier le moi, briser ses limites et non l'abolir, tel est l'apport du tantrisme », a dit justement Lilian Silburn•. Dans le Kramastotra, un hymne aux Kâlî, Abhinavagupta s'adresse ainsi à la Déesse qui les domine toutes : « Ce nectar de la conscience à l'éclat ful­gurant qui flue spontanément en vagues innombrables et variées, il réside en Toi. À Toi seule il appartient. À Toi sont aussi [ces vagues]. glorieuses manifestations simultanées, quand apparaissent et dispa­raissent lune, soleil et feu dont la beauté explose en création, permanence et dissolution. »

À Calcutta, une statue contemporaine en terre cuite représentant la déesse Kâlî.

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Dans cette perspective, la mâyâ est une étape dans le processus cosmique créateur intérieur à la divinité. Elle n'est pas pure illusion, mais magie créatrice vivante. Ce qu'elle fait apparaî­tre participe de la puissance, de la Réalité divine. C'est pour­quoi on peut en utiliser les éléments pour la transcender vers !'Absolu vivant qui la pro­duit et qui l'anime. Tel est le

sens du principe tantrique se­lon lequel l' initié peut utiliser pour aller vers la libération ce qui est ordinairement conçu comme y faisant obstacle, en particulier la passion (kama). qui est dynamisme, liberté. Cette libération toutefois s'ob­tient en cette vie, l'être libéré transcendant le monde tout en le dominant. Le kama, dans ce cas, peut être le désir sexuel

Les textes fondamentaux Le Point Références

- d'où les pratiques qui ont fait la mauvaise réputation du tan­trisme. Réservées à de très rares initiés, celles-ci impliquent de fait plus de rites de purification ou de propitiation•, de complexes et difficiles représentations men­tales, de plongées spirituelles, que de jeux amoureux. Il n'y a là aucune licence. L'orgasme partagé qui couronne le rite,

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L'ÂGE CLASSIQUE Repères

est lié à la montée de la kun- Il est intéressant de noter que intense ou une chute dans le de son corps avec un objet dalinî; la jouissance transcen- plus de mille ans avant Marcel vide. Ce traité dit ainsi : « [ ... ] pointu, si l'on tient alors son dée ouvre la voie à la fusion en Proust et sa Recherche du dans la terreur ou l'anxiété [au esprit fixé sur ce point, l'accès !'Absolu . Mais la sublimation temps perdu, l'auteur d'un tan- bord] d'un précipice, quand on éclatant à Bhairava [se pro-de l'action dans la seule repré- tra ait pu avoir pensé qu'en fuit le champ de bataille, quand duira] . »Autant de moyens (on sentation mentale peut mener faisant coïncider un moment on éprouve une vive curiosité, pourrait en citer bien d'autres) au même but. C'est ce que dit du passé avec un autre du pré- quand débute ou se termine la pour l'adepte ta ntrique de cette stance d'un ancien traité sent, la mémoire fait transcen- faim, etc., un état qui est l'es- transcender sa condition, et

der le temps. Du fait de la vision sence du brahman [se révèle] .» d'arriver vivant à cet état de

La beauté des intense, dynamique du tan- Il y a là concentration intense, délivrance que décrivait ainsi trisme, la jouissance esthétique sur la situation vécue, mais le grand Abhinavagupta : « Il

rites crée un état joue également un grand rôle. l' interruption subite de l'état consiste en un ensevelissement

de joie qui ouvre Les auteurs soulignent, par intense peut aussi créer une dans la non-dualité de notre

à l'expérience exemple, la beauté des rites, fusion avec !'Absolu : « Lorsque, propre nature, identique à la car elle crée un état de joie physiquement égaré, on a subjectivité infinie s'émer-

du divin. qui ouvre à l'expérience du tourné de tous côtés en toute veillant d'elle-même. Alors, divin. Le cand idat à l' in itiation hâte au point de tomber à l'ensemble des réalités de !'uni-

shivaïte, le Vijbânabhairava (La shivaïte que l'on amène devant terre, grâce à l'arrêt de l'effer- vers considéré jusqu'a lors Connaissance de Bhairava - /'Ab- l'autel fleuri où l'on a placé les vescence de l'énergie, la condi- comme asservissant se dévoile solu) . « ô Maîtresse des Dieux! mantras des déités, est tion suprême apparaît. » Il y a comme le jeu multiforme de si l'on se remémore intensément « ébloui par leur beauté » au aussi la fixation du regard sur notre joie surabondante. » le plaisir qu'a donné une femme, point de perdre connaissance. un objet ou sur l'espace, joint par les baisers, les caresses et Mais tous les plaisirs, la musi- à l'arrêt de la pensée : « Si on Le suprême yogln les étreintes, même en l'ab- que, les fleurs, les boissons fixe le regard sur un récipient, « Roi des Yogin*, émerveillé, il sence de cette énergie [de cette même, peuvent faire accéder une cruche ou autre, en faisant contemple la masse des êtres qui femme] se produit un afflux de de même à un au-delà du pla i- abstraction de ses parois, si l'on surgit de sa conscience ou s'y félicité.» sir immédiat. À son point le résorbe comme une multitude Il ne s'agit pas là d'une rêverie plus haut, la jouissance esthé-

Tous les plaisirs de reflets apparaissant et dispa-

érotique, mais de la revivis- tique crée un état analogue à raissant dans un miroir ... Il de-cence d'un état intense, d'une l'expérience mystique - et cela peuvent faire meure frappé d'émerveillement absorpt ion dans l'énergie d'autant plus parfaitement accéder à un lorsque la Réalité pleinement sexuelle : la puissance de l' ima- que cet état est partagé, disait

au-delà du épanouie jaillit de manière im-

gination créatrice de l'adepte Abhinavagupta, qui fut aussi prévisible en toute son harmonie fait pénétrer son énergie in- le plus grand théoricien indien plaisir immédiat. et sa sublimité. Le suprême yogin terne dans la «voie médiane » de l'esthétique et notamment se tient ferme ; il ne relâche pas où monte la kundalinî, fa isant du théâtre (cf p. 54) . parvient à s'absorber en ce son étreinte et le flux méprisable ainsi naître en lui la « félic ité [vide], à cet instant, grâce à des naissances et des morts qui du brahman* ». La délivrance cette absorption, on s' identi- frappe de terreur le monde entier La mémoire ou remémoration Mais il y a aussi des choses plus fiera à lui. » « Que l'on fixe le n'existe plus pour lui1• »Triomphe (smarana) joue un grand rôle surprenantes pour les Occiden- regard sur un lieu dépourvu de la paix dans la gloire de l'éner-dans la vie spirituelle, particu- taux : le Vijnânabhairava énu- d'arbres, de murs, de monta- gie divine. lièrement dans le shivaïsme. mère ainsi pas moins de deux gnes, etc. Dans l'état mental Abhinavagupta, encore lui, dit cents moyens de s'ouvrir à l'ab- d'absorption, on devient un André Padoux, spécialiste ainsi : « La mémoire est le rap- solu où est mise en jeu l'inten- être dont toutes les fluctuations du tantrisme hindou, auteur, pel à l'esprit. Elle est ce qui fait sité de la sensation physique mentales ont disparu.» Au lieu entre autres, de L'Énergie appréhender ce qui est anté- et, avec elle, de la tension men- de l'ouverture au vide, une de la parole (Fata Morgana,

rieur à toute modalité et qui tale, que celle-ci soit poussée concentration intense de l'at- 1994) et de Comprendre

en est donc la nature profonde, à son maximum d'intensité, ou tention, même sur un point le tantrisme (Albin Michel,

l'essence propre, laquelle est qu'au contraire, elle soit brus- douloureux, peut également 2010).

la Conscience au sens le plus quement interrompue en ouvrir à !'Absolu : «Après avoir haut de ce terme. » créa nt un choc émotionnel percé une partie quelconque 1. Traduction de Michel Hulin.

Le Point Références Les textes fondamentaux 75

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Page 76: Le Point - De Véda à Gandhi - Sagesses de l'Inde

Introduction LES TEMPS MODERNES

Sous la férule anglaise comme après l'indépendance, la pensée indienne est marquée par les influences croisées qui s'établissent entre l'Inde et l'Occident.

QUAND l:ABSOLU RENCONTRE l:ORDINATEUR Par Catherine Golliau

Un rouet, symbole d'indépendance écono­mique, mais aussi d'enracinement dans la culture du passé; un pagne, pour !'austérité;

un principe, l'ahimsâ* , la non-violence : le Mahâtmâ Gandhi (1869-1948) va imposer à l'Oc­cident l'image du « guide spirituel » qui fait de la politique avec de la métaphysique* sous forme de slogans simples. Celui qui disait « Je suis un idéaliste pratique »va mener la lutte pour l'indé­pendance avec la philoso-

nes*, devenus interprètes et passeurs culturels, de leurs guerriers, qui vont constituer les deux tiers des bataillons anglais. Ce soutien est toute­fois fragile, comme l'illustre en 1857 la Révolte des cipayes. La distribution de cartouches qu'il faut déchirer avec les dents provoque une catas­trophe : des soldats sont convaincus qu'elles sont enduites de graisse animale, tabou pour des hindous. La rumeur entraîne la mutinerie de

bataillons entiers, bientôt phie hindoue : « Dieu seul est, rien d'autre n'existe », ce qui implique de suivre sans compromis les prin­cipes de justice et de vérité. Les Britanniques

Après la Révolte des cipayes, soutenus par des notables ruraux dépossédés de leurs terres ou brimés par le fisc, et par leurs pay­sans. En quelques mois,

les Anglais n'oseront plus brusquer les traditions indiennes.

n'en attendaient pas tant, eux qui pourtant ont tout fait pour préserver la tradition dans leur bel Empire des Indes. Ne vont­ils pas pour cela « réinventer l'Inde » en privilégiant l'hindouisme* et son système de castes* aux dépens des autres composantes du pays?

L'Inde des hautes castes C'est pourtant une société pour le moins com­

posite qu'ils découvrent au xvu• siècle : l'empire musulman moghol* est en pleine déliquescence au nord, le territoire est morcelé en de petits royaumes rivaux. Le sous-continent est une mosaï­que de langues, de sectes et religions parfois très récentes, comme cet étonnant syncrétisme qu'est le sikhisme (cf p. 78), monothéisme inspiré du « Principe » absolu de l'hindouisme et du soufisme. Mais la conquête britannique se fait avec le sou­tien actif des hautes castes, qui offrent aux nou­veaux envahisseurs les talents de leurs brahma-

76 1 Les textes fondamentaux Le Point Références

la vallée du Gange et l'Inde centrale sont à feu et à

sang. Il faut aux Britanniques le ferme soutien du Sud, qui a toujours fonctionné séparément du Nord, du Bengale et du Panjab pour mater la rébellion. Mais le traumatisme est irréparable, tant chez les Indiens, blessés par la violence de la répression, que chez les Britanniques, doréna­vant enclins à la peur. À partir de là, ils ne vont plus oser brusquer les traditions indiennes.

Lesquelles? Celles que leur « vendent » leurs secrétaires ou collaborateurs, des lettrés et donc des brahmanes : une Inde dominée par l'organi­sation des castes, que conforte la pensée du Vedânta *, cette métaphysique de !'Absolu dont, au vm• siècle, Shankara (cf p. 64) fut le chantre et qui s'est finalement imposée à partir du XVII" siècle comme la pensée dominante de l'Inde intellectuelle. Pourquoi? Peut.{!tre, comme l'explique l'indianiste Jean Varenne, parce que « le Vedânta incarnait effectivement ce qui était fondamental dans l'hin-

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Vers 1933. Gandhi utilise le rouet emblématique de sa lutte contre les monopoles anglais et pour l' indépendance de l'Inde.

douisme, le sentiment intime que, dans l'ordre philosophique, il existe une hiérarchie des valeurs, comme il en existe une dans tous les aspects du dharma* , que ce soit dans l'ordre social (système des castes) ou dans l'ordre religieux (le panthéon, lui aussi, est hiérarchisé) ». C'est ce Vedânta qu'étu­diera Schopenhauer* , et que des réformateurs comme Râmakrishna (cf p. 82), Vivekananda (cf p. 84), ou Sri Aurobindo Ghose * feront connaî­tre aux Occidentaux.

le « mal d'absolu » Déçus par les monothéismes ou par le matéria­

lisme, certains de ces derniers vont se laisser

pénétrer, voire séduire, par la culture de leurs maîtres. La colonisation a unifié l'Inde en lui apportant une lingua franca : l'anglais. Les princes, les propriétaires fonciers , et pendant longtemps les employés de l'administration soutiendront l'Empire. C'est donc avec, ou contre, la culture occidentale que vont se construire les principaux penseurs modernes.

Rabîndranâth Tagore (cf p. 86) était ainsi le fils d'un fondateur du Brahmo Samaj, mouvement théiste bengali fondé dans les années 1830, sou­cieux de l'émancipation des femmes et de la suppression des castes. Lui-même, dans son ashram de Santinitekan, va fonder des fermes

modèles et une université convaincre qu'il existe un absolu, " quelque chose » qui permet l'union de tou­tes les croyances, et que, notamment grâce au yoga* , l'homme peut

Aujourd'hui, les visiteurs érudits du seul grand sanskritiste

où s'enseignent aussi bien les mathématiques que les danses traditionnelles. Ce traumatisé de l'enseigne-de Bénarès sont tous Occidentaux ...

dépasser dans cette vie la condition humaine. Aurobindo parlera ainsi d' « idéal du supra-humain », notion qui rejoint celle, nietz.s.. chéenne*, du Surhomme. C'est donc en " mal d'absolu », au sens littéral, que beaucoup d'Occi­dentaux partiront dans les années 1970 à la recher­che de gourous* censés leur ouvrir les voies de la connaissance. À leurs risques et périls.

Mais la relation coloniale n'est jamais à sens unique, et les Indiens se sont eux aussi laissé

ment des bons pères y fait également appliquer des

principes éducatifs alors révolutionnaires. Et aujourd'hui? Parce qu'après 1947, les gouverne­ments indiens ont mis l'accent sur la formation technologique, les informaticiens indiens sont réputés parmi les meilleurs au monde. Mais il n'y a plus qu'un seul grand sanskritiste à Bénarès, et comme le rappelle l'indianiste Michel Hulin, si les visiteurs érudits font la queue pour le rencon­trer, ils sont tous Occidentaux ... •

Le Point Références Les textes fondamentaux 77

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Clés de lecture .... a: -.. ....

LES TEMPS MODERNES

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L'Adi Granth et Guru Nanak

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L es sikhs se sont dotés, au début du xv11• s!ècle, d'un livre sacré, 1'Adi Granth

(« Livre Premier »), dont leur dixième et dernier Gurû *, Gobind (1666-1708), fit son suc­cesseur au début du XVIII" siècle. C'est depuis en l'Âdi Granth qu'ils vénèrent la présence divine dans leurs temples et leurs foyers.

Une illumination Ce livre est écrit en sant-bhâsâ, forme de hindi ancien mêlé d'éléments panjabis, sanskrits* et persans. Il fut compilé par le cinquième Gurû des sikhs, Arjan (1563-1606), en 1604, à partir de ses hymnes ainsi que de ceux de ses prédécesseurs à la tête de la communauté sikhe et de ceux d'autres saints poètes de ce temps. Les deux poèmes ci-contre sont tirés de ce livre et ont pour auteur Gurû Nânak (1469-1539), le fondateur de cette religion. Alors qu'en Inde du Nord, l'hindouisme*

Un Dieu unique, créateur et inconnaissable, extérieur à l'homme et présent en lui.

connaissait une efflorescence des cultes de dévotion (bhak ti •),ce mystique du Pan­jab entreprit de longues péré­grinations à la suite d'une illu­mination, puis fonda un village où il rassembla des disciples (sikhs) qui formèrent le Nânak Panth (ceux qui suivent la « voie

de Nânak »). Il leur prêcha la foi en un Dieu unique, créateur et inconnaissable, extérieur à l'homme et présent en lui. Les sikhs représentent aujourd'hui moins de 2 % de la population indienne, et si deux millions d 'entre eux sont installés à l'étranger, les deux tiers conti­nuent à vivre au Panjab, leur région d'origine, où ils sont en majorité des ruraux. Le premier de ces poèmes donne une dimension cosmique à l'âratî, cérémonie hindoue d'offrande de lumière qui consiste, à la fin du culte rendu à une image divine, à faire tour­ner devant cette dernière une ou des lampes à huile allumées en chantant des hymnes et en faisant brûler des bâtonnets d 'encens. Dans le deuxième, Nânak glorifie le Nom de Dieu tout en proclamant Son ineffa­bilité.

Le vrai Gurû On retrouve dans ces poèmes certains grands traits de la théologie de Nânak et de sa voie d'accès au divin. Au cœur de son enseignement est la foi en un Dieu unique révélé par sa création. Ce Dieu est le vrai Gurû tout-puissant, infini, éter­nel , sans forme ni attributs , inconnaissable, ineffable et omniprésent. À la fois extérieur à l'homme et présent en lui, il peut lui manifester sa grâce et le fait ainsi accéder à la Vérité qui seule subsistera à la fin des temps. Sans cette grâce , l'homme s'égare dans la quête des biens de ce monde ou la recherche du salut sous la conduite de mauvais maîtres .

Les textes fondamentaux Le Point Références

Avec cette grâce, un être humain peut se défaire de son illusion sur le monde, et se mettre sur la voie de la délivrance en écou­tant en son cœur la voix du Seigneur - appelée gurû (maî­tre) par Nânak - murmurer le «Mot ».

La fusion en Dieu Ce dernier lui révèle l'« Ordre divin », l'enseignement de Dieu, qui est tout à la fois le principe de l'harmonie universelle et l'indication d'un salut possible. Pour entendre cet Ordre, l'homme doit purifier son essence spirituelle, éliminer ce

Gurû Nânak propose une discipline qui consiste principalement en la remémoration et la répétition du Nom divin.

que le second texte appelle ici ses « arriérés », car son ego est prisonnier de la vie matérielle et de ses fautes . Aussi Nânak lui propose-t-il une discipline, qui consiste principalement en la remémoration et la répétition du Nom divin. L'homme peut ainsi obéir à !'Ordre et s 'élever jusqu'au royaume de la Vérité : lorsqu'il y accède, son essence régénérée se fond en Dieu dans une suprême béatitude.

Denis Matringe, directeur de recherche au CNRS, auteur, entre autres des Sikhs, histoire et tradition des lions du Ponjob (Albin Michel, 2008).

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LES TEMPS MODERNES Le sikhisme

« C'est par l'enseignement du Gurû que se manifeste la lumière»

L'âratî cosmique Il est dans le ciel un plateau sur lequel soleil, lune et étoiles sont les lampes.

Le parfum de santal venu de l'est est l'encens, le vent est l'éventail et les végétaux sont les fleurs , ô Dieu de lumière!

Refrain : Quelle grandiose âratî, ô destructeur de la transmigration, est ton âratî! La timbale qui résonne est le son non frappé.

Tu as des milliers d'yeux et pourtant, tu n'as pas d 'yeux ; tu as des milliers de formes et pourtant, tu n'en as pas une seule. Tu as des milliers de pieds immaculés et pour­tant, tu es sans pied ; tu es sans parfum et pourtant, tes parfums sont des milliers; ainsi vas-Tu, égarant. {refrain}

En chacun est la lumière divine, et c'est Lui. C'est de par Sa lumière qu'en chacun est la lumière. C'est par l'enseignement du Gurû que se mani­feste la lumière. C'est ce qui Lui plaît qui est l'âratî. {refrain}

Mon cœur est toujours avide du suc du lotus des pieds de Hari ; j'en suis assoiffé. Accorde au coucou Nânak l'eau de Ta grâce, qui lui permettra de se tenir en Ton Nom. [refrain}

ÂDI GRANTH, P.13 (TOUTES LES !DITIONS ONT UNE PAGINATION STANDARD DE 1430 PAGES), TRADUCTION ORIGINALE.

Ton Nom Si je vivais des âges et des âges à ne me nourrir que de vent, Dans ma grotte à ne voir soleil ni lune et sans un répit pour dormir, Je ne saurais exprimer Ta grandeur ni glorifier assez Ton Nom.

Refrain : ô Toi le Véridique, le Sans-Forme, Dont toujours j 'entends chanter les louanges, si Tu le veux, on Te désire.

Si l'on m'égorgeait et me démembrait, si l'on me moulait à la meule,

Si l'on me brûlait au feu du bûcher, que je ne fusse plus que cendres,

Je ne saurais exprimer Ta grandeur ni glorifier assez.Ton Nom. [refrai11]

Si j'étais un oiseau, si je volais librement à travers les cieux

Et si nul ne pouvait m'apercevoir, si je ne buvais ni mangeais,

Je ne saurais exprimer Ta grandeur ni glorifier assez Ton Nom. [refrain}

ô Nânak ! Si je lisais tous les livres et si j'en comprenais le sens

Si jamais je ne devais manquer d'encre, Si j'écrivais comme le vent,

Je ne saurais exprimer Ta grandeur ni glorifier assez Ton Nom. [refrain]

IBID., P. 14-15.

Le Point Références Les textes fondamentaux

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Le Dasam Granth, attribué à Gurû Gobind

L e sikhisme n'a pas un, mais deux livres s~crés. Si Je premier est l'Adi Granth,

le second, le Dasam Granth («Livre du dixième " Gurû), est attribué au dixième et dernier Gurû, Gobind, et fut compilé vers 1730 par l'un de ses disci­ples. Mais une partie de son contenu est peu conforme à l'enseignement des premiers Gurû et seules certaines de ses compositions sont considérées par les plus rigoristes d'entre les sikhs comme faisant partie de leur corpus de textes sacrés.

Résistance armée Selon la tradition, Gobind intro­duisit dans Je sikhisme des changements majeurs. Il créa en 1699 un ordre martial, appelé Khâlsâ (« les Purs ») ,dans lequel pouvaient être initiés les sikhs prêts à se battre pour la justice et la défense de leur religion. Les membres de cet ordre devaient adopter cinq symbo­les distinctifs dont le nom pan­jabi commence par la lettre K (cheveux et barbe non coupés, peigne pour retenir les cheveux, bracelet métallique, épée et culotte courte portée sous les vêtements). Ils devaient aussi ajouter à leur nom Singh (« Lion ») pour les hommes et Kaur (« Princesse ») pour les femmes , ne pas fumer, ne pas consommer de viande prove­nant d'animaux tués selon le rite musulman. Les hommes ne devaient pas avoir de relations avec des musulmanes, etc. Ces changements, qui contrai­rement à ce que rapporte la tradition prirent place graduel-

lement au cours du xvm• siècle, doivent être rapportés à la résistance armée des sikhs, durant cette période, tant contre le pouvoir moghol* de Delhi que contre les envahis­seurs afghans qui venaient faire des razzias de grande envergure au Panjab. Ils sont sensibles en de nombreux passages du Dasam Granth, et notamment dans une grande fresque poé­tique où Gobind raconte sa vie et se présente, sur un mode très hindou, comme envoyé par Dieu sur terre pour restaurer le dharma •, lordre du monde : le premier extrait est tiré de ce poème à tonalité épique intitulé Bacittar nâtak (« le drame mer­veilleux ») .

Gobind se présente comme envoyé par Dieu sur terre pour restaurer le dharma, l'ordre du monde.

Au xvm• siècle continuent par ailleurs d'être rédigés des tex­tes qui ont encore aujourd'hui un statut quasi sacré pour les sikhs : des hagiographies de Gurû Nânak écrites en panjabi simple et appelées Janam-sâkhî (« récits de naissance »). Ils racontent la vie du premier gurû sikh à travers des séries d'épi­sodes lâchement reliés entre eux et de manière différente selon les traditions constituées aux xvn• et xvm• siècles. Toutes les Janam-sâkhîtraitent d'abord de l'enfance dans le village de Talvandi au Pandjab et des signes annonciateurs de la mis­sion divine, du passage à l'âge

Les textes fondamentaux Le Point Références

Gurû Gobind (1666-1708).

adulte dans la ville de Sultan pur, de l'illumination mystique vers l'âge de 30 ans, des tournées de prédication et de conver­sion, à grand renfort de mira­cles, dans l'Inde et au-delà, et des dernières années passées par Nânak au milieu de ses dis­ciples dans sa ville de Kartar­pur. Inspirées de modèles musulmans soufis*, les Janam­sâkhî empruntent certaines de leurs anecdotes à des sources hindoues ou soufies. Elles sont le moyen par lequel les sikhs, aujourd'hui comme hier, pren­nent connaissance de la vie de Nânak et ont joué un rôle impor­tant tant pour la projection de J'image de Nânak que pour la cohésion de la communauté. Mais il est frappant de consta­ter que les Janam-sâkhî com­posées au xvm• siècle ignorent tout des changements interve­nus dans le sikhisme avec Gurû Gobind. Ces textes s 'attachent aussi à contextualiser les hym­nes de Nânak préservés dans l'Âdi Granth en imaginant les circonstances dans lesquelles ils auraient été composés.

D.M.

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LES TEMPS MODERNES

« Je t'ai créé pour révéler la Voie »

Le sikhisme .... .... >C .... .... .... ....

Maintenant, je raconte ma propre his­toire, Et comment, alors que je me livrais aux

austérités, je fus amené ici. Où se trouve le mont Hem Kunt, Il y a sept pics alentour.

Cette montagne est appelée Les-Sept-Pics ; C'est là que les rois Pândava pratiquèrent

[le yoga. J'étais alors dans mes plus extrêmes austérités, Et j'adorais Shiva et Kâlî.

Comme je pratiquais ainsi mes austérités S'opéra le passage de la dualité à !'Unité [avec Dieu]. Mes parents aussi adoraient l'ineffable, Pratiquant le yoga de diverses manières.

Je ne songeais pas à venir ; Aux pieds du Seigneur, j'étais tout à

[Son écoute. Le Seigneur me fit alors comprendre ce

[qu'il attendait de moi ; Il m'envoya dans le monde en me parlant ainsi. [ ... ]

" En toi je chéris Mon fils ; Je t'ai créé pour révéler la Voie. Tu vas donc rétablir le dharma Et empêcher les hommes de faire le mal. »

Me tenant les mains jointes et baissant la tête, [je dis :

" La Voie prévaudra, avec Ton assistance. »

DASAM GllANTH, BACITTAR NÂTAK, TRADUCTION ORIGINALE.

Alors Bâbâ 1 franchit l'océan, et il se fit un grand bruit dans un lieu proche de Talvandi. Tous ceux qui l'entendaient affluaient. Les gens disaient : "c'est un fakir* de Dieu qui est né, il a pour nom Nânak, il est imprégné de Dieu. » Beaucoup de gens se rassemblèrent, et ils devenaient ses disciples. Qui venait était enchanté. Les couplets que Bâbâ composait avaient la force de l'évidence. Il composa ce couplet, que chantaient les fakirs qui ont un bâton à la main :

« Le mensonge finira, Nânak, et à la fin la vérité prévaudra » [Âdi Granth, p. 22] .

Alors, chez Nânak " est répété !'Unique Nom » [Âdi Granth, p. 72] . On se mit à lui adresser force louanges, il se fit une très grande clameur. Hin­dous, musulmans, yogis, renonçants shivaïtes, étudiants brahmaniques* , ascètes, anachorètes, jaïns nus , vishnouites, ermites et maîtres de maison, renonçants vishnouites, khans, émirs, percepteurs, maîtres des terres , tous ceux qui venaient étaient enchantés. Tous le louaient. Près du village où se tenait Bâbâ vivait un per­cepteur.« Qui est cet homme? demanda-t-il. Quel qu'il soit, tous prononcent son nom avec amour. Non seulement il a séduit des hindous, mais il a aussi ruiné la foi de musulmans. Et s 'agissant de musulmans, peut-On parler de foi si elle s'adresse à un hindou ? Mais allez, en selle, allons-y voir! » Quand il enfourcha son cheval, celui-<:i se mit à trembler. Quand il le monta le lendemain, en chemin l'animal devint aveugle ; ne voyant plus rien, il s'assit. Les gens disaient :« Nous avons peur, nous ne pouvons rien dire ; mais Nânak est un grand pîr2• Dévoue-toi à lui! »Alors le percep­teur se mit à louanger Nânak. Et alentour, les gens se mirent à se prosterner devant Nânak. Le percepteur remonta à cheval , mais il tomba aussitôt ; il ne voyait plus rien. Alors les gens lui dirent : « Eh, maître, tu as oublié, toi qui montes à cheval, que Nânak est un grand pîr. Rends-toi auprès de lui à pied, si tu veux recevoir sa béné­diction. » Alors le percepteur poursuivit à pied. Quand il fut à proximité de la cour de Nânak, il se mit à faire des salutations. Il s'approcha, tomba aux pieds de Bâbâ et fut rempli de joie. Bâbâ le garda trois jours auprès de lui. Le percepteur était très heureux et lui présenta cette requête : « Bâbâ-jî! Si tu me l'ordonnes, je construirai un village en ton nom, il s'appellera Kartarpur (la ville du Créateur), un dharamshâlâ3 y sera établi. » Alors le percepteur dit au-revoir. Dites : « Louange à Dieu! »

PÜRÂTAN /ANAM·SÂKH/, TRADUCTION ORIGINALE DU PANOJABI.

1. Bâbâ signifie« Papa », terme honorifique et affectueux pour désigner Nânak. 2. Pir signifie « ancien », ti tre des maîtres spirituels musulman et, par extension, de tout saint homme. 31. Un dharamshâlâ est un centre de vie re ligieuse et communautaire.

Le Point Références Les textes fondamentaux 81

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LES TEMPS MODERNES

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Les Entretiens de Râmakrishna

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S hri Râmakrishna est le nom religieux de Gadâd­har Chattopâdhyâya

(1836-1886), un brahmane* du village bengali de Kamarpukur. Issu d'une famille pauvre et très pieuse, il devient à 20 ans prê­tre de la déesse Kâlî (cf p. 32) au temple de Dakshineswar, dans la banlieue nord de Cal-cutta. Commence alors pour lui une formidable expérience mystique qui durera plus de dix ans : il se

Il ne voulait ni prêcher, ni convertir, convaincu que les religions sont toutes des chemins qui mènent à Dieu.

donne physiquement et spiri­tuellement à la Déesse, la Mère, qu'il va aimer d'un amour fou. Son comportement bizarre - il se met à marcher à quatre pattes parce qu'il se prend un temps pour une incarnation du dieu singe Hanuman (cf p. 32); il chante pendant des heures puis tombe en extase pendant des semaines, etc. - le fait d'abord prendre pour un dément, et il doit à la protection des fonda­teurs du temple de rester en liberté, et de pouvoir approfon­dir sa formation religieuse. II s'initie au tantrisme (cf p. 72) auprès d'une prêtresse brah­mane, puis apprend le Vedânta* (cf p. 64) auprès d 'un moine errant, Tota Puri, avant de se passionner quelque temps pour l'Islam puis pour le christianisme. Sa réputation de saint homme ne fait que grandir, et peu à peu, son rayonnement le fait même

reconnaître comme un avatar* , une « descente » du dieu Vishnou sur terre. À partir des années 1870, il entre en contact avec des personnalités bengalis, notam­ment Keshav Sen, chef de l'une des branches du Brahmo Samaj, mouvement proche de l'esprit des Lumières européennes, qui rejetait le polythéisme, le culte des images, l'infaillibilité des Veda * et, pour certains mem­bres, la croyance en la réincar­nation. Ce mouvement prônait également la promotion de la femme indienne et rejetait le système des castes* .

Entretiens familiers Séduit par la personnalité hors du commun de Râmakrishna, ce brahmane qui un jour, sans souci des règles de pureté, balaya avec ses cheveux la demeure d'un Intouchable, Kes­hav Sen le mit en contact avec la société cultivée et occiden­talisée de Calcutta, alors capi­tale de l'Empire britannique. Le petit prêtre vit alors venir à lui des hommes d'âge mur, sou­vent membres du Brahmo Samaj, mais aussi de nombreux jeunes gens, issus de tous les milieux. Que cherchent-ils chez ce mystique qui ne voulait ni prêcher, ni convertir, convaincu que les religions sont toutes des chemins qui mènent à Dieu? Homme sans véritable éduca­tion , ne parlant que le bengali, Râmakrishna n'était pas un théologien. Il n'écrivait d'ailleurs pas, mais confiait son enseignement à ses fidèles lors d'entretiens familiers, où il questionnait, multipliait les anecdotes, et où il chantait

Les textes fondamentaux Le Point Références

souvent, notamment les poé­sies du poète mystique Ram­prasad (1720-1781) qui eut sur sa vocation une grande influence. Mahendranath Gupta, qui signait M., a retranscrit entre 1882 et 1886 ces Entre­tiens , appelés aussi " Évangile de Râmakrishna ». L'extrait ci-contre le montre en train de discuter avec Keshav, déjà très affaibli par la tuber­culose dont il mourra quelques semaines plus tard. Alors qu'il attendait que Je malade puisse quitter sa chambre, le gourou* a connu une longue extase, et en est sorti pour évoquer l'union avec Je divin , J'Un, qui ne peut-être qu'exclusive, une dévotion totale, d'où le rejet du mariage (bien que lui-même ait été marié par sa famille , union non consommée), de l'argent, de l'ambition, de l'ego. Le " maître » rit , plaisante, dans un dialogue plein de fraîcheur.

Le « maître » plaisante, dans un dialogue plein de fraîcheur. L'homme rayonne d'humanité, de sagesse et de tolérance.

Son message n'a rien en soi de très original : Râmakrishna est un hindouiste orthodoxe. Mais l'homme rayonne d'humanité et de sagesse, de tolérance et d'ouverture, d'où peut-être le succès que son message - se dépasser dans l'amour de Dieu - rencontrera non seulement en Inde, mais en Occident où le diffusera son héritier spirituel Vivekananda (cf p. 84). C.G

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LES TEMPS MODERNES Râ ma kr ish na

« On n'attire pas Dieu avec des richesses mais avec de l'amour »

Shri Râmakrishna s'adresse à Keshav dans une pièce remplie de disciples. « Après avoir connu Dieu, on le recon­

naît en toutes choses, mais sa plus haute mani­festation, c'est l'homme. Et parmi les hommes, ce sont les dévots au cœur pur. Ceux qui ont entièrement perdu le désir du sexe et de l'ar­gent (silence général) . En redescendant de l'extase [samâdhi], en quelle compagnie pour­rait-on se tenir? Celle des dévots au cœur pur, qui ont renoncé au sexe et à l'argent. Sans eux, on ne pourrait plus vivre après avoir cbnnu Dieu. Celui qui est !'Absolu est aussi !'Énergie pri­mordiale. Nous l'appelons brahman, ou encore purusha [principe mâle] quand nous pensons à lui comme inactif, et shakti* , prakriti, quand nous pensons à lui comme créant, conservant et détruisant l'univers. Celui qui est purusha est aussi prakriti; Mâle et Femelle, source de joie l'un comme l'autre. Si vous connaissez un homme, vous connaîtrez aussi sa fille. Si quelqu'un vient chez votre père, il fera la connaissance de votre mère (Keshav rit) . Pour savoir ce qu'est l'obscurité il faut connaître la lumière. Pour savoir ce qu'est la nuit, il faut connaître le jour (Keshav rit encore). Pour savoir ce qu'est le plaisir, il faut connaître la douleur. Comprends-tu cela? » [ . . . )

La chambre était pleine de gens qui les écou­taient et les regardaient avidement. Une chose les surprit : pas un instant, il ne fut question entre eux de la santé de Keshav, seulement de Dieu.

Shri Râmakrishna (à Keshav). - Vous autres Brahmos [membres du Bramo Samaj), pourquoi décrivez-vous tellement la grandeur de Dieu? « ô Seigneur, tu as fait la lune, tu as fait le soleil , les étoiles ... » À quoi bon tout cela? Bien des gens admirent le jardin, mais peu cherchent à connaître le propriétaire [babu] . Pourtant, lequel est le plus important, du jardin ou de son propriétaire? Quand on va boire du vin, à quoi bon compter les tonneaux chez le marchand ? Une bouteille de vin suffit à me soûler. Je n'ai jamais demandé à Norendro [un disciple] comment s'appelle

son père, et combien de maisons il possède. Je vais te dire quelque chose : comme les hommes aiment leurs propres richesses, ils pensent que Dieu doit aimer les siennes. Ils croient qu'en vantant sa richesse, ils vont lui faire plaisir. [ ... ] On n'attire pas Dieu avec des richesses mais avec de l'amour. Ce qui l'intéresse, ce n'est pas l'argent, mais l'amour, la dévotion, l'extase, le discernement, la renonciation. [ ... ]

Shri Râmakrishna (à Keshav, en souriant). - Il y a de bonnes raisons pour que tu sois malade. Beaucoup d 'états exaltés sont allés et venus par ton corps, c'est pourquoi tout cela lui arrive maintenant. Au moment de l'extase on ne remar­que rien , mais plus tard, le corps est frappé . Je vois les gros navires sur le Gange : d'abord il ne se passe rien, et puis oh! Loin derrière le bateau une énorme vague vient frapper la berge avec bruit, ou même en arrache un morceau qui tombe dans l'eau. Quand un éléphant pénètre dans une hutte, il casse tout autour de lui. De même l'émotion religieuse détruit cette maison du corps quand elle y pénètre. Ou encore, au début d'un incendie, on voit des choses qui prennent feu çà et là, puis tout à coup, la maison entière s'enflamme avec un bruit terrible. Le feu de la connaissance com­mence par consumer la colère, la luxure et les autres passions, puis il s 'attaque au sens du moi, et enfin il dévore tout. Tu voudras bien en finir, mais Il ne te lâchera pas tant qu'il restera en toi quelque chose à soigner. Ton nom a été inscrit sur le registre de l'hôpital, tu n'en sortiras pas comme ça. Tant que la maladie n'est pas complètement guérie, le Docteur Saheb' ne permet pas qu'on s'en aille. Pourquoi as-tu laissé inscrire ton nom ? En entendant cette comparaison avec l'hôpital, Keshav se mit à rire. li ne pouvait plus s'arrêter : il se retenait, puis riait de nouveau.

LES ENTNETIENS OE RÂMAKRISHNA, RECUEILLIS PAR SON DISCIPLE M. (MAHENDRANATH GUPTA), CHAP.11, TRAD. C. MAIX, © CERF, 1996.

1. Allusion à la manière dont on appelait en Inde le médecin, souvent britannique, sahib signifiant « monsieur »,« maître ».

Le Point Références Les textes fondamentaux

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LES TEMPS MODERNES

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Vivekananda et le néohindouisme

c:::t u ... .... 1 ssu d'un milieu bengali aisé, Narendranath Dutta naît en 1863 d'un père moderniste

et d 'une mère très pieuse. Brillant étudiant, il rencontre par curiosité en 1881 le célèbre Râmakrishna (cf p. 82) et le prend peu à peu pour guide sur la voie escarpée du Vedânta * (cf p. 64). À la mort du sage, le jeune homme se voit confier sa petite communauté, puis reçoit le titre sanskrit* traditionnel de swami (« celui qui sait ») et un nouveau nom : Vivekananda. Devenu moine errant, il décou­vre la diversité et les maux de l'Inde, qui raniment son patrio­tisme et son désir d'agir. C'est ainsi qu'il s 'invite au premier « Parlement mondial des reli­gions », tenu à Chicago durant !'Exposition universelle de 1893. Vivekananda s'y impose comme le représentant de son pays et de sa tradition, auxquels il offre leur première tribune interna­tionale. Frappant les esprits par son charisme, il incarne l'universalisme de cette assem­blée novatrice, comme le mon­tre le présent discours, célèbre en Inde, tant par son affirmation de la fraternité de tous les croyants que de la supériorité de l'hindouisme* ...

« La mère des religions » En effet, Vivekananda se pose en porte-parole de cette tradi­tion, selon lui « la mère » - c'est­à-dire la première - des religions par son antiquité et son nombre de fidèles. Il lui donne ainsi une unité et même un leadership symbolique en un temps où les Britanniques n'y voient au contraire qu'un fatras de supers-

titions idolâtres. Faisant de sa patrie le berceau de la tolérance religieuse- n'a-t-elle pas accueilli aussi bien les juifs que les zoroastriens* - , il renverse un autre stéréotype impérialiste, puisque c'est l'Inde, et non l'Oc­cident, qui est à ses yeux la mieux placée pour diffuser ce progrès civilisateur. Surtout que son pays ne se contente pas d'accepter les différences , à en croire deux citations de la sacro­sainte Bhagavadgîtâ (cf p. 22), mais il reconnaît aussi la vérité de toutes les confessions. Caché jusqu'ici au monde, ce fonds commun à tous les cultes est, d 'après le swami, reconnu comme tel par le seul hin­douisme : un trésor qui permet certes la réconciliation univer­selle, mais qui fait aussi de cette tradition la " religion suprême », censée détenir la clé de toutes les autres. Vivekananda transforme ainsi habilement ce " Parlement mon­dial » en caution et en vitrine planétaires de la fierté, voire de la suprématie indienne. Plus, il discrédite d'éventuels contra­dicteurs en les qualifiant par avance de " sectaires »," bigots » et " fanatiques »: d'« horribles démons » dont le règne s'achève justement avec cet événement multireligieux fondateur, gage d'évolution pour la " société humaine ». Spirituels de tous les pays, unissez-vous ... der­rière les hindous, semble ainsi dire le swami progressiste, au ton fort moderne. Le deuxième texte est extrait d'une autre intervention à ce « Parlement »: il y rompt avec l'hindouisme traditionnel et fait

Les textes fondamentaux Le Point Références

Vivekananda (1863-1902).

Avec la Râmakrishna Mission, Vivekananda modernise et exporte un Vedânta simplifié.

preuve d'un humanitarisme très critique, faisant honte aux mis­sionnaires et aux chrétiens indif­férents à la misère des " païens ». Figure clé du réveil national et religieux de l'Inde, Vivekananda crée en 1897 la Râmakrishna Mission, mouvement prosélyte qui modernise et exporte un Vedânta simplifié. Avant de mou­rir épuisé en 1902, il s'impose comme l'apôtre de ce néo-hin­douisme soucieux de l'unité profonde des religions, de leur compatibilité avec la science et de leur service des pauvres. Devenu une référence incon­tournable de Gandhi à Auro­bindo Ghose* , il est aussi l'un des premiers à enseigner le yoga* et ses techniques à l'Ouest, qui voit en lui un pion­nier du dialogue interreligieux.

ÉricVinson

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Page 85: Le Point - De Véda à Gandhi - Sagesses de l'Inde

LES TEMPS MODERNES Vivekananda ... .... « Nous acceptons toutes >< ... .... les religions comme vraies »

Sœurs et Frères d'Amérique, me lever pour répondre à votre accueil chaleu­reux et cordial me remplit le cœur d'une

joie inexprimable. Je vous remercie au nom de l'ordre des moines le plus ancien du monde, je vous remercie au nom de la mère des religions et je vous remercie au nom des millions et des millions d'hindous de toutes classes et sectes. Je remercie aussi certains orateurs de cette tribune qui, à propos des délégués orientaux, vous ont dit que ces hommes venus de nations lointaines pouvaient fort bien réclamer l'hon­neur d'apporter aux autres pays l'idée de tolé­rance. Je suis fier d'appartenir à une religion qui a appris au monde la tolérance et l'accep­tation de tous. Nous ne croyons pas seulement à la tolérance universelle, mais nous acceptons toutes les religions comme vraies . Je suis fier d'appartenir à une nation qui a donné refuge aux persécutés et aux réfugiés de toutes les religions et de toutes les nations de la terre ; ( .. . ) de vous dire que nous avons rassemblé en notre sein les restes les plus purs des Israé­lites , venus se réfugier chez nous en Inde du Sud l'année même où leur temple sacré a été détruit par la tyrannie romaine. Je suis fier d'appartenir à la religion qui a donné asile et qui protège encore le reste de la grande nation zoroastrienne. [ ... ] Frères, voici quelques lignes d'un hymne répété depuis ma tendre enfance comme il l'est chaque jour par des millions d'êtres humains : « Tout comme les divers cours d'eaux jaillis de sources différentes se fondent tous dans la mer, de même, ô Seigneur, les divers chemins pris par des hommes de sensibilités différentes - quelle que soit leur apparence, droite ou tortueuse - mènent tous à Toi. »

La présente convention, qui est l'une des assem­blées les plus augustes jamais tenues , est en elle-même une justification et une déclaration au monde de la merveilleuse doctrine prêchée dans la Gîtâ : « Quiconque vient à Moi, sous quelque forme que ce soit, Je viens à lui ; tous les hommes luttent sur différents chemins qui, finalement, mènent à Moi. » Le sectarisme, la bigoterie et le fanatisme, son horrible enfant, ont longtemps possédé cette belle Terre. Ils l'ont remplie de violence, l'ont très souvent

trempée de sang humain, ont détruit la civilisa­tion et réduit des nations entières au désespoir. S'il n'y avait pas eu ces horribles démons, la société humaine serait bien plus avancée qu'elle ne l'est aujourd'hui. Mais ils ont fait leur temps ; et j'espère fermement que la cloche qui a tinté ce matin en l'honneur de cette convention pourra sonner le glas de tout fanatisme, de toutes les persécutions par l'épée ou par la plume, et de tous les sentiments peu charitables entre des personnes cheminant vers le même but.

SWAMI VIVEKANANDA, «ADRESSES AU PARLEMENT DES RELIGIONS •, PREMltRE INTERVENTION, 11SEPTEMBRE1893, IN ŒUVRES COMPLlTES,

VEDANTA PRESS, 1947, TRADUCTION ORIGINALE.

Les chrétiens doivent toujours être prêts pour une bonne critique et cela ne vous gênera guère, je pense, si j'en fais une petite. Vous, chrétiens, qui aimez tant envoyer des missionnaires pour sauver les âmes des païens, pourquoi n'essayez­vous pas de sauver leurs corps de la disette? En Inde, pendant les terribles famines , des mil­liers de gens sont morts de faim, pourtant vous, chrétiens, n'avez rien fait . Vous couvrez l'Inde d'églises, mais le besoin criant de l'Orient n'est pas la religion - il n'en manque pas - mais le pain que réclament les gorges desséchées des masses souffrantes de l'Inde brûlante. Ils nous demandent du pain, nous leur donnons des pierres. C'est insulter un peuple affamé que lui offrir de la religion. C'est insulter l'homme affamé que de lui apprendre la métaphysique*. En Inde, un prêtre qui prêcherait pour de l'argent serait exclu de sa caste* et se ferait cracher dessus . Je suis venu chercher de l'aide dans un pays chrétien pour mon peuple démuni, et je réalise pleinement comme il est dur d 'obtenir l'aide des chrétiens pour des païens.

IBID., QUATRltME INTERVENTION, 20 SEPTEMBRE 1893.

Le Point Références Les textes fondamentaux

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Clés de lecture LES TEMPS MODERNES ... a: -c ..... z ... :& :& c:::t u ... ....

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La poésie de RabÎndranâth Tagore

1 ssu d'une riche famille ben­gali alliant tradition et modernité, Rabîndranâth

Tagore (1861-1941) est, pour son pays comme pour le monde, l'artiste indien par excellence. Bien avant sa mort, il obtient une reconnaissance internatio­nale seulement comparable à celle de son ami Gandhi (cf p. 88) et devient de son vivant une autorité morale, une icône, presque un prophète. Auteur de 300000 vers, c'est d 'abord comme poète qu'il devient célè­bre, mais il est aussi romancier, philosophe et dramaturge ( cer­tains de ses récits seront adap­tés au cinéma). Mais Tagore est de surcroît instrumentiste et compositeur, peintre, pédago­gue - il va fonder l'université de Shantiniketan, près de Cal­cutta-, réformateur et militant indépendantiste ainsi qu'apôtre de la réconciliation universelle. Singulier personnage rayonnant d 'humanisme et de créativité, qui n'est pas sans évoquer un Victor Hugo, voire un Léonard de Vinci.

l'inde, « Mère aimante » Dans cette œuvre si riche se détachent les deux chants au destin exceptionnel que nous publions ici. Composé par Tagore en 1911 sous le titre bengaliJana­Gana-Mana (Tu es le souverain de toutes les âmes), le premier est devenu en 1950, trois ans après l'indépendance, l'hymne national indien. Il est formé des premières lignes d 'une louange au dieu Brahma (cf p. 32), l'as­pect créateur du divin dans l'hindouisme* . Également connue comme le Chant matinal

Rabîndranâth Tagore (1861·1941).

Tagore est le premier Indien, et le premier écrivain asiatique, à obtenir le prix Nobel de littérature.

de l'Inde dans sa version com­plète, cette prière honore autant la mère-patrie que son céleste démiurge, qualifié de « Mère aimante » dans un glissement du masculin au féminin typiquement indien. Le salut, le réveil libéra­teur et surtout l'unité - dans la diversité- du pays sont ici célé­brés, à travers ses régions (Pan­jab, Sindh .. . ), ses montagnes (Vindhyas, Himalayas) et ses grands fleuves, (la Yamuna et le Gange) ainsi que ses diverses communautés religieuses, les hindous ayant la place d'honneur et les chrétiens la dernière avec les musulmans .. . Sans oublier les grandes épreuves nationales, dont la « révolution », ce qui détonne un peu dans un cantique et montre bien le souci émanci­pateur de Tagore. Composé en 1905, le deuxième chant, Amar Shonar Bang/a (Mon Bengale doré) loue les beautés naturelles

Les textes fondamentaux Le Point Références

et « maternelles » de sa terre natale, le Bengale. Or, en 1972, il sera lui aussi choisi comme hymne national, mais par le jeune Bangladesh qui vient d'accéder à l'indépendance ... Choix qui en dit long sur ce que représente Tagore pour le sous-continent : le génie national au sens le plus fort du terme ... mais pour deux États différents! Cas sans précé­dent historique, qui souligne la complexité identitaire mais aussi une certaine unité culturelle de l'Inde. Mais Tagore s 'est aussi imposé à la postérité pour un autre fait d 'arme : il est le premier Indien, et le premier écrivain asiatique, à obtenir le prix Nobel de litté­rature. Il le doit à la traduction anglaise de son recueil poétique bengali Gitanjali, devenu L'Of­frande lyrique en français (tra­duction d'André Gide). Sensible à la condition féminine, Tagore s 'y identifie à une humble « pau­vresse » qui mendie l'attention de son royal amant, l'Éternel absent. Unissant l'amour humain et l'amour divin, c'est à la fois l'âme individuelle et celle de l'Inde qui chantent ainsi leur manque et leur plénitude. L'œu­vre est au confluent des tradi­tions poétiques et mystiques orientales - on pense évidem­ment aux romances de Krishna et Rhâdâ, ou de Râma et Sîtâ, (cf p. 26) - et occidentales (cf. le Cantique des cantiques*). Ami de nombreux intellectuels et artistes européens, notamment de !'écrivain Romain Rolland* (1866-1944), Tagore s 'impose ainsi comme l'un des grands passeurs culturels entre l'Inde et l'Occident. É. V.

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Page 87: Le Point - De Véda à Gandhi - Sagesses de l'Inde

LES TEMPS MODERNES Rabîndranâth Tagore

« Toi qui dispenses à l'Inde sa destinée »

Tu es le souverain de toutes les âmes, Toi qui dispenses à l'Inde sa destinée Ton nom soulève les cœurs du Panjab,

du Sindh, du Gujarat, du Maharashtra, du Dra­vida, de I'Orissa et du Bengale! Il résonne dans les montagnes des Vindhyas et des Himalayas, se fond dans la musique de la Yamuna et du Gange et est chanté par les vagues de l'océan Indien! Ils prient pour avoir ta bénédiction et chantent tes louanges Le salut de notre peuple est dans tes mains! Tu es le souverain de toutes les âmes Toi qui dispenses à l'Inde sa destinée! Victoire, victoire, victoire à toi. Ton appel gracieux clame continûment, nous l'écoutons avec attention Hindous, bouddhistes, jaïns, sikhs, parsis , musulmans et chrétiens, l'Orient et l'Occident accourent au pied de Ton trône, pour tisser la guirlande de l'amour. ô Toi qui fais l'unité de notre peuple! [ ... ] La vie suit un sombre chemin, avec ses hauts et ses bas Mais nous autres, pèlerins, le parcourons d'âge en âge[ ... ] Au cœur de la féroce révolution, ta conque sonne[ ... ] Durant la plus sinistre des nuits, quand tout le pays, malade, perdait conscience Tes bénédictions incessantes veillaient toujours [ ... ] À travers peurs et cauchemars, Tu nous as protégés sur tes genoux, ô Mère aimante! ô Toi qui enlèves la misère de notre peuple ( ... ] La nuit se termine, et le soleil s 'est levé sur les collines orientales Les oiseaux chantent, et une noble brise de bon augure verse l'élixir d'une nouvelle vie L'Inde, qui dormait, est maintenant réveillée par le halo de ta compassion À tes pieds nous posons nos têtes. Victoire, Victoire, Victoire à Toi, Suprême Roi! [ ... ]

JANA-GANA-MANA, HYMNE NATIONAL DE rlNDE, TRADUCTION ORIGINALE.

Mon Bengale doré, je t'aime tes cieux, ton air font toujours chanter comme une flûte mon cœur. Au printemps, ô ma mère le parfum de tes manguiers me transporte de joie Ah, quel vertige! À l'automne, ô ma mère dans les rizières épanouies j'ai vu de doux sourires tout être recouvert! Ah, quel tissu de beauté, d'ombres d 'affection et de tendresse as-tu étendu au pied des banians et le long des rives! ô ma mère, les paroles de tes lèvres sont du nectar à mes oreilles![ ... ] Si la tristesse, ô ma mère, jette son voile sur ton visage mes yeux se remplissent de larmes!

AMAR SHONAR BANGlA, HYMNE NATIONAL DU BANGLADESH, TRADUCTION ORIGINALE.

Le Point Références Les textes fondamentaux

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Page 88: Le Point - De Véda à Gandhi - Sagesses de l'Inde

Clés de lecture ... a: -c .....

LES TEMPS MODERNES

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L'ascèse du Mahâtmâ Gandhi

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C inquante ans après son assassinat par un inté­griste hindou qui lui

reprochait sa défense des musulmans et des « intoucha­bles », Mohandas Karamchand Gandhi (1869-1948) concourait encore dans Time Magazine pour le titre d'« homme le plus influent du xx• siècle ». Qu'a-t-il donc apporté à l'humanité? Une façon d'être et de vivre fondée sur la quête radicale de la justice individuelle et collec­tive, à la croisée d'influences orientales et occidentales comme celles du jaïnisme (cf p. 42) et de !'écrivain russe Léon Tolstoï* .

Un génie politique Mais c'est comme figure de proue du mouvement indépendantiste indien, puis comme « Père de la nation », que ce petit avocat ori­ginaire du Gujarat, formé à Lon­dres puis émigré en Afrique du Sud, a pris sa pleine stature : celle d'un génie politique, mais aussi

Dans un siècle de fer, une icône planétaire capable de réconcilier l'éthique et le politique, le spirituel et le temporel, autour de la non-violence.

d'un maître de vie. De quoi deve­nir une icône planétaire - pres­que un prophète - capable de réconcilier dans un siècle de fer l'éthique et le politique, le spiri­tuel et le temporel, autour de la non-violence (ahimsâ •), son principe cardinal (cf p. 46).

Mélange des genres ? Pas à en croire Gandhi lui-même, qui affirmait : « Ma vie est mon mes­sage. »Ce qui explique sa rédac­tion de cette Autobiographie, l'un de ses rares livres parmi la centaine de tomes rassem­blant tous ses écrits, articles et discours, le plus souvent de circonstance. Tiré de l'intro­duction de ce fort volume, publié entre 1927 et 1929, le texte ci-contre en donne les clés. Pour Gandhi , il ne s 'agit pas d' «entreprendre une véritable autobiographie », mais de conter « ses nombreuses expé­riences de vérité ». Sous-titrant l'ouvrage, elles sont en effet à ses yeux l'essentiel de sa vie et la source-jusqu'ici secrète-de son « influence politique » connue de tous. Or ces « expé­riences » - experiments en anglais, terme plus scientifique qu'existentiel - ont un fil conducteur caché : la quête de «Dieu », de « l'accomplissement de soi », du moksha* (la libé­ration du moi et du cycle des renaissances, selon l 'hin­douisme*) , ou encore de cette fameuse « Vérité ».

Désobéissance civile Mots qu'il rend synonymes en privilégiant toutefois la Vérité, forme unique sous laquelle il dit adorer l'Éternel - seul véri­tablement réel. Devant elle, le chercheur authentique doit «s'humilier plus bas »que terre, comme l'enseignent les grandes religions dont Gandhi reconnaît l'égale valeur. Mais peut-on être humble en se mettant en scène dans un livre ? Oui, répond le

Les textes fondamentaux Le Point Références

Mahâtmâ («Grande âme »), titre sanskrit* attribué aux saints et qu'il refusa toujours, juste­ment par modestie. Ici, pas de narcissisme à ses yeux, mais

La vérité est la forme unique sous laquelle Gandhi affirme adorer l'Éternel, seul véritablement réel.

simple révélation de la consti­tution au jour le jour de la « science du Satyagraha » («étreinte de la vérité »), comme il appelle sa méthode de déso­béissance civile non violente.

Végétarisme, Jeûne, travail manuel et chasteté Pragmatique, cette nouvelle forme de militance implique un constant travail intérieur qui , pour Gandhi, se traduit par le végétarisme, le jeûne, le travail manuel, la chasteté ... Son but? « Devenir soi-même le change­ment que l'on veut pour le monde », comme il le résume par ailleurs. C'est cette ascèse, vécue au cœur de la cité et enseignée par l'exemple, qui unifie spiri­tualité, religion, morale, politi­que et vie quotidienne, en un mot tout ce que l'Occident moderne s 'ingénie à séparer. Une austérité dont l'Inde libérée s'est elle aussi bien vite éloi­gnée dans les faits , tout en fai­sant de Gandhi un symbole national ... aujourd'hui pourtant en partie contesté.

É.V.

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Page 89: Le Point - De Véda à Gandhi - Sagesses de l'Inde

LES TEMPS MODERNES Gandhi ... ..... « La vérité est principe >< ... .....

• souverain »

Je voudrais simplement conter l'histoire de mes nombreuses expériences de vérité ; et comme ma vie consiste exclu-

sivement en expériences de cette nature, il est vrai que ce récit prendra forme d'autobiogra­phie. [ ... ] Un compte rendu cohérent de toutes ces expériences ne sera pas sans profit pour le lecteur. Mes expériences dans le domaine politique ne sont plus un secret non seulement pour l'Inde mais dans une certaine mesure pour le monde « civilisé ». Elles n'ont à mes yeux pas grande valeur, et le titre de Mahâtmâ que j'y ai gagné, en a, par suite, encore moins [ ... ] Mais j'aurais certainement plaisir à narrer mes expé­riences dans le domaine spirituel : je suis le seul à les connaître, et c'est d'elles que je détiens la mesure d'influence dont je dispose dans le domaine politique. [ ... ] Ce que j'ai tenté laborieusement, langui de mener à bien, ces trente années, c'est d'attein­dre à l'accomplissement de soi, de voir Dieu face à face, de parvenir au moksha. Je ne vis, je ne me meus, je n'ai d'être que dans la pour­suite de cette fin . Tout ce que j'accomplis par le moyen de la parole ou de l'écrit, comme toutes mes aventures [ .. . ] politiques, tendent vers cette même fin. Mais comme je n'ai pas cessé de croire, tout au long de ma route, que ce que peut faire un homme, tous le peuvent, mes expériences n'ont pas été menées dans le secret du cabinet, mais aux yeux de tous, et je ne pense pas que ce fait trahisse ou diminue leur valeur spirituelle. ( ... ]Elles ressortissent à l'esprit, ou plutôt à la morale; car la morale constitue l'essence de la religion. Seuls, les sujets de religion que peut comprendre tant l'enfant que l'adulte auront place dans ce récit. Si j'arrive à les décrire dans un esprit d'humilité et sans passion, maint autre expérimentateur y puisera nourriture et soutien pour sa marche en avant. [ ... ] Je ne prétends à rien de plus que le savant qui, s 'il mène ses expériences avec le summum d'exactitude[ ... ], ne pose jamais ses conclusions en point final, mais garde l'es­prit ouvert en face d'elles . J'ai exploré les pro­fondeurs de l'introspection[ ... ]. Et pourtant, je suis loin de prétendre que mes conclusions présentent un caractère d 'infaillibilité. [ ... ]

[Mais elles] me paraissent absolument exactes et me semblent, pour le temps présent, offrir un caractère définitif. Sinon, je ne fonderais pas mes actes sur elles. [ ... ] Mon propos étant de rendre compte de diverses applications pratiques de ces principes, j'ai donné à ces chapitres le titre de Expériences de Vérité. Bien entendu, y figureront les expériences de non-violence, de célibat et d'autres principes de conduite qui passent pour distincts de la vérité. Mais à mes yeux la vérité est principe souverain, qui en enrobe nombre d'autres. La vérité dont il s'agit ici n'est pas seulement [ ... ] vérité relative comme nous la concevons, mais Vérité absolue, Principe Éternel, qui est Dieu. II existe d'innombrables définitions de Dieu, parce que Ses manifestations.sont innombrables. [ ... ] Mais j'adore Dieu comme Vérité seulement. Je ne L'ai pas encore trouvé, mais je Le cherche sans relâche. Je suis prêt à sacrifier ce que j'ai de plus cher à la poursuite de cette quête [ ... ]. Et chaque jour la conviction se renforce en moi, qu'il n'est d'autre réalité que Lui, que tout le reste est irréel. [ ... ] Il est une autre conviction qui s 'est raffermie en moi : que tout ce qui m'est possible, l'est même à un enfant. [ ... ]Le quêteur de vérité doit s'humilier plus bas que poussière [ ... ],si bas que ce soit la poussière même qui puisse le fouler. Alors , mais alors seulement, verra-t-il luire un faible éclair de vérité. [Les écritures hindoues] illustrent abondamment cette évidence. De même que le christianisme et l'islam en portent amplement témoignage. [ ... ] Mon propos est de décrire des expériences qui ont trait à la science du Satyagraha ; non pas de dire quel homme de bien je suis. En me jugeant moi-même, j'essaierai d'être aussi âpre et dur que la vérité [ .. . ].

AUTOBIOGRAPHIE, TRADUCTION GEORGES BELMONT, © PUF, 1950.

Le Point Références Les textes fondamentaux

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Repères LES TEMPS MODERNES

Quand l'islam adopte la caste Présent dans le sous-continent indien depuis le v111• siècle, l'islam y est resté minoritaire . Il s'est adapté à son environnement hindou, tout en demeurant le frère ennemi .

Quand elles se lancèrent à la domination, on ne décompte en conquête de l'Inde, au v111' siècle, 1872 et 1874, lors des premiers les forces musulmanes étaient- recensements organisés par les elles mues par le souci de la Britanniques, que 20% de musul-guerre sainte? C'est peu proba- mans, installés essentiellement ble. Les premiers conquérants, au Bangladesh, au Pakistan ac-d'obédience sunnite*, tuèrent et tuels et au Cachemire. détruisirent beaucoup, temples hindous comme monastères Guerriers, commerçants bouddhiques*, mais ils avaient et artisans ... surtout en tête le pillage, puis la Il semble que ce soient surtout recherche de nouveaux territoi- les avantages politico-économi-res. Ils ne cherchèrent donc pas ques qui aient encouragé les à islamiser à tout prix. Par la conversions : les nouveaux mu-suite, les grands moghols*, à sulmans étaient principalement l'exception d'Aurangzeb* au des guerriers, des commerçants, xv11' siècle, se montrèrent plutôt des artisans qui travaillaient pour tolérants. l.'.lnde est d'ailleurs la cour royale. D'autres apparte-considérée par la plupart des naient aux métiers de service, théologiens comme « Dar ul-is- comme les bouchers, les orfè-lam » (Maison d'islam) et non vres ... ou du spectacle, tels les « Dar ul-harb » (Maison de la danseuses ou les musiciens. Les guerre). brahmanes* et les intouchables Cette quasi-absence de prosély- semblent en revanche avoir lar-tisme explique des personnalités gement boudé l'islam et préféré aussi riches et complexes que le statut de dhimmis, « proté-celle du poète Kabir (XVI' siècle), à gés ».Il leur permettait de prati-la fois hindouiste* et soufi*. Mais, quer leur culte et d'avoir leur surtout, elle permet de compren- propre système juridique en dre pourquoi, après six siècles de échange du paiement d'une taxe

discriminatoire - la jizya. Situa-tion qui, en Inde, n'avait d'ailleurs rien d'exceptionnel : dans les États hindous, les non-hindous étaient aussi considérés comme inférieurs. Hindous et musul-mans avaient donc des concep-tions assez proches de la gestion des religions ... Aujourd'hui, malgré l'exode en-gendré par la partition de 1947 et la création du Pakistan, l'Inde compte encore l'une des plus importantes communautés mu-sulmanes au monde, soit près de

140 millions de fidèles: l'une des plus importantes communautés au monde.

140 millions de fidèles (13 % de la population indienne). Les mu-sulmans indiens respectent évi-demment les principes de l'islam, au premier chef les « cinq pi-tiers » : la profession de foi, les cinq prières quotidiennes, le jeune du Ramadan, l'aumône légale et le grand pèlerinage à La Mecque. Mais l' islam s'est profondément intégré au monde

90 Les textes fondamentaux Le Point Références

indien. Si les fidèles enterrent leurs morts, ce qui les distingue des hindous qui les incinèrent, ils ont intégré le système des castes* et pratiquent les mêmes rites de passage (mariage, nais- <U

"' sance, etc.). La pratique de la dot E est à l' inverse de ce qui se passe ~

:$ dans les pays arabes : c'est la ~ famille de la fille qui paie et non ~

celle du garçon. Et en cas d'héri- "' ~ tage, il arrive malheureusement "O

que la coutume locale prédo- " "' "O

mine sur la loi islamique : les " "' ë

femmes, qui devraient selon le "' 19

Coran hériter de la moitié de ce que reçoivent leurs frères, n'hé-ritent de rien.

L'exil pakistanais La partition a toutefois provoqué un important traumatisme, en-core palpable, notamment dans le Nord, du fait des massacres nombreux et des transferts de population dont ont eu à souffrir les deux communautés. Ce drame a excité la haine de certains hin-dous, qui accusent les musul-mans d'en être responsables parce qu'ils ont réclamé la créa-tion d'un État musulman indé-pendant. Craignant en effet de se retrouver sous la domination hindoue du fait de l'arithmétique

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Page 91: Le Point - De Véda à Gandhi - Sagesses de l'Inde

À Ajmer, au Rajasthan, des fidèles attendent l'heure de la prière.

électorale, les élites musulmanes s'étaient inquiétées au début du xt siècle de la montée en puis· sance du parti du Congrès, qui réclamait l' indépendance mais avait du mal à prouver qu'il était indien et laïc. Les Britanniques avaient alors utilisé les musul­mans comme un contrepoids. Puis, l'indépendance venue, ceux­ci avaient fondé le Pakistan ... Les musulmans restés en Inde se sont alors refermés sur eux-mê­mes. Comme le rappelle Aminah Mohammad-Arif, chercheuse au CNRS : « rexil de 1947 a surtout touché les élites les plus cultivées et progressistes, qui se sont ins-

tallées au Pakistan. Aujourd'hui, en Inde, la plupart des musul­mans sont relégués au bas de l'échelle sociale.» Il existe bien sûr une classe moyenne musul­mane, instruite et bien organisée, particulièrement dans des villes comme Bombay, Ahmedabad ou Bangalore.« Ces gens-là envoient leurs enfants dans des institu­tions laïques. Mais depuis le début du x1x' siècle, on constate un retard de la population mu­sulmane qui s'est accumulé au fil des décennies», ajoute en­core la chercheuse.« Convaincus que de toute façon ils seraient discriminés, beaucoup de musul-

LES TEMPS MODERNES Repères

mans ont renoncé à envoyer leurs enfants dans les écoles gouver­nementales laïques et les univer­sités. Ils vont dans des écoles coraniques, pas forcément fon­damentalistes, mais qui ne les préparent pas à réussir les concours de la fonction publique ou à entrer dans des écoles d'in­génieurs! »Les musulmans sont donc plus souvent artisans ou commerçants qu'informaticiens, surtout dans le Nord de l'Inde. Et sur le plan social et culturel, ils se montrent plutôt conserva­teurs, ce dont la femme est la première victime, comme l'a démontré en 1985, l'affaire Shah Bano. Répudiée, cette épouse avait réclamé devant la Cour suprême indienne une pension alimentaire. Celle-ci la lui ac­corda, conformément à la loi indienne. Mais cette décision provoqua un tollé chez les conser­vateurs musulmans qui rappelè­rent, dans ce cas, la préémi­nence de la loi personnelle musulmane qui stipule qu'à partir du moment où la femme est divorcée, ce n'est plus à son mari de pourvoir à ses besoins. Pour éviter les ennuis, le Premier ministre Rajiv Gandhi fit passer en 1986 une loi qui interdit aux femmes musulmanes de deman­der une pension alimentaire! robtention d'un code civil uni­forme, qui aurait été favorable à

cc Aujourd'hui, en Inde, la plupart des musulmans sont au bas de l'échelle sociale. »

la femme musulmane, est alors devenue le cheval de bataille des nationalistes hindous, ouverte­ment opposés aux musulmans, ce qui a découragé les progres-

sistes de soutenir le projet... De­puis une vingtaine d'années il est vrai, les relations entre hin­dous et musulmans sont deve­nues difficiles.

Les discriminations Les tensions ont été avivées d'un côté par de multiples actes terro­ristes, liés au mouvement indé­pendantiste du cachemire, et par des attaques de mafieux musul­mans, à Bombay notamment, de l'autre par la montée en puis­sance de l'hindouisme* politique et son intolérance. Les massacres intercommunautaires provoqués par la destruction de la mosquée du Moghol* Bâbur* à Ayodhya, la ville légendaire de Râma (cf p. 28). en 1992, mais aussi les émeutes sanglantes orchestrées en 2002 par le Parti du peuple indien (BIP). le parti nationaliste hindou du Gujarat, ont laissé des séquelles profondes. Or, il suffit d'une étincelle, jeter un cochon devant une mosquée, tuer une vache ... et les politiques savent que, juste avant une élection, il est facile de stimuler le réflexe antimusulman, toujours payant électoralement. Sous-représentés politiquement (5 % seulement des élus). peu présents dans la fonction publi­que, les musulmans se plaignent d'être les victimes d'une politique de discrimination, ce qui n'est que partiellement vrai, du fait de la politique discriminatoire de l'État indien en faveur des mino­rités. Et il existe malgré tout des éléments unificateurs importants entre les communautés ... unies dans le même amour du cinéma. Car ces dernières années à Bol­lywood, le cinéma indien, les stars comme les scénaristes ou les metteurs en scène sont sou­vent musulmans ...

Laurence Moreau

Le Point Références Les textes fondamentaux 91 Facebook : La culture ne s'hérite pas elle se conquiert

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Conclusion ROGER-POL DROIT

92

Et si Nâgârjuna et consorts venaient remettre en cause nos vieux concepts philosophiques? Après avoir longtemps nié l'existence d'une philosophie indienne, l'Occident commence à reconnaître sa modernité.

• OCCIDENT : LA FIN DU MEPRIS

E ntre l'Europe et la philosophie indienne, l'histoire peut presque se résumer à une tragi-comédie. Le rideau s 'ouvre tard, seu­

lement à la fin du xvrn• siècle. C'est à Calcutta, à partir de 1785, que quelques Britanniques - notamment Charles Wilkins (1749-1836) et le poète William Jones (17 46-1794)- commencent à connaître le sanskrit*. Leurs traductions et Jeurs articles vont enflammer

vre le bouddhisme*, en se trompant sur son sens et sa portée. Le nirvâna* est interprété à tort comme un anéantissement, le bouddhisme comme un cc culte du néant » (Victor Cousin*), une « Église du nihilisme » (Ernest Renan*), fondée par le Bouddha, qui devient le « Grand Christ du Vide »sous la plume d 'Edgar Quinet* . Tout ce que les doctrines bouddhiques peuvent

avoir d'effectivement décon-

l'Europe. Le bouddhisme est certant et de difficile à saisir sert alors à fabriquer une sorte d'épouvantail. Le spiritualisme dominant est heurté de plein fouet par cette étrange pensée où l'on ne trouve alors que du vide, ni âme ni ego, et aucune substance.

Le premier acte est celui de Fenthousiasme et de l'espérance. Pendant une cinquantaine d'an­nées, tandis que les universités multiplient les chaires de sans­krit, les philosophes découvrent en Inde une « terre philosophi­que », une sorte d'outre-Grèce

interprété à tort comme un « culte du néant » ... Et l'Inde philosophique est purement et simplement niée.

plus originaire, plus antique, parfois plus sauvage. Le romantisme, des deux côtés du Rhin, rêve alors d'une « Renaissance orientale » : Schopen­hauer* célèbre dans les Veda (cf p. 12) et les Upanishad (cf p. 14) la première sagesse du monde. Ses contemporains annoncent l'essor prochain d'un nouvel humanisme, né des retrou­vailles de l'Orient et de l'Occident. Sous le règne de Louis-Philippe (1830-1848), les manuels de philosophie accordent même une bonne place à la philosophie indienne et à ses différents systè­mes. Dans les distributions des prix, les Essais sur la philosophie des hindous (1827) de Colebrooke (1765-1837) figurent en bonne place.

Le trouble, l'inquiétude, bientôt l'aversion caractérisent au contraire le deuxième acte. Ce qui change, principalement, c'est qu'on décou-

Les textes fondamentaux Le Point Références

Ce monstre fabriqué de toutes pièces - un bouddhisme lugubre et destructeur, désireux d 'en finir avec le désir, l'individu, la vie même - n'est sans doute pas l'unique cause de l'éclipse de l'Inde chez les philosophes d'Eu­rope. Il faut compter aussi avec les colonialismes, le repli des travaux érudits dans de nouvelles institutions de recherche, l'avènement du scien­tisme ... entre autres. En tout cas, après Nietzs.. che* , l'Inde philosophique sombre dans l'oubli. Pire : elle est purement et simplement niée.

« Rien que chez les Grecs » Ce qu'on raconte à J'acte III ? C'est monstrueux

mais simple : la philosophie existe seulement chez les Grecs et les Allemands. « Nur bei den Grischen » (« Rien que chez les Grecs ») : la formule, reprise de Hegel* , se trouve à l'i den-

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Page 93: Le Point - De Véda à Gandhi - Sagesses de l'Inde

ROGER·POL DROIT Conclusion

tique, au xx• siècle, chez Husserl* et Heidegger*. À la rigueur, on peut acclimater ses concepts, sous une forme rabougrie, chez quelques peu­ples de seconde zone, qui déclinent dans leurs dialectes les mots originaires des Hellènes et des Germains ... Mais la philosophie ne saurait être autochtone nulle part ailleurs! L'Orient, pour sa part, ne connaîtrait donc que sagesses, spiritualités, littératures et poésies. De concepts et de démonstrations , point. Pas plus que d'on­tologie* ni de métaphysique* .

Peu importe que ce soient là des contre-véri­tés, voire de complets délires. L'autorité attribuée à la parole de Heidegger, grand prêtre de!' option « tout-grec » (comme on dit

losophiques. Nouveauté : l'épistémologue com­pare de façon rigoureuse la dissolution bouddhiste des entités avec les conséquences de la physique quantique* ou avec la démarche de Wittgenstein*. Car, dans toute l'histoire de la pensée, ce sont les analyses de ce logicien bouddhiste qui dissolvent le plus radicalement toutes les entités. Pour Nâgârjuna, en effet, n'existent que des relations. Rien ne subsiste, de manière originaire et close, ni du côté du sujet, ni du côté des objets. Tout advient par interdépendance, de façon mobile, évolutive.

Ainsi, nous avons l'habitude de considérer qu'un fils existe parce que son père l'a engendré.

Nous croyons évident que le « tout-nucléaire »), a installé une chape de plomb sur la phi­losophie indienne au milieu du siècle dernier. En particulier dans l'enseignement philoso­phique. Alors s 'est déroulé un curieux spectacle : d'un côté, les orientalistes accumulaient

Des philosophes qui père doit exister " d'abord », comme élément premier. Et le fils en provient, comme un effet suit d'une cause. Pourtant, rien n'interdit de voir la situation tout autrement : c'est en effet la naissance de l'enfant qui fait de cet .homme un père, et donc

ne sont pas indianistes commencent à prendre en compte l'apport d'œuvres indiennes.

thèses et traductions , transformant de par le monde 1'« indologie »et la « bouddhologie »en grandes disciplines savantes, rendant incontes­table, pour tout esprit alphabétisé, qu'un maté­riau philosophique gigantesque existe en Inde, tandis que, d'un autre côté, les professeurs de philosophie enseignaient bravement que rien, dans ces contrées, n'avait d'intérêt ou de consis­tance.

Le domaine sanskrit Heureusement, des années 1980 à nos jours,

l'acte IV montre que le mythe a vécu et déjà s'étiole. Nier l'existence de toute philosophie dans le domaine sanskrit devient difficile, la passer sous silence s 'avère malaisé. Au fil des ans, le paysage change: des collections se sont créées, des traductions se diffusent. En outre, désormais, des travaux d'épistémologie* ou de métaphysique recourent à des œuvres du domaine sanskrit comme à des références non moins pertinentes que celles de l'héritage grec. C'est sans doute l'œuvre du bouddhiste Nâgâr­juna (cf p. 56) qui inspire le plus de commen­taires, en raison de sa puissance logique comme de sa singularité. Ce ne sont pas les exemples qui manquent.

En 2010, Michel Bitbol, dans De l'intérieur du monde (Flammarion), scrute avec minutie les arguments du maître bouddhiste, en les consi­dérant avant tout comme des démarches phi-

le crée « en tant que père ». Sans père, pas de fils, mais aussi : sans fils , pas de père! Ils se produisent l'un l'autre, en interdépendance, et aucun des deux ne préexiste à cette interaction. Chacun n'existe qu'en fonction de la relation qui l'unit à l'autre. On peut voir là la matrice d'une révolution épistémologique. Nous connais­sons un monde dont nous faisons partie, sans jamais atteindre un point de vue « du dehors » qui permettrait de considérer la réalité en la contemplant de l'extérieur. Pourtant, cette limite ne disqualifie pas nos savoirs : pluriels , rela­tionnels, évolutifs, ils nous modifient autant que nous les transformons.

Tout récemment, le philosophe Frédéric Nef, dans La Force du vide (Seuil, 2011), rapproche les raisonnements de Nâgârjuna au sujet de la vacuité des questions ontologiques les plus contemporaines issues de la philosophie ana­lytique*. Ainsi, au cours du quatrième acte, des philosophes qui ne sont pas indianistes ni sans­kritistes commencent à prendre en compte, rigoureusement, l'apport d'œuvres indiennes.

Le cinquième acte reste à écrire. Il se pourrait qu'il réserve des surprises. •

Roger-Pol Droit est chercheur en philosophie au CNRS et enseigne à Sciences-Po. Il est l'auteur, entre autres, de

L'Oubli de l'Inde. Une année philosophique (Seuil, 2004) et, avec Monique Atlan, de Humain.

Une enquête philosophique sur ces révolutions qui changent nos vies (Flammarion, 2012).

Le Point Références Les textes fondamentaux 93

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Chronologie SAGESSES DE L'INDE

94

g ooo ans d'histoire indienne Les envahisseurs et les empires se sont su ccédé sur un sous-continent qui n'est parvenu à faire son unité politique que sous la domination britannique.

7000 av. J.<. Premiers signes d'élevage et d'agriculture observés dans le Nord de l'Inde.

48oo-1500 av. J.<. Civilisation urbaine de l'lndus et de l'Hakra, dont les villes principales sont Mohenjo-Daro• et Harappa. Très développée sur le plan technique et économique, disposant d'une écriture (non encore déchiffrée), elle s'étend sur une aire équi­valant par la taille à l'Europe occidentale, dont le cœur était constitué des actuelles provinces.pakistanaises du Panjab et du Sind. On a retrouvé des représentations d'un être peut-être divin, portant une coiffe à corne, qui pourrait être un ancêtre de Shiva, et de nombreux sceaux et statuettes féminines.

1700-1500 av. J.<. Invasion et sédentarisation progres-

v. 599-527 av. J.<. Vie de Mahâvîra, le lina, fondateur du jaïnisme.

v. 566-486 av. J.<. Vie présumée de Siddhârta Gautama, le Bouddha* historique, fondateur du bouddhisme•.

v. 530-519 av. J.<. Conquête du Panjab par les Perses.

327-325 av. J.<. Expédition d'Alexandre le Grand en Inde. Fondation de colonies grecques en Bactriane (Afghanistan actuel).

321-185 av. J.<. Empire maurya•.

sive dans la vallée de l'lndus, puis du Gange, des Âryas, des- v. 300-200 av. J.<. Composition du Mahâbhârata. cendants d'un peuple nomade originaire du Caucase.

v. 1800-1200 av. J.<. Composition du Rig-Veda, partie la plus ancienne des Veda*.

v.1000-800 av. J.<. Composition probable de l'Atharva­Veda . Composition probable des Brâhmana• ainsi que des Âranyaka*. Ces derniers, composés par des ascètes forestiers, sont les premiers à opposer la voie du renoncement à la culture du sacrifice portée par les Veda.

v. 80G-400 av. J.<. Composition des grandes Upanishad, derniers textes majeurs de la tradition védique. À cette époque commencent à se développer dans le Nord-Est de l'Inde des écoles en rupture déclarée avec les traditions issues du Veda.

v. &oo-400 av. J.<. Essor de royaumes et de républiques aristocratiques en Inde du Nord.

Les textes fondamentaux Le Point Références

v. 269-232 av. J.-C. Règne d'Ashoka*, empereur de la dynastie maurya, qui étend son empire jusqu'au Deccan, au sud de l'Inde. Diffusion du bouddhisme.

200-100 av. J.<. Rédaction du Râmâyana.

100 av. J.<.-100 apr. J.<. Rédaction du Nâtya-shâstra qui pose les principes théoriques et techniques du théâtre, de la musique, de la danse, et leur donne une origine divine.

v. 80 av. J.<. Invasion scythe (Shakas) dans tout le Nord­Ouest de l'Inde. Composition des premiers purânas* (Oharma-shâstra, Vedânta-sûtras, Yoga-sûtras, Sâmkhya Kârikâs, etc.). Âge d'or de l'art du Gandhara•, syncrétisme gréco-bouddhique.

o. Début de l'ère chrétienne.

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SAGESSES DE L'INDE Chronologie

Les lions et la cc roue » de la cc colonne d'Ashoka », érigée au 111' siècle av. f • .C. à Sarnath (Uttar Pradesh), sont devenus des symboles de l'Inde.

78-144. Kanishka, roi des Koushân, nomades originaires de Chine, prend le pouvoir dans le Nord-Ouest de l'Inde.

79. Scission du jaïnisme.

320-535. Empire gupta*, qui contrôle le Nord de l'Inde.

1v• siècle. Âge d'or de l'art du Mathura, art bouddhique aux sculptures en grès rose d'une extrême finesse . L'ico­nographie du Bouddha* et la symbolique de ses gestes se fixent. Ces règles seront adoptées par le reste de l'Asie .

495-520. Raids des Huns, venus de Sibérie

v1• siècle. Essor du commerce et diffusion de la culture in­dienne en Asie du Sud-Est. Composition des premiers tantras*. Début du déclin du boud­dhisme.

574. Fondation de la dynastie Pallavas qui va régner sur tout le Sud de l'Inde.

628. Traité mathématique de Brahmagupta, qui introduit le zéro et est à l'origine des « chiffres arabes ».

vm• siècle. Essor des clans rajpoutes en Inde du Nord. Vie du philosophe Shankara.

712. Conquête du Sud du Pakistan par les Arabes. Premier État arabe dans le Sindh.

770. Fondation de la dynastie pâlâ au Bengale.

1x• siècle. Essor du shivaïsme au Cachemire. Composition du Bhâgavata Purâna.

907-1279. Empire cola de Tanjore.

950 (7)-1015. Vie de Abhinavagupta, maître du shivaïsme cachemirien .

962-1186. La dynastie musulmane des Ghaznévides domine la vallée de l' lndus. Diffusion du soufisme* en Inde.

1136. Fondation de l'Empire hindou de Vijayanagar, au sud de la péninsule indienne.

1206. Fondation du sultanat de Delhi. Les Turcs maîtrisent une grande partie du bassin du Gange.

Le Point Références Les textes fondamentaux 95

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Chronologie SAGESSES DE L'INDE

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~empereur moghol Jalaluddin Muhammad Akbar (1542-16oS) et sa cour recevant des missionnaires jésuites, détail d'une miniature du XVI~ siècle.

1347. Établissement du sultanat Bahmani au Deccan.

1398. Mise à sac de Delhi par le Mongol Tamerlan .

1469-1539. Vie de Gurû Nânak, fondateur du sikhisme.

1498. Le Portugais Vasco de Gama débarque à Calicut.

1526-1530. Le Turco-Afgan Bâbur• (1483-1530) met fin au sultanat de Dehli et fonde l'Empire moghol*.

1539. Début des missions jésuites.

1556-1605. Règne de l'empereur moghol Akbar• (1542-1605). marqué par de nombreuses conquêtes et une grande tolé­rance religieuse.

Les textes fondamentaux Le Point Références

1565. Défaite de l'empire de Vijayanagar contre les musul­mans à Talikota .

1588-1601. Les sikhs édifient le Temple d'or à Amritsar (Panjab) .

160o. Création, à Londres, de l'East lndia Company, à capitaux privés et ayant le monopole commercial entre l'Angleterre et l'Asie.

1602. Début de la présence hollandaise en Inde.

1632-1643. Désolé par la mort de son épouse préférée, l'empereur moghol Shah lehan fait édifier à Agra (Uttar Pradesh) un merveilleux mausolée de marbre, le Taj Mahal.

1658-1707. Règne du Moghol Aurangzeb*. Les Upanishad sont traduites en persan par le prince moghol Darah Sukhoh.

1664. Début de la présence française en Inde.

1707. Mort d'Aurangzeb et début de l'éclatement de l'Em­pire moghol.

1763. Traité de Paris qui reconnaît la mainmise de l'Angle­terre sur l'Inde. Les Français ne conservent que cinq comptoirs (Chandernagor, Karikal, Mahé, Pondichéry et Yanaon) .

1798-1818. !.'.East lndia Company domine la plus grande partie de l'Inde.

1828. Râm Mohan Roy fonde au Bengale le Brahmo Samaj, un mouvement religieux théiste inspiré à la fois de l'hin­douisme•, de l'islam et du christianisme, qui refuse les castes• et veut promouvoir les femmes.

1836-1886. Vie du mystique Râmakrishna.

1857-1858. Révolte des cipayes : des soldats hindous de hautes castes se mutinent contre les Britanniques qu'ils accusent de vouloir leur faire manger de la graisse ani­male. Soutenue par des notables ruraux, leur mutinerie se propage à l' Inde centrale . Celle-ci va constituer un traumatisme irréparable.

1863-1902. Vie du philosophe Vivekananda.

1867. Fondation de la madrasa (école musulmane) de Déoband.

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SAGESSES DE L'INDE Chronologie

1869. Naissance, dans le Gujarat, de Mohandas Karamchand Gandhi.

1875, Dayananda Sarasvatî fonde l'Arya Samaj, mouvement réformateur hindouiste.

18n. La reine Victoria devient impératrice des Indes.

1885. Création du parti nationaliste, le Congrès national indien.

1967-1984. lndira Gandhi*, fille de jawaharlal Nehru est Premier ministre. Instauration en Inde d'un régime socia­liste.

1971. Signature d'un traité d'amitié et de coopération indo­soviétique. Indépendance du Pakistan oriental qui devient le Bangladesh.

1974, Premier essai nucléaire de l'Inde.

1975. État d'urgence proclamé par lndira Gandhi pour se 1889. Naissance de Jawaharlal Nehru*, futur premier Premier maintenir au pouvoir. ministre de l'Inde indépendante.

1980. Fondation du Bharatiya Janata Party (BJP, Parti du 1897. Fondation des Missions Râmakrishna par Vivekananda. peuple indien), un parti fondamentaliste hindou.

1906. Fondation de la Ligue musulmane. Juillet 1984. Profanation par l'armée du Temple d'or sikh à Amritsar ; assassinat d'lndira Gandhi par des sikhs. Son fils

1913. Rabîndranâth Tagore (1861-1941), l'auteur de Gitan- Rajiv la remplace ja/i, reçoit le prix Nobel de littérature.

1920. Gandhi réussit à faire adopter le programme de non­coopération au parti du Congrès national indien.

1920-1921. Découverte de la civilisation de l' lndus à la suite des fouilles des sites de Mohenjo-Daro et de Harappa, par le Britannique lohn Marshall.

1930. Gandhi déclenche le mouvement de la désobéissance civile pour l'indépendance. Le poète Mohammed lqbal pro­pose un État musulman séparé.

1946-1947. Violences intercommunautaires au Bengale et au Panjab, qui vont faire des milliers de morts.

1947. Indépendance de l'Inde, et création de l'État musulman du Pakistan. La partition s'accompagne de transferts de po­pulations et de massacres. Nehru dirige l'Union indienne.

1948. Gandhi est assassiné le 30 janvier par un extrémiste hindou. Premier conflit indo-pakistanais.

1955, Conférence de Bandung, en Indonésie. Nehru devient le porte-parole des pays non-alignés.

1962. La Chine envahit l'Inde et s'empare de territoires à la frontière sino-indienne.

1964. Mort de Nehru.

1965. Deuxième guerre indo-pakistanaise et cessez-le-feu.

1991. Assassinat de Rajiv Gandhi par une extrémiste tamoul. Début de la libéralisation de l'économie.

1992. À Ayodhya, des hindous détruisent une mosquée construite sur un site consacré à Râma, avatar• de Vishnou. Des émeutes intercommunautaires meurtrières éclatent dans toute l'Inde.

1998. Coalition au pouvoir dirigée par le BIP.

1999. Guerre entre l' Inde et le Pakistan, à propos du Cache­mire.

2001. Attentat contre le Parlement indien, que Delhi impute au Pakistan.

2002. Massacre de musulmans au Gujarat.

2003. L'Inde annonce le rétablissement des relations diplo­matiques avec le Pakistan.

2004. Retour au pouvoir du parti du Congrès.

2008. Un commando d'origine pakistanaise sème la terreur à Bombay.

2010. L'Inde est la troisième puissance économique d'Asie.

Le Point Références Les textes fondamentaux 97

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Page 98: Le Point - De Véda à Gandhi - Sagesses de l'Inde

Lexique A·B

LEXIQUE

A-B Âgama. Ensemble de textes considérés comme révélés auxquels se réfèrent les tantras• et la plupart des rituels des grands temples.

Ahimsâ. En sanskrit*, l'évitement de la violence. Désigne le principe de non-violence absolue, fondamental dans la religion jaïn.

Akbar (1542-1605). Considéré comme le plus grand des moghols*, il agrandit considérablement l'empire transmis par son père Humayun et pratiqua une politi­que religieuse très tolérante, accueillant notamment des hindous dans son admi­nistration. li invita à débattre les représen­tants des grandes religions, en particulier les jésuites de Goa, pour mieux les connaî­tre, puis fonda en 1581 une religion de la lumière (Dîn-i-llâhn. syncrétisme emprun­tant à l'islam, au christianisme et, surtout, au jaïnisme, et dont il espéra sans succès qu'elle serait un facteur d'unité pour l'em­pire. li interdit le suicide des veuves, mais autorisa à nouveau la construction de temples hindous. Bien qu'illettré, il fut un grand mécène et un grand bâtisseur.

Apologue. Fable ou récit fictif, caractérisé par sa brièveté, qui développe une morale en usant d'exemples et d'allégories.

Âranyaka. Du sanskrit*,« forestier». Au pluriel, désigne une classe de textes védiques•, en prose ou en vers, riches en spéculations théologiques qui annoncent les Upanishad* .

Aristote (384·322 av. J.-C.). Philo­sophe grec qui fonde en 335 à Athènes sa propre école, le Lycée. Le corpus de ses

Les textes fondamentaux

œuvres tel qu' il a été conservé ne regrou­pe que des notes de cours non destinées à être publiées. li comprend quatre groupes d'œuvres: les écrits logiques (l'Organon), les textes sur la .Philosophie de la nature, les 14 livres de la Métaphysique, enfin les œuvres morales. Sa pensée ne pénétra le monde latin qu'au x111' siècle, où elle pro­voqua une crise en remettant en cause la toute-puissance de la théologie.

Ashoka (v. 304-232 av. J.-C.). Troi­sième empereur de la dynastie Maurya•. D'après la tradition, qui n'est pas confirmée par les recherches historiques, il eut un début de règne très autoritaire puis, saisi de remords suite à la conquête sanglante du Kalinga (actuel Orissa), il se convertit au bouddhisme• et pratiqua une politique très humaniste. Il a laissé de nombreuses stèles et colonnes où il décrit ses réalisa­tions.

Aurangzeb (1618-1707). Arrivé au pouvoir en 1658, ce fils de Shah )ahan (qui édifia le Taj Mahal), étend les frontières de l'empire moghol*, mais rompt avec la tolérance de ses prédécesseurs, s'opposant ainsi au soufisme•, très populaire en Inde. li bannit toutes représentations, entraînant le déclin de l'art de la miniature et de la danse, et encourage la destruction des temples hindous. Cette politique entraîna une instabilité chronique qui le força à déplacer sa capitale de Delhi à Aurangâbâd (Maharastra) où il mourra.

Avatar. Du sanskrit* avatr, « descendre ». Désigne les manifestations sur terre du dieu Vishnou quand le dharma*, l'ordre sociocos­mique, est menacé. Les plus célèbres sont Krishna (cf p. 32), qui a donné naissance à de nombreux cultes, et Râma (cf p. 28).

Bâbur. Voir moghol*.

Bhakti. Désigne dans l'hindouisme* la dévotion et la communion avec Dieu. Dans le tantrisme (cf p. 32), il désigne plutôt la Déesse, la puissance du Seigneur et la

Le Point Références

conscience . Nomme également le mouve­ment piétiste qui se développe dans l'hin­douisme à partir du x' siècle .

Bodhisattva. Dans le bouddhisme•, terme sanskrit* désignant celui qui se destine à devenir bouddha après avoir accumulé mérite et sagesse plusieurs vies durant.

Bouddha/bouddhisme.« Éveillé ». Individu qui, pour le bien-être de tous les êtres, a obtenu la libération finale. D'après la tradition, le Bouddha historique serait le prince Siddhârta Gautama, né vers 556 avant ).-C. dans le nord de l' Inde, et qui aurait trouvé la voie du salut par l'élimi­nation du désir à Bodhgayâ, dans le Bihar. !:enseignement de Bouddha, ou boud­dhisme, est fondé sur « quatre nobles vé­rités» : l'existence de l'homme est conta­minée par le mal, source de souffrance, il est victime des passions et des désirs, et seule l'extinction définitive du cycle in­fernal de ses désirs peut lui permettre de se libérer et d'atteindre l'Éveil. Pour ce faire, il doit suivre la Voie (autodiscipline, méditation, etc.). Le bouddhisme indien engendra plusieurs courants.« Petit Véhi­cule » (Hînayâna, Theravada ... ) est un terme à l'origine polémique, lié à la contro­verse avec le Mahâyâna (1" siècle après ).-C., cf p. 42). Le Mahâyâna, ou « Grand Véhicule», considérait que l' idéal de com­passion qu'il mettait en avant avait une vision plus vaste que la libération person­nelle prônée par les écoles plus anciennes. De celles-ci, seule demeure le Theravada - représenté dans tout le Sud-Est asiatique. Le Mahâyâna a atteint la Chine dès le 11 ' siècle, où il donnera le chan (zen, au Japon). Dérivé radical du Mahâyâna, le Vajrayâna ou « Véhicule du diamant » (v11' siècle) associe à la méditation des pratiques magiques codifiées dans les tantras•, d'où son nom de bouddhisme tantrique. li est présent au Tibet et en Mongolie.

Brahman. !:Absolu, l'au-delà des dieux.

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Brâhmana. Textes spéculatifs védiques• centrés sur l'explication du brahman•, antérieurs aux Upanishad*.

Brahmane. Membre de la caste la plus élevée dans la hiérarchie religieuse hin­doue, censée être la plus proche de ['Es­sence, le brahman•. À ce titre, il est voué à la garde de la Révélation, le Veda*, et jouit d'un grand prestige spirituel. Ses règles de vie sévères (végétarisme strict) en font théoriquement un modèle pour les fidèles.

Brahmanisme. Terme générique qui désigne toutes les théories ou philosophies fondées sur deux postulats essentiels : il existe une réalité surnaturelle révélée par le Veda* ; il existe une unité absolue entre la réalité permanente psychique (âtman) et le brahman•.

C-D cantique des cantiques. Livre bibli­que qui rassemble des poèmes de prove­nances diverses (ludée, Syrie ... ). Ce chant d'amour entre un homme et une femme a d'abord été rejeté pour son caractère pro­fane et sensuel. Il fut admis dans le canon hébraïque après que rabbi Akiba (synode de Yabneh ou lamnia : 90-100) en a fait admet­tre une lecture allégorique, voyant dans le texte une description de la relation de Dieu à son peuple. Cette lecture a été reprise par les chrétiens, comme symbole du rapport entre Dieu et l'Église.

Caste. Catégorie sociale héréditaire liée à la fonction de l'individu. Le système védi­que• en compte à l'origine quatre : les brah­manes• (prêtres), les kshatriyas* (guerriers), les vaishiyas (commerçants et artisans), les sudras (ouvriers et serviteurs). Sont consi­dérés comme intouchables ou hors-castes ceux qui sont occupés aux tâches les plus impures comme nourrir ou tuer le bétail. Bien que n'étant pas reconnu par la Consti-

tution de 1947, le système des castes fonc­tionne encore en Inde.

Chakra. Groupe de divinités souvent féminines (yogini), objet d'un hommage en série au cours d'une séance rituelle. Désigne aussi le centre du corps subtil où elles résident.

Cousin, Victor (1792-1867). Pro­fesseur de philosophie à !'École normale et à la Sorbonne, il fut le premier à intro­duire en France les thèses de Hegel* avec son Cours d'histoire de la philosophie (1828). Il eut uné intense activité éditoriale, tra­duisant tout Platon et publiant les œuvres complètes de Descartes.

Darshana. Littéralement: «vision». Désigne, à partir du 'f siècle environ, les six grands systèmes philosophiques de l'hin­douisme• : la Mîmâmsâ (cf p. 6o, exégèse du Veda') et le Vedânta* (cf. p. 62, métaphy­sique• de l'âtman, le soi), le Nyâya* (logique) et le naisheshika (analyse des règles de la nature), le Sâmkhya (cf p. 58) et le yoga• (cf p. 26), deux systèmes qui combinent la dialectique de l'esprit à celle de la matière.

Darwin, Charles (1809-1882). Naturaliste anglais, dont les travaux sur l'évolution des espèces vivantes ont révo­lutionné la biologie. Ses œuvres les plus marquantes furent L'Origine des espèces (1859) et L'Expression des émotions chez les hommes et les animaux (1872). Si sa «théorie de l'évolution »fut acceptée de son vivant, celle de la « sélection natu­relle » dut attendre les années 1930 pour être admise scientifiquement.

Dharma. En sanskrit*, la racine dahr si­gnifie« porter», mais aussi« fixer». Dans le védisme•, désigne l'ordre cosmique et ses conditions, notamment l'organisation de la société en castes•. Dans le bouddhisme•, désigne la voie pour atteindre !'Éveil.

Doxographie. Développée par Aris­tote• (1v" siècle av. 1.-c.), cette méthode

Le Point Références

B·G Lexique

transcrit et classe, que ce soit par ordre chronologique ou par thèmes, les opinions émises par les philosophes.

Dukkha. Terme bouddhique• en langue pâli* désignant l' insatisfaction, l'incerti­tude, l' impermanence.

E-G Épistémologie. Désigne en philosophie la théorie des connaissances. Dans un sens plus courant, l'étude de la connaissance scien­tifique, la « philosophie des sciences».

Évolutionnisme/évolutionniste. En anthropologie, thèse selon laquelle les soci~tés humaines progressent d'un état dit « primitif » vers les sociétés « civili­sées». Elle fut remise en cause notamment par Claude Lévi-Strauss.

Fakir. Ascète musulman.

Gandhara. Royaume situé au nord-ouest du Pakistan et à l'est de l'Afghanistan, qui exista du 1er millénaire avant 1.-C. jusqu'au 'f siècle. Il vit la naissance du Mahâyâna (cf p. 42), le bouddhisme• du Grand Véhicule.

Gandhi, lndira (1917-1984). Femme politique indienne, sans lien de parenté avec le Mahâtmâ Gandhi (cf p. 88). Fille unique de Jawaharlal Nehru*, formée à Cambridge, entrée très tôt dans la lutte contre le natio­nalisme, elle devient grâce à son père pré­sidente du Congrès en 1959, puis ministre de l'information et de la Communication. Premier ministre en 1966, son autoritarisme est contesté et de nombreuses difficultés sur le plan intérieur fragilisent son pouvoir. Son élection est invalidée en 1975, mais elle refuse de démissionner, proclame l'état d'urgence, gouverne par décrets, muselle la presse et réprime l'opposition. Elle perd les élections de 1977, mais revient au pouvoir en 1980. Luttant pour l'affermissement du pouvoir central, elle se montre intraitable

Les textes fondamentaux 99 Facebook : La culture ne s'hérite pas elle se conquiert

Page 100: Le Point - De Véda à Gandhi - Sagesses de l'Inde

Lexique G·l

vis-à-vis de la revendication d'autonomie des sikhs. En juin 1984, elle autorise l'armée à entrer dans le Temple d'or d'Amritsar, lieu saint des sikhs, pour y déloger des militants armés. ~assaut fait des centaines de morts. lndira Gandhi est assassinée en octobre par deux de ses gardes, de confession sikh.

Ghose, Aurobindo (1872-1950). Fils de famille formé à Cambridge et de­venu enseignant, il s'illustre dans la lutte pour l' indépendance au Bengale, tout en développant une philosophie axée sur l'avenir de l'homme, l'âge nouveau de !'Esprit et l'apparition d'une espèce nou­velle. En 1910, il s'installe avec quelques disciples à Pondichéry. À partir de 1926, il laisse la direction de son ashram à la «Mère », la Française Mirra Alfassa (1878-1973), et ne communique plus avec ses disciples qu'à de rares occasions, se consa­crant à ses écrits. Après sa mort, la Mère fonde un centre d'éducation à Pondichéry, puis Auroville où sont développés de nou­veaux concepts· urbains, une architecture et une éducation novatrices.

Gourou ou gurû. Maître spirituel.

Gupta. Dynastie d'origine gangétique qui règne sur le nord de l'Inde du milieu du 111' siècle à 535.

H-1 Hegel, Georg Wilhelm Friedrich (1770-1831). Philosophe allemand dont le système philosophique prétend atteindre le savoir absolu par la réconciliation de la pensée avec la réalité. Karl Marx (1818-1883) sera profondément influencé par sa philosophie de l'histoire et sa méthode, la dialectique. Parmi ses œuvres : La Phéno­ménologie de l'esprit (1807) et La Science de la logique (1812-1816).

Heidegger, Martin (1889-1976). Philosophe allemand qui a dominé la

100 1 Les textes fondamentaux

scène philosophique en Europe continen­tale avant guerre avec la publication d' Être et Temps (1927), où il développe une inter­prétation nouvelle de la question de l'être à partir du temps. Il vit plus tard dans le règne de la technique l'achèvement de l'histoire de la métaphysique* inaugurée par les Grecs, et notamment par Platon. Un temps confiné dans un exil intérieur pour sa collaboration avec les nazis, il re­trouva toute son audience, en France no­tamment, grâce à son disciple Jean Beauf­fret, ami de Lacan, lui-même grand admirateur de Heidegger.

Herméneutique. Art d' interpréter et d'expliquer les textes, qu'ils soient profanes ou sacrés.

Hindouisme. Terme forgé au x1x' siècle par les Britanniques pour désigner le magma de croyances et de pratiques - hétéroclites mais ayant un certain « air de famille » - qu'ils découvraient en Inde. Religion aux mille dieux, l'hindouisme est d'abord une croyance fondée sur les textes antiques du lleda* qui affirment la nécessité du maintien de l'ordre universel, le dharma*. Il prône une organisation hiérar­chique et fonctionnelle de la société en quatre « castes* », où l'individu n'a de sub­stance et de valeur qu'en fonction du rôle que lui attribue d'avance sa naissance. Il coopère, par le rite et l'action, à l'entretien du dharma. Cet ordre a pour divinité tuté­laire Vishnou (cf p. 32) qui incarne la concor­dance du pouvoir temporel des kshatriyas* et de celui, spirituel, des brahmanes*. En face, se manifeste la logique de révolte du dieu Shiva (cf. p. 32), incarnée par les ascètes, les « renonçants » (sannyasin).

Homélie. Sermon réalisé sur un point de doctrine religieuse.

Husserl, Edmund (1859-1938). Philosophe allemand, père de la phéno­ménologie, prônant un « retour aux choses mêmes » et une description rigoureuse des phénomènes tels qu' ils se donnent à la conscience, avant toute explication.

Le Point Références

Husserl compta notamment parmi ses disciples Heidegger*.

Hypostase. Le mot hupostasis désigne, chez les philosophes néoplatoniciens, un des niveaux de la réalité. La première hypostase est l'Un, la seconde, l'intellect, la troisième, l'Âme. Pour la théologie chrétienne, le terme désigne les trois « personnes »de La Trinité (Dieu le Père, le Fils et le Saint-Esprit).

Indra. Roi des dieux dans la mythologie védique*.

J-N Jayadratha. Personnage du Mahâbhâra­ta (cf. p. 20) qui, après avoir enlevé Draupadi, la femme des frères Pândava, est à l'origine de plusieurs épisodes sanglants.

Karma. Du sanskrit*,« faire». Ensemble des conséquences des actes (karman) de la vie d'un individu.

Kshatriyas. Guerriers, détenteurs du pouvoir dans le système hindou des castes*. Leur patron est le dieu Indra* et leur couleur emblématique, le rouge. Les kshatriyas sont de moins en moins nombreux en Inde, no­tamment parce que beaucoup se sont convertis à l'islam sous les moghols*.

Kundalinî. Dans le yoga*, énergie logée dans l'os sacrum, symbolisée par un serpent enroulé trois fois sur lui-même. Dans le tantrisme (cf p. 72), autre nom donné à la Déesse, symbole de conscience et de vie.

lin Tsi (1xe siècle). Fondateur d'une branche du bouddhisme* chinois chan (zen), qui, transplantée au Japon vers le x111' siècle, devint la secte Rinzaï. Il était partisan d'une approche brutale pour provoquer l'état d'Éveil chez le disciple. Il disait ainsi : « Adeptes, voulez-vous voir les choses conformément au dharma*? Gardez-vous seulement de vous laisser égarer par les autres. Tout ce que vous

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rencontrez au-dehors, comme au-dedans de vous-mêmes, tuez-le. Si vous rencontrez le Bouddha, tuez le Bouddha ! »

Madhyamaka. « La voie médiane », l'une des deux grandes écoles philosophi­ques du Mahâyâna (cf p. 42), fondée par Nâgârjuna (cf p. 56) au 1" siècle.

Mandala. En sanskrit*, cercle, et par extension, sphère, environnement, com­munauté. Diagramme symbolique boud­dhique utilisé pour désigner l'entourage sacré d'une déité qui sert de support de méditation.

Mantra. En sanskrit*, « protection du mental ». Courte formule sacrée récitée lors de pratiques méditatives pour protéger l'esprit de l'adepte.

Maurya. Dynastie fondée par Chandra­gupta Maurya (v. 340-v. 291 av. 1.-c.). Elle dirigea le premier empire indien couvrant la quasi-totalité du sous-continent. Les Mauryas dirigeaient leur empire depuis leur capitale de Pataliputra (Patna) dans le Magadha, actuel Bihar. Ils seront ren­versés en 187 av. 1.-c. par les Shungas.

Métaphysique. Titre donné au 1" siècle à quatorze traités d'Aristote• par Andronicos de Rhodes parce que ces livres venaient dans son édition « après la physique» (meta ta phusika). Cette branche de la philosophie vise à étudier ce qui est commun à tous les êtres, au-delà des sciences particulières (l'être, le beau, le vrai). Pour Heidegger*, le règne actuel de la technique marque la « fin de la métaphysique », expression re­prise par lacques Derrida.

Métempsychose. Migration des âmes d'un corps à l'autre après la mort.

Moghol. Nom donné à l'empire fondé en 1526 par le conquérant turco-mongol d'origine afghane Bâbur (1483-1530) . Ce terme dérive de mongolistan, terres mon­goles, ces steppes d'Asie centrale conquises

jadis par Gengis Khan et dont était origi­naire sa famille, les Timourides. ~Empire moghol se développe jusqu'à la fin du règne d'Aurangzeb* puis entame, après sa mort en 1707, un long déclin . Il est battu plusieurs fois par les Perses avant que les Britanniques se débarrassent en 1858 de Bahâdur Shâh Zafar, resté souverain en titre malgré la colonisation de l'Inde.

Mohenjo-Daro. Nom d'un village de la vallée de l'lndus où l'on découvrit au début du xx' siècle les ruines d'une civili­sation très sophistiquée antérieure au Veda*, datant probablement de 4500-1500 avant 1.-C., et qui s'étendait surtout le nord de l'Inde actuelle.

Moksha. Terme sanskrit* pour la libé­ration de l'âme.

Nehru, Jawaharlal (1889-1964). Avocat formé à Cambridge, militant du parti du Congrès et ami de Gandhi (cf p. 88), il devient Premier ministre (15 août 1947) d'une Inde qu'il veut démocratique et pluraliste, mais ne parvient pas à empêcher la création du Pakistan. Sur le plan écono­mique, il s'inspire des méthodes soviétiques de planification et d'industrialisation. Il cherche aussi à maintenir la neutralité de l'Inde pendant la guerre froide et lance le mouvement des pays« non-alignés» à la conférence de Bandung (1955). En 1956, il organise la « révolution verte » en Inde, afin de moderniser l'agriculture. Il ne par­vient pas à éviter une guerre avec la Chine qui démontre la faiblesse militaire de l'Inde. Il meurt au pouvoir, en 1964, après avoir placé sa fille lndira .Gandhi* à la tête du parti du Congrès.

Nietzsche, Friedrich (1844-1900). Écrivain et philosophe allemand qui remet en cause la morale philosophique et reli­gieuse traditionnelle en annonçant la «mort de Dieu». À la suite de la falsifica­tion de ses textes par sa sœur, nazie convaincue, ses concepts de« surhomme » et de « volonté de puissance » ont été in-

Le Point Références

M·P Lexique

justement réçupérés par les idéologues du Ill' Reich . Il est l'auteur, entre autres, d'Ainsi parlait Zarathoustra (1883-1885) et de La Généalogie de la morale (1887).

Nirvâna. La paix transcendante, qui est le but ultime des fidèles bouddhistes•.

Nyâya. En sanskrit*, raisonnement, principe, règle. Nom donné à l'école brah­manique de logique.

0-P Oblation. Action d'offrir quelque chose à une divinité.

O~tologle. En philosophie, étude de l'être en tant qu'être, c'est-à-dire des pro­priétés générales et des fonctionnements de ce qui existe.

Pâli. Langue indo-aryenne parlée autrefois en Inde et dans laquelle sont rédigés les premiers textes bouddhiques. Elle est uti­lisée aujourd'hui comme langue liturgique du bouddhisme• theravada.

Paradigme. Point de vue ou représen­tation du monde reposant sur un concept ou un courant de pensée défini .

Patanjall (11• siècle av. J.-C.). Philo­sophe et grammairien probablement du nord de l'Inde, réputé être l'auteur du Mahâbhâsya, « Grand Commentaire », sur la grammaire de Pânini (1v' siècle av. 1.-C.). La tradition le confond avec l'auteur du Yoga-sûtra, révélé en Europe par Schopenhauer*.

Philosophie analytique. Élaboré à la fin du x1x' siècle et au début du xx' siè­cle à partir des travaux des philosophes et logiciens Gottlob Frege (1848-1925) et Ber­trand Russell (1872-1970), ce mouvement vise à éclairer les grandes questions phi­losophiques à travers une approche ana­lytique des éléments du langage. Cette

Les textes fondamentaux 1 101

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Page 102: Le Point - De Véda à Gandhi - Sagesses de l'Inde

Lexique P·S

méthode permet ainsi de clarifier les idées et les concepts déterminés par un langage jugé trompeur ou approximatif.

Phonème. Plus petite unité sonore permettant de distinguer un mot d'un autre, et que l'on puisse isoler par segmen­tation dans la chaîne parlée.

Physique quantique. Ensemble de théories physiques étudiant les phénomènes au niveau des particules élémentaires à l'ori­gine de toute matière. Elle obéit au « prin­cipe d'incertitude » de Heisenberg, d'où le rapprochement avec Nâgârjuna (cf p. 56).

Propitiation. Fait de rendre propice : en religion, un sacrifice permet d'attirer la bienveillance des dieux.

Purâna. Longs poèmes didactiques dont le plan est immuable : récit de la création du monde, généalogie des dieux, présentation de l'ère cosmique à laquelle nous apparte­nons, et enfin généalogie royale. Le Vishnou­purâna et le Bhagavata-purâna font partie des textes les plus sacrés du vishnouisme*.

Q-5 Quinet, Edgar (18o3-1.875). Historien français, professeur au Collège de France de 1841 à 1845. Ardent républicain, il est révoqué en même temps que Jules Michelet pour avoir exprimé lors de ses cours ses opinions anticléricales. Député en 1848, il s'exile à la suite du coup d'État de 1851 qui fonde le second Empire, et ne rentre en France qu'à la chute de Napoléon 111 en 1870. Il est élu député à l'Assemblée nationale en 1871, il meurt en 1875, juste avant l'avènement dé­finitif de la République.

Renan, Ernest (1823-1892). Écrivain français, passionné de sciences et fervent catholique, il adhère à la pensée de Darwin* et publie plusieurs ouvrages consacrés à l'étude des religions. Professeur d'hébreu

102 1 Les textes fondamentaux

au Collège de France, il fait paraître en 1863 une Vie de Jésus dans laquelle il tente de concilier religion et rationalisme. fouvrage fait polémique, au point que le pape le sur­nomme« le blasp.hémateur européen »,et Renan perd sa chaire. Il aura cependant une influence notable sur de nombreux écrivains catholiques français, tels que Paul Bourget, Maurice Barrès et Charles Maurras.

Rolland, Romain (1866-1944). Prix Nobel de littérature en 1915 pour son œuvre majeure, jean-Christophe, cet écrivain hu­maniste et grand amateur de musique se passionne pour la théorie de la non-vio­lence de Gandhi (cf p. 88), qu'il contribue à faire connaître en Occident en écrivant sa biographie (1942). Il fut un ami de Rabîn­dranâth Tagore (cf p. 86) et s' intéressa aux réformistes hindouistes• comme Râma­krishna (cf p. 82) et Vivekananda (cf p. 84).

Roue des renaissances. Dans le bouddhisme•, symbole du samsâra•, le cycle des renaissances.

Samsâra. !'.existence mondaine, le cycle des renaissances où l'on souffre des dou­leurs de la naissance, de la vieillesse, de la maladie et de la mort.

Sanskrit. Langue indo-aryenne dans laquelle ont été composés les textes sacrés du Veda* . Langue liturgique des brah­manes•, elle est aussi la langue de la philosophie et de la culture, particulière­ment en Inde du Nord, au moins jusqu'au x11• siècle.

Schopenhauer, Arthur (1788· 186o). Philosophe allemand issu d'une riche famille de banquiers, il vit en célibataire, sans responsabilité sociale, enclin à la mélancolie et au cynisme. Idéaliste athée, ouvert à la pensée indienne et au bouddhisme*, il ex­pose sa philosophie dans son ouvrage majeur, Le Monde comme volonté et représentation (1819), qui ne connaîtra le succès qu'après sa réédition, bien plus tard.

Le Point Références

Scolastique. Du latin scho/a, école. Terme aujourd'hui péjoratif pour désigner des formes de savoir érudites, mais sans originalité.

Shakti. Terme sanskrit* pour« pouvoir», «force», par extension l'énergie féminine.

Shivaïsme. Ensemble de traditions spirituelles et de pratiques centrées sur le culte du dieu Shiva (cf p. 32), qui rassem­ble environ 25 % des hindous.

Shruti. Du sanskrit*, « audition, oreille», ensemble des textes du canon védique•, du Rig-Veda (cf p. 12) aux Upanishad* , censés avoir été révélés oralement aux premiers sages, les rishis.

Silburn, Lilian (morte en 1993). Initiée et devenue elle-même maître spi­rituel à la fin de sa vie, cette indianiste fut une pionnière de la découverte du shi­vaïsme• cachemirien.

Soufisme. Traduisant l'arabe tasawwuf, désigne en général la « mystique » de l'is­lam, bien qu' il relève pour certains de l' « ésotérisme »le plus pur. C'est une quête active de !'Absolu divin mobilisant une doc­trine, des organisations initiatiques (les confréries ou tarîqa) et des méthodes spiri­tuelles transmises oralement de maître à disciple. Apparu vers la fin du v111' siècle, il s'est perpétué plus ou moins discrètement selon les contextes sociopolitiques parfois hostiles. Il est très populaire en Inde où il a introduit le culte des saints. Parmi les confré­ries aujourd'hui les plus importantes dans le monde : les Naq-shbandi, en Asie cen­trale et en Turquie, Neh'matollâhi, en Iran, Mevlevi («derviches tourneurs»), en Ana­tolie et en Europe balkanique, Qadiri et Chadilite, au Maghreb et au Proche-Orient, et enfin Tijani, en Afrique. Certaines ont des relais en Europe et en France, du fait des migrations internationales et de l'intérêt croissant qu'elles suscitent chez les Occi­dentaux, surtout depuis les travaux du métaphysicien René Guénon et des islamo­logues Louis Massignon et Henri Corbin.

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Page 103: Le Point - De Véda à Gandhi - Sagesses de l'Inde

Sunnisme. Doctrine de ceux qui se présentent comme « les partisans de la sunna ». Cette obédience représente 90 % des musulmans dans le monde. Elle s'op­pose au chiisme et aux autres mouvements de l' islam par le rôle qu'elle attribue à la communauté (umma) et aux textes de la trad ition (hadith, Sîra) pour compléter l'enseignement du Coran.

Sûtra. « Fil », en sanskrit*. Chaînes de sentences et préceptes développées par chaque école hindouiste* ou darshana* (Vedânta*, yoga*, etc.) . Chaque chaîne est pourvue d'un commentaire attribué à un personnage fictif, l'ensemble faisant en­suite l'objet de multiples exégèses.

Svastika. Terme sanskrit* qui apparaît dans les épopées Râmâyana et Mahâb­hârata, et signifie « ce qui apporte la bonne fortune ». Symbole religieux d'origine aryenne, dont la forme est celle d'une croix composée de quatre potences prenant la forme d'un gamma grec, d'où l'appellation de croix « gammée ». Ce symbole est utilisé par le bouddhisme* et en Chine pour sym­boliser l'éternité. Les nazis en firent leur emblème en en inversant le sens.

T-Z Tantra. Texte ou recueil de rituels et doctrines ésotériques.

Tolstoï, Léon (1828-1910). Écrivain de premier plan avec ses romans Guerre et Paix (1869) et Anna Karénine (1877), cet aristocrate russe mène à partir des années 1870 une quête éthico-spirituelle qui colore ses écrits. Évoluant vers une sorte d'anar­chisme mystique, il se détache peu à peu de ses biens et prône une vie sobre, morale, proche de la nature. Pacifiste et végétarien, il critique les institutions oppressives, l' iné­galité sociale ainsi que la violence. Devenu un maître à penser, il marque profondément Gandhi (cf p. 88), avec qui il eut une corres-

pondance suivie, et Romain Rolland*, parmi bien d'autres.

Trimûrti. Triade divine (littéralement : «triple forme divine ») constituée par les trois dieux auxquels les hindous attribuent le rôle de créateur, protecteur et destruc­teur du monde : Brahmâ, Vishnou et Shiva (cf p. 32) .

Upanishad. Traités spéculatifs qui pro­longent les Veda*. Chaque école brahma­nique a voulu se doter d'une Upanishad pour exposer sa doctrine. Face au dévelop­pement du bouddhisme* (v" siècle avant 1.-C.), ces textes, présentés comme révélés, se sont multipliés. Au 1" siècle, on en comp­tait plus d'une centaine et on a continué à en produire jusqu'à l'époque contempo­raine. Les noms qui leur sont donnés indi­quent leur rattachement à une branche du Veda (Yogatattva, par exemple : texte à l'usage des adeptes du yoga*) .

Veda. En sanskrit*, « savoir ». Nom donné par la tradition hindoue à un en­semble de textes rédigés en sanskrit ar­chaïque qui jouent un rôle analogue à celui de la Bible pour le judaïsme et le christianisme. Le Veda a valeur normative dans tous les domaines intéressant la vie religieuse (rites, croyances) et sociale (or­ganisation idéale de la société, éthique politique) .

Vedânta. En sanskrit*, aboutissement du Veda*. Terme qui, au départ, désignait les Upanishad*, puis le plus important courant philosophique hindou, fondé sur le non­dualisme et développé par Shan ka ra (cf. p. 64). Les néohindouistes tels Râmakrishna (cf. p. 82), AurobindoGhose* et Ramana Maharshi (1879-1950) s'y sont référés.

Védisme/védique. Désigne la pre­mière phase du développement des reli­gions en Inde (v. 18oo-goo av. 1.-C.), mais aussi l'ensemble des croyances et des rites sacrificiels fondés sur les textes sacrés des quatre Veda*.

Le Point Références

S·Z Lexique

Vihara. Terme pâli* pour temple ou monastère dans le bouddhisme* ancien.

Vishnouisme. Courant centré sur le culte de Vishnou, aujourd'hui le plus im­portant en Inde (80 % des hindouistes) et fondé sur les bases théoriques du Vedânta* . La Bhagovadgîtâ, le Vishnu-purâna, les Bhakti-sûtra et, surtout, le Bhagavad-pu­râna sont les principaux textes sacrés de ce mouvement.

Wittgenstein, Ludwig (1889-1951). Logicien et philosophe britannique d'origine autrichienne. Il rédige le Tractatus /ogico-philosophicus en 1921, dans lequel il s'appuie sur l'étude scientifique des atomes pour appréhender le monde comme un ensemble de faits indépendants les uns des au.tres, mais dont la structure logique donne une cohérence au monde. Il accorde une importance prépondérante à l'étude du langage, « piège » pour la philosophie, qui doit s'en affranchir afin de n'être pas un simple énoncé de thèses mais une activité de clarification de la pensée.

Yoga. Le yoga est l'une des six écoles de philosophie indienne, dont le texte de réfé­rence est le Yoga-sûtra (cf p. 26) .

Yogin. Pratiquant du yoga*.

Yudhisthisra. ~un des cinq frères Pân­dava qui, dans l'épopée du Mahâbhârata, s'opposent au clan des Kaurava .

Zoroastrien. Fidèles de Zoroastre, pro­phète et réformateur religieux iranien qui vécut au v1• siècle avant 1.-C. dans l'actuel Turkménistan occidental. Sa doctrine exal­tait la responsabilité humaine commandée par la volonté de Dieu et donna naissance au zoroastrisme, religion officielle qui do­mina la Perse sassanide (224-651) jusqu'à l'arrivée des musulmans. Refusant de se convertir, certains zoroastriens s'enfuirent en Inde, où ils s'établirent sous le nom de parsis. Le personnage inspira Nietzsche* dans Ainsi parla Zarathoustra.

Les textes fondamentaux 1 103

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Page 104: Le Point - De Véda à Gandhi - Sagesses de l'Inde

Bibliographie SAGESSES DE L'INDE

Bibliographie Sauf exception, ne sont mentionnés ici que les ouvrages utilisés pour la rédaction du dossier et non cités ailleurs.

GÉNÉRALITÉS

LES TEMPS VÉDIQUES

BOUDDHISME

L'ÂGE CWSIQUE

LES TEMPS MODERNES

BOIVIN (Michel), Histoire de l'Inde, PUF, coll « Que sais-je?», 2005. CHENET (François) dir., Nirvâno, Cahier de l'Herne n° 63, Éditions de l'Herne, 1993. COEDES (Georges), Les États hindouisés d'Indochine et d'Indonésie, De Bocca rd, 1964. CRAVEN (Roy C.), L'Art indien, Thames & Hudson, 2005. DHEURY (Guy), Le Voyage en Inde. Anthologie des voyageurs fronçais (1750-1820), Robert

Laffont, coll.« Bouquins», 2003. FILLIOZAT (Pierre-Sylvain), Dictionnaire des littératures de l'Inde, PUF, coll. « Quadrige »,

1994. MARKOVITS (Claude), Histoire de l'Inde moderne, 1480-1950, 1994. SEN (Amartya), L'Inde. Histoire, culture et identité, Odile Jacob, 2007.

AU BOYER {Jeannine), Lo Vie publique et privée dons l'Inde ancienne, PUF, 1970. BIARDEAU (Madeleine), Le Mahâbhârata. Un récit fondateur du brahmanisme et son

interprétation, Seuil, 2002. MALAMOUD (Charles), Lo Danse des pierres. Études sur Io scène sacrificielle dons l'Inde

ancienne, Seuil, 2005. RENOU (Louis), Hymnes spéculatifs du Veda, traduits et annotés, Gallimard, 1956. Uponishods du Yoga, trad. Jean Varenne, Gallimard/Unesco, 1971.

BLOCH {Jules), Les Inscriptions d'Asoko, Les Belles Lettres, coll.« La voix de l'Inde», 2007. FAURE (Bernard), Bouddhismes, philosophies et religions, Flammarion, 1998. MEUWESE (Catherine), textes établis et annotés par, L'Inde du Bouddha, vue par des

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104 1 Les text es fondamentaux 1 Le Point Références Facebook : La culture ne s'hérite pas elle se conquiert

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DÉCRYPTAGES Les lieux de savoir

Tombouctou Les trésors de Sanl{oré Au Moyen Âge, la grande cité du Mali fut un ardent foyer de la culture islamique, grâce à l'université de Sankoré. Les manuscrits de cet âge d'or commencent seulement à être exploités.

(( L e sel vient du Nord, l'or du Sud, l'argent du pays des Blancs, mais la pa­

role de Dieu, les choses saintes et les belles histoires ne se trou­vent qu'à Tombouctou. » Aux belles paroles du dicton popu­laire qualifiant la cité de sable et d'argile, au nord du Mali, cor­respondent des traces écrites : quelque 200 000 manuscrits conservés dans la région jusqu'à nos jours constituent la mé­moire retrouvée d'un âge d'or de Tombouctou, situé entre les xve et XVIe siècles de notre ère. Proche du fleuve Niger, « Tim Bouktou », le « lieu-dit de Bouk­tou », du nom d 'une vieille

.~ femme nomade qui, selon la ~ légende, y aurait établi son cam­i pement, devient à partir du ~ xue siècle une étape importante 1' du trafic des caravanes venues ~ du nord qui laissent là leurs 9 marchandises pour qu'elles

soient ensuite transportées vers le sud par pirogues. La ville se dote au x1v" siècle d'une impo­sante mosquée, Djingareyber. Mais celle d 'où va rayonner Tombouctou un siècle plus tard se nomme Sankoré. Sous le règne des empereurs de la dynastie songhaï (entre 1468 et 1591), la cité n'est plus seu­lement celle du commerce de l'or, du sel et des esclaves. Autour de la dite « université de Sankoré », elle devient celle du savoir, l'un des plus importants foyers de culture islamique : « Il y a à Tombouctou de nombreux juges, docteurs et prêtres tous bien appointés par le roi. Il ho­nore grandement les lettres »,

écrit Léon l'Africain (1488-v. 1552) dans sa Description de l'Afrique (cf encadré p. 108). Avec la progression de l'islam liée au commerce, d'érudits voyageurs venus d'Égypte, •••

Le Point Références 1 107

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Les lieux de savoir DÉCRYPTAGES

Il Tombouctou au début du xv1e siècle

« Les boutiques des tisserands de toiles de coton sont nombreu­ses. Les étoffes d'Europe parviennent aussi à Tombouctou, ap­portées par les marchands de Berbérie. Les femmes de la ville ont encore la coutume de se voiler le visage, sauf les esclaves qui vendent toutes les choses que l'on mange. Les habitants sont fort riches, surtout les étrangers qui sont fixés dans le pays, si bien que le roi actuel a donné deux de ses filles en mariage à deux frères commerçants en raison de leur fortune. Il y a plusieurs puits d'eau douce à Tombouctou; de plus, lors de la crue du Niger, l'eau arrive jusqu'à la ville par des canaux. Les grains et les bestiaux sont en très grande abondance, si bien que la consommation de lait et de beurre est considérable. Mais on manque beaucoup de sel, parce que celui-ci est apporté de Te­ghaza, qui est à environ 8oo km de Tombouctou ... Il y a à Tombouctou de nombreux juges, docteurs et prêtres, tous biens appointés par le roi. Il honore grandement les lettres. On vend aussi beaucoup de manuscrits qui viennent de Berbérie. On tire plus de bénéfice de cette vente que de tout le reste des marchandises ... Au lieu de monnaie frappée, on emploie des morceaux d'or pur et, pour les achats minimes, des cauri,s, c'est­à-dire des coquillages apportés des îles Maldives dans l'océan Indien et dont quatre cents valent un ducat. »

Léon rAfricain, Description de l'Afrique, 1507.

... de tout le Maghreb et d'An­dalousie - certains Andalous trouvant refuge dans ce carre­four de culture après la prise de Grenade par les chrétiens en 1492- échangent à Tombouctou avec les savants locaux qui, eux­mêmes, voyagent à l'étranger. Cette circulation du savoir est attestée par celle des manus­crits copiés et recopiés . Ils constituent la base de l'ensei­gnement pluridisciplinaire que les lettrés (ulemas) dispensent, moyennant finances, aux étu­diants qui convergent vers la capitale du royaume songhaï. L'appellation d'université cor­respond à un enseignement délivré à un large public, à tra­vers une myriade de petits lieux

108 1 Le Point Références

d'études. Savoir diffusé orale­ment et par écrit. Les manus­crits sont écrits en arabe, langue savante d'une Afrique subsaha­rienne qui a connu une premiè­re phase d'islamisation sous la dynastie marocaine des Almo­ravides (autour de l'an 1000). Si les maîtres commentent ora­lement les textes religieux en

~'2 .. :•.s'i ~~i~ij" ·? .; D'érudits voyageurs

venus d'Égypte, de tout le Maghreb et d'Andalousie échangent à Tombouctou avec les savants locaux.

langues locales, ce n'est que beaucoup plus tard que certains manuscrits, dits ajamis, utilise­ront l'alphabet et la graphie arabes comme outils de trans­cription des langues de la ré­gion, le peul, le songhaï et le bambara.

Les métiers du livre Le grand dynamisme des mé­tiers du livre, attesté par les noms des artisans inscrits sur les couvertures, et le com­merce lucratif des manuscrits, écrits avec un calame, roseau taillé en pointe, sur différents supports dont très tôt le pa­pier, font aussi de la ville une plaque tournante de l'édition. Mais qu'apprend-on à Tom­bouctou ? L'historien améri­cain John Hunwick a répertorié les principales disciplines en­seignées : l'histoire, la péda­gogie - qui implique alors la grammaire - , les commentai­res du Coran, l'apprentissage de la langue arabe et le droit, nécessairement musulman . «L'islam fut d'abord un moyen de régulation de la société, assuré par le droit religieux qui régit la vie sociale comme la pratique individuelle de l'is­lam », explique Bernard Sal­vaing, spécialiste de l'histoire de la culture islamique en Afri­que de l'Ouest. Enfin les écrits de dévotion pullulent, prières, éloges du prophète, sans omettre des textes soufis qui augmenteront avec le temps, mais se trouvent déjà dans i'œuvre d'un des plus éminents professeurs de l'épo­que, Ahmed Baba (1556-1627) . Issu d 'une grande famille de gouverneurs de Tombouctou, celui-ci enseignait notamment le droit, mais il est l'auteur de nombreux ouvrages, dont un réunit des biographies de sa-

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DÉCRYPTAGES Les lieux de savoir

~ 97. • Abique Occidentale. -TOMBOUCTOU La fo•qvéo de Saoltoro ao no•d de la ville, <On•troitc ven XI• silcle

t llttlloo GMralt A. O. 1. Fortlv, Dùar .11.,....aaet1oa ftoUnll••

De la prise de la ville, en 1894, à l'indépendance du Mali , en 1959, Tombouctou fut possession française .

vants de son temps, ô combien méfiantes », explique Jean- 1838) et d'autres aventuriers du précieuses pour cette histoire Michel Djian, auteur d'un livre XIX• siècle, l'anthropologue aile-intellectuelle. Il nous laisse un à paraître sur le sujet 1• mand Heinrich Barth a ainsi portrait de celui qui fut son Conscients de l'importance du découvert en 1853 dans la région propre maître, le savant noir patrimoine culturel et religieux un manuscrit du xvu• siècle, fon-Mohammed Bagayogo, natif de que représentaient leurs livres, damental pour la connaissance Djenné, autre grande ville de les gens de Tombouctou ont, du « Pays des Noirs » : Tarikh l'Empire songhaï, qui témoigne, es-Soudan (« Histoire du Sou-parmi d'autres , de l'existence dan ») , chronique d'un natif de de bibliothèques au Moyen Âge Tombouctou qui cite notamment (cf encadré p. 111). Les souve- Ahmed Baba et contribua large-rains de l'empire aimaient les ment à l'histoire savante de sa beaux livres, et les lettrés ac- ville (cf encadré p. 111 ) . cumulaient les ouvrages. L'ouvrage est traduit en français Mais en 1592, les Marocains en 1898, sous l'impulsion d'une reprennent le contrôle de Tom- mission scientifique française, bouctou. Ahmed Baba, dépor- mais les recherches s'interrom-té à Marrakech, demeure de pent. Ces trésors patrimoniaux longues années en exil au Ma- ne sont pris en compte qu'après roc avant de pouvoir revenir à malgré les vicissitudes de l'his- l'indépendance du Mali, dans son lieu de naissance au soir toire et les conditions climati- les années 1960, avec l'aide de de sa vie. ques, conservé les manuscrits I'Unesco. « Les familles locales ont été au secret dans leurs maisons, En 1973 est créée la seule insti-marquées par l'histoire d'Ah- dans des malles, ou les ont ca- tution publique de la ville, med Baba qui s 'est fait voler chés dans des sacs qu'ils ont fait 1'« Institut des hautes études et sa bibliothèque par les Maro- enfouir dans le sable du désert. de recherches islamiques Ah-cains . Elles redoutaient les Parti sur les traces du fameux med-Baba », qui dispose depuis pillages et sont restées très explorateur René Caillié (1799- 2009 d'un nouveau bâti- •••

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La plus grande partie des manuscrits tombouctiens appartiennent à des bibliothèques privées.

... ment, financé par l'Afrique du Sud, avec pour missions de collecter, cataloguer et numéri­ser les 25 000 livres et manus­crits, dont des chefs-d'œuvre enluminés qui ont continué de s 'écrire et de s'échanger au fil d 'une tradition lettrée restée vive jusqu'au xo« siècle.

Des bibliothèques privées Si, aux côtés du premier direc­teur du centre Ahmed-Baba, le Malien Mahmoud Zouber, des spécialistes, américains puis norvégiens, ont commencé de défricher cette manne écrite, ce n'est pourtant que tout récem­ment qu'une poignée d'acteurs a pris ce capital en charge. Au­delà du phénomène touristique que suscite la création d'une trentaine de bibliothèques pri­vées ouvertes à la visite par des héritiers, rares sont ceux qui s'engagent sur Je fond: Ismaël Diadié, l'un des descendants de l'historien Mahmud Kati, auteur

110 1 Le Point Références

des chroniques Tarik/;I a/Fettach, sur l'histoire de l'Empire songhaï aux xve et xv1• siècles, aussi fa­meuses que le Tarikh es-Soudan, a ainsi ouvert au public en 2003 Je « Fondo Kati », dans une de­meure typique des riches Tom­bouctiens. Mais cet aute,ur d'un livre sur les Juifs à Tombouctou,

B Depuis qu'al-Qaida au Maghreb islamique a pris le désert en otage, Tombouctou la fascinante devient Tombouctou l'interdite.

enseignant à l'université de Gre­nade, a surtout remonté la piste de son ancêtre parti de Tolède en 1468 pour l'actuel Mali. La même démarche anime Abdel Kader Haïdara, qui a ouvert la bibliothèque Mamma Haïdara à

partir des archives de ses ancê­tres, soit environ 9000 manus­crits, dont un catalogue de 4 000 titres. « On y trouve une somme de documents juridiques de grande valeur pour les tra­vaux sur l'histoire, la vie écono­mique et les rapports sociaux dans la région, une masse de documents littéraires et histori­ques d'intérêt local, des poèmes, des généalogies de gens illustres, des histoires d'une famille, des correspondances », assure Geor­ges Bohas, spécialiste de la lan­gue arabe. L'exploitation d'un tel corpus permettra d'en savoir plus sur ce que fut Tombouctou du xve au XD<° siècle, et d'écrire l'histoire de la région du point de vue du colonisé. Un partena­riat entre la bibliothèque Mam­ma Haïdara et l'École normale supérieure de Lyon, où enseigne Bohas, marque une première initiative de la recherche fran­çaise. Éditions critiques et pu­blications destinées à un plus

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grand public commencent à voir le jour notamment aux éditions Grandvaux2 qui, sous la hou­lette du même Georges Bohas, de Bernard Salvaing et des cher­cheurs du groupe Vecmas (Va­lorisation et édition critique des manuscrits arabes subsaha­riens), ont lancé une collection « Manuscrits du désert ». Une autre, " Belles histoires de Tom­bouctou », en référence au dicton cité plus haut, va voir le jour. Ce programme inclut la formation de spécialistes africains pour renforcer le noyau dur des cher­cheurs maliens.

Griots et tradition écrite Plus de cinq siècles après la grande époque de Sankoré, l'aventure commence seule­ment : " Il ne faut pas attendre forcément des manuscrits qu'ils renouvellent complètement nos connaissances, mais leur mise en réseau révélera une histoire de l'Afrique de l'Ouest sur diffé­rentes époques et l'importance d'une culture dont Tombouctou n'est qu'une face apparente », conclut Salvaing. Depuis une dizaine d'années, les finance­ments étrangers ne manquent pas .. . mais la tâche est immense. La carence en arabisants connaisseurs de cet islam afri­cain, longtemps jugé " périphé­rique », comme d'historiens de l'Afrique connaissant l'arabe explique la lenteur du processus, et le regard extérieur confinant l'Afrique à sa tradition orale ra­lentit encore la recherche en France. Enfin, de l'intérieur, Jean­Michel Djian avance l'obstacle constitué par « la forte puissan­ce des griots, qui détiennent la tradition orale et s 'opposent à l'évidence d'une tradition écrite dans l'histoire du continent afri­cain ». Celle-ci continue pourtant de se transmettre : le poète ma-

Il Mohammed Bagayogo, un maitre en islam

L'érudit Ahmed Baba décrit son maître :

« Mohammed-ben-Majmoud-beAbou-Bekr, le Ouankori, le Tom­bouctien. - Il est plus connu sous le nom de Baghyo'o [ ... ].Il fut notre maî­tre à tous et notre protecteur. Jurisconsulte, théologien, érudit, vertueux, pieux, dévot, il était une des meilleures créatures ver­tueuses de Dieu, un savant pratiquant, un homme empreint de bonté. [ ... ] Il s'occupait des affaires des autres, se nuisant au besoin pour leur rendre service. Il était indulgent pour ll!llrs faiblesses. chl!f'Ch à les mettre d'accord et les engageait à aimer la science, à suiwe ses enseignements, à y mpla)ler tous nt • à fréquenter les savants et à être d'une docilité parfaite. Il prodiguait tou ses livres les plus prédeux, les plus rares et auxqt1els Il ten le plus ; jamais il ne les rédamalt ensuite, quelle que fut la science dont ils traitaient. Il perdit a· si une grande quantité de ses llvn!s, Dieu lui en sache gré. Parfois un étudiant se présentait à sa porte et demandait un livre : il le donnait même S3'f'Oir qui il ava · affaire. C'était vraiment étonl\ilnt qu'il aglt ainsi : · le t · Pout être agréable à Dieu, malgré la passion qu' il avait pour les res qu'il collectionnait avec ardeur, soit en en achetant soit en en faisant copier. Un jour, j'allai le trouVfr pour lui demand r des ouvrages de grammaire. Il cherdla daM blbliot et me donna tout c qu'il y put trouver. Il a uBe grande padenœ pour enseigner ; il y consacrait tous les Instants du jour et and Il s'agissait de faire apprendre quelque chose d'utile à un béfttre (homme de peu]. il ne se décourageait jamais ...

Abclerrahman ben Abdallah ben lmran ben Amir Es-Sa'dï, Tarikh es-Soudan, tracl. O. Houdas et E. Benoist, éd. Leroux, Paris, 1898.

lien Albakaye Ousmane Kounta, issu d'une lignée d'érudits soufis, est plongé dans la traduction des poèmes des temps anciens de sa ville natale. Et son compa­triote !'écrivain lbrahima Aya entreprend d'y construire une bibliothèque accueillant les li­vres du monde entier que tout un chacun dédicacerait en signe de solidarité avec sa ville , aujourd'hui enclavée par les nouvelles menaces du désert.

Car depuis qu'Aqmi ( al-Qaida au Maghreb islamique) a pris le désert voisin en otage, Tombouc­tou la fascinante, la mystérieuse, est devenue l'interdite, vidée de ses touristes, à tout le moins français . •

Valérie Marin La Meslée

1. l es Manuscrits de Tombouctou. Secrets, mythes et réalités, à paraître en juin aux éd itions JC Lattès. 2. Georges Bohas, Itinéraire d 'un arabisant, Grandvaux, 2012.

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Entretien DÉCRYPTAGES

Le nationalisme se nourrit de mythes que les historiens aident à fabriquer. C'est contre cette entreprise d'idéalisation que se bat l'historien Marcel Detienne. Au nom du droit au comparatisme.

Marcel Detienne « Le terreau du totalitaire, c'est une "Histoire à soi et pour soi" »

' A !'École pratique des hautes études (EPHE), au début des années 1960, la vision de la Grèce est revisitée par une nouvelle gé­

nération d'historiens. Leur objectif? Dépous­siérer le terrain des études classiques. Leurs noms? Jean-Pierre Vernant (1914-2007), Pierre Vidal-Naquet (1930-2006) .. . et Marcel Detienne, aujourd'hui professeur éinérite de l'université Johns-Hopkins aux États-Unis. Sa passion de la vérité, ce dernier l'investit dorénavant dans un nouveau champ d 'action : les représentations identitaires et les mythologies nationalistes de notre époque. Parcours d'un rebelle.

le Palnt : Des études grecques, vous êtes passé à l'anthropo­logie. Ce n'est pas la spécialité la plus évidente a priori pour comprendre la Grèce antique_. Marcel Detienae: J'ai d'abord étudié les classiques grecs à Liège, mais à force d'entendre les hellé­nistes parler du « miracle grec » et de cette Grè­ce si admirable qui nous aurait tant donné, j'ai fini par m'ennuyer. Je suis parti prendre l'air. À Rome, d'abord, avant de rejoindre Paris, où j'ai assisté, au début des années 1960, aux séminai­res d'anthropologie que Louis Gernet tenait à !'École pratique des hautes études. Jean-Pierre Vernant les suivait également. C'est là que j'ai découvert une Grèce bariolée, multiple, si neuve. Gernet nous invitait à détecter les singularités, à découvrir les traces de pensées sous-jacentes. Plus tard, avec Jean-Pierre, nous avons comparé le culte des morts d'une culture à l'autre. Com­ment traiter les défunts ? On peut les enterrer,

112 1 Le Point Références

les manger, les transformer en ancêtres, les déi­fier, les oublier ou en être possédé. Dans beau­coup de cultures africaines , au contraire des Grecs , les morts sont pris très au sérieux, ils deviennent des ancêtres qui interviennent constamment dans la vie quotidienne et dans les cérémonies. Pourquoi, en Grèce, les morts sont-ils si légers? Au XIX0 siècle, Fustel de Cou­langes avait pourtant magnifié l'importance du foyer et le caractère sacré des morts, qui auraient forgé la personnalité de la Grèce ancienne.

LP.: Ce n'est pas le cas? M.D.: C'est un beau conte pour lycéens, qui ont aussi été conviés à croire que l'histoire de Fran­ce commençait avec les Grecs : « Nos Grecs » ! Tout cela était à revoir; il fallait mettre la Grèce en regard d'autres cultures. De nouvelles ques­tions ont alors surgi. Toujours avec Vernant, j'ai écrit un livre sur la mètis, l'intelligence de la ruse, que les hellénistes associent au seul Ulys­se d'Homère. Nous, nous sommes allés plus loin, en cherchant comment les Grecs fabri­quaient de la mètis quand ils parlaient de la chasse, des comportements du poulpe, du re­nard ou du sophiste ... Dans un autre livre, je me suis demandé comment l'alèthéia, la vérité grecque, était apparue avant de faire son entrée dans « la » philosophie avec Parménide. J'ai étudié une série de traditions, mais aussi les spéculations de sectes comme le pythagorisme et l'orphisme, pour montrer que la vérité y ap­paraissait comme un attribut de certains •••

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DÉCRYPTAGES 1 Entretien

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Entretien DÉCRYPTAGES

••• « maîtres de vérité », tels que le poète, le devin, le maître de justice, en amont ou en marge du poème de Parménide.

LP.: Dans quel but? M.D.: Mais pour mieux comprendre ce que si­gnifiaient les mots " philosophie » ou " sagesse » avant leur étiquetage scolaire!

LP.: Même l'idée de la mythologie, vous la remettez en cause?_. M.D.: Oui, mais c'est d'abord pour montrer qu'il s'agit d'une catégorie grecque. En anthropologie, la Grèce s'est avérée dominante, parce que c'est là, disait-on, que l'humanité était passée une fois pour toutes « du mythe à la raison », de la pensée mythique à la première rationalité. Claude Lévi-Strauss, qui nous avait beaucoup influencés, proposait de faire travailler les my­thes dans leurs rapports, leurs combinaisons, et d'analyser les codes ou niveaux de significa­tion ... Mais il disait aussi qu 'un mythe est perçu comme un mythe " par tout lecteur du monde entier ». Formule qui m'a frappé .

L P. : Pour quelle raison? M.D.: Pour que le mythe soit lu, il faut d'abord qu'il soit écrit, qu'il entre dans ce qui s 'ap­pelle, de Platon jusqu'à nous, la " mythologie ». D'où une série de questions : comment trans­crit-on un " mythe »? Qu'appelle-t-on " mythe»,

M.D.: Bien sûr que non. Je veux dire simplement qu'elle n'est pas la seule, et qu'il faut renoncer à lui attribuer, à elle seule, l'émergence d'une rationalité absolue. Ici aussi, Je comparatisme peut servir à mieux comprendre les choses. L'écriture grecque a certainement joué un rôle dans cette affaire, en permettant de créer des nouveaux produits intellectuels, des cartes, de la géométrie, des traités sur la démonstration, l'observation des maladies ... Pourquoi? Sans doute parce que le système d'écriture, en Grèce, n'est pas le fait de scribes et d'une caste, comme en Chine ou en Mésopotamie, où il faut passer dix ou vingt-cinq ans avant d'être vu comme un vrai « lettré ». En Grèce, tout Je monde pouvait très tôt lire et écrire. Dès le vue siècle avant notre ère, l'écriture alphabétique circule partout. Très tôt, aussi, elle entre dans la vie publique.

L P. : Écriture et politique sont donc liées? M.D.: En Sicile, dès Je vme siècle avant Jésus­Christ, chaque colonie grecque écrit ses lois, comme celles qui stipulent que le sang de la communauté - de la polis - ne doit pas être versé. Dans le champ du politique, les rapports entre les individus d'une même " communauté » ont changé. L'homicide devient une affaire grave. Se développent aussi de nouvelles pra­tiques collectives qui , du côté d'Athènes, se nommeront " démocratie », le pouvoir du peu­ple. Mais il y a en Grèce plus de mille cités , et

autant de pratiques d'assem­ici et là ? Dans !'Antiquité, des " mythographes » se sont mis à coucher par écrit une série de récits locaux. Et au IV" siècle avant notre ère, des philoso­phes ont opposé vigoureuse­ment mythologie et philoso­phie. Le logos, la raison, va ainsi devenir chez Aristote

~{ · ·• ·· •· « Ce sont les Grecs

blée où les gens débattent ensemble de ce qui semble les concerner tous. Et ce n'est pas seulement dans ce pays que se développent des pratiques d'assemblée. Au lieu de croas­ser que " la » démocratie est

qui ont défini ce qui est et ce qui n'est pas "mythologique". »

l'antithèse du muthos, le récit. Alors que chez Homère, les deux termes avaient un sens à peu près équivalent. Ce sont donc les Grecs qui ont défini ce qui est et ce qui n'est pas " mytholo­gique ». Il s'agit d'une fabrication culturelle. D'autres sociétés sont riches en fictions, en beaux et grands récits , leur vie est peuplée de mille petits et moyens dieux, mais " la » mytho­logie opposée à « la » raison, cela n'existe pas pour eux.

L P.: Mais vous ne niez pas que la Grèce a développé des formes de pensée rationnelle, comme la philosophie, le droit ou la géométrie_

114 J Le Point Références

grecque - le mot l'est , bien sûr-, il faut aller ailleurs, au plus loin, compa­rer, voir comment on prend la parole dans tant de groupes et de sociétés, comment sont dis­posés les participants, ce qui se discute ou non, comment les décisions sont prises et se­lon quelles procédures ...

LP.: Mais vous montrez aussi que ridée de fondation politique n'est pas universelle_ M.D.: Les Athéniens ont imaginé une petite my­thologie de I'autochtonie, dont ils se déclaraient les seuls propriétaires à vie. La fondation d'Athè­nes, c'est une affaire de famille, d'héritage, de sang noble. J'ai souhaité rassembler des cher-

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cheurs autour de cette question, pour savoir comment on « fonde », d 'une culture à l'autre, dans la Grèce archaïque, en Chine, au Japon, dans le Caucase, etc. Comment cela se passe-t-il concrètement dans des confi-

DÉCRYPTAGES Entretien

L P. : Mais quel est le problème? M.D.: C'est une folle « mythe-idéologie », une fabri­cation d'historiens qui se mêlent de politique. C'est obscène, faux et dangereux! Quel est le pro-

blème? Cela conduit à la droite gurations singulières? Pour nous, l'idée de fondation semble venir de Rome et de son fonda­teur Romulus, alors qu'il s 'agit d'une bande d'immigrés, et fiers de l'être! Des spécialistes du Japon nous ont appris que dans ce pays, l'idée de « fondation » n'existe pas. On ne fonde pas,

«Beaucoup d'historiens français prétendent que la France est "incomparable", comme leur Grèce. »

de Barrès, à Vichy, au Front na­tional d'hier et de demain. Dans les entreprises de ce genre, on ne compare pas : la France est présentée comme « incompara­ble », c'est elle qui a fait la vraie Révolution, qui a donné Las­caux ... Le président de la Répu-

on « restaure » ce qui était déjà là. Pour créer du comparable, il suffit d'expéri­menter. J'ai proposé d'oublier l'idée de fondation , et de parler plutôt de « faire son trou ». Comment fait-On son trou en Chine quand on implante une colonie? Est-ce qu'on apporte le « dieu du sol »? Et à Rome, qu'apporte-t-0n avec soi, outre la violence? Des pénates, des dieux lares, ou bien Vesta, la déesse du foyer? Comment font les Juifs qui colonisent aujourd'hui Jérusalem? Amènent­ils la Torah, procèdent-ils à des gestes d'ordre rituel? Voilà comment il faut procéder. Pour avan­cer, il convient d'instaurer un dialogue fructueux entre des historiens et des anthropologues dé­cidés à travailler ensemble.

LP. :Vous trouvez que ce dialogue manque chez les historiens français? M.D.: Beaucoup d'historiens français sont du cru, ils prétendent que la France est « incompa­rable » comme l'est et doit l'être leur Grèce. En 1986, dans L'identité de la France, Fernand Brau­del a tenu à redire que les grottes préhistoriques de Lascaux, c'est « la » France. Imaginez-vous! Pierre Nora, historien à l'Académie française, a récemment écrit une introduction à la réédition complète de l'œuvre d'Ernest Lavisse, celle-là même qui a été enseignée à la « communale » jusque dans les années 1970. Lavisse, cet his­torien qui, dans les années 1880, avait mis en chantier une Histoire de la France dans laquelle celle-ci devait naître d'elle-même. Plus récem­ment, en marge des Lieux de mémoire, le même Nora affirme que seule la France possède une « mémoire », tandis que les Anglais ont pour leur part la « tradition ». Encore de l'incompa­rable, qui n'est pas seulement destiné à la gent académicienne, si l'on s 'avise que le même édi­teur entend contribuer au « réarmement moral de la France ».

blique exige maintenant d'ouvrir une « Maison de l'histoire de

France », après avoir créé un odieux ministère de l'identité nationale et de l'immigration ... Ces gens­là récusent la possibilité même de « mettre en perspective », de se poser des questions, de re­mettre en cause leurs catégories toutes faites .

L P. : Mais la France est-elle vraiment la seule à cultiver ainsi son histoire 1 M.D.: Bonne question. En ce moment, justement, je travaille sur les nouvelles sémantisations du vocabulaire de l' autochtonie, de ceux qui se lèvent aujourd'hui en Europe pour définir les sociétés par des racines, de la terre, du sang, de l'authen­tique, de l'historiai. En Europe, nombreuses sont les populations qui s'inscrivent dans des histoires complexes, avec des revendications identitaires fortes, comme la Pologne, la Roumanie, la Hongrie, la Serbie. Souvent la référence aux Grecs, aux Romains, aux Indo-Européens revient en force. Et le phénomène est mondial. Regardez outre-Atlan­tique, comment on fabrique du « native'" du « vrai » Américain, avec des manuels d'histoire tantôt intégristes, tantôt métissés, en cinquante couleurs­États différents . C'est fascinant. Rappelez-vous que Barack Obama a dû produire son acte de naissance parce qu'il est né à Hawaii, et que la question s'est posée de savoir si un Hawaïen était vraiment un Américain ... Ajoutez à cela la question de l'identité « numérique ». Comment fabrique-t-0n une identité digitale? Quel est rapport entre l'iden­tité et le corps ? Comment s'est fabriquée l'idée de la personne ? Voilà sur quoi je travaille en ce moment, en parallèle avec mes recherches sur les polythéismes dans le monde, sans cesser de mettre en questions - au pluriel! - tout ce qui s'affirme sur le mode de l'unique, en croyant nous faire oublier que le vieux terreau du totalitaire, c'est une « Histoire à soi et pour soi ». •

Propos recueillis par François Gauvin

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Portrait DÉCRYPTAGES

Les errances d~thanasius Kircher Esprit encyclopédique, d'une curiosité infinie, ce militant de la foi découvrit beaucoup. Mais se trompa et trompa plus encore.

En cette année 1650, Atha­nasius Kircher (1601-1680) affirme avoir percé le mys­

tère des hiéroglyphes égyptiens. L'Europe lettrée est en émoi. Ce coup d'éclat fait du jésuite une sommité scientifique avec la­quelle il faut désormais comp­ter. Le voilà qui correspond avec le mathématicien Marin Mersenne (1588-1648), l'astro­nome Pierre Gassendi (1592-1655) ou encore le jeune Gott­fried Leibniz (1646-1716), l'un des futurs pionniers de la ratio­nalité philosophique. Kircher publie plusieurs livres sur la langue des pharaons, tous reçus avec admiration : Obeliscus Pamphilius (1650), Œdipus /Egyptiacus (1652-1654), Obe­lisci /Egyptiaci (1666) et Sphinx mystagoga (1676).

Des traductions de fantaisie Pourtant, cette prétendue dé­couverte n'est qu'une illusion : Kircher voit dans les hiérogly­phes un pur système ésotéri­que et symbolique, non un al­phabet, et il faudra attendre le x1x• siècle et Jean-François Champollion pour enfin com­prendre l'écriture de l'ancienne Égypte. L'humaniste Fabri de Peiresc, protecteur de Kircher, concevra d'ailleurs quelques soupçons, lorsque le jésuite prétendra déchiffrer des hiéro­glyphes purement inventés (cf encadré p. 117). «Comment Kircher a-t-il pu écrire deux

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Athanasius Kircher (1601-1680) n'est plus connu aujourd'hui que pour ses erreurs.

mille pages de traductions, alors que pour un cartouche dont on sait aujourd'hui qu'il désigne l'empereur Domitien, il est capable de produire trois pages sur l'histoire d 'Isis et

d'Osiris! C'est vraiment, sinon de l'imposture, de la fantasma­gorie complète! » s'amuse aujourd'hui l'historien et es­sayiste Jean-Marie Blas de Ro­blès, qui s 'est tellement pas-

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sionné pour Je personnage qu'il l'a mis en scène dans son ro­man Là où les tigres sont chez eux (Zulma, 2008). Fantasmagorie, peut-être. Mais comment a-t-il pu convaincre avec autant de brio l'élite scientifique? Quel homme était-il? Les informations sur sa personnalité manquent cruellement. Ce que l'on sait surtout de lui, c'est qu'il était d'une intelligence exception­nelle, un esprit particulière­ment brillant, l'un des derniers hommes capables de maîtriser l'ensemble des savoirs d'une époque.

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~~ · · Esprit brillant, Kircher fut l'un des derniers hommes capables de maîtriser l'ensemble des savoirs d'une époque.

Fils d'un docteur en théologie né en 1601 à Geisa, au cœur de l'Allemagne, Athanasius est un enfant prodige. À 16 ans , cet élève des jésuites lit le syriaque avec autant d'aisance que le latin, Je grec et l'hébreu. Chas-

«Les figures toutes supposées, à la fantaisie du peintre »

cc Spécialiste des hiéroglyphes», Athanasius Kircher consacre beaucoup d'imagination à leur déchiffrement ...

« Il avait inséré l'interprétation d'un obélisque égyptien que ledit Barachias témoigne avoir vu sur le bord de la mer Rouge, et qu'il attribue à Osiris. Et y avait encore inséré une sienne in­terprétation d'un obélisque mis en taille-douce entre ceux de Rome en l'édition de Hervartius, comme si c'étaient ceux de Saint-Jean-de-Latran; mais je découvris incontinent que les figu­res étaient toutes supposées, à la fantaisie du peintre, comme des grotesques, qui n'avaient aucun rapport avec les vraies figu­res hiéroglyphiques du même de l'obélisque du Latran [ ... ].Ce que je fis voir [à Kircher], et avouer enfin, bien qu'avec peine, car il avait trouvé de belles interprétations, et bien autorisées, de toutes les figures contenues ou de la plus grande partie. En quoi il y avait bien à admirer, comme l'esprit humain est aisé à surprendre, et comme l'imposture est aucune fois puissante, ce dont il fut bien honteux au bout du compte. Et en eut bien du regret maintenant qu'il a été contraint d'avouer l'équivoque qu'il en avait prise, ayant laissé, sans oser l'entre­prendre, l'interprétation du vrai obélisque de Saint-Jean-de­Latran, pour s'amuser à celui où il n'y avait rien de vrai que les dimensions et la forme de la pierre et de ses ornements, toutes les figures ayant été suppléées à plaisir. »

lettre de Fabri de Peiresc, citée in Joscelyn Godwin, Athanasius Kircher. Le théâtre du monde, trad. C. Moysan, C Imprimerie nationale, 2009.

DÉCRYPTAGES Portrait

sé d 'Allemagne par la guerre de Trente Ans, il s'établit en Avignon, puis à Rome, où il de­vient un homme influent sous la protection du pape Urbain VIII et de ses successeurs. En une quarantaine d'ouvrages, il va aborder la plupart des domai­nes scientifiques : sciences naturelles, volcanologie, ma­gnétisme, astronomie ... Rien n'échappe à sa curiosité-mais celle-ci l'égare parfois.

Géants, dragons et sirènes Peut-être parce que ce savant est d'abord un religieux engagé. Les troubles auxquels il a as­sisté dans sa jeunesse, au cœur d'une Europe où s'affrontent catholiques et protestants, l'ont­ils convaincu que l'Église devait être défendue par tous les moyens? Ambitieux saps doute, mais surtout profondément croyant, il n'aura de cesse de mettre son érudition au service de sa foi , quitte à passer à côté des grandes avancées scientifi­ques de son temps. Il se pro­nonce ainsi contre le système copernicien, pour préférer Je modèle ancien qui place l'hom­me au centre de l'univers , com­me Je montre son ltinerarium exstaticum (1656), récit d'un voyage dans le système solaire. Il nie les résultats des expérien­ces du physicien Evangelista Torricelli (1608-1647) qui dé­montrent l'existence du vide. Lui est convaincu que l'on peut faire renaître les plantes de leurs cendres ; il croit aux géants, aux dragons , aux sirènes, et aux créatures fabuleuses; il prend la peine de dresser la liste des créatures nées d'accouplements contre-nature : la girafe (issue d 'une panthère et d 'un cha­meau) , le tatou (croisement d'une tortue et d'un hérisson) , ou encore la marmotte (mi­martre, mi-écureuil). •••

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••• Comme beaucoup d'hom­mes de son temps, le jésuite est attaché à établir la vérité litté­rale de l'Ancien Testament. Il rêve d'une langue universelle, écho de celle parlée avant la malédiction de la tour de Babel, selon laquelle Dieu aurait puni les hommes en les contraignant à parler plusieurs idiomes. « Il a raté avec génie la rationalité! analyse encore Jean-Marie Blas de Roblès . Pour moi, c'est un dinosaure, quelqu'un qui tient plus du Don Quichotte que d'un scientifique de son époque. »

Astronomie et médecine Pourtant, cet adepte des anges est capable (parfois) de rigueur scientifique, comme d 'intui­tions fort justes. En 1638, il accompagne Frédéric de Hesse­Darmstadt en Italie du Sud, en Sicile et à Malte. L'occasion pour lui d 'assister aux érup­tions de l'Etna et du Strom­boli, et de descendre au bout d'une corde dans le Vésuve en état d'éruption latente (cf en­cadré ci-contre). Il sait faire preuve à l'occasion d 'esprit d'observation, comme en 1656, lorsque la peste bubonique se déclare à Rome. Kircher exa­mine le sang des cadavres au microscope pour déterminer les causes de l'épidémie, et suggère que la maladie peut être déclenchée par des ger­mes, des micro-organismes, et non par des humeurs , comme on le pensait alors. Passionné par l'astronomie, il fabrique un télescope pour observer les taches solaires, et est aussi l'un des premiers à dépeindre Ju­piter et Saturne, qu'il repré­sente toutefois sans son an­neau complet. De mê me livre-t-il de nombreuses obser­vations pertinentes sur les comètes et les éclipses, utili­sées plus tard par des astrono-

118 Le Point Références

Il « Je crus que je plongeais le regard dans le royaume des morts » En 1638, Athanasius Kircher se fait descendre au bout d'une corde dans le cratère du Vésuve.

«j'atteignis Portici, la ville au pied de la montagne, et de là je fus conduit par un brave paysan qui connaissait le chemin, auquel je payais une belle somme. Au milieu de la nuit je gravis la montagne par des chemins durs et accidentés. Quand j'eus atteint le cratère, c'est horrible à raconter, je le vis tout allumé de feu, avec une exhalaison intolérable de soufre et de bitume brûlant. Abasourdi par le spectacle inouï, je crus que je plongeais le regard dans le royaume des morts, et voyais les phantasmes horribles de démons, pas moins. je perçus le grognement et la secousse de la montagne affreuse, la puanteur innommable, la fumée noire mélangée à des globes de feu que le fond et les flancs de la montagne vomis­saient continûment d'onze endroits différents, me forçant par moments à la vomir moi-même ... Quand l'aube se leva, je décidai d'explorer avec zèle toute la structure intérieure de la montagne. je choisis un endroit sûr où je pouvais trouver une prise de pied ferme, et descendis jusqu'à un gros rocher à la surface plane auquel la pente de la montagne donnait accès. Là j'installai mon pantomètre et mesurai les dimensions de la montagne. »

Athanasius Klrcher, Mundus subterraMUS (1664), in Joscelyn Godwin, Athanasius Kircher. Le thétttre du monde.

mes comme Giovanni Dome­nico Cassini (1625-1712) . Kircher est aussi un pionnier des études orientales. Sa répu­tation et son influence dans les cercles romains lui permettent de correspondre avec des jé­suites du monde entier, notam­ment ceux installés en Chine où la Compagnie de Jésus est pré­sente depuis le XVI" siècle. Parmi eux, Martin Martini (1614-1661), l'un de ses anciens élèves de­venu le mathématicien attitré de la cour impériale. Kircher lui-même avait rêvé d 'y être envoyé, au point de solliciter en vain une mission sur place. Qu'à cela ne tienne : il compi­lera les observations de ses correspondants (dont certains

se sentiront d 'ailleurs pillés) pour signer l'un de ses ouvrages les plus influents, la China mo­numentis illustrata (1667). Alors imposteur ou génie ? Kircher était l'enfant de son temps, nourri de curiosités scientifiques, mais aussi adep­te d'une conception du monde dépassée. Après sa mort , à Rome en 1680, son nom tombe dans l'oubli. La postérité le jugera anachronique, à la traî­ne des grandes révolutions de son siècle. Méritait-il un tel dédain? Le jésuite curieux mais peut-être trop éparpillé incar­nait pourtant l'un des derniers flamboiements de l'utopie hu­maniste : un rêve de savoir universel. • Sophie Pujas

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DÉCRYPTAGES La mémoire longue

La maison du docteur Blanche De 1821 à 1890, à Montmartre puis à Passy, la famille Blanche soigna et réconforta les beaux esprits du siècle en proie à la folie.

Au centre, la Folie-Sandrin, première maison de santé du docteur Blanche, aujourd'hui rue de Norvins, à Montmartre.

On n ' imagine pas qu'il puisse rester à Montmar­tre un recoin d'authenti­

cité. Il faut dépasser la place du Tertre et prendre la rue de Nor­vins, qui serpente en biais sur la Butte, pour trouver la vaste grille du numéro 22, peut-être le dernier rempart contre l'assaut des touristes. Derrière les bar­reaux, une volée de marches, une jolie cour à la française. Au fond, la demeure, immaculée, presque méditerranéenne der­rière ses volets clos. Difficile de croire que cet endroit, au XIX" siè­cle, était peuplé de fous . C'est pourtant ce qu'annonce une plaque, installée devant l'édifice. Ici se tenait la clinique du doc­teur Blanche, spécialiste des

maladies mentales. C'est un ha­sard pourtant si la maison, édi­fiée en 1795, s'appelle la « Folie­Sandrin »,du nom de son premier propriétaire, un riche marchand de vin. Une « folie », à l'époque, était une maison de campa­gne.

Naissance de l'asile Montmartre n'était alors qu'un village tranquille où poussait le raisin. En 1808, la « folie » est rachetée par un médecin, Pierre-Antoine Prost, qui la convertit en maison de santé. L'endroit va accueillir de grands laissés-pour-compte : les fous . Avant la Révolution, ils sont enfermés en prison sur ordre du roi ou sur placet de leur fa-

mille. En 1788, deux médecins , François Doublet et Jean Colom­bier, dénoncent auprès du gou­vernement le terrible sort fait aux aliénés, et préconisent la création d'asiles psychiatriques. Ces institutions verront lente­ment le jour, jusqu'à la loi de 1838 qui impose à chaque dé­partement d'ouvrir un établis­sement psychiatrique. Déjà, Philippe Pinel (1745-1826) est à l'œuvre. Nommé à l'hôpital de Bicêtre le 6 août 1793, celui que l'on baptisera « le père de la psychiatrie française » préco­nise une méthode « humanis­te » : « écouter, consoler, rassu­rer », et change les méthodes de traitement. Esprit Blanche, son élève, va donner leurs •••

Le Point Références 1 119

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La mémoire longue

••• lettres de noblesse à ces pratiques. Jeune marié, il ra­chète la folie Sandrin en 1821. Voisin du compositeur Hector Berlioz, proche du poète Alfred de Vigny, il est décrit par Alexan­dre Dumas comme « l'ami de tous les fous intelligents ». Le critique Jules Janin, l'une des stars du Journal des débats, dé­crit ainsi sa pratique dans son Histoire de la littérature drama­tique (1853): «Tel qu'on lui avait conduit, qui se croyait Homère ou Talma, il le renvoyait, au bout de six mois, persuadé qu'il s 'ap­pelait Boniface ou Bernard [ . .. ]. Mais autant il était sans pitié pour les humiliations méritées, autant il était plein de grâce et de bienveillance paternelle pour l'artiste découragé, pour l'écri-

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DÉCRYPTAGES

vain mal compris, pour le révo­lutionnaire convaincu, pour l'âme grande et souffrante, pour l'intelligence épuisée avant l'heure; alors il apaisait, il cal­mait, il consolait, il relevait , il encourageait son malade. li le ramenait dans les sentiers connus ; il le traitait comme un père traite son enfant. » Luxe, calme et douceur : son institution fonctionne selon un schéma quasi familial. Les alié­nés bénéficient d 'entretiens particuliers et partagent les repas de la famille. Mais le " co­cooning »a un prix : 3000 francs par an, une somme considéra­ble pour l'époque. Trop cher pour madame Aupick, mère de Baudelaire qui, en 1860, renonce à y placer son fils , dé-

« Je m'appelle le frère terrible »

Gérard de Nerval entretiendra avec Émile Blanche une relation complexe, qui s'exprime dans cette lettre délirante, parsemée d'allusions ésotériques.

« Je ne sais plus si vous avez trois ans ou cinq ans, mais j'el) ai plus que sept et j'ai des métaux cachés dans Paris. Si vous m'ap­pelez vous-même le GO je vous dirai que je m'appelle le frère terrible . [ ... ] Vous vous plaignez de ce que je vous avais méca­nisé[ ... ], devant Emmanuel je n'avais parlé que de mes douleurs et de mes plaies; j'en ai naturellement sept. Je n'ai montré que celle du pied, les autres ont été vues par mon père, et par une dame qui est fidèle et israélite [ ... ).Ainsi, mon cher Émile, je me mets à nu devant vous : n'abusez pas de mes confidences, je vous donne volontairement des armes même contre moi parce que n'ayant que des amis, je ne puis supporter la pensée d'avoir pour l'avenir à combattre même un nuage d'inimitié[ ... ). Au revoir, mon cher ~mile, je sais que vous m'enfermez pour que je travaille et si je ne fais que vous écrire votre sollicitude pour ma gloire aura été bien utile . Votre affectueux, Gérard de Nerval. »

120 1 Le Point Références

Lettre de Nerval à Émile Blanche, 13 octobre 1855, in Œuvres complètes, 1,

GalUmard, «Bibliothèque de la Pléiade•, 1989.

truit par la drogue et les mala­dies vénériennes. Mais en dépit de son coût, la clinique ne dé­semplit pas. Les traumatismes de la Terreur et les stigmates de l'Empire ont marqué les es­prits. La folie fleurit, elle est même en vogue, portée au pi­nacle par les romantiques, avi­des de tourments, puis par les symbolistes. Rimbaud n'écrit-il pas, dans sa Saison en Enfer : « J'ai joué de bons tours à la folie, et le printemps m'a ap­porté l'affreux rire de l'idiot »? Au XIXe siècle, des éclats poéti­ques émaillent jusqu'aux rap­ports des psychiatres.

La muse folle Dans les archives de la Salpê­trière, auscultées par l'histo­rienne Laure Murat (La Maison du docteur Blanche, JC Lattès , 2001), on peut lire le commen­taire suivant : «Elle a vu le Soleil tomber à ses pieds. » Une note pratique qui s'apparente à un poème ... Libérée des cachots, la folie insuffle au siècle une ins­piration nouvelle. La mélancolie, chantée en vers par Verlaine, Mallarmé ou Huysmans, n'est plus une tare, c 'est un atout lit­téraire. Perdre l'esprit semble d'ailleurs à l'époque l'apanage des auteurs les plus en vue. Il est vrai que la consommation de nouvelles drogues -l'opium, le haschisch, !'absinthe-, mais aussi certaines maladies véné­riennes comme la syphilis (très à la mode, elle aussi) favorisent le développement des patholo­gies mentales. Gérard de Nerval, l'auteur déli­cat des Filles du feu, en sait quelque chose. « Je suis le Té­nébreux, - le Veuf, - !'Inconso­lé », se plaint l'auteur d'El Des­dichado qui, après avoir connu l'horreur de la maison de cor­rection Sainte-Colombe lors d 'une première crise, s'empres-

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se de courir chez le docteur Blanche à chacune de ses « at­taques nerveuses ».

Il y est interné une première fois pour « manie », en 1841, est re­mis sur pied, mais doit y revenir en 1853. Esprit Blanche n'est plus là, mort un an plus tôt : la clinique a été reprise par Émile, son fils . La famille Blanche a quitté la folie Sandrin, devenue trop petite, pour s 'installer à Passy, dans l'hôtel de Lamballe, 17, rue Berton, actuelle rue du Roc. À quelques pas de là vit Balzac, qui évoquera plusieurs fois Je docteur Blanche dans sa Comédie humaine.

Le « meilleur des hommes » La vaste propriété, qui sous la monarchie a accueilli les favoris du roi, jouit d'un parc de cinq hectares : le prestige des lieux ajoute à la réputatio.n mondaine de l'établissement. On défile c

chez les Blanche en crinoline et redingote, partageant qui un dîner mondain, qui une séance de bains tièdes destinés à cal­mer les nerfs . Émile Blanche, comme son père, favorise le dialogue et l'écoute. Il semble ainsi qu'en guise de thérapie il ait encouragé Nerval à écrire. «Je vous envoie deux pages qui doivent être ajoutées à celles que je vous ai remises hier »,

écrit le poète au « meilleur des hommes ». « Je continuerai cette série de rêves si vous vou­lez, ou bien je me mettrai à faire une pièce. » Le poète ne guérira pas. La nuit du 26 jan­vier 1855, il se pend à une grille de la rue de la Vieille-Lanterne, à Paris. Un échec pour Blanche, qui conserve pourtant la confiance de l'élite intellectuel­le et artistique. Il noue des liens d'amitié avec les Halévy, célèbre famille d'ar­tistes et d 'intellectuels dont plusieurs membres vont occu-

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DÉCRYPTAGES La mémoire longue

per ses chambres. Il accueille Charles Gounod, « momentané­ment perdu pour l'art », selon Le Figaro du 8octobre1857. En proie à de graves bouffées déli­rantes, le compositeur ressort «guéri, le 14 octobre 1857 ».

Émile Blanche {182cri893) en 1890.

La Commune de 1870 fragilise l'équilibre de l'institution. Blan­che nourrit son petit monde en cultivant les légumes de ses serres, mais l'homme est affai­bli. Le 5 janvier 1872, la raison sociale de l'institution est cédée au docteur André-Isidore Meu­riot, même si, entouré de ses plus fidèles amis, les Halévy, le collectionneur d 'art Joseph Fioupou, le critique Edmond Maître, et Georges Bizet, dont la femme fait partie des pension-

naires de la maison, Émile conti­nue de superviser le traitement des patients les plus atteints. À son grand regret, son fils Jac­ques-Émile (1861-1942) embras­se une carrière de peintre et d'écrivain. Le jeune homme fré­quente Degas, Boldini, Puvis de Chavannes et Henri de Régnier. C'est lui qui ramène rue de Passy, en 1890, ùn marchand de tableaux hollandais de 33 ans, Théo Van Gogh, frère de Vin­cent, en proie à une « excitation maniaque ». Le jeune homme ne survit pas à sa démence. Pas plus que le dernier patient d'Émile, Guy de Maupassant, qui entre à la clinique en 1892, détruit par la syphilis. Il y meurt en juillet de l'année suivante, laissant derrière lui une produc­tion l.ittéraire hantée par la folie, qu'il «a décrite et analysée bien avant d'avoir succombé au ter­rible mal », écrit Le Figaro lors de l'admission de )'écrivain à la clinique. Le 15 août 1893, Émile succom­be à son tour, d'un cancer des intestins. Le tout-Paris se pres­se à son enterrement. Mais la clinique ne survit pas à sa gloi­re et périclite doucement. Le docteur Meuriot reçoit encore quelques patients, dont l'édi­teur Albin Michel. En 1922, la propriété est vendue, la clinique transférée rue de Charonne, puis à Villeneuve-Saint-Georges. Après avoir été occupée par les nazis pendant la Seconde Guer­re mondiale, la maison de Passy revient finalement à l'ambas­sade de Turquie. Derrière les fenêtres, aujourd'hui, on ne voit que des bureaux. Dans le parc ont poussé des résidences en béton. Difficile, à moins d'être «illuminé », de retrouver en ces lieux la villa « fashionable , et même aristocratique » décrite par Nerval ... •

Élise Lépine

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Réf.: 314044

LES TEXTES MAUDITS : Ovide, Spinoza, Sade ...

Mourir pour des livres? Combien de co rps calcinés témoignent à travers les siècles de ce sacrifice ?

Réf.: 313077

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Idées et essais DÉCRYPTAGES

Idées et essais

Archéologie ......

QUMRAN, OU LA FAUSSE PISTE Loin des théories du complot, ce que nous apprennent vraiment les manuscrits de la mer Morte.

Quelle est la véritable origine des manuscrits de la mer Morte 7 Depuis leur décou­

verte par des Bédouins en 1947 dans des grottes du désert de Judée, ces vieux textes juifs ont suscité bien des interrogations et des fantasmes. Qui les avait rédigés 7 Pourquoi les chercheurs mettaient-ils si long­temps à en révéler la teneur 7 Était-ce parce qu'ils mettaient en danger le dogme chrétien 7 Dans ce livre écrit à quatre mains avec son épouse Claudia, le bibliste Simone Paganini, de l' Institut d'étu­des bibliques et théologiques de l'université d' lnnsbruck (Autriche), dresse le bilan des dernières recher­ches et tord le cou aux rumeurs, notamment la théorie d'un complot du Vati can, quitte à décevoir les amateurs de mystère. Probablement rédigés entre le 11• siè­cle avant ).-C. et le 1•' siècle après J.-C., ces textes entreposés sous forme de rouleaux ont souvent été réduits en poudre par le manque de soins de ceux qui les ont décou­verts, puis étudiés. Entreposés après leur découverte dans des conditions lamentables, quelques­uns n'étaient plus que fragments. Ceux qui ont échappé au massacre ont été analysés pendant de lon­gues années dans des conditions chaotiques par une petite équipe de savants individualistes dont les

124 1 Le Point Références

maux personnels, alcoolisme et dépression notamment, ont ajouté au gâchis. Ces conditions de travail expliquent, selon Paganini, la len­teur des résultats, et l'exaspération des chercheurs empêchés de tra­vailler sur une source aussi exci­tante. Car que révèlent ces manuscrits 7 Des dizaines de textes d'une littéra­ture juive dont l'existence même n' était pas soupçonnée . Mais contra irement à la thèse qui a orienté dès le départ les recherches, ils n'ont que peu à voir avec les Esséniens, ces radicaux de la pureté dont saint Jean-Baptiste aurait été proche, et qui auraient influencé Jésus . De sources multiples, ils témoignent au contraire de la vie religieuse très agitée que connaît le monde juif sous les dynasties des

Hasmonéens puis des Hérodiens. Ils remettent ainsi en question la place donnée aux pharisiens par le Talmud de Babylone ; ils éclairent également sur les sources intellec­tuelles et théologiques qui ont ali­menté l'entourage de Jésus. Ainsi ce texte, qu'on pourrait croire extrait du récit de !'Annonciation : « Et l'ange lui dit : Ne crains pas, Marie, car tu as trouvé grâce auprès de Dieu . » Saint Luc ? Pas du tout : il est issu du fragment 4Q246, anté­rieur de plusieurs décennies au texte évangélique. Découverte déran­geante pour qui veut lire les Évan­giles de manière littérale mais qui, pour l'historien, délivre une source d'information inouïe sur les origines du christianisme. Quant à Qumrân, ce site archéolo­gique que l'on a voulu lier aux manuscrits des grottes, son origine reste un mystère ... On sent souvent dans ce livre l' irritation des auteurs devant le gaspillage d' informations, mais aussi les fadaises qui ont tor­pillé l'exploitation du trésor de Qumrân . Mais on peut leur faire crédit de leur fair-play : leur biblio­graphie indique même les thèses qu ' ils condamnent. Du bel ouvrage. • Catherine Golliau

Simone et Claudia Paganini, Qumrân, les ruines de la discorde, traduction Viviane Dutaut, Bayard, 299 p., 19 €.

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DÉCRYPTAGES Idées et essais

Littérature TRADUIRE, QUELLE HISTOIRE 1

11 c eci n'est pas un manuel de traduction, annonce ' ' d'emblée la quatrième de couverture. Mais un

guide de voyage. »Ici, point de méthode, point de théories fastidieuses sur les techniques de tra­duction, mais une histoire tissée de multiples anec­dotes, qui nous mène de Babel au procès de Nurem­berg en passant par l'Évangile selon saint Matthieu, les écoles d'Istanbul ou encore les shunkouliu, ces irrésistibles petits récits satiriques chinois qui ont donné bien du fil à retordre à des générations de traducteurs chevron-

extrait) . À l'heure où le débat fait rage entre les défenseurs d'un anglais conquérant et ceux qui, comme Claude Hagège, dénoncent le danger d'une langue hégémonique, vecteur d'une pensée unique, le propos de cette ode au mot juste prend tout son sens. • Victoria Gairin

nés. Qu'est-ce qu 'une « belle infidèle »? Peut­on tout traduire? La substitution est-elle une trahison? Y a-t-il autant de traductions que de traducteurs? Autant de questions auxquelles David Bellos, professeur de littéra­ture frança ise et com­parée à Princeton, tente de répondre. Chez cet amoureux des mots, on croise Charlie Chaplin, Christophe Colomb, mais aussi Marot, Kafka , Perec, Luther, Makine ... ainsi que des dynasties, voire des communautés de tra-ducteurs au rôle politi -que essentiel (voir

À noter

Il

David Bellos, Le Poisson & le Bananier. Une histoire fabuleuse de la traduction, traduit de l'anglais par Daniel Loayza avec la collaboration de l'auteur, Flammarion, 394 p., 22,90 €.

Les « jeunes de la langue » « Dans les dernières années du 'Jl:ol siècle, Venise envoya à Istanbul, pour des périodes de deux ans, des pléni­potentiaires chargés d'administrer le bailo, quelque chose comme une école de traduction. Le bailo recru­tait à travers tous les territoires vénitiens ou ottomans des adolescents qu'on appelait les « jeunes de la langue»[ ... ] pour en faire de loyaux sujets de La Sé­rénissime, capables de parler italien et de s'entretenir avec les Turcs. Un grand nombre de ces recrues pro­venait de la communauté hellénophone de confession catholique romaine qui habitait Péra (Phanari en grec), un quartier d'Istanbul, et les Phanariotes finirent par devenir une« caste de traducteurs » héréditaires au sein du monde stratifié de la société ottomane. [ ... )Ces talents leur valurent la fortune et la noblesse. »

David Bellos, Le Poisson & le Bananier. Une histoire fabuleuse de la tmduction, © Flammarion, 2012.

Voter avec Rousseau ou les Confessions (Livre de Poche) . Mais qu 'a Rousseau à nous dire, à l'heure des élections qui s'an­noncent? Dans un essai très péda­gogique, Jean-Paul Jouary fait le point sur la pensée politique de l'auteur du Contrat social. Le suf­frage universel, la place de l'ar­gent, les droits des étrangers : appuyée sur de larges extraits, sa

démonstration revient sur les thèses essentielles de Rousseau concernant l'art d'être citoyen . Et démontre qu 'elles peuvent s' inscrire dans les débats d'aujourd'hui. • Sophie Pujas

2012, année Rousseau . À l'occa­sion du tricentenaire de sa nais­sance, les rééditions se multi­plient. L'occasion de relire le Discours sur l'origine et les fonde­ments de /' inégalité parmi les hommes (Garnier-Flammarion),

Jean-Paul Jouary, Rousseau, citoyen du futur, Le Livre de Poche, 236 p., 5,50 €. Également disponible en Audiolib, lu par l'auteur et Daniel Mesguich.

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Idées et essais DÉCRYPTAGES

Histoire MARIANNE, MARS El LLAISE ET BONNET PHRYGIEN À l'heure où la très tricolore « Marseillaise » est parfois sifflée dans les tribunes des stades, l'historien Bernard Richard revient sur les symboles de la République et de ses valeurs.

Quelle est la signification des trois couleurs du dra­peau? D'où vient la devise

« Liberté, Égalité, Fraternité » ? Quelle est l 'origine du bonnet phrygien? L'h istorien Bernard Richard, spécialiste des symboles républicains, a décortiqué chaque « signe incarnant la République et ses valeurs », son origine, sa signification, ses transformations. Les Emblèmes de la République auraient àinsi pu s'appeler « Com­ment la République a construit sa promo ». Composée initialement par Rou­get de Lisle pour l'armée du Rhin en 1792, puis adoptée et rebap­tisée par les troupes fédérées montant sur Paris pour défendre la patrie en danger, La Mar­seillaise est l'exemple même du symbole fédérateur d'un pays en crise . Pendant les guerres révo­lutionnaires, tel général réclame « un renfort de mille hommes ou une édition de La Marseillaise ». Un autre affirme : « )'ai gagné la bata ille, La Marseillaise comman­dait . » Consciente de son impact sur les troupes, la Convention la déclare « chant national » le

14 juillet 1795. La figure de Marianne, personni­fi cation de la République, sera elle aussi vénérée quasi religieu­sement dans les milieux républi ­cains, particulièrement en pro­vince . Il n'est pas rare à la fin du

126 1 Le Point Références

x1x• siècle de voir des processions avec sa statue, et les maires de l' époque installent un buste à son effigie pour marquer leur attachement à la République . Mais en ces temps troublés où la République est souvent contes­tée, il faut justifier et expliquer les symboles à chaque change­ment de régime . En 1880, on discute ainsi encore du sens véri­table du 14-)uillet comme fête nationale . Que doit-on commé­morer : la prise de la Bastille (1789) ou la Fête de la Fédération (1790)? Pour ne froisser per­sonne, aucune année n'est préci­sée . En 1900, l' inauguration de la statue de Garibaldi à Dijon est aussi source de scandale . La veille, des calotins ont recouvert

d' immondices ce symbole du républicanisme laïcard . Au conseil municipal, les socialistes mena­cent : « La procha ine fois que des manifestations cléricales se pro­duiront au sujet de Garibaldi, on déboulonne saint Bernard ! » Aujourd'hui que l' identité natio­nale et la protection de la répu­blique laïque sont redevenues des enjeux politiques, Bernard Richard n'est pas le dernier à déplorer un désintérêt croissant des França is pour les symboles de Marianne. Mais pourquoi insiste-t -il sur la méconnaissance supposée des Français issus de l' immigration? « )'ai cherché à comprendre pour­quoi certains jeunes d'origine étrangère sifflaient La Marseillaise, par exemple. )'en ai conclu qu ' ils devaient mal connaître son his­toire, ou qu ' ils rejetaient le sym­bole d' une France qui ne les accepte pas . Je ne leur jette pas la pierre, notre pays a failli, à mon sens, à son devoir d' intégration . Mais je me suis peut-être mal exprimé ... » Peut-être . Il n'empê­che, son voyage au pays des sym­

boles et des lieux de mémoire républicains vaut le détour. •

Sabrina Dufourmont

Bernard Richard, Les Emblèmes de la République, CNRS Éditions, 430 p., 27€.

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DÉCRYPTAGES Idées et essais

Champion des mots et des dicos Spécialiste du savoir pur et dur, la maison Honoré Champion, dirigée par Jean Pruvost, se refait une jeunesse avec des ouvrages futés et érudits •..

Comment faire exister et durer dans le temps un livre dont on sait dès le départ qu'il ne sera pas un best·seller? C'est le défi qui se pose à Jean Pruvost, directeur éditorial d'Honoré Champion. Longtemps, le quai Malaquais, à deux pas de l'Académie fran­çaise, abrita l'historique maison d'édition et librai­rie fondée en 1874 par un ancien commis de librai­rie, Honoré Champion (1846-1913). L'autodidacte deviendra l'éditeur de la correspondance de Cha­teaubriand, mais aussi d'un Atlas linguistique de la France et de collections prestigieuses comme la Bibliothèque littéraire de la Renaissance. Depuis sa création, quelque 7000 livres sont sortis de cette maison rachetée en 1965 par l'éditeur suisse Michel Slatkine. Et si la librairie, plus petite, est aujourd'hui située près du théâtre de l'Odéon, elle est toujours dotée d'un opisthodome : « Le mot vient du grec opistho, "à l'arrière", là où le lecteur vient s'asseoir», précise son directeur. Honoré Champion se veut l'éditeur de l'érudition« plaisante». Grand collectionneur de dictionnaires devant l'éternel, Jean Pruvost a mis sa passion au service de sa maison en lançant la collection« Champion les dictionnaires», avec au programme le Dictionnaire du désir de la

Politique LA GUERRE LÉGITIME?

des droits de l'homme, dont l' intervention libyenne. « Il existe des

bonne chère, le Dic­tionnaire de Londres ou encore le Diction­naire du football . Il propose aussi la col­lection « Champion les mots », petits livres pour tous qui racontent l'histoire d'un mot sur cinq siècles, Le Chat, Le Chocolat, ou encore Les Élections, avec un index, marque de fabrique de la maison. Mais aussi, pour mieux faire connaître des auteurs en marge des grands classiques du catalogue, « Champion passeurs d'idées», inaugurée avec La Comtesse de Ségur, racontée par Michel Legrain. « Je souhaite ouvrir la maison à un public cultivé ou passionné », explique Jean Pruvost. Reste à être rentable ... Dans le créneau du savoir pur et dur, rares sont ceux qui peuvent s'offrir le Dictionnaire Beckett (180 euros), cartonné dans le célèbre jaune Champion et présent dans toutes les bibliothèques et labora­toires de recherche. Fabriqué pour la pérennité de la recherche fondamentale, ce type d'ouvrage est soutenu par des subventions. De fait, sur 150 nou­veautés annuelles, seuls quelques titres dépassent les 300 exemplaires et passent alors en broché, ven­dus 50% moins cher.« Nous ne publions pas ici un livre pour faire des fortunes. Mais parce qu' il doit exister. » Noble mission ... •

Yalérie Marin la Meslée

La tentation du bien est-elle plus dangereuse que celle du mal? Les idéaux démocratiques sont­

ils condamnés à s'autodétruire? Telles sont les questions auxquelles s'attache Tzvetan Todorov dans un essai volontairement polémique : Les Ennemis intimes de la démocra­tie . Le penseur y pointe le paradoxe de valeurs humanistes que l'Occi­dent s'est arrogé le droit d' imposer par la violence, parfois en les liant à des intérêts plus concrets . Il recense les guerres menées au nom

guerres légitimes : celles d'autodé­fense[ ... ], celles qui empêchent un massacre (l' intervention vietna­mienne qui a interrompu le géno­cide cambodgien, en 1978-1979, en serait un rare exemple), estime-t-il. Ne sont en revanche pas légitimes les guerres[ ... ) dont la justification est d' imposer à un autre pays un

ordre social supérieur ou d'y faire régner les droits humains. » Car la certitude de détenir un modèle uni­versel mènerait à l'arbitraire. Le philosophe s'efforce de dresser la généalogie de ce « messianisme politique », hérité des Lumières, et dont la colonisation fut une consé­quence. Plus étonnamment, il met en parallèle la montée de ce mes­sianisme avec celle de l'idéologie néolibérale et des populismes, tou­tes revendiquant la liberté comme un horizon nécessaire. À méditer. •

S. P.

Tzvetan Todorov, Les Ennemis intimes de la démocratie, Robert Laffont, 259 p., 20 €.

Le Point Références 1 127

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Idées et essais DÉCRYPTAGES

Presse ...

UN XIXe SIECLE DE PAPIER Plus de soixante chercheurs dressent un tableau de l'âge d'or de la presse : le x1xe siècle, qui voit la France entrer dans l'ère médiatique.

Ah! le temps béni où la presse écrite était florissante,

tirait à des centaines de milliers d'exemplaires et trouvait des millions de lecteurs! C'était ily a un siècle ... Depuis, elle n'a cessé d'être concurrencée par de nouveaux médias : radio, télévision, Internet. Signe des temps : Le Petit Journal n'est plus aujour-d'hui un grand quotidien d'information, mais une émission satirique sur une chaîne privée largement diffusée en ligne. Que reste­t-il de cet âge d'or? Pour le découvrir, plongez-vous dans La Civilisation du journal . Cette somme monu­mentale, issue de dix ans de recherches par plus de soixante chercheurs, s'attache à montrer comment, au x1x" siècle, l'entrée dans l'ère médiatique s'est accom­pagnée d'un changement de civilisation sans précédent, marqué par la primauté de l'événement. Apparaît une scansion nouvelle dans le temps des hommes : la lec­ture quotidienne du journal. Mutation littéraire, puis-

que le modèle du texte imprimé remplace celui, rhé­torique et ancien, du discours ou de la conversation . Les cadences effrénées de la publication conduisent écrivains et journalistes à de nouvelles pratiques d' écri­ture, créatrices de nouveaux genres et esthétiques. La publication en feuilleton génère de nouveaux rythmes narratifs ; le triomphe du récit (notamment dans le fait-divers) favorise l'extension du roman et du repor­tage ; les exigences de l' information suscitent un idéal de neutralité et de concision, favorisent à la fois une esthétique du fragment et une conception réaliste de la littérature. Surtout, le « peuple » ou la « foule », objet de tant de craintes politiques, se mue progressi­vement en « public », avec des identités sociales et culturelles aussi diverses que les périodiques censés leur donner voix. Après la « civilisation du livre »(Lucien Febvre) est donc venue la « civilisation du journal ». Et la révolution médiatique et numérique actuelle? Ce n'est peut-être qu'une nouvelle étape dans cette méta­morphose . • Anthony Mangeon

Dominique Kallfa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty, Alain Vaillant (dir.), La Civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire de la presse française au x1Jf siècle. Nouveau Monde Éditions, coll.« Opus Magnum », 1762 p., 39 €.

À noter Délicate alchimie du métissage « L'essentiel est de danser en mesure et de suivre les pirouettes du jour », écrit Daryush Shayegan à propos des événements du printemps arabe, qui lui font rêver d'un séisme comparable en Iran, sa terre natale. Déjà, il observe « avec quelle aisance et dextérité les jeunes s'incorporent dans le monde virtuel, à quel point ils sont prédisposés à l' intangible, à la magie des apparitions soudai­nes, à la métamorphose des formes subtiles ». La société change et se métisse plus vite que les politiques. Mais comment suivre cette trans-

128 1 Le Point Références

formation protéiforme ? Recueil d'articles où se mêlent annotations de voyageur, parfois triviales, voire naïves, et réflexions érudites sur la mondialisation et ses conséquences, La Conscience métisse convoque tour à tour Jean Baudr'illard, Chris­tian Jambet ou Léonard de Vinci pour mieux comprendre le choc des ren­contres entre esprit des Lumières, traditions religieuses, et exigence démocratique. Ainsi, dans les années 1970, pourquoi Heidegger est-i l devenu le penseur fétiche de nom­bre d' islamistes? Pourquoi la culture

de la Perse, si brillante, a eu si peu d' écho en Occident? Comment s'adapter à une tradition qui s'ef­fondre face à une modernité brutale et immature? Élève d'Henry Corbin qui l'a aidé à découvrir sa propre culture, indianiste et spécialiste du soufisme, Daryush Shayegan nous offre là une belle et bonne leçon d'ouverture qui pousse à l' intro­spection : quel est notre métissage propre? • ~~

Oaryush Shayegan, La Conscience métisse, Albin Michel, 272 p., 22 €.

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DÉCRYPTAGES Idées et essais

Histoire COMMENT DES RAISINS VERTS

....

SAUVERENT LA FRANCE ... Jean Vitaux revisite les grands événements en scrutant le fond des casseroles.

Qje la face de la Terre eût été changée si le nez de Cléopâtre avait été plus court, la chose est de notoriété publique. Mais que le destin de

Carthage tienne à une figue (cf extrait) et que celui de Louis XVI eût pu ne pas être scellé à Varennes si l'appétit du souverain ne l'avait poussé à s'arrêter dans une auberge lors de sa fuite alors qu' il venait de dévorer dans sa voiture bœuf mode en gelée, poulet et veau froid, voilà des informations plus confidentiel­les. Et saviez-vous que la bataille de Valmy, en 1792, aurait pu ne pas tourner à l'avantage de la République française si les Prussiens affamés ne s'étaient jetés sur un arrivage de raisins verts qui leur infligea une dysentrie, les mettant hors de combat? C'est à un savoureux voyage que nous convie Jean Vitaux : ce gastro-entérologue historien revisite de grands événements de l'histoire en scrutant le fond des casseroles. Il s'intéresse ici à la « gastronomie événementielle », comme la qualifie Jean Tulard qui signe la préface, à ces événements de l'histoire indis-

La figue de Carthage « Caton l'Ancien fut l'artisan du déclenchement de la troisième guerre punique. Lors d'une mission d'enquête à carthage en 157 avant notre ère, il M ulcéré par la prospérité retrouvée de carthage. Dès lors, il se fit l'artisan de sa destruction : "Delenda est carthago" ("il faut détruire carthage"). Cependant les sénateurs n'étaient pas décidés à se lancer dans une guerre coûteuse. caton utilisa un subterfuge qui a été rapporté par l'abbé Lhomond, grammairien du xvnf siècle, dans son ouvrage en latin De viris il/ustri­bus urbis Romae a Romula ad Augustum (Des hom-

JEAN VITAUX

LES PETITS PLATS DE L'HISTOIRE

sociables de la chère, bonne ou mauvaise . Qu'il s'agisse d'un banquet, comme celui dont l' inter­diction déclencha la révo­lution de 1848, du siège de Paris en 1870 qui poussa les restaurateurs à accommoder jusqu'aux éléphants du Jardin d'ac­climatation, ou de la nais­sance d'un mythe natio­nal , le camembert,

pendant la Grande Guerre. Alors que le pain et le gruyère constituaient l'alimentation de base des poilus, les producteurs de camemberts proposèrent aux armées leurs fromages à un prix plus compétitif. C'est ainsi qu'en 1918 jusqu'à 1 million de « calendos » furent livrés chaque mois dans les tranchées, marquant la mémoire des soldats. De retour à leur foyer, ceux-ci en réclamèrent à leur fromager. Le « calendos »était lancé. Voilà donc un ouvrage à déguster, sans craindre le sort du marquis de Louvois, ministre de la Guerre de Louis XIV, mort d'avoir trop mangé. • Alix Ratouis

Jean Vitaux, Les Petits Plots de l'histoire, PUF, 208 p., 17 €.

mes illustres de la ville de Rome de Romulus à Auguste) : "ll apporta à la curie une figue précoce, et secouant sa toge, il la fit voir à tous; comme les sénateurs admiraient sa beauté, caton leur deman­da quand ils pensaient qu'elle avait été cueillie. lis affirmaient qu'elle leur paraissait toute fraîche. 'Pour­tant, sachez qu'elle a été cueillie il y a trois jours à carthage ; voilà à quelle proximité nous sommes de l'ennemi: carthage n'était en effet qu'à trois jours de navigation de Rome. Cette harangue inquiéta les sénateurs, qui se résolurent à déclarer la guerre:' »

Jean Vitaux, Les Petits Plots de l'histoire, © PUF, 2012.

Le Point Références 1 129

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Idées et essais DÉCRYPTAGES

"' c

Le livre s'appelle_Les Érythréens, et non pas l'Erythrée. Son auteur n'a jamais été dans ce

petit pays de la corne de l'Afrique, écrasé par l'une des plus terribles dictatures qui soit. Son récit litté­raire donne pourtant à entendre ces Érythréens qu'il rencontre depuis 2004, eux qui ont réussi à fuir un camp de travail ou la prison, ce qu'est devenu leur pays . Il raconte leurs parcours, qui s'entre­croisent avec le sien : celui d'un journaliste que l ' Érythrée a « envahi ». Dès son arrivée au

. bureau Afrique de Reporters sans frontières, Léonard Vincent est frappé par l' indifférence qui entoure ce coin d'Afrique dont lui-même ne sait rien. Sa curiosité le conduit à enquêter sur le régime d'lssayas Afewerki . Après avoir mené le pays à l' indépendance au bout de trente ans de guérilla, ce leader acclamé en héros entraîne son peuple dans une guerre avec l'Éthiopie et, depuis

À noter

Érythrée ;

CE QUE DENONCE ;

LEONARD VINCENT La littérature plutôt que le journalisme pour briser le mur d'indifférence qui protège l'une des pires dictatures d'Afrique.

la paix, fait de l'Érythrée sa «chose». Le pays est fermé depuis 2001, année où Afewerki muselle la presse et emprisonne ses frères d'armes aux aspirations réformis­tes. Trop exposé pour se rendre sur place, le journaliste ras­

tains de ceux qui m'ont fait confiance et m'ont donné la clé de leur pays, comme s' ils m'avaient choisi. j'avais aussi une attirance personnelle pour ce peuple abacha [abyssin], dont la culture et l' ima­gerie me touchent. » En 2008, Léo­

semble les informations .-----------, n a rd Vincent quitte RSF et se met à écrire « pour dire la solitude des Érythréens, et leur résignation à cette solitude. Seule la litté­rature pouvait rendre la substance humaine de ce qu'ils ont vécu. » La chute d'Afewerki, ce « Saturne national», il ne l'imagine venir

à travers son réseau de confrères exilés, de migrants débarqués à Lampedusa, de militants qui peinent à construire une opposition, et cela dans la discrétion, puisqu 'Afewerki les tra­que à distance. C'est son désarroi de professionn(!l impuissant que l'auteur transmet dans ce récit poignant, habité par l'attachement profond qui lie« Mis­ter Leonardo »à ses amis érythréens et à leur cause. Il ne sait pas très bien dire pourquoi.« j'ai entretenu une relation fraternelle avec cer-

que de son entourage. Alors Vincent prendra l'avion pour l'Érythrée. D' ici là, et jusqu'au bout du possible, il aura dit ce qu' il sait . •

Valérie Marin La Meslée

Léonard Vincent, Les Érythréens, Rivages, 246 p., 17 €.

Un manuel radicalement internationaliste

C'est un livre écrit dans les années 1950 pour !'Unesco, qui l'a refusé sans explication. Dommage : Lucien Febvre et le alors jeune François Crouzet y racontaient l'histoire de France sous l'angle du métissage. Glonflé. « Nous sommes des sang-mêlés, une synthèse de l'Europe », affirme ce manuel qui traque aussi bien l'origine des noms que celle des habitudes alimentaires. Même s'il

130 1 Le Point Références

n'est plus aux normes de l'historiographie contemporaine, ce livre doit être lu d'urgence. Pour son regard sur le problème de l'identité. Pour son ton aussi, qui fait qu'on le dévore comme un roman . C.G.

Lucien Febvre et François Crouzet, Nous sommes des sang-mêlés, manuel de civilisation française, Albin Michel, 380 p., 22 €.

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LE MAHÂBHÂRATA CONTÉ SELON LA TRADITION ORALE IN~D!T

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