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A et P Baduel Le pouvoir de l'eau dans le Sud-Tunisien. In: Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, N°30, 1980. pp. 101-134. Abstract The question of water is treated as constraining factor of the spatial and economic organization and as means of present transformations of the south tumsian society. In a first part is presented the traditional technic and institutional organization of oasian, mountainous and pastoral zones. In a second part are presented the material and institutional means of modern tunisian hydraulic policy, and their numerous consequences. At last the authors try to indicate how the water has become a fondamental stake in the economic struggle between groups, classes and States. Résumé La question de l'eau est ici abordée à la fois en tant que facteur contraignant de l'aménagement spatio-économique et en tant que levier de transformations actuelles de la société sud-tunisienne. Dans une première partie, les auteurs abordent la question sociale de l'aménagement hydraulique dans la société traditionnelle, passée ou survivante, à la fois sur le plan des techniques, des institutions, de l'organisation spatiale et de la vie sociale, et ce s'agissant aussi bien des périmètres irrigués ou des zones montagneuses que des zones agropastorales. Dans une deuxième partie, les auteurs abordent la question du poids de l'eau dans la volonté actuelle de développement agricole : sont présentes les moyens matériels et institutionnels de la politique hydraulique tunisienne moderne (Protectorat et Indépendance) dont sont analysées par la suite les nombreuses conséquences socio-économiques. Enfin les auteurs essayent aussi de montrer comment l'eau est devenue un enjeu fondamental dans la lutte économique tant entre groupes que classes et états. Citer ce document / Cite this document : Baduel A et P. Le pouvoir de l'eau dans le Sud-Tunisien. In: Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, N°30, 1980. pp. 101-134. doi : 10.3406/remmm.1980.1891 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/remmm_0035-1474_1980_num_30_1_1891

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A et P Baduel

Le pouvoir de l'eau dans le Sud-Tunisien.In: Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, N°30, 1980. pp. 101-134.

AbstractThe question of water is treated as constraining factor of the spatial and economic organization and as means of presenttransformations of the south tumsian society. In a first part is presented the traditional technic and institutional organization ofoasian, mountainous and pastoral zones. In a second part are presented the material and institutional means of modern tunisianhydraulic policy, and their numerous consequences. At last the authors try to indicate how the water has become a fondamentalstake in the economic struggle between groups, classes and States.

RésuméLa question de l'eau est ici abordée à la fois en tant que facteur contraignant de l'aménagement spatio-économique et en tantque levier de transformations actuelles de la société sud-tunisienne. Dans une première partie, les auteurs abordent la questionsociale de l'aménagement hydraulique dans la société traditionnelle, passée ou survivante, à la fois sur le plan des techniques,des institutions, de l'organisation spatiale et de la vie sociale, et ce s'agissant aussi bien des périmètres irrigués ou des zonesmontagneuses que des zones agropastorales. Dans une deuxième partie, les auteurs abordent la question du poids de l'eaudans la volonté actuelle de développement agricole : sont présentes les moyens matériels et institutionnels de la politiquehydraulique tunisienne moderne (Protectorat et Indépendance) dont sont analysées par la suite les nombreuses conséquencessocio-économiques. Enfin les auteurs essayent aussi de montrer comment l'eau est devenue un enjeu fondamental dans la lutteéconomique tant entre groupes que classes et états.

Citer ce document / Cite this document :

Baduel A et P. Le pouvoir de l'eau dans le Sud-Tunisien. In: Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, N°30, 1980.pp. 101-134.

doi : 10.3406/remmm.1980.1891

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/remmm_0035-1474_1980_num_30_1_1891

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LE POUVOIR DE L'EAU DANS LE SUD-TUNISIEN

par A. et P. BADUEL •

L'eau. Les premiers philosophes en faisaient avec la terre, l'air et le feu, un élément matriciel. Les Egyptiens ont sacralisé le Nil, les Hindous le Gange. L'Islam a proclamé : « Au moyen de l'eau, nous avons donné la vie à toute chose ». Parmi les six Modes de Production identifiés par K. Marx comme autant d'étapes du développement de l'humanité, l'un, le Mode de Production Asiatique, est explicitement associé à l'eau. Aujourd'hui si R. Dumont (1975) prophétise une «disette de l'eau, la plus redoutable », J. Labasse (1971) de son côté pense que l'eau est « redevenue l'élément fondamental du progrès économique et social ». Ainsi à travers l'histoire et dans la conscience des hommes, l'eau joue-t-elle un rôle essentiel. A l'obtenir, la contrôler, la répartir, les différents partenaires sociaux ou acteurs internationaux ont déployé et déploient des stratégies plus ou moins savantes. C'est de ce « pouvoir de l'eau » que nous voudrions traiter à partir du cas Sud-Tunisien : de son « pouvoir » d'hier, avec son impact sur les structures sociales, à son « pouvoir » actuel, levier de transformations sociales et économiques fondamentales, enjeu décisif dans l'aménagement entre « classes » sociales et dans les rapports aux pays riverains.

1. - LE POUVOIR DE L'EAU DANS L'ANCIENNE SOCIÉTÉ RURALE

Le type de disponibilité en eau, sa plus ou moins grande accessibilité, sa quantité, déterminaient, en zone saharienne ou aride, tel ou tel « genre de vie », tel ou tel type de « sociabilité » iijtimà'). Selon qu'on dispose de ressources en eaux profondes, d'eaux de surface ou simplement d'eaux de ruissellement, on aura affaire à tel aménagement social et spatio-économique ou tel autre.

1.1. - Eau et société oasienne

Sources, foggaras et oueds permanents déterminaient, en zone saharienne ou aride, le « genre de vie » sédentaire de type oasien. Des foggaras appelées localement

(*) Cet article a été écrit dans le cadre de l'activité du CRESM-CNRS d'Aix-en-Provence.

Page 3: Le pouvoir de l'eau dans le Sud-Tunisien

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Gafsa Chott en Nouai

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Hazoua Tozeur

-34°-

de Djerba —

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ALGERIE

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Carte n° 1 : le Sud-Tunisien (échelle : 1 11 000 000)

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^ LE POUVOIR DE L'EAU DANS LE SUD-TUNISIEN 103

« Khriga », on en rencontrait au Sud du Chott el Djerid dans la Presqu'île de Kebili, de Ziret Louihichi à Oum Somaa. Le principe consistait à aller capter la nappe phréatique par un puits, puis à amener par gravitation l'eau jusqu'à l'oasis grâce au creusage de galeries souterraines continuellement curées. Le système a vécu aujourd'hui, mais seulement depuis moins de vingt ans.

Beaucoup plus nombreuses étaient les oasis dont l'eau provenait de sources. De débit plutôt modeste, ces sources alimentaient un bassin dans lequel les eaux étaient accumulées la nuit pour être ensuite restituées aux irrigants au rythme du « gadous », sorte de « sablier à eau » (P. Moreau, 1947) contenant 2,5 litres environ, et se vidant 22 fois par heure au moyen d'un trou pratiqué au fond; l'eau d'une « seguia » (canal) est dirigée vers un jardin pendant autant de « gadous » qu'en comporte le droit du propriétaire. Ce système était encore en vigueur récemment à Mansourah-Djedida (Nefzaoua). Le débit de ces sources ne permettait pas d'exploiter des surfaces considérables : en 1947 la source de Ras-el-Aïn (Kebili) ne donnait que 75 litres/ seconde, celle de Mansourah 100 litres/ seconde, Ain Taouergha 90 litres/ seconde, or un litre/ seconde permet d'irriguer à peine plus d'un hectare (0,8 litre/ seconde/ hectare).

En d'autres régions existaient de véritables oueds permanents permettant l'exploitation de périmètres plus importants : ainsi de l'Oued El Hamma à partir duquel est partiellement irriguée l'oasis de Bechima ; ainsi également de l'Oued Gabès qui donne vie aux oasis de Chenini et de Gabès, et ce jusqu'à une date récente à l'exclusion de toute autre source d'irrigation. La superficie qu'irrigue l'oued El Hamma est d'environ 260 hectares, celle qu'irrigue l'oued Gabès est de 900 hectares. L'irrigation de périmètres aussi vastes devait inévitablement poser des problèmes considérables. C'est un savant homme, Ibn Chabbat, qui au XIIIe siècle proposa un modèle d'aménagement de l'irrigation pour l'oued Tozeur qui servit de modèle pour l'ensemble du Sud Tunisien. Le principe est le suivant : on distingue deux niveaux dans l'aménagement. Au premier niveau, perpendiculairement au courant de l'oued, on place un tronc de palmier horizontal (ouvrage aujourd'hui en maçonnerie), ce tronc est creusé d'autant d'intervalles qu'on veut obtenir de divisions ; au niveau de la distribution secondaire, on pratique d'autres subdivisions très variables en nombre (du fait des arrangements entre les différents possesseurs des droits d'eau, à la suite des ventes, échanges ou héritages). Etant tolérés, les transferts des droits d'eau restent cependant assujettis à la seguia, si bien que le propriétaire ne peut céder son droit d'eau qu'aux exploitants dont les jardins sont irrigués par la même seguia que sa parcelle. Ainsi ne varient point les grandes divisions de l'oued jusqu'à la vingt-et- unième partie du débit de l'oued, base même de la répartition de l'eau. Ce type d'organisation des eaux (partage fractionnaire jusqu'au terme de la seguia) toujours en vigueur à Tozeur, l'est encore partiellement dans l'oasis de Gabès. Ici traditionnellement les exploitants arrosent à tour de rôle leur parcelle restituant au barrage du quartier suivant le surplus de leur quote-part; ces exploitants ne jouissent que d'un droit d'utilisation sans possibilité de louer ou de faire don de leur tour d'eau à des tiers. L'oasis est aménagée en terrasse suivant les courbes de niveaux, l'eau s'écoulant par simple gravitation, mais, à la différence des autres oasis du sud-tunisien, à Gabès toute seguia sert à la fois de seguia d'amenée d'eau en amont et de drain en aval, l'absence de drain séparé entraînant un accroissement du taux de salure au fur et à mesure qu'on approche de l'embouchure de l'oued.

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104 A. et P. BADUEL

Dans tous ces cas l'irrigation a permis la fixation au sol de populations vivant essentiellement d'agriculture. La densité démographique à l'hectare était ici très forte comparée aux zones steppiques ou désertiques environnantes. A l'inverse ce système a induit un certain nombre de pratiques sociales. D'une part ce système ne pouvait correctement fonctionner qu'appuyé sur une certaine stratification sociale que la saisie des problèmes actuels des oasis permet de mieux repérer. La société rurale traditionnelle reposait sur une hiérarchisation tant à l'extérieur de la famille que dans la famille. Le fonctionnement des « Khriga » nécessitait un entretien continuel des galeries. Ce travail était très dangereux : la main-d'œuvre préposée à ce travail devait être une main-d'œuvre facilement renouvelable, donc peu coûteuse, un homme de prix ne pouvant accepter pareille besogne : ainsi cette main-d'œuvre était-elle composée généralement de noirs, esclaves puis domestiques, ou à défaut, par les cadets des familles. De même pour l'entretien des drains. L'abandon actuel des drains et des foggaras est partiellement (1 ) lié à la disparition de cette main-d'œuvre par suite du développement de la pratique de l'émigration temporaire et de la restructuration sociale qui s'ensuit (P.R. Baduel, 1977). Ainsi est-on bien obligé de constater que le Mode de Production Domestique masquait un véritable système d'exploitation des cadets par les aines (voir P. Bourdieu, 1963, pour l'Algérie, et Meillassoux, 1975, pour l'Afrique Noire).

D'autre part pour que ce système fonctionne correctement, il fallait que se maintienne un assez fort consensus intra-communautaire. Mais les conflits d'eau existaient, et ce le plus souvent en relation avec la répartition spatiale des jardins autour de la (ou les) sources); la distance par rapport à la source a toujours été un atout considérable. En effet, compte tenu de la nature du réseau d'irrigation traditionnel qui est en terre, les pertes par infiltration sont d'autant plus importantes qu'on s'éloigne de la source, si bien que celui qui est en queue de seguia est économiquement défavorisé, puisque s'il reçoit le même temps d'eau que quiconque d'autre ayant les mêmes droits, il ne reçoit pas la même quantité; le coût d'irrigation de son jardin est le même que pour quelqu'un qui se trouve à proximité de la source, mais sa production est inférieure; par ailleurs, sans compter que les jardins en amont profitent indirectement sans paiement - du fait que les canaux principaux traversent leurs jardins - de l'eau d'irrigation d'un exploitant de jardin périphérique, à mesure qu'on approche de l'exutoire du drain et donc des limites de l'oasis, les terres sont plus salées. Ainsi y a-t-il une inégalité assez forte dans l'accès à l'eau du fait de la position plus ou moins centrale des jardins par rapport à la source (2). Le cas de conflit le plus intéressant de ce point de vue est celui des oasis de Gabès. Les populations qui ont aménagé l'espace irrigué par les eaux de l'oued Gabès ont connu depuis les temps les plus lointains des clivages groupaux directement liés à l'accessibilité à l'eau de l'oued. On divise les populations des oasis de Gabès entre le village de Chenini, et les quartiers gabésiens de Menzel et Jara. Les gens de Jara selon la légende seraient venus s'installer en « voisins » (voisin = « jar ») des gens de Menzel ; étant les derniers venus, ils se seraient établis en aval de l'oued par rapport aux gens de Menzel, en d'autres termes ils sont à l'origine des « métèques », étrangers situés à la périphérie, selon un phénomène courant d'aménagement social dans le sud tunisien. Mais la situation à l'aval des Jaréens devait entraîner en permanence la formation de conflits d'eau avec les Menzeliens : et ce d'autant plus que la privation ou les restrictions d'eau dont

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pouvaient souffrir les Jaréens ne pouvaient qu'accentuer la salinisation de terres déjà irriguées avec des eaux très fortement chargées en sel (résidu sec à Menzel 2,8 gr/ litre, résidu sec à Jara 4 gr/ litre et plus) du fait de l'absence de drain. Au total les Menzéliens (et Chéniniens) bénéficiaient de la meilleure part, des meilleures chances économiques : l'opposition entre Menzéliens et Jaréens recouvrait donc une hiérarchie économique que la situation dans l'espace permettait de saisir. Le conflit d'eau ne fut donc pas que « technique »; économique comme nous venons de le dire, il prit aussi une tournure politique. Lors de la formation des çoffs Ûigues) en Tunisie à l'occasion de là lutte pour la succession dynastique (xvme siècle), Menzel (et Chenini) adhéra au çoff Husseinîya-Youssef, Jara au çoff Bachîya-Cheddad (M. Kraiem, 1 976). Lors de l'établissement du Protectorat français, si Menzel résista jusqu'au bout, l'enthousiasme des jaréens au combat fut moins grand (A. Kassab, 1976). La rivalité entre les deux quartiers de Gabès reste encore aujourd'hui profonde, à tel point que le pouvoir municipal voit alternativement à sa tête (Raïs baladya) tantôt un Menzélien (ou Chéninien) tantôt un Jaréen. Ainsi, alors qu'aujourd'hui, du fait du développement considérable des secteurs secondaire et tertiaire, l'agriculture tient de moins en moins de place, la vie politique locale reste indélébilement informée par le « pouvoir de l'eau ».

1.2. - Eau et société djebalienne

En zone montagneuse, l'implantation et la survie de populations sont problématiques du fait de la faiblesse des disponibilités en eau; et ce tant au niveau de l'alimentation en eau des populations qu'au niveau de l'agriculture et de l'élevage car ici on ne rencontre ni source ni nappe phréatique.

Au niveau de Djebel, question de terre et question d'eau sont tout aussi cruciales, et interdépendantes. L'érosion, notamment hydrique, provoquerait un appauvrissement pédologique continu des flancs du Djebel, si les hommes depuis des siècles ne s'étaient évertués à contenir à leur profit les colluvions grâce à l'aménagement des versants montagneux en terrasses. Le procédé consiste à construire à la rencontre de deux revers un mur en pierre sèche appelé djesser qui piège les colluvions, fournissant ainsi une accumulation de terres fertiles (3). De nombreux djessour se succèdent selon les courbes de niveaux, quadrillant ainsi l'espace djebalien, comme l'illustre clairement la carte n° 2.

Chaque barrage est construit avec, au centre ou par côté, un déversoir. La raison de ce déversoir est double; une raison technique d'abord : il permet d'éviter la rupture du barrage par suite d'une trop forte pression des eaux dans les cas de pluies trop fortes ; une raison socio-juridique ensuite : le droit coutumier oblige chaque djessourien à construire ce déversoir, car il est interdit à un fellah d'accaparer à son seul profit les eaux pluviales, l'existence d'une succession de barrages en courbes de niveaux fait que tout djesser en aval doit avoir accès aux eaux de pluies qui dévalent les pentes. C'est grâce à l'ingéniosité de ce système de récupération et des terres et des eaux que dans ces zones une agriculture a été rendue possible; l'homme a su ainsi corriger partiellement la faiblesse des précipitations, puisqu'on estime que grâce aux

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106 A. et P. BADUEL

X^. Réseau hydrographique

''$ i Djesser Oued Piste V X

Carte n° 2 : Djebel Matmata Réseau hydrographique et djessour

(échelle: 1/25 000)

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LE POUVOIR DE L'EAU DANS LE SUD-TUNISIEN 107

djessour les ressources pluviales annuelles (Moyenne : 250 mm) sont multipliées par plus de trois.

Une étude récente (A.F. Baduel, 1977) permet de se faire une idée à la fois de la situation actuelle et du passé. Cette étude a porté sur un village du Nord des Matmata, Tamezret, 1453 habitants résidents (Recensement de 1975), dont 1112 agglomérés. Sur 1 00 chefs d'exploitation agricole interrogés, il n'y en avait aucun qui ait durant sa vie construit un seul djesser lui appartenant, 20 % seulement des 444 djessour recensés ont été construits par le père de l'actuel exploitant, tous les autres étant quasiment sans date. Preuve de la grande ancienneté du système de culture actuel, mais aussi de son non-renouvellement. La superficie agricole par exploitant est dans 1 7 % des cas inférieure à 1 ha, dans 72 % des cas inférieure à 3 hectares, dans un seul cas évaluée à 10 hectares. Telle quelle l'exploitation djessourienne est en moyenne supérieure à l'exploitation oasienne (dans plus de 60 % des cas inférieure à un demi hectare). Mais malgré cela inférieure à la fois du fait de la qualité et de la production : les djessour ne connaissent pas de forêt (ghaba) aussi développée que les oasis (seulement quelques oliviers, palmiers communs, figuiers); ils ne portent que quelques cultures au sol (vivrières, notamment céréalières), et les rendements de l'arboriculture djessourienne sont bien inférieurs à ceux de l'arboriculture oasienne : en zone irriguée un palmier peut produire annuellement suivant l'âge et la variété de 20 à 80 kilogrammes, en zone djessourienne seulement de 4 à 10 kg; un olivier de 15 à 60 kg contre 10 à 30 kg. Par ailleurs l'exploitation djessourienne est très morcellée et à la différence du morcellement oasien très dispersée compte tenu de la faiblesse des disponibilités en sols et eau : tel propriétaire possède une exploitation estimée à 1 ,5 hecatre composée de deux djessours, l'un situé à 2 km au Nord Ouest du village (Hmadi), l'autre à 12 km au Sud Ouest (Henchir OudeO; tel autre propriétaire possède 10 djessour tous situés en des endroits différents (Aznai, Igouna,...). Ainsi disponibilités en terres et en eaux conditionnent un type d'aménagement particulier de l'espace, et en même temps une agriculture irrémédiablement de subsistance.

Du point de vue approvisionnement en eau potable, la seule technique et la seule possibilité sur le djebel même est l'aménagement de citernes creusées à même la roche récupérant les eaux pluviales par aménagement d'un impluvium en amont. Pour la plupart, à Tamezret, ces citernes sont très anciennes : sur les 237 citernes recensées lors de l'enquête d' A. F. Baduel, 76 % sont antérieures à 1930, une seule ayant été construite depuis 1971. Généralement un exploitant possède plusieurs citernes, soit en propriété privée, soit en indivision avec d'autres membres de la famille. La possession de plusieurs citernes est d'autant plus importante que la disette d'eau n'est pas un phénomène rare dans le Sud : sur les 237 citernes recensées (dont 22 étaient hors d'usage par suite de destruction ou d'endommagement), seulement 3 % des citernes valides étaient encore pleines au mois d'avril 1977, 27 % ne disposaient plus que du quart, 35 % étaient déjà vides : et les pluies ne devaient pas venir avant l'été. Si aujourd'hui les autorités en pareille disette réapprovisionnent à l'aide de citernes mobiles les citernes des jebali en offrant des parts d'eau par famille, on peut imaginer combien souvent dans le passé a dû retenir ce cri de l'enfant que rapporte dans un témoignage sur la vie djebalienne un jeune instituteur lui-même djebali : « Père, mère, il n'y a plus d'eau... Qu'allons-nous faire ? » (M. Jemni, 1976).

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108 A. et P. BADUEL

Quand l'eau manque, tout manque, la vie vient à défaillir. Sans doute aujourd'hui y a -t-il les chantiers de l'Etat à proximité qui peuvent aider à vivre, et encore ! le même instituteur poursuit son témoignage : en fin de mois, le payeur du chantier de chômage monte au village, chaque chômeur secouru reçoit quelques bons de sucre, de farine, de semoule, quelque maigre argent; « l'oncle venait à peine de s'éloigner de la voiture qu'il fut rejoint par l'épicier. Celui-ci lui présenta un cahier couvert de chiffres et lui demanda de payer ses dettes. L'oncle voulut temporiser mais rien n'y fit, il dut payer. Tout son argent y passa, et même quelques bons de farine... le lendemain matin, l'oncle quitta le village. Il allait à Tunis. Il ne faisait que suivre... ceux qui l'avaient précédé » (M. Jemni, idem). Or cette cohorte de djebali vers les plaines et la capitale est un phénomène très ancien, puisque d'après D. Margray (1968) le phénomène existe déjà au xvme siècle. Cette migration n'est que temporaire : on part pour survivre ici, non pour aller s'installer ailleurs. Dans son enquête de 1977, A.F. Baduel a trouvé que 63 % des exploitants enquêtes sont d'anciens émigrés.

Ce dernier fait est très significatif : les djebali sont très attachés à leur petit pays. Mais cet attachement n'est pas que sentimental, il est lié à une situation socio- politique. Car les populations djebali sont d'origine berbère, certaines demeurant encore à ce jour berbérophones : c'est précisément le cas de Tamezret, mais également de villages voisins de Taoujoud et Zraoua, et des villages plus méridionaux de Chenini, de Tataouine et Douiret (4). L'attachement au pays, c'est l'attachement à ce particularisme ethno-culturel. Pour préserver sa personnalité, son « authenticité », une population peut consentir à vivre dans des zones particulièrement rudes, élevant ainsi une barrière physique entre elle et la population dominante environnante. Ici ce fut la capacité à valoriser au mieux une faible pluviométrie en l'absence d'autres ressources hydrauliques ainsi que les faibles ressources en terre qui a fait dans le passé la force de ces populations berbères face à la volonté d'assimilation arabe. L'ingéniosité dans l'aménagement de l'eau a donc été ici une ingéniosité d'abord ethno-politique.

1.3. - Eau et société agro-pastorale

En dehors des zones oasiennes et djebaliennes se trouvent d'immenses terres vouées en partie aux cultures pluviales et pour l'esentiel aux pâturages naturels. L'aménagement de cet espace agro-pastoral était généralement associé au genre de vie nomade ou semi-nomade. Ici encore nous allons essayer de voir comment base hydraulique et organisation sociale sont interdépendantes.

Dans ces zones à faible pluviométrie et à faibles ressources en eau souterraine (là où la nappe phréatique existe, il arrive, comme aux abords du Chott el Djerid, qu'elle soit quasiment inexploitable compte tenu de l'existence d'un trop fort degré de salure), l'agriculture n'est possible que dans des conditions bien définies. Généralement les cultures, notamment céréalières (jusqu'au début du XXe siècle orge surtout - voir L. Valensi, 1977 - , aujourd'hui blé), étaient entreprises soit en zone de thalwegs, soit en zone d'épandage des oueds (Bahira), soit dans des « garaa », légères dépressions retenant les eaux de ruissellement. Sur le piedmont des Djebels (Dahar, Tebaga ou Chareb) des butées de terre (tabia) sont élevées pour, selon le même principe que les

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LE POUVOIR DE L'EAU DANS LE SUD-TUNISIEN 109

djessour, à la fois retenir les eaux et les sédiments. Etant construits uniquement en terre prélevée sur place, ces ouvrages supposent un investissement assez léger, l'inconvénient étant qu'en cas de fortes pluies ils sont assez facilement emportés, mais leur faible coût de construction permet un réaménagement peu onéreux puisqu'essentiellement basé sur un capital-travail. Ainsi l'infrastructure de l'agriculture pluviale est ou inexistante ou de faible coût (en plus des tabia, on peut trouver aujourd'hui des protections en palmes ou des clôtures en fil de fer barbelé pour protéger les cultures des animaux). Ce qui est d'ailleurs une des conditions de l'efficacité économique d'une telle agriculture : là où la chance d'une bonne pluviométrie est faible, où l'on n'est pas sûr de pouvoir récupérer la mise en semence, se lancer dans des travaux d'infrastructure onéreux serait une aberration; à l'inverse, compte tenu du faible coût d'investissement, les rendements des bonnes années valorisaient considérablement les dépenses en infrastructure, il y avait donc là une rationalité économique certaine.

Les terres de labours et d'arboriculture en sec n'occupaient pas traditionnellement dans le Sud une superficie très considérable par rapport aux terres de parcours, et ce d'autant moins qu'on s'enfonçait davantage vers le Sahara. Globalement on peut donner les chiffres de grandeur suivants pour les cultures en irrigué, les cultures pluviables et les parcours (tableau n° 1) :

Tableau n° 1

Occupation du sol dans le sud tunisien

Sup. Totale (Ha)

Parcours

Cultures Pluviables

Cultures Irriguées

8

6

SUD (1962)

500 000

810 000

700 000

30 000

(a)

100%

80%

10%

0,3 %

2

1

Gouvernorat de GABESO971) (b)

900 000

894 500

39 000

11000

100 %

65 %

1,3 %

0,3 %

Sources : a) Le Houerou 1972) b) C.R.D.A. Gabès

Les chiffres sont approximatifs. Il est certain que quand on compare la superficie en irrigué du Gouvernorat de Gabès - gouvernorat du Sud à disposer des plus importantes superficies en périmètres irrigués - avec ce qui par soustraction est accordé au reste du Sud (c'est-à-dire le gouvernorat de Medenine) et ce en 1962 déjà, la superficie indiquée est trop forte. Quant au chiffre des cultures pluviales, il a le tort de figer une réalité très fluctuante, car si en année pluvieuse on assiste à une forte

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110 A. et P. BADUEL

extension des terres labourées, en année sèche il se produit au contraire une réduction considérable. Par ailleurs s'agissant toujours de ces cultures, il existe des régions où les cultures pluviales sont plus particulièrement développées, c'est le cas de la plaine littorale de la Djeffara et du territoire des Béni Zid qui couvre la Délégation d'El Hamma : ainsi à partir de la photo-interprétation a-t-il été démontré que 1 3 % des 80 000 ha de la zone d'El Hamma-Nord avait été mis en cultures pluviales en 1948, année d'ailleurs pluviométriquement peu favorable (U.N.E.S.C.O., 1977). Avec ces réserves, ces chiffres nous permettent cependant de nous faire une idée suffisante des dimensions de l'espace agro-pastoral par rapport notamment à l'irrigué.

Cependant l'importance de l'espace consacré aux parcours ne doit pas faire illusion, car dans ces régions arides les pâturages naturels ont une capacité de charge animale à l'hectare très faible. Cette capacité de charge varie selon la région (Tableau n°2):

Tableau n° 2

Charge théorique moyenne annuelle des parcours du sud-tunisien (5)

rr /-u ITrm Charge en Ha/ Moyenne pluv. Zone Charge en U.F./Ha TT ... „ Unite ovine annuelle

Gabès Medenine 76 5,2 180 mm Djerid Nefzaoua 12 ' 33,0 80 mm

Source : pour la charge animale/ hectare, Le Houerou 1973.

La production des parcours dépend moins de la masse annuelle des pluies que d'une bonne répartition annuelle de ces précipitations : pour que la végétation spontanée reprenne après la longue sécheresse estivale, il faut que la saison des pluies débute avant le premier novembre, sinon, à cause du froid, les pluies ne provoquent qu'une faible repousse des espèces spontanées; de plus il ne faut pas que la saison des pluies s'arrête avant le premier avril, les besoins en eau restant importants à cette époque de pleine croissance végétale. Or une année sur 5, le début de la saison des pluies se produit après le premier décembre, et la saison des pluies s'arrête avant le premier mars une année sur 2, 3 (Floret C. et Pontanier R. 1978), ce en zone côtière (station météorologique de Gabès). En zone saharienne les conditions pluviométriques sont plus sévères, les bonnes années plus rares. Il pleut en moyenne 16 jours/ an dans le Nefzaoua, contre le double (30 à 40 jours/ an) en zone littorale (Gabès). Au Nefzaoua l'année pluviométrique 1946-1947 n'a connu que 4 jours de pluies. Autant dire que la charge animale à l'hectare est très variable selon cette conjoncture pluviométrique : au Nefzaoua le troupeau d'ovins-caprins, après une forte croissance durant les années 1929-1946, atteignait en 1946, environ 75 000 têtes; d'un coup, à la suite de la grave sécheresse mentionnée de 1946-47, il chuta à environ 15 000 têtes (P. Moreau 1947, B. Sarel-Sternberg 1963). G. Prost (1954) pour les Matmata donne des chiffres approchants : de 1907 à 1944 le cheptel ovin était passé de 15 000 têtes à 25 000, il n'était plus en 1948 que de 1600 têtes; de même pour les caprins (de 20 000 à 40 000, puis

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3 700) et les camelins (de 2 500 à 2 600, puis 1300). On peut imaginer que compte tenu de ces aléas climatiques les populations ont dû inventer un système d'aménagement socio-économique de l'espace et sociologique de leurs groupes permettant de faire face au mieux à ces contraintes. Nous prendrons à titre d'exemple le cas de la tribu des Béni Zid d'El Hamma de Gabès (6).

Les Béni Zid constituent comme toutes les tribus maghrébines une société segmentaire. Le nombre de ses lignages est considérable (localement on emploie plus couramment le terme d'« arouch » que de « lahmat » pour désigner les lignages) : Ouled Naiel, Zouaida, Ouled Sbaïka, Ouled Ghok, Ouled Ghali, Adaouna, Matmat, Bogla, Ouled Amor... Ces différents lignages forment au total une tribu d'environ 35 000 individus. Pratiquement tout l'espace de la délégation d'El Hamma extérieur à l'oasis d'El Hamma est dominé par les Béni Zid O'oasis d'El Hamma étant détenue pour l'essentiel par les « beldi », c'est-à-dire les originaires du bourg, appelés Hammi). Tous ces lignages entretiennent à la fois une forme de solidarité (fort taux d'endoga- mie) et une concurrence certaine. Cette concurrence se traduit de deux manières : différence de position statutaire et différence d'assiette spatio-économique. Tous les lignages en effet n'occupent pas un même statut : certains lignages, peut-être agrégés tardivement aux Beni-Zid, comme les Ghayalif, les Djemaine et les Zmasma, occupent parmi les gens qui revendiquent une filiation Béni Zid une position plutôt inférieure; un proverbe local dit ainsi en particulier « on n'a jamais vu un Zmasma chevalier (farès) », or Béni Zid est synonyme de « fares ». Cette différence statutaire selon les lignages ne porte pas seulement sur la concurrence symbolique (honneur, prestige), elle recouvre et masque des rapports de force entre les groupes : le nombre d'une part fait la force, or l'importance démographique des différents lignages n'est pas la même; d'autre part, en liaison sans doute avec ce fait hérité du passé, l'assiette spatioéconomique des différents lignages est très inégale, certains lignages (notamment les Ouled Khalifa et aussi les Bogla) possèdent de très vastes terroirs lignagers. Un second clivage partage en gros les Béni Zid en deux territorialement, la ligne de partage étant la ligne des oasis El Hamma, Bechima et Ben Ghilouf: la plupart des lignages possèdent soit au Nord soit au Sud de cette ligne. Donc l'espace a bien été morcelle en autant de terroirs lignagers qu'il y a de lignages. On peut seulement noter que dans tous les cas, le finage fractionné est constitué en général d'une part de zones de piedmont (Tebaga ou Chareb), d'autre part de zones d'épandage des oueds, et enfin de zones impropres à des cultures mais de pâturages naturels aux abords de ces oueds dont la nappe d'inféro-flux est captée par de petits puits appelés « oglat ». Chaque terroir lignager est constitué autant que faire se peut de sols de qualité différente, aucun lignage ne possède de vaste finage concentré en une seule zone, car alors tel lignage eût pu accaparer à son seul profit les meilleures terres, réduisant les autres à la misère ou à la dépendance. Si nous prenons le cas des Ouled Khalifa, on constate que leur terroir est constitué : au nord du Djebel Tebaga, dans la Bahira, d'une zone de plaine légèrement inclinée vers le Chott (au nord) constituant de bons terrains à camélidés; au nord et au sud du même Djebel, d'une zone de piedmonts et plus au sud-est d'une zone d'épandage des oueds Merteba, El-Rhirane et Beni-Aïssa à la sortie des Monts nord du Djebel Matmata; cette zone forme une vaste cuvette drainant les eaux des Djebels et des glacis, constituée par des matériaux de texture sableuse à

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sablo-limoneuse d'origine alluviale, elle est utilisée en années pluvieuses aussi bien pour les parcours que pour les labours. Mais sur les deux versants du Djebel Tebaga, on trouve également d'autres lignages qui y ont un droit de jouissance : les Zmasma, les Ouled Amor, les Bogla, les Ghayalif, un certain nombre de petits lignages fixés autour de Sombat. Les Djemaine possèdent également un territoire sur le piedmont sud du Tebaga, mais encore en zone d'épandage de l'Oued Merteba et au Nord du Chott El Fedjedj sur la zone dite des « Ségui », riche zone céréalière et de parcours en années pluvieuses. La dispersion des finages lignagers est un fait qui permet de répartir avec une certaine équité les chances de profit des précipitations : une forte concentration du finage lignager eût limité la chance pluviométrique, alors que sa dispersion du Nord au Sud - plus de 70 km - et de l'Est à l'Ouest - plus de 60 km - du territoire Béni Zid accroît les chances qu'une des fractions (ou terroir) du finage lignager ait été arrosée.

On peut alors se demander si la segmentante de la société rurale maghrébine n'est pas liée en partie à l'impératif de l'eau, et ce plus encore en zone agropastorale - où le fait tribal était très pregnant - qu'en zone oasienne ou djebalienne. C'est Chelhod (1971) qui fait remarquer pour la Péninsule Arabique que les conditions de disponibilité en eau contraignent un groupement humain de type tribal à une certaine segmentante, car sur un même point d'eau il n'est point possible en zone désertique d'alimenter un groupe nombreux avec un cheptel nombreux : la dispersion d'un groupe nombreux était donc une contrainte. De plus la nécessité d'une exploitation très extensive d'un territoire était liée aussi à la faible capacité de charge animale à l'hectare. Au total le caractère extensif de l'économie pastorale commandait une organisation sociale de type segmentaire. A l'inverse, le caractère très dispersé du groupe supposait en cas d'agression de l'espace vital une forte solidarité de tribu : donc à la fois forte segmentation (par suite concurrence) et forte solidarité (d'où une endogamie très poussée).

Si de nos jours l'insécurité ne règne plus, si la solidarité de groupe n'est plus un impératif aussi grand, il reste que la dispersion de l'habitat (mobile ou permanent), en l'absence de ressources hydrauliques souterraines, demeure la règle en dehors des oasis. Seuls citernes (jnajems ou fosguia selon la dimension) et puits (plus rarement) permettent un habitat permanent ou très prolongé. Pour une citerne, la nécessité de conditions de terrains favorables au dessin d'un impluvium limite la densité de l'habitat sur une aire déterminée, compte tenu de la faiblesse de la pluviosité locale. La difficulté était contournée par l'adoption d'un système de polyrésidence (pièce en dur à El Hamma, ailleurs « mtaless » - construction en matériau local à demi-enfoncée dans la terre - tente ou « zriba » - construction en branchages - par zone de possession (oasis et terrains de parcours-labours), à chaque résidence étant associée généralement, en propriété individuelle, indivise, ou « arch », une citerne (plus rarement un puits). Suivant les chances pluviométriques de régions assez distantes, la famille se déplaçait de zone en zone et de résidence en résidence, à la suite pour l'essentiel de son troupeau. On peut enfin noter un mouvement de dispersion puis de concentration du groupe humain de nature saisonnière : en période pluviale, en gros de la fin de l'automne au début de l'été, les troupeaux sont dispersés, les disponibilités en eau pour la végétation, les animaux et les hommes étant généralement suffisantes à

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cette époque sur de grands espaces ; par contre avec l'arrivée de l'été, la raréfaction des disponibilités en eau sur les parcours et l'accroissement des besoins d'abreuvement des animaux (tous les 6 jours en hiver, tous les 2 jours en été) obligent les populations à se concentrer autour des points d'eau, notamment les oasis. Est-ce un hasard si le temps des fêtes est aussi celui de la concentration selon un schéma depuis longtemps retenu par les sociologues qui distinguent entre le temps profane (qui correspond au temps de dispersion) et le temps sacré (qui correspond au temps de la concentration), temps de la reconstitution des énergies collectives ? (R. Caillois, 1950).

C'est d'ailleurs un dernier rapport qu'on peut étudier entre base socio-économique et eau. Le nomadisme ou semi-nomadisme est une forme d'adaptation à des conditions climatiques peu clémentes, mais il faut remarquer que si aujourd'hui le nomadisme est considéré de façon péjorative comme une pure activité de cueillette, cela relève d'une modification des rapports de force entre l'éthos beldi et l'éthos bédoui. Car le statutairement inférieur d'hier n'était pas le nomade-pasteur, mais bien au contraire le sédentaire-agriculteur, qui le plus souvent était sous la domination du premier, maître de toutes les steppes environnantes contrôlant de ce fait tous les déplacements des sédentaires. Dans la société rurale traditionnelle, une hiérarchisation se faisait en fonction du type d'élevage pratiqué : tout en haut le nomade-chamelier, puis le nomade à troupeau mixte (camelins plus ovins-caprins), ensuite le semi- nomade éleveur d'ovins-caprins, et en bas l'agriculteur oasien. Cette classification se retrouve dans toute la société rurale du Sud tunisien. Ainsi pour la région d'El Hamma, si les Béni Zid étaient les plus nobles avec à l'intérieur du groupe déjà une hiérarchie que nous avons déjà notée, tout en bas se trouvaient les Hammi, originaires beldi de l'oasis d'El Hamma (même chose par exemple chez les Ouled Yagoub du Nefzaoua avec leurs Neggaga...). Or le choix d'un animal rustique comme le dromadaire capable de passer plusieurs jours sans boire était pour le nomade un véritable choix politique, à l'époque où naturellement il était encore le maître, car il donnait une grande autonomie de mouvement face à la volonté de contrôle d'un pouvoir extérieur (armées beylicales pour le prélèvement fiscal...). Ainsi face à une eau rare en zone steppique l'homme avait le choix ou de n'y point vivre ou de trouver un système d'exploitation des ressources qui n'étaient maigres que dans la mesure où l'espace était réduit mais qui pouvaient se révéler importantes dans la mesure où l'instrument de valorisation était un animal ayant une grande capacité de mobilité, le dromadaire : or on sait que le nomade tunisien (comme tout nomade, voir par exemple J. Chelhod 1971 pour le Levant) à la recherche de la végétation consécutivement aux pluies pouvait se déplacer dans la même année de Ghadames, à l'extrême pointe de la Tunisie actuelle, jusque dans la région du Nord de la Tunisie, vers ce qu'on nommait « friga », compte tenu d'accords multi-centenaires entre les tribus des différentes régions. Au total, le choix d'une utilisation de la terre même arable sous forme de parcours plutôt que de labours, un choix qui non seulement permettait une meilleure valorisation d'une végétation rare sur un espace réduit mais riche grâce à une grande mobilité du troupeau et du groupe social, était à la fois un choix économique rationnel (exploitation de potentialités végétales dispersées mais réelles) et un choix politique (autonomie du groupe vis à vis du pouvoir central, domination politique et économique des groupes sédentaires). Toute action de développement sur

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ces populations ne peut pas ne pas avoir de conséquences sur l'aménagement traditionnel, dans la mesure où on peut se demander si les structures sociales mises en place depuis des siècles ne persistent pas même longtemps après la disparition de leur infrastructure de départ, et donc à plus forte raison lorsque cette base n'a pas encore vraiment disparu, et n'est condamnée que sous l'effet de forces économiques et sociales étrangères au groupe lui-même.

2. - L'EAU, LEVIER DE TRANSFORMATION DE LA SOCIÉTÉ RURALE

Dès la fin du XIXe siècle, une politique hydraulique a été mise en place se dotant de moyens techniques de plus en plus importants et efficaces. L'ère des forages dans le Sud, qui commence à Zarzis en 1889, bat aujourd'hui son plein : il est à remarquer que la part des investissements destinés à l'hydraulique agricole par rapport au total des investissements agricoles est passée de 23 % dans le 4e plan à 44 % dans le 5 e plan en cours. Par ailleurs, d'autres travaux dits de conservation des Eaux et Sols sont menés. Quels sont les objectifs de cette politique ?

2.1. - Objectifs de la politique hydraulique

2.1.1. - Contrôler des Populations fluctuantes

Est-il besoin de rappeler que l'un des objectifs de base de la politique hydraulique tant à l'époque du Protectorat que depuis l'Indépendance (1956) a été la volonté de mieux contrôler des populations fluctuantes, essentiellement nomades, par le biais de leur fixation au sol grâce à la création de forages permettant la transformation du pasteur en arboriculteur; ainsi en fut-il dans les zones où l'existence d'eaux profondes permettait des forages, ce qui fut le cas sur les Marches Sahariennes pour les tribus Merazigues, Sabria, Adhara et Ghrib : depuis l'indépendance seulement sont ainsi nées les oasis de Ksar Khilane (Merazigues), El Faouar et Rejeb Maatoug (Ghrib).

2.1.2. - Réguler l'économie rurale

Créer de nouveaux périmètres irrigués est un moyen de réguler l'économie locale, notamment des populations agro-pastorales. Ainsi nous avons vu que la sécheresse en arrivait parfois à décimer le troupeau, acculant les pasteurs à la misère noire. Ceci n'est plus aujourd'hui supportable - compte tenu notamment des risques de troubles sociaux qui ne manqueraient pas de se produire du fait de l'inévitable afflux de ces populations vers les faubourgs urbains — ; le meilleur moyen d'éviter cette misère apparut donc de transformer le mode de vie de ces populations, l'eau de forage permettant l'espérance d'un revenu minimum à peu près garanti. Sans doute du fait de pluies intempestives (automne) en certaines années, et parfois du fait aussi

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de la conjoncture économique (concurrence d'autres pays, par exemple l'Algérie) la vente des produits de l'arboriculture (essentiellement les dattes deglat-nour) fluctue, mais malgré tout un minimum semble assuré. Dans certains cas, comme par exemple le Projet Chenchou (entre El Hamma et Gabès), on a créé un vaste périmètre fourrager (environ 280 ha, extension prévue) dont le but n'est pas en soi de fixer les nomades, mais de contribuer à la réussite d'un élevage sédentaire ou tout au plus transhumant, en permettant un approvisionnement à coût limité des troupeaux des agro-pasteurs en certaines périodes de soudure ou de disette (dans ce cas il s'agit de limiter l'abattage à vil prix du cheptel que pratiquent les pasteurs autant pour ne pas risquer de tout perdre que pour essayer, en limitant la charge, de sauver quelques têtes au lieu de les perdre toutes). Dans le cadre du Projet Oglat Merteba (Projet d'Aménagement des Parcours), différents forages ont été aussi entrepris qui ont permis sur une zone de 20 000 ha de créer deux périmètres irrigués purement fourragers (1 6 ha) : la luzerne est là aussi vendue à un prix dérisoire de façon que la pression animale sur les parcours surtout en période estivale ou de sécheresse soit allégée, évitant la désertification.

2.1.3. — Assurer les besoins d'une population en forte croissance

La politique des forages vise encore à tenter de faire face à la croissance des besoins du fait de la croissance démographique : compte tenu de la volonté de contrôler les populations nomades, l'élevage traditionnel sur ressources végétales spontanées est disqualifié comme moyen concourant au développement économique du Sud. Restait donc l'irrigué. De fait, la croissance des surfaces irriguées depuis un siècle a été considérable : pour le Nefzaoua de 1947 à 1975 les surfaces irriguées ont été multipliées par plus de deux, soit légèrement plus que le taux de croissance démographique dans le même laps de temps (P.R. Baduel, en cours). Seule l'eau permet jusqu'à maintenant des cultures rentables (cultures industrielles, palmier deglat-nour, fourrages). Dans le premier cas on estime qu'un hectare de deglat-nour procure en année moyenne un revenu de 1 200 DT, ce qui incontestablement mettrait le fellah sud-tunisien en bonne posture économique face aux autres catégories socio- économiques (7). Par ailleurs la culture de luzerne offre un triple avantage : a) elle enrichit le sol en azote; b) elle permet, par l'association culture-élevage, la constitution de stock de fumure organique dont souffrent les oasis (8); c) elle contribue enfin, par la valorisation des cultures sous forme de viande, à lutter contre le déclin de l'élevage dans la région. Ainsi donc le développement des disponibilités en eau d'exploitation concourrait efficacement à l'objectif national : atteindre dès 1981 à l'autosuffisance alimentaire, soit en permettant l'équilibre dans les échanges en produits agricoles, soit en comblant le déficit actuel en production animale.

2.1.4. - Soumettre l'usage de l'eau à l'impératif du rendement

Une politique hydraulique s'est trouvée enfin clairement énoncée par la dotation d'un instrument juridique récent et aux formulations nettes : le Code des Eaux (Loi n° 75-16 du 31 mars 1975). Cette loi abroge deux décrets anciens (24 mai 1920 et 5 avril

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116 A. et P. BADUEL

1933) qui réglementaient «la conservation et l'utilisation des Eaux du Domaine Public ». Désormais le Code des Eaux ne porte plus seulement sur l'ensemble du domaine public mais il s'étend au domaine privé : cela se traduit par le fait que le Code attribue au bénéfice de l'État la propriété éminente de l'eau, les anciens détenteurs des droits d'eau n'en ayant plus désormais que la jouissance (9) : on assiste donc à une sorte de nationalisation de l'eau. La raison de cette tendance est clairement exprimée : à terme plus ou moins bref sont annoncés « l'extinction totale de l'artésia- nisme et le tarissement des sources » (article 26), tout le problème est désormais de parvenir à une « économie de l'eau », il faut lutter contre « le gaspillage de l'eau » (articles 89, 91...). La loi vise donc, dans la conjoncture du développement de l'économie nationale, à organiser la rareté de l'eau. Cette rareté de l'eau se marque en particulier au niveau du rapport entre surfaces irriguées théoriques et surfaces irriguées de façon satisfaisante, car est fondamentale la notion de « déficits en eau » : ainsi par exemple au Nefzaoua le bilan de l'extension des périmètres irrigués est fallacieusement triomphant, car dans certaines oasis on a pu montrer (P.R. Baduel, en cours) que les superficies gagnées ne traduisent pas toujours un véritable progrès, le taux d'irrigation actuel faisant que la surface irrigable de façon satisfaisante n'est pas supérieure (et parfois moindre) à celle précédant les extensions ; ceci va d'ailleurs de soi du fait de la soif des oasis ; la multiplication des forages a entraîné une chute du débit de certaines sources, ainsi par exemple de tel forage à Douz dont le débit en 1947 était de 105,5 1/s et qui se retrouvait en 1974 avec un débit de 21,5 1/s, or le périmètre utile avait été initialement établi sur la base du premier débit... Toute la Presqu'île de Kebili à quelques rares exceptions près souffrait d'un grave manque d'eau, comme en témoigne le tableau ci-dessous.

Pour faire face à cette situation-ci des travaux très importants ont été menés, récemment inaugurés (mai 1979), il faut attendre pour voir les effets réels. Dès lors que des investissements considérables ont été ou seront encore faits pour faire face à ce problème, toute l'énergie de l'État est tournée vers la recherche du type de « valorisation maxima du m3 d'eau » expression très fréquente parcourant le Code des Eaux (articles 23, 24, 25 et 102). Avec cette dernière phase de la politique de l'eau, le mobile économique devient prioritaire par rapport à tout autre mobile, terme actuel d'un mouvement qui, parti d'un objectif plutôt politique (la sédentarisation ne s'imposait pas essentiellement pour des motifs économiques à cette époque), détermine désormais la stratégie de l'usage de l'eau par rapport à un objectif de nature plutôt économique : soumettre l'usage de l'eau à l'impératif du plus fort rendement compte tenu de la raréfaction relative de l'eau eu égard aux coûts plus élevés pour se la procurer et la croissance des besoins (population, type d'économie...).

2.1.5. - Multiplier les espaces agricoles au détriment des parcours : la politique des C.E.S.

L'État a entrepris une politique de Conservation des Eaux et Sols. Dans le cadre d'actions du P.A.M. (Projet Alimentaire Mondial), grâce à des subventions et à des prêts, une politique d'une part de sauvegarde des ouvrages existants et d'autre part de construction de Djessour ou de tabia a été systématiquement menée, multipliant de ce

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LE POUVOIR DE L'EAU DANS LE SUD-TUNISIEN 117

Tableau n° 3

Besoins en eau agricole, disponibilités et déficits dans la Presqu'île de Kebili (1975)

Groupe

<o ;a 3 cr

2 o ci à

Oasis

Bechri-Fatnassa Zaouiet Oum Somaa Bou Abdallah El Goléa Menschia Ziret Louichi Ouled Touati Ouled Zira

S/Total

Tombar Rabta Mansourah Tembib Telmine Djedida

S/Total

Total

soit par ha

Surface irriguée

(ha)

275 163 177 243 80 95 65 46 58

1 302

125 137 105 107 255 164

v 893

2 195

Quantité

disponible (1/s)

80 49 47 86 29 30 35 40 27

423

101 65 50 90

111 78

495

918

0,41

Besoins en eau (1/s)

220 130 142 194 64 76 52 37

126

1041

100 109 84 85

204 131

713

1754

0,80

Déficit

1/s

140 81 95

108 35 46 17

- 3 99

618

- 1 44 34 - 5 93 53

218

836

0,39

%

64 62 67 56 55 61 33 0

79

59

0 40 40 0

46 40

31

48

fait les constructions permanentes là où précédemment n'existait pas d'infrastructure. Le but de cette politique est double : 1 ) valoriser des terres dépourvues d'autres ressources que les eaux de ruissellement; 2) contribuer à la recharge des nappes souterraines au lieu que ces eaux s'en aillent vers la mer ou en zone endoréique; donc une manière de lutter contre la rareté. C'est assez récemment qu'on a pris conscience (10) des disponibilités considérables que représentent les eaux de ruissellement à

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118 A. et P. BADUEL

tel point qu'on s'est mis à calculer leur volume qui pour le Sud Tunisien est en définitive considérable jusqu 'en zone saharienne (11). Grâce à ces travaux de C.E.S., de nombreuses terres ont été gagnées pour les cultures, ainsi pour le seul gouvernorat de Gabès 7824 djessour représentant 2 808 ha ont été construits dans le cadre du Programme National, et de 1971 à 1977, dans le cadre des crédits FOSDA d'aménagement à l'Agriculture (décret n° 71-265 du 15/7/71 réglementant l'encouragement à la conservation des eaux et du sol), 2 770 autres hectares ont été soit restaurés, soit construits (M'hamed Hermes, 1978). Quand on sait que les plus grandes oasis de la région ne dépassaient pas 900 ha (Gabès), on peut comprendre combien ce gain en terre est considérable en zone aride.

2.2. - Conséquences socio-économiques

Naturellement cette politique de grande et petite hydraulique (1 2) ne peut pas ne pas avoir un certain nombre de conséquences sociales et économiques.

2.2.1. — L'eau et la transformation statutaire des terres

Cette politique d'irrigation et de multiplication des travaux de C.E.S. va de pair avec une transformation statutaire des terres. En effet traditionnellement la propriété éminente de la terre appartenait au groupe, tribu ou communauté villageoise. Cependant l'irrigation et/ ou la complantation d'une terre (ainsi sur des terres d'agriculture pluviale) permettaKenX à une famille de se faire octroyer par le groupe d'appartenance un droit de jouissance indéfinie. Mais ce droit de jouissance ne pouvait jamais par l'effet de la durée se transformer en droit de propriété; cela peut se voir en particulier au niveau des oasis anciennes du Nefzaoua où la quasi totalité des exploitations ne dispose à ce jour d'aucun droit de propriété en bonne et due forme alors que depuis de nombreuses générations le partage de la terre oasienne entre familles est acquise : assurée par la notoriété dans le groupe, la possession n'avait pas besoin d'être sanctionnée par un document. Jusqu'à ce jour, malgré l'incitation actuelle de la loi, peu d'exploitants oasiens ont fait immatriculer leur ancestrale terre de jouissance. Or selon la loi étatique toute nouvelle terre complantée sur laquelle nul ne peut faire opposition en vertu d'un acte établi en bonne et due forme est, passés 5 ans, réputée, après promulgation au Journal officiel, appartenir définitivement et légalement à son exploitant. Une loi de 1971 renforcée par une circulaire ministérielle de 1973 accentue la tendance à l'attribution privative des Terres réputées collectives : ainsi partout où cela est possible, soit généralement sur les zones de parcours où étaient pratiqués des labours réguliers ou occasionnels, la privatisation se poursuit à un rythme accéléré : 190 000 ha de terres collectives en 5 ans (données 1978) ont été attribués ou vont l'être sous peu pour le seul gouvernorat de Gabès; si l'ensemble de ces 190 000 ha est réellement mis en culture, on assistera à une multiplication par plus de 3 (1 3) des surfaces en cultures sèches dans ce même gouvernorat par rapport à 1971. Or la tendance à substituer un usage agricole de ces terres à leur ancien usage pastoral est évidente : dans une étude sur la zone Nord de la délégation d'El Hamma en territoire

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Beni-Zid, il est apparu sur photos-aériennes couvrant 80 000 ha, que les superficies en culture sont passées de 13 % de la surface totale en 1945 à 45 % en 1975 (UNESCO, 1977). L'État encourage la mutation de cette pratique économique de l'espace en favorisant une autre pratique sociale de l'espace : l'appropriation familiale de l'espace apparaît comme la condition d'une meilleure exploitation de terres que leur ancien statut condamnait à une sous-exploitation, à la fois du fait d'une économie archaïque (14) et d'une indivision trop grande entre ayants-droits. Au total il existe une volonté étatique de valoriser le capital « eaux de ruissellement » par l'agriculture là où précédemment la valorisation se faisait essentiellement par la production animale, à usage familial presque exclusivement, et cet objectif ne semble pouvoir être atteint, aux yeux des autorités, que grâce à la privatisation des Terres.

2.2.2. - L'eau et la transformation du Mode de Production

En modifiant le statut foncier de ces terres on touche au Mode de Production des Populations. En effet tant que la Terre était propriété collective avec ou sans jouissance familiale, le mode de production dominant était le mode de production lignager : les terres collectives à l'intérieur d'une même tribu ou communauté villageoise étaient soit annuellement (cas de Merazigues, voir Boris 1951), soit de façon indéfinie (cas de Beni-Zid) réparties entre les lignages, puis par grandes familles à l'intérieur de chaque lignage. Pour l'exploitation, l'entraide à l'intérieur du lignage était de rigueur. Avec le développement des nouvelles cultures irriguées, la main-d'œuvre est fournie presque exclusivement par la famille restreinte (avec développement de la main-d'œuvre salariée pour les exploitants qui en ont les moyens), parce que la propriété est individuelle, l'accès à certains Crédits Agricoles (par exemple FOSDA pour les djessour) étant conditionné par l'absence d'indivision entre plusieurs ayants- droits. L'État considère en effet que tant qu'il y a indivision, il ne peut y avoir que sous-exploitation des terres car la multiplicité des ayants-droits ne peut inciter aucun de ceux-ci à entreprendre des travaux de création ou d'amélioration de l'infrastructure de crainte que la valeur ajoutée au terrain du fait de l'entreprise d'un seul ne soit à terme revendiquée par tous les autres ayants-droits. Il faut donc que disparaisse la cellule économique agnatique ou lignagère, et qu'au contraire émerge le Mode de Production Domestique (Sahlins, 1 976); on assiste donc à une « paysannisation » de la société rurale au sens où l'entend H. Mendras (1976). Le rapport du groupe à son territoire changeant, c'est le rapport du groupe à lui-même qui change : d'une «République des cousins» (G. Tillion) on passe à une république de citoyens- producteurs concurrents et désarmés.

2.2.3. L'eau, facteur de dépendance de la société rurale

Désarmés, les groupes le sont à différents niveaux : au niveau juridique, au niveau technique, au niveau financier, au niveau institutionnel.

Au niveau juridique d'abord.

Une anecdote peut illustrer simplement la chose. En 1977 (cf. A.F. Baduel) à Ghannouche (oasis littorale), les agriculteurs manquant d'eau (tarissement d'un fo-

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120 A. et P. BADUEL

rage), décident de faire eux-mêmes un forage au Nord de la palmeraie en une zone de bonnes terres. Usant de moyens rudimentaires (rail de récupération...), ils réussissent leur sondage. Mais les services administratifs concernés ne l'entendent point ainsi, car les agriculteurs sont doublement en infraction: a) pour avoir, contre l'avis des autorités, étendu le périmètre irrigué (motif de refus du forage par l'État), b) pour avoir foré à plus de 50 mètres, niveau à partir duquel l'État s'est octroyé un monopole d'exploitation. Ainsi ni en surface (extension) ni en profondeur, les agriculteurs ne sont plus maîtres de leur territoire.

Au niveau technique ensuite.

Si pareille débrouillardise des Ghannouchi a été remarquable, elle n'est ni générale ni généralisable. Car selon la nature des terrains, les problèmes techniques sont plus ou moins complexes et pratiquement la plupart du temps la solution est entre les mains de techniciens hautement qualifiés et fortement outillés, et ce d'autant plus que le forage est plus profond, ce qui est notamment le cas lorsqu'on passe de la nappe du Complexe Terminal, sur laquelle ont été prélevées jusqu'à maintenant les eaux de forage, à la nappe du Continental Intercalaire ( + 1 000 m). Notons par ailleurs que les fellahs en auraient-ils les moyens, ils se verraient contraints, sous peine de salinisation trop forte (aussi bien en zone littorale pour la nappe de la Djeffara qu'en zone continentale pour la nappe du Complexe Terminal) de l'eau, de s'interdire de nouveaux forages.

Sur le plan financier. Compte tenu du coût de plus en plus élevé des opérations de forage en grande

profondeur, la capacité d'épargne d'une population qui en est seulement au niveau de la suffisance alimentaire - pour une grande part grâce aux apports extérieurs de l'émigration temporaire à l'étranger - ne peut suffire à alimenter le fonds d'investissement : sans doute une part de l'épargne des émigrés peut aller à l'amélioration de l'approvisionnement en eau (forages) et de la distribution (canaux en dur), mais seule l'intervention de l'État peut rendre possible la réalisation des forages en fournissant des prêts aux fellahs. Ce faisant le fellah se soumet à des contraintes non seulement de remboursement, mais également institutionnelles et de production.

En effet la société rurale s'est vue progressivement corsetée par diverses instances administratives ou para-administratives : A.I.C., G.I.H., syndicats ou offices. Les A.I.C., ou Associations d'Intérêts Collectifs, furent instituées par un décret du 5 août 1933, sur le modèle de la 1 re association d'irrigants créée à Zarzis le 28 septembre 1895 à l'occasion de la mise en eau du tout premier forage artésien datant de 1889. Le décret de 1933 précise: «Font partie de l'Association tous les propriétaires ou détenteurs d'immeubles dans la région de ... situés à l'intérieur du périmètre défini par le plan parcellaire annexé au présent décret et intéressés à un titre quelconque par les travaux à la charge de l'Association. La qualité d'Associé ainsi que les obligations qui dérivent de la formation de l'Association sont attachées aux immeubles légalement reconnus et non à la personne du propriétaire ou détenteur ». Par décret du 30 juillet 1 946 un organe de tutelle des A.I.C. est créé dont la composition et les attributions ont été renouvelées dans les termes suivants par le Récent Code des Eaux : « Le

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LE POUVOIR DE L'EAU DANS LE SUD-TUNISIEN 121

Conseil d'Administration du G.I.H. (Groupement d'Intérêt Hydraulique) se compose des personnalités les plus éminentes du gouvernorat: outre le Gouverneur, des représentants élevés du Parti Destourien, des représentants de l'Union Nationale des Agriculteurs, des représentants des divers services du Commissariat Régional au Développement Agricole (C.R.D.A.) et services affiliés, des représentants des finances et enfin de la Santé Publique.

Cet organe consultatif a pour mission : - de présenter les suggestions touchant les utilisations d'Intérêt Général du Domaine

Public Hydraulique situées dans la zone d'action; - d'émettre un avis sur les projets d'aménagement et de répartition des eaux

intéressant le Gouvernorat; - de contrôler les Associations de propriétaires et usagers par l'exploitation des eaux

dans le Gouvernorat » (article 153). Au niveau de chaque A.I.C., le nom des adhérents est consigné dans un

document appelé « Rôle » qui porte la mention de la surface de la parcelle et du montant annuel de la cotisation à verser en conséquence à l'Association. Les rôles sont théoriquement remis à jour chaque année, les associés ayant l'obligation de signaler à l'A.I.C. toute transaction foncière effectuée sur son territoire. Ainsi à l'occasion de la formation des A.I.C. voit-on s'établir sur les agriculteurs un contrôle étatique plus étroit de leur assiette foncière, les Rôles des A.I.C. constituant une première forme de cadastration. Et le nombre des A.I.C. n'a pas cessé de croître : pour le seul gouvernorat de Gabès(16), le nombre des A.I.C. est passé de 46 en 1972 à 72 en 1974, couvrant alors 74 % de l'ensemble des périmètres irrigués de ce gouvernorat. A terme d'ailleurs l'ensemble des périmètres irrigués (17), comme déjà une partie de l'oasis de Gabès, jusqu'alors soumise seulement à un syndicat des irrigants, mais dont l'irrigation ne pouvait plus se faire à partir de l'oued par suite de baisse du débit des sources. Ainsi la soif des oasis les condamne à recourir à l'intervention de l'État et à abandonner l'autogestion de l'eau pour une nouvelle gestion semi-administrative.

A la limite les groupes peuvent être complètement dépossédés de la gestion, qui peut être confiée à un organisme proprement vendeur d'eau. Tel est le cas de l'O.M.V.V.M. (Office de Mise en Valeur de la Vallée de la Medjerda)(18).

Dans certaines oasis, en effet, qui il n'y a pas si longtemps encore étaient irriguées à partir de sources ou par foggaras (ainsi par exemple au Nefzaoua des oasis de Menschia, Ziret Louichi, Gléaa, Bouabdallah), l'accès à l'eau se fait désormais dans un cadre purement commercial, l'Office vendant à l'agriculteur le volume d'eau qu'il désire ou qu'il peut payer car, dans ce système, le service de l'eau se paye avant consommation, avec toutes les conséquences que cela peut avoir d'une part pour le fellah et le taux d'exploitation des terres (qui ne peut payer comptant n'exploite pas, ou bien part - lui ou un fils - en émigration pour en partie pouvoir payer l'eau d'irrigation, solution qui, de toute façon, contribue à un relatif abandon des terres, a) du fait d'une diminution de la main-d'œuvre disponible, b) du fait d'une moindre dépendance de la famille à l'égard de l'agriculture), d'autre part du point de vue de l'économie de l'eau (l'eau étant ainsi livrée à la demande, certaines propriétés morcelées reçoivent toute leur eau en même temps, ou bien en fonction de l'absentéisme - émigration, emploi urbain - l'eau peut commencer par aller irriguer une parcelle à

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122 A. et P. BADUEL

l'extrémité du périmètre la plus éloignée du forage si c'est un propriétaire de ce secteur éloigné du point d'eau qui l'a demandé le premier : or on sait que plus la distance de la parcelle au point de forage est grande plus les pertes par infiltration - et evaporation - sont considérables...). Ainsi au total par le biais de la création d'Offices de commercialisation de l'eau agricole (la chose est déjà en place en zone urbaine, et dans de nombreux villages aussi maintenant, pour l'eau potable par le biais de la SONEDE, Société Nationale d'Exploitation des Eaux), l'eau deviendra monopole de Sociétés para-étatiques, enrégimentant l'ensemble de l'économie rurale à l'économie de marché et ses impératifs.

2.2.4. — L'eau et la transformation des Productions

Désormais l'eau est devenue un intrant comme un autre dans la production agricole : ou bien on produit l'eau collectivement (forages d'A.I.C.) ou individuellement (puits de surface, là ou existe une nappe phréatique), ou bien on achète l'eau (offices), cette situation-ci devant être à terme la situation générale (hors les producteurs exploitant leur terre par puits de surface, nombreux en zone littorale notamment). L'eau n'est plus un don du ciel, limité sans doute mais quasiment gratuit, l'eau est un produit onéreux. La conséquence de cette évolution du rapport du fellah et des groupes à l'eau est l'entrée en ligne de compte d'une notion d'économie moderne : la rentabilité.

De fait la question de la rentabilité se pose dès le moment où il est assuré que le coût de la production de l'eau ira croissant. Le tableau suivant peut nous donner une idée de cette évolution prévisible du coût de l'eau à la sortie du forage, c'est-à-dire hors des coûts d'aménagement du réseau d'irrigation - nécessité d'installer un réseau en dur de façon à lutter contre l'infiltration (1 9), ou des réseaux d'irrigation au goutte à goutte - et du réseau de drainage, sans parler de leur entretien :

Tableau n° 4

Evolution des coûts de l'eau dans le Sud-Tunisien (en millimes/m3) '

^s^Région

1981

1986

2000 Accroisse

ment 1981-2000

«)

Djérid

9,4

9,6

10,3

+ 0,9

+ 9,5 %

Nefzaoua

1,9

2,5

4,6

+ 2,7

+ 142%

Gabès

2,7

4,8

8

+ 5,3

196%

El Hamma

7,4

10

11,5

+ 4,1

55 %

Mareth

2

4

7,3

+ 5,3

265 %

Medenine Zarzis

1,5

2

2,5

+ 1

66 %

{Source : Schéma directeur des Eaux du Sud, Note n° 5, 1975).

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LE POUVOIR DE L'EAU DANS LE SUD-TUNISIEN 123

Laissons pour le moment la question de l'inégal accroissement régional du coût de l'eau, pour poser la question de savoir ce qui sera fait de cette eau : l'emploiera- t-on à maintenir des cultures d'autosubsistance ? Leur coût de revient serait de plus en plus élevé, ce qui en l'état actuel des cultures pratiquées n'assurerait plus l'autosubsis- tance, entrainerait des abandons considérables, puisque l'investissement en eau ne serait pas rentabilisé par les productions. Aussi le problème auquel ont à faire face les décideurs et par voie de conséquence les utilisateurs (fellahs) est celui qu'énonce clairement le Code des Eaux : comment « valoriser au maximum le m3 d'eau » ? Un moyen de lutter contre la rareté de l'eau, c'est de promouvoir de nouvelles cultures très rentables destinées à la commercialisation et non plus à l'autoconsommation : cultures de dattes deglat-nour, cultures industrielles (tabac, henné...) mais aussi cultures fourragères (permettant d'assumer la politique de sédentarisation, de rationalisation de l'usage des parcours - voir P.R. Baduel, 1979 - en reprenant l'élevage à partir de l'irrigué, de lutter contre les périodes de disette et donc de régulation du marché de la viande, et enfin d'approvisionnement de l'industrie agro-alimentaire type Chenchou : le périmètre irrigué prévu à Bourzine-Djemna - 1 00 ha - répétera le périmètre de Chenchou et contribuera à alimenter l'usine qui vient d'y être inaugurée - mai 1979 -). Pour ce qui est du Nefzaoua en particulier il est important de constater que, d'après nos enquêtes, certaines oasis notamment de la Presqu'île de Kebili comptent une majorité de palmiers communs à usage d'autoconsommation (dans le passé particulièrement destinés au troc avec d'autres régions) : les travaux d'aménagement hydraulique à partir des forages de Guettaia condamnent les agriculteurs à une transformation des cultures au profit du palmier deglat-nour sous peine d'asphyxie économique. Pareille « reconversion » de palmeraies achèvera de faire passer les agriculteurs d'une économie d'autosubsistance résistante à une agriculture de marché, avec tous les changements notamment dans les pratiques alimentaires que cela ne manquera pas d'entraîner. L'eau achèvera ce que l'introduction du palmier deglat-nour au Nefzaoua avait entamé : la « nationalisation » de l'économie de la région, c'est-à-dire l'assujettissement des producteurs-consommateurs régionaux à des impératifs nationaux déterminés par la classe dirigeante. Ainsi l'eau n'est-elle pas un agent « neutre » de la mise en valeur du Sud, la politique nationale de l'eau vise à transformer l'économie méridionale et la société qui s'y arcboutait tant pour en vivre que pour se préserver de l'extérieur. Le développement n'est pas pensé en termes d'acquisition d'un niveau d'autosuffisance satisfaisante pour les populations du Sud, du moins dans un premier temps, mais en termes uniquement d'économie marchande : multiplier la masse des intrants - dont l'eau - pour vendre cher et vivre mieux (à condition que le prélèvement opéré par les intermédiaires des circuits de commercialisation ne laissent pas le travail des fellahs à peu près aussi mal rémunéré que par le passé...). Comment les fellahs méridionaux pourraient-ils multiplier la masse des intrants pour leurs cultures quand ils ne sont même pas au niveau de l'autosuffisance économique ? La question à la limite ne se pose pas : l'émigration à l'étranger est là qui masque le problème, signe évident de prolétarisation de la région mais en même temps moyen d'accumulation d'un petit capital pour les uns et qui permettent les restructurations régionales et le passage à l'économie marchande généralisé (P.R. Baduel, 1978).

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124 A. et P. BADUEL

2.3. - Problèmes de la politique hydraulique

Toutes ces transformations liées au problème de l'eau ne vont pas sans poser des problèmes plus ou moins conséquents.

2.3.1. - Problèmes de gestion

II est certain que le système des A.I.C. présente l'avantage sur les Offices de faire participer plus ou moins fortement les irrigants à la gestion locale de l'eau, d'en appeler aussi aux énergies des groupes, ou de proportionner l'effort aux possibilités des groupes. Mais dans la majorité des cas, les A.I.C. fonctionnent mal. La raison essentielle de ce mauvais fonctionnement vient de ce que le système de contrôle que les A.I.C. instaurent colle assez mal à la réalité sociale de la propriété oasienne. Celle-ci est en effet infiniment complexe, le taux d'indivision des terres est considérable dans toutes les oasis, et l'état d'indivision est souvent extrême, parfois jusqu'à plusieurs dizaines d'ayants-droits de niveaux de parenté différents (parfois sans parenté quand il s'agit d'une exploitation à mogharsa (20)) pour quelques ares : dans ces cas qui payera les cotisations à l'A.I.C. ? selon quelle quote-part ? Sera-ce l'exploitant direct? Mais celui-ci le plus souvent partage les fruits de la terre avec les autres ayants-droits, alors... Il ne s'agit pas à proprement parler de mauvaise volonté, mais d'inadéquation entre le système de gestion de l'eau et le système social d'appropriation des terres. Résultat : souvent des parcelles sont laissées incultes (hors les palmiers dattiers en zone de dattiers d'exportation) faute d'eau, que par suite de défaut de paiement de la cotisation à l'A.I.C. celle-ci ne délivre plus; ceci vaut évidemment de la même manière quand il s'agit d'Offices. Dans d'autres cas l'.A.I.C. fonctionne mal pour des raisons techniques: ainsi par exemple de tel ou tel forage (en 1979 par exemple le forage à refroidisseur du nouveau périmètre de Ben Ghilouf, précédemment même problème à Bechima) tombé en panne (conduites bouchées) ; mécontents, les fellahs refusent de continuer à verser leur cotisation à l'A.I.C. qui a pourtant à faire face aux obligations de remboursement des prêts consentis par l'Etat au départ. Quant à l'Office, sous tutelle du Ministère de l'Agriculture mais ayant la personnalité budgétaire, pour faire face aux exigences d'une bonne gestion, il a tendance à augmenter le prix de l'eau, que le pouvoir politico-administratif n'a pas les moyens d'indéfiniment reporter de crainte de mettre en péril l'Office lui-même.

2.3.2. - L'eau, Instrument de sélection socio-économique

Comme permettait déjà de le pressentir le tableau n° 4, il existe une inégalité des fellahs devant l'eau dont le prix de revient varie d'une région à l'autre, et dont le coût à l'avenir sera encore plus discriminatoire qu'aujourd'hui : le fellah djeridien paye en moyenne l'eau très cher (9,4 millimes au m3) alors que le fellah nefzaouan, pour des cultures tout aussi rentables, la paye cinq fois moins; à l'inverse le fellah d'El Hamma paye en moyenne l'eau très cher (7,4 millimes/ m3) alors qu'en dehors de la luzerne il ne dispose pas de cultures comparables à la culture du palmier dattier deglat-nour. Et en l'an 2000 le fellah d'El Hamma payera l'eau plus cher que le fellah Djeridien ; plus

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LE POUVOIR DE L'EAU DANS LE SUD-TUNISIEN 125

de deux fois le prix du fellah nefzaouan. Il existe donc bien une inégalité régionale très forte.

Si de la dimension globale nous passons à la comparaison des prix de l'eau dans le cadre des institutions et par rapport aux oasis, nous ne pourrons là encore que constater de fortes distorsions. Le prix de l'eau est fixé officiellement à 3 millimes le m3 : en fait pour le fellah le prix réel est beaucoup plus élevé. Si nous prenons des oasis dans lesquelles l'O.M.V.V.M. assure la gestion et la commercialisation de l'eau, nous constatons que l'eau est vendue ici (Metouia) à 3 millimes/ m3, là (Ziret Louichi) à 8 millimes/ m3. Au niveau des oasis disposant d'une (ou plusieurs) A.I.C., le prix de l'eau pour le gouvernorat de Gabès varie de 1 à 7 : analysant les budgets de A.I.C. de ce gouvernorat, A.F. Baduel (1977) a montré que le fellah, qui né cherche pas à savoir quel est le prix théorique (ou officiel) mais qui ne connait que le prix réel qu'il paie et à partir duquel il peut dégager son revenu réel, a payé la même année (1975) en cotisation à l'A.I.C. moins de 10 Dinars/ ha dans une oasis comme Mareth et plus de 70 Dinars/ ha dans une oasis comme Douz-El-Hassay; qui plus est, dans la même oasis de Mareth découpée en plusieurs secteurs selon les forages de rattachement, certains secteurs payent effectivement moins de 10 Dinars/ hectare, alors que tel autre secteur paye plus de 30 Dinars/ hectare. Ainsi pour le seul gouvernorat de Gabès les cotisations aux A.I.C, qui équivalent pour le fellah au prix de l'eau nécessaire à sa production - sans compter en plus la mise de départ - fluctuent de 1 à 3 dans la région d'El Hamma, de 1 à 5 en zone littorale et de 1 à 7 en zone saharienne. La variabilité du prix de l'eau dépend des investissements consentis par chaque A.I.C. concourant à une meilleure valorisation de terres assoiffées, à la mise en place d'un réseau d'irrigation moderne et à l'entretien de l'ensemble irrigation-drainage ; il n'empêche que les fellahs d'une même région se trouvent à un même moment donné les uns par rapport aux autres dans des conditions inégales face au marché immédiat des produits de la terre, ceux dont la cotisation est élevée ne pouvant, compte tenu de la libre concurrence, répercuter leur coût de production sur le prix de vente. Loi normale de l'investissement dira-t-on ; sans doute, mais il ne faut pas oublier que nous sommes ici en une zone où la production agricole n'assure pas toujours la satisfaction des besoins minima des populations. Sans doute avec le temps, les crédits seront-ils remboursés, les cotisations diminueront 4en conséquence, les bénéfices s'accroîtront: mais d'ici là il faut pouvoir survivre (d'où l'émigration temporaire à l'étranger). Mais la créance éteinte, le forage ne sera-t-il pas à reprendre par suite ou de tarissement ou de baisse du débit ? ou tout simplement, selon la logique actuelle, ne verra-t-on pas alors se substituer un Office à l'A.I.C. ? La sélection sociale se poursuivra, mais il n'y aura sans doute plus l'émigration pour la tempérer, il y aura l'exode rural des moins performants, des plus démunis...

2.3.3. - Disponibilités en eau potable et disponibilités en eau agricole: croissance des distorsions en zone traditionnellement agro-pastorale

II faut par ailleurs noter que le rural de plus en plus aura à payer, outre l'eau d'irrigation, l'eau d'alimentation humaine. Depuis quelques années, dans le cadre de la politique de « Développement Rural » (à partir de 1 972), de nombreux villages voient

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126 A. et P. BADUEL

arriver à domicile l'eau potable. Le phénomène pose un problème particulier quand on a affaire non pas à des oasis mais à des villages ou de sédentarisation (type Bir Lahmar près de Médenine, Chahbania près de Ben Gardanne) ou de regroupement en plaine de groupes djebaliens (type 'nouveau village de Béni Aissa) : à savoir la distorsion qui existe désormais entre les disponibilités en eau potable (SONEDE) et celles en eau agricole. Le principe de la sédentarisation jusqu'à ce jour a été la villageisation des populations semi-nomades : d'où ces agglomérations rurales champignons aux constructions bien ordonnées ramassées les unes sur les autres. Or il est remarquable que dans ces zones d'agriculture pluviale et d'élevage traditionnel, ce nouveau type d'habitat ne semble pas avoir eu de succès : tant que l'allocataire reste agro-pasteur, il arrive souvent qu'il transforme la construction villageoise en grenier ou en habitat temporaire à proximité du petit centre commercial qui s'organise. La raison de ce semi-échec est simple : si l'agro-pasteur (ou le djessourien pour les villages matmatiens) peut désormais trouver de l'eau potable sans difficulté, la condition d'exploitation n'a pas changé, les cultures et l'élevage restent soumis aux aléas climatiques, la dispersion de l'exploitation pour une meilleure valorisation de précipitations rares reste la condition première de son activité professionnelle. Au total la villageisation, c'est en quelque sorte pour l'agro-pasteur l'éloignement de son terrain de travail, une manière de rendre plus mal-commode celui-ci. Ce qui donc est « rationnel » pour l'Etat (concentration de l'habitat qui permet de faire des économies dans la mise en place de l'infrastructure de base : école, dispensaire, eau, électricité..) ne l'est pas en fonction du système de production obligé de l'agro-pasteur, voilà une des causes majeures de l'échec relatif de la politique d'habitat rural en zone d'agriculture pluviable et/ ou d'élevage traditionnel.

3. - LA CONCURRENCE DES SECTEURS ÉCONOMIQUES POUR L'EAU

L'eau est également l'enjeu d'une lutte centre les différents secteurs économiques, dans la zone de Gabès entre l'agriculture, l'industrie et la ville, dans la zone de Djerba- Zarzis entre l'agriculture, le tourisme et la ville. Cette lutte entre secteurs se marque par des cas très concrets : par suite de la croissance de la demande industrielle de Gabès, on a assisté à l'assèchement de certains puits des oasis périphériques de Ghannouche et Teboulbou, le débit des sources de l'oued Gabès a lui-même diminué, exigeant dans certains secteurs de Chenini deux forages (Sidi Daoud et Sidi Abdelda- har) dont le débit fut à peu de chose près équivalent à la réduction consécutive à l'ouverture de ces mêmes forages, témoignant ainsi de la limite atteinte dans les prélèvements sur la Nappe de la Djeffara Nord. D'où l'exigence de trouver de nouvelles ressources. LU.N.E.S.C.O. avait effectué dès 1967 des recherches hydrogéologiques (Projet Eress) pour le compte des gouvernements algérien et tunisien. C'est à partir de ces résultats et de quelques autres (notamment A. Mekrazi 1975, A. Mamou, 1978) que fut élaboré le Plan Directeur des Eaux du Sud. Au Djerid et au

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LE POUVOIR DE L'EAU DANS LE SUD-TUNISIEN 127

Nefzaoua la nappe du Complexe Terminal suffira juste aux besoins locaux. En zone littorale par contre trois possibilités ont été envisagées que résume le tableau suivant :

Tableau n° 5

Secteurs économiques et sources d'approvisionnement en eau en zone littorale en l'an 2000

Quantités disponibles .

Besoins de l'agriculture

Besoins industriels-

Besoins urbains

Nappe de la Djeffara

3400 1/s

3300 1/s

-

-

Nappe du Continental Intercalaire

+ 1000 1/s

-

1200 1/s

-

Dessalement de l'eau de mer

-

-

700 1/s

Plusieurs remarques s'imposent. Si nous essayons de raisonner à partir de ce tableau, nous constatons que théoriquement la nappe de la Djeffara suffira aux besoins de l'agriculture littorale. Cela signifie que, par rapport aux besoins actuels des périmètres irrigués de la zone littorale, les disponibilités théoriques de la nappe exploitée suffisent, mais cela sous-entend qu'en tout état de cause toute tentative d'extension des périmètres actuels est condamnée, que l'effort agricole dans ces zones doit porter non pas sur la mise en valeur de nouvelles terres, mais sur le développement de nouvelles techniques de production (notamment cultures sous serres) permettant une meilleure valorisation des périmètres actuels, donc une meilleure économie de l'eau. Or la modernisation de cette agriculture sera démobilisatrice en hommes, du fait de l'accroissement des imputs auquels le petit fellah sera inévitablement condamné, si bien qu'il est clair que le développement du littoral méridional, dans la mesure où il vise à lutter contre l'exode, ne repose pas dans ses grandes lignes sur le développement de l'agriculture.

Si nous passons du littoral en zone semi-continentale (zone de la délégation d'El Hamma), la chose est encore plus manifeste, mais de façon plus contradictoire : dans cette zone, certaines oasis comme Bouattouche ou El Hamma-Ksar se trouvent dans un état d'abandon total faute d'eau : à Bouattouche les agriculteurs vont jusqu'à se partager des droits d'eau sur les eaux de drainage... Le problème est ici compliqué par le fait que l'eau jaillit à une température très élevée (+ 60° à El Arbaiet, Bechima,

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+ 30° encore à Chenchou) ce qui nécessite la construction de refroidisseurs, quand ce ne sont pas les conduits qui cèdent par suite de corrosion, si bien que même après refroidissement relatif certaines cultures ne résistent pas encore à la chaleur. Or dans cette région on ne peut pratiquer, en dehors de la luzerne, de cultures aussi rentables qu'au Nefzaoua (phoeniciculture) ou en zone littorale (pour le henné). Dans cette zone on envisage bien des forages, mais ni à son profit ni au profit de l'agriculture : les forages du Chott el Fedjedj capteront la nappe du Continental Intercalaire entre 600 et 1 000 mètres, et les eaux seront amenées sur 50 km jusqu'aux usines chimiques de Gabès. Il y a là un choix de développement et de développement par l'industrie, car dans cette même zone il existe un projet de développement agricole sur 80 000 ha (plaine de Zougrata), mais basé sur la valorisation des eaux de ruissellement, faute de disponibilités en eau (pas de nappe phréatique, les forages de moyenne profondeur n'ayant rien donné). On assure généralement que l'eau exhaurée du Continental Intercalaire reviendrait trop cher pour l'agriculteur : en fait, selon les évaluations du Schéma Directeur des Eaux du Sud, le coût du m3 d'eau des forages du Fedjedj ne dépassera pas 3 millimes, mais le coût d'adduction jusqu'à Gabès mettra le prix du m3 d'eau à 60 millimes ; cette même eau conduite jusqu'à la plaine voisine de Zougrata coûterait au terme de l'adduction bien moins cher, mais on ajoute que de toute façon une agriculture productive ne peut supporter un coût de l'eau supérieur à 20 millimes/ m3, sauf à ce que l'Etat subventionne l'eau agricole, ce qui serait, dit-on, antiéconomique quand on peut la valoriser de façon très considérable en l'employant hors de l'agriculture. Et puis s'agissant de cette région on précise que la population rurale étant composée d'agro-pasteurs, il est plus facile et plus sûr de convertir ceux-ci en manœuvres industriels qu'en horticulteurs, étant entendu qu'ils ont toujours méprisé cette activité. Raison économique et raison sociologique ainsi invoquées, on fait donc le choix de l'eau pour l'industrie contre l'eau pour l'agriculture. Ainsi les agriculteurs couche (et non encore classe) sociale descendante, ne peuvent plus faire face au pouvoir industriel (à l'idéologie industrielle) qui draine vers lui énergies et capitaux.

Le dessalement de l'eau de mer pour l'usage domestique et touristique est donc la 3e solution envisagée. Les usines I.C.M. (Industries Chimiques Maghrébines) de Gabès possèdent déjà pour leurs besoins propres une petite unité de dessalement. Nous pouvons noter le prix de revient du m3 d'eau en provenance du dessalement de l'eau de mer : environ 1 80 millimes, d'après les prévisions du Schéma Directeur des Eaux du Sud. On peut voir immédiatement que l'agriculture payera le m3 d'eau au maximum 20 millimes, l'industrie 60 millimes (eaux du Continental Intercalaire), et le particulier 8 fois plus que l'agriculteur et 3 fois plus que l'industriel. Au total le dessalement de l'eau de mer pour l'usage domestique et touristique fera renchérir le coût de la vie dans le Sud, ce qui nécessairement défavorisera les classes sociales les plus démunies.

La lutte pour l'eau est bien ainsi un des lieux de la lutte des classes, dans une Tunisie plutôt dirigiste dans le secteur rural et plutôt libérale dans le secteur industriel.

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4. - L'EAU ET LA NOUVELLE COLONISATION DU SAHARA

Reste encore une dimension que nous n'avons pas abordée: l'eau dans la stratégie politique d'aménagement du territoire non pas à des fins purement internes mais également à des fins de politique internationale.

En effet une des conséquences de la pratique de sédentarisation, c'est que le Sahara tend de plus en plus à devenir un no man's land, un meilleur contrôle des citoyens ayant entraîné un plus mauvais contrôle du territoire national, notamment des frontières. Or le Sud, du fait des mouvements politiques des régimes voisins, de plus en plus devient (redevient) une zone stratégique. Bien sûr la mer, par la richesse que ses fonds contiennent constitue un enjeu de luttes entre pays riverains (question du pétrole du Plateau Continental tuniso-libyen en instance devant la Cour de La Haye). Mais aussi les terres, comme déjà dans le passé : or ces terres sont d'autant moins défendables qu'elles sont vides d'hommes. Pour éviter des contestations, pour pouvoir également internationaliser plus efficacement un éventuel conflit, le meilleur moyen est de baliser les frontières et le territoire saharien de groupes à proprement parler colons ; il faut, selon les termes même du Schéma Directeur des Eaux du Sud, « pourvoir l'hinterland de structures de développement ». Le même Schéma Directeur prévoit en particulier un chapelet d'oasis le long de la frontière tuniso-Iibyenne jusqu'à Ghadames. Sur la frontière algérienne, dès l'Indépendance a été créée l'oasis frontalière de Hazoua (Ghrib); d'autres projets sont en cours, avec l'appui de la Banque Mondiale. Dans tout le Nefzaoua jusqu'à la frontière algérienne au Sud du Chott El Djerid, de vastes projets de mise en valeur de périmètres irrigués sont en cours : en zone intérieure nefzaouane, rénovation des palmeraies de Bazma (1 50 ha), Ras el Ain (240 ha), Smida (100 ha), Atilet Ezoubli (200 ha), El Ghoula (70 ha), Sakkouna (80 ha); très directement aux frontières avec Rejeb Maatoug (300 ha). Si dans les premiers cas de rénovation ou de création on cherche à consolider une économie régionale et à éviter une désertification plus forte encore, par les postes avancés du type de Rejeb Maatoug on tente de refixer sur leur territoire tribal les Ghrib, comme on l'a déjà fait en plein Sahara avec El Faouar (80 km à l'ouest de Douz), mais cette fois carrément à quelques kilomètres de la frontière algérienne. Quelques incidents mineurs récents démontrent que les Algériens réagissent à cette politique, ils ont ainsi par exemple réclamé une part de l'eau exhaurée, prétextant que le forage prélève l'eau sur une nappe commune ; en vain bien sûr. On assiste donc à un véritable début de repeuplement du Sahara non pas à partir du nomadisme, mais des périmètres irrigués permettant 1) un contrôle facile des populations sahariennes; 2) une régulation de l'économie de ces zones désertiques (production dattière de qualité, luzerne pour les animaux) et 3) une présence humaine de groupes tunisiens (cas déjà plus ancien de l'oasis très méridionale de Ksar Khilane en territoire Merazigue). Par ailleurs une véritable politique de colonisation du Sahara, du moins sur les rives Sud du Chott El Djerid, est envisagée par déplacement de populations nefzaouanes vers ces zones, dans le cas où la masse importante d'eau d'irrigation mise à la disposition des fellahs de la Presqu'île (forages de Guettaia) ne produirait pas le renouveau escompté de la mise en

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valeur des oasis, pour des questions essentiellement foncières. Certaines zones sahariennes deviendraient de la sorte, grâce aux forages qui y sont possibles, compte tenu des disponibilités en eau de la nappe du Continental Intercalaire, une zone de prospérité agricole relative.

Reste à savoir qui acceptera véritablement cette aventure, et si elle est envisageable sans le maintien comme jusqu'à maintenant d'une cellule militaire qui assure les liaisons avec le reste du pays et de multiples services. A moins qu'on voit se développer, ici comme ailleurs, une nouvelle catégorie de citoyen : l'agriculteur-soldat. Serait-ce un dernier avatar de la politique du Limes ?...

CONCLUSION

Ainsi avons-nous vu comment autour de la question de l'eau s'était nouée la Société traditionnelle et puis comment les autorités du Protectorat puis de l'Indépendance l'ont utilisée pour tenter notamment, à la faveur de la diversification des secteurs économiques, de transformer l'économie et par voie de conséquence la société rurale, les « moderniser » ou « rationaliser ». Cependant P. Marthelot posait à propos de l'agriculture dès 1962 des questions qui restent plus que jamais d'actualité : « L'eau, répandue dans les périmètres sera-t-elle l'occasion de la fusion des éléments associés dans une société nouvelle ayant, autant que les sociétés paysannes traditionnelles, ses liens internes, sa manière d'être propre et pour ainsi dire sa « gouverne » autonome en tant que société? Ou au contraire, les populations intéressées resteront-elles plus ou moins contraintes à la manière dont peut l'être la main-d'œuvre dans une quelconque entreprise et donc incapables d'assumer socialement la réalisation technique du périmètre ? ». Fragilité et tendance de plus en plus forte à l'aliénation - le démontrent l'exode rural et l'émigration temporaire, celle-ci freinant celui-là - caractérisent bien cette société méridionale, et ce n'est que si elle peut assumer des responsabilités locales et obtenir une autonomie suffisante par rapport à l'administration qu'elle retrouvera une dynamique propre et prometteuse. Il ne semble pas cependant que l'orientation actuelle aille dans ce sens : n'y a t-il pas au niveau de l'action étatique un contraste entre un certain libéralisme à l'égard du commerce et de l'industrie et une tendance dirigiste s'agissant de l'agriculture ? Ne pourrait-on pas voir dans cette situation la marque des rapports de force actuels entre classes sociales en Tunisie ?

NOTES

Les travaux que nous avons menés dans le Sud-Tunisien et que reflète partiellement notre étude n'auraient pas été possibles sans l'accord des autorités tunisiennes et l'appui, sur le terrain, des personnalités régionales d'alors, au premier rang desquelles nous citerons M. Abderahim Zouary, Gouverneur, et M. Mohamed Rahmani, Commissaire Regional au Développement agricole. Que tous trouvent ici l'expression de notre reconnaissance.

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(1) Un autre élément est qu'à l'époque d'Ahmed Ben Salah les chantiers de chômage s'étaient vus confier l'entretien en particulier du réseau d'irrigation et drainage pour lequel la main-d'œuvre était désormais rémunérée : après la fin de la politique de Coopérativisme, on ne trouva plus de main-d'œuvre qui accepte de travailler sans salaire. Notons que l'émigration elle-même est liée à la quête d'un salaire, en bonne partie du moins...

(2) D'où les problèmes que cela ne peut pas manquer de poser pour toute entreprise de restructuration foncière des oasis. (A. F. Baduel 1977).

(3) G. Prost (1954) a donné une bonne description technique des Djessour. (4) Sur ces derniers villages voir Louis A. 1975. (5) Une U.F. (Unité Fourragère) correspond à l'apport en énergie nette d'un kg d'orge appelé « orge

de référence ». Unité Ovine= I brebis+ 1 agneau jusqu'à 3 mois+ 1/5 d'antenais+ 1/30 bélier. Selon Le Houerou (1973) il faut 400 U.F. pour nourrir une Unité Ovine.

(6) Les données qui suivent sont d'une part extraites des travaux d'A.F. Baduel (1977) et d'autre part d'une étude en cours que nous effectuons sur la zone, à paraître ultérieurement.

(7) Ceci n'étant valable bien entendu que pour les créations, car nous le savons, sur l'ensemble des propriétaires oasiens, peu nombreux sont ceux qui disposent individuellement d'une pareille surface dans les anciens périmètres.

(8) Notons que du fait de la coupure entre populations pastorales nomades et populations agricoles sédentaires, le fumier des grands troupeaux était assez souvent laissé à l'abandon, parfois donné; aujourd'hui on commence à le vendre; mais en tout cas il n'est pas encore d'un emploi agricole systématique.

(9) Article 21 du Code des Eaux : « Les droits de propriété d'eau existants, particulièrement dans les Oasis du Sud à la date de promulgation du present code et arrêtes par la Commission des purges des droits d'eau... sont convertis en droits d'usage d'eau portant sur un volume équivalent aux droits de propriété ».

(10) Entendons, au niveau de l'Etat, car nous avons vu que ces travaux étaient courants notamment sur le Djebel, mais nous avons dit également pourquoi les pasteurs n'y recourraient pas.

(11) D'après les travaux hydrologiques de Mohamed Fersi (1979), ces ressources peuvent être évaluées comme suit :

Apports des bassins du sud

... Surface Volume Noms des bassins (km2) (milhons de m>)

Sebkhat En Nouai SidiMansour 13 051,3 29,7

Gabès Nord et Sud Djeffara 1 1 556,6 62,0 Oued Fessi

Chott el Fedjedj

Extrême Sud

Bassins du Dahar (Oued Errih,...)

3 663,6

14 813,6

5 782

21,5

25,5

18,0

(12) Pour être complet, il faut ajouter que nombreux sont les fellahs qui ont dans certaines zones comme Mareth et El Hamma développé des périmètres irrigués à partir de puits de surface motorisés.

(13) Compte tenu qu'une bonne part des terres attribuées aujourd'hui étaient déjà en culture en 1971 mais sans titre de propriété, et que par ailleurs ce chiffre englobe, pour une faible part cependant, les extensions des périmètres irrigués qui sont privatisés dès leur mise en exploitation.

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(14) Sur l'économie archaïque, voir notamment Sahlins, 1976. (15) Selon A. Mamou (197 6 -A), « pour les sources du Nefzaoua rattachées à la nappe du Complexe

Terminal, l'augmentation de salinité atteint 0,5 g/1 pour une période de 25 ans. Pour les forages, la plus forte augmentation de salinité observée est celle d'Ain Taouergha : elle atteint 1 ,5 g/1 pour une période de 20 ans. Pour les autres forages cette augmentation ne dépasse pas 0,8 g/1 pour 33 ans d'observation (forage Dar Kouskoussi à Kebih). Seule la partie occidentale de la Presqu'île de Kebili montre des valeurs moyennes allant jusqu'à 0,8 g/l/an (Oum Somaa)».

(16) Le gouvernorat de Gabès fournit à lui seul plus de la moitié des A.I C. de toute la Tunisie : en 1972 sur 84 A.I C, on en comptait 46 pour le gouvernorat de Gabès, 9 pour le gouvernorat de Médemne et 7 pour le gouvernorat de Gafsa.

(17) Certains périmètres irrigués échappent aux A I C. tant que leur irrigation est fournie par une source (cas de Mansourah-Djedida pour peu de temps encore), un oued permanent (cas des oasis de Gabès ou Bechima en partie : cf. A F. Baduel) ou par puits de surface privés.

(18) Cet office à vocation initialement régionale a progressivement étendu son pouvoir sur une bonne partie du territoire tunisien; cependant depuis quelques années on assiste à une disparition de ses agences régionales au profit d'Offices régionaux autonomes.

(19) Une seule oasis, Bchelli (Nefzaoua) dispose d'un reseau d'irrigation souterrain datant de la période de creation du forage (1934) qui permet de lutter à la fois contre l'infiltration et l'evaporation.

(20) « Le propriétaire fournit un terrain nu à un cultivateur appelé m'gharsi, qui s'engage à le complanter d'arbres et à entretenir les plantations en bon état pendant un nombre d'années déterminé; à l'expiration du bail stipulé, une partie du sol comptante revenait en pleine propriété à l'ouvrier » (M. Kraiem 1973).

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Résumé La question de l'eau est ici abordée à la fois en tant que facteur contraignant de l'aménagement spati

oéconomique et en tant que levier de transformations actuelles de la société sud-tunisienne. Dans une première partie, les auteurs abordent la question sociale de l'aménagement hydraulique dans la société traditionnelle, passée ou survivante, à la fois sur le plan des techniques, des institutions, de l'organisation spatiale et de la vie sociale, et ce s'agissant aussi bien des périmètres irrigués ou des zones montagneuses que des zones agropastorales. Dans une deuxième partie, les auteurs abordent la question du poids de l'eau dans la volonté actuelle de développement agricole : sont présentes les moyens matériels et institutionnels de la politique hydraulique tunisienne moderne (Protectorat et Indépendance) dont sont analysées par la suite les nombreuses conséquences socio-économiques. Enfin les auteurs essayent aussi de montrer comment l'eau est devenue un enjeu fondamental dans la lutte économique tant entre groupes que classes et états.

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Abstract The question of water is treated as constraining factor of the spatial and economic organization and as

means of present transformations of the south tumsian society. In a first part is presented the traditional technic and institutional organization of oasian, mountainous and pastoral zones. In a second part are presented the material and institutional means of modern tunisian hydraulic policy, and their numerous consequences. At last the authors try to indicate how the water has become a fondamental stake in the economic struggle between groups, classes and States.