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Revue de synthèse : tome 133, 6 e série, n° 1, 2012, p. 117-138. DOI 10.1007/s11873-012-0177-9 ESSAI LE PRAGMATICISME COMME ÉPISTÉMOLOGIE SOCIALE Olivier DAUDÉ * RÉSUMÉ : Charles S. Peirce n’est pas connu ni reconnu comme un philosophe social. Pourtant une lecture attentive des textes pragmaticistes montre que les considérations de théorie sociale et politique ne sont pas absentes de la pensée du philosophe améri- cain. L’article met en avant certains développements relatifs à la critique de l’individu, à la notion de communauté et aux institutions, et tente de surmonter les difficultés philologiques pour fournir une interprétation cohérente. MOTS-CLÉS : pragmaticisme, communauté, individu, institution, épistémologie. PRAGMATICISM AS SOCIAL EPISTEMOLOGY ABSTRACT : Charles S. Peirce is neither known nor recognized as a social philoso- pher. Nevertheless, a careful reading of pragmaticist texts reveals that considerations of social and political theory are not absent from the American philosopher’s reasoning. This article highlights certain deliberations regarding the critique of the individual as well as the notion of community and social institutions. It thereby attempts to surmount the philological difficulties and provide a coherent interpretation. KEYWORDS : pragmaticism, community, individual, institutions, epistemology. DER PRAGMATIZISMUS ALS SOZIALE EPISTEMOLOGIE ZUSAMMENFASSUNG : Charles S. Peirce ist als Sozialphilosoph weder bekannt noch anerkannt. Gleichwohl zeigt die aufmerksame Lektüre pragmatizistischer Texte, dass in seinem Denken auch sozialtheoretische Betrachtungen und solche der politischen Theorie nicht fehlen. Der Artikel richtet das Augenmerk auf einige Überlegungen hinsichtlich der Kritik des Individuums, des Begriffs der Gemeinschaft und der Institu- tionen. Dabei wird versucht, die philologischen Hürden zu überwinden und eine kohä- rente Interpretation zu liefern. SCHLAGWÖRTER : Pragmatizismus, Gemeinschaft, Individuum, Institution, Epistemo- logie. * Olivier Daudé, né en 1985, est doctorant en sociologie à l’Université Paris 13 (IRIS). Ses travaux en philosophie portent sur l’épistémologie sociale et probabiliste de Charles Sanders Peirce. En sociologie, il poursuit en thèse ses recherches sur l’actuariat et les pratiques contemporaines de tarification dans l’assurance. Adresse : Université Paris 13, UFR SMBH, 74, rue Marcel Cachin, F-93017 Bobigny Cedex ([email protected]m).

Le Pragmaticisme Comme Épistémologie Sociale

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Revue de synthèse : tome 133, 6e série, n° 1, 2012, p. 117-138. DOI 10.1007/s11873-012-0177-9

ESSAI

LE PRAGMATICISME COMME ÉPISTÉMOLOGIE SOCIALEOlivier DAUDÉ *

RÉSUMÉ : Charles S. Peirce n’est pas connu ni reconnu comme un philosophe social. Pourtant une lecture attentive des textes pragmaticistes montre que les considérations de théorie sociale et politique ne sont pas absentes de la pensée du philosophe améri-cain. L’article met en avant certains développements relatifs à la critique de l’individu, à la notion de communauté et aux institutions, et tente de surmonter les difficultés philologiques pour fournir une interprétation cohérente.

MOTS-CLÉS : pragmaticisme, communauté, individu, institution, épistémologie.

PRAGMATICISM AS SOCIAL EPISTEMOLOGY

ABSTRACT : Charles S. Peirce is neither known nor recognized as a social philoso-pher. Nevertheless, a careful reading of pragmaticist texts reveals that considerations of social and political theory are not absent from the American philosopher’s reasoning. This article highlights certain deliberations regarding the critique of the individual as well as the notion of community and social institutions. It thereby attempts to surmount the philological difficulties and provide a coherent interpretation.

KEYWORDS : pragmaticism, community, individual, institutions, epistemology.

DER PRAGMATIZISMUS ALS SOZIALE EPISTEMOLOGIE

ZUSAMMENFASSUNG : Charles S. Peirce ist als Sozialphilosoph weder bekannt noch anerkannt. Gleichwohl zeigt die aufmerksame Lektüre pragmatizistischer Texte, dass in seinem Denken auch sozialtheoretische Betrachtungen und solche der politischen Theorie nicht fehlen. Der Artikel richtet das Augenmerk auf einige Überlegungen hinsichtlich der Kritik des Individuums, des Begriffs der Gemeinschaft und der Institu-tionen. Dabei wird versucht, die philologischen Hürden zu überwinden und eine kohä-rente Interpretation zu liefern.

SCHLAGWÖRTER : Pragmatizismus, Gemeinschaft, Individuum, Institution, Epistemo-logie.

* Olivier Daudé, né en 1985, est doctorant en sociologie à l’Université Paris 13 (IRIS). Ses travaux en philosophie portent sur l’épistémologie sociale et probabiliste de Charles Sanders Peirce. En sociologie, il poursuit en thèse ses recherches sur l’actuariat et les pratiques contemporaines de tarification dans l’assurance. Adresse : Université Paris 13, UFR SMBH, 74, rue Marcel Cachin, F-93017 Bobigny Cedex ([email protected]).

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Charles Sanders Peirce (1839-1914) n’est pas reconnu comme un philosophe social. De fait, il n’a jamais écrit d’article expressément consacré à la philosophie poli-

tique et la sémantique classique de cette discipline est presque totalement absente de ses écrits. Et malgré sa polymathie, il ne s’est livré à aucune recherche en sciences sociales. Pourtant on sait l’influence qu’il a eu sur certains philosophes politiques majeurs comme John Dewey (1859-1952), Karl Otto Appel (1922-) ou encore Jürgen Habermas (1929-). Et surtout, sur le plan de la doctrine certains propos témoignent d’une préoccupation pour la vie collective, notamment la notion récurrente de commu-nauté. Le paradoxe qu’il y a à parler d’un Peirce politique se dénoue donc au moins partiellement si l’on considère la politique non sous l’angle juridique et institutionnel mais sous l’angle de sa pratique collective.

Reste que les considérations de Peirce à ce niveau sont avant tout motivées par des questions d’ordre épistémologiques, c’est-à-dire relatives à la théorie de la connais-sance. Or de ce point de vue certes la communauté apparaît comme un élément essen-tiel de la théorie pragmaticiste, en particulier contre le cartésianisme, mais la théorie de la vérité semble manifester une contradiction. La vérité est, selon Peirce, l’accord unanime de la communauté à la limite de l’enquête 1. Or, outre le fait que la commu-nauté n’est pas clairement définie ou délimitée chez Peirce, la méthode scientifique qui doit permettre de découvrir la réalité implique paradoxalement que les croyances soient libérées de toute influence humaine 2. Il va donc s’agir ici de dénouer ce paradoxe. À cette fin on a construit le problème suivant, à l’intersection de la conception peir-cienne de la vérité, des universaux et de la communauté : Quel est le rôle de la commu-nauté dans l’émergence des universaux ?

La question n’est pas à considérer dans son seul sens descriptif mais aussi dans sa portée (comme dirait Peirce) normative. Elle prend donc subséquemment la forme suivante : Quel rôle la communauté doit-elle jouer dans l’émergence des universaux ? Ou encore si l’on se plie à l’éthique peircienne selon laquelle le bien d’une chose est sa fin 3 : Qu’est-ce qu’une bonne communauté ?

Sans doute les enjeux de cette problématique sont-ils nombreux. Mais un seul est retenu ici, à savoir celui d’un fondement (métaphysique) de la démocratie. L’expres-sion est à prendre en un sens peircien et donc notamment non-fondationnaliste ; mais non-fondationnaliste ne signifie pas relativiste. Ainsi avec cet exposé on peut dans un même mouvement atteindre deux objectifs : montrer à quel point chez Peirce les choses se tiennent (contre notamment une certaine vulgate de la pensée machiavélienne qui voudrait voir une distinction entre morale et politique) et montrer qu’il est possible de penser une justification (non-utilitariste) de la démocratie.

Pour résoudre ce problème on montre d’abord comment Peirce critique l’individu et l’individualisme – cette doctrine qui fait de l’individu (au sens le plus général du

1. Par exemple : « Des esprits très divers peuvent se lancer dans des recherches avec des vues tout opposées ; mais, à mesure qu’avance l’investigation, une force extérieure à eux-mêmes les entraîne vers une seule et même conclusion », PEIRCE, 2002, p. 257.

2. « […] une méthode grâce à laquelle nos croyances ne soient produites par rien d’humain », PEIRCE, 2002, p. 230.

3. « […] n’importe quelle sorte de bien réside dans l’adaptation de son sujet à sa fin », PEIRCE, 2002, p. 393.

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terme) l’entité primordiale – pour donner la prééminence à la communauté. Puis on explique par quels moyens la communauté met au jour la réalité. Est enfin pointée la part des institutions dans ce procès.

LA CRITIQUE DE L’INDIVIDU

Peirce ne tient pas l’individu en très haute estime, il le dit clairement et souvent. Cette critique de l’individu est faite à plusieurs niveaux même si une idée générale, celle de continuité, est présente très souvent pour fonder la critique. Celle-ci se joue sur le plan mathématique, sur les plans métaphysique, psychologique, sémiotique, proba-biliste, biologique, moral et la liste est ouverte. Au fond ce qu’il faut bien comprendre, c’est que l’individu, ce n’est pas seulement l’homme individuel (lui-même d’ailleurs pouvant être considéré sous plusieurs angles, comme conscience par exemple, comme corps, etc.). C’est pourquoi il fallait souligner la latence de l’idée de continuité qui apparaît comme une préoccupation précoce de Peirce et qui est tout à fait contempo-raine dans ses écrits de sa critique de l’individu.

Avant d’en venir aux différentes formes que prend cette critique, on peut noter qu’elle fut surtout virulente dans les premières décennies de l’œuvre de Peirce avant de s’adoucir à partir de la deuxième moitié des années 1890. Il ne faut pas se méprendre, Peirce maintient l’essentiel de ses positions. Mais comme on dit, il n’en fait plus un cheval de bataille. Sans doute peut-on trouver un faisceau de raisons. Il y a d’abord une raison biographique : la détresse matérielle dans laquelle Peirce a vécu à la fin de sa vie lui fait ainsi écrire à William James (1842-1910) que « bien des choses m’ont conduit à valoriser plus que jamais le fait individuel en le tenant pour la seule véritable signification inhé-rente au Concept 4rente au Concept 4rente au Concept ». La deuxième raison est que Peirce a pris de l’assurance vis-à-vis du réalisme scolastique et pense avoir triomphé du nominalisme dont il reconnaît qu’il lui avait causé quelques soucis à ses débuts 5. La dernière raison, sans doute plus ténue, tient peut-être au rapprochement avec la philosophie du sens commun de Thomas Reid (1710-1796), rapprochement qui permet le développement de la théorie du sens commun critique. Cette théorie en effet semble insister sur des concepts plus anthropologiques comme le contrôle de soi et la liberté, ou encore la phénoménologie-phanéroscopie.

Ont été retenues quelques-unes seulement des critiques qui ont paru plus directement en rapport avec la problématique générale. Pour ne pas produire cependant des artefacts en opérant des découpages allant contre la théorie de Peirce, on a dégagé trois grands axes qui organisent les sous-parties. La première critique est d’ordre psychologico-sémiotique (il conviendrait au demeurant d’écrire « critiques » au pluriel). Puis vient la critique métaphysico-conceptuelle et enfin la critique logico-probabilistico-évolutionniste.

4. Lettre à William James du 13 mars 1897, voir PEIRCE, 2003, p. 206.5. Parlant des publications de 1868 dans un article de 1893, Peirce écrit : « Je suis maintenant

en état d’améliorer cet exposé [sur la continuité], dans lequel des préventions nominalistes m’avaient quelque peu aveuglé », PEIRCE, 1993, p. 232. Rappelons schématiquement que le réalisme et le nominalisme sont les deux positions majeures (et opposées) dans la question de savoir quelle réalité il convient d’accorder aux idées : plus on accorde de contenu ontologique à ces entités plus on renforce le réalisme, et inversement, plus on réduit ces entités à des signes pointant vers des individus plus la position est nominaliste (de ce point de vue la position de Peirce est extrêmement subtile).

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Encore une fois, il faut dire combien ce découpage ne prétend pas faire ressortir une structure latente de l’œuvre de Peirce. C’est avant tout dans le but de produire un exposé clair et cohérent, en accord avec le problème formulé que ce plan est adopté.

LA CRITIQUE PSYCHOLOGICO-SÉMIOTIQUE

La critique psychologico-sémiotique est avant tout une critique du cartésianisme. Il faut sur ce point revenir aux articles séminaux de 1868 dans lesquels Peirce se livre à une critique en règle de la philosophie de René Descartes (1596-1650) et avant tout de son fondationnalisme 6. Cette critique a bien à voir avec le présent problème puisque Descartes fonde toute connaissance et même toute possibilité de la connaissance sur la conscience censée caractériser la substance du sujet. D’une certaine manière, avec cette philosophie de la conscience, Descartes place le sujet-individu en dehors du monde. Or Peirce montre que cet écart n’est pas du tout ce que Descartes, et selon Peirce toute la philosophie ou presque après lui, pense qu’il est. Pour comprendre ce retournement il faut comprendre le modèle d’économie de l’esprit que Peirce met en place et comment il lui permet de se livrer à une critique de la conception cartésienne de la conscience.

Passant en revue des facultés ou pouvoirs prêtés par des philosophes à l’homme en général, appliquant à chacune d’entre elles le principe dit du rasoir d’Ockham (entia non sunt multiplicanda praeter necessitatem), Peirce en vient à examiner la nécessité d’une conscience de soi intuitive. Ce sont bien sûr les thèses cartésiennes qui sont essentiel-lement visées 7, Descartes considérant qu’il existe une faculté dédiée qui nous permet de prendre immédiatement connaissance d’une subjectivité privée. Peirce propose une genèse de cette subjectivité qui est un coup de force décisif pour comprendre pour-quoi les philosophies de la conscience se méprennent complètement non seulement sur la nature mais aussi sur la portée de leur point de départ. Se contenter de dire que Peirce montre qu’on peut rendre compte d’une certaine connaissance, en l’occurrence la conscience de soi, par des facultés déjà connues, serait perdre une grande partie de l’intérêt de la critique développée. Car ce qui est fondamentalement mis en question c’est le statut de l’humain. On peut suivre ainsi la démarche de Peirce. L’analyse porte sur l’observation du comportement d’un enfant en bas âge. D’abord en faisant réfé-rence à Emmanuel Kant (1724-1804) dans l’Anthropologie du point de pragmatique (1798), Peirce constate 8 que les jeunes enfants ne semblent pas avoir une conscience d’eux-mêmes intuitive puisqu’ils parlent d’eux à la troisième personne, comme si le « je » subjectif n’existait pas ou plus exactement indiquant que le « je » privé n’existe pas. La suite est censée montrer par quel processus la conscience de soi apparaît. Les dernières étapes sont les plus intéressantes. Peirce montre comment une confiance dans le témoignage d’autrui s’instaure après qu’une défiance fut à l’origine d’un dommage. Le choc produit contre toute attente par l’expérience confirme le témoignage, par exemple une mise en garde, et contraint à admettre une certaine ignorance qui ne

6. Pour un fondationnaliste, il est possible de faire reposer nos connaissances sur une ou plusieurs propositions indubitables (chez Descartes, le cogito bien sûr).

7. PEIRCE, 2002, p. 39, parle d’« esprit d’opposition au cartésianisme ».8. PEIRCE, 2002, p. 24.

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peut être imputée qu’à un « je » privé qui s’est tenu en marge de la conception véhiculée par le témoignage. C’est donc par inférence que le « je » privé est connu. Comme Peirce le dira plus tard, l’ego et le non-ego sont donnés dans une même expérience 9.

L’analyse qui suit et qui doit montrer comment l’enfant infère la conception de l’erreur est plus difficile à saisir, moins dans sa conclusion que dans son raisonne-ment. Ce que Peirce semble suggérer c’est que la conception de l’erreur est inférée d’une conception de l’apparence enrichie par l’expérience. Mais par quelle expé-rience précisément ? Celle du décalage entre ce que nous pensons subjectivement et ce que les autres pensent de nous. L’exemple est celui des émotions. À ce propos il fait remarquer qu’en première personne nous ne reconnaissons pas nos émotions en tant que telles mais qu’elles prennent la forme de prédications sur les choses de notre envi-ronnement, essentiellement des jugements de valeurs. Autrement dit, le sujet impute aux choses, mais « nous », c’est-à-dire toutes les autres personnes en tant qu’autres pris collectivement, nous lui imputons à lui, sujet, et jugeons qu’il s’agit d’un état émotionnel tenant en grande partie à des dispositions transitoires. Alors que le sujet en première personne s’oublie dans son jugement, les autres lui imputent au contraire ce jugement et estiment qu’il est tout à fait personnel. Peirce sous-entend apparemment que le sujet donne finalement raison aux autres et tort à lui-même, dévalorisant du même coup l’idée qu’il se faisait de l’apparence. Elle devient quelque chose de privée, purement subjective et en même temps quelque chose de faux, en conséquence de quoi le sujet forme la conception de l’erreur (sur l’expérience de l’erreur qu’il vient de faire). Or cette erreur c’est précisément lui qui vient de la faire ou même qui l’a faite à plusieurs reprises, il se l’impute à lui-même et, par la même occasion, infère la conception de ce lui-même, i.e. d’une subjectivité privée. En outre puisque cette dernière s’est trompée, il en infère que ce moi privé est faillible, c’est-à-dire suscep-tible de voir ses prédications remises en cause.

Première conclusion donc, la plus importante ici : « […] l’ignorance et l’erreur sont tout ce qui distingue notre moi privé de l’ego absolu de l’aperception pure 10. » La seconde est la suivante : « […] des facultés connues, agissant dans des conditions dont l’existence est connue, donneraient naissance à la conscience de soi 11. » Cette conclusion intéresse surtout Peirce dans l’argumentation serrée qu’il développe dans cet article. Ce qu’il faut retenir de la première est que l’individu comme sujet conscient existe par défaut. Non seulement il est un écart par rapport à la conception générale, mais surtout il est en deçà de (et par la même en relation avec) ce qui est généralement pensé. Quelle en est la conséquence ? Elle est exprimée dans la conclusion de l’article « Quelques conséquences de quatre incapacités » en forme d’apothéose :

« L’individu, puisque son existence séparée ne se manifeste que par l’ignorance et l’erreur, dans la mesure où il est quelque chose qui est à l’écart de ses semblables, et de ce que lui et eux doivent être, l’individu n’est qu’une négation 12. »

9. PEIRCE, 2002, p. 365-366.10. PEIRCE, 2002, p. 26.11. PEIRCE, 2002, p. 26.12. PEIRCE, 2002, p. 72.

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Voilà donc l’homme tel qu’il est apparu avec la philosophie cartésienne réduit à bien peu et surtout destiné à disparaître dans son individualité pour se confondre dans la communauté, le grand tout de la communauté. Avant de passer à la critique méta-physico-conceptuelle, une autre forme de la critique psychologico-sémiotique peut avantageusement être présentée. Il s’agit de la critique de l’utilitarisme que Peirce défini ainsi : c’est une doctrine morale qui prend pour fin un état idéal « dans lequel le plaisir total maximum de tous les êtres capables de plaisir est atteint » 13 et qu’il tient pour un subjectivisme (« cette théorie repose sur le postulat erroné du subjec-tivisme 14 »). Pourtant l’attitude de Peirce ne montre aucun mépris à l’égard de cette doctrine, plus exactement il lui reconnaît un aspect positif : « Je ne connais pas d’autre système de philosophie qui ait provoqué autant de bien dans le monde que ce même utilitarisme 15. » Le problème premier qui se pose d’après Peirce c’est que l’homme ne pense pas seulement ou même en premier lieu et toujours à son propre intérêt, il n’est pas toujours et partout égoïste : « Les hommes ne pensent pas toujours à eux-mêmes 16. » Peirce cherche plusieurs contre-exemples :

« Les immenses sacrifices de soi que font souvent les hommes les plus obstinés montrent que l’obstination est quelque chose de très différent de l’égoïsme. L’intérêt que les hommes portent à ce qui doit arriver après leur mort ne peut être égoïste. Finalement, et principalement, le constant usage du mot “nous” – comme lorsque nous parlons de nos possessions dans le Pacifique, de notre destinée en tant que République – dans des cas où n’entrent en jeu aucun de nos intérêts personnels, montre bien que les hommes ne considèrent pas leurs intérêts personnels comme leurs seuls intérêts, et qu’ils peuvent donc, à tout le moins, les subordonner aux intérêts de la communauté 17. »

Ainsi qu’on pourra le voir, Peirce met cette critique en lien avec sa théorie des probabilités. Plus fondamentalement encore, et d’une manière plus cohérente avec l’idée que l’utilitarisme serait un subjectivisme, Peirce lui oppose une philosophie des états mentaux et de l’action. On peut ici se référer à une note de l’article « Fonde-ments de la validité des lois de la logique 18 » dont l’interprétation n’est cependant pas évidente. Peirce semble appliquer une méthode déflationniste fondamentalement appuyée sur l’idée qu’il n’est possible de traiter des questions de psychologie qu’à partir de signes extérieurs (comme il l’a montré ailleurs 19), avec pour objectif de vider de son contenu la notion de motif. Il reproche apparemment aux utilitaristes (qui dans ce propos s’identifient aux nécessitariens) de confondre volonté et motif. Une fois reconnu en effet qu’agir volontairement c’est agir pour une raison qui elle-même est déterminée de manière complètement physique, la notion de motif devient quasiment non-nécessaire parce que le motif se confond avec l’action. On notera que c’est la

13. PEIRCE, 1998, p. 59.14. PEIRCE, 2002, p. 106 ; Peirce semble entendre par subjectivisme une psychologie de

l’introspection, i.e. ne s’appuyant pas sur les signes extérieurs.15. PEIRCE, 2002, p. 393.16. PEIRCE, 2002, p. 94.17. PEIRCE, 2002, p. 106.18. PEIRCE, 2002, p. 73.19. PEIRCE, 2002, p. 30.

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conscience telle qu’elle est conçue dans la philosophie classique (ou moderne) qui est encore une fois vidée d’un de ses attributs, ici le motif, d’où le qualificatif de subjec-tivisme utilisé par Peirce.

LA CRITIQUE MÉTAPHYSICO-CONCEPTUELLE

Le deuxième type de critique retenu est qualifié par nous de métaphysico-conceptuel. C’est que cette critique a à voir avec la querelle du nominalisme et du réalisme, et donc sur le statut de ce qui est conçu. On sait que Peirce tranche en faveur du réalisme : « Je me qualifierai moi-même d’aristotélicien de la branche scolastique, proche du scotisme, mais allant beaucoup plus loin en direction du réalisme scolastique 20 », et cela bien qu’il reconnaisse avoir eu du mal à se défaire de certaines conceptions nomi-nalistes. L’article fondamental sur cette question est le compte rendu de l’œuvre de George Berkeley (1685-1753) édité par Alexander Campbell Fraser (1819-1914) 21. Plusieurs choses y sont notables. D’abord la motivation morale de Peirce : on a l’impression que le choix entre nominalisme et réalisme se fait non seulement sur des arguments épistémologiques mais aussi sur le rejet viscéral d’une doctrine matérialiste qui ne reconnaîtrait d’existence qu’à la matière et nierait par conséquent la réalité des universaux. Cette phrase surtout interpelle : l’individualisme et le matérialisme sont qualifiés de « doctrines de tendance morale dégradante 22 ». Autre point remarquable, la conclusion. Elle est pour le moins étonnante, tout comme le présent problème auquel elle est en fait très liée. Voici ce que Peirce écrit :

« La question de savoir si le genus homo a la moindre existence, si ce n’est dans des individus, est la question de savoir s’il y a quelque chose qui ait plus de dignité, de valeur et d’importance, que le bonheur individuel, les aspirations individuelles et la vie individuelle. Les hommes ont-ils réellement quelque chose en commun, en sorte que la communauté doive être considérée comme une fin en soi, et si oui, quelle est la valeur relative de ces deux facteurs, voilà la question pratique la plus fondamen-tale qui concerne toute institution publique dont il est en notre pouvoir d’influencer la constitution 23. »

Sa stratégie est la suivante : puisqu’un problème appelle des recherches et des solu-tions quand il devient un « vital matter », il s’agit de mettre la querelle des univer-saux en forme (pragmatique) afin que chacun puisse comprendre, poussé par l’instinct de survie, l’enjeu qu’il y a à y répondre. C’est un peu une dramatisation de la part de Peirce qui dans la dernière partie de l’article semble essayer de se convaincre lui-même. Le geste est remarquable : aller chercher dans la philosophie socio-politique un moyen pour résoudre un problème de métaphysique. Comme cela a été dit en introduction, chez Peirce les choses se tiennent, il y a comme une cohérence à

20. PEIRCE, 2002, p. 343 ; le « scotisme » est la philosophie de Jean Duns Scot (vers 1226-1308), peut-être le plus important partisan du réalisme au Moyen Âge.

21. Voir PEIRCE, 2002, p. 133 sq.22. PEIRCE, 2002, p. 161.23. PEIRCE, 2002, p. 163

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tous les niveaux, et l’ontologie soutient la morale et la politique 24. Du point de vue du contenu, la structure du problème tel qu’il se pose dessine une tension entre la communauté et l’individu ou plus exactement entre l’intérêt de la communauté et l’intérêt de l’individu. Cette opposition sera considérée plus en détails dans la tran-sition vers la deuxième partie de cet article, lorsqu’il sera question de ce qui doit suppléer à l’individu. Ici ce qu’il s’agit surtout de montrer c’est pourquoi le choix du réalisme (scolastique) contre le nominalisme est un choix contre l’individualisme et pour une désubstantialisation de l’individu.

Opter pour le réalisme est se prononcer sur le statut de la réalité. C’est produire un renversement complet par rapport au nominalisme et ne plus penser à partir du singulier dont il faudrait tirer des abstractions mais penser par universaux pour aller en précisant : « […] no object is individual but […] the things the most concrete have still a certain amount of indeterminancy. Take Phillip of Macedon for example. This object is logically divisible into Phillip drunk and Phillip sober ; and so on 25. » On peut ici passer sur toutes les raisons qui font que Peirce rejette finalement le nominalisme qui a selon lui envahit nos esprits modernes, et se contenter de voir les conséquences de l’adoption du réalisme scotiste. On se rappellera seulement que les universaux y sont tenus pour des continua et constituent l’essentiel de la pensée des hommes. De ce synéchisme ou doctrine des continua, il s’ensuit que les frontières des dichotomies tombent, non seulement entre les concepts, mais aussi entre les individus qui portent ces concepts 26. Il s’établit une continuité des êtres où le soi des individus se confond avec ceux des ses voisins pour donner naissance à une « conscience sociale ». Il y a (progressivement) dissolution des individus dans la continuité en évolution du cosmos. On l’a vu, l’homme est un signe, « l’homme est un symbole 27 » ; or la logique des relatifs démontre que le symbole dépend de la tiercéité, i.e. de la catégorie de la conti-nuité ; donc l’homme est un continu, l’individu est un continuum 28. « Une personne est seulement une espèce particulière d’idée générale 29. » Quant aux fins, elles ne peuvent plus être seulement des fins individuelles, aux deux sens que l’expression peut avoir : non seulement elles sont les fins de plusieurs personnes (avec sans doute pour consé-quence un rejet du relativisme, cette thèse selon laquelle il n’y a de connaissances et de valeurs universelles qu’imposées), mais en plus elles ne sont pas des choses indi-viduelles, encore moins matérielles. Dans la section suivante on se demandera quelles conséquences (funestes) cela a pour l’individu, pour la personne particulière, que les fins universelles aient plus d’importance que les fins strictement individuelles. Ici, en conclusion, il faut donc noter que la controverse entre nominalisme et réalisme a aussi une portée socio-politique et que le choix pour le réalisme constitue non seulement une critique de l’individu mais aussi une critique de l’individualisme.

24. À l’opposé de positions contemporaines comme celle d’Hilary Putnam (1926) par exemple.25. PEIRCE, 1992, p. 107.26. C’est ce que donne à voir l’article « L’immortalité à la lumière du synéchisme », PEIRCE, 1998,

p.1 sq.27. PEIRCE, 1998, p. 324.28. Voir « La logique des relatifs », dans PEIRCE, 1995.29. PEIRCE, 1992, p. 350.

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125O. DAUDÉ : LE PRAGMATICISME COMME ÉPISTÉMOLOGIE SOCIALE

LA CRITIQUE LOGICO-PROBABILISTICO-ÉVOLUTIONNISTE

Peirce établit lui-même les connexions entre ces trois disciplines. Il s’est très sincère-ment intéressé à la théorie darwiniste de l’évolution. Cependant son opinion semble assez partagée sur ce point. Il loue Charles Darwin (1809-1882) pour sa minutie et sa rigueur, il le donne pour modèle de l’acquisition progressive des connaissances en matière scientifique 30. Mais d’un autre côté Peirce semble reprocher ses principes nominalistes à la théorie de Darwin. Sans doute est-ce la raison pour laquelle il semble lui préférer la théorie de Jean-Baptiste Lamarck (1744-1829) qui intègre ce que Peirce place dans la catégorie de tiercéité, à savoir la prise d’habitudes. Sur le plan de la théorie des probabilités, Peirce est un fréquentiste. Il adopte la définition suivante de la probabilité : « […] le rapport de la fréquence de l’occurrence d’un événement particulier, relativement à un événement général dont il est un cas 31. » Comment le rapprochement se fait-il chez Peirce entre sa conception des probabilités et la théorie de l’évolution ? Et quelles sont les conséquences pour les individus et pour la concep-tion de l’individu ?

Il faut noter que l’idée selon laquelle Darwin aurait eu recours à la théorie des proba-bilités ne fait pas consensus. Ce qui est certain en revanche c’est que très rapidement un certain nombre de théoriciens vont opérer le rapprochement. Chez Peirce, l’idée qui permet le rapprochement est qu’il existe une variation aléatoire au sein des espèces quant à leurs caractéristiques et que certaines combinaisons se trouvent mises à mal par les régularités présentes dans la nature. Il y a comme un test des combinaisons possi-bles qui pourraient permettre la survie et une sélection par la survie des plus aptes. Sur ce dernier point, il y a une différence entre Darwin et Peirce. Darwin n’observe pour évaluer l’aptitude que l’environnement immédiat et il ne fait que généraliser ce principe. Peirce en revanche considère l’environnement beaucoup plus en généralité, en pensant par exemple aux lois de la physique, ce qui ouvre la voie à la théorie de l’abduction (les principes de la nature sont inscrits en nous, c’est pourquoi il nous est plus facile de les retrouver que si nous partions de rien). En outre comme il a déjà été dit, Peirce met beaucoup plus l’accent que Darwin sur la prise d’habitudes, ce qui le rapproche du transformisme lamarckiste, bien qu’il ne soit jamais question chez Peirce de l’hérédité des caractères acquis. Bref l’adaptation chez Peirce se joue à la fois au niveau intergénérationnel et au niveau intragénérationnel, il y a des habitudes innées et des habitudes acquises. Finalement certaines combinaisons de caractéristiques se dégagent tendanciellement sans qu’on ait pu dire pour chacun des individus ce qui allait advenir de lui. La théorie des probabilités permet de prédire ce qui va se passer d’une manière générale mais elle ne peut faire aucun pronostic sur le sort de chacun des individus, comme dans le cas d’une compagnie d’assurance qui peut établir par exemple le risque d’accidents de la route en fonction d’un certain nombre de paramètres mais ne peut dire à aucun de ses assurés ce qui va précisément lui arriver. C’est pourquoi l’individu isolé

30. « […] ce n’est pas la sublimité des théories de Darwin qui explique l’admiration qu’ont pour lui les savants, mais c’est plutôt ses recherches scientifiques minutieuses, systématiques, étendues et rigoureuses qui ont permis à ses théories de recevoir un accueil plus favorables [que celles de Spencer] », PEIRCE, 2002, p. 114.

31. PEIRCE, 2002, p. 102.

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est fragile : sa connaissance est générale et ne lui permet donc de faire des prédications que sur un ensemble d’individus sans rien savoir de ce qui adviendra de lui-même en particulier. Le fait de raisonner en probabilité, qui est en réalité le seul moyen de penser si l’on suit bien le raisonnement de Peirce, ne lui permet pas de déterminer quelque chose à propos de son existence particulière. On montrera un peu plus loin qu’elle est l’issue proposée par Peirce mais pour le moment il s’agit de voir que l’individu ne peut plus être au centre des préoccupations parce que son existence est bien trop fragile, trop peu assurée pour pouvoir en faire la base de nos raisonnements. Il est donc clair pour Peirce que l’idée d’évolution est antinomique avec celle d’individualisme 32. Et on voit mal en effet comment une existence aussi fragile pourrait constituer la visée ultime d’une philosophie morale ou même comment les préoccupations d’un tel indi-vidu centré sur lui-même pourraient avoir une haute valeur.

Une fois destitué l’individu, il ne suffit pas de dire que la communauté doit prendre sa place, il faut aussi dire pourquoi. La phrase qui va servir de guide dans cette expli-cation est la suivante : « Ainsi le principe social est-il intrinsèquement enraciné dans la logique 33. » Il la formule aussi plus tard ainsi : « La logique est intrinsèquement ancré dans le principe social 34. » Faut-il voir dans cette inversion une modification de la pensée de Peirce ? Les exemples à dix ans d’intervalle étant sensiblement les mêmes, de même que le cadre où chaque fois ces phrases trouvent leur place, il a semblé que Peirce donnait la même signification à chaque fois, de sorte que logique et principe social n’aillent pas l’un sans l’autre. Reste à expliquer ce qu’il faut entendre à la fois par logique et par principe social. La logique prend ici le sens d’un art de la recherche de la vérité, la logique formelle ou mathématique ne constituant qu’une branche de cette logique plus générale (la distinction est faite par Peirce lui-même, par exemple dans les conférences de Cambridge sur « le raisonnement ou la logique des choses »). La logique ici est la méthode au sens cartésien ; c’est en ce sens qu’on parle de la logique de Port-Royal, ou encore que John Stuart Mill (1806-1873) et Dewey ont chacun écrit une logique. Quant au principe social il correspond ou, du moins, il est une conséquence de l’idée selon laquelle « l’individu n’est rien, l’espèce est tout 35conséquence de l’idée selon laquelle « l’individu n’est rien, l’espèce est tout 35conséquence de l’idée selon laquelle « l’individu n’est rien, l’espèce est tout », et qui semble caractéristique de la prégnance du darwinisme ou du moins de l’évolutionnisme dans la pensée de la deuxième moitié du XIXe siècle. Il s’agit donc de comprendre ce qui justifie en logique le sacrifice de l’individu au profit de la communauté ou de l’espèce. À ce point il faut se rappeler que la logique peircienne est une logique probabiliste. Or ce qu’indique cette logique, c’est que la stabilité du ratio qui caractérise une proba-bilité ne sera atteinte qu’à long terme, c’est-à-dire à l’infini, comme une limite mathé-matique. Cette stabilité requiert donc une infinité d’inférences, ce qui bien sûr ne peut être l’affaire d’un seul humain. D’autre part, la survie de l’espèce dépend de sa compréhension des régularités qui sont l’essence de la nature. Car dépourvue de cette compréhension elle risque, ou plus exactement ses membres risquent de se faire surprendre par leur environnement, ce qui pourrait entraîner jusqu’à l’extinction

32. PEIRCE, 1998, p. 67 sq.33. PEIRCE, 2002, p. 106.34. PEIRCE, 1998, p. 149.35. Selon une formule de Friedrich Nietzsche dans Le Gai Savoir.

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de l’espèce. Les membres de l’espèce ont donc tout intérêt à travailler à la mise en évidence de ces régularités. Peirce estime que de ces deux conclusions intermédiaires, il faut déduire la thèse que « le principe social est intrinsèquement enraciné dans la logique ». Car c’est seulement par la poursuite collective de ce qui est bon pour la communauté que la continuité de l’espèce peut être assurée, et inversement ce n’est que par la continuité de la communauté que la précision de la régularité peut avoir lieu. Cette explication rend raison des deux formulations de la thèse par Peirce.

La position peircienne est donc celle d’une clé de voûte probabiliste qui permet de faire la transition vers la communauté aux dépens de l’individu. Il revient par consé-quent à la communauté de mettre au jour la vérité ; elle constitue une fin en tant que telle. La partie qui suit aura précisément pour but de montrer comment fonctionnent les relations interindividuelles et la communauté en général afin de saisir ce qui permet exactement d’atteindre la vérité nécessaire à sa survie.

L’ÉMERGENCE COMMUNAUTAIRE DES UNIVERSAUX

Ce que recouvre le mot de communauté n’est pas clair chez Peirce pour cette raison essentielle qu’il lui donne des significations différentes dans des situations distinctes. Dans les articles de 1868, la communauté est à la fois celle des hommes de sciences (ce n’est pas écrit en toutes lettres mais le principe d’accréditation des théories l’implique, d’autant que le propos est mis en relation avec la deuxième signification que voici) et la communauté des philosophes, dans cette superbe phrase : « Nous ne pouvons pas raisonnablement espérer atteindre, en tant qu’individus, la philosophie ultime que nous poursuivons ; nous ne pouvons donc que la rechercher pour la communauté des philo-communauté des philo-communautésophes 36. » Ces significations ne sont pas inconciliables si l’on admet qu’est en réalité philosophe toute personne qui poursuit la science, Peirce considérant que la philo-sophie est une science, une science positive même. La réconciliation est plus difficile quand il écrit que la communauté peut s’étendre au-delà de la seule espèce humaine présente sur notre planète à toutes les espèces intelligentes 37. Cela devient impossible lorsque Peirce appose les termes de race et de communauté dans les manuscrits du début des années 1870 38. Le terme en tout cas est présent du début à la fin de l’œuvre de Peirce, ce qui tendrait à montrer qu’il ne s’agit pas d’une notion négligeable à ses yeux. Au demeurant le mot de communauté fait l’objet à la même époque d’études plus ou moins approfondies dans les sciences morales et politiques, chez Ferdinand Tönnies (1855-1936) notamment, mais aussi chez Émile Durkheim (1858-1917). Il pourrait être intéressant de savoir où Peirce a trouvé ce mot, ce qui n’a pas été possible ici. Il y a une connotation corporatiste à ce terme, du moins quand il est question des hommes de science. Mais si on peut comprendre la prégnance d’une telle connota-tion dans la pensée durkheimienne, qui s’inscrit dans un cadre intellectuel français (et pour partie allemand), on voit mal en revanche comment elle a pu apparaître dans

36. PEIRCE, 2002, p. 38, souligné par l’auteur.37. PEIRCE, 2002, p. 107.38. PEIRCE, 2002, p. 212. Ici, l’apposition est interprétée comme une synonymie ; mais peut-être

ne faut-il pas en tenir compte puisqu’il s’agit d’écrits non publiés par l’auteur.

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l’espace intellectuel américain. On admettra que, de toute façon, une mise en héri-tage ne lèverait que partiellement l’ambiguïté du terme chez Peirce. Ce qui ne revient pas à relativiser la remarque précédente puisque selon la signification qui est donnée au terme, c’est une Weltanschauung sociale qui se trouve engagée ici. Une extension Weltanschauung sociale qui se trouve engagée ici. Une extension Weltanschauunglarge indiquerait un rejet de « l’exception humaine » puisqu’en désignant l’ensemble des être intelligents on ferait perdre un peu plus le privilège de la pensée à l’homme, ce qui après tout est relativement compatible avec une certaine lecture d’Aristote. Une extension à peine moins large désignant tous les hommes renverrait à une conception du monde sociale « sans couture » et pour tout dire à une conception plus deweyenne. Enfin, une conception plus étroite correspondrait à une vision du monde en terme de division du travail, très présente chez de nombreux auteurs de la seconde moitié du XIXe siècle, qu’on songe par exemple à Karl Marx (1818-1883), à Max Weber (1864-1920) ou à Émile Durkheim. Il faut reconnaître que les propos de Peirce confir-ment tantôt l’une tantôt l’autre de ces conceptions et par la suite il faudra en dégager quelque chose de plus cohérent que ce qu’il a été possible de faire jusqu’à présent. Pour le moment puisque pour discuter on a besoin d’une endoxos, d’une opinion partagée, on peut prendre celle des partisans de l’éthique du discours en considérant que la commu-nauté désigne l’ensemble des personnes concernées.

Ici, il sera question du fonctionnement de la communauté, autrement dit des hommes entre eux. Il a déjà été dit l’importance pour la communauté de la connaissance de la réalité. C’est pour elle une question de vie ou de mort que de comprendre les régula-rités qui parcourent le monde : privée ou dépourvue de cette connaissance consciem-ment ou instinctivement, les aléas qui se jouent dans le monde pourraient bien être trop violents et conduire à son extinction. On a aussi cherché à montrer pourquoi sur la base de ces mêmes principes et de quelques autres qui viennent les compléter il importait selon Peirce de donner la priorité à la communauté sur l’individu. Il va s’agir à présent de montrer comment peut se faire en pratique ce passage de l’individu à la communauté. Il est certes cohérent de dire sur une base statistique que l’individu doit se sacrifier pour la communauté mais il n’est pas évident, d’une part, que les personnes connaissent suffisamment les probabilités pour comprendre un tel impératif et, d’autre part, qu’elles reconnaissent qu’il s’agit d’un devoir rationnel. L’objectif ici est donc de montrer comment Peirce conçoit les relations sociales autour de la question de l’instau-ration d’un consensus unanime sur ce qui est vraiment. Pour ce faire on passe par trois étapes : la théorie de la logicalité et de sa reconnaissance interindividuelle, la théorie de logicalité et de sa reconnaissance interindividuelle, la théorie de logicalitél’agapisme et enfin la théorie de la communication ou circulation des signes.

LA LOGICALITÉ ET SA RECONNAISSANCE INTERINDIVIDUELLE

Peirce ne définit jamais précisément la logicalité mais on peut comprendre ce concept à partir de ce qu’il en dit et de la conception de ses effets. La logicalité caracté-rise la personne qui a intégré consciemment ou tacitement l’idée que le monde est gros de régularités qu’on ne peut saisir que sur un mode probabiliste et qui à la fois mena-cent l’individu et doivent être connues par la communauté. C’est donc une personne prête à se sacrifier parce qu’elle sait que sa seule chance et celle de la communauté résident dans la mise au jour publique des réalités. Il s’agit, au sens de Peirce, d’une

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personne idéalement morale puisqu’elle vise ce qui constitue sans doute ce qui est la fin de l’humanité. Chez cette personne, la logicalité est le produit de l’exercice du contrôle de soi, comme le suggère la note déjà évoquée de l’article « Fondements de la validité des lois de la logique ». Le contrôle de soi est le pouvoir de l’ego sur lui-même sous la contrainte d’un non-ego qui est ici la norme. Il s’agit d’un pouvoir seulement inhibiteur. Concrètement il s’exerce sur nos habitudes que nous tentons d’orienter. Il faut donc corriger ce qui était écrit plus haut et dire que la logicalité ne peut être qu’une attitude consciente. Mais c’est dire du même coup qu’elle n’est pas donnée. On peut aisément le comprendre : Qui donnerait sa vie pour une quête aussi lointaine ?

On en vient ainsi au point le plus important (pour le présent sujet) concernant la logicalité. Peirce développe l’idée que tout un chacun est capable de reconnaître au fond de lui-même cette capacité par l’observation de sa pratique chez quelqu’un d’autre. Car ainsi qu’il a déjà été souligné, la pratique de la logicalité n’est pas donnée ; au contraire, il est probablement difficile pour une grande majorité d’humains de se soumettre aux conclusions de la théorie des probabilités et d’accepter de se sacrifier pour la communauté. En outre il est bien peu probable qu’un comportement soit réglé par une connaissance théorique des probabilités, point sur lequel Peirce n’opposerait aucune objection, lui qui, au moins dans la seconde moitié de sa vie, a clairement dit que la philosophie et la science ne pouvaient presque rien pour la conduite de la vie 39. Donc ce qu’écrit Peirce quant à la reconnaissance de la logicalité en autrui et en soi est d’une extrême importance pratiquement parlant. Mais la question se pose immédiatement de savoir comment cette contagion a commencé, qui a le premier fait preuve de logicalité, comme initié une imitation ou du moins une reconnaissance de la logicalité. Nous avons déjà en partie répondu à la question. L’initiative revient à celui qui fait preuve de contrôle de soi, à celui (ou à celle faudrait-il préciser) qui fait donc usage de sa liberté. Il témoigne alors de son amour pour la communauté et accepte de se sacrifier.

On peut comprendre pourquoi Peirce fait ici le lien avec la religion chrétienne : il décrit en effet la figure du prophète et même plus précisément celle de Jésus Christ – dans la Bible, le fils de Dieu qui donne sa vie sur la croix pour sauver les hommes, figure du dieu sauveur : « C’est parce que l’amour de ce qui est bon pour tous les hommes dans leur ensemble, soit le point de vue le plus large possible, est l’essence du christianisme, qu’il est dit que le service du Christ est la parfaite liberté 40. » Il s’agit bien d’un processus social puisqu’il se diffuse sur la base d’une reconnaissance inter-individuelle. Quant à la reconnaissance de la logicalité chez soi, elle est un peu comme la reconnaissance de la liberté chez Kant dans la célèbre histoire de cette personne qu’on menace de pendaison si elle se rend dans la maison où se trouve l’objet de son désir. Pour la logicalité, qui est justement aux yeux de Peirce une forme de liberté, c’est en gros la même chose : celui qui la reconnaît dans sa pratique chez autrui la reconnaîtra aussi chez lui, même s’il ne l’applique pas. Ce qui signifie entre autres que la logicalité est inscrite en chacun des hommes, probablement sous la forme de disposi-tions acquises par sélection naturelle, et qu’il dépend de nous de l’actualiser.

39. PEIRCE, 1995.40. PEIRCE, 2002, p. 94.

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L’AGAPISME

Dans la religion chrétienne, l’amour joue un rôle central, notamment dans la relation entre Dieu et les hommes. Mais pour comprendre cet amour, et pour comprendre ce qu’en dit Peirce, une distinction importante doit être introduite. Le grec possède deux termes pour parler de l’amour : philia et agapè. Le premier terme est le plus commun et le plus connu. Il s’utilise pour parler des relations amoureuses ordinaires mais aussi pour parler de l’amitié et d’une certaine attirance plus largement. Ainsi, par exemple, Aristote dans l’Ethique à Nicomaque pour parler de l’amitié. Cette racine, c’est une banalité, est très présente encore dans la langue française où elle marque l’attirance et le respect pour quelque chose. Pour les chrétiens, l’agapè est un terme beaucoup plus fort et concerne au premier chef l’amour de Dieu pour ses enfants, les hommes. Ici le terme marque plus une abondance voire même une surabondance qui ne se soucie pas d’une relation à double sens ; il est aussi le produit ou plus exactement l’expression d’une relation d’asymétrie, d’un rapport hiérarchique très inégal. Il serait impossible à l’homme de témoigner de l’agapè envers Dieu (d’ailleurs « Seigneur »).

Peirce ne conserve pas cette idée d’une relation inégale lorsqu’il utilise le terme. Et Peirce n’a presque aucune analyse des relations d’autorité, c’est une notion dont il use parfois mais qu’il ne travaille pas. Pourtant l’agapè, qu’on ne sait traduire que par le terme ambivalent d’amour, joue un rôle de premier ordre dans la cosmologie peir-cienne. C’est la théorie de l’agapisme ou « amour évolutionnaire » (evolutionnary love). Si cette théorie de Peirce nous intéresse particulièrement c’est d’abord parce qu’elle concerne les relations des hommes entre eux. Mais d’une part la position de Peirce pour savoir par où passe cet amour et comment il est dirigé n’est pas sans ambigüité, et d’autre part il importe de voir comment cette théorie est aussi une théorie dynamique comme le suggère l’expression d’amour évolutionnaire. Avant de s’engager, dans ces analyses il faut préciser un peu ce que Peirce entend par agapè. Il semble en effet n’en conserver que la dimension de surabondance. Comme il l’écrit lui-même, il s’agit d’un amour exubérance (exuberance love) auquel il donne le nom d’« Eros ». Il semble d’ailleurs que le terme marque le retour des sentiments en grâce dans le pragmatisme peircien, alors qu’ils avaient commencé par en être tenus en marge 41. Au contraire, on trouve dans l’article de 1893 une vision beaucoup plus enjouée, du moins positive, des sentiments, sur lesquels une attention nettement plus grande sera portée dorénavant par Peirce aux dépens parfois de la raison scientifique 42.

En outre Peirce considère que l’agapisme – ou plus exactement l’Eros que l’aga-pisme tient pour fondamental – joue directement contre la poursuite de l’intérêt personnel. Il ne mâche pas ses mots pour dénoncer l’économie politique tant dans ses positions théoriques que dans ses conséquences sur la société. Il s’oppose, cela a déjà été pointé, à l’idée que l’individu serait mû par la poursuite de son intérêt personnel alors que c’est un point central de l’économie politique classique du moins dans son développement au XIXe siècle et de l’économie néo-classique (ou marginaliste) dont

41. « […] rien ne refroidit plus qu’une explication scientifique », PEIRCE, 2002, p. 58.42. Voir « La philosophie et la conduite de la vie », dans PEIRCE, 1995.

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Peirce semble avoir eu connaissance 43. Il est assez compréhensible que la poursuite de l’intérêt personnel s’oppose à la théorie de l’agapisme puisqu’il s’agit d’un senti-ment totalement altruiste où chacun est prêt à soumettre son intérêt à celui d’autrui au point d’aller jusqu’à donner sa vie pour l’intérêt de la communauté, de la personnalité collective. Cela ne revient pas cependant à abandonner toute forme d’intérêt en tant que poursuite d’une fin, et Peirce écrit que l’agapisme est lui-même « purposed » 44. Cependant cet intérêt montre que l’on peut surseoir à un intérêt personnel plus immé-diat. C’est pourquoi Peirce ne rejette pas entièrement le travail d’analyse qu’il trouve dans le manuel d’économie politique qu’il prend pour exemple dans l’article de 1893. Comme cela a été souligné, il ne nie même pas qu’il puisse il y avoir un intérêt personnel. Ce contre quoi il se prononce, c’est d’abord l’idée selon laquelle il n’y aurait que l’intérêt personnel ; c’est ensuite l’idée que les hommes défendraient en tant qu’individus spontanément leur intérêt personnel ; c’est enfin l’idée que l’intérêt personnel doit primer sur celui de la communauté.

Cela étant, Peirce critique aussi la façon dont (ou le fait que) l’économie politique qui défend cette conception de l’intérêt personnel s’est imposée au XIXe siècle. Ce dernier est pour Peirce le « siècle de l’économie politique » (« the economical century »). Et comme beaucoup d’autres à la même époque, il voit dans la théorie darwinienne une extension de l’économie politique au domaine du vivant. Vu la critique que Peirce fait de l’économie politique, autant dire qu’il n’aime pas trop son siècle ! Sa revendication ailleurs d’un certain conservatisme 45, précisément adossé au sentimentalisme, permet de rendre raison au moins pour partie de ce sentiment partagé à la même époque par biens d’autres intellectuels et savants (Marx, Weber, Durkheim pour ne citer qu’eux).

L’agapisme est un processus de changement et même un processus évolutionnaire. À ce titre il prend place (comme forme authentique, au sens que Peirce donne à ce terme, i.e. un sens topologique) aux côtés de l’ananchisme et du tychisme dont il faut maintenant dire un mot. L’ananchisme est la théorie de la nécessité, la doctrine qui considère que le déterminisme 46 le plus stricte est partout à l’œuvre, et que ni le hasard ni la liberté n’ont d’existence dans le monde. Pour ses partisans, les nécessitariens, un mécanisme strict (non-probabiliste) gouverne le monde tant sur le plan physique que sur le plan psychique. C’est une forme dégénérée de l’agapisme et il n’en existe qu’une seule forme (première forme de dégénérativité). Peirce est très critique à l’égard de la théorie de la nécessité pour de multiples raisons, dont certaines ont déjà été partielle-ment évoquées.

Le tychisme est la seconde forme dégénérée de l’agapisme, il en existe donc deux sortes. D’une manière générale le tychisme se caractérise par la prise en compte du

43. Par la lecture de Antoine-Augustin Cournot (1801-1877) notamment – en témoigne le calcul concernant la prime d’assurance dans les conférences de Harvard où est mobilisé le calcul différentiel à la manière des marginalistes.

44. PEIRCE, 1998, p. 352 sq.45. Voir « La philosophie et la conduite de la vie », dans PEIRCE, 1995 ; le conservatisme de Peirce

se caractérise notamment par un certain mépris de la raison dans la conduite de la vie, au profit des sentiments (d’où le sentimentalisme) qui seraient de bien meilleurs guides.

46. Peirce semble signifier par ce terme une application étendue du principe de causalité (pas d’effet sans cause).

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hasard (comme son nom l’indique) et donc des probabilités. Peirce revendique parfois pour lui-même ce tychisme et mobilise à ce propos une théorie relativement originale des probabilités. Dans le cas du tychisme tout est affecté par la probabilité, les lois elles-mêmes ou encore les figures géométriques (et donc leurs définitions). Cepen-dant Peirce pense que les probabilités posent une question sur le long terme, en ce sens que la part d’aléa diminue avec le temps. Certes les phénomènes connaissent une certaine dispersion mais elle va en se réduisant au fur et à mesure. Cela signifie qu’il y a une tendance des choses dans le monde à prendre des habitudes et à être de plus en plus fixées, cette tendance relevant de la tiercéité. On voit que Peirce prend en considération la nature aléatoire des phénomènes (et pas seulement comme défaut de notre connaissance) mais que la part d’aléa doit rester « domesticable », comme l’a indiqué Ian Hacking 47. Néanmoins l’idée demeure que le tychisme est un évolu-tionnisme au sens d’une théorie qui voit dans les réalités des choses orientées. L’agapisme est aussi une forme d’évolutionnisme, la forme authentique qui compte donc trois variantes. Il est donc aussi orienté vers une fin (purposeddonc trois variantes. Il est donc aussi orienté vers une fin (purposeddonc trois variantes. Il est donc aussi orienté vers une fin ( ). Au cours de cette purposed). Au cours de cette purposedévolution, les personnalités individuelles (qui ont le statut que l’on sait) se fondent dans une personnalité collective au moyen de la communication. Chacun n’étant rien de plus que des conceptions (qui sont elles-mêmes des généralités-continuités), en déve-loppant de manière publique ces conceptions, tend donc à se dissoudre, à n’avoir plus rien en propre. Mais cette fin n’est atteinte que si les individus poursuivent des fins générales, et d’abord des fins de connaissance, avant de poursuivre des fins strictement individuelles. Or ce geste caractérise précisément l’agapisme : faire passer les intérêts d’autrui avant les siens propres. La fin qui est visée est en outre celle d’une totale déter-mination des significations et donc des habitudes orientées vers l’action. C’est-à-dire qu’il s’agirait d’un état où les actions entreprises seraient toujours ajustées à leurs fins (bonnes actions). Tout le vague de la signification serait en effet supprimé. L’agapisme montre donc l’importance de la communication et c’est pourquoi il faut se tourner vers la question de la circulation des signes.

LA CIRCULATION DES SIGNES

Il s’agit ici de la question des interactions entre les agents, interactions qui sont essen-tiellement conçues par Peirce comme des interactions langagières, même s’il y a des cas à part et même, surtout, si l’analyse vaut plus largement. Puisque les mots qui compo-sent le langage sont des signes, c’est donc vers la sémiotique peircienne qu’il faut main-tenant se tourner. Pour des raisons pratiques on s’est concentré sur les aspects les plus en rapport avec la perspective des rapports sociaux et politiques. Que se passe-t-il dans une interaction sociale, i.e. dans une interaction entre un émetteur et un récepteur ?

Dans une telle configuration on peut dire que l’interprétant et l’interprète sont la même personne. Ce corrélat en effet auquel renvoie le signe, ce pour (to) quoi il est signe est l’interprétant mais il pourrait bien être une pensée subséquente chez la même personne. Or dans le cas présent cette personne est différente. C’est pourquoi ici on ne

47. HACKING, 1990.

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distingue pas l’interprète de l’interprétant. Cela a pour conséquence que l’émetteur et l’interprète sont liés dans cette interaction de manière étroite. Peirce va jusqu’à parler de la fusion des deux esprits dans ce qu’il nomme un « commens » 48, qu’on pourrait traduire depuis le latin par esprit commun. Il faut bien comprendre que la référence à l’interprétant est tout à fait essentielle au signe (comme signe général ou symbole), que cet interprétant soit précisément désigné ou non. Ainsi quand l’interprétant est une personne autre, la personne qui émet des mots et celle qui les perçoit se trouvent impli-quées ou prises dans un même signe (lui-même composé de plusieurs signes). D’où cette image que prend Peirce des flux de signes qui se déversent d’un esprit dans un autre, ce qui était convoqué plus haut sous le nom de circulation des signes. Ce flux est en fait la fusion des individus dans des continua qui sont l’essence de la commu-nauté. D’où aussi cette conception de la sociologie comme pneumatologie, c’est-à-dire comme sciences des âmes 49.

La référence que comporte le signe vers un interprétant est une relation de sugges-tion et Peirce indique qu’elle est l’objet d’une science qui trouve sa place à côté de la logique (formelle) et de la grammaire formelle, à savoir la rhétorique formelle. Mais bien peu est dit sur celle-ci. On peut comprendre toutefois que la transmission d’une idée passe par des moyens de conviction et de persuasion comme les a étudiés par exemple Aristote dans La Rhétorique. Chez Peirce, il faudra se contenter de règles terminologiques et de l’idée d’une force intrinsèque des idées et des mots, notamment ceux de justice et de vérité 50. Ici transparait clairement l’idéalisme objectif (reven-diqué) de Peirce : les idées font bien avancer le monde, et même le monde social.

En lien avec cette idée il faut en évoquer une autre sur le processus d’assertion. Peirce fait remarquer qu’asserter quelque chose c’est aussi prendre un engagement sur la vérité de ce qu’on dit, un peu comme dans un serment 51la vérité de ce qu’on dit, un peu comme dans un serment 51la vérité de ce qu’on dit, un peu comme dans un serment . Former un jugement publi-quement c’est donc s’exposer à des sanctions sociales dans le cas où ne serait pas fait ce qui a été dit ou dans le cas d’un mensonge. On entre ici dans la mécanique qui explique sans doute la force des idées expliquées précédemment. Du fait de la nature de l’asser-tion la vérité et la justice peuvent progressivement s’imposer au gré des interactions sociales. L’idéalisme n’est pas désincarné (platonicien), il est à visage humain pour paraphraser Putnam, même si la vérité n’est pas individuelle (méthode a priori, relati-visme). En outre ce mécanisme de l’assertion fonctionne par une sorte de participation de l’interprète de l’assertion, autrement dit celui-ci a aussi un rôle à jouer, à savoir celui de faire d’abord confiance à l’émetteur. La croyance vient donc avant le doute (c’est un des piliers de la pensée pragmatiste qu’on retrouve ici). Cela explique qu’il puisse y avoir sanction puisque quelqu’un a été trompé qui peut donc plus légitimement infliger un blâme en retour. On constate donc encore une fois qu’il y a un enchevêtrement entre la connaissance et l’éthique, ici autour du cas de l’assertion.

Il convient à présent de nuancer un peu ce qui a été dit plus haut à propos de la nature langagière de l’interaction sociale ou intercommunication. Peirce considérant

48. PEIRCE, 1998, p. 478.49. PEIRCE, 1992, p. 246.50. PEIRCE, 1998, p. 308 et p. 343.51. Voir par exemple le fragment que l’on trouve dans PEIRCE, 2003, p. 147-148.

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que tout ce qui est de l’ordre de la pensée est un signe, il s’ensuit notamment que les sentiments eux-mêmes sont des signes 52. Par conséquent la situation de circula-tion des signes peut aussi être une situation de circulation des sentiments (mais aussi des émotions par exemple). Certains passages concernant la religion montre que la communauté existe aussi par les sentiments et les émotions qu’elle partage 53. De même dans l’inter communication, des idées sont suggérées par des signes qui ne sont pas proprement des mots mais peuvent être simplement des traits de visage ou des into-nations. L’idéalisme peircien n’est pas un intellectualisme et les idées ont aussi une dimension concrète, voire charnelle, Peirce dirait instinctive. Passons maintenant au rôle que Peirce prête aux institutions dans la diffusion des connaissances.

LA PART DES INSTITUTIONS

On a vu comment la vérité peut émerger selon Peirce des interactions sociales et comment la communauté partage la connaissance qu’elle acquiert progressivement. Reste qu’une société, ce ne sont pas seulement des individus, ce sont aussi des institu-tions, des entités sociales caractérisées par une certaine permanence et qui s’imposent aux humains. Précisément chez Peirce les institutions n’ont pas toutes le même effet ni la même nécessité, autrement dit toutes ne contribuent pas dans le même sens à l’émer-gence de la vérité. Trois institutions ont été ici retenues en raison de leur rapport avec la problématique générale : l’État, l’Université et dans une moindre mesure la Religion. Ici encore on a tenté de rassembler tout ce que Peirce semble avoir dit d’essentiel sur chacune de ces institutions puis de dégager une ligne directrice la plus cohérente possible avec ses propos. Mais il faut dire clairement que le traitement qu’il réserve à chacune est très inégal, dans un ensemble de propos sur les institutions qui n’est déjà pas très fourni, en tout cas sans commune mesure avec le reste de sa philosophie.

L’ÉTAT

L’État chez Peirce, et conformément à une certaine vision libérale dont il a déjà été question, n’a pas bonne presse. D’autant moins qu’il est question de la connaissance et de l’accès à la vérité. Un article est fondamental pour comprendre la conception que Peirce se fait de l’État, c’est « Comment se fixe la croyance ». C’est d’ailleurs le seul article où il est question de l’État en tant que tel. Peirce n’entre pas dans le détail de ce qu’est l’État, ni même dans son organisation ou son fonctionnement. Il prend l’État comme un tout uniforme et monolithique. Il faut dire que dans cet article, il est ques-tion de l’État dans la partie qui concerne la méthode d’autorité et qu’il est alors mis dans une sorte d’équivalence avec l’Église catholique et son inquisition. En réalité, ce qui intéresse Peirce ici c’est le rôle de l’autorité étatique dans la fixation des croyances, autrement dit dans l’enquête vers la vérité. Or de ce point de vue on peut dire que l’État

52. PEIRCE, 2002, p. 56-60.53. PEIRCE, 1992, p.184-185.

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use de deux stratégies qui toutes deux jouent négativement dans la recherche de la vérité en ce qu’elles fixent effectivement les croyances (comme le ferait la réalité) mais en fonction d’un critère qui dépend de lui : l’État est à la fois juge et partie pour ainsi dire. Le premier canal par lequel passe l’autorité de l’État avec pour effet d’empêcher l’évolution des croyances, c’est la limitation de l’expérience : restriction des moyens, interdiction de procéder à certaines expérimentations. Dans ce cas l’État coupe les individus de l’expérience sensible qui pourrait faire changer leurs pensées. Mais c’est surtout l’autre moyen qui caractérise l’autoritarisme de l’État, à savoir la limitation drastique, et par la force et la menace, de la circulation des idées.

En d’autres termes il est question ici de censure à très large échelle et d’inculcation de vérités établies par l’usage de la violence physique et symbolique. L’autorité publique censure certains ouvrages et empêche les hommes de communiquer leurs opinions ; il espère par là éviter que les sujets soient confrontés à des opinions différentes, confron-tation qui pourrait les amener à revenir sur les croyances que l’autorité cherche préci-sément à leur faire adopter afin de garder sa positon dominante. Il faut bien dire que c’est une vision presque totalitaire de l’État et pas très subtile que propose Peirce. Sans doute a-t-il plus à l’esprit les empires qu’il prend explicitement en exemple ou l’Église catholique dont il traite aussi dans le développement sur la méthode d’autorité (Peirce avait été très marqué par la reconnaissance de l’infaillibilité papale au sein de l’Église 54), que l’État américain de son époque. En fait ce que vise Peirce ici ce sont tous les groupes sociaux dont les membres s’accordent par sympathie et qui font prévaloir en recourant jusqu’à la force leurs intérêts sur ceux du plus grand nombre (qui, selon Peirce, accepte cette situation) : clergés, corporations, etc. Ces groupes jouent donc contre la communauté au sens le plus large (dans cet article de 1878 la communauté désignerait plutôt l’ensemble de l’espèce humaine). Ce n’est cependant pas le cas de toutes les institutions comme le montre le cas de l’Université.

L’UNIVERSITÉ ET LA RECHERCHE

L’Université sera ici considérée à la fois dans sa dimension d’institution de recherche et dans sa dimension d’institution d’enseignement. La relation historique de Peirce à l’Université fût assez singulière puisque fils d’un universitaire, chercheur toute sa vie et ami d’universitaires parmi les plus renommés, il passera pourtant l’essentiel de sa vie en marge de l’Université et n’obtiendra jamais un poste fixe. Cependant il n’a aucun mépris pour l’Université bien au contraire. Il semble que Peirce ait été très intéressé par les questions de pédagogie. Il dit par exemple dans l’une de ses conférence « dans tous les ouvrages de pédagogie que j’aie pu lire – et il y en a beaucoup, et de gros et lourds... 55 ». Et l’Université semble devoir être le lieu privilégié de l’« éducation libé-rale » qu’il appelle de ses vœux 56. Or cette éducation ressemble beaucoup à la pratique

54. PEIRCE, 2002, p. 226 (note a).55. PEIRCE, 2003, p. 295.56. Par exemple PEIRCE, 1992, p. 210 sq.

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d’un scientifique de laboratoire, par exemple celle d’un chimiste. Il est important de noter que contre une certaine idée hyperempiriste de l’éducation, Peirce prône une voie qui n’est ni celle de la pratique pour la pratique ni celle d’une inculcation massive de connaissances mais celle de l’adoption contrôlée d’une logique d’enquête 57. En utili-sant une expression de Peirce et en lui donnant une plus grande extension, on pourrait dire qu’il s’agit pour l’étudiant et pour le chercheur de maîtriser une « économie de la recherche ». Peirce dit lui-même que l’homme de science doit avoir la « sagesse de l’homme d’affaires 58 ». Étant donné le côté paradoxal de ces propositions, il convient de dire d’abord ce que Peirce entend par économie de la recherche 59.

Il s’agit de mener une enquête scientifique en faisant un choix judicieux des hypo-thèses et des expériences, en prenant en considération le temps, la facilité et le coût de la mise à l’épreuve des hypothèses formulées pour répondre à un phénomène surpre-nant. On remarque donc que cette économie est une économie morale pour reprendre le terme forgé par Edwar Palmer Thompson (1924-1993) 60, c’est-à-dire qu’elle implique un certain nombre de valeurs qu’on s’accorderait aujourd’hui à dire épistémiques, et ne se réduit pas à l’application d’un algorithme comme cherchait à le montrer Rudolf Carnap (1891-1970) 61. Il s’agit bien d’une maîtrise pratique et donc d’une logique pratique ou, pour parler comme les sociologues, d’un métier. Aussi la comparaison avec l’homme d’affaire perd-elle un peu de son effet paradoxal. Il existe certes une dimension étroitement économique de la recherche et Peirce ne nie pas l’existence d’un intéressement pour l’argent, mais l’économie de la recherche n’y est pas réduc-tible : contre l’économisme, c’est-à-dire au fond la réduction de tout intérêt à l’intérêt individuel, le chercheur défend une universalité de la connaissance et une primordia-lité de la communauté sur son prestige individuel, à la manière des scolastiques dont Peirce loue le dévouement désintéressé 62. L’intérêt de l’homme de science est d’abord un intérêt pour la vérité universelle. Et Peirce s’oppose très fortement sur ce point comme sur d’autres à Karl Pearson (1857-1936) qui dans sa Grammaire de la sciencedéfend la thèse que la science a entre autres pour objectif de permettre la stabilité de l’ordre social 63. Alors qu’il cherche généralement à éviter la polémique, du moins le prétend-il, Peirce critique sévèrement cette conception qu’il trouve par ailleurs assez typiquement britannique. En outre l’économie de la recherche donne à voir ce qui distingue une pratique méthodique d’une pratique empirique (et donc respectivement les types d’éducation) : il ne s’agit pas d’une différence radicale mais d’une distinction entre une pratique consciente et contrôlée de l’enquête et une pratique anarchique où aucun contrôle ou auto-contrôle n’est utilisé pour introduire un ordre dans l’expéri-mentation des hypothèses, sans doute d’ailleurs pas suffisamment clarifiées.

57. PEIRCE, 1995, p. 241-242.58. « Laws of Nature », dans PEIRCE, 1998.59. CHAUVIRÉ, 2005.60. THOMPSON, 1971.61. Rapporté dans PUTNAM, 2004, p. 39-40.62. PEIRCE, 2002, p. 137.63. PEIRCE, 1998, p. 57 sq.

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LA RELIGION

La dernière institution dont il va être question ici avant de conclure est la Religion ou plutôt vaudrait-il mieux parler de l’Église. Car de ce point de vue, il semble qu’il faille faire une distinction entre l’autorité prenant en charge un culte et la commu-nauté des croyants. La première est très critiquée par Peirce, alors que la seconde est valorisée. Le geste pourrait être qualifié de protestant (par opposition à catholique) et Peirce était effectivement un baptiste profondément croyant ; mais dans ce cas il ne faudrait pas y voir un schème présent à tous les niveaux de la philosophie de Peirce. Il écrit en effet que sa conception de la vérité, qui tient quand même une place non négligeable dans sa théorie générale, est à l’opposé de la conception protestante parce qu’elle met l’accent sur la dimension publique et universelle de la vérité par opposition à une conception privée.

Quoi qu’il en soit lorsqu’il est question de l’Église, c’est généralement une critique négative que formule Peirce. Le point porte le plus souvent sur la dimension autoritaire de l’institution. C’est d’abord un autoritarisme dans la fixation de la croyance puisque l’Église est l’institution paradigmatique de la méthode d’autorité : sa représentation est celle d’un clergé qui impose ses intérêts au plus grand nombre et qui empêche une mise en question des croyances établies par la mise à l’Index d’ouvrages prônant des idées différentes des dogmes, qui met en place une inquisition pour poursuivre les hérétiques et qui par dessus tout pense qu’il y a des dogmes, c’est-à-dire des croyances ultimes et non-faillibles qu’il faut couvrir de toute l’autorité possible. Ces méthodes peuvent bien fixer les croyances et certains réalistes pourraient bien s’en satisfaire qui n’espèrent qu’un consensus universel 64, mais elles s’opposent clairement à la méthode scientifique parce que comme il a été dit l’autorité est ici juge et partie : elle dit ce qui est vrai et est le seul critère du vrai. Bref, elle ne peut se tromper puisque par définition ce qu’elle dit est la vérité. En lien avec cela, Peirce décrit l’autoritarisme moral dont fait preuve l’Église ou dont elle a fait preuve par le passé. Ainsi dans un ensemble de propos sur David Hume (1711-1776), il parle en ces termes de l’Église au XVIIIe siècle :

« They went to church, because doing so set a good example to the people, and so tended to maintain the supremacy of the upper classes. That was commonly regarded among university graduates as the chief function of the church ; and consequently, anything that tended to weaken the church awoke in such men horror and dread 65anything that tended to weaken the church awoke in such men horror and dread 65anything that tended to weaken the church awoke in such men horror and dread . »

Autre part, il écrit que la moral chrétienne, du moins à ces débuts, était la plus into-lérante qui soit : « la chrétienté, qui est la plus terriblement sincère et la plus intolérante des religions... 66. » Sous cet angle l’institution religieuse est un frein au développe-ment et à l’évolution. On comprend donc qu’elle soit blâmée : elle empêche que les idées circulent et que les bonnes habitudes se prennent, elle empêche tout simplement

64. PEIRCE, 2002, p. 143.65. PEIRCE, 1998, p. 6866. PEIRCE, 2003, p. 52.

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l’adoption optimale de la « raisonnabilité concrète ». Mais la Religion comme insti-tution c’est aussi la communauté des croyants, et de ce point de vue elle reçoit les louanges de Peirce. Car alors ce qui importe, c’est la communion et la circulation des signes, surtout des sentiments. Cette communion serait en quelque sorte le lieu de la pratique de l’agapisme comme amour de son prochain. Dans « The Order of Nature 67 », il conclut que malgré ces divergences, ce qui importe le plus est de pouvoir participer avec les autres croyants à l’office religieux. En ce sens donc la Religion comme institution favorise l’activité communautaire, elle contribuerait positivement à l’émergence des universaux. En d’autres termes, Peirce veut maintenir et même appelle de ses vœux la formation d’une communauté religieuse qui prendrait la forme de cette communauté idéale de prière, et qui serait débarrassée de l’aspect autoritaire de l’institution religieuse 68.

LISTE DES RÉFÉRENCES

CHAUVIRÉ (Christiane), 2005, « L’économie de la recherche chez C. S. Peirce », Revue de méta-physique et de morale, n° 3, p. 391-402.

HACKING (Ian), 1990, The Taming of Chance, Cambridge, Cambridge University Press.PEIRCE (Charles S.), 1992, The Essential Peirce, vol. 1, Bloomington, Indiana University Press.PEIRCE (C. S.), 1993, À la recherche d’une méthode, Perpignan, Presses universitaires de

Perpignan.PEIRCE (C. S.), 1995, Le Raisonnement ou la logique des choses, Paris, Le Cerf.PEIRCE (C. S.), 1998, The Essential Peirce, vol. 2, Bloomington, Indiana University Press.PEIRCE (C. S.), 2002, Œuvres I – Pragmatisme et pragmaticisme, Paris, Le Cerf.PEIRCE (C. S.), 2003, Œuvres II – Pragmatisme et sciences normatives, Paris, Le Cerf.PUTNAM (Hilary), 2004, Fait/Valeur. La fin d’un dogme, et autres essais, Paris, Éditions de l’Éclat

(Tiré à part).THOMPSON (Edward P.), 1971, « Moral Economy of the English Crowd in the Eighteenth

Century », Past & Present, n° 50, p. 76-136.

67. PEIRCE, 1992, p.184-185.68. PEIRCE, 1992, p.184-185. Cet article prolonge des travaux commencés à l’occasion d’un

mémoire de master sur la philosophie politique et sociale de Peirce à l’université de Paris 12 (2009).