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LE PROBLÈME DES CLASSES SOCIALES EN AFRIQUE ÉQUATORIALE Author(s): Jean-Claude Pauvert Source: Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 19 (Juillet-Décembre 1955), pp. 76-91 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40688927 . Accessed: 12/06/2014 19:04 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Cahiers Internationaux de Sociologie. http://www.jstor.org This content downloaded from 91.229.229.44 on Thu, 12 Jun 2014 19:04:21 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

LE PROBLÈME DES CLASSES SOCIALES EN AFRIQUE ÉQUATORIALE

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LE PROBLÈME DES CLASSES SOCIALES EN AFRIQUE ÉQUATORIALEAuthor(s): Jean-Claude PauvertSource: Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 19 (Juillet-Décembre1955), pp. 76-91Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/40688927 .

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LE PROBLÈME DES CLASSES SOCIALES EN AFRIQUE EQUATORIALE

par Jean-Claude Pauvert

La constitution des classes sociales dans les pays « sous-déve- loppés » ne peut se comprendre, comme l'a rappelé G. Balandier (1), que dans le cadre des relations entre sociétés globales. Or la prin- cipale caractéristique des études consacrées à la stratification actuelle des sociétés négro-africaines est qu'elles utilisent géné- ralement le terme de classe sans effectuer la référence nécessaire à ce contexte élargi. C'est le cas des travaux sur l'Ouest africain, critiqués dans une étude récente (2), comme de ceux qui ont porté sur l'Afrique Equatoriale ou Centrale (3).

L'attitude et la méthode de ces observateurs rappellent celles des sociologues américains qui, influencés par Y American Dream, ne discernaient que des ensembles de statuts (surtout socio- économiques) définis par des caractéristiques individuelles dans le cadre d'une société homogène. L'idéologie assimilationiste a eu les mêmes conséquences (4), malgré la mise en garde de Marx, qui avait précisé dans « Le 18 Brumaire » que pour définir une classe il ne suffit pas « d'additionner des hommes de même condition comme des pommes de terre dans un sac ». L'analyse

(1) Cf. Sociologie de la colonisation, in Cahiers internationaux de Sociologie, 17, 1954, pp. 30-31.

(2) Cf. P. Mercier, Aspect des problèmes de stratification sociale dans POuest africain, in Cah. intern, de Sociologie. 17, 1954, pp. 47-65.

(3) Citons seulement : Mernier (J.) The evolution of african society in the Belgian Congo, in Zaïre, 2, 8, oct. 1948, pp. 835-868), qui distingue sept « classes » d'après le degré de développement. Nicolas, au Cameroun, établit la classification suivante : une société intacte, une société à demi modifiée par les contacts avec les Européens, une société plus évoluée, une classe de semi-évolués, une autre d'évolués, une « sorte de plèbe » industrielle et commerciale et des « individus voulant vivre à l'Européenne ».

(4) Ce rapprochement n'est pas fortuit ; la psychologie sociale américaine croit à un « conditionnement par 1 intérieur », du fait qu'elle reste engagée dans sa propre culture ; de même, de nombreux chercheurs ont eu tendance à aborder le problème des classes sociales dans les pays sous-déyeloppés sans mettre en question le principe même de l'assimilation progressive des individus, sans qu'intervienne une dynamique des groupements considérés dans leurs relations avec les sociétés extérieures.

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de la stratification des sociétés négro-africaines semble avoir été dominée par le souci de constater, comme in vitro, la pénétration progressive de la civilisation industrielle occidentale dans des popu- lations considérées en une certaine manière comme des éponges. Cette position ethnocentrique a motivé la description de « strates » ou de « classes » (les deux notions étant à tort confon- dues) constituant en fait des catégories nominales, et non la rçcherche de types de groupements dont seraient explicitées les formes de participation à la configuration générale des relations entre colonisateurs et colonisés, et entre sociétés globales. La multiplicité et la complexité des incidences de l'économie moderne sur les structures sociales africaines commencent seulement à être analysées sur un plan conceptuel relati viste (1).

Cet élargissement nécessaire des perspectives apparaissait déjà dans des analyses comme celles de J. Dresch (2), qui a recher- ché au sein des sociétés négro-africaines l'expression d'un véri- table système de classes, en mettant l'accent sur l'antagonisme d'un paysannat dégradé et d'un prolétariat en plein développe- ment, susceptibles d'avoir une conscience de classe commune avec les prolétariats extérieurs (3). Mais la question reste posée de savoir dans quelle mesure le prolétariat intérieur se différencie réellement dans le cadre de la société globale, en tant que forme de groupement supra-fonctionnelle, d'un « paysannat » et d'une « élite » ; en fait, dans une perspective marxiste, les différences de classe, à l'intérieur des pays dépendants, ne sont pas un fac- teur primaire, et seule compte pendant une période transitoire l'opposition des pays dépendants et des pays capitalistes.

(1) Un colloque récent du Bureau international de recherche sur les implications sociales du progrès technique a permis à ce sujet une première mise au point. Cf. Bulletin International des Sciences Sociales, UNESCO, 6, 3, 1954.

(2) Cf. J. Dresch : La prolétarisation des masses indigènes en Afrique du Nord, in Fin de Vére coloniale. Édit. de Clermont, pp. 57-59.

(3) G. Balandier avait également noté les « problèmes que suscite l'apparition de catégories sociales comparables à des classes et les rapports antagonistes qu'elles entretiennent » (in Conséquences sociales du Progrès technique dans les pays sous-développés, La Sociologie contemporaine, UNESCO, vol. 3, 1, 1954-1955, p. 30). Mais ces oppositions signalées parO. Balandier également dans un autre article (La situation coloniale, in Cah. intern, de Sociologie, 11, 1951, p. 70) entre citadins et ruraux, évolués et masse, jeunes et vieux, manifestent des situa- tions de crise qui sont susceptibles de variations d'intensité en fonction des rela- tions de ces catégories avec la société dominante. Au Congo Belge, Gilles de Peli- chy a également distingué deux « sociétés » juxtaposées : celle de l'homme cla- nique, essentiellement terrienne et traditionnelle, caractérisée par l'organisation clanique et l'indépendance économique, et celle qui est formée des ouvriers agricoles ou industriels prolétarisés (1/10 de la population). Cf. L'homme cla- nique et le prolétaire en Afrique Noire, in Économie et humanisme, 2, 3, avril- juin 1949, pp. 38-51. P. Naville de son côté estime qu'au milieu des 90 millions d'habitants de l'Afrique Noire, masse essentiellement rurale, on compte 5 millions de salariés, parmi lesquels 1.500.000 prolétaires constituent «le noyau fonda- mental de la classe ouvrière africaine » (Données statistiques, in Le travail en Afrique Noire, numéro spécial de « Présence Africaine », 1952, p. 313).

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L'opinion émise récemment par L. S. Senghor n'est pas fonda- mentalement opposée à cette thèse marxiste, tout au moins en ce qui concerne la période actuelle ; elle exprime la nécessité de poser en termes différents les problèmes politiques et économiques de P Outre-mer ; par exemple, le socialisme « n'est valable que pour la France » ; aussi bien « n'y a-t-il pas, en Afrique du Nord et en Afrique Noire, de classes à proprement parler : il n'y a pas de différences sociales fondées sur la fortune ; il y avait, il y a des castes qui répondent à des idées religieuses.... Il n'y a donc pas à supprimer des classes qui n'existent pas encore, mais une certaine infériorité des Territoires d'Outre-Mer, partant des autoch- tones, une inégalité qui tient non pas à la différence des classes, mais à la coexistence d'une métropole et de pays dépendants (1) ». Ainsi se trouve nié le problème des classes, priorité étant accor- dée au problème national dans le contexte des relations caracté- risées par la situation nationale. Ce qui confirme, dans l'instant, la thèse marxiste (2).

Il semble ainsi, en résumé, que l'approche du problème de la naissance de classes sociales en milieu africain soit conditionnée par :

a) l'adoption d'une attitude objective et relativiste, excluant toute préconception idéologique (liée par exemple au critère du degré d'occidentalisation) ;

b) l'utilisation multidimensionnelle des facteurs de diffé- renciation dus tant aux caractéristiques culturelles locales qu'au procès d'industrialisation et de colonisation et qu'à leurs com- binaisons ou oppositions, soit au sein de la société globale, soit dans le cadre élargi des relations entre sociétés globales ;

c) la recherche des formes de sociabilité et des types de grou- pements déterminés par l'action de tous ces facteurs, et de leurs corrélations possibles, ainsi que des superstructures éventuelle- ment caractéristiques des classes.

Il doit être ainsi possible de repérer l'existence ou la formation d'attitudes collectives susceptibles de structurer des modes de participation à la configuration générale des relations entre sociétés globales, seul contexte pouvant favoriser la naissance de « consciences de classes ».

(1) L. S. Senghor : L'avenir de la France dans l'Outre-Mer, Revue de Poli- tique Étrangère, 19e année, 4, oct. 1954, p. 421.

(2) A propos de la première étape de la révolution chinoise, et citant Lénine, J. Staline insiste sur le fait que les différences de classes à l'intérieur des pays dépendants ne sont pas un facteur primaire, et que seule compte l'opposition pays dépendants-pays capitalistes, avant l'opposition prolétariat-bourgeoisie. Principes qui semblent correspondre à la tendance actuelle des pays dépendants qui font passer la question nationale et raciale avant les luttes entre groupes socio-économiques et socio-professionnels. Encore convient-il de tenir compte des relations entre ceux-ci et les sociétés extérieures.

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* * *

Les classes sociales actuelles de notre société européenne se sont constituées sur la base d'une stratification non seulement économique, mais aussi historique, politique, juridique et cultu- relle. Il est également indispensable de tenir compte, en ce qui concerne les sociétés négro-africaines, des facteurs de division qui leurs sont propres, c'est-à-dire des structures sociales tradi- tionnelles (1) ; il est inutile de rappeler longuement ici les corres- pondances établies par Durkheim entre la stratification sociale, les catégories logiques et le système cosmogonique (2), et il suffit de mentionner la confirmation apportée à cette thèse par M. Griaule. A l'appartenance ethnique est attaché tout un ensemble de coutumes, rôles, types de groupements, préjugés, conceptions religieuses dont l'influence est susceptible de s'exer- cer à tous les paliers d'une stratification établie selon d'autres critères, tels que la profession, le revenu, l'instruction parfois considérés comme caractéristiques de l'appartenance à une classe dans le milieu européen (3) et qui ne sont que certains aspects à la fois de l'impact occidental et des réactions qu'il suscite en Afrique.

Les professions et la division du travail - Le travail tel qu'il est conçu dans les sociétés occidentales, et la répartition sociale

(1) J. Dresch, par exemple, a tenu compte de ces implications dans son analyse des rapports entre les différentes strates de certaines sociétés africaines et la société dominante : « Après les paléonigritiques les civilisations plus récentes, généralement conquérantes, ont introduit surtout de nouvelles formes d'organisation sociale et politique, l'inégalité sociale (castes) et la domination politique. La constitution des grands empires néo-soudanais, ou du Bénin, a eu, plus ou moins, pour résultat une dissociation économique et sociale ; les anciens occupants paléonigritiques restaient maîtres de la terre, conservant ainsi une influence religieuse, mais étaient attachés à la culture de la terre pour le compte de féodaux hiérarchisés, ou du roi et de son administration. La culture devenait ainsi une occupation inférieure.... L'Europe s'est ensuite appuyée sur les conqué- rants et sur les cadres politiques qu'ils constituaient. » (Cf. L'occupation du sol en Afrique Occidentale et Centrale, in Symposium intercolonial de Bordeaux^ 1952, Delmas Imp., pp. 93-94.) De même, au Gabon, au Congo et au Cameroun, certaines tribus se sont faites les intermédiaires entre les populations de l'intérieur où étaient recrutés les esclaves, et les Européens, la hiérarchie coutumière se trouvant au surplus renforcée dans ces groupements du fait qu'ils participaient au circuit économique de la traite, dont les chefs étaient les premiers bénéfi- ciaires.

(2 Cf. Les formes élémentaires de la vie religieuse, pp. 13-17. (3 Mous avions eu I occasion de rencontrer a Douala un jeune cnauneur ae

camion, de race Bamiléké, recensé au nombre de ceux que certains observateurs appellent les « prolétaires détribalisés ». Six mois après, nous le retrouvâmes dans sa région d'origine : il était le chef reconnu d'un groupe coutumier (Fong), prêtre-roi d'une communauté tribale de plus d'un millier d'individus. Il est vrai que les Bamiléké constituent l'un des exemples les plus nets d'adaptation à I économie européenne, d'une société africaine encore parfaitement structurée. Cf. notre travail en préparation sur Mobilité et participation sociale : les Bamiléké du Cameroun.

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du travail liée éventuellement à la constitution de groupements professionnels, ont été introduits en Afrique par les Euro- péens.

Sans doute avant la période coloniale une partie de la pro- duction était-elle assurée par des catégories définies, du type caste (les forgerons, les tisserands), certaines tâches étant répar- ties par ailleurs entre des groupes d'âge, ou familiaux, ou reli- gieux, ces stratifications étant d'ailleurs correspondantes. Mais au sein de ces structures archaïques, la production et la consom- mation étaient organisées dans le cadre local de la tribu, du clan, ou de la famille étendue, en fonction d'une solidarité organique bien circonscrite que les premières formes de l'organisation du travail par les Européens tendaient d'ailleurs à respecter : tel village, telle tribu devaient fournir un certain nombre de tra- vailleurs à l'Administration, et les chefs coutumiers choisissaient : les jeunes, les descendants d'esclaves, par exemple. Ainsi tendait à s'établir une stratification tenant compte, dans les relations avec les blancs, des traditions : une tribu de propriétaires, d'occu- pants prioritaires du sol, devenait intermédiaire entre les euro- péens et les populations de l'intérieur ; au sein de chaque groupe- ment local, les rôles coutumiers étaient adaptés aux pressions nouvelles. Et on peut aujourd'hui encore repérer des survivances de cette répartition collective des obligations (1), ou des préro- gatives et privilèges.

Mais les catégories professionnelles se sont différenciées avec l'industrialisation ; la division sociale du travail s'est individua- lisée ; elle correspond à une organisation de plus en plus précise de la production par l'autorité administrante ; le marché du travail est soumis aux fluctuations de l'économie mondiale, aux changements d'orientation des plans de développement élaborés par les métropoles ; à une planification régionale se substitue une interdépendance plus complexe, ainsi qu'un élargissement des rôles professionnels possibles, qui s'individualisent ; si le dévelop-

(1) Ainsi les populations côtières, intermédiaires entre les commerçants euro- péens et les populations de l'intérieur, répugnent-elles encore actuellement à se mêler avec celles-ci ; tel est le cas des Mpongwé de Libreville ; des Bavili du Bas-Congo ; des Douala, au Cameroun, qui s'opposent à ce que des responsabilités municipales soient confiées aux chefs de quartiers « étrangers », immigrés récents des tribus de l'intérieur. En Afrique du Sud, la politique de V apartheid s'appuie sur les divisions ethniques pour provoquer la constitution de groupes différents ayant une autonomie administrative et économique (d'ailleurs relative dans le contexte global), et entre lesquelles il est difficile de repérer des classes corres- pondantes.

Dans le Sud Cameroun, les tribus Fang de la région de Yaounde ont servi d'intermédiaires entre l'intérieur et les comptoirs allemands acheteurs de l'ébène et du caoutchouc ; dans cette économie de traite, les rôles de chacun étaient définis suivant la place qu'ils occupaient dans la hiérarchie du ndèbot (famille étendue) et du mvog (clan).

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pement d'un centre urbain est brusquement stoppé, c'est une masse d'ouvriers qui se trouvent en chômage ; si les cours du café ou du cacao tombent, c'est une masse de planteurs qui voient leurs revenus diminuer de moitié ; dans les professions intellec- tuelles, la sélection se fait selon des critères absolument nouveaux ; bien souvent, c'est une commission qui décide de l'orientation des étudiants.

Dans ce contexte nouveau, la situation professionnelle d'un individu ne peut manquer d'être évaluée en fonction de la sta- bilité plus ou moins grande, et de la dépendance plus ou moins vivement ressentie vis-à-vis du système économico-administratif. C'est pourquoi la détribalisation des salariés prend toute son importance. Mais elle est extrêmement difficile à évaluer, du fait des nombreux critères dont il faut tenir compte : appartenances sociales, ethniques et familiales, genre de vie, nature des relations avec le milieu traditionnel, et des survivances de la solidarité coutumière tribale ou des divisions ethniques (1). La seule rési- dence dans un centre urbain ne suffit pas à conférer un statut de prolétaire ; un grand nombre de jeunes hommes vont tra- vailler un certain temps en ville, puis reviennent dans leur vil- lage prendre leur place dans les structures coutumières (2).

Cette mobilité et l'absence de qualification professionnelle

(1) Au Congo Belge, F. Grevisse a souligné que « les centres extra-coutumiers ne sont pas encore détribalisés » ; cf. Essai d'analyse de l'état d'évolution du corps social du centre extra-coutumier d'Ëlisabethville, in Bulletin du C.E.P.S.I., 14, 1950, p. 90. Des travaux précis ont été effectués en Afrique Centrale et du Sud pour tenter d'évaluer la détribalisation. G. Wilson (An Essay on the Economies of détribalizationinthe Northern Rhodesia. Rhodes Livingstone Institute, 1941-1942) a distingué quatre catégories d'habitants des villes : ruraux visiteurs, travailleurs migrants, travailleurs temporairement urbanisés, citadins définitifs. E. Hell- mann a établi une classification peu différente en utilisant trois critères princi- paux : résidence permanente dans une aire différente de celle du chef normale- ment reconnu ; rupture complète des relations avec le chef ; indépendance vis-à-vis des parents ruraux, à la fois pendant les périodes de chômage et à l'occasion des cérémonies marquant les grands événements de la vie. Cf. Roiyard : A Sociological Study of an Urban Native Slum yard. Oxford University Press (Cape Town, 1948), Rhodes Livingstone Paper, n° 13, p. 110.

(2) Nous avons observé ce fait dans plusieurs régions du Cameroun : « De nombreux Banens et Nyokous vont travailler dans les centres de Douala, Yaounde, Nkongsamba, Edéa, Eséka pour des périodes variant de 3 mois à 3 ans, mais tous reviennent dans leur groupement d'origine dès qu'ils ont suffisamment gagné d'argent pour acheter une femme » (Rapport administratif, 1952). Le cas des Bamiléké de l'Ouest Cameroun est également caractéristique : beaucoup quittent leur village pendant une ou plusieurs années pour faire du commerce ; mais ils continuent souvent à payer leur impôt dans leur chefferie 'd'origine, et ils y conservent tous leurs liens traditionnels.

Il en a été ainsi dès le début de la pénétration européenne. Au Congo Belge, en 1902, un rapport sur la main-d'œuvre dans les mines du Katanga signale « qu'il ne faut pas espérer conserver longtemps les mêmes ouvriers au travail : un mois au plus, après quoi ils ont hâte de retourner à leur village jusqu'à ce qu'ils n'aient plus rien de leurs gains » (Rapport Buttgenbach, cité in BuU. C.E.P.S.I., 6, 14, 1950, p. 18).

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chez la grande majorité des travailleurs (1) s'opposent à l'éta- blissement de liens de solidarité corporative, à l'exception des employés de certaines administrations spécialisées (P. T. T.) ou services publics (transports) (2).

Les professions ne peuvent actuellement être évaluées que comme des types d'intégration à la société globale, c'est-à-dire à la fois d'appartenance au groupe familial coutumier, et de dépendance vis-à-vis de l'autorité économico-administrative. Ces deux termes de référence définissent le véritable statut socio- professionnel ; comme l'avait souligné Maurice Halbwachs, « plus, par l'exercice d'une profession donnée, nous pénétrons dans le réseau des relations sociales, et comme au cœur de la société, plus nous pouvons dire que nous exerçons une profession impor- tante, appréciée (3) ». Cet idéal d'intégration dans une société globale considérée comme le foyer unique constitue déjà la mani- festation de l'élargissement des perspectives dans lesquelles le rôle professionnel est évalué. Mais comme l'a montré Georges Gurvitch, il est incompatible avec la suprafonctionnalité carac- téristique de la classe (4).

Revenu, richesse et niveau de vie. - La notion de revenu est, dans les sociétés négro-africaines, difficile à préciser du fait de la coexistence de certaines formes de l'économie de subsistance avec les formes nouvelles de l'économie d'échange. C'est ce qui fait la difficulté de récentes recherches sur le niveau de vie en Afrique (5). Celui-ci doit en effet dans la plupart des cas - sauf s'il s'agit de salariés ayant un revenu assez élevé, mais le cas est rare - être estimé dans le cadre de la configuration coutumière. Très souvent, « un homme travaille assez longtemps pour obtenir ce qui est nécessaire à la satisfaction des besoins de son groupe familial. Quand il a gagné assez pour cela, il s'en va, pour retourner à un mode de vie qui est en harmonie avec un système écono- mique qui existait avant l'introduction de l'industrialisation dans

(1) 80 % des salariés au Cameroun, qui compte 130.000 salariés sur 3 millions d'habitants, dont 1.200.000 constituent la population active.

(2) Les travailleurs de ces catégories se trouvent au cœur de la société globale ; nous reviendrons sur le rôle que jouent les transports dans l'élargissement des cadres coutumiers.

(3) Les Classes Sociales (Cours à la Sorbonne, 1938), Paris, Centre de Docu- mentation Universitaire, p. 50.

(4) Nous nous sommes appuyés, tout au long du présent travail, sur les mises au point du problème des classes sociales faites par Georges Gurvitch dans La Vocation Actuelle de la Sociologie, 1950, et dans le cours professé à la Sorbonne en 1953-1954 : Le concept de classes sociales de Marx à nos jours, Paris, Centre de Documentation Universitaire, 1954.

(5) « Comment en effet chiffrer la valeur des chenilles ramassées et mangées par des habitants du Kuango? Ou la valeur des feuilles de manioc consommées comme épinards? Comment évaluer le prix du logement? » Cf. P. Gourou La mise en valeur des régions économiquement attardées, in Symposium intercolonial de Bordeaux, 1952, p. 98.

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cette zone, où les besoins de l'existence et du prestige étaient satisfaits sans considération pécuniaire (1) », par exemple sous la forme de la possession de femmes, ou de troupeaux chez les peuples d'éleveurs.

Dans le contexte de la société globale, et du fait de cette coexis- tence de deux systèmes économiques, il est difficile de repérer des groupements d'affinité de statut socio-économique. La richesse, valeur fondamentale, conserve sa signification dans le cadre de la culture traditionnelle ; si l'acquisition de biens de consomma- tion d'importation européenne peut indiquer un certain degré de participation à l'économie monétaire, elle est souvent motivée par des considérations propres au milieu (constitution de la dot, par exemple, sous forme de marchandises importées) ; quant au capital, il est encore dans la plupart des cas estimé selon la cou- tume, en fonction du nombre de femmes ou de têtes de bétail, ces biens étant communautaires et engagés dans le circuit des échanges et des alliances entre groupes locaux. Dans le domaine des statuts socio-économiques reparaît ainsi l'importance de la solidarité organique que nous avons notée à propos de la division du travail social : il y a organisation clanique ou tribale de la production aussi bien que de la consommation, et cette fonctionnalité du groupement traditionnel est encore adaptée aux conditions imposées par le système colonial ; ainsi il est normal qu'un homme entretienne un certain nombre de parents et d'amis, pouvant avoir des statuts socio-économiques et socio-professionnels très divers, s'il a la chance de s'être intégré dans la société globale. Ces faits, dits de « parasitisme familial », sont nombreux ; ils font ressortir l'importance du « lien personnel » qui tend ainsi à s'opposer au lien instrumental de la dépendance du travailleur ou du producteur. Le revenu et la richesse sont ainsi évalués en fonction du niveau de vie et des conditions d'indépendance qu'ils peuvent assurer au groupe local dans ses rapports avec la société globale. En Afrique Equatoriale, les régions les plus prospères sont aussi celles où les structures familiales coutumières sont les plus stables : pays Bamiléké de l'ouest Cameroun, pays Fang du Sud Cameroun, pays d'élevage du Nord Cameroun et du Tchad. Le développement de la propriété individuelle dans certaines zones de cultures riches n'est pas incompatible avec ces faits :

(1) Herskovits (M.), Adapting Societies to new tasks, in B. Hoselitz, edit., The Progress of underdeveloped areas, p. 96. Ce phénomène a été observé par Mon- tagne au Maroc : les raoussas, prolétaires célibataires, travaillent en ville pendant deux ou trois ans et retournent ensuite chez eux. En Extrême-Orient, P. Mus a décrit cette même attitude du prolétaire rentrant dans son village, qui « frappe d'annulation un temps complet de son existence, sous l'emprise de la communauté ». Nous avons étudié le même fait dans le Sud Cameroun, aussi bien qu'au Ouaddai (Tchad).

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le cultivateur aisé a de nombreuses femmes, héberge de nombreux parents, fait du commerce ; c'est-à-dire qu'il joue dans son clan et dans son village le rôle que jouait l'ancien chef. Il y a dépla- cement du prestige et de l'autorité, mais non disparition des modèles anciens (1).

Cette conception de la différenciation socio-économique est celle non seulement de la masse des travailleurs ruraux, mais aussi de la grande majorité des salariés, dont nous avons souligné les liens avec les groupements coutumiers. L'éventail des salaires actuels, compte tenu de cette solidarité organique et des survi- vances de l'économie de subsistance, ne permet pas une stratifi- cation très poussée (2), dans le cadre de ces économies familiales larges.

L'instruction. - Les strates définies grâce aux critères de la division du travail et de l'organisation de la consommation ne sont pas immédiatement discernables du fait qu'elles se com- binent avec des types de groupements et des attitudes collec- tives propres aux sociétés africaines. Mais une catégorie est consi- dérée par de nombreux auteurs comme particulièrement nette : celle des « élites », plus facilement repérable au sein de la société globale du fait qu'elle fait appel au critère de l'occidentalisation, celle-ci étant d'ailleurs le plus souvent évaluée en fonction du degré d'instruction.

L'utilisation même du terme d'élite révèle la position ethno- centrique de la plupart des observateurs, qui parlent d'une élite d'africains occidentalisés ; une élite africaine ne saurait être en effet considérée comme telle que dans son contexte culturel. Il est vrai qu'il est d'autant plus facile à ce sujet de ne pas respec- ter la nécessaire attitude relativiste, que toute référence à des faits africains comparables, dans le domaine de l'instruction, apparaît délicate, et met en jeu les phénomènes (Tenculturation - apprentissage des modèles culturels traditionnels de comporte- ments affectifs, techniques, moraux, propres à assurer la vie du groupe local (ethnie, tribu) en réglant l'appartenance des indi- vidus aux différents types de groupements.

(1) Herskovits (M.) (loc. cit.), entre bien d'autres, a noté le caractère commu- nautaire de la répartition des biens dans les sociétés sous-développées, caractères que l'on peut rapprocher de l'absence de classes moyennes, au sens occidental.

(2) Au Cameroun, dans le secteur privé, les salaires s élèvent de 2.815 fr. G. F. A. pour les manœuvres de la première catégorie à 14.040 fr. G. F. A. pour les chefs d'équipe et ouvriers spécialisés. Dans l'administration les soldes vont de 7.395 fr. G. F. A. (indice 100) à 64.954 fr. G. F. A. (indice 360, plafond de la presque tota- lité des fonctionnaires africains, en dehors de ceux qui font partie d'un cadre général ou métropolitain). En 1952, on comptait au Cameroun 274 agents ayant une solde supérieure à 30.000 fr. G. F. A., 1.235 gagnant de 18.000 à 30.000. Au total 1.509 soldes supérieures à 18.000 fr. G. F. A. par mois, sur 3 millions d'habi- tants. 1 fr. G. F. A. = 2 fr. métropolitains.

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L'éducation occidentalisée et ses conséquences sur la société colonisée ont donc été considérées en vertu d'une tendance assez comparable à celle de Pareto : les « élites », dans les pays sous- développés, représentant les classes dirigeantes formées à l'image de la société dominante et auxiliaires de celle-ci. C'est ce qui apparaît dans de nombreuses études et en particulier dans une formule particulièrement claire de A. Sarraut : « L'instruction... doit, parmi la masse laborieuse, dégager et dresser les élites de collaborateurs (1). » Les élites représentant ainsi une forme particulière de soumission à la société dominante, et une caté- gorie sociale isolée par celle-ci au sein de la société globale (2), sans référence aux' appartenances coutumières, ou plutôt en opposition à tous les groupements ethniques, familiaux ou reli- gieux.

Mais du fait de la survivance de ceux-ci, la notion d'élite correspond à une attitude collective différente de celle que vise à créer la société au pouvoir, et caractérisée par l'attitude natio- naliste et traditionnaliste des éléments instruits. La solidarité des liens coutumiers tient au fait que, dans la plus grande partie de l'Afrique Equatoriale et Occidentale, il n'y a pas encore eu deux générations entières scolarisées ; pour la plupart, les élèves actuels des écoles sont enfants d'analphabètes (3), et des formes de sociabilité adaptées aux modèles fournis par l'éducation euro- péenne n'ont pu encore s'établir entre les générations ; les adultes considèrent la formation donnée dans les écoles comme une ini- tiation comparable à celle qui préparait les jeunes à assumer les tâches nécessaires à la survie du groupe ; il est fréquent qu'un jeune garçon quitte son village pour aller près d'un établissement scolaire ; dans ce cas, il est accueilli par un frère aîné, un oncle,

(1) A. Sarraut, La mise en valeur des colonies, cité par J. Ninine, Paris, 1932. La main-d'œuvre indigène dans les colonies françaises, p. 233. Dans le même texte, le rôle de ces collaborateurs dans la société globale est bien défini : ces élites «comme agents techniques, contremaîtres, surveillants, employés ou commis de direction, suppléeront à l'insuffisance numérique des Européens » [Id. loe).

(2) L'apparition de la notion d élite au Congo Belge est ainsi exposée dans une étude de M. A. Som er, Le problème des élites au Congo Belge, in Bulletin des Juridictions indigènes et de Droit contumier, 19, 5, sept. 1951, pp. 136-147 : « Au Congo Belge, l'élite constitue une catégorie d'africains ayant un certain statut juridique, qui sous sa première forme, a été défini en 1885. A cette époque «habitent au Congo des noirs dont le développement intellectuel et moral est extrêmement bas.... Leopold III entreprend d'en faire une société civilisée.... Il décide de laisser provisoirement les indigènes sous l'empire de leurs coutumes. Mais il veut que rapidement une élite s'y forme, dégagée de la barbarie ancestrale, et par une de ses lois les plus anciennes (décret du 27 décembre 1892), il prévoit pour elle l'ouverture d'un registre de la population indigène civilisée. Ceux qui y seront immatriculés « jouiront de tous les droits civils ».

(3) On comptait par exemple au Cameroun, en 1930, 3.500 élèves dans les écoles publiques, sur 3.000.000 d'habitants. On voit que l'élite des individus ayant actuellement 25 ans ne peut être que très peu nombreuse, et appuyée sur une base tout entière coutumière.

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ou un membre du même clan, de la même tribu ; c'est là un aspect du « parasitisme familial » c'est-à-dire de la solidarité organique de la communauté (1) «évoluante». Désireuse de bénéficier des possibilités de progrès que représente pour elle l'acquisition des techniques de production occidentales, la masse perçoit dans sa couche privilégiée comme une « anticipation possible de son sort », selon l'expression de Lefort (2) ; l'instruction apparaît comme un moyen de libération, de « décolonisation », elle donne l'espé- rance d'accéder aux mêmes postes que les Blancs.

Mais ainsi poussée par la masse, qui considère que le seul cri- tère de l'alphabétisation, que la connaissance d'une langue euro- péenne suffisent pour définir l'appartenance à une catégorie d'initiés au monde blanc (3), les élites sont limitées dans leur ascension, comme nous l'avons dit, du fait que la société domi- nante leur impose des rôles d'auxiliaires ; d'où leur situation de minorité à la fois moderniste et traditionnaliste. Si elles ne jouent pas leur rôle de guide des masses dont elles expriment la volonté de progrès, ces élites peuvent être submergées, comme cela s'est produit en Gold Coast par exemple, où la Convention de Gold Coast s'est vue dépassée par le Parti de la Convention du Peuple de Kwame Nkrumah : « les gens du commun en sont arrivés à sentir qu'ils valaient autant que les soi-disants aristocrates qui les méprisaient ou ignoraient (4) ». L'ambiguïté de ce statut pousse les membres des « élites » à s'appuyer sur les types de groupements structurés tels que l'ethnie, la tribu, et, pour les plus conscients, le territoire, d'où le nationalisme qu'elles mani- festent (5). Ce nationalisme peut d'ailleurs s'élargir à la faveur des contacts avec les autres sociétés globales, ou sous Ja pression

(1) II y a bien d'autres exemples de cette fierté de la masse africaine pour ses étudiants et son élite politique. Et P. Mercier, à propos de l'A. O. F., a souligné combien s'affaiblissait la rupture constatée avant la guerre entre les élites et la masse. Cf. loc. cit., p. 61.

(2) Expression employee par Claude Lefort au sujet des rapports entre la classe ouvrière européenne et les ouvriers spécialisés, dans la controverse engagée avec J.-P. Sartre. Cf. Le marxisme et Sartre, in Les Temps Modernes, 8, 89, avr. 1953, p. 1553. Les ouvriers ne jalousent pas la Delahaye de M. Thorez, et les Bamiléké de la Région de Dschang ont offert une voiture américaine à leur conseiller représentatif.

(3) Comme le note K. L. Little, Social Change and Social class in the Sierra Leone Protectorate, in The American Journal of Sociology, 4, 1, juil. 1948, p. 16, « la faculté de parler anglais est bien plus qu'une caractéristique culturelle ; c'est une caractéristique sociale de la plus grande importance : elle permet de s'entendre directement avec un européen ». Un conseiller nigérien disait à Genève dans une commission du B. I. T. : « II nous plaît d'employer à notre usage la langue du blanc ; personne ne peut nous imposer d'être à nos dépens le conserva- teur d'un musée linguistique. »

(4) Manifeste électoral de 1954. Cf. J. L. Simenot, L évolution institution- nelle dans les Territoire britannique de l'Afrique de l'Ouest, in Revue de Poli- tique Étrangère, 19, 4, août-octobre 1954, pp. 450-466.

(5) « Pas si fous nos ancêtres », « J'ai choisi la sorcellerie », « Contre le mariage mixte entre noirs et blanches », tels sont les thèmes d'articles publiés par des

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des luttes entre sociétés dominantes, certaines de celles-ci pou- vant être amenées à utiliser cette catégorie d'intermédiaires.

Le concept de statut socio-culturel a été élaboré par K. L. Little pour exprimer les corrélations représentatives, selon lui, des quatre catégories sociales repérables dans la société globale du Protectorat de Sierra Leone ; c'est ainsi qu'il a décrit l'existence d'une classe de prolétaires ruraux illettrés, « caracté- risée en tant que classe par leur analphabétisme, la similitude de leurs occupations, la pratique des coutumes tribales, un niveau de vie inférieur, et la conscience d'eux-mêmes en tant que groupe culturel (1) ». Il y a là un effort pour repérer les correspondances possibles entre les strates déterminées, au sein de la société globale, par l'organisation nouvelle de la production et la division du travail, ainsi que de la distribution des richesses, et de l'éduca- tion, dans le cadre de la culture locale. Cependant, cette analyse multi-factorielle ne fait intervenir à aucun moment l'influence supérieure d'autres groupements : le Protectorat du Sierra Leone est considéré comme une société close, fermée sur elle-même et à l'intérieur de laquelle sont discernables plusieurs ensembles de statuts dont on ne distingue pas nettement les relations réci- proques (2) ainsi que le dynamisme ; et l'assimilation de ces caté- gories à des classes apparaît insuffisamment justifiée, du fait que leur suprafonctionnalité n'est pas recherchée. Elle est d'ail- leurs douteuse, toutes ces catégories ayant en commun un même idéal : l'élévation du niveau de vie, dont la société globale est le foyer unique. Nous retrouvons ici confirmation de l'existence d'un idéal d'intégration dans la société globale que nous avions repéré au Cameroun (3), et une nouvelle occasion d'appliquer la critique faite par Georges Gurvitch de la thèse de Maurice Halb wachs : L'existence de cet idéal montre que des classes sociales ne sont pas encore formées dans ces sociétés d'Afrique Noire. L'analyse de K. L. Little apparaît ainsi compatible avec les faits retenus dans d'autres Territoires, mais l'utilisation qu'il fait du terme de classe pour les décrire apparaît prématurée.

D. Forde, recherchant l'interaction des phénomènes déter- minant la stratification des sociétés africaines, décrit, plutôt que des corrélations, une pression en spirale vers les gains d'argent

étudiants camerounais en France dans leur Bulletin. « Un jour vint l'école, écrit Mariamma Bâ, jeune fille sénégalaise de Rufisque, on a blanchi ma maison, mais ma tête est noire » (In Richard-Molard, Propositions pour l'Afrique, Esprit, mil. 1952, n° 7, p. 40.

1 Loc. cit., p. 20. (2) (J est ainsi que ce « système de classe repose sur i instruction et sur les possi-

bilités qu'elle apporte » (p. 21) ; mais « le fait que tous les membres de la classe des alphabétisés aient des parents ou une femme illettrés garantit leurs liens avec la société tribale » (p. 20).

(3) Cf. supra, p. 10.

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par le salariat, la culture ou la vente pour gains personnels, une commercialisation des services sociaux jadis non rétribués, et un transfert des revenus passant des vieux aux jeunes, par consé- quent une scission entre générations, un renversement d'état social, surtout en faveur des universitaires (1). Cette description met en évidence la mobilité très grande des strates susceptibles de se constituer sous l'influence du procès d'occidentalisation. Parallèlement, D. Forde montre la stabilité des structures sociales coutumières, dont il distingue trois types : les petites commu- nautés locales autonomes, les sociétés tribales dispersées, et les états archaïques centralisés ; ces formes de groupement tendent à se maintenir. Mais les conséquences de la mobilité, exposée auparavant, sur ces structures ne sont pas l'objet d'une analyse poussée. Or, il semble que ce soit dans cette corrélation entre les strates nouvelles et les groupements anciens survivants que puisse être saisie la tranformation des rôles et des modes de participation sociale correspondant à des attitudes collectives susceptibles de donner naissance à des classes. Nous avons noté, à propos de la division du travail ou de la répétition des richesses, les survivances de types anciens d'appartenance au groupe coutu- mier, seulement adaptées aux nouvelles conditions économiques par exemple, ou à d'autres formes de pression de la société domi- nante. La corrélation entre résidence dans un centre urbain, salariat et revenu bas, par exemple, n'implique pas nécessairement le fait d'être membre d'une classe de prolétaires, du fait qu'il peut s'y ajouter le maintien de liens avec le milieu villageois. La mobilité peut ainsi s'expliquer aussi bien par la fidélité à cer- tains rôles traditionnels (ainsi le cadet qui part en ville gagner le montant de sa dot) que par le désir d'y échapper et le salariat peut être une forme d'adaptation à la société coutu- mière tout autant qu'une soumission à la société dominante (2).

Le groupe conjugal joue, au niveau de cet équilibre, et dans la situation actuelle de transition, un rôle qui n'a peut-être pas été assez souvent signalé, et du fait que l'évolution du statut de la femme n'a pas été parallèle à celle du statut de l'homme : « Le travailleur est dans une situation de transition, hésitant entre l'environnement traditionnel dont il vient et l'environnement moderne..., ces travailleurs sont donc très sensitifs à toute influ- ence, et en particulier à celle des femmes (3). » Ce fait observé en

(1) Cf. The conditions of social development in West Africa, in Civilisations, III, 1953, n° 4, pp. 471-485.

(2) La notion d'engagement, commitment, pourrait permettre, selon une sugges- tion de B. Hoselitz, l'approche de l'ensemble de ces faits, à propos desquels il conviendrait de mener des recherches empiriques précises.

(3) G. Friedmann, communication au Colloque du Bureau International de Recherche sur les Implications Sociales du Progrès Technique. Cf. Bull. Intern, des Sciences Sociales, UNESCO, 6, 3, 1954, p. 426.

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Afrique du Nord est également vrai en Afrique Noire. La femme, considérée parfois comme un frein au progrès (1), peut également apparaître comme réagissant plus rapidement et plus totalement que l'homme à l'influence européenne, en obéissant à certaines motivations économiques (2). Le genre de vie du couple, ou de la famille polygame, l'attitude même devant la polygamie, la place du foyer conjugal dans le milieu (quartier urbain, village) dépendent en grande partie de la possibilité qu'a trouvée l'homme de s'associer à une femme dont le statut corresponde au sien dans l'environnement total.

En ce qui concerne maintenant la structuration d'attitudes collectives susceptibles de contribuer au développement d'une conscience de classe, une importance toute particulière semble pouvoir s'attacher aux mouvements associatifs dont la véritable prolifération est signalée dans toute l'Afrique : syndicats, asso- ciations professionnelles, coopératives de producteurs, organi- sations politiques ou ethniques, cercles culturels, associations sportives, sociétés de prêt mutuel (3).

Certains de ces groupements ont la caractéristique d'actualiser des formes nouvelles de participation à la société globale en aménageant des types de groupements traditionnels : c'est le cas des sociétés de prêt mutuel, qui permettent une participation plus grande à l'économie monétaire, et décrites dans de nom- breuses régions (4) ; des associations ethniques réunissant les originaires d'une même région ou d'une même tribu ; des sociétés

(l) A. Doue y, citant des exemples relatifs au Congo Belge, a parlé du rôle conservateur que joue parfois la femme en transmettant la « pression clanique ». (Ibid. loe, p. 427.)

(2) Au Cameroun, par exemple, les hommes reprochent aux femmes des villes et à celles qui sortent de l'école d'avoir des exigences trop grandes pour le confort et l'équipement ménager : ils les appellent «femmes-frigidaires». Ou bien au contraire, certains évolués se plaignent de ne pas trouver de femmes dignes d'eux ; et c'est la raison pour laquelle beaucoup d'étudiants noirs préfèrent ne pas réin- tégrer leur milieu.

(3) D. Ford e a décrit certains aspects de ce mouvement (loc. cit., pp. 480-485), ainsi que K. L. Little (cf. The study of social change in British West Africa, in Africa, 23, 4, 1953, p. 274). Le même phénomène a été étudié en Afrique du Sud par E. Hellmann The deyeloment of social grouping among urban Africans in the Union of South Africa, in African Studies, 3, n° 4, 1944. Cf. aussi Wilson (G.), loc. cit. ; Van Wing (J.) : « La formation d'une élite noire au Congo Belge », in Bulletin du C.E.P.S.I., 5, 47-48, pp. 8-22. S. Ottenberg a également étudié, en Nigéria méridionale, un mouvement associatif de grande envergure, né chez les Afikpo de l'Ibo. Cf. Improvment associations among the Afikpo Ibo, in Africa, XXV, 1, janv. 1955, pp. 1-28. En A. E. F., à Brazzaville en 1952, on comptait 18 associations officiellement déclarées, auxquelles s'ajoutaient les sections locales des partis politiques, deux cercles culturels, et un certain nombre d'associations clandestines et non déclarées ; les sociétés restreintes de prêt mutuel ne sont naturellement pas comprises dans ce nombre.

(4) Chacun des membres reçoit, à tour de rôle, la totalité des cotisations men- suelles, qui peuvent être élevées. Ces sociétés se nomment kitémo au Moyen-Congo, osassa chez les Mboshi du Congo, djana chez les Fang du Sud-Cameroun, stockfel en Afrique du Sud.

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de travaii et des coopératives de producteurs, qui rénovent certaines formes de travail communautaire (1).

Tous ces groupements tendent à renforcer localement la solidarité organique coutumière, ou à y suppléer lorsqu'elle est défaillante sous la pression de la société globale ; ils sont généra- lement perméables aux différentes strates socio-économiques ou socio-professionnelles ; ils constituent des groupements de divi- sion dans la mesure où, pour reconstituer un état d'équilibre, ils s'appuient sur des liens d'affinité coutumière.

Le mouvement syndicaliste est par contre encore peu accen- tué en Afrique noire (2). D'une part, parce qu'il s'agit de types de groupements ne récupérant aucun modèle coutumier, et appa- raissant parfois comme un organe de contrôle de l'Adminis- tration ; d'autre part, parce qu'ils ne pourraient fonctionner normalement que si des guides émergeaient de la masse, ce qui implique la collaboration d'éléments européens éducateurs ; enfin, parce que la mobilité sociale aussi bien que professionnelle cons- titue un obstacle majeur à l'organisation de tels groupements.

Un élément important dans la structuration de strates socio- professionnelles pourrait être le développement des communi- cations et des transports, permettant des relations à distance ; actuellement, il paraît jouer surtout dans le sens du maintien des liens ethniques et traditionnels, par exemple entre les travailleurs des centres urbains et leurs villages d'origine.

*

La faiblesse actuelle du syndicalisme en Afrique, et la forme raciale qu'il prend là où il existe (3) sont encore une confirmation des obstacles qu'oppose à la formation d'une conscience de classe les relations coutumières. Celles-ci tendent a aménager locale- ment la situation de dépendance, et à atténuer les divisions qu'elle pourrait faire naître à l'intérieur de la société colonisée ; mais cette survivance des liens traditionnels s'oppose actuelle-

(1) Nous en ayons observé des cas dans plusieurs régions d'A. E. F. et du Came- roun ; en particulier chez les Fajig du Gabon, ces sociétés groupaient les hommes de plusieurs villages dans un rayon de 8 km., pour des travaux de débroussage.

(2) En A. E. F., 5 % des travailleurs sont salariés ; au Cameroun, 10 %. (3) C'est la seule forme qu'il puisse prendre du fait que les salariés blancs se

refusent à coopérer dans les mêmes organisations ; tout au moins le plus grand nombre d'entre eux. R. Montagne a décrit le même fait en Afrique du Nord : « La plus grande partie des ouvriers spécialisés et des cadres de maîtrise est compo- sée d'Européens qui adoptent très vite à l'égard d'une masse musulmane dont ils ignorent la langue, l'origine et les conditions de vie, une attitude d'indiffé- rence et parfois de défaveur. Vivant eux-mêmes dans un cadre social et matériel d'existence beaucoup plus large que dans la métropole, ils n'éprouvent plus les passions qui animent sur le continent les membres des syndicats ouvriers. » Cf. Naissance du prolétariat marocain, V Afrique et l'Asie, 3e cahier.

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ment à l'élargissement de la conscience collective, et à la nais- sance de groupements de grande envergure du type classe sociale.

L'exemple des stratifications généralement décrites en Afrique Equatoriale nous a permis de constater que tout type de grou- pement né de la nouvelle division sociale ou professionnelle du travail, de la nouvelle organisation de la consommation et de l'influence de l'éducation, doit être replacé dans son contexte culturel traditionnel ; l'isolement d'une classe de prolétaires appa- raît en particulier très délicate et assez peu conforme à une atti- tude relativiste susceptible de permettre l'approche d'autres formes de groupement. Nous avons vu que celles-ci apparaissent comme des modes d'adaptation à la société globale, sous l'aspect de rôles individuels ou collectifs, c'est le cas par exemple des « élites », des sociétés de prêt mutuel ; il s'agit là de types de participation à la société colonisée, et de tentatives de maîtrise des configurations régionales dépendantes (ce qui n'exclut natu- rellement pas de repérer les possibles corrélations entre elles, et entre sociétés globales, si elles s'actualisent sous la forme du nationalisme ou de relations avec des groupements extérieurs). L'ambiguïté des statuts individuels est liée à cette situation de transition, dans laquelle les nouveaux rôles apparaissent comme médiateurs (évoquons ici par exemple les faits de « parasitisme familial », les syndicats d'entreprise) sans que pour autant toute crise soit évitée au niveau même de ces expériences de concilia- tion.

Individus et groupements, à mesure que se diversifient leurs rôles, même sous forme d'acceptation active ou passive de la dépendance, prennent ainsi conscience de la pluralité des pos- sibles qui se manifeste au cœur de la société progressive (1). Il est permis de voir dans ce procès de réintégration à l'histoire, et dans les situations conflictuelles qu'il peut faire naître, des ten- tatives « d'unification du motif, du mobile et de la contingence » révélant une forme actuelle de liberté : « la liberté-réalisation novatrice, qui est une liberté modérée, liberté patiente, liberté attentiste (2)... », déjà presque placée devant les voies divergentes que les relations entre sociétés globales ouvriront à une véritable conscience de classe.

C. N. R. S., Paris.

(1) Cf. G. Lefort, Sociétés sans histoire et historicité, in Cah. Intern, de Sociologie, 12, 1952, p. 104.

(2) Cf. Georges Gurvitch Déterminismes Sociaux et Liberté Humaine, Vers V Étude Sociologique des Cheminements de la Liberté, 1955, pp. 82 et suiv.

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