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Vingtième Siècle, revue d'histoire Le procès des protocoles des sages de sion, une tentative de riposte juive à l'antisémitisme dans les années 1930 Catherine Nicault Abstract The Trial of the Protocols of the Sages of Sion. An Attempt of Jewish Retaliation to the Anti-Semitism of the 1930s, Catherine Nicault. In 1933, when the copies of the Protocols of the Sages of Sion began to proliferate around Germany, the Swiss Jewish leaders undertook a legal battle, counting that the proof of falsehood would hinder the Nazi offensive against the Jews and democracy. Citer ce document / Cite this document : Nicault Catherine. Le procès des protocoles des sages de sion, une tentative de riposte juive à l'antisémitisme dans les années 1930. In: Vingtième Siècle, revue d'histoire, n°53, janvier-mars 1997. pp. 68-84; http://www.persee.fr/doc/xxs_0294-1759_1997_num_53_1_3596 Document généré le 05/05/2016

Le procès des protocoles des sages de sion, une … · 1921 (reproduction in extenso dans Pierre-André Taguieff, op. cit., vol. 1, p. 44 et suiv.). Deux réfutations en règle par

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Vingtième Siècle, revue d'histoire

Le procès des protocoles des sages de sion, une tentative deriposte juive à l'antisémitisme dans les années 1930Catherine Nicault

AbstractThe Trial of the Protocols of the Sages of Sion. An Attempt of Jewish Retaliation to the Anti-Semitism of the 1930s, CatherineNicault.In 1933, when the copies of the Protocols of the Sages of Sion began to proliferate around Germany, the Swiss Jewish leadersundertook a legal battle, counting that the proof of falsehood would hinder the Nazi offensive against the Jews and democracy.

Citer ce document / Cite this document :

Nicault Catherine. Le procès des protocoles des sages de sion, une tentative de riposte juive à l'antisémitisme dans les années

1930. In: Vingtième Siècle, revue d'histoire, n°53, janvier-mars 1997. pp. 68-84;

http://www.persee.fr/doc/xxs_0294-1759_1997_num_53_1_3596

Document généré le 05/05/2016

LE PROCÈS DES PROTOCOLES

DES SAGES DE SION

UNE TENTATIVE DE RIPOSTE JUTVE À L'ANTISÉMITISME

DANS LES ANNÉES 1930

Catherine Nicault

Peut-on - et doit-on — répliquer à la haine antisémite en recourant au droit ? L'affaire des Protocoles des Sages de S ion, par deux fois jugée en Suisse dans les années 1930 apporte une réponse nuancée à une question qui aujourd'hui encore reste d'une brûlante actualité.

De 1933 à 1937, un procès oppose, devant une juridiction pénale de la capitale helvétique, deux

institutions juives, la Schweizerischer Israelitischer Gemeindebund (SIG, Fédération des communautés israélites de Suisse) et la communauté de Berne, à des individus convaincus de propagande antisémite. Son retentissement considérable, en 1935 notamment, vient de ce que les débats s'attachent moins à la personne et aux actes des accusés, des seconds couteaux au demeurant, qu'à la question de l'authenticité des Protocoles des Sages de Sion, que ces derniers avaient répandu en Suisse. Prouver la falsification du côté juif, convaincre de la véracité du texte du côté antisémite, tel est l'enjeu réel d'une joute qui, au cœur d'une Europe où le nazisme vient de s'implanter, prend des allures, selon les optiques, de procès du judaïsme ou de l'antisémitisme.

S'il fait du bruit à l'époque, cet épisode est très vite retombé dans l'oubli.

ralement négligé par les historiens, même par ceux qui se sont penchés sur l'histoire des Protocoles, il mérite pourtant d'être mieux connu et médité 1. Ce procès témoigne en effet d'une volonté de riposte dans le monde juif européen, souvent décrit comme atone, face à la déferlante de l'antisémitisme nazi. Il pourrait alimenter par ailleurs la réflexion toujours actuelle sur la question de savoir comment combattre l'antisémitisme, ou, plus généralement, sur les difficiles rapports entretenus par la justice et l'histoire.

Quelles circonstances poussent les juifs suisses à se lancer dans cette aventure? L'ont-ils fait en concertation avec d'autres forces organisées du judaïsme? Quelles sont leurs attentes et celles-ci ont-elles été remplies? Autant de questions qui appellent une réponse, bien que la dispersion des sources et la disparition de certaines

1. Le seul ouvrage qui lui soit entièrement consacré est celui d'Urs Luthi, Der Mythos von der Weltverschwörung, Die hetze der Schweizer Frontisten gegen Juden und Freimaurer -am Beispiel des Berner Prozesses um die -Protokolle des Weisen von zion-, Bâle/ Francfort, Helbing & Lichtenbahn, Herausgeber : Schweizerischer Israelitischer Gemeindebund, 1992, 132 p. Développements sur les accusés antisémites dans Henri Rollin, L 'Apocalypse de notre temps. Les dessous de la prvgagande allemande d'après les documents inédits, Paris, Allia, 1991 (lre édition, Gallimard, 1939), et Norman Cohn, Histoire d'un mythe. La • conspiration » juive et Les Protocoles des Sages de Sion, Paris, Gallimard, 1967, p. 214 et suiv., livres dont nous sommes tributaires. Il est parfois question brièvement du procès dans des histoires de l'antisémitisme et du fascisme suisse.

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d'entre elles aient limité nos possibilités d'investigation1. Avant toute chose cependant, il convient de rappeler la nature du texte incriminé et ce que l'on sait, en 1933, de ses antécédents.

O L'OBJET DU DÉBAT: LES PROTOCOLES1

Long d'une soixantaine de pages, l'opuscule est organisé d'ordinaire en vingt-quatre chapitres ou «protocoles», chacun d'entre eux étant censé reproduire les propos tenus par les «Sages de Sion» au cours d'une de leurs réunions secrètes. De ce qui se présente comme une série de monologues passablement indigestes, il ressort que les membres du gouvernement occulte juif, êtres cyniques et sans scrupules, veulent imposer au monde non juif, par d'horribles machinations, une domination sans partage et sans rémission. Un trait de ce texte, parmi tous ceux qui ont pu susciter l'analyse, doit impérativement être rappelé. Sans doute illus- tre-t-il, après bien d'autres, un antisémitisme démonologique dont l'origine remonte au Moyen Âge et qui présente un monde régi par l'affrontement des forces du bien et du mal, ces dernières étant bien entendu assimilées aux juifs. Mais, version laïcisée et modernisée du vieux mythe, Les Protocoles véhiculent la forme la plus extrême de l'antisémitisme qui ait eu cours à l'époque contemporaine, celle qui a les meilleures chances, à terme, de pousser au massacre. «Croire à la conspi-

1. Documents en Suisse, en Grande-Bretagne et en France, sans doute aussi aux États-Unis et en Israël. Norman Cohn, op. cit., a exploité le fonds de la Wiener Library de Londres et Urs Luthi les archives de la SIG, ainsi que celles du procès, très incomplètes, conservées aux Archives d'État de Berne, et les Archives fédérales ; il n'a pas utilisé en revanche les archives de la JUNA, l'agence de presse créée par la SIG, déposées aux Archiv für Zeitgeschichte de l'École polytechnique fédérale de Zurich que nous a aimablement signalées M. Daniel Bourgeois. Nous avons travaillé, quant à nous, sur la presse (suisse et juive française) et les archives de l'Alliance israélite universelle (désormais AIU) dont certaines pièces relatives au procès de Berne pourraient se trouver à Moscou, dans des cartons confisqués en 1940 par les autorités nazies. Nous avons trouvé des compléments sur l'ambiance et la procédure en appel de 1937 dans les archives du Quai d'Orsay.

ration juive mondiale..., note Pierre- André Taguieff, c'est se transformer en fanatique...; il s'agit d'une vision du monde, d'une conception de l'histoire qu'on accepte ou qu'on rejette en bloc... par elle, la haine s'organise, s'inscrit dans une logique qui ne peut être que radicale puisqu'on est persuadé d'avoir affaire à un ennemi impitoyable, irréductible, puissamment organisé»3.

En 1933, ce brûlot est un best-seller en Europe. Il n'a surgi des profondeurs russes en Europe centrale et occidentale qu'en 1919-1920, au milieu des bouleversements de l'immédiat après-guerre. Traduit et publié alors dans la plupart des langues européennes, notamment en allemand, en anglais et en français, ce texte rencontre presque aussitôt un succès extraordinaire sur le vieux continent, ainsi d'ailleurs qu'aux États-Unis, grâce aux soins d'Henry Ford. C'est dans l'Allemagne vaincue toutefois qu'il réalise son meilleur score, dès l'édition de décembre 1919 parue sous la signature de Gottfried Zur Beek. On s'en doute, le milieu nazi se montre particulièrement réceptif. Pour Hitler ou Alfred Rosenberg, l'idéologue patenté du parti, son authenticité ne fait aucun doute4.

Des origines et de l'époque exclusivement russe de l'histoire du texte, on ne connaît guère en 1933 que les très grandes lignes: après une toute première édition en 1903, deux nouvelles versions paraissent en 1905, celles de S.A. Nilus, un illuminé féru d'occultisme, et de Georges V. Boutmi, l'un des fondateurs des Centuries noires ; elles sont l'une et l'autre destinées à devenir les textes de référence

2. Cette partie doit beaucoup à l'ouvrage de Norman Cohn, op. cit. et surtout à l'étude majeure de Pierre-André Taguieff, Les Protocoles des Sages de Sion. Introduction à l'étude des Protocoles. Un faux et ses usages dans le siècle, Paris, Berg international, 1992, 2 vol..

3. Pierre-André Taguieff, op. cit., p. 15. 4. A. Rosenberg, Les Protocoles des Sages de Sion et la

politique mondiale juive, Munich, 1924 ; Norman Cohn, op. cit., p. 141-143; Philippe Burrin, Hitler et les juifs, Paris, Le Seuil, 1989 (dernière édition, Points-Seuil, 1994), p. 22.

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pour toutes les éditions ultérieures. D'autres éditions suivent entre 1906 et 1914, mais sur le mode confidentiel, jusqu'à ce que la guerre civile, de 1918 à 1920, crée les conditions d'une diffusion déjà considérable dans les rangs des armées blanches. Ce sont d'ailleurs des officiers russes blancs contraints à l'exil qui ont transporté Les Protocoles à l'Ouest.

Toujours est-il qu'au début des années 1920 la nocivité extrême de cet opuscule n'a pas échappé aux notables juifs européens et américains. Dûment avertis de sa responsabilité dans les récents pogroms russes et ukrainiens, ils se mettent en devoir de prouver le faux qu'ils suspectent aussitôt. La presse juive produit dès 1921 des témoignages de chrétiens, Russes blancs ou sympathisants des Blancs, comme la princesse Catherine Radziwill ou le comte Alexandre du Chayla, qui accréditent la thèse de la falsification et permettent de situer sa fabrication à la fin du siècle précédent au sein de l'antenne parisienne de YOkhrana(\a. police secrète du tsar)1. Lorsqu'en août 1921, Philip Graves, le correspondant du Times à Constantinople, démontre le plagiat - Les Protocoles sont étroitement inspirés d'un pamphlet antibonapartiste publié en 1864 à Bruxelles par un certain Maurice Joly —, cette même presse juge la thèse du faux établie et la mystification éventée2.

De fait, jusqu'à l'aube des années 1930, les milieux juifs purent croire le péril maîtrisé. Certes Les Protocoles poursuivent leur carrière en Europe continentale, avec un allant particulier en Europe centrale,

1. L'interview de la princesse Radziwill dans American Hebrew, 25 février 1921 ; Paix et droit, 4 mars 1921, p. 11-13. Celui du comte du Chayla dans La Tribune juive, 72, 14 mai 1921 (reproduction in extenso dans Pierre-André Taguieff, op. cit., vol. 1, p. 44 et suiv.). Deux réfutations en règle par des auteurs juifs connus datent de ces années : Lucien Wolf, The Jetvish Bogey and the Forged Protocols of the Learned Elders of Zion, Londres, 1920, et Herman Berstein, The History of a Lie. ' The Protocols of the Wise Men of Zion -. A Study, New York, Ogilvie Pub. Co, 1921.

2. N° spécial de Paix et droit, 7, septembre 1921 ; La Tribune juive, 2 septembre 1921.

en Allemagne notamment où les tirages du NSDAP s'ajoutent aux éditions de la version Beek et à celles de Theodor Fritsch, de facture plus populaire, intitulées Protocoles sionistes. Les publi- cistes antisémites continuent à tirer argument des pages blanches qui émaillent l'histoire du texte - l'identité de son auteur, la date exacte de composition et le détail du transfert du manuscrit de France en Russie -, pour clamer son authenticité. Mais en Grande-Bretagne et aux États-Unis la carrière des Protocoles est bel et bien enrayée, grâce, pour ce dernier pays, à la procédure en diffamation engagée en 1927 par le diplomate et publiciste juif Herman Berstein contre le magnat Henry Ford3.

À partir de 1933 cependant, l'optimisme n'est plus de mise. L'arrivée au pouvoir des nazis à Berlin s'accompagne d'un retour en force des Protocoles sur la scène européenne et les observateurs juifs doivent constater, amers et inquiets, une contamination «en tache d'huile» autour du Reich4. C'est dans ce contexte qu'il faut chercher l'origine directe du procès de Berne.

O AUX ORIGINES DE L'ACTION JUDICIAIRE

Aussitôt au pouvoir, le parti nazi déploie en effet un antisémitisme «missionnaire» qui témoigne de l'agressivité fondamentale du nouveau régime, alors même qu'il poursuit sur la scène diplomatique la politique «révisionniste» du régime de Weimar, c'est-à-dire la recherche du démantèlement du «Diktat» de Versailles par des voies pacifiques. En attendant le renversement du rapport de force en sa faveur, Berlin voit dans la subversion idéologique le moyen de miner de l'intérieur les démocraties, promises,

3. Norman Cohn, op. cit., p. 159. 4. Formule qui revient constamment dans les éditoriaux

d'Alfred Berl dans Paix et droit en 1933 et 1934.

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le moment venu, à l'écrasement et à l'asservissement l .

De fait, suivant un programme élaboré par Goebbels en septembre 1933, un flot de propagande antibolchevique et antisémite ne tarde pas à inonder les pays et les communautés germanophones aux alentours immédiats du Reich, voire outremer. Deux organismes prétendument privés, en réalité dépendants du ministère de la Propagande, orchestrent l'offensive: le plus connu, VAntikomintern, est, comme son nom l'indique, spécialisé dans l'anticommunisme ; le Weltdienst (Service mondial) qui, seul, nous intéresse ici, se charge pour sa part de la propagande antisémite et antimaçonnique.

Il s'agit à l'origine d'une maison d'édition, la maison U. Bodung, fondée à Erfurt au lendemain de la première guerre mondiale par un disciple de l'écrivain antisémite Theodor Fritsch, Y Oberstleutnant (colonel) en retraite Ulrich Fleischhauer. En 1933, Goebbels transforme cette obscure officine en un «Office d'assistance technique», noyau, espère-t-il, d'une future organisation antisémite internationale qui ne vit jamais le jour. De 1933 à 1937, le Weltdienst est donc financé par le ministère de la Propagande avant de passer sous la coupe de l'Office de politique extérieure du NSDAP dirigé par Rosenberg et de quitter, à la veille de la guerre, ses quartiers d'Erfurt pour Francfort. Parrainée par Goebbels, l'organisation de Fleischhauer est en mesure de gonfler considérablement son activité édi- toriale sous la raison sociale maintenue de U. Bodung. L'élaboration du matériel de propagande destiné à l'étranger est en effet de son ressort, ce qui comprend, outre un bimensuel intitulé également Weltdienst et paraissant en huit langues, une pléthore d'ouvrages antisémites, sans oublier la publication des Sygilla Veri

(Sceaux de la vérité), un dictionnaire en quatre volumes censé tout révéler des juifs, de leurs amis et ennemis, ouvrage dont seuls les non-juifs peuvent se porter acquéreurs2.

La presse juive n'est pas longue à relever la coïncidence troublante entre l'arrivée au pouvoir des nazis en Allemagne et la prolifération des Protocoles dans les pays limitrophes - Autriche, Tchécoslovaquie, Pays-Bas, Belgique et Suisse3. Le sentiment prévaut qu'il ne s'agit pas d'un simple phénomène de contagion, mais d'une volonté délibérée du Reich de faire de ce texte leur meilleur agent de déstabilisation des démocraties. Dans certains des États touchés, les autorités réagissent promptement. En Tchécoslovaquie, par exemple, Les Protocoles sont retirés de la vente en 1934. Le plus souvent, de nouvelles lois sanctionnent les publications antisémites, comme au Manitoba le 7 avril 1934, au Brésil le 27 février 1935, ou encore, vers la même époque, dans l'État du New Jersey aux États-Unis. Mais la presse juive européenne souligne surtout l'exemple des Pays-Bas où une loi résolument antiraciste est adoptée en mai 1934 4.

La Suisse va-t-elle suivre le même chemin? La grande majorité des Suisses, très attachés à leur particularisme national, soupçonnent, comme leurs gouvernants, les nazis de nourrir un projet d'Anschluss à leur endroit. De plus, le printemps 1933 voit fleurir une myriade de groupes politiques d'inspiration nettement nazie, dont

1. Hans Adolf Jacobsen, Nationalsozialistische Außenpolitik (1933-1938), Francfort-Berlin, Alfred Metzner Verlag, 1968; Philippe Burrin, op. cit., p. 26.

2. Norman Cohn, op. cit., p. 215-216; Henri Rollin, op. cit. À noter que le matériel de propagande antisémite pour le Reich diffère de celui pour l'étranger. Le contenu du Stürmer de Julius Streicher, par exemple, journal interdit à l'exportation, n'était connu de la rédaction de Paix et droit que par l'entremise de correspondants alsaciens qui se le procuraient à Kehl.

3. Éditoriaux d'Alfred Berl, Paix et droit, janvier, octobre et novembre 1934, avril 1935; L. Martin-Hervey, -Les Protocoles des Sages de Sion ■, La Revue juive de Genève, 8, mai 1933, p. 359-362 ; • L'antijudaïsme mondial -, Les Cahiers juifs, juin- juillet 1934, p. 73-76.

4. -Dans le monde juif«, L'Univers israélite, 23 novembre 1934, p. 168; «Le Brésil vote une loi contre le racisme-, Le Droit de vivre, 31 octobre 1935 ; Jean-Baptiste Mauroux, Du bonheur d'être suisse sous Hitler, Jean-Jacques Pauvert, 1968, p. 166.

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le Front national, «le plus important des groupements à tendances nationales- socialistes de la Suisse orientale», d'après le consul de France à Zurich. De moindre importance, le Bund Nationalsozialistischer Eidgenossen (La ligue des confédérés nationaux-socialistes de Suisse) se signale surtout par une feuille incendiaire, Der Eidgenosse (Le Citoyen), que dirige l'architecte Theodor Fischer. Il a son siège à Zurich1.

Minuscule communauté de moins de 20000 membres en 1933, les juifs de Suisse ont plus encore que leurs concitoyens de quoi s'alarmer. Même si les valeurs démocratiques font figure de tradition en Suisse, ils sont conscients que l'émancipation y a été tardive. Sachant les préjugés antijuifs latents, ils redoutent leur réveil à la faveur de l'afflux des réfugiés juifs en provenance du Reich (9000 entre mars et septembre 1933) et de la montée du mouvement frontiste2. D'après les diplomates français en poste dans la Confédération, c'est l'antisémitisme qui séduit le plus les adeptes de ce dernier, un antisémitisme qui déborde manifestement les frontières, somme toute étroites, du fron- tisme pour investir les influents milieux conservateurs et «néo- conservateurs»3.

Les juifs suisses sont particulièrement sensibles à la vogue soudaine des Proto-

1. Daniel Bourgeois {Le nf Reich et la Suisse, 1933-1941, Neuchatel, Éditions de la Baconnière, 1974) estime que Berlin recherchait plutôt la • neutralité bienveillante • de la Suisse, mais que l'idée d' Anschluss habitait bien certaines organisations gravitant autour du parti nazi ; Walter Rings, La Suisse et la guerre 1933-1945, Lausanne, Ex-libris, 1975. Ministère français des Affaires étrangères (désormais MAE), Europe 1918-1940, Suisse, 203, du consul de France à Zurich à Louis Barthou, 29 mars 1934. Dans ce volume, nombreuses dépêches de l'ambassadeur Clauzel traitant du mouvement frontiste.

2. L'émancipation n'est générale dans la Confédération qu'en 1866. Jean- Baptiste Mauroux, op. cit.; Daniel Bourgeois, -La porte se ferme-, Relations internationales, 54, été 1988, p. 181- 204; Alfred Häsler, La Suisse terre d'asile? La politique de la Confédération envers les réfugiés de 1933 à 1945, Rencontre, 1971 (lre édition, Zurich, 1967).

3. MAE, Europe 1918-1940, Suisse, 206, de Clauzel au ministre, 25 septembre 1933, du consul de France à Zurich, 9 juillet 1934. Hans B. Kunz dans Weltrevolution und Völkerbund. Die Schweizerische Aussenpolitik unter dem Eindruck der bolschewistischen Bedrohung 1918-1923, Berne, Stämpfli, 1981, p. 45, souligne l'impact des Protocoles sur les diplomates suisses (cité par Daniel Bourgeois, op. cit.).

coles dans leur pays. Publié à l'automne 1931 à Genève par La Nouvelle revue romande, le texte est généreusement exporté par le Reich. Depuis cette date, relève-t-on, «toutes les feuilles et tous les pamphlets hypernationaux et nationaux-socialistes de la Suisse... puisent leur sagesse à cette source trouble»4. Ils y voient la source des actes de violence qui se multiplient dans la Confédération. Au cours de l'été 1933, la synagogue de Lucerne et les bâtiments annexes sont saccagés. À la fin de l'année, Zurich est touchée: un lieu de prière est souillé, des juifs molestés et des explosions endommagent des demeures juives et quelques locaux religieux. Les incidents se produisent plus nombreux encore à l'automne 1934, à Bâle - assortis d'une accusation de meurtre rituel -, et surtout à Zurich où le procès de cinq jeunes terroristes met en cause une organisation spéciale du Front national nommée «Säntis» ou simplement «S». «Ces derniers temps, reconnaît le procureur fédéral, il y a eu une recrudescence de manifestations antisémites dans différents endroits de la Suisse... Dans de nombreuses requêtes, on se plaint, du côté juif, que l'ordre, garanti par la Constitution, est violé par ces attaques continuelles et que la paix publique des minorités religieuses est sérieusement compromise»5. Ce climat malsain conduit la SIG à pousser à la création de comités juifs de défense chargés de recenser l'ensemble de ces incidents6.

4. AIU, Suisse I C 6, de Erwin Haymann, Genève, 5 octobre 1931 ; editorial non signé, Le Bund, 26 avril 1933 ; José Jehouda et M.R., «Encore les Protocoles-, La Revue juive de Genève, 9, juin 1933, p. 420-425.

5. ■ Circulaire du Procureur fédéral sur les JUIFS -, Ministère public fédéral, Berne, 21 février 1935, dans Jean-Baptiste Mauroux, op. cit., p. 167-168. «Dans le monde juif-, L'Univers israé- lite, 21 septembre 1934, p. 25 et 26; ibid., octobre 1934, p. 105.; -Nos échos-, ibid., 14 décembre 1934; «En Suisse-, Les Archives Israélites, 4 octobre 1934, p. 143. MAE, Europe 1918-1940, Suisse, 203, du consul de France à Zurich, 12 octobre 1934. L'avocat des plaignants, Me Brunschwig, évoque dans son plaidoyer ce climat pénible (AIU, Suisse II C 7, Bulletin 18, 10 mai 1935).

6. Urs Luthi, op. cit., p. 37.

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Cependant, contredisant la réputation de passivité faite aux juifs confrontés à des persécutions, les responsables du judaïsme suisse entendent aussi agir concrètement, sûrs qu'«il serait inintelligent de ne répondre que par un sourire méprisant au mouvement qui vient d'Allemagne et qui répand sa violente suggestion». Deux personnalités énergiques vont orchestrer la campagne destinée à «mettre l'antisémitisme hors la loi». Jules Dreyfus- Brodsky, le président jusqu'à sa mort, (21 mai 1936) de la SIG et de la communauté de Bâle, et Saly Mayer de Saint-Gall, secrétaire de la SIG, puis successeur de Dreyfus-Brodsky à la présidence de cette organisation1.

Leur tactique consiste pour une part à exercer des pressions pour que soit établi en Suisse, sur le modèle hollandais, le caractère délictueux de la propagande antisémite. Ils remportent quelques succès: en 1934, des arrêtés sont pris dans les cantons de Soleure et de Bâle- Ville, puis, l'année suivante, dans celui de Saint- Gall et surtout, le 3 avril, à Genève2. Mais la Suisse comprend vingt-deux cantons formant autant de «petits États souverains », et la situation politique de certains d'entre eux et non des moindres - les cantons de Bâle et de Berne, par exemple, traditionnellement très conservateurs -, laisse peu d'espoir d'aboutir.

La justice représente alors un recours, étant entendu que les responsables du judaïsme suisse n'entendent pas attaquer, comme de coutume, des personnes en diffamation, mais ruiner la crédibilité des

1. José Jehouda, op. cit. : Léon Castro, • II faut mettre l'antisémitisme hors la loi -, La Revue juive de Genève, 5, février 1935, p. 215-216. J. Dreyfus-Brodsky, 74 ans en 1933, représente également le judaïsme suisse au conseil de l'Agence juive pour la Palestine.

2. La SIG en avait fait la requête au gouvernement cantonal socialiste de Léon Nicole. Sur Genève et les autres cantons : Jean-Baptiste Mauroux, op. cit., p. 165-166; Henri Rollin, op. cit., p. 522-523 ; éditoriaux d'A. Berl, Paix et droit, janvier et mai 1934; "Informations-, ibid., décembre 1934, p. 12; -Procès de Berne I» et -Dans le monde juif-, L'Univers israélite, 21 décembre 1934 (p. 233), 4 janvier 1935 (p. 267) ; La Revue juive de Genève, 5, février 1935, p. 189.

Protocoles, comptant de cette manière priver la propagande nazie de son argument le plus redoutable. Dans cet esprit, deux procédures sont engagées presque simultanément au printemps 1933, à Bâle où la publicité faite aux Protocoles dans la revue du Dr. Zander, Eiserner Besen, fournit le prétexte de la plainte, et à Berne, le droit pénal se prêtant peu ou prou dans ces deux cantons à des poursuites3. Dans la capitale confédérale, une manifestation frontiste, le 13 juin, fournit l'occasion d'agir. On y avait ouvertement vendu la quinzième édition des Protocoles sionistes de Theodor Fritsch en date de 1933 et distribué un «Appel à tous les Confédérés fidèles à la patrie et conscients de leur sang», ainsi qu'un numéro particulièrement ignoble du Der Eidgenosse. La plainte est déposée pour infraction à l'article 14 d'une loi pénale bernoise de 1916 «sur les cinématographes et la littérature immorale (Scbunliteratur)»4.

Dans le cadre d'un État de droit, cette forme de «résistance juridique» n'est certes pas héroïque. Elle témoigne cependant, de la part d'une fraction de l'establishment juif européen, d'une pugnacité procédurière méconnue dont il est d'autres exemples au milieu des années 1930. Au Caire, en Tchécoslovaquie, au Luxembourg, des zélateurs des Protocoles sont traînés, à la même époque, devant les tribunaux. En Afrique du Sud, sur la plainte du rabbin Abraham Lévy de Port Elizabeth, trois dirigeants d'une formation fasciste sont condamnés le 21 août 1934

3. Déclarations de Me Georges Brunschwig sur l'esprit animant l'accusation lors d'une réunion de juristes le 1er juin 1934 dans Urs Luthi, op. cit., p. 46. - Les procès de Bâle et de Berne», La Revue Juive de Genève, 3, décembre 1934, p. 123. À Bâle, la plainte est déposée par J. Dreyfus-Brodsky et le Dr Marcus Conn, président de la Fédération sioniste de Suisse, rejoints par le Dr. Ehrenpreis, grand rabbin de Stockholm, mis en cause par la suite. Le recours à la justice a des précédents heureux en Suisse : en avril 1929, un juif genevois avait attaqué le Courrier de Genève pour avoir ajouté foi à un ouvrage antisémite. Condamnée, la revue avait fait amende honorable (AIU, Suisse I C 6, de E. Haymann, Genève, 17 avril 1929 et 5 octobre 1931).

4. Urs Luthi, op. cit., p. 40.

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pour avoir publié des documents diffamatoires, parmi lesquels des extraits des Protocoles. En France aussi, les Anciens combattants volontaires juifs ont fait et gagné un procès en diffamation, en première instance, en juin 1933, puis en appel en juillet 1934, contre François Co- ty et son journal, L'Ami du peuple1. L'initiative des communautés suisses semble cependant unique, car elle procède de responsables communautaires et non, comme dans les affaires sus-mentionnées, de particuliers ou de groupes restreints.

Les accusés antisémites virent bien entendu derrière le procès de Berne la main de «l'internationale juive». En réalité c'est seulement l'affaire engagée, selon toutes les apparences, que les dirigeants du judaïsme suisse entrent en contact avec des organisations juives étrangères comme, en France, l'Alliance israélite universelle dont l'une des vocations est de défendre, partout dans le monde, les «intérêts moraux du judaïsme». Ces hommes sont pourtant en rapports amicaux et fréquents avec cette institution2. Craignent-ils de ne pas y trouver les encouragements souhaités? Espèrent- ils, en évitant d'essuyer un refus, garder des chances d'obtenir ultérieurement son concours? De fait l'Alliance, très affaiblie à cette époque, n'avait pas varié depuis des décennies dans ses consignes de discrétion publique en matière de lutte contre l'antisémitisme. En novembre 1931 encore, des correspondants genevois avaient suggéré à Jacques Bigart, son

1. Norman Cohn, op. cit., p. 124 et suiv., p. 216-218; Henri Rollin, op. cit., p. 527; AIU, France ICI, Rapport sur l'activité du Comité de défense des juifs persécutés, 11 janvier 1935 ; • Une réparation. Le procès des Anciens combattants volontaires juifs contre M. Coty-, Le Volontaire juif, 30, juillet- octobre 1934, p. 3.

2. J. Dreyfus-Brodsky est membre du comité central de l'Alliance, membre de sa délégation à la réunion des grandes associations juives à Paris en juin 1932 (AIU, Suisse I C 6, de J. Dreyfus-Brodsky à J. Bigart, 6 juin 1932). L'Univers israélite du 23 novembre 1934 lui rend hommage à l'occasion de son 75e anniversaire, p. 168. Quant à Saly Mayer, l'Alliance compte sur lui pour reconstituer un comité de l'Alliance à Saint-Gall (AIU, Suisse, I C 4, de J. Bigart à S. Mayer, 17 août 1933).

secrétaire général, de traîner en justice une feuille antisémite locale pour la publication d'un autre faux, un discours que Crémieux aurait soi-disant prononcé lors de la création de l'Alliance en I860. «Nous savons par expérience, leur fut-il répondu, que ces sortes de procès n'ont d'autre résultat que d'augmenter le tirage du journal»3.

Toujours aussi peu tentée de prendre la tête d'une croisade bruyante contre l'antisémitisme, l'AIU n'est pourtant pas insensible à la montée du péril en Europe, surtout à partir de 1934-1935, lorsqu'il apparaît que le nazisme n'est pas un feu de paille. En 1931-1932 déjà, elle avait fourni à des correspondants suisses des documents pour les aider à réfuter Les Protocoles. En mai 1934, après un numéro du Stürmer consacré au meurtre rituel, ses responsables se mettent à envisager «les possibilités de dénoncer ces odieuses machinations» pour l'honneur du judaïsme4. À l'évidence, le soutien finalement consenti à leurs coreligionnaires suisses s'inscrit dans ces préoccupations. En juin 1934 en effet, à l'issue d'une réunion à Paris, l'Alliance et les deux organisations anglaise et américaine, le Joint Foreign Committee et Y American Jewish Committee, avec lesquelles elle entretient une concertation permanente durant

3. AIU, Suisse, I C 6, de Albert Meyer et de R. Brunschwig, 14 novembre et 2 décembre 1931 ; brouillon de réponse de

J. Bigart, 2 décembre 1931. Le 16 juin 1936, au Dr Farbstein qui lui demandait de réagir après la reprise par Der Eidgenosse du faux appel de Crémieux, S. Halff répond dans la même veine (AIU, Suisse, I C 6). L'AIU préfère intervenir sur le plan politique, ou subventionner des militants chrétiens contre l'antisémitisme comme Irène Harrand en Autriche et Oscar de Ferenczy en France. Cf. André Chouraqui, 100 ans d'histoire. L'Alliance et la renaissance juive contemporaine (1860-1960), Paris, PUF, 1965.

4. AIU, Suisse I C 6, de J. Bigart à E. Haymann, 7 octobre 1931, et au Dr Farbstein, 30 décembre 1932; de E. Haymann à J. Bigart, 30 décembre 1932; France I C 1, de J. Bigart au rabbin Sylvain Lehman à Bischwiller, 14 mai 1931. La situation en France inspire, il est vrai, l'inquiétude des organisations juives. C'est précisément vers février-mars 1935 qu'elles se mettent à envisager la constitution d'un comité de vigilance Cf. Simon Epstein, «Les institutions juives françaises de 1929 à 1939- Solidarité juive et lutte contre l'antisémitisme •, thèse de doctorat en sciences politiques, Paris I-Sorbonne, 1990.

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l'entre-deux-guerres, accordent leur aide. Depuis que le juge suisse a ordonné en octobre précédent une triple expertise des Protocoles pour le compte respectif du tribunal, des plaignants et des accusés, l'abstention totale ne leur est plus permise, le procès de Berne devenant, à leurs yeux, le procès de l'antisémitisme, et la cause des juifs suisses, celle de tous les juifs. Leur soutien sera néanmoins discret et modeste, par manque de moyens et peut- être de foi dans le résultat, pour éviter aussi de donner du crédit au mythe de l'internationale juive1. C'est également à cette réunion de juin 1934 que l'on convient de laisser traîner la procédure de Bâle - où du reste, en vertu de la loi cantonale, le dépôt de la plainte a automatiquement provoqué la suspension de la vente des Protocoles -, afin de concentrer les efforts communs sur celle de Berne2. Dès lors les plaignants suisses et l'Alliance restent en contact suivi3.

O LE PROCÈS: DU CÔTÉ DES ANTISÉMITES

Que visent au juste les plaignants? Plus que la condamnation des frontistes mis en cause ou même l'interdiction des

1. AIU, Suisse I C 6, lettre de J. Bigart, 14 mai 1934 ; France V D 18, • Note sur l'activité de l'Alliance israélite au cours des dernières années-, sans date ; France I D 1, -Strictement confidentiel. Réunion annuelle du 11 décembre 1935. Rapport de gestion-, dactylographié, 12 p.

2. Nous savons peu de choses sur la suite des événements à Bâle sinon que le procès, remis une première fois, l'est à nouveau en juin 1934- Le tribunal propose alors un compromis que les plaignants juifs acceptent, mais pas les accusés antisémites : retrait de la plainte contre la reconnaissance par les accusés de leur incapacité à prouver l'authenticité (■ Les procès de Bâle et de Berne -, La Revue juive de Genève, op. cit.).

3. L'avocat des plaignants, Georges Brunschwig, a déjà rencontré les dirigeants de l'Alliance le 25 juillet 1933 à Paris (AIU, Suisse I C 6, de Georges Brunschwig, Berne, 24 juillet 1933). Le 17 juin 1934, l'avocat bernois Willy Hirschel rend compte à la conférence de Paris des procès de Bâle et de Berne (AIU, Suisse I C 4, de J. Dreyfus- Brodsky à Sylvain Lévi, 24 juillet 1934). Le contact est maintenu par courrier et les visites d'émissaires comme M. Tcherikower et Pierre Bigar en mai 1935 (AIU, Suisse I C 4, de Saly Mayer à S. Halff, 17 mai 1935). J. Dreyfus-Brodsky se rend à la séance extraordinaire du comité central de l'Alliance le 11 décembre 1935 et Saly Mayer rencontre Sylvain Halff pendant l'été 1936 (AIU, France IX A 71, Procès-verbal de la réunion ; Suisse, I C 4, de S. Mayer à S. Halff, 31 juillet 1936).

Protocoles dans l'important canton de Berne, ils espèrent précipiter l'adoption d'un arrêté fédéral proscrivant la propagande antisémite. Dans une circulaire aux communautés membres de la SIG, Saly Mayer voit en outre dans le procès un acte de solidarité avec les juifs allemands ; leur sort, dit-il, pourrait s'en trouver allégé. Car, plus généralement, les notables juifs suisses comptent, en bons rationalistes, «provoquer dans le monde un sain revirement et l'abandon des buts qui doivent être reconnus comme nuisibles», bref donner un coup d'arrêt à l'antisémitisme. Encore leur faut-il l'emporter au tribunal, et surtout sur la scène médiatique4.

Or le 16 novembre 1933, le juge Walter Meyer, président du Tribunal correctionnel V de Berne, donne le coup d'envoi d'un véritable feuilleton judiciaire. Selon l'usage suisse, la police qui enquête depuis le dépôt de la plainte procède ce jour-là à la présentation de cinq inculpés, la Cour ne retenant finalement de charges que contre deux d'entre eux: Theodor Fischer, l'ancien chef des Confédérés nationaux-socialistes et l'éditeur de l'hebdomadaire Der Eidgenosse, ainsi que Syl- vio Schnell, un jeune musicien, chef de la section des imprimés et le responsable de leur distribution au Front national. Ce même jour, le tribunal édicté les trois expertises. Une victoire essentielle pour les plaignants, mais qui entraîne la suspension immédiate du procès qui ne reprend que le 29 octobre 1934. Encore est-ce un faux départ: l'ajournement est prononcé le 31, les accusés n'ayant pu produire, au contraire des plaignants juifs et du tribunal, un expert de leur choix. Il leur est alors accordé un délai de grâce d'un mois, lequel se prolonge en fait un semestre durant. Une fois le procès véritablement ouvert en avril 1935 et le juge-

4. AIU, Suisse II C 7, Bulletin n° 20, 11 mai 1935, déclaration du Pr. Matti au procès de Berne. -L'écho est tout, le jugement rien », aurait déclaré Saly Mayer (Urs Luthi, op. cit., p. 46, 54).

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ment rendu le 14 mai, les avocats des accusés font aussitôt appel. Si bien que le jugement définitif n'est prononcé que le 28 octobre 1937, à l'issue d'un procès en deuxième instance1.

Ces retards et délais sont liés pour partie à des choix tactiques de l'accusation; nous y reviendrons. Mais ils tiennent d'abord, comme on le devine aux «manoeuvres dilatoires» des accusés qui, placés devant la nécessité imprévue de démontrer l'authenticité des Protocoles, éprouvent quelques difficultés à organiser leur défense. En octobre 1934, les chefs frontistes suisses ne sont toujours pas parvenus à dénicher leur «expert». Deux noms ont bien été avancés, le pasteur Muenchmeyer d'Oldenbourg, personnage au casier judiciaire chargé dit-on, et le professeur Hauscher de l'Université de Zurich. Mais le premier est «introuvable», le second s'est dérobé. C'est le 30 octobre seulement, à la veille du second ajournement, que l'un des avocats de la défense avance le nom de Fleischhauer.

En d'autres termes, c'est à l'automne 1934 seulement que la décision est prise en Allemagne de voler au secours des antisémites suisses, ou plus précisément que le Weltdienst, c'est-à-dire Goebbels, et sans doute déjà Rosenberg de son côté, entreprennent de relever le défi lancé par la communauté juive de Suisse. Jusque- là, le Reich n'est pas mêlé à l'affaire, ce qui ne doit pas étonner outre mesure, les dirigeants nazis se montrant en général très méfiants à l'égard de Fronts suisses qu'ils tiennent passablement en mépris. Pas plus que les historiens Norman Cohn ou Daniel Bourgeois, nous ne sommes en mesure de reconstituer précisément le mécanisme de l'intervention allemande. Est-elle décidée lors même de la session

1. Pour un historique général du procès: Ruben Blank, Adolf Hitler, ses aspirations, sa politique, sa propagande et les Protocoles des Sages de Sion, préface de Paul Milioukov, L. Beresniak, 1938.

judiciaire de 1934 ou un peu après? Plutôt dans les jours suivants si l'on en juge par les appels adressés en novembre 1934 au siège du parti nazi à Munich et à Rosenberg par Ulrich von Roll du Front national, Gauleiter du canton de Berne, et Roger Stump, un confédéré national- socialiste. «Tout ce théâtre juif à Berne, fait-on valoir à Berlin, est directement dirigé contre l'Allemagne nationale-socialiste, et malheureusement la Suisse n'a pas d'hommes qualifiés qui pourraient parer l'attaque des juifs»2.

Dès lors en tout cas, c'est Erfurt et Ulrich Fleischhauer - qui prétend ne plus être lié au Weltdienst -, donc les Allemands, qui prennent les choses en main. Pour éviter de tomber sous le coup de l'accusation d'ingérence dans les affaires intérieures suisses, on procède à la création fictive d'un comité international chargé de la collecte des dons de soutien, alors même que les subsides - quelque 30000 marks dit-on - émanent de Goebbels. La véritable origine des fonds fut d'ailleurs rapidement établie. À la fin de 1936, une plainte de l'expert du tribunal, qui se sent espionné, déclenche une enquête subsidiaire qui conduit la police à perquisitionner chez un certain Boris Toedtli, chef de district du Front national et ancien adjoint d'Ulrich von Roll. Or la police y trouve la preuve que, par Toedtli, transitaient des fonds allemands destinés à la défense de la cause antisémite à Berne. D'autres documents attestent que Fleischhauer s'est moqué de la justice suisse en 1935, non seulement en prétendant s'appuyer sur un comité de soutien fantôme, mais en se concertant avec les accusés et leurs défenseurs. Voilà pourquoi, inculpé et bientôt condamné par défaut devant un autre tribunal suisse pour cette affaire, 1'« expert» allemand,

2. Norman Cohn, op. cit., p. 220 ; Daniel Bourgeois, op. cit., p. 321-322.

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omniprésent en 1935, est absent du procès en appel de 1937 l.

En attendant ces développements, Fleischhauer, paré du titre d'expert officiel des inculpés, s'attelle à son rapport. Il prend son temps, mobilise un bataillon de collaborateurs et lance un vaste appel à témoins auprès des Russes blancs réfugiés en Europe, pour remettre finalement au président du tribunal, un énorme volume de six cents pages2. Lors du procès d'avril 1935, c'est le directeur du Welt- dienst, et non les avocats des accusés, qui occupe le devant de la scène3. Invité à exposer ses conclusions, il monopolise la parole des jours entiers, tenant de l'avis général, y compris celui de l'ambassadeur de France, des propos tout juste dignes «d'une réunion nazie en Allemagne». Frénétique, Fleischhauer ne semble pas saisir, ou ne pas se soucier des réactions de l'auditoire, partagé entre l'ennui et l'hilarité4.

Au chapitre attendu des origines mystérieuses des Protocoles, celui-ci n'a droit en effet de sa part qu'à une avalanche d'hypothèses contradictoires et le plus souvent éculées. Les thèses «sionistes» auxquelles 1'« expert» antisémite a d'abord recours remontent ainsi au début des années 1920 5. Elles tiennent Theodor Herzl ou Ahad Haam, c'est selon,

1. Le Berner Tagwacht du 24-25 septembre 1937 publie un document émanant de l'Office suisse de compensation montrant que les éditions U. Bodung ont versé 2 000F en 1935 à Toedtli. Cette affaire suscite un nouveau procès à Berne en avril 1938, dit procès Toedtli-Fleischauer. • La propagande nazie à l'étranger", Samedi, 4 décembre 1934; Norman Cohn, op. cit. ; Henri Rollin, op. cit., p. 507 et suiv.

2. Aussitôt publié chez U. Bodung: U. Fleischhauer, Die echten Protokolle des Weisen von Zion, Erfurt, 1935.

3. Les comptes rendus détaillés et en langue française des audiences d'avril-mai 1935 établis par le Jewish Central Information Service figurent sous la forme de bulletins ronéotypés et numérotés de 1 à 23 dans les archives de l'Alliance (Suisse II C 7). La Wiener Library à Londres et la Bibliothèque nationale de Jérusalem en possèdent chacune des exemplaires en allemand intitulés Der Berner Process und die 'Protokolle des Weisen von Zion-.

4. MAE, Europe 1918-1940, Suisse, 238, lettre de l'ambassadeur Clauzel au ministre, 15 mai 1935- Les réactions du public sont mentionnées dans les comptes rendus des audiences consultés par l'auteur à l'Alliance israélite universelle.

5. Pierre-André Taguieff, op. cit., volume 1.

pour les auteurs des Protocoles, sur des présomptions pour le moins gratuites. Dans l'hypothèse Herzl, Les Protocoles passent pour être la copie sténographique de réunions secrètes tenues par le fondateur du mouvement sioniste moderne en marge du congrès de Bâle en 1897; il pourrait même en être l'auteur direct. Dans l'hypothèse Ahad Haam, nom de plume d'Asher Ginsberg, l'inspirateur bien connu des Amants de Sion, Les Protocoles traduiraient plutôt les propos émis lors des réunions d'une société secrète juive établie en Russie, les Bné Moshé, et dirigée par l'écrivain juif, lui-même membre présumé de la «secte hassidique»6. À ces sornettes, Fleischhauer ajoute une seule variante de son cru : les prétendues séances secrètes tenues en marge du Congrès de Bâle pourraient aussi, à l'en croire, avoir réuni des représentants de l'ordre maçonnique juif, les Bnaï Brith.

Lui oppose-t-on les similitudes indéniables entre les Protocoles et les Dialogues de Maurice Joly? Fleischhauer n'est pas homme à se démonter pour si peu : sans doute, concède-t-il, Maurice Joly est-il l'auteur des deux textes, puisqu'aussi bien, selon lui, Joly était juif. Sur cette fable déjà énoncée dans la première édition allemande des Protocoles, il ne résiste pas à broder des fioritures à sa façon, en arguant, par exemple, de la ressemblance frappante qui existerait - portraits à l'appui -, entre Maurice Joly et le juif Karl Marx, ou en «découvrant» sous la figure de Joe Lévy, l'un des personnages du roman d'anticipation de Herzl, Alt Neueland, Maurice Joly en personne. Supprimez, explique-t-il sans ciller, les lettres «e» et «ev» (signes devant receler un sens cabalistique) et le tour est joué: on obtient «Joly»! Divagations qui ne l'empê-

6. A Berlin, dans les années 1920, Ahad Haam avait attaqué en justice le comte Rewentlow pour avoir prétendu qu'il était l'auteur des Protocoles. Il gagna son procès (épisode rappelé par C.A. Loosli dans son exposé du 7 mai 1935, AIU, Suisse II C 7, bulletin n° 12).

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chent nullement d'envisager aussi qu'Adolphe Crémieux et ses amis francs- maçons aient pu charger Joly de rédiger les Dialogues dans quelque but mystérieux, ou encore de mettre en cause comme pouvant cacher le cénacle des «Sages de Sion», l'AIU - allégation classique -, Les Étudiants de la Bible — un groupe chrétien qui goûte peu la plaisanterie -, ou encore le Rotary Club!

Au total, Fleischhauer réussit une démonstration parfaite de sa totale incohérence personnelle et de l'insanité de l'antisémitisme en général. Face à la contradiction rationnelle, il n'a cessé de battre en retraite, toujours plus grotesque. Poussé dans ses derniers retranchements, il a brandi pour finir l'argument, pas plus original que les précédents, de la «vérité intérieure» du texte: Les Protocoles seraient «vrais» parce qu'ils reflètent «l'esprit juif» et sont conformes aux enseignements - supposés, cela va sans dire — du Talmud. Ils seraient «vrais» également parce que les principaux événements de l'histoire récente - en vrac, la Révolution bolchevique, la création de la Société des Nations ou le Pacte Briand-Kellogg déclarant la guerre «hors-la-loi» - auraient été annoncés par les «Sages de Sion».

O LE PROCÈS: DU CÔTÉ DES PLAIGNANTS JUIFS

En soi, cette piteuse prestation aurait pu suffire à faire tourner le duel judiciaire à l'avantage des plaignants. Mais si Fleischhauer a échoué à prouver l'authenticité des Protocoles, les juifs suisses entendent, eux, prouver leur inauthenticité. Telle est même la raison pour laquelle ils ne se sont pas davantage élevés contre les manœuvres dilatoires des accusés. Si, après mûre réflexion, ils n'ont pas récusé Fleischhauer ou s'ils ne se sont pas opposés à l'ajournement du 31 octobre 1934, c'est en partie parce qu'ils ne veulent pas fournir au camp adverse l'occasion de se prétendre brimé. Mais les plaignants ont

surtout besoin de temps pour enquêter de leur côté et boucler la démonstration qu'ils entendent faire à la face du monde1.

Pour y parvenir, rien n'est laissé au hasard. L'expert choisi est une sommité doublée d'une autorité morale: Arthur Baumgarten, professeur de droit à l'Université de Bâle, est un Allemand, un pur «Aryen» qui a préféré abandonner sa chaire de Francfort en 1933 plutôt que de se plier à l'ordre nazi. Les avocats, le professeur Matti et Me Georges Brunschwig, sont des maîtres du barreau réputés en Suisse. Grâce à d'activés recherches, l'accusation présente au tribunal, du 29 au 31 octobre 1934, un «plateau» d'une douzaine de témoins face auquel l'unique témoin de la défense, le Dr. Zander, fait pâle figure. Le leader sioniste Chaïm Weizmann en personne, différents militants présents au Congrès de 1897, notamment le grand rabbin Ehrenpreis de Stockholm, ainsi que des chrétiens, journalistes ou sténographes, eux aussi présents à Bâle en 1897, viennent exposer pourquoi aucune séance secrète ne pouvait s'être déroulée en marge du premier congrès sioniste2. Outre ces témoins venus démolir les interprétations «sionistes» des Protocoles, d'autres, comme le comte du Chayla, des Russes blancs et d'anciens membres du gouvernement Kerenski - Serge Svatikov, Wladimir Bourtzev, Boris Nicolaïevsky, Paul Milioukov3 -, doivent aider à remonter aux origines du texte et à suivre la trace de ses toutes premières tribulations. Un franc-maçon suisse enfin, le grand chocolatier Teo-

1. Urs Luthi, op. cit., p. 49- 2. C. Weizmann écrit s'être produit, le 29 octobre 1934, • dans

le rôle de principal Sage de Sion» (The Letters and Papers, Series A, Letters, 16 (juin 1937-août 1937), (342), p. 390). Une lettre à sa femme montre qu'il s'est rendu à une réunion de la SIG à Zurich le 18 octobre précédent (id., 340, p. 387-388). Il ne semble pas toutefois avoir accordé une grande importance à cette affaire.

3. P. Milioukov, ancien ministre des Affaires étrangères du gouvernement Kerenski et historien, avait déjà témoigné dans Les Dernières nouvelles du 12 mai 1921 avoir vu le manuscrit chez Nilus en 1909. Sur tous ces témoins, Urs Luthi, op. cit., p. 47-48.

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dor Tobler, connu pour son peu de tendresse pour les juifs, vient également dire à la barre l'inanité de la thèse judéo- maçonnique à laquelle les accusés ne manquent pas non plus de se référer.

En coulisse, les plaignants préparent fébrilement les audiences en collectant des masses d'informations susceptibles de faire prendre les accusés et leurs avocats en flagrant délit de mensonge ou de légèreté. Les liens avec l'AIU, par sa localisation en France, lieu d'élaboration des Protocoles, et sa riche bibliothèque, deviennent alors précieux. Saly Mayer presse son personnel, et notamment Sylvain Halff, le successeur de Jacques Bi- gart au secrétariat général, de procéder à de très minutieuses enquêtes et vérifications, comme par exemple de réunir les biographies exactes de tous les Maurice et Albert Joly ayant vécu entre 1820 et 1890 afin de réduire à néant certaines confusions entretenues à plaisir par la partie adverse1. Berne a également le souci quasi maniaque d'obtenir de ses correspondants parisiens des documents dûment authentifiés, car, explique le même Saly Mayer le 4 avril 1935, «il faut montrer à nos adversaires que nous n'avons pas "confectionné" des preuves mais que ces preuves sont originales ou légalisées». Pour ruiner, par exemple, la légende antisémite d'un Jean Jaurès «juif circoncis» et «preuve» vivante de la collusion judéo-bolchevique (sic), Sylvain Halff se voit prier de faire venir de Castres l'acte de naissance et de baptême du leader socialiste, ainsi que les actes de naissance et de mariage de ses parents2.

1. AIU, Suisse I C 4, de Saly Mayer, 14 mars 1935, 2 août 1935. Léon Gambetta, que les antisémites disait juif, avait prononcé l'éloge funèbre d'un obscur républicain du nom d'Albert Joly. En confondant cet Albert Joly avec Maurice Joly, les antisémites prétendaient prouver la judéïté de ce dernier. On trouvera la correspondance entre les plaignants et l'Alliance dans AIU Suisse I C 4 et Suisse I B 3.

2. AIU, Suisse I C 4, de Saly Mayer à Sylvain Halff, 4 avril 1935, et réponse, 12 avril 1935. Les échanges entre les deux hommes trahissent parfois de l'impatience, le premier s'irritant des lenteurs du second, surtout après le verdict de mai 1935 {ibid., de Mayer à Halff, 17 décembre 1935).

Pour obtenir la plus large publicité, objectif majeur des plaignants, un gros effort de propagande est accompli: en dehors de deux opuscules relativement savants, Confrontation et Concordance, une brochure destinée au grand public aurait été tirée à 300000 exemplaires. De nombreux journalistes du monde entier sont encouragés à assister au procès en 1934, et surtout en 1935, ce qui assure une bonne couverture de l'événement dans la presse mondiale. Le Jewish Central Information Service d'Amsterdam, organisme créé en 1934 pour recueillir et diffuser l'information sur la situation faite aux juifs allemands, s'efforce par ailleurs d'établir en plusieurs langues un bulletin/ compte rendu de chaque audience, lequel est servi à différentes institutions juives susceptibles d'en répercuter l'écho. Les archives de l'Alliance, qui bénéficie naturellement de ce service, recèlent toujours ces minutes officieuses du procès, lourdement annotées de la main d'Alfred Berl pour les besoins de Paix et droifî. En 1936, la SIG crée sa propre agence de presse, la JUNA.

Naturellement, ces dispositions et investigations coûtent cher. Si mal renseignés sommes-nous sur le financement, nous pouvons déduire de quelques traces subsistant dans les archives de la SIG et de l'Alliance que cette dernière, et probablement d'autres organisations juives, ont versé leur écot, même si l'essentiel des frais est couvert par les juifs suisses. En juin 1934, par exemple, Jules Dreyfus- Brodsky qui estime déjà les dépenses engagées à 100000 francs suisses, demande une subvention à l'Alliance au nom de l'intérêt de l'entreprise pour l'ensemble du judaïsme. En septembre 1937, c'est au tour de Saly Mayer de prier le Comité de coordination de Londres, organisme réunissant diverses organisations juives dont

3. AIU, Suisse II C 7. Les antisémites ne ménageaient pas non plus leurs efforts via les publications multipliées de la maison U. Bodung.

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l'Alliance, d'accorder des subsides. Au total toutefois, selon un rapport confidentiel de la SIG du 13 octobre 1937, les juifs suisses n'auraient reçu de l'étranger que 18000 francs suisses, bien moins que leurs adversaires ne reçurent d'Allemagne1.

Au bout du compte, l'expertise de Baumgarten et les plaidoiries des avocats démontrent sans grand mal la thèse du faux, faisant leur miel au passage du dernier pas de clerc de leurs adversaires: dans l'intervalle des sessions de 1934 et de 1935, paraît la 16e édition des Protocoles de Sion (et non plus sionistes), toujours signée Theodor Fritsch, mort pourtant dans l'intervalle. Il est vrai que cette édition porte sans vergogne la date de 1924 ! Or d'une édition à l'autre, des modifications tenant compte, tout en en déviant le sens, de points d'histoire que le procès a établis ont été insérées : Joly, présenté comme juif, y est désormais indiqué comme l'auteur vraisemblable, tandis que certaines expressions susceptibles de tomber sous le coup de la loi bernoise sur la littérature immorale sont supprimées. Autant de concessions, d'une certaine façon, à l'accusation. Avant de souligner fortement combien l'avenir de la démocratie suisse était en cause dans cette affaire, Baumgarten, Matti et Bruns- chwig s'emploient à retourner avec brio la thèse perverse de la « vérité intérieure » : Les Protocoles exprimant surtout la vérité interne du nazisme, l'adversaire devrait admettre, en vertu de son propre raisonnement, que leurs auteurs sont des antisémites, et non des juifs.

O LES DILEMMES DE LA JUSTICE HELVÉTIQUE

Mais c'est au juge de trancher au bout du compte. Quelle fut, tout au long du procès, l'attitude de la justice helvétique?

Si l'opinion juive se loue de la «propreté morale, irréprochable de l'ambiance», les accusés se plaignent, discrètement pendant l'action judiciaire, ouvertement par la suite, d'avoir subi une «parodie de justice» de la part d'un «juge marxiste»2. En réalité, les autorités judiciaires bernoises se sont voulues impartiales, marquant, par exemple, leurs regrets des menaces dont 1'« expert» allemand se dit l'objet dans les rues de Berne.

Il faut cependant distinguer les épisodes. Le procès en première instance en 1934 et 1935 se déroule dans une Suisse inquiète certes, mais qui ne se sent pas physiquement menacée. Le rapport des forces en Europe n'est pas encore en faveur de l'Allemagne et il est inimaginable, dans ces conditions, qu'elle tente un mauvais coup contre la Confédération. De plus, l'activisme trouble déployé par un émissaire du parti nazi, Gustloff, à Davos et surtout l'affaire Bertold Jacob suscitent à ce moment précis une vague de sentiments antihitlériens dans l'opinion helvétique: le 9 mars 1935, ce journaliste juif allemand réfugié en France, antifasciste actif, est attiré en Suisse et enlevé par des sbires nazis. Outragée, la Confédération exige alors la restitution de Jacob et la punition des coupables, menaçant Berlin d'engager une procédure d'arbitrage; ce qui incite finalement le Reich à libérer Jacob le 8 septembre 1935 3.

À l'époque donc, les autorités helvétiques ne tiennent certes pas à humilier «le grand voisin du Nord». Elles ne se sentent cependant pas tenues à des ménagements excessifs. Le juge d'instruction et le pré-

1. AIU, Suisse I C 4, de J. Dreyfus-Brodsky à S. Lévi, 24 juillet 1934 ; de S. Mayer au président du comité de coordination (en anglais), 22 septembre 1937. Urs Luthi, op. cit., p. 79.

2. Editorial d'A. Berl, Paix et droit, mai 1935; -Dans le monde juif. Suisse », L'Univers Israélite, 24 mai 1935. Sur l'opinion des accusés : MAE, Europe 1918-1940, Suisse, 204, dépêche du vice-consul gérant du consulat de France à Zürich, 18 mai 1935 ; Dr Stephan Vasz, Le mauvais jugement sur les Protocoles des Sages de Sion, Erfurt, U. Bodung Verlag, 1935 ; Dr Karl Bergmeister, Le plan juif de conspiration mondiale des Protocoles des Sages de Sion devant la chambre correctionnelle de Berne, Erfurt, U. Bodung Verlag, 1937.

3. MAE, Europe 1918-1940, Suisse, 204, de l'ambassadeur Clauzel, 8 avril 1935. Documents diplomatiques suisses, vol. II, 1934-1936.

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sident du tribunal, tout en accordant à la défense plus de facilités qu'ils ne sont tenus de lui en donner en droit, refusent tout net d'entrer dans son jeu ou de se laisser déborder par elle. Le premier l'empêche, par exemple, de discréditer, comme elle tente de le faire, les témoins de l'accusation tandis que le second refuse d'entendre, au printemps 1935, les témoins de Fleischhauer après que l'accusation a produit les siens, en temps et en heure, en octobre 1934 1. Le juge Meyer ne manque pas de réagir très vivement lorsqu'une revue allemande du Pays de Bade met en cause son impartialité. «Si c'est là l'esprit aryen, assène-t-il, alors je renonce à être aryen»2.

Plus significatif encore sont l'acquiescement du juge au principe de l'expertise et la désignation au titre d'expert «neutre» du tribunal de l'écrivain Cari Albert Loosli, «le prophète de Bümplitz», célèbre alors pour sa lutte acharnée contre les Fronts, l'antisémitisme et l'anti- maçonnisme3. C'est ce personnage, sans doute bien vu de Moscou, qui obtient que l'URSS prête au tribunal des documents extraits des archives impériales afin d'essayer de résoudre «le casse-tête chinois» des origines4. C'est ainsi que des lettres et des rapports émanant du Comité

1. Au tout début de 1935, puis le 17 avril 1935, un groupe national-socialiste de Zurich avait déposé deux plaintes pour faux témoignage contre les témoins de l'accusation. Le juge d'instruction ne donna pas suite, sauf pour W. Bourtzeff qui, finalement, ne fut pas poursuivi. Le juge Meyer refusa, au motif de ces plaintes, d'annuler le procès qui venait à peine d'ouvrir le 29 avril 1935. ■ Dans le monde juif •, L 'Univers israélite, 1 1 janvier 1935, p. 283-

2. AIU, Suisse II C 7, bulletin 7, 2 mai 1935. 3. Loosli sera par la suite accusé en diffamation par le major

Ernst Leonardt, chef du Volksbund, une formation frontiste, pour avoir dit à Berne que ce groupe était financé par l'Allemagne. D. Bourgeois, op. cit. Sur le procès de Berne, déjà complexe, se greffent ainsi diverses affaires subsidiaires (procès Toedtli-Fleischhauer, procès Loosli- Leonardt) qui en font au bout du compte un véritable écheveau.

4. L'épisode du prêt des documents tsaristes mériterait d'être creusé du point de vue de l'histoire soviétique. L'URSS voulait- elle améliorer son image en Suisse où sa récente admission comme membre de la SDN en septembre 1934 soulevait une forte hostilité ? C'est possible. D'autant plus qu'avant de prendre bientôt un tour antisémite, sa propagande est encore dominée à cette époque par le thème de la lutte anti- Okhrana.

de censure de Moscou et que nul n'a revu depuis vinrent jeter un jour nouveau sur l'édition produite par Nilus en 1905. D'autres papiers prouvent que Y Okhrana, qui dépêchait pourtant des agents à tous les congrès sionistes, ignorait tout de prétendues réunions secrètes ou de plans d'hégémonie mondiale qui y auraient été arrêtés. Bref, le rapport de Loosli, qui proclame bien haut que «l'antisémite a sa place en prison ou à l'asile», s'accorde en tout point avec celui de Baumgarten, l'expert des plaignants. Ses conclusions sont sans appel: Les Protocoles sont un faux, un plagiat, qui relève sans aucun doute de la littérature immorale5.

Dans ces conditions, le verdict délivré par le juge Meyer le 14 mai 1935 peut surprendre. Non qu'il contredise son comportement pendant les débats, les attendus du jugement sont même cinglants : «Je tiens Les Protocoles, déclare-t-il nettement, pour un faux, un plagiat, pour une stupidité ridicule». Quant aux sanctions, relativement légères, les plaignants eux-mêmes s'en soucient peu dans leur désir de ne pas faire des accusés des martyrs: les trois inculpés qui, présentés par la police, n'avaient pas été retenus par le tribunal sont logiquement acquittés, leurs frais d'avocat, peu élevés sans doute, retombant sur les plaignants. Quant à Theodor Fischer et Sylvio Schnell, condamnés respectivement à des amendes de 50 et 20 F, ils devront en outre régler une grosse part des frais - considérables cette fois — engagés par l'État et toutes les dépenses d'avocat des plaignants. Cependant le juge a préféré ne pas prononcer de mesure de confiscation à l'encontre des Protocoles; une telle mesure applicable au seul canton de Berne n'aurait «pas de sens» à ses yeux,

5. AIU, Suisse II C 7, bulletin n° 16, 9 mai 1935. C. A. Loosli publia ensuite son rapport sous le titre de Die ■ Geheimen Gesellschaften • und die Schweizerische Demokratie, Berne, 1935. Son intervention à Berne suscita les protestations du ministre d'Allemagne («Dans le monde juif-, L'Univers israélite, 24 mai 1935, p. 578).

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car elle provoquerait la sortie en d'autres lieux d'éditions nouvelles et plus nombreuses. Convaincue ou non, la presse juive célèbre le verdict dans lequel elle veut voir «un monument judiciaire», «une victoire de la vérité et de la raison», «une gifle retentissante pour Goebbels»1.

L'ambiance dans laquelle se déroule le procès en appel, en 1937, est beaucoup plus lourde. Le rapport de force en Europe est désormais à l'avantage de l'Allemagne et les autorités suisses se sentent tenues à une prudence extrême. Une malheureuse affaire intervenue entre-temps montre assez combien les temps ont changé : en février 1936, un étudiant juif d'origine yougoslave, David Frankfurter, abat Gust- loff, le chef des nazis allemands vivant en Suisse. Or Frankfurter, bien que gravement malade et ayant agi sous le coup du désespoir, fut condamné à dix- huit ans de prison. Il n'a bénéficié d'aucune circonstance atténuante2. Comme le procès Frankfurter, le second procès de Berne est l'objet d'un intérêt ostensible de la part de Berlin. Heureusement pour les Suisses embarrassés, la tactique des accusés antisémites va leur permettre de se tirer d'affaire sans dommages pour leurs relations avec le Reich. La défense ne cherche pas en effet à contester la validité du premier jugement sur le fond; elle attaque sur la forme, argumentant que les plaignants ne peuvent être considérés, comme l'avait fait le juge Meyer, pour les représentants légaux du peuple juif, et surtout que Les Protocoles ne relèvent pas de la littérature immorale au sens de la loi bernoise, laquelle vise exclusivement les écrits à caractère pornographique.

1. AIU, Suisse II C 7, bulletin 23, 14 mai 1935. -Le procès des "Protocoles des Sages de Sion" -, Paix et droit, mai 1935, p. 5-13; J. D. Mossery, -Condamnation solennelle des "Protocoles de Sion" -, Archives israélites, 6 juin 1935, p. 58-59 ; • Verdict», Le Journal de Genève, 15 mai 1935, p. 8.

2. Le Droit de vivre, 15 et 22 février 1936 ; Léonce Bernheim, • Le verdict de Coire dépasse Frankfurter", Samedi, 26 décembre 1936; -L'Affaire Frankfurter., ibid., 19 juin 1937. Philippe Burrin, op. cit., p. 51 ; D. Bourgeois, op. cit.

Même si les attendus demeurent d'une sévérité exemplaire, le second jugement casse bien le premier. La justice suisse reconnaît en effet que la loi bernoise ne s'applique pas au texte incriminé. Theodor Fritsch et Sylvio Schnell sont acquittés, quoique sans indemnités, car «quiconque propage des écrits calomnieux et outrageants de la pire grossièreté doit courir le risque d'être cité en justice et d'en supporter les conséquences»3. Pour le procureur, la justice ne peut se substituer aux autorités politiques et administratives pour trancher le problème posé par ce genre d'écrits. Condamnés moralement, les accusés n'en sont donc pas moins juridiquement absous, ce dont la presse nazie ne manque pas de tirer parti, célébrant le jugement de 1937 comme «une grande défaite politique et morale pour les juifs»4.

De fait, tout en faisant bonne figure, les plaignants sont sévèrement déçus, conscients que l'opinion perçoit mal les subtilités du discours juridique. C'est bien en termes de défaite que les responsables juifs sont tentés d'interpréter l'issue de la bataille de Berne. Loin de chanceler sous les coups portés, l'hydre antisémite affiche une santé insolente, en Allemagne bien sûr, dans les communautés germanophones, mais aussi au-delà. Ainsi la France, relativement épargnée en 1933- 1935, ne l'est-elle plus par la suite, et les éditions des Protocoles pullulent, œuvres parfois de maisons «respectables» comme celle de Bernard Grasset en 1937. Quant aux antisémites «de bonne foi» que l'on

3. La Cour d'Appel ne condamna pas les plaignants aux dépens du procès comme le réclamaient leurs adversaires, chaque partie devant supporter ses frais propres. Quant à ceux du tribunal et de la Cour d'appel, ils étaient imputés à l'État - en raison de l'intérêt public de ce procès ■. Ruben Blank, op. cit., p. 117-118 ; MAE C Administrative, 516 : documents relatifs au procès en appel, notamment télégrammes d'André François- Poncet et de Charles Alphand, 4 novembre 1937 ; • L'Affaire des Protocoles des Sages de Sion», Samedi, 6 novembre 1937, p. 3; Paul de Stoecklin, -Les Protocoles de Sion», Les Cahiers des Droits de l'Homme, 1er janvier 1939, p. 11-21.

4. Télégramme d'A. François-Poncet, ibid.

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espérait convaincre, ils se révèlent introuvables, qu'ils récusent en bloc les conclusions du procès ou qu'ils admettent le faux sans que leurs fantasmes s'en trouvent ébranlés. Enfin, l'échec de Berne est aussi celui d'une coalition formée - assez mollement, il est vrai — autour du judaïsme suisse par diverses organisations juives dont nous n'avons pu que très imparfaitement cerner le nombre et le rôle. Cet échec n'est guère fait pour inciter les milieux juifs à serrer davantage les rangs à l'heure où les périls grandissent.

L'expérience invite en outre ces derniers à s'interroger sur les effets éventuellement pervers de l'intervention de la justice dans ce type d'affaires. Le procès n'a-t-il pas eu pour résultat le plus clair d'assurer la promotion des Protocoles? Telle est bien la crainte qu'expriment certains dirigeants de l'Alliance et juifs de Suisse, perplexes devant la performance de Fleischhauer en 1935. «Je n'ai pas pu me défendre d'une pensée saugrenue, avoue José Jehouda : à force de répéter ces histoires invraisemblables, à force de dénoncer des périls imaginaires, ne contamine-t-on pas ... le gros du public?»1. L'épisode contribue à faire prendre conscience aux adversaires de l'antisémitisme de l'ambivalence de l'arme judiciaire, tandis qu'en ce qui concerne l'Alliance, il vient confirmer sa conviction: le zèle procédurier sert plus les antisémites qu'il ne les dessert.

Une autre retombée contestable du procès passe, elle, plus inaperçue. De Berne en effet date, ou tout au moins se propage, l'idée d'une internationale antisémite dont la réalité contrasterait avec le mythe de la prétendue internationale juive. De l'antienne des «Sages de Sion» à celle des «Sages d'Erfurt», la filiation est évidente, les militants contemporains de l'anti-antisémitisme ayant à l'évidence intériorisé, suivant une pente récemment soulignée par Pierre-André Taguieff, le référentiel de leurs adversaires

tes2. Or la thèse du complot antisémite international contribue à renforcer la crédibilité des systèmes d'explication fondés sur la «causalité diabolique».

N'a-t-on pas trop tendance par ailleurs, avec le recul, à apprécier le bilan du procès de Berne, et plus généralement celui des ripostes juridiques des juifs à l'antisémitisme, à la sinistre lumière de la Shoah? Quoi de plus normal que ceux des juifs des années 1930 qui ont encore la chance de vivre en démocratie fassent usage de leurs droits pour se défendre? Sans doute cette forme d'action se fonde- t-elle parfois sur des présupposés rationalistes qui confinent à l'aveuglement. Mais nombreux sont aussi les observateurs à souligner, même après le jugement favorable de 1935, qu'un procès est impuissant à enrayer à lui seul «une vague de folie collective», et que la justice, tout comme la paix, est une «création continue»3. Modérément confiants quant à l'impact d'une victoire judiciaire, ils ne sont guère atteints par les revers, poursuivant sans faiblir un travail qu'ils savent de longue haleine. Ils ne négligent pas, en chemin, de nourrir leur contre- propagande d'arguments tirés des débats de Berne au grand déplaisir, notons-le, des antisémites. L'un des premiers gestes des occupants après leur entrée à Paris sera de saisir le stock de L Apocalypse de notre temps d'Henri Rollin, l'ouvrage le plus intéressant du genre4. De même les historiens des Protocoles s'appuient souvent, dans la recherche de la vérité historique, sur le travail du tribunal suisse.

1. La Revue juive de Genève, op. cit.

2. -Antisémitisme international", Paix et droit, mai 1935, p. 4; Arthur Grégoire, -Les Sages d'Erfurt », Cahiers juifs, 18, novembre-décembre 1935, p. 218-226; Henri Rollin, op. cit.

3. José Jehouda, • Face à l'antisémitisme mondial -, La Revue juive de Genève, p. 315-337; editorial d'Alfred Berl, Paix et droit, mai 1935.

4. Parmi l'importante littérature de combat contre l'antisémitisme inspirée par le procès de Berne : Curtiss, An Appraisal of the -Protocols ofZion-, New York, 1935 ; H. Bernstein, The Truth about • The Protocols of Zion ». A Complete Exposure, New York, 1935 ; Albert S. Asséo, Dialogues sur les Temps nouveaux, Nice, Éditions USJ, 1937 ; le travail de Ruben Blank, op. cit., a été patronné par l'Alliance israélite universelle.

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Mais lutter par la plume et dans les prétoires contre l'antisémitisme, dans la seconde moitié des années 1930, n'est-ce pas une entreprise déjà désespérée et susceptible d'ôter à ceux qui s'y vouent la lucidité qui aurait pu les sauver? Encore faudrait-il montrer en quoi la lucidité aurait pu être salvatrice à grande échelle, alors que l'exode massif vers le nouveau monde est impossible. La remarque vaut d'ailleurs pour les partisans d'une action plus musclée contre l'antisémitisme, boycottage des produits allemands, meetings de protestation et agitation politique. Est- il si sûr du reste que l'action légaliste juive contre l'antisémitisme soit dénuée de toute efficacité? Il faut éviter, ici encore, que la Shoah ne fausse la perspective. L'activisme du judaïsme suisse trouve sa récompense en novembre 1938 lorsqu'un arrêté fédéral contre «les menées subversives » vient punir l'expression de la haine raciale. Or, à certains égards, cette mesure résulte, fût-ce indirectement, du procès de Berne puisqu'elle fut prise en partie sous le coup des révélations du procès Toedtli- Fleischhauer. De même, et grâce cette fois

à une action discrète auprès des milieux politiques dont l'histoire serait à écrire, la France entreprend avec le décret Mar- chandeau d'avril 1939 de sanctionner la propagande raciste. Or les contemporains s'accordent à reconnaître à ces mesures une action dissuasive sur l'expression publique de l'antisémitisme. C'est l'Occupation qui brise momentanément l'espérance d'un assainissement progressif du climat en France et non l'innocuité supposée des formes traditionnelles du combat contre l'antisémitisme. Cependant, en Suisse, la neutralité et la législation antiraciste préservées permettent de traverser la guerre sans débordements antisémites majeurs.

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Professeur d'histoire contemporaine à l'Université de Poitiers, Catherine Nicault spécialiste des relations internationales et de l'histoire des juifs au 20e siècle a publié en 1992 La France et le sionisme, 1896- 1948. Une rencontre manquée ? (Paris, Calmann- Lévy, coll. «Diaspora») et prépare un ouvrage surf éru- salem des années 1880 à 1948.