Le Public Moderne Et La Photographie

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    No 6 Mai 1999 :Baudelaire et la photographie/Recherches sur Albert Londe/Fantasmagories

    scientifiques

    Le public moderne et la photographie

    CHARLES B AUDELAIRE

    Te xte intégral 

    Mon cher Morel1, si j'avais le temps de vous égayer, j'y réussirais facilement enfeuilletant le catalogue et en faisant un extrait de tous les titres ridicules et de tousles sujets cocasses qui ont l'ambition d'attirer les yeux. C'est là l'esprit français.

    Chercher à étonner par des moyens d'étonnement étrangers à l'art en question est lagrande ressource des gens qui ne sont  pas naturellement   peintres. Quelquefoismême, mais toujours en France, ce vice entre dans des hommes qui ne sont pasdénués de talent et qui le déshonorent ainsi par un mélange adultère. Je pourraisfaire défiler sous vos yeux le titre comique à la manière des vaudevillistes, le titresentimental auquel il ne manque que le point d'exclamation, le titre calembour, letitre profond et philosophique, le titre trompeur, ou titre à piège, dans le genre de

     Brutus, lâche César2!  "Ô race incrédule et dépravée! dit Notre Seigneur, jusques àquand serai-je avec vous? jusques à quand souffrirai-je3?" Cette race, en effet, artisteet public, a tant de foi dans la peinture, qu'elle cherche sans cesse à la déguiser et à

    l'envelopper comme une médecine désagréable dans des capsules de sucre; et quelsucre, grand Dieu! Je vous signalerai seulement deux titres de tableaux qued'ailleurs je n'ai pas vus: Amour et gibelotte4! Comme la curiosité se trouve tout desuite en appétit , n'est-ce pas? Je cherche à combiner intimement ces deux idées,l'idée de l'amour, et l'idée d'un lapin dépouillé et rangé en ragoût. Je ne puis

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     vraiment pas supposer que l'imagination du peintre soit allée jusqu'à adapter uncarquois, des ailes et un bandeau sur le cadavre d'un animal domestique; l'allégorieserait vraiment trop obscure. Je crois plutôt que le titre a été composé suivant larecette de  Misanthropie et Repentir5. Le vrai titre serait donc:  Personnesamoureuses mangeant une gibelotte. Maintenant, sont-ils jeunes ou vieux, unouvrier et une grisette, ou bien un invalide et une vagabonde sous une tonnellepoudreuse? Il faudrait avoir vu le tableau.  Monarchique, catholique et soldat!Celui-ci est dans le genre noble, le genre  paladin, itinéraire de Paris à Jérusalem

    (Chateaubriand, pardon! les choses les plus nobles peuvent devenir des moyens decaricature, et les paroles politiques d'un chef d'empire des pétards de rapin6). Cetableau ne peut représenter qu'un personnage qui fait trois choses à la fois, se bat,communie, et assiste au petit lever de Louis XIV. Peut-être est-ce un guerrier tatouéde fleurs de lys et d'images de dévotion. Mais à quoi bon s'égarer? Disonssimplement que c'est un moyen, perfide et stérile, d'étonnement. Ce qu'il y a de plusdéplorable, c'est que le tableau, si singulier que cela puisse paraître, est peut-être

     bon. Amour et gibelotte aussi. N'ai-je pas remarqué un excellent petit [263] groupede sculpture dont malheureusement je n'avais pas noté le numéro, et quand j'ai

     voulu connaître le sujet, j'ai, à quatre reprises et infructueusement, relu le catalogue.

    Enfin vous m'avez charitablement instruit que cela s'appelait Toujours et jamais7

    . Jeme suis senti sincèrement affligé de voir qu'un homme d'un vrai talent cultivâtinutilement le rébus8. [p. 22]

    Je vous demande pardon de m'être diverti quelques instants à la manière despetits journaux. Mais, quelque frivole que vous paraisse la matière, vous y trouverezcependant, en l'examinant bien, un symptôme déplorable. Pour me résumer d'unemanière paradoxale, je vous demanderai, à vous et à ceux de mes amis qui sont plusinstruits que moi dans l'histoire de l'art, si le goût du bête, le goût du spirituel (quiest la même chose) ont existé de tout temps, si  Appartement à louer  9et autresconceptions alambiquées ont paru dans tous les âges pour soulever le mêmeenthousiasme, si la Venise de Véronèse et de Bassan a été affligée par ceslogogriphes, si les yeux de Jules Romain, de Michel-Ange, de Bandinelli ont étéeffarés par de semblables monstruosités; je demande, en un mot, si M. Biard estéternel et omniprésent, comme Dieu. Je ne le crois pas, et je considère ces horreurscomme une grâce spéciale attribuée à la race française. Que ses artistes lui eninoculent le goût, cela est vrai; qu'elle exige d'eux qu'ils satisfassent à ce besoin, celaest non moins vrai; car si l'artiste abêtit le public, celui-ci le lui rend bien. Ils sontdeux termes corrélatifs qui agissent l'un sur l'autre avec une égale puissance10. Aussiadmirons avec quelle rapidité nous nous enfonçons dans la voie du progrès(j'entends par progrès la diminution progressive de l'âme et la dominationprogressive de la matière11), et quelle diffusion merveilleuse se fait tous les jours de

    l'habileté commune, de celle qui peut s'acquérir par la patience.

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    Chez nous le peintre naturel, comme le poëte naturel, est presque un monstre. Legoût exclusif du Vrai (si noble quand il est limité à ses véritables applications)opprime ici et étouffe le goût du Beau. Où il faudrait ne voir que le Beau (je supposeune belle peinture, et l'on peut aisément deviner celle que je me figure), notre publicne cherche que le Vrai12. Il n'est pas artiste, naturellement artiste; philosophe peut-être, moraliste, ingénieur, amateur d'anecdotes instructives, tout ce qu'on voudra,mais jamais spontanément artiste. Il sent ou plutôt il juge successivement,analytiquement. D'autres peuples, plus favorisés, sentent tout de suite, tout à la fois,synthétiquement.

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    Je parlais tout à l'heure des artistes qui cherchent à étonner le public. Le désird'étonner et d'être étonné est très-légitime.  It is a happiness to wonder, "c'est un

     bonheur d'être étonné;" mais aussi, it is a happiness to dream, "c'est un bonheur derêver13". Toute la question, si vous exigez que je vous confère le titre d'artiste oud'amateur des beaux-arts, est donc de savoir par quels procédés vous voulez créer ou

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    sentir l'étonnement. Parce que le Beau est toujours  étonnant, il serait absurde desupposer que ce qui est étonnant est [264] toujours  beau. Or notre public, qui estsingulièrement impuissant à sentir le bonheur de la rêverie ou de l'admiration (signedes petites âmes), veut être étonné par des moyens étrangers à l'art, et ses artistesobéissants se conforment à son goût; ils veulent le frapper, le surprendre, lestupéfier par des stratagèmes indignes, parce qu'ils le savent incapable de s'extasierdevant la tactique naturelle de l'art véritable14.

    Dans ces jours déplorables, une industrie nouvelle se produisit, qui ne contribua

    pas peu à confirmer la sottise dans sa foi et à ruiner ce qui pouvait [p. 23] rester dedivin dans l'esprit français. Cette foule idolâtre postulait un idéal digne d'elle etapproprié à sa nature, cela est bien entendu. En matière de peinture et de statuaire,le Credo actuel des gens du monde, surtout en France (et je ne crois pas que qui quece soit ose affirmer le contraire), est celui-ci: "Je crois à la nature et je ne crois qu'àla nature (il y a de bonnes raisons pour cela). Je crois que l'art est et ne peut être quela reproduction exacte de la nature 15(une secte timide et dissidente veut que lesobjets de nature répugnante soient écartés, ainsi un pot de chambre ou unsquelette). Ainsi l'industrie qui nous donnerait un résultat identique à la natureserait l'art absolu." Un Dieu vengeur a exaucé les voeux de cette multitude. Daguerre

    fut son Messie16

    . Et alors elle se dit: "Puisque la photographie nous donne toutes lesgaranties désirables d'exactitude (ils croient cela, les insensés), l'art, c'est laphotographie17." A partir de ce moment, la société immonde se rua, comme un seulNarcisse, pour contempler sa triviale image sur le métal. Une folie, un fanatismeextraordinaire s'empara de tous ces nouveaux adorateurs du soleil. D'étrangesabominations se produisirent. En associant et en groupant des drôles et desdrôlesses, attifés comme les bouchers et les blanchisseuses dans le carnaval, enpriant ces héros  de bien vouloir continuer, pour le temps nécessaire à l'opération,leur grimace de circonstance, on se flatta de rendre les scènes, tragiques ougracieuses, de l'histoire ancienne18. Quelque écrivain démocrate a dû voir là lemoyen, à bon marché, de répandre dans le peuple le goût 19de l'histoire et de lapeinture, commettant ainsi un double sacrilège et insultant ainsi la divine peintureet l'art sublime du comédien. Peu de temps après, des milliers d'yeux avides sepenchaient sur les trous du stéréoscope comme sur les lucarnes de l'infini. L'amourde l'obscénité, qui est aussi vivace dans le coeur naturel de l'homme que l'amour desoi-même, ne laissa pas échapper une si belle occasion de se satisfaire20. Et qu'on nedise pas que les enfants qui reviennent de l'école prenaient seuls plaisir à cessottises; elles furent l'engouement du monde. J'ai entendu une belle dame, unedame du beau monde, non pas du mien, répondre à ceux qui lui cachaientdiscrètement de pareilles images, se chargeant ainsi d'avoir de la pudeur pour elle:"Donnez toujours; il n'y a rien de trop fort pour moi." Je jure que j'ai entendu cela;

    mais qui me croira? "Vous voyez bien que ce sont de grandes dames!" dit AlexandreDumas. "Il y en a de plus grandes encore!" dit Cazotte21.

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    Comme l'industrie photographique était le refuge de tous les peintres manqués,trop mal doués ou trop paresseux pour achever leurs études, cet universelengouement portait non-seulement le caractère de l'aveuglement et de l'imbécillité,mais avait aussi la couleur d'une vengeance22. Qu'une si stupide conspiration, danslaquelle on trouve, comme dans toutes les autres, les méchants et les dupes, puisseréussir d'une manière absolue, je ne le crois pas, ou du moins je ne veux pas lecroire; mais je suis convaincu que les progrès mal appliqués de la photographie ont

     beaucoup contribué, comme d'ailleurs tous les progrès purement matériels, à [p. 24]

    l'appauvrissement du génie artistique français, déjà si rare. La Fatuité moderne aura beau rugir, éructer tous les borborygmes de sa ronde personnalité, vomir tous lessophismes indigestes dont une philosophie récente l'a bourrée à gueule-que-veux-tu23, cela tombe sous le sens que l'industrie, faisant irruption dans l'art, en devient laplus mortelle ennemie, et que la confusion des fonctions empêche qu'aucune soit

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    Notice

     bien remplie. La poésie et le progrès sont deux ambitieux qui se haïssent d'une haineinstinctive, et, quand ils se rencontrent dans le même chemin, il faut que l'un desdeux serve l'autre24. S'il est permis à la photographie de suppléer l'art dansquelques-unes de ses fonctions, elle l'aura bientôt supplanté ou corrompu tout à fait,grâce à l'alliance naturelle qu'elle trouvera dans la sottise de la multitude. Il fautdonc qu'elle rentre dans son véritable devoir, qui est d'être la servante des scienceset des arts, mais la très humble servante, comme l'imprimerie et la sténographie, quin'ont ni créé ni suppléé la littérature. Qu'elle enrichisse rapidement l'album du

     voyageur et rende à ses yeux la précision qui manquait à sa mémoire, qu'elle orne la bibliothèque du naturaliste, exagère les animaux microscopiques, fortifie même dequelques renseignements les hypothèses de l'astronome; qu'elle soit enfin lesecrétaire et le garde-note de quiconque a besoin dans sa profession d'une absolueexactitude matérielle, jusque-là rien de mieux25. Qu'elle sauve de l'oubli les ruinespendantes, les livres, les estampes et les manuscrits que le temps dévore, les chosesprécieuses dont la forme va disparaître et qui demandent une place dans les archivesde notre mémoire, elle sera remerciée et applaudie26. Mais s'il lui est permisd'empiéter sur le domaine de l'impalpable et de l'imaginaire, sur tout ce qui ne vautque parce que l'homme y ajoute de son âme, alors malheur à nous!

    Je sais bien que plusieurs me diront: "La maladie que vous venez d'expliquer estcelle des imbéciles. Quel homme, digne du nom d'artiste, et quel amateur véritable a jamais confondu l'art avec l'industrie?" Je le sais, et cependant je leur demanderai àmon tour s'ils croient à la contagion du bien et du mal, à l'action des foules sur lesindividus, et à l'obéissance involontaire, forcée de l'individu [266] à la foule 27. Quel'artiste agisse sur le public, et que le public réagisse sur l'artiste, c'est une loiincontestable et irrésistible; d'ailleurs les faits, terribles témoins, sont faciles àétudier; on peut constater le désastre28. De jour en jour, l'art diminue le respect delui-même, se prosterne devant la réalité extérieure, et le peintre devient de plus enplus enclin à peindre, non pas ce qu'il rêve, mais ce qu'il voit. Cependant c'est unbonheur de rêver, et c'était une gloire d'exprimer ce qu'on rêvait; mais, que dis-je?connaît-il encore ce bonheur?

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    L'observateur de bonne foi affirmera-t-il que l'invasion de la photographie et lagrande folie industrielle sont tout à fait étrangères à ce résultat déplorable? Est-ilpermis de supposer qu'un peuple dont les yeux s'accoutument à considérer lesrésultats d'une science matérielle comme les produits du beau, n'a passingulièrement, au bout d'un certain temps, diminué la faculté de juger et de sentirce qu'il y a de plus éthéré et de plus immatériel29? [p. 25]

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    "Le public moderne et la photographie" de Charles Baudelaire (1821-1867)constitue la deuxième partie de l'introduction du Salon de 1859, commandé par laRevue française. Cette introduction se décompose en deux temps: le premier("L'artiste moderne", "Le public moderne et la photographie"), relatif au

     phénomène des Salons, ses artistes et son public; le second ("La reine des facultés","Le gouvernement de l'imagination"), où le poète expose les principes généraux deson esthétique. Ce Salon, qui est pour Baudelaire l'occasion de s'exprimer sur l'art contemporain comme il ne l'a pas fait depuis plus de treize ans, doit former la clef de voûte des Curiosités esthétiques, ouvrage reprenant ses différents articles sur

    l'art et qu'il projette d'éditer dès 1856.

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     Le 14 mai 1859, Baudelaire écrit de Honfleur à son ami Nadar: "Je suis vraiment  fort en peine; avant de publier mes Curiosités, je fais encore quelques articles sur la peinture (les derniers!), et j'écris maintenant un Salon sans l'avoir vu. Mais j'ai unlivret. Sauf la fatigue de deviner les tableaux, c'est une excellente méthode que je te

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    recommande. On craint de trop louer et de trop blâmer; on arrive ainsi àl'impartialité." Deux jours plus tard, Baudelaire rectifie: "Quant au Salon, hélas! jet'ai un peu menti, mais si peu! J'ai fait une visite, une seule, consacrée à chercherles nouveautés, mais j'en ai trouvé bien peu; et pour tous les vieux noms, ou lesnoms simplement connus, je me confie à ma vieille mémoire, excitée par le livret.Cette méthode, je le répète, n'est pas mauvaise, à la condition qu'on possède bienson personnel." Le Salon de 1859, en effet, se présente moins comme un cataloguedétaillé que comme une promenade philosophique, une exposition des conceptions

    esthétiques de Baudelaire qui s'appuie sur l'état de la peinture contemporaine,comme le lui a demandé le directeur de la Revue française. "Le public moderne¤" nedéroge pas à la règle: aucun photographe n'est évoqué, aucune photographie en

     particulier n'a retenu l'attention de Baudelaire. Pourtant, cette année-là, se sont ouverts le même jour au palais des Champs-Élysées (mais avec des entréesséparées), le Salon proprement dit et la troisième exposition de la Société françaisede photographie (SFP). Pour la première fois, après une longue bataille danslaquelle Nadar s'est notablement impliqué, l'enregistrement argentique obtient ledroit de côtoyer le grand art. Vingt ans après l'annonce de l'invention de

     Daguerre, l'événement est d'importance et suscite de nombreux commentaires ( cf .

     Hélène Bocard, Les Critiques des expositions de photographie à Paris sous leSecond Empire, DEA, université Sorbonne-Paris IV, 1995). Cependant, on leconstate, sa portée ne dépasse guère les cercles photographiques: Baudelaire qui,en ce printemps 1859, entretient une correspondance soutenue avec Nadar, n'y fait 

     jamais allusion à l'exposition de la SFP, pas plus qu'il ne la mentionne dans "Le public moderne¤".

     Le texte peut être schématiquement divisé en deux parties: la première consacréeaux différents artifices employés par les peintres pour "étonner le public"; laseconde, la plus souvent reproduite, consacrée à la photographie. Le premiermoment fournit les clés permettant de situer le contexte dans lequel prennent placeles critiques contre la photographie.Le long paragraphe d'introduction dans lequel le poète se moque des titres-rébus lui permet de fustiger les procédés nonartistiques, les artifices auxquels ont recours les mauvais peintres pour étonner le

     public: amour du détail, goût pour le vrai, titres alambiqués. François-Auguste Biard (v. 1799-1882) représente aux yeux de Baudelaire l'archétype de ces mauvais peintres.

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     Absent du Salon de 1859, Biard illustre un courant qui, à la suite de Révoil et  Richard et quelques autres peintres de l'atelier de David, tourne le dos à partir de1815 aux sujets tirés de l'Antiquité gréco-romaine. Ces peintres, dits peintres"troubadours", donnent dans le "genre anecdotique", et mettent à la mode le

     Moyen Âge et l'histoire contemporaine, ce qui permet alors à un large public de [p.

    26] s'intéresser au passé national. Le genre anecdotique fait de nombreux émulesdont certains, élèves de Révoil et Richard, se regroupent sous le nom d'école de

     Lyon (dont fait partie Biard, voir fig. 8. François Biard, "Quatre heures au Salon",huile sur toile, 1847, copyright RMN-Arnaudet). Si pour certains critiques ce genreanecdotique dépend de la peinture d'histoire, pour nombre d'entre eux, il ne s'agit là que de scènes de genre, descriptions minutieuses et sentimentales de petit 

     format, d'une peinture de moeurs qui exprime des passions vulgaires. Baudelairel'appelle l'"école des finisseurs". Au début des années 1820, influencés par lanouvelle histoire de Walter Scott (traduit en français à partir de 1816), dont lesromans historiques popularisent une histoire narrative et pittoresque, se voulant à

    la fois "totale" et "exacte", les adeptes du genre anecdotique s'emparent du format des tableaux d'histoire, ce qui donne naissance officiellement en 1833 au"genrehistorique": "Comme les tenants du "genre anecdotique", ceux qui pratiquaient le"genre historique" privilégiaient la description, la représentation d'élémentssignificatifs d'une époque, l'expression des émotions, mais avec un souci nouveau

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     Notes

    1  Jean Morel est le directeur de la  Revue française  à qui sont adressées les lettres qui

    constituent le Salon de 1859. Baudelaire rédige le texte pendant un séjour à Honfleur, où ilarrive au plus tard le 21 avril, le Salon ayant ouvert ses portes le 15 du même mois (cf.Claude Pichois et Jean Ziegler, Charles Baudelaire, Paris, Fayard, 1996, p. 390 sq.).2  Brutus, lâche César!  est une comédie de Joseph-Bernard Rosier, créée au Gymnasedramatique le 2 juin 1849 (cf . Charles Baudelaire, OEuvres complètes, éd. Claude Pichois,Paris, Gallimard, t. II, 1976 [ci-dessous: OC II ], p. 1387).3  Matthieu, xvii, 17. Cl.Pichois reproduit la traduction de la  Bible de Lemaistre de Sacy,"souvent rééditée jusqu'au XIXe siècle inclus et dont Baudelaire dut avoir le texte sous les

     yeux: "Ô race incrédule et dépravée! Jusqu'à quand serai-je avec vous? jusqu'à quand voussouffrirai-je?"  Souffrir  au sens de supporter  (verbe employé dans d'autres traductions)avec vous  pour complément d'objet direct. L'absence de vous  donne à la citation deBaudelaire un sens tout différent. Est-ce le résultat d'un lapsus ou d'une fauted'impression?" (OC II , p. 1387-1388).

    4 Tableau d'Ernest Seigneurgens.5 Titre d'un drame d'August von Kotzebue, qui fut célèbre en France sous la Restauration etla monarchie de Juillet.6 Tableau de Joseph Gouezou exposé au Salon, appartenant au "genre anecdotique". SelonCl. Pichois, ce titre provient d'un discours prononcé par Napoléon III à Rennes le 20 août1858: "La légende se lit ainsi dans le livret: "Sur son lit, où sont accrochés le vieuxmousquet anglais donné par le marquis de Puysaie et l'humble bénitier de faïence où

    de la "couleur locale", une "exactitude rigoureusement historique", comme le notent certains" ( Les Années romantiques. La peinture française de 1815 à 1850, cat. exp.,

     Paris, Réunion des musées nationaux, 1996, p. 76). François-Auguste Biard, Paul  Delaroche, Horace Vernet ou Eugène Devéria sont de la même génération (à part Vernet, ils exposent tous pour la première fois au Salon de 1822) et représentent 

     pour Baudelaire l'opposition à l'art idéal et au génie de Delacroix. Aux yeux du poète, le goût exclusif du vrai s'est infiltré dans le monde de l'art par

    un double mouvement d'influence réciproque du public sur l'artiste et de l'artiste

    sur le public, et ce bien avant 1839. La photographie ne fait qu'augmenter lemalentendu et la confusion auprès du public entendons ici le public des Salons, àqui l'on a fait croire, à tort, qu'il était possible d'assimiler les produits de l'industrie

     photographique avec l'art. Confusion qui ne fait que croître depuis 1848 avec lesidées propagées par le mouvement réaliste.

    13

     Plus que la photographie elle-même, à laquelle il reconnaît toutes ses facultésdocumentaires, c'est la photographie comme modèle que Baudelaire vise dans sadiatribe. À cet égard, il ne fait bien souvent que reprendre les poncifs de la critiqueanti-photographique de l'époque, qui s'exprime des colonnes du Figaro à celles dela Revue des deux-mondes.

    14

     Publiées dans la livraison du 20 juin 1859 de la Revue française (vol. xvii, p. 262-266), sous le titre: "Lettre à M. le Directeur de la Revue française sur le Salon de1859", les réflexions du poète ne connaissent alors qu'une diffusion restreinte, carce périodique est déjà à cette date dans une très mauvaise situation, et cesse de

     paraître avec le numéro du 20 juillet suivant dans lequel se trouve la dernière partie du Salon. Celui-ci ne sera réédité qu'après la mort de Baudelaire, en 1868,avec quelques modifications mineures, lors de la publication des Curiositésesthétiques. Cette dernière version sera celle adoptée par les différentes éditions

     postérieures du texte.

    15

     La présente édition du "Public moderne¤" reproduit fidèlement la versionoriginale publiée dans la Revue française, avec sa ponctuation et sa graphie (lessauts de page étant indiqués entre crochets), à l'exception de trois coquillestypographiques, corrigées ici (premier paragraphe: "caricatnre" pour"caricature"; deuxième paragraphe: "je ne le crois pas" pour "Je ne le crois pas";septième paragraphe: "Quelle sauve de l'oubli" pour "Qu'elle sauve de l'oubli").

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     Paul-Louis Roubert [p. 27]17

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    chaque jour il trempe ses doigts, un jeune gars du Morbihan cloue les portraits de LeursMajestés l'Empereur et l'Impératrice qu'il vient d'acheter au marché voisin"" (OC II , p.1388). Publié en 1811, l'Itinéraire de Paris à Jérusalem  de Chateaubriand est l'ouvragefondateur du récit de voyage romantique.7 Baudelaire s'inquiète du titre de ce groupe dans sa lettre à Nadar du 16 mai 1859: "Dans lasculpture, j'ai trouvé aussi [¤] quelque chose qu'on pourrait appeler de la sculpture-vignette-romantique, et qui est fort joli; une jeune fille et un squelette s'enlevant commeune Assomption; le squelette embrasse la jeune fille. [¤] Croirais-tu que trois fois déjà j'ai lu, ligne par ligne, tout le catalogue de la sculpture, et qu'il m'est impossible de trouverquoi que ce soit qui ait rapport à cela? Il faut vraiment que l'animal qui a fait ce joli

    morceau l'ait intitulé Amour et gibelott e ou tout autre titre à la Compte-Calix , pour qu'il mesoit impossible de la trouver dans le livre. Tâche, je t'en prie, de savoir cela; le sujet, et lenom de l'auteur." Le titre et l'auteur de cette sculpture (Toujours et jamais, par ÉmileHébert) seront fournis à Baudelaire par J. Morel.8 Dans le chapitre xiii de son  Salon de 1846, Baudelaire faisait une semblable digressionautour des titres de tableaux en forme de rébus, visant la petite peinture de genre exécutéepar les peintres "singes du sentiment": "[Ce] sont, en général, de mauvais artistes. S'il enétait autrement, ils feraient autre chose que du sentiment. Les plus forts d'entre eux sontceux qui ne comprennent que le joli. [¤] Le singe du sentiment compte surtout sur le livret.Il est à remarquer que le titre du tableau n'en dit jamais le sujet, surtout chez ceux qui, parun agréable mélange d'horreurs, mêlent le sentiment à l'esprit. On pourra ainsi, enélargissant la méthode, arriver au rébus sentimental" (OC II , p. 475-476).9 Tableau de François-Auguste Biard, un grand succès du Salon de 1844.

    10  Les Salons avaient été institués pour rendre compte des progrès de l'art. Sous lamonarchie de Juillet, le succès populaire alla grandissant, et avec lui le poids économiquedu public: "Montalembert constate en 1838 que "ce n'est qu'en France où l'artiste puisses'adresser à un public aussi vaste et aussi complet. [¤] Une masse de 200000 à 300000spectateurs, depuis le chef de l'État jusqu'au dernier soldat de la garnison viennent seconfondre et défiler successivement." En 1846, on compte 40000 visiteurs en moyenne parsemaine et 80000 le dimanche, ce qui fait un public de 1200000 personnes au total." ( Les

     Années romantiques, op. cit., p. 116.) Le rapport officiel du Salon de 1838 constate de lui-même que "l'exposition instituée pour attester les progrès de l'art s'éloigne de son but" etdégénère en bazar au profit des marchands. Le succès grandissant, combiné àl'envahissement progressif des cimaises par la peinture de genre, envahissementinversement proportionnel à la désertion de la peinture d'histoire, amène bon nombre decritiques à déplorer la "décadence" de la production picturale française, décadence dont le

     bourgeois est rendu coupable (cf. ibid., p. 119).

    11 Baudelaire formule à maintes reprises son dégoût de la notion de progrès et notammentdans son compte rendu de l'Exposition universelle de 1855: "Ce fanal obscur, invention duphilosophisme actuel, breveté sans garantie de la Nature ou de la Divinité, cette lanternemoderne jette des ténèbres sur tous les objets de la connaissance; la liberté s'évanouit, lechâtiment disparaît. [¤] Cette idée grotesque, qui a fleuri sur le terrain pourri de la fatuitémoderne, a déchargé chacun de son devoir, délivré toute âme de sa responsabilité, dégagéla volonté de tous les liens que lui imposait l'amour du beau: et les races amoindries, sicette navrante folie dure longtemps, s'endormiront sur l'oreiller de la fatalité dans lesommeil radoteur de la décrépitude. Cette infatuation est le diagnostic d'une décadencedéjà trop visible" (OC II , p. 580). Sur la notion de progrès, on se reportera, entre autres,aux références suivantes: OC I , p. 182, 663, 697, 705, 707; OC II , p. 299.12  L'historien Adolphe Thiers, que Baudelaire cite largement dans les  Salon de 1846  et

     Salon de 1859, est l'un des premiers à louer le génie de Delacroix dans sa revue du Salon de

    1822 parue dans  Le Constitutionnel . Mais il est aussi celui qui écrit en 1824: "Ce quicaractérise notre époque, c'est l'amour de la réalité." On note alors un goût général pour la"vérité" (terme qui revient sans cesse dans les comptes rendus des Salons), faisantréférence à une facture servant la description exacte des accessoires et des faits historiques(cf. Les Années romantiques, op. cit., p. 79). Cette nouvelle voie prise par la peinture tend àdiscréditer l'école de David devenue "académique". Delacroix, qui, pour son premier envoiau Salon en 1822, présente La Barque de Dante, voit son style qualifié de "tartouillade" parDelécluze. Baudelaire ne manque pas de noter l'importance de cette recherche du vrai enpeinture, au détriment du beau et de l'imagination ("Songez que cette comédie se jouecontre Delacroix depuis 1822", Salon de 1859, OC II , p. 633).13  Citation tirée de  Morella:  cf . Edgar Allan Poe,  Histoires extraordinaires, trad. del'anglais par Ch. Baudelaire [1856], Paris, Gallimard, 1973, p. 312.14  Pour en juger, on se rapportera aux différents commentaires sur l'oeuvre de Paul

    Delaroche, "le roi de la foule": "La critique, admirative ou exaspérée, soulignait, à chaqueSalon, la capacité de Delaroche à émouvoir: "Ce que veut le public, ce qu'il demande auxarts, c'est de se reconnaître lui-même, ou d'être vivement et profondément ému: c'est là lesecret de M. Delaroche."" Delaroche avait su être "vrai" en faisant appel au sentiment, ensuscitant l'émotion du spectateur, en décrivant avec soin tous les éléments significatifsd'une époque (architecture, mobilier, costumes), ce que souligne Gautier à propos de

     L'Assassinat du duc de Guise au château de Blois, "véritable épreuve photographique d'une

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    époque" (cf. Les Années romantiques, op. cit ., p. 84).15 Allusion à la profession de foi de la revue  Réalisme, éditée entre novembre 1856 et mars1857 par Duranty, Assézat et Thulié. Duranty et ses collaborateurs représentent le réalismele plus dur, celui qui méprise la poésie et les poètes dans leur ensemble: il ne faut plus"chanter ni mettre en musique", mais peindre, "c'est-à-dire reproduire le réel et le réelcontemporain, parce que c'est le seul que l'on puisse reconnaître avec exactitude"( Réalisme, 15 décembre 1856).16 On retrouve une métaphore du même type dans un article paru dans Le Figaro au débutde l'année 1859: "Laissons-les donc [les photographes] crier à tue-tête, sauf à ne pas fairechorus avec eux; le soleil seul est Dieu et Tournadar est son prophète!" (Charles Bauquier,

    "Paris dans la rue: La photographie", Le Figaro, n° 409, 16 janvier 1859).17 La revue L'Artiste publie, deux jours après l'ouverture du Salon, un article intitulé "De laphotographie au point de vue de l'art", qui débute ainsi: "L'art est l'expression du beau; le

     beau se trouve-t-il dans la nature? Assurément; car ce que nous appelons le beau idéaln'existe pas seulement dans l'imagination, il existe dans la réalité de la forme. Laphotographie est l'expression de la réalité; si cette réalité est belle, elle peut donc être aussil'expression du beau. Comment se fait-il que beaucoup d'artistes n'aient pas encore songé àprofiter de toutes les ressources que leur offre la photographie? [¤] La photographie n'est-elle pas l'expression la plus fidèle que nous puissions avoir de la nature? pourquoi ne pas laconsulter? [¤] La peinture n'est pas seulement une chose qui existe dans l'imagination,comme la poésie et la musique; [¤] Voyez les petits chefs-d'oeuvre de Messonier, je dispetits comme grandeur; voyez les admirables dessins de Bida: ce qui fait leur principalmérite, c'est qu'ils sont dans la réalité, c'est-à-dire dans le vrai; ils vivent tant la forme est

    étudiée, comprise et rendue. De nos jours la convention n'est plus possible, la photographielui a planté le dernier coup, nous avons en elle un guide certain, nous y trouvons unenseignement infaillible; quelque fort que nous soyons, fussions-nous Raphaël, Ingres ouDelacroix, c'est notre grand maître à tous. Inclinons-nous donc et consultons ce grandartiste qu'on appelle le soleil" (Émile Defonds, "De la photographie au point de vue del'art", L'Artiste, 17 avril 1859, p. 246).18  L'opinion de Baudelaire quant à ce genre de reconstitutions semble partagée par lamajorité des critiques français de l'époque: "On voit à l'exposition [de la Société françaisede photographie] différents spécimens d'un genre propre à l'Angleterre, où il estextrêmement en faveur: ce sont de petites compositions, des scènes de sentiment dans legoût de la peinture anglaise. Le Secret, l'Effroi, la Mourante, toutes ces scènes d'expressionpeuvent plaire aux amateurs britanniques, mais elles ne sont guère à notre adresse, et lesphotographistes français ont toujours échoué en abordant ce genre, qui sort tropmanifestement du domaine naturel et des ressources pratiques de leur art. Faire poser sept

    à huit personnes dont les physionomies expriment chacune un sentiment, c'est uneentreprise puérile et d'un succès impossible" (Louis Figuier,  La Photographie au Salon de1859, Paris, Hachette, 1860, p. 30). Sur les tableaux vivants photographiques, voirnotamment: Quentin Bajac, Tableaux vivants. Fantaisies photographiques victoriennes(1840-1880), cat. exp., Paris, Réunion des musées nationaux, 1999.19  La version de cette phrase dans la  Revue française  semble plus logique que celle desCuriosités esthétiques, qui indique: "le dégoût de l'histoire et de la peinture".20  Baudelaire réunit ici dans une même phrase l'allusion aux deux industriesphotographiques les plus florissantes de la première moitié du XIXe siècle: lastéréophotographie et le portrait carte-de-visite. Il est notable que la stéréoscopie soit iciassociée au commerce de photographies obscènes, idée que l'on trouve développée chez denombreux commentateurs de l'époque: "Quant aux stéréoscopes, je crois qu'il est évidentpour tout le monde aujourd'hui que se sont simplement des prétextes à exhibitions de seins

    flétris de blanchisseuses et de femmes qui attachent leurs jarretières aussi haut quepossible" (Ch. Bauquier, loc. cit.).21 Jacques Crépet, dans son édition des Curiosités esthétiques de 1923, indique l'origine deces deux citations: la première est tirée de La Tour de Nesle (I, 5) d'Alexandre Dumas, laseconde du chapitre consacré à J. Cazotte dans Les Illuminés de Gérard de Nerval.22  La figure du photographe-peintre manqué est le poncif de la critique anti-photographique de la période: "Que deviennent, quand leurs rêves de gloire ont avorté, lesinnombrables jeunes peintres mal peignés qui obstruent les galeries du Louvre; à cettequestion personne n'a répondu. C'est moi qui vous le dirai. Ils sont photographes" (Ch.Bauquier,  loc. cit .). Voir également Anne McCauley,  Industrial Madness. Commercial 

     photography in Paris, 1848-1871, New Haven, Yale University Press, 1994, p. 17.23 Baudelaire vise ici le saint-simonisme, qui trouve en la photographie un exemple idéalpour sa promotion de l'idée d'un progrès au service du grand oeuvre moralisateur.

    24  Cf . ci-dessus, p. 5-7; voir également Jérôme Thélot,  Baudelaire. Violence et poésie,Paris, Gallimard, 1993, p. 251-257.25 Cette liste des "véritables devoirs" de la photographie reprend grosso modo celle dresséepar François Arago lors de sa présentation du daguerréotype à la Chambre des députés en1839, souvent reprise depuis.26  Un des événements de l'exposition de la Société française de photographie est laprésentation par M. de Sévastianoff d'une "Reproduction archéologique des plus anciens

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    manuscrits de la bibliothèque du Mont-Athos", ainsi qu'une reproduction de la"Géographie de Ptolémée. Manuscrit du xiie siècle. Copie complète de 112 pages"(Catalogue de la troisième exposition de la Société française de photographie¤, Paris, SFP,1859, nos 1198, 1199, 1199 bis). Voir également L. Figuier, op. cit ., p. 53-55.27 Parmi quelques notes réunies sous le titre  Puisque réalisme il y a  et que l'on date de1855, Baudelaire écrit: "[Champfleury] rêvait un mot, un drapeau, une blague, un motd'ordre, ou de passe, pour enfoncer le mot de ralliement:  Romantisme. Il croyait qu'il fauttoujours un de ces mots à l'influence magique, et dont le sens peut n'être pas biendéterminé. [¤] Le canard lancé, il fallu y croire. Promener une exhibition peu solide qu'ilfallait toujours étayer par de mauvais étançons philosophiques. Là est le Châtiment.

    Champfleury porte avec lui son réalisme. Prométhée a son vautour. [¤] D'ailleurs, ensomme, Champfleury était excusable; exaspéré par la sottise, le poncif, et le bon sens, ilcherchait un signe de ralliement pour les amateurs de la vérité. Mais tout cela a mal tourné.D'ailleurs tout créateur de parti se trouve par nécessité naturelle en mauvaise compagnie.[¤] Pour nous, blague. Champfleury, hiérophante. Mais la foule" (OC II , p. 57-59). Le pointd'interrogation reste en suspens. Baudelaire résume l'histoire du réalisme à un canularlancé par un "farceur", Champfleury, et auquel la multitude a cru. Si bien qu'il a bien fallul'entretenir, notamment en faisant la promotion de Courbet.28  Dressé dès l'introduction du  Salon de 1859  (cf . OC II , p. 610-612) le constat du"désastre" semble en accord avec la majorité des critiques de l'époque: "À lire l'abondantelittérature que suscita le Salon de 1859, on est frappé de la singulière harmonie desconstats; en dépit de la diversité de leurs opinions, tous les critiques s'accordent surquelques points: le Salon de 1859 marque la fin d'une époque sans pour autant annoncer

    un cycle nouveau; jamais le savoir-faire n'a été aussi répandu et jamais n'ont aussimanifestement manqué les grandes ambitions; partout se lit la confusion des genres quirend imperceptibles les frontières autrefois si nettes et, à la faveur de ce désordre,l'ancienne hiérarchie est chamboulée: on assiste au triomphe du paysage et de la peinturede genre, au déclin, voire à la fin, de la peinture d'histoire" (Henri Loyrette, "Le Salon de1859",  Impressionnisme. Les origines 1859-1869, cat. exp., Paris, Réunion des muséesnationaux, 1994, p. 7. Je remercie Sylvie Aubenas de m'avoir signalé ce texte).29  Cette conclusion en forme d'hypothèse propose de désigner la photographie commemodèle néfaste pour un public qui s'habitue à confondre la représentation pure et simple dela réalité avec l'art. Cette hypothèse n'est pas nouvelle. On la trouve notamment développéedans la  Revue des deux-mondes, qui mène un combat sans relâche contre les tendancesréalistes en peinture et en littérature: le 15 juin 1857, Gustave Planche, qui tenait lemagistère de la critique d'art dans la revue, et dont Baudelaire loue la clairvoyance dès1845, publie "Le paysage et les paysagistes", dans lequel il dénonce les "doctrines qui

    dominent aujourd'hui le paysage". "Il ne faut [¤] voir dans la photographie qu'un documentà consulter, un document très fidèle dans le sens absolu du mot, puisqu'il ne révèle riend'imaginaire, mais qui nous abuse en nous offrant les choses sous un aspect que nosregards ne peuvent contrôler. Malheureusement la photographie est acceptée aujourd'huicomme une autorité sans appel. Les oeuvres du pinceau, on peut le dire sans exagération,sont estimées en raison directe de leur conformité avec la photographie, et je n'hésite pas àdire que la découverte de Daguerre, si estimable d'ailleurs au point de vue scientifique, apuissamment contribué à la corruption du goût du public. [¤] Or c'est là précisément ce queles gens du monde paraissent ignorer; ils consultent la photographie comme un oracle, ettoutes les fois qu'ils ne retrouvent pas sur la toile ce que la photographie leur a montré, ilsse déclarent mécontents. Les peintres qui ne sont pas assez opulents ou assez résolus pourrésister au goût corrompu des gens du monde se proposent l'imitation comme but suprême,et accréditent l'erreur que leur bon sens condamne. C'est ainsi que le paysage s'est détourné

    de sa voie légitime" (cit. in  André Rouillé,  La Photographie en France. Textes et contreverses: une anthologie, 1816-1871, Paris, Macula, 1989, p. 269).

     Pour citer cet article

     Référence électroniqueCharles Baudelaire, « Le public moderne et la photographie », Études photographiques,6 | Mai 1999, [En ligne], mis en ligne le . URL :http://etudesp hotographiques.revues.org/185. consulté l e 2 5 m ai 2016.

     Auteur 

    Charles Baudelaire

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