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Littérature Le rapport du sujet au langage : vers une approche des « phénomènes de style » dans la clinique des névroses The subjects relation to language: towards a phenomena of styleapproach in neurosis clinic Luz Zapata-Reinert * Maître de conférences en Psychologie clinique et Psychopathologie, Département de Psychologie, Faculté des Lettres et Sciences sociales « Victor-Segalen », CRPSY (Centre de Recherche en Psychologie JE 2455), Université de Brest, 20, rue Duquesne, BP 814, 29238 Brest cedex 03, France Reçu le 19 janvier 2006 ; accepté le 25 avril 2007 Disponible sur internet le 04 juin 2007 Résumé Ce texte interroge un paradoxe propre à la démarche clinique : comment concilier lintérêt pour lidentification des indicateurs structuraux permettant de construire un diagnostic, et tirer en même temps les conséquences des limites de lhypothèse structuraliste afin de viser lindéterminé ? Explorer le lien entre langage, structure clinique et position subjective permet de mettre en lumière la fonction struc- turante du langage en tant quil sépare le corps de sa jouissance, faisant émerger du même coup le sujet. Mais, ce lien fait apparaître également lantinomie entre luniversel et le singulier, dont la notion de « style » constitue une issue à situer au cœur même de la constitution du sujet et du lien social. Dans sa prolongation même, la notion de « phénomène de style » se dégage à lhorizon comme une possible spé- cificité du rapport du sujet névrosé au langage. En effet, J. Lacan nous a indiqué une tension à lorigine du style : il est à la fois leffet des déterminations structurales, et leffet dun choix subjectif dordre http://france.elsevier.com/direct/EVOPSY/ Lévolution psychiatrique 72 (2007) 325337 Toute référence à cet article doit porter mention : Zapata-Reinert L. Le rapport du sujet au langage : vers une approche des « phénomènes de style » dans la clinique des névroses. Evol psychiatr 2007;72. * Auteur correspondant. (L. Zapata-Reinert). Adresse e-mail : [email protected] (L. Zapata-Reinert). 0014-3855/$ - see front matter © 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.evopsy.2007.04.010

Le rapport du sujet au langage : vers une approche des « phénomènes de style » dans la clinique des névroses

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L’évolution psychiatrique 72 (2007) 325–337

Littérature

Le rapport du sujet au langage :vers une approche des « phénomènes de style »

dans la clinique des névroses ☆

The subject’s relation to language:towards a “phenomena of style” approach

in neurosis clinic

Luz Zapata-Reinert*

Maître de conférences en Psychologie clinique et Psychopathologie, Département de Psychologie,Faculté des Lettres et Sciences sociales « Victor-Segalen », CRPSY (Centre de Recherche en Psychologie JE 2455),

Université de Brest, 20, rue Duquesne, BP 814, 29238 Brest cedex 03, France

Reçu le 19 janvier 2006 ; accepté le 25 avril 2007Disponible sur internet le 04 juin 2007

Résumé

Ce texte interroge un paradoxe propre à la démarche clinique : comment concilier l’intérêt pourl’identification des indicateurs structuraux permettant de construire un diagnostic, et tirer en mêmetemps les conséquences des limites de l’hypothèse structuraliste afin de viser l’indéterminé ? Explorer lelien entre langage, structure clinique et position subjective permet de mettre en lumière la fonction struc-turante du langage en tant qu’il sépare le corps de sa jouissance, faisant émerger du même coup le sujet.Mais, ce lien fait apparaître également l’antinomie entre l’universel et le singulier, dont la notion de« style » constitue une issue à situer au cœur même de la constitution du sujet et du lien social. Dans saprolongation même, la notion de « phénomène de style » se dégage à l’horizon comme une possible spé-cificité du rapport du sujet névrosé au langage. En effet, J. Lacan nous a indiqué une tension à l’originedu style : il est à la fois l’effet des déterminations structurales, et l’effet d’un choix subjectif d’ordre

☆ Toute référence à cet article doit porter mention : Zapata-Reinert L. Le rapport du sujet au langage : vers uneapproche des « phénomènes de style » dans la clinique des névroses. Evol psychiatr 2007;72.

* Auteur correspondant. (L. Zapata-Reinert).Adresse e-mail : [email protected] (L. Zapata-Reinert).

0014-3855/$ - see front matter © 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.doi:10.1016/j.evopsy.2007.04.010

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éthique. J. Lacan a exploré d’abord la question du style afin d’éclairer les phénomènes de la psychose,mais elle concerne également, si ce n’est plus directement, la névrose. Nous aspirons, par ce parcours, àce qu’il vise l’énigme constitutive du sujet dans l’invention de sa propre névrose, en même temps que lestraces du mouvement qui pousse un sujet à inventer les mots pour dire l’indicible.© 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Abstract

The present article questions a paradox specific to the clinical approach: how to reconcile the advan-tage in identifying structural indicators enabling a diagnostic to be elaborated, while also deriving theconsequences of the limits of the structuralist hypothesis in order to aim at the indeterminate? Exploringthe link between language, clinical structure and subjective position affords a way of highlight the struc-turing function of language in so far as it separates the body from its pleasure, thus simultaneously bring-ing out the subject. However, this link also reveals the antinomy between the universal and the singular,for which the notion of “style” constitutes an issue to be situated at the very core of the constitution ofthe subject and the social link. In its very prolongation, the notion of “phenomenon of style” emerges onthe horizon as a possible specificity of the neurotic subject’s relation to language. Indeed, J. Lacanshowed us a tension at the origin of style: this both involve an effect of structural determinations, andthat of a subjective choice in ethical terms. J. Lacan first explored the question of style in order to eluci-date psychosis phenomena, but it also concerns, though not directly, neurosis. Through this approach, wehope to address the enigma that is constitutive of the subject in inventing its own neurosis, while simul-taneously considering the traces of the movement that pushes a subject to invent words to express theunspeakable.© 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Mots clés : Sujet ; Langage ; Clinique des névroses ; Phénomènes de style

Keywords: Subject; Language; Neurosis clinic; Phenomena of style

1. Introduction1

Notre recherche interroge le lien entre position subjective, langage et structure clinique. Lalecture des travaux de S. Freud et de J. Lacan sur la psychose et les premières rencontres desujets psychotiques nous ont permis de réaliser à quel point se joue quelque chose de décisifdans le rapport du sujet au langage, et cela concerne tout sujet. C’est ainsi que nous avonsvoulu revisiter cette question dans le domaine des névroses. En effet, nombreuses étaient lesportes que Lacan lui-même avait laissées ouvertes sur la question de la « fonction de la paroleet du langage » dans la clinique des névroses. Une de ces portes ouvrait sur le phénomènecomme lieu d’apparition de la structure ; une autre ouvrait sur le signifiant : à promouvoircomme « condition de toute investigation possible des troubles fonctionnels du langage dansla névrose et la psychose » ([1], p. 262).

Mais ce questionnement nous a dévoilé un paradoxe : D’une part, nous partageons l’intérêtd’identifier des indicateurs structuraux permettant de construire un diagnostic. En effet, nousdevons à Lacan d’avoir mis en avant, à un moment donné de son enseignement, la perspective

1 Cet article reprend et développe des idées exposées dans ma thèse de doctorat en psychopathologie soutenueen décembre 2003.

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structurale en psychanalyse : rattacher la diversité des descriptions cliniques à un nombre res-treint des processus a permis de produire une économie conceptuelle que l’on ne sauraitaujourd’hui remettre en question ([2], p. 215). D’autre part, nous étions également sensibles àla mise en évidence, par le même J. Lacan, des limites de l’hypothèse structuraliste, notam-ment l’esprit de système, et la fermeture qu’elle peut comporter. En posant la nécessité d’uneplace vide comme condition de la structure, et en situant à cette place vide le sujet lui-même,Lacan a subverti radicalement la perspective structuraliste.

Le paradoxe de notre propre parcours est ainsi à situer dans un double constat : celui dubesoin d’une conception structurale en psychanalyse et en psychopathologie, sans laquelle onretomberait dans un descriptivisme sans rigueur ; et celui des limites de toute approche struc-turale, qui tend à faire système, à se fermer sur elle-même.

De cela s’est dégagé que si la structure intéresse la psychanalyse c’est non pas en tantqu’elle fait système, mais en tant qu’elle est coupure, en tant qu’elle sépare, par le biais dulangage, le corps de sa jouissance [3]. Interroger le rapport du sujet au langage revient ainsi àconsidérer le rapport du sujet à la coupure que le langage introduit : à la perte d’objet, à laperte de jouissance. J. Lacan nous a appris à identifier les indices de ce rapport du sujet aulangage avec l’approche des « phénomènes du langage » dans la psychose :

« La structure apparaît dans ce qu’on peut appeler, au sens propre, le phénomène. Ilserait surprenant que quelque chose de la structure n’apparaisse pas dans la façon dont parexemple le délire se présente […] c’est avec la présomption que là aussi une analyse conve-nable du phénomène nous mènera à la structure et à l’économie, que nous avançons dans ledomaine des psychoses » ([1], p. 163).

Mais, en tenant compte de la fonction intime de ces phénomènes pour un sujet, commentexplorer les liens entre structure clinique et phénomènes du langage dans le champ desnévroses ? Cette question initiale s’est précisée pour interroger ce qui pouvait atteindre le statutde phénomène dans la névrose. D’où notre tentative, dans un premier temps, de préciser lesliens entre langage et psychanalyse, pour aborder ensuite les rapports entre structure cliniqueet réponse subjective. C’est à ce carrefour où se croisent le singulier de la position subjectiveet le général de la structure que la question du style s’est présentée à nous à la fois commeboussole, et comme point d’articulation de nos questions. Dans sa prolongation même, lanotion de « phénomène de style » s’est dégagée à l’horizon comme une possible spécificitédu rapport du sujet névrosé au langage.

2. Langage et psychanalyse

S. Freud a élaboré l’essentiel de ses conceptions sur le langage et la clinique dans saContribution à la conception des aphasies en 1891 [4]. Il y met l’accent sur l’importance dela liaison entre représentation de mot et représentation de chose, considérant que cette liaisonconstitue le « point faible » de « l’opération du langage » ([4] p. 132–133). Point faible etnéanmoins essentiel car Freud y fera reposer sa théorie de l’inconscient et les principes méta-psychologiques de la psychanalyse. En 1895, dans l’Esquisse d’une psychologie scientifique2

Freud mettra en lumière le rôle fondamental du langage dans la constitution de l’être humain.Cette étude s’est avérée d’une importance capitale, et M. Safouan le considère « … rétrospec-

2 Freud S. Esquisse d’une psychologie scientifique (1895). In : Naissance de la psychanalyse [5].

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tivement, comme le premier écrit dans l’histoire de la pensée concernant les effets du langagesur la structuration de la subjectivité. Ces effets se résument en ce que le langage introduit unmanque qui est un manque à être » ([6], p. 22–23).

Outre l’œuvre de S. Freud, un certain nombre des travaux de ses collaborateurs témoignentde l’intérêt porté au langage dans le champ clinique aux débuts de la psychanalyse. Sans ren-trer dans les détails, mentionnons-en toutefois quelques-uns : S. Ferenczi élabore, en 1910, untravail sur le pouvoir hallucinogène de certains « mots obscènes »3. E. Jones apporte en 1916une contribution sur la théorie du symbolisme [8], M. Klein, en 1930 aborde « L’importancede la formation du symbole dans la formation du moi »4. E. Sharpe écrit en 1937 un texted’une importance décisive dans la littérature psychanalytique : « Mécanismes du rêve et procé-dés poétiques » [10]. E. Sharpe y établit un parallèle entre les processus à l’œuvre dans le tra-vail du rêve d’une part, et les procédés littéraires d’autre part. Cette contribution est la pre-mière à avoir développé les liens entre déplacement et condensation comme processusprimaires à l’œuvre dans les formations de l’inconscient, et métaphore et métonymie commefigures du discours empreintes des processus inconscients.

Autour de 1930, avec l’avènement de la linguistique structurale et son influence sur lessciences humaines, l’approche du langage pour la clinique différentielle s’est avérée fonda-mentale. À partir des années 1930 et cela à travers les études sur l’aphasie, un rapprochements’est produit entre la linguistique et les disciplines cliniques : la psychopathologie, la psychia-trie et la psychanalyse. Cette origine de la clinique des phénomènes du langage a fortementmarqué toutes les recherches à venir ([11], p. 124), et Lacan va en tirer des enseignementspour la psychanalyse : il va privilégier la référence aux études sur l’aphasie pour ses analysescliniques du langage ([12], p. 375), mais se démarquera radicalement des conceptions du lan-gage comme instrument, comme extérieur au sujet, pour mettre l’accent sur une conception dulangage comme habitat et de la parole comme acte du sujet.

Le cadre conceptuel qui permet à J. Lacan un retour à S. Freud enrichi par les apports de lalinguistique a été élaboré pour l’essentiel par deux auteurs : F. de Saussure et R. Jakobson [13,14]. La reprise des notions linguistiques par J. Lacan a entraîné des changements, des prises deposition par rapport au savoir linguistique, et un effort d’élaboration qui vise à délimiter, touten s’y référant, le champ de la psychanalyse de celui de la linguistique. J. Lacan affirme parexemple : « La psychanalyse devrait être la science du langage habité par le sujet » ([1],p. 276) ; « Un jour, je me suis aperçu qu’il était difficile de ne pas entrer dans la linguistiqueà partir du moment où l’inconscient était découvert » ([15], p. 19–20). Sans oublier la célèbreformule « … l’inconscient est structuré comme un langage » ([16], p. 227), qu’il assortiraquelques années plus tard de la précision suivante : « Mon dire que l’inconscient est structurécomme un langage n’est pas du champ de la linguistique » ([15], p. 19–20), J. Lacan propo-sera alors le terme « linguisterie » afin de désigner ce qui « de la définition du langage,s’ensuit quant à la fondation du sujet » ([15], p. 19–20).

L’inconscient implique que le langage, du point de vue psychanalytique, devient avant toutle lieu où le sujet se réalise en tant que tel. Le langage est pour Lacan la structure qui pré-existe à l’être humain, mais cette condition de préexistence n’implique pas pour autant que lerapport de l’humain au langage aille de soi. L’introduction dans le monde de représentations,

3 Ferenczi S. Mots obscènes (1910). In : Œuvres Complètes, Vol I, ([7], p. 126–137).4 Klein M. L’importance de la formation du symbole dans la formation du moi (1967). In : Essais de psychanalyse,

([9], p. 263–278).

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implique un renoncement, une sorte de sacrifice qui se traduit par une mortification du vivant :ce qui est représenté a un statut mort, en quelque sorte.

La rencontre de l’être humain avec l’Autre a comme caractéristique principale d’être tou-jours inadéquate. Une hétérogénéité caractérise l’être humain ainsi assujetti : il y a la jouis-sance, à corréler toujours avec le langage. La jouissance désigne ce que l’homme perd à sereprésenter, du côté de la pulsion, du réel. Cette perte conditionne l’existence du sujet. L’accèsau langage implique donc un règlement de la jouissance, une extraction de jouissance commecondition de l’existence. Ce règlement n’est pas sans conséquences, toute la vie de l’êtrehumain va consister à tenter de concilier l’inconciliable : la division du sujet. Sur ce point J.Lacan affirme que « dans la perspective freudienne, l’homme, c’est le sujet pris et torturé parle langage » ([1], p. 276).

Le propre de l’approche psychanalytique de l’humain est d’affirmer « qu’il appartient à lanature de la structure psychique d’être inconsciente » [17]. J. Lacan mettra l’accent sur cettestructure constitutive de l’être humain pour affirmer que « le langage est condition del’inconscient » [18], puisque c’est lui qui « coupe », « sépare ». Le règlement que le langageopère sur l’organisme a pour effet de produire un sujet divisé du simple fait que, dans le lan-gage, il n’y est que représenté, divisé de son être donc.

Nous constatons que dans la perspective psychanalytique, le langage convoque des aspectsmultiples :

● la loi, dont il est porteur, car le langage véhicule en premier la nécessaire séparation d’avecl’objet ;

● la symbolisation du rapport au monde ;● la langue, condensation signifiante de la transmission culturelle et recours nécessaire du faitde l’actualisation du pouvoir de symbolisation dans la parole ;

● la parole, acte singulier exprimant le positionnement du sujet face au langage ;● le discours, à la fois support matériel de la parole et lien social dans lequel elle est prise dusimple fait d’être toujours adressée.

Si le langage est préalable, c’est la réponse que le sujet prend à son compte qui condition-nera les modalités de sa propre existence. Cette réponse est à situer au cœur de la structureclinique. Répétons-le : le fait que le langage préexiste au petit d’homme n’implique pas pourautant que l’inscription dans le langage aille de soi. Une réponse y est en jeu, « insondabledécision de l’être » dira J. Lacan ([19], p. 177). De ces réponses du sujet à l’Autre du langage,la psychanalyse en suppose trois : le refoulement (Verdrängung), la forclusion (Verwerfung), ledéni (Verleugnung), trois modalités de réponse à la castration. Chacune de ces réponses déter-mine une structure particulière : névrose, psychose, perversion. Dans cette optique, uneréponse n’est pas une pathologie, mais un choix à partir duquel un mode de fonctionnements’instaure. Chacun témoigne de la solution que le sujet crée pour répondre à la question deson être, pour se loger (ou non) dans le monde : en ce sens, chaque réponse est solidaire dulien social. Quand on parle de « structure clinique », on combine ainsi deux types d’analyse :l’une visant les aspects généraux, partagés, l’autre, la manière spécifique au sujet de s’y posi-tionner et la manière dont il règle son rapport à la perte, à la jouissance. Le travail sur la struc-ture clinique implique ainsi un travail sur ce que nous appelons l’économie subjective.

L’hypothèse psychanalytique affirme que la réponse du sujet à la fois institue une positionsubjective et crée une solution singulière pour se loger dans le monde. Dans un premier temps,

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le sujet advient comme sujet du langage et, dans un deuxième temps, il advient comme sujetde la parole. Dans ce passage, un acte est en jeu, une prise de position par rapport à l’Autre dulangage et aux signifiants qu’il transmet. Les traces de ce passage doivent pouvoir être per-çues, non seulement dans l’appropriation que le sujet fait de la langue, mais aussi dans lamanière dont il subjective cette langue.

3. Style et névrose : vers une approche des « phénomènes de style »

Les faits de langage liés aux névroses ont suscité beaucoup moins d’intérêt et d’analyse queceux des psychoses. On attribue ce fait à la discrétion et au camouflage des particularités dulangage des névrosés, contrairement à ce qui se passe dans les psychoses où les productionslangagières prennent des caractéristiques qui attirent beaucoup plus l’attention, car elles sortentde l’ordinaire [20]. Pourtant, Freud lui-même a montré un intérêt sans égal pour toutes les for-mations langagières des névrosés, l’observation du rapport subjectif au langage étant pour luiun des éléments nécessaires à la clinique différentielle. Ainsi, dès les débuts de la psychana-lyse, Freud constate chez les patients un investissement assez fort du langage, de telle sortequ’une altération ou une caractéristique particulière du langage était souvent présente. Dansles Études sur l’hystérie ([21], p. 18, 35), plusieurs cas comportent au premier plan des obser-vations sur les phénomènes du langage : Anna O. présente une inhibition totale de la languematernelle, ne pouvant parler, pendant ses crises, que la langue anglaise au lieu de l’allemand.Mme Emmy Von N. présente un bégaiement, Mme Cécilie, quant à elle, apportera à Freud ladécouverte du lien entre symptôme et symbolisation : elle souffre de douleurs fulgurantes aufront depuis qu’une parente redoutée l’a dévisagée d’un « œil perçant » ; de même, elle pré-sente des névralgies faciales depuis que son mari lui a adressé des paroles offensantes qui luiont donné un « coup en plein visage ». Freud va s’occuper plus tard de discuter tout particuliè-rement la différence entre ces phénomènes et ceux observés dans les cas de schizophrénie5. Demême, L’homme aux loups présente un de ces phénomènes subtils qui n’a pas échappé àFreud. Le patient, lors du récit d’un rêve dit :

– « J’ai rêvé qu’un homme arrachait à une Espe ses ailes. » – « Espe […] qu’entendez-vous par-là ? », interroge Freud. – « Vous savez bien, cet insecte qui a des raies jaunes surle corps et qui peut piquer… » – « Vous voulez dire Wespe » (« guêpe » en allemand)– « On dit Wespe ? Je croyais vraiment que l’on disait Espe… » – « Mais Espe, c’est moiSP » conclut le patient6.

Freud signale que le patient se servait, comme tant d’autres, du fait qu’il était étranger pourdissimuler ses actes symptomatiques, et il insiste sur le fait que l’utilisation de ce mot n’est passimplement un phénomène de langue, mais l’amputation que le sujet lui fait subir fait preuvede l’expression complexe de la position du patient, notamment face à la castration. Freud cons-tate ainsi très tôt que plusieurs formations langagières peuvent atteindre le statut de symptôme.De même, il signale sans cesse la dynamique du refoulement et du retour du refoulé à l’œuvredans la polysémie, l’homophonie, le double sens des mots et des phrases, l’ellipse (le sous-entendu), le court-circuit constaté dans le mot d’esprit. Il serait possible de faire une lecture

5 Freud S. L’inconscient (1915). In : Métapsychologie, ([22], p. 116).6 Freud S. Extrait de l’histoire d’une névrose infantile (L’homme aux loups) (1918). In : Cinq psychanalyses, ([23],

p. 397).

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de Freud en retenant les points où des caractéristiques spécifiques du langage sont isolées poursouligner comment le sujet s’y manifeste dans sa division en laissant transparaître sa positionpar rapport à l’Autre. Ces phénomènes du langage peuvent se présenter assez discrètementdans la chaîne discursive, passant même facilement inaperçus, mais en gardant toutefois uneimportance particulière pour le sujet lui-même.

C’est bien parce qu’il nous a semblé que rien concernant le sujet et le langage n’allait de soi,que nous avons entrepris le travail d’interroger la névrose en tant que modalité particulière defaire lien, et de tenter de nous expliquer finalement quelque chose qui est inexplicable : Qu’est-ce que la névrose ? Cette question n’est pas nouvelle, elle hantait Freud qui la formule ainsi en1924 : « D’où vient la névrose ? Quel est son motif ultime, son motif particulier ? » et à laquelleil ne semble avoir qu’une réponse insatisfaisante : « Après des décennies d’efforts analytiques,ce problème se dresse devant nous, intact comme au commencement » ([24], p. 62).

Cette question n’est pas sans évoquer le problème de la causalité, de même que celui del’impossibilité à maîtriser la question de l’origine. La complexité psychique n’obéissant pas àune causalité rattachée aux lois de la nature, mais rattachée d’avantage à la liberté subjective,nous avançons dans un domaine où l’ordre de la causalité n’est pas celui de la détermination.Dès le moment où nous travaillons à partir de l’hypothèse d’un sujet divisé et désirant, lesquestions du choix subjectif et de la liberté viennent nous indiquer la capacité du sujet àéchapper à toute détermination, ainsi que le renversement de l’ordre entre cause et désir : ilrevient au désir de se donner une cause. À la question « qu’est-ce que la névrose ? », nous nepouvons répondre que par approximation et en butant toujours sur une énigme : celle constitu-tive du sujet dans l’invention de sa propre névrose. Et c’est justement ce mouvement d’inven-tion qui va nous guider.

La névrose, en tant que réponse du sujet à l’énigme de son propre désir qu’il adresse àl’Autre, constitue en elle-même une articulation unique des symptômes pour un sujet. Elleconstitue un travail de tissage du lien du sujet à l’Autre. Mais, comment rendre compte de cemouvement par lequel un sujet parvient à inscrire le plus intime de son être dans le lien social,sans s’y dissoudre pour autant ? [25]. Dans ce point critique, la notion de style s’est présentéeà nous comme une boussole pour explorer ces questions dans le champ des névroses.

La complexité de la question du style ne se limite pas au fait qu’elle convoque la singula-rité. Sa spécificité et complexité résident en ce que le style demande la résolution d’une anti-nomie entre le singulier et l’universel ([26], p. 116). En effet, la résolution de cette contradic-tion est au cœur de la question du sujet lui-même et de la constitution du lien social. Lesnotions de système, choix, acte et objet se présentent comme des coordonnées essentielles àla définition du style. Leur coexistence met en évidence l’aspect contradictoire qui touchetoute entreprise visant à définir le style. En effet, il présuppose à la fois l’existence d’un outiluniversellement partagé, accessible à tous, par exemple le langage commun incarné sous laforme d’une langue particulière, et celle d’une série de traits purement singuliers sans quoi ilne saurait émerger [26]. Cette cohabitation du singulier et du général indique deux fonctionspropres au style : il est en même temps opérateur de généralisation et de subjectivation [27].

Lorsque le primat revient au style dans son acception de système, il devient un conceptopératoire dont le but principal est celui de recenser et de classer [27]. C’est le cas lorsqu’onparle par exemple des styles littéraires ou picturaux. Mais tout système est confronté à l’actesubjectif qui le subvertit. Ce que les styles collectifs désignent ne recouvre jamais le style sin-gulier qui, lui, reste unique. Toute création consiste en cela : dépasser l’existant en inscrivantla singularité dans un mouvement d’invention qui fait lien. Le style devient alors moyen de

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singularisation. Le style est unique et inimitable, mais une fois qu’il est nommé, quelque chosede sa singularité est mise en suspens. Ainsi, à la manière d’une signature, le style est à situerentre acte et représentation. D’où le fait que le style se présente toujours comme une questionou comme un problème, car il demande que le lien entre singulier et général soit sans cesserenouvelé par l’invention d’une solution.

La question du style a intéressé J. Lacan dès 1931 avec les « Écrits inspirés :schizographie » [12], il la précise en 1933 avec « Le problème du style et la conception psy-chiatrique des formes paranoïaques de l’expérience »7 et il semble en faire un vecteur primor-dial de toute son œuvre, la plaçant même en ouverture de ses Écrits8. Avec l’approche du styledans le champ clinique, et en affirmant que le problème pour la psychanalyse est « celui desrapports dans le sujet de la parole et du langage »9, Lacan complète les contributions freudien-nes sur les créations langagières.

J. Lacan nous indique une tension à l’origine du style : il est à la fois l’effet des détermina-tions structurales, et l’effet d’un choix subjectif d’ordre éthique10. Le problème du style dansle champ de la clinique s’avère ainsi être non seulement théorique mais surtout éthique. Lestyle vient problématiser l’approche structurale : il met en garde contre l’enfermement dusujet dans la structure en pointant le réel, le point d’indétermination auquel tout sujet estconfronté. Bien que J. Lacan ait exploré d’abord la question du style afin d’éclairer les phéno-mènes de la psychose, elle concerne également, si ce n’est plus directement, la névrose. Eneffet, Lacan met le style au cœur du sujet divisé lorsqu’il affirme en 1966 :

« C’est l’objet qui répond à la question sur le style, que nous posons d’entrée de jeu. Àcette place que marquait l’homme pour Buffon, nous appelons la chute de cet objet, révé-lante de ce qu’elle l’isole, à la fois comme la cause du désir où le sujet s’éclipse, et commesoutenant le sujet entre vérité et savoir. Nous voulons du parcours dont ces écrits sont lesjalons et du style que leur adresse commande, amener le lecteur à une conséquence où illui faille mettre du sien »11.

Mais Lacan vise avec ces mots ce qu’il a déjà élaboré concernant le style de l’analyste. Eneffet, Lacan tente de définir « le style de l’inconscient, et la réponse qu’il lui convient » enrappelant le lien des effets de l’inconscient à la double édification de la synchronie et de ladiachronie12. Si le style mobilise pour le sujet la chute de l’objet et les rapports entre savoiret vérité qu’elle conditionne, il en va de même pour l’analyste : En mettant en fonction lachute de l’objet, l’analyste présentifie le vide de l’objet pour le sujet. Son acte, sa réponse,s’accorde ainsi au style de l’inconscient : « Le style du clinicien est celui qu’il faut pour appré-cier le style de celui qui parle » [28], question d’éthique, donc.

Du point de vue psychanalytique, nous considérons la névrose comme une solution particu-lière, et Freud allait même jusqu’à la considérer comme une « œuvre d’art psychique »13 [30].

7 Lacan J. [1933] Le problème du style et la conception psychiatrique des formes paranoïaques de l’expérience(1933). In : De la psychose paranoïaque dans ses rapports à la personnalité, [12].

8 Lacan J. Ouverture de ce recueil (1966). In : Écrits, ([19], p. 10).9 Lacan J. Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse (1953). In : Écrits, ([19], p. 279).

10 Lacan J. [1933] Le problème du style et la conception psychiatrique des formes paranoïaques de l’expérience(1933). In: De la psychose paranoïaque dans ses rapports à la personnalité, ([12], p. 383).11 Lacan J. Ouverture de ce recueil (1966). In : Écrits, ([19], p. 10).12 Lacan, J. [1957] La psychanalyse et son enseignement (1957). In : Écrits, ([19], p. 447).13 Freud S, Jung CG. Lettre du 30 juin 1909 (Lettre 149F). In : Freud S, Jung CG. Correspondance, T. 1, 1906–1909, ([29], p. 317).

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Considérer qu’il y a dans la névrose quelque chose de « l’œuvre d’art » revient à mettrel’accent sur la manière dont le sujet inscrit, avec la solution même qu’est la névrose, le plussingulier de son être dans le lien social. Dès lors, nous explorons la névrose, et le discours dunévrosé, pour y cerner les marques de l’« ouvrier » dans son œuvre.

Le discours tenu concrètement par un sujet, peut alors devenir caractéristique de son rap-port à l’impossible à dire. Comme l’œuvre d’art, le discours peut être une expérience aux limi-tes de ce qui est déjà connu, su, et de ce qui n’a jamais été dit, écrit ou fait. Les productionsparlées ou écrites d’un sujet évoquent le même problème, car il s’agit à chaque fois de fairepasser au signifiant quelque chose qui est de l’ordre d’un réel, en principe impossible àsymboliser : « … Chaque fois que nous parlons, nous disons la chose, le signifiable, à traversle signifié. Il y a là un leurre, car il est bien entendu que le langage n’est pas fait pour désignerles choses. Mais, ce leurre est structural dans le langage humain et, en un sens, c’est sur luiqu’est fondée la vérification de toute vérité » [31].

Les productions discursives, dans leur singularité, portent la marque de cette impossibilitémais aussi du type d’objet qui pour un sujet donné polarise la question de son être. Dans cemouvement qui pousse un sujet à inventer les mots pour dire l’indicible nous situons un élancréatif. Le discours est ainsi, d’une part, matériel susceptible d’enregistrer toute subversion,d’autre part, il est un des lieux privilégiés de réalisation d’un « effet de style », reflet del’impossibilité du sujet à s’y saisir en tant qu’objet. Cet effet de style — telle est notre hypo-thèse — tient lieu de symptôme dans le registre du discours. Effet de compromis entre la pro-motion de la singularité et les exigences de l’Autre, il reflète la position du sujet. Nous dési-gnerons par « phénomène de style » cet effet localisé dans le discours. Le style spécifie ainsiconstitutivement l’engagement du sujet dans le champ du langage ; les « phénomènes destyle » désignent ce qui dans le discours apparaît comme trace de l’engagement du sujet dansle champ de la parole.

Avec la notion de « phénomènes de style » nous tentons d’apporter une réponse à la ques-tion de l’articulation entre structure, langage et position subjective dans le champ des névroses.Ces phénomènes témoignent du moment où le sujet, tout en s’aliénant à l’Autre du langage,s’en sépare pour réaliser sa singularité. Ils constituent ainsi un des moyens mis en œuvre parle sujet pour répondre à l’énigme de son existence et de son rapport à l’Autre. Nous appro-chons ces phénomènes de style à partir de ce qui dans le discours insiste, se répète et montrece qui reste au plus près du sujet à travers les variations. Dans cette logique, nous portons unintérêt tout particulier aux « détails » du discours, aux petites expressions qui, tout en passantinaperçues pour le sujet, portent la marque de sa singularité. C’est donc par le détail que nousabordons les productions discursives dans les névroses, et cela en tant qu’il obéit à quatrecaractéristiques : il est constant ; il est en corrélation avec les autres traits ; il a une forcecaractéristique ; il a une fonction subjective [32–35]. Le détail attire notre attention sur unejouissance qui y est impliquée, et nous indique un chemin vers la singularité comme caracté-ristique du style [35].

Une des difficultés de cette approche réside dans le fait que ces « phénomènes de style » nepeuvent pas être décrits en eux-mêmes, mais toujours par rapport à un parcours subjectif quine peut être appréhendé par le clinicien chercheur que dans la dimension d’une rencontre cli-nique. Ainsi, il n’est possible d’explorer dans la clinique des névroses des aspects langagiersmarqués d’invention subjective, qu’à condition de s’aventurer avec le sujet dans le témoignagede son rapport au monde, de sa façon de faire ou pas lien. Pas de « phénomènes de style »donc sans une rencontre qui mobilise une parole adressée.

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Il en découle que le style, et les phénomènes par lesquels il apparaît, ne se démontre pas,mais dirions-nous, s’insinue, se tisse, dans la façon dont chaque sujet tente de lier ce qui estdélié par ailleurs14.

4. Mme S.

Afin de saisir ces enjeux, nous évoquerons succinctement quelques aspects du cas de MmeS., dont l’étude approfondie fait l’objet d’un autre travail15.

Mme S., âgée de 49 ans, commence notre premier entretien par cette présentation :

« J’ai été hospitalisée il y a cinq ans, donc par la demande d’un tiers qui était mon mari,et euh oui pour névrose historique (rire) pas historique, hystérie, hystérique pardon, et donceuh j’étais, j’étais très très malade enfin je ne, enfin c’était une cassure de couple avec, à unmoment il y avait une aide ménagère pour me seconder parce que nous étions en familleeuh bon le couple, deux ascendants qui étaient mon papa qui était, ma belle-mère, et doncnous avions aussi deux enfants, voilà, et donc il s’est, il s’est passé qu’il y a eu un pro-blème avec l’aide ménagère qui enfin qui a brisé mon ménage, qui a semé la zizanie,enfin qui a volé aussi ma petite fille enfin ma fille quoi, et donc moi je l’ai très très malvécu ».

Mme S. est traversée par un conflit entre la place qu’elle a, la place qu’elle voudrait avoir,et la place qu’elle refuse. Une dimension de présence–absence se fait jour dans la manière dontelle pose la question de son être. La problématique de l’abandon et de la rupture ira très loindans ce cas : suite à son hospitalisation pendant plus de trois ans, les liens à son ex-mari et àses enfants seront rompus. Cette rupture viendra faire écho chez Mme S. à une autre ruptureplus ancienne : à l’âge de trois jours, et cela jusqu’à l’âge de neuf ans, Mme S. fut placéechez la nourrice. Pendant ce temps, elle dit ne jamais avoir vu sa mère ni son père, sa famillenourricière étant devenue sa famille. Elle dit n’avoir connu ses parents qu’à l’âge de neuf ans,moment où ils l’ont récupérée. Mme S. vit ce placement comme un abandon, et la séparationd’avec sa famille nourricière comme un déchirement. Dès lors, les relations avec sa mère enparticulier seront marquées par la violence dont Mme S. se dit victime, mais aussi de la haineet de la demande constante de reconnaissance.

L’abandon et la rupture, tantôt subis, tantôt provoqués, seront des coordonnées constitutivesde ce qui fait symptôme chez Mme S. Différents symptômes de conversion vont mettre enavant le corps comme lieu de métaphore du conflit et de passage d’une possible solution. Lesruptures se répètent et marquent la vie de Mme S. où se superposent les places d’enfant, defemme et de mère, dans un télescopage où elle se perd tout en se cherchant.

Dans le registre du discours, nous constatons tout d’abord une tendance, dans l’expressionmême, à ne pas laisser des vides, à combler les lacunes, à préserver la continuité du discours.La rupture comme symptôme apparaîtrait-elle dans le discours par son contraire ? Par un effortrenouvelé et constant de lier ?

Mais, plus précisément, c’est le primat de la simultanéité et la superposition des chaînesdiscursives qui retiendront notre attention. Un premier exemple de cette tendance se trouve

14 Sur ce paradoxe propre à la question du style, nous renvoyons le lecteur à notre article : « L’évidement du savoiret le style de l’inconscient » [36].15 « Approche des phénomènes de style dans un cas l’hystérie et de névrose obsessionnelle » (Article en prépara-tion).

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dans la production fréquente de lapsus, essentiellement formés par substitution (des phonèmes,des mots, des locutions) :

« Un beau jour il a fallu que ça claque » [corrigé par « craque »] ; « tous mes torts sontà ma charge » [tous les torts recensés dans le couple au moment du divorce] ; « je faisais uncadeau [à l’aide ménagère], un cadeau parce que, de sympathie enfin parce que bon j’étaisde, ça m’a été très bénéfique, ça m’a pas été bénéfique parce qu’elle a brisé monménage » ; « je suis pas tout à fait en pleine forme quoi, donc j’espère que, pas spéciale-ment pour moi, mais qu’il y aura une médecine, une médecine ! Une gymnastique douce,que soit relaxation mais je sais pas la gym ».

Vient, comme corrélat de ce trait, une forte expression imagée ou métaphorique :

« Mon mari lui, il était toujours, c’était le mari courant d’air » ; « ça a été un cocktailfamilial explosif » ; « je me suis fait soigner sur toutes les coutures quoi » ; « je suis tom-bée sur le pot-aux-roses » ; « et puis alors là j’ai commencé à virer au rouge moi » ; « jevoulais lui offrir une chaîne avec une plaque, bon et là ça m’avait fait un trou dans monbudget familial » ; « enfin je les reverrai peut-être quand je sucrerai des fraises » ; « etquant à moi que j’aille me faire pendre ailleurs quoi, voilà, enfin » ; « l’intérieur ça meronge et c’est là que je dis que j’ai des angoisses quoi ça me, ça me, ou alors des fois j’aides maux, des maux abdominaux, à l’estomac, au ventre enfin, ou alors mal à la tête, oualors cafardeuse » ; « je mange que des bêtises » ; « je serais souvent hospitalisée jusqu’àce qu’on me remue enfin le popotin comme il faut quoi » ; « je me suis fait quand mêmeassez remonter comme on dit là en langage de femmes, assez remonter les bretelles… »

Ces expressions imagées ne constituent pas en elles-mêmes une singularité chez Mme S. Cequi est singulier est la façon dont elle subvertit les locutions communes afin de s’y loger entant que sujet. Ce procédé a ainsi une fonction subjective paradoxale : d’une part, il permet àMme S. de se soustraire de ce qu’elle éprouve comme souffrance en le banalisant dans uneexpression commune, servant au passage la défense. D’autre part, en réinjectant un sens sub-jectif et nouveau à ces locutions, Mme S. récupère un certain contrôle, une place subjective, etun plaisir lié à la création discursive elle-même. J. Lacan avait déjà fait remarquer jusqu’à quelpoint les locutions extravagantes « ne veulent dire rien d’autre que ceci — la subversion dudésir » ([15], p. 23).

Sur le plan de l’énonciation, nous constatons également un autre procédé que nous dési-gnons comme tournure en dérision :

« Quand je stresse un peu j’ai un besoin de manger mais pas des haricots verts hein, nides carottes râpées, c’est trois glaces, une derrière l’autre, c’est des petits gâteaux, enfinc’est des gâteaux, enfin donc » ; « la fête des mamans je l’ai, je me la suis souhaitéedevant la glace, non j’ai un peu d’humour mais enfin, c’est un peu dur hein, enfin c’estde toute façon je m’attendais pas à recevoir quelque chose hein ».

L’expression imagée ou métaphorique maintient simultanément les éléments constitutifsd’une phrase ou d’une situation, évitant ainsi de renoncer à l’un d’entre eux. Par ce moyen,Mme S. semble obturer la souffrance impliquée dans la situation en y introduisant une imageproductrice de jouissance. Quant à la tournure en dérision, elle sert la dénégation et lesymptôme : d’une part, en court-circuitant le sens avec l’introduction de la dérision, le sujetcourt-circuite le chemin du déplaisir et évite ainsi d’affronter la perte ; d’autre part, elle élève

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le conflit au rang de création discursive proche du mot d’esprit, permettant par-là l’exerciced’un certain contrôle et le prélèvement d’une jouissance tout en contournant le conflit lui-même.

Nous avons identifié ces traits : préservation de la continuité du discours ; superpositionsubstitutive (concernant les places, les représentations insupportables mais aussi les termes del’énoncé) ; expression imagée ou métaphorique ; tournure en dérision, dans leur fonctiond’obturateurs du manque visant à combler les failles où la perte pourrait émerger. Dans leurforme même, ces traits puisent leur force dans le langage commun, mais ils singularisent levécu de Mme S. qui, lui, est unique. La constance de ces traits, leur corrélation entre eux,leur capacité à indiquer une position subjective font d’eux des « phénomènes de style ». C’estnotre hypothèse.

En ce sens, ces phénomènes de style chez Mme S. ont le statut des pendants discursifs durefoulement et de la conversion hystérique : ils opèrent une substitution métaphorique avecévacuation de la représentation insupportable et gain de jouissance, indiquant par-là même lesressources que Mme S. met en œuvre dans la résolution de l’énigme de son existence. Legerme de création propre aux phénomènes de style se prolonge dans les possibilités mêmes,pour Mme S., de commencer à tisser un nouveau lien, à s’ouvrir vers un questionnement sub-jectif porteur du désir, notamment lorsqu’elle exprime son souhait de partager sa vie avecquelqu’un avec cette précieuse formule : « J’aimerais rencontrer quelqu’un, mais que j’inté-resse pas pour ce que je représente mais pour ce que je suis, voilà… »

Nous tentons ainsi de montrer la pertinence d’une approche des « phénomènes de style »pour la clinique des névroses, en indiquant qu’ils sont à la fois points d’émergence de la struc-ture et marques d’invention singulière sur le fond d’un refoulement. Les phénomènes de stylearticuleraient, pour un sujet, ce qui se répète sur le fond d’une perte à ce qui est inédit, ce quià la fois relève de l’éphémère et témoigne de la permanence de ce qui « ne cesse pas de ne pass’écrire » ([15], p. 55).

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