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Revue internationale du Travail, vol. 147 (2008), n o 1 Copyright © Organisation internationale du Travail 2008 Le renouveau de l’inspection du travail dans le monde latin Michael J. PIORE * et Andrew SCHRANK ** Résumé. Les auteurs examinent le rôle de l’inspection du travail dans un contexte de renouveau réglementaire. Ils distinguent le modèle latin – qui laisse aux inspecteurs la latitude d’ajuster leurs décisions à la situation de l’entreprise – de l’approche bien moins souple qui prévaut aux Etats-Unis. Le premier concilie réglementation et flexi- bilité, mais comporte un risque d’arbitraire ou d’incohérences. Les inspecteurs pour- raient être les troupes d’élite dans la bataille pour le travail décent si l’on prévient ces risques par la gestion de la culture d’entreprise, l’explicitation systématique des connaissances tacites qui fondent leurs décisions et un approfondissement des recher- ches sur les relations entre normes du travail et pratiques des entreprises. n vent de renouveau souffle actuellement sur les réglementations du tra- U vail en Europe méridionale, en Afrique du Nord et en Amérique latine. Cette renaissance se caractérise par le déclin de ce qu’il est convenu d’appeler le «Consensus de Washington» et la résurgence du débat immémorial sur les coûts et avantages relatifs de la régulation du marché du travail. Tandis que les déci- deurs politiques de pays tels que l’Espagne, le Maroc, le Brésil et la République dominicaine consacraient de nouvelles ressources, humaines et matérielles, à la mise en application de leurs législations sur le travail et l’emploi, confirmant ainsi leur engagement envers la protection des travailleurs, ils ont largement ignoré deux objections plausibles – mais pas insurmontables – à leur démarche: premièrement, cette réglementation risque d’entraver les mécanismes d’ajuste- ment du marché, la création d’emplois et la croissance; deuxièmement, les ins- pecteurs chargés d’appliquer la réglementation seraient, au mieux, incompétents et, au pire, corrompus. Nous faisons une distinction entre la première et la se- conde objection, que nous qualifions respectivement de critiques «économique» et «politique» de la réglementation; nous soulignons également que la critique * Département d’économie, Massachusetts Institute of Technology, courriel: mpiore@ mit.edu. ** Département de sociologie, University of New Mexico, courriel: [email protected]. Les articles paraissant dans la RIT , de même que les désignations territoriales utilisées, n’engagent que les auteurs et leur publication ne signifie pas que le BIT souscrit aux opinions qui y sont exprimées.

Le renouveau de l'inspection du travail dans le monde latin

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Revue internationale du Travail,

vol. 147 (2008), n

o

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Copyright © Organisation internationale du Travail 2008

Le renouveau de l’inspection du travaildans le monde latin

Michael J. PIORE

*

et Andrew SCHRANK

**

Résumé.

Les auteurs examinent le rôle de l’inspection du travail dans un contexte derenouveau réglementaire. Ils distinguent le modèle latin – qui laisse aux inspecteursla latitude d’ajuster leurs décisions à la situation de l’entreprise – de l’approche bienmoins souple qui prévaut aux Etats-Unis. Le premier concilie réglementation et flexi-bilité, mais comporte un risque d’arbitraire ou d’incohérences. Les inspecteurs pour-raient être les troupes d’élite dans la bataille pour le travail décent si l’on prévient cesrisques par la gestion de la culture d’entreprise, l’explicitation systématique desconnaissances tacites qui fondent leurs décisions et un approfondissement des recher-ches sur les relations entre normes du travail et pratiques des entreprises.

n vent de renouveau souffle actuellement sur les réglementations du tra-

U

vail en Europe méridionale, en Afrique du Nord et en Amérique latine.Cette renaissance se caractérise par le déclin de ce qu’il est convenu d’appeler le«Consensus de Washington» et la résurgence du débat immémorial sur les coûtset avantages relatifs de la régulation du marché du travail. Tandis que les déci-deurs politiques de pays tels que l’Espagne, le Maroc, le Brésil et la Républiquedominicaine consacraient de nouvelles ressources, humaines et matérielles, à lamise en application de leurs législations sur le travail et l’emploi, confirmantainsi leur engagement envers la protection des travailleurs, ils ont largementignoré deux objections plausibles – mais pas insurmontables – à leur démarche:premièrement, cette réglementation risque d’entraver les mécanismes d’ajuste-ment du marché, la création d’emplois et la croissance; deuxièmement, les ins-pecteurs chargés d’appliquer la réglementation seraient, au mieux, incompétentset, au pire, corrompus. Nous faisons une distinction entre la première et la se-conde objection, que nous qualifions respectivement de critiques «économique»et «politique» de la réglementation; nous soulignons également que la critique

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Département d’économie, Massachusetts Institute of Technology, courriel: [email protected]. **

Département de sociologie, University of New Mexico, courriel: [email protected] articles paraissant dans la

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de même que les désignations territoriales utilisées,n’engagent que les auteurs et leur publication ne signifie pas que le BIT souscrit aux opinions quiy sont exprimées.

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politique renforce la critique économique en suggérant qu’une réglementationqui peut théoriquement favoriser les travailleurs jouera de fait presque certaine-ment à leur détriment et à celui des employeurs si elle est appliquée par des fonc-tionnaires incompétents ou corrompus.

Toutefois, cette critique économique est très largement inapplicable auxmodes de régulation du marché du travail qui se généralisent actuellementautour du bassin méditerranéen et en Amérique latine, puisque le modèle dit«latin» (Piore et Schrank, 2006) donne non seulement aux inspecteurs du travaille pouvoir de tenir compte des coûts et avantages relatifs de la réglementationau niveau de l’entreprise, mais les encourage simultanément à rechercher lesmoyens de concilier des objectifs prétendument contradictoires, soit l’effica-cité de la production et la protection des travailleurs. En portant les bonnespratiques de travail observées par les employeurs productifs qui respectent lalégislation à la connaissance des employeurs qui ne s’y conforment pas, les ins-pecteurs peuvent faire prendre conscience à ces derniers que le respect de lalégislation est positif pour les affaires et, ainsi, amoindrir leurs réticences faceà la réglementation.

Malheureusement toutefois, les aspects mêmes du modèle latin qui favo-risent la souplesse aux dépens du statu quo, et atténuent donc la portée de lacritique économique, imposent des contraintes additionnelles aux inspecteurs,renforçant ainsi la critique d’ordre politique. Par exemple, la latitude laisséeaux inspecteurs de faire preuve de souplesse dans l’application des règles pourtenir compte des exigences particulières des entreprises fait qu’il est parfoisdifficile d’appliquer à l’inspection du travail les méthodes de gestion conven-tionnelles que sont les consignes hiérarchiques ou les objectifs de rendementquantifiés; cela ouvre également la porte aux comportements arbitraires oufantaisistes, voire à l’incompétence.

Une approche plus prometteuse consisterait donc à moins se focaliser surles fonctions de gestion et de supervision des inspecteurs eux-mêmes, pour seconcentrer sur les structures et la culture d’organisation qui guident et déter-minent leurs comportements. Il faudrait notamment accentuer les efforts derecherche afin d’évaluer, d’améliorer et d’approfondir les connaissances surlesquelles sont actuellement fondées les pratiques en matière d’inspection, no-tamment en analysant systématiquement les perceptions de la relation entrenormes du travail et pratiques des entreprises qui, à l’heure actuelle, sont es-sentiellement d’ordre tacite. Cette approche combinerait la flexibilité du mo-dèle latin et l’intégrité d’une fonction publique de haut niveau; elle ferait ducorps des inspecteurs du travail les troupes d’élite de la campagne pour le tra-vail décent et, plus généralement, du développement durable.

Nous esquissons dans ce document l’ébauche d’un programme de recher-che qui aiderait les inspecteurs à remplir ce rôle. Débutant par un bref histori-que, nécessairement tronqué, de la renaissance réglementaire actuellement encours en France, en Espagne et dans leurs anciennes colonies, nous soulignonsdans cet article les différences entre l’approche latine de l’inspection du travailet son homologue anglo-américaine, plus connue; nous évaluons ensuite les in-

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convénients et les avantages du modèle latin, et formulons plusieurs recomman-dations visant à minimiser les premiers et à maximiser les seconds. Notre objectifest donc ici plus d’ordre programmatique qu’empirique. Nous espérons qu’uni-versitaires et praticiens nous suivront dans cette voie et reconnaîtront l’im-portance cruciale de l’inspection du travail dans le cadre de la campagneinternationale en faveur du travail décent et du développement durable.

Une renaissance réglementaire?

Durant les deux dernières décennies, les décideurs politiques en France, en Es-pagne et dans plusieurs de leurs anciennes colonies ont mené des efforts concer-tés pour réglementer leur marché du travail ou, plus exactement, pour enréactiver la régulation (Murillo et Schrank, 2005; Murillo, 2005; Neumayer et deSoysa, 2006; Piore et Schrank, 2006). Il n’existe que de rares données quantitati-ves sur le sujet et, si ce mouvement n’est ni universel ni irréversible, sa tendanceglobale est claire. Le Chili, la République dominicaine et le Guatemala ont plusque doublé les effectifs de leurs services d’inspection du travail depuis la généra-lisation de l’économie de marché. L’Argentine, le Costa Rica, le Honduras etl’Uruguay ont également connu une expansion significative à cet égard. El Sal-vador et le Pérou ont récemment convenu d’ajouter des dizaines de nouveauxinspecteurs au sein de services qui avaient déjà connu des augmentations consi-dérables d’effectifs depuis la fin des années quatre-vingt-dix (Figueroa, 2005;Piore et Schrank, 2006; Schrank et Piore, 2007; Sanchez, 2007).

Cette tendance ne se limite pas à l’Amérique latine. En Espagne, le nom-bre d’inspecteurs a augmenté d’un tiers dans les trois dernières années seulement.Le ministère français du Travail prévoit d’ajouter, d’ici à 2010, 700 nouveaux ins-pecteurs aux quelque 400 déjà en place (Albracht, 2005, p. 79); au Maroc,60 nouveaux agents sont venus se joindre en 2005 aux 300 inspecteurs existants.

Cette renaissance réglementaire est à la fois le produit et la manifestationd’un rejet plus général du néolibéralisme et du Consensus de Washington, et uneréaction à leurs promesses non tenues de croissance et de prospérité partagée, àla fin du XX

e

siècle. Mais elle est aussi le produit de pressions émanant du mondedéveloppé – y compris les organisations syndicales, les associations de consom-mateurs et les mouvements de droits de l’homme – et, plus récemment, de l’in-sistance du Congrès des Etats-Unis à faire inclure les normes du travail dans lesdivers accords commerciaux conclus par l’Administration Bush (Murillo etSchrank, 2005; Piore et Schrank, 2006). Ce dernier aspect est évidemment pro-blématique et paradoxal, non seulement si l’on tient compte du rôle joué par lesEtats-Unis dans le renforcement du Consensus de Washington et de la détermi-nation de l’Administration Bush à amoindrir, voire démanteler, la protectiondes travailleurs au niveau national. Mais il pose également problème dans la me-sure où la réglementation du marché du travail a été décrite comme une entraveparticulièrement rigide à la création d’emplois, et critiquée comme faisant obs-tacle aux mesures d’ajustement rapide des structures de production, nécessairespour soutenir la concurrence sur le marché international.

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Nous considérons que ces critiques résultent en grande partie du fait queleurs auteurs n’opèrent pas les distinctions nécessaires entre l’approche anglo-américaine de la régulation du marché du travail et le modèle répandu dans lespays francophones et en Amérique latine, où le mouvement de réforme s’estjusqu’ici largement concentré. Le système latin donne aux inspecteurs chargésd’appliquer la réglementation la flexibilité nécessaire pour adapter leurs inter-ventions aux conditions économiques prévalentes, souplesse qui pourrait êtreencore accrue s’ils intervenaient de façon plus consciente et délibérée. Mais lemodèle latin présente par ailleurs d’autres caractéristiques qui le rendent dif-ficile à concilier avec certains aspects de la démocratie et de la règle de droit,considérations tout aussi cruciales en regard des réactions politiques au néoli-béralisme. Par exemple, il confère à des agents situés relativement bas dansl’échelle hiérarchique un énorme pouvoir d’intervention discrétionnairedans des activités économiques substantielles, ce qui ouvre la porte à une per-ception – voire à des cas avérés – de corruption, d’incompétence et de nui-sance. Par conséquent, une véritable renaissance de la régulation en la matièresuppose peut-être une réinvention du modèle latin, plutôt que sa reproductionpure et simple.

Différences entre les approches nord-américaineet latine

Nous partons du constat que le modèle latin de régulation du marché du travailest largement distinct et fondamentalement différent, notamment, du modèleen vigueur aux Etats-Unis

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. Compte tenu de l’importance que ce dernier a prisdans les écrits des universitaires et des décideurs politiques en la matière, il estpratiquement impossible d’engager le débat sur la régulation du marché dutravail sans procéder aux distinctions nécessaires avec le modèle latin. Toute-fois, dans la présente contribution, nous nous attachons au modèle latin lui-même et non à son efficacité relative par rapport à l’approche utilisée auxEtats-Unis

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. De ce point de vue, la caractéristique essentielle du modèle desEtats-Unis est son caractère accusatoire, tandis que son homologue latin est denature plus pédagogique. Les inspecteurs du travail français et leurs collèguesœuvrant au sein d’organisations semblables dans les pays latins cherchent à

1

Pour une typologie des systèmes d’inspection du travail, voir Von Richthofen (2002).

2

Une comparaison de l’efficacité des deux approches pourrait faire l’objet d’un autre arti-cle et d’un projet de recherche distinct. Le point de savoir si un tel projet présente un véritableintérêt est une toute autre question, que nous ne pouvons aborder ici. Toutefois, nous estimonsimportant de reconnaître que nous nous inscrivons en faux contre l’opinion selon laquelle un telprojet de recherche serait dépourvu d’intérêt. Ce postulat est cohérent avec le point de vue plusglobal qui est en passe de s’affirmer comme la principale critique du Consensus de Washington (etune solution de rechange à celui-ci), et son approche univoque en matière de politique écono-mique et sociale (voir par exemple Rodrik, 2000). Pour les tenants de cette position critique, àlaquelle nous souscrivons, certaines institutions intègrent et reflètent des conceptions fondamen-talement différentes et immuables du rôle de l’Etat et du gouvernement.

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former et à inciter les entreprises à respecter la lettre et l’esprit de la loi, et pré-fèrent ne les y contraindre qu’en dernier ressort.

Les deux modèles sont fondés sur des perceptions très différentes des vio-lations de la réglementation. Les agents chargés d’appliquer la loi aux Etats-Unisrecherchent un lien entre les violations et les calculs rationnels d’entrepreneurscherchant à maximiser leurs profits, et espèrent assurer le respect de la loi à longterme en punissant les violations à court terme; leurs homologues latins considè-rent plutôt les transgressions comme le produit de l’ignorance, de l’inefficacité etdu manque de moyens des employeurs, et estiment que des sanctions risquentd’aggraver le problème plutôt que d’y remédier. Le point important à retenir iciest que les employeurs ne sont pas de simples acteurs égoïstes du marché maisqu’ils sont souvent mal préparés à l’exercice des affaires, indépendamment deleurs valeurs et préférences personnelles; l’inobservance de la loi serait doncautant le résultat de l’ignorance que celui d’une volonté délibérée de réduire lescoûts. Les concepteurs du modèle tutélaire français au début du XX

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siècle ontdonc, pour paraphraser l’historien Donald Reid, «[...] développé une identitécollective allant au-delà du simple rôle d’agent d’exécution de la loi […] etadopté une approche extra-réglementaire» conçue, en partie au moins, pourtransmettre les techniques et les bonnes pratiques en vigueur dans les grandesentreprises observant la législation aux entreprises de plus petite taille qui ne larespectent pas (Reid, 1986, pp. 75-76; voir également Reid, 1994).

Cela signifie notamment que la conception et la mise en œuvre du mo-dèle latin diffèrent radicalement de l’image donnée par une réglementationgouvernementale rigide, qui a suscité aux Etats-Unis les critiques néolibéralesvisant ce mode de régulation du marché du travail. Les principales différencessont de deux ordres: premièrement, le modèle latin est un système global (ouunifié) d’inspection du travail; deuxièmement, il se montre initialement plusconciliant et pédagogique en cas d’inobservation des règles. En revanche, lemodèle en vigueur aux Etats-Unis présente un caractère diffus et punitif.

Ces expressions signifient concrètement que, aux Etats-Unis, la responsa-bilité du contrôle de la réglementation du travail est répartie entre plusieursagences différentes, chacune d’entre elles ayant compétence sur un aspect de lalégislation: la

Wages and Hours Division

du Département du Travail appliquela

Fair Labor Standards Act

; l’

OSHA

traite de la sécurité et de l’hygiène au tra-vail; la

Employee Benefits Security Administration

s’occupe des retraites, de l’as-surance santé et des autres prestations non monétaires; le

Federal Mediation andConciliation Service

facilite la négociation collective; la

Equal Employment Op-portunity Commission

combat la discrimination; le

Immigration and Naturaliza-tion Service

régule les flux de travailleurs migrants, etc. On trouve également auniveau local et à celui des Etats de nombreuses agences qui exerçaient déjà cesfonctions auparavant, ou qui ont une compétence concurrente. Par comparai-son, l’inspection du travail en France est non seulement responsable de l’appli-cation du Code du travail dans sa totalité, mais veille également à l’applicationde certaines dispositions des conventions collectives, fonction qui, aux Etats-Unis, est du ressort exclusif des syndicats et de la direction.

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La deuxième différence tient au fait qu’aux Etats-Unis toute violationdes normes est sanctionnée. La pénalité généralement infligée à l’employeurest une amende ou une sanction monétaire quelconque, qui l’absout habituel-lement de toute responsabilité. Dans le système français, là aussi différent,l’employeur est censé se conformer à la loi et, après avoir identifié la ou les vio-lation(s), l’inspecteur élabore avec lui un plan visant à mettre graduellementl’entreprise en conformité avec la loi. L’inspecteur peut également imposer desamendes et des sanctions, mais celles-ci sont considérées uniquement commedes instruments au service du respect de la loi, l’entreprise ne pouvant jamaiss’affranchir de ses obligations à cet égard en payant une amende.

Ces caractéristiques du modèle latin font que les inspecteurs du travailont une très grande latitude dans l’exercice de leurs fonctions. Cela n’est pas lefruit du hasard. Le pouvoir discrétionnaire est une hantise aux Etats-Unis, oùprévaut la crainte des «dérapages», où l’on considère la sanction comme seulmoyen de dissuasion et où la division du travail entre plusieurs administrationssuscite une approche mécaniste du contrôle. Mais ce pouvoir est indispensableen France, où les violations sont traitées au cas par cas, où le but est la mise enconformité et où les inspecteurs sont compétents pour l’ensemble du Code dutravail, ce qui rend impossible toute approche littérale du contrôle. La mise enœuvre du système dans la pratique dépend en dernière analyse de la façon dontl’inspecteur exerce son pouvoir discrétionnaire; une bonne partie des recher-ches que nous avons menées, en France comme en Amérique latine, a consistéà tenter de répondre à cette question au moyen d’entrevues individuelles etcollectives avec des inspecteurs, et avec leurs supérieurs.

Les avantages du modèle latin

L’avantage du modèle franco-latin est la flexibilité de la structure réglemen-taire et sa faculté d’adapter son impact aux particularités de chaque entrepriseet, plus largement, au contexte socio-économique. Cette flexibilité, inhérenteau pouvoir discrétionnaire des inspecteurs de terrain, possède deux dimen-sions distinctes. Tout d’abord, étant donné le nombre et la complexité des dis-positions du code, les inspecteurs ne peuvent pas appliquer la réglementationde façon littérale; ils sont donc amenés à choisir les dispositions du code à ap-pliquer prioritairement, et dans quelles circonstances. Une deuxième sourcede pouvoir discrétionnaire, et donc de flexibilité, tient à la faculté qui leur estdonnée d’élaborer un programme de mise en conformité graduelle, les codesdu travail des pays latins contenant généralement des dispositions expresses ouimplicites à cet égard. Dans certains pays, il existe même une troisième sourcede pouvoir discrétionnaire, du fait que les inspecteurs peuvent décider quellesentreprises inspecter et dans quelles circonstances.

La grande latitude donnée aux inspecteurs dans l’application de la régle-mentation leur permet non seulement d’évaluer les différentes dispositionsl’une par rapport à l’autre, mais aussi d’apprécier le coût global du fardeau ré-glementaire – en regard des biens que l’entreprise produit, des services qu’elle

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offre et des emplois qu’elle crée – par rapport aux avantages des diverses mé-thodes d’application des lois. Dans le système nord-américain, où chaque rè-glement ou catégorie de réglementation sont examinés isolément, il n’existeaucune instance ou juridiction unique permettant d’examiner périodiquementl’impact global de l’appareil réglementaire, et encore moins de l’évaluer ou dele prendre en compte. Le législateur aurait évidemment le pouvoir d’y remé-dier en principe, mais ce modèle est par essence moins flexible qu’un systèmed’inspection du travail décentralisé et, en pratique, chaque champ réglemen-taire est traité séparément, souvent en réponse à des pressions politiques foca-lisées sur les conséquences d’un aspect particulier des activités concernées, parexemple un accident industriel majeur ou une faillite de grande envergure, lar-gement médiatisée.

Dans un pays industriellement avancé comme la France contemporaine,la flexibilité du système n’est pas sans rappeler celle du marché. Les inspec-teurs peuvent appliquer la réglementation plus strictement lorsque la situationéconomique est bonne, le chômage faible et le coût de tout déplacement éco-nomique minime, dans la mesure où les ressources affectées aux processusd’ajustement peuvent être facilement absorbées ailleurs. En revanche, lorsquele taux de chômage est élevé, dans les régions en déclin, ou dans les phases derécession économique, les inspecteurs peuvent assouplir, voire suspendre, l’ap-plication de la réglementation afin de préserver des emplois qui, sans cela, dis-paraîtraient peut-être définitivement. Ces mécanismes d’ajustement sont àcertains égards

plus

réactifs que le marché aux écarts entre les coûts sociaux decertaines réglementations (par exemple, les dispositions sur la sécurité et l’hy-giène au travail par rapport à celles concernant le salaire et la durée du travail)ou au climat social lui-même.

Toutefois, dans les pays en développement d’Amérique latine ou d’Afri-que du Nord, le problème est moins la variabilité du coût de la réglementationselon les cycles économiques, ou les écarts entre les régions – bien que ces con-sidérations conservent une certaine pertinence –, que le sous-développementendémique et les pressions croissantes de la mondialisation. Les pays actuelle-ment en développement présentent en ce sens une certaine ressemblance avecla France de la Belle Epoque (Reid, 1986; plus généralement, Cross, 1984, 1985;Dore, 1969, pour une comparaison avec le Japon; et Minard, 1998, pour unecomparaison avec des époques antérieures en France). De nombreuses entre-prises, déjà vulnérables, sont incapables de s’adapter à l’environnement écono-mique en pleine mutation auquel elles sont subitement exposées en raison del’ouverture au commerce international et aux investissements étrangers, diffi-cultés souvent aggravées par la suppression générale des mesures de protec-tion auparavant mises en place par les gouvernements. Le plus souvent, lafaiblesse relative des salaires ne leur permet pas de compenser les exigences deleurs clients internationaux en ce qui concerne les normes de prix, de qualitéet de délais de livraison. De fait, les producteurs locaux semblent souvent nepas même comprendre ce qui est attendu d’eux. Avec l’arrivée de détaillantsinternationaux tels WalMart et Carrefour, ils doivent même subir ces pressions

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concurrentielles sur leurs marchés traditionnellement protégés. Il peut doncarriver que des normes du travail soient violées involontairement par des em-ployeurs en butte à ces diverses contraintes, qui tentent d’y remédier en accé-lérant les cadences de travail, en allongeant la durée du travail, en réduisantl’espace de travail, voire toutes ces mesures à la fois pour comprimer les fraisd’exploitation. Ces entreprises ne semblent pas connaître l’existence d’autresméthodes permettant d’améliorer simultanément la qualité des produits etd’abréger les délais de livraison, par exemple: une organisation matérielle plusefficace des lieux de travail; des normes comptables plus rigoureuses; une pla-nification resserrée de la production; des techniques de contrôle de la qualité,etc. Ces entreprises pourraient en principe faire appel aux services de cabinetsde conseil privés pouvant les aider à comprendre et à mettre en œuvre les ajus-tements nécessaires dans un marché libre, mais elles ne le font pas en pratique.

Par ailleurs, cela n’exclut évidemment pas que certaines entreprises ten-tent délibérément d’exploiter les travailleurs ou de violer la loi. Cependant, lemodèle latin confère aux inspecteurs la latitude qui leur est nécessaire pouropérer la distinction entre ces deux types de violations et inciter les entre-preneurs qui enfreignent involontairement la loi à s’amender, et à améliorerleurs pratiques commerciales et leurs méthodes de production. En réalité,l’obligation qui leur est faite d’élaborer un plan de mise en conformité et leurrôle assumé de tuteur ou de conciliateur les contraignent pratiquement à lefaire.

En outre, les inspecteurs sont effectivement bien armés pour assumer cerôle puisqu’ils sont exposés – peut-être plus que tout autre acteur de la scène éco-nomique – à une grande variété de pratiques commerciales dans l’exercice deleurs fonctions, et sont ainsi en mesure de conseiller les entreprises défaillantesen les informant des bonnes pratiques en vigueur dans les sociétés respectueusesde la loi. Nous avons soutenu dans un autre article (Piore et Schrank, 2006) queles inspecteurs pourraient apporter une meilleure contribution à cet égard s’ilsmaintenaient des liens plus étroits avec d’autres programmes gouvernementauxoffrant des services ciblés: formation, services d’information industrielle, inter-médiation financière, etc. Dans plusieurs pays, les inspecteurs et les servicesd’inspection se sont déjà engagés dans cette voie. Ainsi, en République domini-caine, les inspecteurs établissent des ponts entre les employeurs et des program-mes de formation et d’éducation financés par les autorités (Piore et Schrank,2006). Le ministère du Travail du Chili offre systématiquement et délibérémentaux entreprises qui enfreignent la loi la possibilité de substituer une formationau paiement d’une amende (BIT, 2006). Les inspecteurs du travail français ontfait en sorte depuis près de cent ans (Reid, 1986) – probablement depuis pluslongtemps selon certains auteurs (Minard, 1998) – que «le respect de la loi soitconsidéré comme une bonne pratique commerciale».

Nos propres recherches ont particulièrement porté sur de petites entre-prises familiales qui ont un besoin flagrant de tels services, mais des problèmeset des lacunes semblables peuvent être constatés même dans des entreprisesqui semblent mener la concurrence internationale. Ainsi, de récentes études

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suggèrent que des marques connues qui, sous la menace d’un boycott des con-sommateurs, s’étaient dites prêtes à régulariser les normes de travail de leurssous-traitants n’ont pas tenu leurs engagements, malgré la création de méca-nismes de contrôle élaborés tant dans les sociétés mères que dans leurs filiales(Locke et Romis, 2006; Locke, Qin et Brause, 2006). Le principal problèmedans ces entreprises semblerait être que le contrôle de la réglementation dutravail est complètement dissocié de celui des pratiques commerciales influantplus directement sur leur situation concurrentielle, comme la qualité et les dé-lais de livraison. Par conséquent, les inspecteurs du travail privés employés parces sociétés – contrairement à leurs ingénieurs chargés du contrôle de la qua-lité, par exemple – sont plus préoccupés de surveiller le respect des normes quede remédier aux violations éventuelles. Les pratiques commerciales des gran-des enseignes jouent également un rôle à cet égard; elles attendent jusqu’à ladernière limite possible les informations sur les conditions du marché avant depasser leurs ordres, puis commandent en pleine connaissance de cause desquantités de produits excédant largement la capacité de production de leurssous-traitants, qui sont alors forcés d’augmenter les heures et les cadences detravail pour satisfaire la demande.

Et pourtant, même dans ce genre de circonstances, il existe des exemplesde situations permettant à tous les acteurs de sortir gagnants de l’exercice. Parexemple, la société Volkswagen, en partenariat avec le BIT, l’Agence alle-mande de coopération technique et le Service mexicain d’inspection du travail,a lancé un programme d’amélioration des normes de sécurité et de producti-vité chez ses fournisseurs de pièces détachées à Puebla. Ce projet, intitulé

Private Partnership Project on Occupational Safety and Health and SupplyChain Management

, vise à faire baisser l’absentéisme, à améliorer la sécuritéet l’hygiène au travail, et à permettre des économies dans la chaîne d’approvi-sionnement de Volkswagen (BIT, 2005, p. 125; Takala, 2005, p. 23). Les inspec-teurs gouvernementaux qui ont reçu une formation dans le cadre de ce projetpourraient fort bien transmettre l’expérience ainsi acquise à d’autres sociétéset à d’autres inspecteurs.

Le Centre régional de la Sécurité et de l’Hygiène au Travail (Centro Re-gional de Seguridad y Salud Occupacional, CERSSO), financé par le Départe-ment du travail des Etats-Unis, offre un autre exemple des efforts menés dansles pays en développement pour exploiter la relation potentiellement positiveou complémentaire entre l’amélioration des méthodes de production et la pro-tection des travailleurs. Durant les dernières années, le CERSSO a formé plusde 600 inspecteurs et techniciens des ministères du Travail de huit pays d’Amé-rique centrale et des Caraïbes; des preuves qui se confirment de jour en jourdémontrent que leurs efforts ont donné des résultats positifs. D’après uneétude menée récemment dans des usines textiles en El Salvador, au Guatemalaet au Nicaragua, le retour sur les investissements effectués en matière de santéet sécurité dans le cadre de ce programme était de quatre à huit fois supérieurau coût de l’intervention initiale (Amador-Rodezno, 2005; Rosenstock et coll.,2006).

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Revue internationale du Travail

Les limites du modèle latin

Le modèle latin tire sa flexibilité de la latitude laissée aux inspecteurs de pre-mière ligne. Le corollaire de ce pouvoir discrétionnaire – et l’aspect négatif de cemodèle – réside dans les difficultés de contrôle et d’évaluation des décisions desinspecteurs, si l’on souhaite assurer un traitement cohérent et équitable entre lesentreprises et dans la durée. Ce problème est particulièrement aigu en Améri-que latine, où le clientélisme, le népotisme et le favoritisme – voire la corruptionpure et simple – ont amené la population à se défier du gouvernement et de touteforme de réglementation. Ces réticences face à la réglementation suscitent cer-taines préoccupations quant aux contraintes institutionnelles limitant l’action dugouvernement, et quant au respect de la règle de droit, préoccupations parallèlesau libéralisme économique mais en réalité distinctes de celui-ci. L’évaluation durendement est également un problème majeur (et non résolu) en France, où ladifficulté n’est pas tant le clientélisme et le favoritisme – et encore moins la cor-ruption – que les préjugés politiques des inspecteurs contre le monde de l’entre-prise en général, et les obstacles que leur pouvoir discrétionnaire oppose àl’introduction de nouvelles méthodes d’évaluation et de procédures budgétairesobjectives, récemment adoptées par le gouvernement français. Nous nous em-pressons d’ajouter et de souligner que les entrevues que nous avons menées necorroborent pas ces préoccupations, en France ou en Amérique latine. Les ob-servateurs nord-américains confondent souvent avec de la corruption ce qui esten réalité l’activité improvisée d’inspecteurs exerçant leur pouvoir discrétion-naire. Mais nous avons constaté que la corruption délibérée est beaucoup moinsrépandue en Amérique latine et porte moins à conséquence qu’on ne le pensegénéralement, notamment parce que, dans la plupart de ces pays, les inspecteursn’ont pas le pouvoir d’imposer des sanctions ou des amendes; leurs évaluationset recommandations font généralement l’objet d’une procédure judiciaire dis-tincte, où les risques de corruption sont plus grands. Dans le même ordre d’idées,il semble qu’on ait largement exagéré les préjugés politiques des inspecteurs dutravail en France. Ces derniers considèrent effectivement qu’ils doivent compen-ser le déséquilibre entre employeurs et travailleurs, mais cette position est toutà fait cohérente avec l’historique de l’institution et la philosophie législative quia présidé à sa création. Les inspecteurs sont également conscients qu’ils œuvrentdans le cadre d’un système capitaliste, où la viabilité des entreprises et des em-plois qu’elles procurent dépend de leur efficacité et de leur rentabilité; il resteque certains d’entre eux appuieraient sans aucun doute des changements fonda-mentaux du système si l’occasion s’en présentait. A long terme néanmoins, lerôle traditionnel de l’inspection du travail, en Europe comme en Amérique la-tine, ne pourra être préservé ou amélioré que si l’on peut circonscrire les aspectsnégatifs de ce pouvoir discrétionnaire conféré aux inspecteurs.

Réinventer le modèle latin d’inspection du travail

L’élément essentiel à cet égard consiste à reconnaître que le pouvoir discrétion-naire conféré aux inspecteurs n’est pas unique. Il diffère de l’image populaire

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d’une administration excessivement bureaucratique corsetée par des règles, etdes idées toutes faites qui sous-tendent la plupart des débats sur la régulationgouvernementale inspirant les prescriptions néolibérales de déréglementation.Il convient de rappeler que cette flexibilité se retrouve assez couramment dansplusieurs domaines du service public, notamment la police, les enseignants, lestravailleurs sociaux, etc., qualifiés par Lipsky (1980) d’administrations «de pre-mière ligne», sujet abondamment traité dans les écrits sur la façon dont ces orga-nisations peuvent être gérées, ou ne peuvent l’être.

Les administrations de première ligne diffèrent de la bureaucratie tradi-tionnelle en ce que les agents en contact direct avec les administrés ont autant,sinon plus, de pouvoir discrétionnaire que leurs supérieurs hiérarchiques. Unegrande partie du pouvoir réside donc à la base de la hiérarchie, les agents deterrain acquérant en quelque sorte un statut hybride, à la fois bureaucrates etmembres d’une profession (ou d’un corps de métier). Ils possèdent le type depouvoir discrétionnaire normalement associé aux avocats et aux médecinsexerçant en profession libérale; toutefois, faisant partie d’une structure hiérar-chisée, ils doivent exercer ce pouvoir conformément aux normes et valeurs deleurs supérieurs, à tout le moins en respectant les formes. Ils sont régis par unesérie de règles administratives mais ont tendance à les utiliser comme desoutils, plutôt qu’à considérer le respect des règles comme une fin en soi.Lorsqu’ils sont également employés du gouvernement, comme dans le cas quinous occupe, ils sont censés être en phase avec la société et ses valeurs, expri-mées par des politiciens qui se situent généralement tout en haut de la hiérar-chie. Toutefois, bien que les organisations de ce genre soient initialementapparues dans le secteur public, ce type de processus décisionnel décentralisése rencontre également de plus en plus fréquemment dans le secteur privé, oùil se démarque de la même façon des bureaucraties hiérarchiques, typiques dessystèmes de production de masse; cette analogie avec les administrations depremière ligne est rarement reconnue dans le secteur privé, mais le nombrecroissant d’écrits sur ces formes émergentes d’organisation s’inscrit dans ledroit fil des enseignements tirés de l’expérience du secteur public. Nous noussommes inspirés de ces deux catégories de contributions pour choisir les as-pects organisationnels que nous voulions examiner, pour cadrer les entrevuesque nous avons réalisées et, en dernière analyse, pour interpréter les donnéesrecueillies.

La police est considérée comme le paradigme dans les écrits en la matièresur le secteur public (Wilson, 1968). Le postulat de base est la nette distinctionentre la mission première des corps policiers, c’est-à-dire le maintien de l’or-dre, et leur mandat réel, soit le maintien de la paix sociale. La loi est un moyenau service d’une fin dans l’accomplissement de ce mandat, et non une fin en soi.Les policiers préfèrent donc les lois vagues qu’ils peuvent appliquer au besoinface aux situations portant atteinte à la paix, par exemple les lois leur permet-tant d’arrêter et de fouiller les «suspects» dans la rue, sans y être obligés. Cetteapproche de la loi, vue comme un instrument à utiliser selon les situations, estune source du pouvoir discrétionnaire des policiers de terrain. L’autre source

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majeure tient au fait que la définition de la paix sociale varie également enfonction du contexte. Ainsi, l’ivresse sur la voie publique peut être tolérée auxabords d’un stade de football un jour de match, lorsque les normes socialespermettent la célébration, mais sera réprimée dans le même quartier un jourde congé, alors que prévalent des normes différentes. Dans le même ordred’idées, la police peut faire preuve d’une plus grande tolérance pour la vitesseautomobile sur une autoroute que sur une rue très achalandée du centre-ville,où elle pourra même arrêter des voitures circulant à une vitesse bien inférieureà la limite établie, si la sécurité des piétons est menacée; ou encore, elle pourratenter de contrôler la situation en arrêtant ou en redirigeant les flux piéton-niers. La difficulté à laquelle font face les responsables est la suivante: com-ment influer sur les critères permettant de prendre ces décisions faisant appelau jugement et contrôler la façon dont ces critères sont appliqués?

Il est plus difficile de classifier les jugements que les inspecteurs du travailsont appelés à prendre. Les législations du travail sont invariablement trufféesd’expressions telles que «approprié, efficace, satisfaisante» qui, par leur essencemême, dépendent du contexte (Symons, 1953, p. 51). La fonction de l’inspecteurrelève donc de l’évaluation et de l’interprétation, consistant à trouver le justeéquilibre entre la loi et son contexte d’application. Une inspectrice française aainsi qualifié d’opération de «triage» les décisions qu’elle est amenée à prendredans l’exercice de ses fonctions. Responsable de tous les établissements situésdans l’aire géographique qui lui est assignée par le ministère, elle collecte l’infor-mation sur les événements qui s’y passent en se fondant essentiellement sur lesplaintes reçues par courrier ou par courriel, et sur les visites personnelles de tra-vailleurs, de syndicalistes, de journalistes, d’ONG, etc., ce qui lui permet de dres-ser un état du respect de la réglementation dans son territoire et de répartirensuite son temps le plus efficacement possible. La semaine où nous l’avons in-terrogée, elle avait ciblé trois problèmes potentiels: une grande entreprise avecun syndicat puissant et militant, où des différends récurrents, largement média-tisés sur le plan local, débouchaient fréquemment sur des grèves et des manifes-tations; un réseau de petites entreprises textiles employant une main-d’œuvred’immigrants en situation irrégulière, avec de nombreuses violations de la légis-lation sur les salaires, la durée du travail et la sécurité; et une société d’entretienet de nettoyage, aux effectifs dispersés sur de nombreux sites, ayant peu de con-tacts entre eux, avec un syndicat faible soumis à de vives pressions de la directionet, comme dans le cas de l’entreprise textile, de multiples violations de la régle-mentation sur les salaires et la durée du travail. Elle avait choisi de faire porterses efforts sur cette dernière entreprise, partant du principe que les travailleursde la première société étaient bien représentés; certes, les différends du travailirritaient le ministère, qui aurait approuvé son intervention dans ce dossier, maisune médiation lui aurait demandé beaucoup de temps avec des résultats incer-tains, et l’établissement semblait fonctionner relativement efficacement malgréles litiges. Les ateliers de confection textile offraient manifestement les piresconditions de travail, mais ils auraient probablement fini par réagir aux pressionsde l’inspection du travail en fermant leurs portes pour rouvrir ailleurs avec les

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mêmes travailleurs, probablement dans un secteur différent. L’inspectrice adonc choisi de concentrer ses efforts sur l’entreprise d’entretien et de nettoyage,aussi statique que ses clients, où les travailleurs étaient trop dispersés pour s’or-ganiser efficacement par leurs propres moyens, estimant que son action aurait leplus d’impact à cet endroit.

Lors d’une autre entrevue réalisée en France, un inspecteur a rapporté lecas d’une société dont il savait qu’elle transgressait les règles relatives au nombremaximal de travailleurs temporaires, mais a néanmoins décidé de passer outre etde s’occuper d’autres sociétés, en partant du principe que les dispositions concer-nant le nombre maximal de travailleurs temporaires ont pour objet d’accroîtrele nombre d’emplois permanents. Il savait que le syndicat avait conclu un accordinformel avec cette société afin de convertir chaque mois un certain nombre decontrats temporaires en contrats de durée indéterminée. Réalisant qu’il ne pour-rait pas, par son intervention, créer un nombre d’emplois permanents plus im-portant que celui déjà obtenu par le syndicat grâce à l’accord informel, il en aconclu qu’il ferait mieux de se consacrer à d’autres sujets.

S’il s’agit là d’exemples révélateurs des processus de décision à l’œuvredans les mécanismes réguliers d’inspection du travail en France, on imagineaisément le point de complexité auquel un inspecteur est confronté lorsqu’ildoit exercer un contrôle administratif sur une situation de chômage techniqueou de licenciement collectif, et doit évaluer l’importance relative des emploisimmédiatement menacés par rapport à la survie d’une entreprise. Les difficul-tés sont du même ordre dans les pays en développement, où il arrive fréquem-ment qu’une hiérarchie rigide retire aux inspecteurs le pouvoir de choisir lesentreprises qu’ils veulent contrôler, mais qu’ils exercent néanmoins leur pou-voir discrétionnaire sur la durée, le champ d’investigation et les conclusions del’inspection elle-même. La situation se complique encore lorsque des inspec-teurs, déjà débordés, exercent sérieusement leurs fonctions, conformément àla convention de l’OIT (n

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81) sur l’inspection du travail, 1947, en fournissant«des informations et des conseils techniques aux employeurs et aux travailleurssur les moyens les plus efficaces d’observer les disposition légales».

En résumé, les services d’inspection du travail inspirés du modèle françaissont des administrations de première ligne, qui possèdent à ce titre un avantagecomparatif dans l’administration du travail parce qu’elles sont en mesure de sou-peser les multiples valeurs qui sous-tendent la réglementation du milieu detravail et disposent de la flexibilité voulue pour y apporter les ajustements néces-saires en tenant compte des diverses conditions sociales, économiques et techno-logiques. Pour autant, leurs supérieurs hiérarchiques font face à de réellesdifficultés d’encadrement et de gestion puisque ce pouvoir d’appréciation con-féré aux inspecteurs de terrain, qui donne sa souplesse au système, fait parallè-lement qu’il est difficile d’évaluer et de contrôler leur travail et de garantir untraitement cohérent des cas. Les techniques traditionnelles de gestion, commel’utilisation de simples indices quantitatifs pour mesurer le rendement (parexemple le nombre de dossiers traités, ou de violations constatées), sont non seu-lement inappropriées, comme les praticiens l’ont depuis longtemps fait observer

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(Symons, 1953, p. 51), mais elles ont tendance à produire des effets pervers parcequ’elles ne prennent pas en compte la complexité de la tâche de ces agents de ter-rain, ni la nature profonde des décisions qui sont attendues d’eux.

S’agissant par exemple du travail des policiers, une «technique» de ges-tion fréquemment utilisée consiste à leur fixer des quotas d’amendes de circu-lation, en l’assortissant au besoin d’une prime de rendement. Cela amènepresque invariablement les policiers à s’occuper essentiellement d’atteindreleur quota sans se préoccuper de l’objectif premier, qui est d’assurer une circu-lation fluide, l’obsession des amendes pouvant en fait les inciter à arrêter desautomobilistes en pleine heure de pointe, ou même à des endroits où cela pro-voque des embouteillages. De la même façon, le rendement pourrait être me-suré par le nombre de citations à comparaître pour ivresse et trouble à l’ordrepublic décernées par les policiers, mais cela les amènera à concentrer leurs ef-forts dans les lieux où ce type de comportement est fréquent (par exemple lesstades de football) qui sont précisément ceux où il pose le moins de problèmes,et repoussera les alcooliques endurcis vers des secteurs où ils sont non seule-ment plus difficiles à localiser, mais troublent encore plus les normes du com-portement social acceptable.

Il est encore plus malaisé d’identifier des indices quantitatifs pertinentsen matière d’inspection du travail. Une méthode de mesure souvent proposéeest le nombre de violations constatées ou de sanctions imposées mais, dans no-tre exemple de triage, cela aurait encouragé l’inspectrice à concentrer ses ef-forts sur les petits ateliers de confection textile, qui auraient tout simplementfermé leurs portes et rouvert ailleurs, plutôt que sur l’entreprise de nettoyagemoins mobile et se prêtant donc mieux à un contrôle. Une méthode de mesurefondée sur le nombre de sociétés visitées ou même sur le nombre de tra-vailleurs concernés l’aurait également incitée à inspecter les ateliers de confec-tion. Et la méthode privilégiant les différends collectifs l’aurait poussée àinspecter la société où existait un syndicat puissant et militant, où les tra-vailleurs étaient déjà mieux armés pour défendre leurs droits et avaient moinsbesoin de la protection d’un inspecteur que ceux de l’entreprise de nettoyage.

Ces exemples sont révélateurs d’un problème plus général. Les indices derendement quantitatifs tendent à créer des effets incitatifs pervers. Les métho-des de mesure de la productivité fondées sur le nombre d’inspections effectuéesencouragent les inspecteurs à réaliser une multitude d’inspections superficiellesplutôt qu’un moins grand nombre d’inspections approfondies. Et les mesures deproductivité fondées sur le nombre de sanctions infligées favorisent le zèleexcessif, ce qui peut fort bien compromettre les intérêts des travailleurs et desemployeurs.

Il devient encore plus difficile de concevoir des indices quantitatifs appro-priés lorsqu’il s’agit du contrôle administratif de licenciements collectifs, ou lors-que, comme en Amérique latine, l’inspecteur peut conseiller l’entreprise surl’amélioration de sa capacité de production ou sa stratégie commerciale, activitéà laquelle il doit consacrer beaucoup de son temps mais qu’il est très difficile dequantifier. Ainsi, comment mesurer et évaluer l’aptitude d’un inspecteur à faire

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les arbitrages appropriés entre le nombre et la qualité des emplois disponibles?Ou à adapter ses calculs en fonction d’un contexte politique mouvant, par exem-ple lors des récentes manifestations contre les efforts du gouvernement françaispour rééquilibrer le marché du travail en faveur des jeunes? Ou encore à établirdes ponts entre les employeurs et les programmes de formation financés parl’autorité publique?

La culture d’organisation

En l’absence d’un contrôle hiérarchique exercé dans le cadre d’une bureaucratieconventionnelle, le travail des inspecteurs est généralement guidé par la culturede l’organisation, qui établit le cadre dans lequel les inspecteurs traitent les dos-siers individuels et assure, autant que faire se peut, l’uniformité et la cohérencedes décisions qu’ils prennent. Cette culture se développe par l’interaction entre,d’une part, les valeurs et l’expérience que les nouveaux inspecteurs amènentavec eux en intégrant l’organisation et, d’autre part, les valeurs, l’expérience etla mémoire collective du corps d’inspecteurs existant. Tous ces éléments sonttransmis d’une génération à l’autre grâce à la formation sur le tas, aux discus-sions et aux débats sur des cas particuliers lorsque les inspecteurs demandentavis et conseils à leurs collègues, et aux échanges d’expériences vécues lors dediscussions informelles entre les inspecteurs durant leur temps libre.

En dernière analyse, toute tentative faite pour gérer une organisation dece genre est conditionnée par le contrôle exercé sur sa culture interne, et parl’évolution de cette dernière. Il existe peu de documentation sur les méthodespermettant d’atteindre cet objectif, les théories sur le sujet se retrouvant dansdes articles plus généraux, mais peu opérationnels, sur la culture d’organisationen général (voir par exemple, en ce qui concerne le secteur public: Wilson, 1968;Kaufman, 1960; Lipsky, 1980. Et pour le secteur privé: Kunda, 1992; Schein,2004). On y suggère que les cadres supérieurs ont essentiellement deux moyensd’influencer la culture d’organisation: premièrement, ils peuvent exercer un con-trôle sur le recrutement et, ainsi, influer sur les «prédispositions culturelles» queles nouveaux employés apportent avec eux de l’extérieur; deuxièmement, ilspeuvent contrôler la formation – et partant la socialisation – des nouvelles re-crues, quelle que soit leur origine

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. Ces deux méthodes peuvent évidemment secompléter, et l’on est fondé à penser que le potentiel de socialisation sera plusélevé parmi les nouveaux employés qui n’ont pas encore été exposés à la cultured’organisation ambiante, ou «endoctrinés» par les générations précédentes(Schrank et Piore, 2007). Mais on pourrait raisonnablement soutenir qu’un cer-tain contrôle peut également être exercé grâce aux programmes de formationpermanente, même sur les inspecteurs expérimentés.

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Un troisième mécanisme, qui selon toute vraisemblance améliorerait le recrutement desinspecteurs et préviendrait leur démission, serait d’augmenter leur rémunération et autres avan-tages. Même s’il s’agit là d’une mesure importante, et souvent nécessaire, nous ne l’aborderons pasici car, dans la plupart des cas, elle n’est pas de la compétence politique du ministère du Travaillui-même.

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Le contrôle réellement exercé au moyen de ces deux méthodes varie énor-mément. Dans la plupart des pays d’Amérique latine, la sélection des employésest relativement mal coordonnée et la formation est généralement assurée dansle cadre même de l’emploi. Les nouveaux inspecteurs ont une formation sembla-ble à celle des inspecteurs déjà en poste, et sont donc favorablement disposés àaccepter leurs valeurs et les jugements qui en découlent. Leur formation se dé-roulant sur le tas, en accompagnant des inspecteurs plus expérimentés, les prati-ques se transmettent directement d’une génération à l’autre. L’inspection dutravail française est tout l’opposé de ce système: les candidats ont tous une for-mation universitaire avancée et sont sélectionnés sur la base d’un concours écrittrès sélectif; le ministère exerce donc un contrôle à la fois sur la formation et surl’examen, et pourrait donc peser sur ces leviers pour modifier la composition etl’orientation de chaque génération d’inspecteurs.

Une fois reçus, les inspecteurs suivent une formation spécialisée de six àhuit mois, élaborée et gérée par le ministère, qui comprend à la fois des coursthéoriques et une formation pratique. Les cours sont donnés dans un établis-sement spécialement dédié, sur un campus rassemblant salles de cours et rési-dences; cela pourrait tendre à créer entre les nouvelles recrues un esprit decorps qui les différencie des anciens inspecteurs et les rapproche davantage desobjectifs et des valeurs du ministère.

En réalité, toutefois, la culture organisationnelle du corps d’inspecteursen France en est une de quasi-autonomie par rapport au ministère; dans lesfaits, elle est indépendante de la hiérarchie administrative, dont elle se démar-que souvent. Cette relation d’opposition semble se développer dès l’école où,selon les renseignements recueillis lors de nos entrevues avec les inspecteurs,chaque nouvelle promotion développe une solide cohésion et une forte iden-tité face à la direction de l’école; ces particularités créent des liens privilégiésentre chaque génération d’étudiants mais prédisposent également les appren-tis inspecteurs à adopter l’attitude de confrontation qui marque la culture ducorps des inspecteurs par rapport au ministère. A plusieurs reprises au coursdes dernières années, la hiérarchie a eu l’occasion d’exprimer sa solidarité avecles inspecteurs d’une façon qui a pu atténuer quelque peu cette culture conflic-tuelle. Dans un autre domaine, le Président français Nicolas Sarkozy qui, alorsqu’il était ministre de l’Intérieur au moment des émeutes de 2005 dans les ban-lieues, a rendu plusieurs visites aux policiers sur le terrain et leur a exprimépersonnellement et publiquement son plein appui, et sa préoccupation face aurôle difficile qui était le leur.

En revanche, le ministère du Travail et la hiérarchie de l’inspectorat ontété particulièrement lents à se manifester lorsqu’un inspecteur fut abattu dansl’exercice de ses fonctions par un employeur en colère; par la suite le ministère aconstamment refusé de laisser les inspecteurs prendre une journée de congé, parexemple lors du procès de l’employeur responsable du meurtre de leur collègue,ou pour commémorer la date anniversaire de sa mort. Dans le même ordred’idées, lors d’une réforme de la structure de l’inspection du travail destinée à ac-croître le contrôle exercé par la hiérarchie sur le choix des priorités en matière

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d’inspection, l’un des responsables de la conception de la réforme a exprimé savive opposition aux manifestations des étudiants contre les propositions de mo-dification de la législation du travail française, symbole du régime réglementairequ’incarnent les inspecteurs. Ces événements, qui auraient pu constituer autantd’occasions de réduire le fossé entre les inspecteurs et leur hiérarchie, l’ont aucontraire élargi.

La résilience face au néolibéralisme et les efforts renouvelés de réglemen-tation du marché du travail fournissent néanmoins de nouvelles occasions d’in-fluer sur les qualifications et la formation des inspecteurs de première ligne et deremodeler ainsi la culture d’organisation ou, à tout le moins, d’en reprendre unmeilleur contrôle. La République dominicaine en constitue un bon exemple.Dans la deuxième moitié des années quatre-vingt-dix, sous la pression de syndi-cats américains, d’organisations des droits de l’homme et de diplomates, lesautorités de ce pays ont considérablement relevé les qualifications exigées desinspecteurs et amélioré leur formation. Tous les nouveaux inspecteurs ont main-tenant une formation juridique et doivent réussir un examen sélectif de la fonc-tion publique (Schrank et Piore, 2007).

Ces réformes ont été conçues et mises en œuvre par Rafael Albuquerque,ministre du Travail très respecté, devenu par la suite Vice-Président du pays. Enprenant une part active au processus de réforme, et en s’impliquant aux côtés del’inspection du travail durant plus d’une décennie, le Vice-Président Albuquer-que a favorisé l’établissement d’une relation collégiale entre les inspecteurs deterrain et leur hiérarchie. Ces relations se sont encore renforcées grâce à des réu-nions et à des sessions de formation régulières destinées à améliorer la qualifica-tion des inspecteurs et à établir entre eux un esprit de corps, et par l’adoptiond’un cheminement de carrière fonctionnel au sein de l’inspectorat lui-même. Lesinspecteurs qui souhaitent gravir les échelons de la hiérarchie ont ainsi tout inté-rêt à entretenir de bonnes relations avec leurs superviseurs.

En revanche, d’autres réformes potentiellement prometteuses ont finale-ment eu l’effet inverse, accroissant l’isolement et l’intransigeance de l’inspectiondu travail. Au Maroc par exemple, le Code du travail a été révisé en 2004; l’an-née suivante, 40 nouveaux inspecteurs possédant une formation équivalant à sixannées d’université et de formation professionnelle ont été recrutés à la suited’un concours très sélectif, et sont venus se joindre aux quelque 300 inspecteursen poste, qui avaient tout au plus une formation secondaire. Nos entrevues aveccertains de ces nouveaux inspecteurs ont clairement révélé une rupture entrel’ancienne et la nouvelle génération, qui a également eu pour effet de renforcerla cohésion entre les nouveaux inspecteurs et leur sentiment d’interdépen-dance. L’un d’entre eux ayant été par la suite poursuivi en justice par un em-ployeur sous de fausses accusations, reconnu coupable et condamné à dix ansd’emprisonnement, le défaut du ministère de lui apporter sa protection et sonsoutien a provoqué l’ire de ses collègues et a créé entre eux et l’autorité de tu-telle un fossé comparable à celui qui existe entre l’ancienne et la nouvellegénération d’inspecteurs; à terme, cela contribuera à affaiblir le contrôle etl’autorité du ministère.

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Les exemples français et marocain suggèrent que, tout comme dans le casde la création d’unités spécialisées et du développement d’indices quantitatifsde rendement, il est à tout le moins nécessaire de mettre en place un pro-gramme sensibilisant les intervenants à l’importance d’une bonne gestion de laculture d’organisation et, probablement, de lancer un programme de recher-che permettant d’identifier et d’évaluer l’éventail des pratiques et facteurs in-fluant sur les diverses approches utilisées et les résultats obtenus. Le BITpourrait jouer un rôle crucial dans ces deux démarches, en aidant les ministèresnationaux à mieux prendre conscience de l’importance de la culture d’organi-sation et en encourageant la recherche sur les méthodes de gestion à cet égard.

Spécialisation

Les cadres possèdent un deuxième levier qui leur permet d’agir sur le processusd’organisation et d’améliorer l’uniformité de traitement des dossiers en les re-groupant en catégories plus homogènes en fonction des problèmes qui surgis-sent, ce qui permet de les traiter de façon plus cohérente. Ces catégories peuventse refléter dans la structure de l’organisation elle-même, ce qui se produit fré-quemment en pratique; ces unités spécialisées développent alors une culturepropre qui favorise un traitement plus uniforme des dossiers. Toutefois, mêmelorsqu’elles ne figurent pas formellement dans la structure de l’organisation, cescatégories constituent un cadre utile pour orienter la conception et la discussiondu travail des inspecteurs, tant entre ces derniers qu’avec leur hiérarchie.

Le travail de la police se répartit traditionnellement entre enquêtes cri-minelles, délinquance juvénile et trafic de stupéfiants. La question est de savoirsi une approche comparable peut être utilisée en matière d’inspection du tra-vail. La terminologie que nous avons utilisée donne à penser qu’il faudrait dé-laisser le modèle latin au profit d’un système de type américain. Mais unexamen plus attentif révèle que la difficulté inhérente à ce dernier modèlevient du fait qu’il n’existe pas de lien direct, en ce qui concerne les causes sous-jacentes des violations de la loi ou les remèdes appropriés, entre les servicesadministratifs spécialisés qui se répartissent les diverses compétences, maisplutôt un lien fondé sur les lois et règlements qu’ils sont chargés de faire appli-quer (par exemple, sécurité et hygiène au travail; rémunération et heures detravail; immigration). Autrement dit, le lien n’est pas analytique mais au mieux«fonctionnel» (Symons, 1953, p. 63) et résulte souvent tout simplement du con-texte d’adoption de ces lois.

De nombreux systèmes intégrés d’inspection du travail possèdent effecti-vement en leur sein des services spécialisés, qui semblent mieux à même d’ap-porter des réponses appropriées aux problèmes que la réglementation dumarché du travail est censée résoudre. Dans ce type de système, les inspecteursse spécialisent par «domaine» plutôt que par fonction (Symons, 1953, p. 63). EnFrance, par exemple, une distinction est faite entre les petites et moyennes en-treprises (PME) (moins de cinquante employés) et les plus grands employeurs,ces derniers étant du ressort des inspecteurs, tandis que les autres relèvent de

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«contrôleurs» qui sont sous la supervision des inspecteurs. Les contrôleurs ontune formation théorique et pratique moins poussée que les inspecteurs, mais nosentrevues suggèrent que les problèmes qu’ils sont appelés à traiter sont d’une na-ture différente de ceux auxquels font face les inspecteurs, et requièrent des ap-proches et des stratégies différenciées.

Le cas de la France n’est pas unique à cet égard. Le ministère du Travaildu Guatemala a mis sur pied une équipe restreinte d’inspecteurs, soigneuse-ment sélectionnés, qui traitent les dossiers de l’industrie textile d’exportation(les

maquilas

). La plupart des pays ont également des services d’inspectionspécialisés pour l’agriculture, l’industrie minière et le transport. Et de nom-breux pays décentralisent géographiquement leurs services d’inspection,créant ainsi des responsabilités et une spécialisation au niveau régional. Ainsi,en République dominicaine, les inspecteurs sont répartis entre trois douzainesde bureaux régionaux, qui ont tendance à concentrer leurs efforts sur les indus-tries situées dans leur aire de compétence (par exemple

maquilas

; exploita-tions agricoles familiales; plantations sucrières; etc.) et à développer ainsi unespécialisation.

D’autres pays encore ont mis sur pied des services spécialisés en fonctiondes types de violations constatées. Par exemple, les projets de lutte contre le tra-vail des enfants sont relativement répandus mais ils sont souvent confrontés auxmêmes problèmes que ceux résultant de la division fonctionnelle du modèleaméricain, en ce qu’ils encouragent les inspecteurs à s’attaquer aux violations in-dividuelles dans les diverses entreprises plutôt qu’à remédier à l’ensemble desviolations à l’intérieur d’une entreprise; les inspecteurs perdent ainsi la flexibilitéque leur confère idéalement le modèle latin traditionnel. Ils sont également ame-nés à effectuer de multiples inspections dans les entreprises, souvent avec des ob-jectifs et des recommandations contradictoires, ce qui renforce l’hostilité et larésistance des employeurs au processus réglementaire. De plus, certaines viola-tions qui se produisent à la limite entre les spécialisations fonctionnelles risquentde leur échapper (Symons, 1953, p. 64).

Autrement dit, la spécialisation est calquée sur la juridiction. Le modèledes Etats-Unis donne compétence sur des lois particulières aux inspecteurs etaux services d’inspection, qui appliquent donc des

lois particulières

à des entre-prises de nature

hétérogène

. Par comparaison, le modèle franco-latin donnecompétence aux services d’inspection sur des catégories particulières d’entrepri-ses; les inspecteurs français et ceux de pays au système comparable appliquentdonc l’

ensemble du Code du travail

à un groupe relativement

homogène

d’entre-prises. La spécialisation par taille d’entreprise, par secteur industriel ou par ré-gion confère plusieurs avantages potentiels au modèle latin. Non seulement ildonne autorité à chaque inspecteur sur l’entreprise tout entière, lui permettantainsi de tenir compte à ce niveau des intérêts parfois antagonistes – flexibilitéimpossible dans un système de type américain –, mais parallèlement il autoriseet encourage l’inspecteur à se spécialiser dans les problèmes quotidiennementvécus dans les entreprises de son ressort, ce qui lui donne les connaissancesnécessaires pour ce faire. Les cadres sont ainsi mieux en mesure d’élaborer et

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d’évaluer des stratégies d’intervention lorsque les employeurs sont relativementhomogènes que s’ils constituent un groupe hétérogène. Les inspecteurs de pre-mière ligne peuvent également développer un meilleur esprit de corps lorsqu’ilss’estiment engagés dans un projet commun. Et les employeurs seront plus en-clins à coopérer si les inspections sont moins fréquentes.

Participation

La participation populaire constitue une dernière source de contrôle externesur la culture d’organisation qui guide et oriente le comportement des inspec-teurs. Les employeurs, et plus particulièrement les travailleurs qui peuvent fa-cilement s’adresser à leur ministère du Travail, peuvent ainsi non seulementdemander réparation en ce qui concerne leurs propres revendications, maisaussi s’assurer que les inspecteurs rendent compte à leur hiérarchie – qui reçoitdes informations utiles à la suite d’enquêtes, de plaintes et de dénonciations –et plus généralement au grand public. Ils sont également en mesure de fournirde précieux renseignements sur les cas de violation, les lieux où elles se produi-sent et leurs conséquences, ainsi que sur les stratégies possibles d’applicationde la législation.

Des lignes de communication ouvertes sont particulièrement utiles dansles pays à faible densité syndicale parce qu’elles permettent de s’assurer que lestravailleurs non syndiqués ne sont pas privés de tout droit. En France, les inspec-teurs apprennent à connaître le territoire dont ils ont la charge grâce aux plaintesindividuelles, écrites et verbales, des travailleurs (même s’ils n’ont pas compé-tence pour redresser les griefs individuels); l’un des exercices de leur programmede formation consiste d’ailleurs à trier et à analyser les sacs de courrier reçus parles inspecteurs. Au Guatemala, au Costa Rica et en République dominicaine,nous avons observé et interrogé de nombreux travailleurs qui attendaient de dis-cuter de diverses plaintes avec leurs inspecteurs. Certains d’entre eux avaient étélicenciés illégalement; d’autres s’étaient vu refuser les indemnités de licencie-ment prévues par la loi; d’autres encore souhaitaient poser à l’inspecteur desquestions sur leurs droits et obligations en vertu du Code du travail. Ils étaientdans la plupart des cas en possession de guides d’information pratiques sur lecode et, souvent, avaient été informés de la présence des inspecteurs par des af-fiches et des annonces publiques. En faisant ainsi délibérément connaître la pré-sence des inspecteurs du travail, dans la capitale comme dans les villes deprovince, et en sollicitant activement la participation du public, les ministères dutravail peuvent largement contribuer à les responsabiliser.

Préférences politiques et relation technique

Comme nous l’avons souligné à maintes reprises, le travail de l’inspecteur l’amèneà concilier une grande variété d’objectifs, souvent contradictoires, que la régle-mentation elle-même cherche à atteindre et qui concernent à la fois des aspectsquantitatifs et qualitatifs de l’emploi (taux d’emploi et niveaux de rémunération;

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sécurité de l’emploi; possibilités d’avancement; durée du travail; hygiène et sécu-rité au travail; etc.). Deux types de considérations fondamentalement différentesinterviennent dans cet exercice. L’une d’entre elles est la relation technique entreles objectifs eux-mêmes: l’application d’une norme entraînera-t-elle des dispari-tions d’emplois et, dans l’affirmative, combien? Pour chaque emploi temporaireou à temps partiel faisant l’objet de restrictions, combien d’emplois à plein tempsseront-ils créés? Il peut s’avérer difficile de prédire ou de mesurer le résultat deces arbitrages, mais ils sont en principe objectifs, déterminés par la technologie etl’environnement concurrentiel. Toutefois, il existe une deuxième série de juge-ments que l’inspecteur doit poser, cette fois en fonction de valeurs et de normes:quelle est l’importance relative attachée à l’emploi et à la sécurité? Ou aux em-plois permanents à plein temps par opposition aux emplois temporaires, instableset sans sécurité? Les inspecteurs sont des fonctionnaires et les valeurs qu’ils ten-tent de mettre en œuvre dans l’exercice de leurs fonctions devraient en principerefléter celles de la société dans son ensemble. Ces valeurs sont, ou devraient être,exprimées dans le cadre du débat politique, introduites dans l’organisation pardes agents élus ou nommés, situés en haut de la hiérarchie, et communiquées parles cadres intermédiaires aux inspecteurs de première ligne. Les valeurs abstrai-tes devraient ainsi être opérationnalisées en tenant compte de considérations ob-jectives, afin d’orienter l’action pratique des inspecteurs et les choix qu’ils sontamenés à faire dans l’exercice de leurs fonctions.

On peut en ce sens considérer les niveaux hiérarchiques professionnelscomme un niveau de médiation entre le processus politique et les inspecteursde terrain. La nature de la relation entre ces trois niveaux de l’organisation, etla communication qui s’établit entre eux, deviennent donc un aspect essentielde la culture d’organisation. Dans l’éventail restreint d’organisations que nousavons rencontrées lors de notre recherche, les deux cas extrêmes sont la Franceet la République dominicaine. Dans ce dernier pays, les priorités du serviced’inspection du travail sont établies lors de rencontres entre les inspecteurs etleurs superviseurs, qui discutent de la justification de ces priorités et de leursimplications pour le travail quotidien des inspecteurs. Les inspecteurs et les su-perviseurs bénéficient en l’occurrence du fait que la réforme de l’inspection dutravail a été élaborée par le parti politique actuellement au pouvoir; les diri-geants politiques ayant initialement fixé les critères utilisés pour sélectionnerles inspecteurs, ils sont responsables de l’indépendance et de l’autonomie dedécision dont jouissent maintenant ces derniers. En France, il existe en revan-che une nette démarcation entre les inspecteurs de terrain, les superviseurshiérarchiques et le personnel politique. Les inspecteurs soupçonnent la classepolitique de vouloir saper la réglementation d’ordre public et d’y substituer lesrègles du marché, et considèrent généralement que leurs supérieurs hiérarchi-ques partagent ces valeurs et objectifs. Ces approches distinctes reflètent lesdifférences de culture des services d’inspection de ces deux pays, différencesqu’il faudrait donc mieux comprendre si l’on veut combler ce fossé en France,préserver les relations en République dominicaine, et en tirer les leçons quipourraient être utiles à d’autres pays.

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Recherche et évaluation

Les relations objectives entre les pratiques des entreprises et les normes du tra-vail soulèvent une série de problèmes différents puisque, étant objectives, ellespeuvent faire l’objet d’un programme de recherche et d’évaluation. En prin-cipe, il est possible d’étudier les modalités de conversion des emplois tempo-raires en emplois à plein temps, ou les effets de la réglementation concernantl’hygiène et la sécurité au travail sur la viabilité d’une entreprise. Toutefois, ilimporte de prendre conscience de deux aspects essentiels en élaborant un telprogramme de recherche. Tout d’abord, les résultats d’une recherche ne sontutiles que dans la mesure où ils sont acceptés et utilisés par les inspecteurs eux-mêmes; et l’on ne peut pas davantage leur ordonner d’utiliser ces résultats quel’on ne peut leur donner d’instructions sur quelque autre aspect de leur travail.Ensuite, les inspecteurs eux-mêmes ne sont pas tous convaincus de la nécessitéde ce type de recherche; grâce à leur expérience pratique, ils se sont déjà faitdes opinions et ont élaboré une série de critères qu’ils utilisent pour évaluer lescas qui leur sont soumis. Nous avons été particulièrement surpris de constaterà quel point ces opinions sont largement répandues, dans le temps comme dansl’espace. Nous avons interrogé dans plusieurs pays des inspecteurs qui sontconvaincus que les travailleurs des

maquilas

sont particulièrement militants,que les travailleurs sans formation sont particulièrement vulnérables, et queles agences de sécurité privées sont celles qui commettent les pires violationsde la réglementation sur les salaires et la durée du travail. Les opinions sur lanature des entreprises, ou des catégories d’entreprises, qui sont les plus suscep-tibles de commettre ce type de violations ignorent également les frontières na-tionales. Et la persistance de ces opinions, qu’elles soient fondées ou non, nousdonne à penser qu’il existe une logique inhérente à la relation des inspecteursavec leurs interlocuteurs privés.

Il conviendrait donc de mettre en place un programme de recherche quiporterait initialement sur les pratiques existantes et les schémas que les inspec-teurs utilisent pour classer les cas. Ces grilles de classification constituent le fon-dement de toute pratique clinique; c’est d’ailleurs l’approche qui a été utiliséedans le domaine de l’intelligence artificielle pour régulariser la pratique cliniquedes médecins en milieu hospitalier (Adler et coll., 2003). La première étape dece processus consisterait à décrire et expliciter les méthodes actuellement enusage. En se fondant sur l’exemple des hôpitaux, on pourrait commencer par de-mander aux inspecteurs de commenter une série de cas qu’ils ont eu à traiterpersonnellement. Ces entrevues initiales pourraient être alors utilisées pour éla-borer une série de scénarios types, qu’un échantillon plus large d’inspecteurs se-rait ensuite invité à analyser afin d’évaluer l’éventail des réponses données etleur degré d’uniformité, d’abord au sein d’une organisation donnée, puis enfonction des territoires géographiques et des juridictions nationales.

Conclusion

La thèse que nous présentons ici s’inscrit dans le droit fil de la campagne menéepar l’OIT en faveur du «travail décent». L’OIT a conçu cette expression et en a

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fait le thème central de son action à l’apogée de l’ère néolibérale, alors mêmeque d’autres organisations internationales prônaient le libéralisme économiqueet la limitation de l’intervention gouvernementale; durant toute la décennie sui-vante, l’OIT s’est explicitement engagée dans la «promotion du travail décentpour tous».

Toutefois, cette expression est, au mieux, ambiguë et a donc provoqué denombreux débats et de vives controverses (BIT, 2001, pp. 13-15). D’une part,l’expression «travail décent» est fondamentalement dénuée de sens, vague etabstraite, sans véritable contenu programmatique; il est donc difficile d’imaginercomment on pourrait l’utiliser pour établir les objectifs d’une organisation ou enmesurer le rendement. Malgré toutes ces lacunes, le travail décent n’est pas unterme neutre; bien au contraire, il s’agit d’un postulat délibérément et explicite-ment normatif, à savoir qu’on peut et qu’on devrait

juger

la qualité et le contenudes emplois. La notion de travail décent constitue en ce sens un défi direct àl’idée toute faite et largement répandue que le travail est une réponse à des con-traintes techniques et économiques inhérentes au marché, et à l’affirmationconcomitante voulant que les tentatives législatives pour imposer des normessont naïves, mal fondées et peut-être même contre-productives.

Ces thèses constituent évidemment l’essence même de la philosophienéolibérale, dont les tenants estiment que les mesures prises par l’autorité pu-blique pour imposer des normes ne font qu’entraver le fonctionnement dumarché et ont globalement des répercussions négatives sur la sécurité sociale.Selon eux, de telles mesures peuvent évidemment améliorer le bien-être decertains groupes, mais uniquement au détriment d’autres composantes de lasociété; en ce sens, le fait d’imposer des normes ne constituerait guère plusqu’un prolongement des politiques de redistribution du revenu.

Inversement, le caractère vague du «travail décent» présente l’avantagesupplémentaire de la flexibilité. Ce concept peut revêtir différentes significa-tions dans divers contextes – industriel, régional, national ou culturel – et peutaussi varier en fonction des conditions économiques et de l’évolution techno-logique. Il représente un défi idéologique, mais non opérationnel, pour le néo-libéralisme: c’est sans doute pour cette raison qu’il n’a pas suscité un grandintérêt, ni une vive opposition.

Ce que nous avons qualifié de «modèle latin» d’inspection du travail cons-titue en fait une mise en œuvre de la politique du travail décent pour tous. Lepouvoir discrétionnaire inhérent aux administrations de première ligne faitque le rôle et la mission des inspecteurs ont, comme le travail décent, un carac-tère assez vague. Mais les fonctions de l’inspecteur et les normes qui oriententson comportement sont définies par la pratique quotidienne. Elles sont fon-dées sur la culture d’organisation et transmises d’une génération à l’autre, parla formation théorique et pratique. Elles changent parallèlement à l’évolutiondes personnes au sein des organisations, en réponse non seulement aux mu-tations plus globales de l’économie et de la société, mais aussi en fonctiondes priorités politiques des organisations et de leurs orientations en matièrede recrutement et de formation des nouveaux inspecteurs. On peut en ce sens

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qualifier les inspecteurs d’agents ou de fantassins de la campagne pour le tra-vail décent.

Les propositions que nous formulons ici peuvent donc être considéréescomme un appui délibéré à cette campagne, passant par une amélioration desméthodes de gestion de ses acteurs et des bases de connaissances sur les-quelles ces derniers se fondent. Les éléments essentiels de nos propositions sontl’identification et la codification des ententes tacites qui orientent leurs juge-ments, en essayant de dissocier les valeurs normatives des relations objectivesqui motivent ces jugements, et en définissant un programme de recherche quis’attacherait à la relation entre les pratiques des entreprises et les conditions detravail. Le grand intérêt d’un tel programme de recherche ne réside pas tant dansl’extension du concept de travail décent, ni même dans la régulation du marchédu travail, que dans une approche beaucoup plus générale de la gestion de cesadministrations. Les méthodes de gestion dans le secteur public ont suscité denombreuses recherches par des universitaires de la génération précédente, quis’intéressaient de très près aux raisons de la faible productivité du secteur public;ils se sont détournés du sujet vers la fin du XX

e

siècle, les recherches s’orientantalors vers la réduction des organisations du secteur public plutôt que vers leuramélioration. Toutefois, les problèmes relatifs à l’évaluation et au contrôle deces organisations n’ont pas disparu pour autant, bien au contraire: ils sont réap-parus avec une nouvelle actualité et font l’objet de nombreux articles consacrésà la décentralisation du pouvoir et des responsabilités dans les grandes sociétésbureaucratiques, ainsi qu’à la gestion des travailleurs et des employés spécialisés,parce que les organisations qui font appel à leurs services deviennent, elles aussi,plus grandes, plus complexes et plus bureaucratiques. Notre appui au concept detravail décent fait donc partie intégrante des efforts accomplis pour surmonterles défis contemporains du marché du travail et de l’économie globale actuelle-ment en voie d’élaboration.

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