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Le savoir scientifique : histoire de sciences et de … · Il faut véritablement attendre la révolution industrielle pour que les ingénieurs s’intéressent à l’évolution

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LNA#55 / mémoires de sciences : rubrique dirigée par Rémi Franckowiak et Bernard Maitte mémoires de sciences / LNA#55

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Les interactions entre sciences et techniques sont d’autant plus complexes à décrire que l’historiographie, avec

le conditionnement classique de l’histoire des idées et de la pensée humaine, a longtemps négligé le « savoir de la main ». En effet, l’histoire des sciences a tendance à privilégier les seuls aspects conceptuels de la science. Et, même si la tech-nique s’impose peu à peu comme une source de connaissance à part entière, son histoire se limite trop souvent à la seule élaboration de catalogues d’inventions (au moins jusqu’au XVIIème siècle). Il faut véritablement attendre la révolution industrielle pour que les ingénieurs s’intéressent à l’évolution de leur propre savoir et, surtout, la fin du XIXème siècle pour qu’une histoire des techniques se développe réellement. La prise en compte, alors récente, des connaissances sur les ci-vilisations antiques, les sciences non-occidentales (voir en-cadré), les pseudo-sciences (magie, astrologie, alchimie par exemple), l’ethnologie ou encore l’archéologie industrielle, n’est pas étrangère à l’évolution de l’histoire des sciences et des techniques vers l’histoire des savoirs. 1

Afin de mieux comprendre la dette de la science envers la technique, intéressons-nous aux témoins éventuels de ces rapprochements. La ville, le monastère, la cour sont autant de lieux d’interfaces des savoirs, quelles que soient leurs natures. S’y développent des processus de translations du savoir des artisans vers les hommes cultivés, les clercs et les savants. Pour caractériser ce processus, la documentation écrite reste le matériau privilégié de l’historien. Dans le domaine de la science savante, le meilleur vecteur de com-munication semble bien être la tradition écrite (manuscrits, codices, incunables et livres) qui, dans le cas où elle est parve-nue jusqu’à l’historien, permet d’établir des conjectures sur l’activité scientifique elle-même, sa pratique, ses domaines d’application, ses moyens de raisonnement, ses institutions… Mais, dans le domaine des techniques, des arts et des métiers, les documents écrits sont insuffisamment représentés. « Quiconque a travaillé de ses mains sait que l’essentiel d’un métier ne se transmet pas par les livres mais par le geste et la parole, du père au fils, du patron à l’apprenti. Un tel savoir ne laisse de traces que dans l’objet fabriqué, que le laboratoire

1 Robert Halleux, Le savoir de la main. Savants et artisans dans l’Europe pré-industrielle, éd. Armand Colin, Paris, 2009.

fait parler et dans le document d’archives, toujours laconique parce que son contexte est supposé connu 2. » La mise par écrit ne peut donc être considérée que comme interprétation des techniques et des pratiques. Elle apparaît naturellement dépendante de l’histoire de la constitution des corpus et de leurs transmissions. Une double question se pose alors, celle du rapport de l’écrit technique avec la pratique des chantiers et des ateliers ainsi que celle du rapport entre ces mêmes écrits techniques et les écrits savants. R. Halleux se livre alors à l’étude de plusieurs types d’écrits techniques, entre comptes rendus élémentaires de la pratique et analyses qui combineraient technique et recherche. Un des types les plus caractéristiques est sans doute le « livre de recettes », texte relativement court décrivant des procédés de tous ordres. Il concerne surtout les métiers d’art (copiste, enlumineur, peintre ou orfèvre) mais aussi la médecine et l’alchimie. Ce type d’ouvrages témoigne effectivement d’une pratique réelle tout en vulgarisant aussi des procédés issus de la science savante, en particulier en médecine. Les écrits techniques concernent plusieurs autres champs du savoir comme les mathématiques, l’agriculture, l’architecture avec leurs acteurs tels que les arpenteurs (fig. 2), les marchands, les architectes et autres ingénieurs. Une nouvelle ère dans l’organisation du savoir accompagne ensuite le XVIème siècle avec la naissance du capitalisme industriel qui entraîne une « standardisation des savoirs artisanaux dans des ouvrages systématiques » : « Les promoteurs des nouvelles activités in-dustrielles doivent persuader les détenteurs du capital qu’ ils peuvent en retirer des profits plus considérables, mais tout aussi sûrs que de l’exploitation de leurs propriétés foncières 3. »

Arrêtons-nous maintenant sur un exemple significatif de l’origine technicienne de la science spéculative que nous a inspiré la lecture du « savoir de la main ». Galilée, un des premiers architectes de la science moderne et promo-teur de la méthode expérimentale, illustre à plus d’un titre cette origine. En effet, homme de science et de culture, il « trouve » les procédés de l’expérimentation chez les artisans et s’en inspire. L’exemple le plus célèbre est probablement le développement de la lunette astronomique, dont Galilée

2 R. Halleux, Le savoir de la main..., op. cit., p. 53.

3 R. Halleux, Le savoir de la main..., op. cit., p. 74.

Le savoir scientifique : histoire de sciences et de techniques

Historien des mathématiques, Centre d’Histoire des Sciences et d’Épistémologie de l’Université Lille 1

Par Marc MOYON

Dans le dernier ouvrage de Robert Halleux 1 (fig. 1), souvenirs personnels, réflexions historiographiques et épistémo-logiques, références terminologiques et étymologiques, anecdotes historiques et techniques convergent vers une seule et même idée : montrer en quoi et comment la science des savants est redevable du savoir des artisans.

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Figure 2 : Débat entre géomètres et arpenteurs dans un manuscrit d’arpentage. >

< Figure 1 : Rober Halleux, Le savoir de la main, Paris, éd. Armand Colin, 2009.

n’est pas l’inventeur mais qu’il a contribué à perfectionner. À ses débuts, conçue par les artisans hollandais, la lunette n’a rien d’un instrument scientifique. Il s’agit plutôt d’un objet de foire, curieux, inspiré par la magie naturelle : des objets très éloignés, observés à travers deux lentilles conve-nablement disposées, se perçoivent comme s’ils étaient très rapprochés. Descartes lui-même ne se trompe pas sur cette origine modeste en écrivant dans la Dioptrique (1637) : « à la honte de nos sciences, cette invention, si utile et si admi-rable, n’a premièrement été trouvée que par l’expérience et la fortune 1.  » Galilée, avec l’aide des polisseurs de lentilles et leur savoir-faire qui a fait la réputation de l’industrie verrière de Venise, ne cesse pas de perfectionner cet instrument qui lui permettra d’observer le ciel. Il est aussi le digne représentant de l’échange des savoirs encouragé, après le quattrocento, par les cours des mécènes avec leurs philosophes, leurs artisans, leurs artistes, leurs peintres… Ses comptes rendus d’observation de la Lune le montrent bien. En effet, n’est-ce pas plongé dans l’ambiance artistique de l’époque nourrie des techniques de perspective, de clair-obscur, qu’il est en mesure de reconnaître des ombres à la surface de la Lune pour en déduire l’existence de montagnes, de mesurer leur hauteur, d’expliquer qu’elles ne peuvent, en raison de la sphéricité de la Lune, apparaître sur ses contours observés ? De même, lorsqu’il fait ses expériences sur le plan incliné, ce sont ses propres compétences musicales (héritées de son père) qu’il utilise pour mesurer le temps au cours de la chute, ralentie, de la bille. Et c’est en observant minutieusement les construc-teurs de navires de l’arsenal de la République de Venise, comme Galilée, représenté par Salviati, le précise dès la première journée des Discorsi 2, qu’il parvient à créer deux sciences nouvelles. L’une concerne le mouvement local, l’autre s’intéresse à la résistance des matériaux.

Nous l’avons compris. « Le savoir de la main » est bien plus qu’un ouvrage sur l’histoire du progrès des sciences et des arts de l’Antiquité jusqu’au XVIIème siècle. R. Halleux nous offre une synthèse intime et engagée qui se montre éclairante pour les historiens des sciences et des techniques, mais aussi pour tous les honnêtes gens épris de culture. N’oublions pas le rôle essentiel tenu par les savoirs pratiques dans la consti-tution des sciences les plus spéculatives.

1 René Descartes, La dioptrique in V. Cousin (ed.), Œuvres de Descartes, t. V, Paris, éd. F.G. Levrault, 1824, p. 3-4.

2 Galilée, Discours et démonstrations mathématiques concernant deux sciences nouvelles, M. Clavelin (trad.), Paris, éd. Armand Colin, 1970, p. 7.

Les savoirs en Pays d’Islam et leur appropriation par les érudits latins

La dualité entre théorie et pratique en Europe a largement été influencée par la philosophie et la science des pays d’Islam. Cette influence est perceptible à deux niveaux du savoir. Le premier est philosophique. Il est permis grâce aux traduc-tions arabo-latines des classifications des sciences capables de rendre compte de l’élaboration du savoir et, en particulier, de son organisation rationnelle. L’ouvrage du philosophe persan al-Fârâbî (m. 950), Ihsâ’ al-‘Ulûm [énumération des sciences], revêt une importance considérable que signale d’ailleurs R. Halleux 3. Il est doublement traduit au cours du XIIème siècle, d’abord par Gérard de Crémone (m. 1180) puis par l’archidiacre de Tolède, Domenico Gundissalinus (m. 1150). Les classifications des sciences postérieures, révélatrices de la place des techniques dans l’activité scientifique et notam-ment de leur valorisation progressive jusqu’au capitalisme industriel du XVIème siècle, en seront partiellement héritières. Le deuxième niveau d’influence se situe au sein même des champs disciplinaires. Plusieurs d’entre eux sont concernés par l’appropriation européenne des savoirs des pays d’Islam, qu’ils soient savants ou techniques. Énumérons simplement quelques exemples : la géométrie pratique 4, l’algèbre, l’arith-métique des transactions commerciales ou encore l’agriculture avec le développement par les latins de nouvelles techniques culturales héritées de « l’agronomie » arabe et, notamment, celle de l’Occident musulman.

3 R. Halleux, Le savoir de la main..., op. cit., p. 90.

4 Marc Moyon, « La géométrie pratique en Europe en relation avec la tradition arabe, l’exemple du mesurage et du découpage : Contribution à l’étude des mathématiques médiévales », Thèse en Épistémologie et Histoire des Sciences sous la direction d’Ahmed Djebbar, Université Lille 1, 2008.