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I Le spiritisme belge de 1848 à 1869 L’émergence du spiritisme en Belgique est un phénomène difficile à cerner, les renseignements n’abondent guère. D’après la Revue Spirite, la Belgique se classait sixième sur dix par rapport à « la diffusion des idées spirites, et la facilité avec laquelle elles sont acceptées. » 1 Selon Oscar Henrion, fondateur de la Revue Belge du spiritisme, ce fut à Liège que les premières traces de cette nouvelle religiosité virent jour : « L’orateur débute par l’histoire d’une maison hantée : celle d’un professeur du Conservatoire de Liège. Il raconte ce que l’on disait d’une séance spirite tenue chez un commandant de gendarmerie à Liège, que Mme Roskous a fait du magnétisme à Liège, guérit un grand nombre de malades et enfin interdites, et cela vers 1848-1850 ; c’est là l’origine du spiritisme à Liège, comme du reste à Charleroi et partout. » 2 Le magnétisme s’était déjà installé dès 1839 à Bruxelles, avec la publication de la revue le Magnétophile. 3 Eugène Monrose, directeur de théâtre et professeur de diction à l’université de Gand, relata dans ses mémoires que ces nouvelles manifestations du sacré étaient connues en Belgique et attiraient l’attention de la population : « En 1853 les phénomènes de magnétisme, de spiritisme, de tables tournantes attiraient vivement l’attention publique et je saisissais, avec empressement, chaque occasion qui se présentait pour m’assurer de ce que ces phénomènes pouvaient présenter d’intéressant. » Il fut initié aux tables tournantes par le docteur Desbois, un médecin et président d’une société d’étude sur le magnétisme animal à Rouen, probablement proche de l’occultiste Lazare Républicain Lenain, auteur de l’ouvrage de magie à succès La science cabalistique 4 , puisque Desbois posséda l’unique exemplaire Le rite cabalistique de Lenain. De la même manière, il narra qu’un certain Brunet de Ballons, magnétiseur, vint donner des séances en 1857 à Spa, une commune de la province de Liège, dans les 1 Revue Spirite, janvier 1869, p. 4. 2 La Vie d’Outre-Tombe (VOT), 15 juin 1912, p. 90. 3 VOT, 1 mars 1878, p136. 4 Lenain Républicain Lazare , La Science cabalistique, ou l’art de connaître les bons génies qui influent sur la destinée des hommes ; avec l'explication de leurs talismans et caractères mystérieux, et la véritable manière de les composer ; suivant la doctrine des anciens Mages Egyptiens, Arabes et Chaldéens, recueillie d'après les Auteurs les plus célèbres qui ont écrit sur les Hautes Sciences, Paris, Éditions traditionnelles, 1963. Ouvrage qui connaît, aujourd’hui, un certain succès dan le mouvement New Age.

Le spiritisme en Belgique : 1848-1914

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I Le spiritisme belge de 1848 à 1869

L’émergence du spiritisme en Belgique est un phénomène difficile à cerner, les renseignements n’abondent guère. D’après la Revue Spirite, la Belgique se classait sixième sur dix par rapport à « la diffusion des idées spirites, et la facilité avec laquelle elles sont acceptées. »1 Selon Oscar Henrion, fondateur de la Revue Belge du spiritisme, ce fut à Liège que les premières traces de cette nouvelle religiosité virent jour : « L’orateur débute par l’histoire d’une maison hantée : celle d’un professeur du Conservatoire de Liège. Il raconte ce que l’on disait d’une séance spirite tenue chez un commandant de gendarmerie à Liège, que Mme Roskous a fait du magnétisme à Liège, guérit un grand nombre de malades et enfin interdites, et cela vers 1848-1850 ; c’est là l’origine du spiritisme à Liège, comme du reste à Charleroi et partout. »2 Le magnétisme s’était déjà installé dès 1839 à Bruxelles, avec la publication de la revue le Magnétophile.3 Eugène Monrose, directeur de théâtre et professeur de diction à l’université de Gand, relata dans ses mémoires que ces nouvelles manifestations du sacré étaient connues en Belgique et attiraient l’attention de la population : « En 1853 les phénomènes de magnétisme, de spiritisme, de tables tournantes attiraient vivement l’attention publique et je saisissais, avec empressement, chaque occasion qui se présentait pour m’assurer de ce que ces phénomènes pouvaient présenter d’intéressant. » Il fut initié aux tables tournantes par le docteur Desbois, un médecin et président d’une société d’étude sur le magnétisme animal à Rouen, probablement proche de l’occultiste Lazare Républicain Lenain, auteur de l’ouvrage de magie à succès La science cabalistique4, puisque Desbois posséda l’unique exemplaire Le rite cabalistique de Lenain. De la même manière, il narra qu’un certain Brunet de Ballons, magnétiseur, vint donner des séances en 1857 à Spa, une commune de la province de Liège, dans les salons de La Redoute, l’un des plus vieux casinos du monde et point focal de la vie culturelle de la ville.5 Les séances de tables tournantes de la période 1853-1854 attirèrent les milieux bourgeois qui y trouvaient, à la fois une source d’amusement et un moyen de consolation religieux. Les séances étaient un espace social où les règles de la société bourgeoise cessaient d’exister. Une médium célibataire pouvait ainsi flirter avec un homme dans une chambre noire en lui tenant les mains, ou parler en se déclarant de l’autorité de Socrate, Jésus-Christ ou Moïse.6 A part ces quelques remarques des premières traces du spiritisme dans les années suivant la popularisation du spiritisme par les sœurs Fox, dans l’état actuel des sources, il n’est pas possible dans dire plus sur l’histoire du spiritisme dans les années 1850 en Belgique.En effet, ce fut à partir des années 1860 que le spiritisme se développa principalement à Liège, le centre névralgique du spiritisme belge : « Dès 1857 (…) des réunions particulières où l’on s’occupait exclusivement de typtologie, eurent lieu dans cette ville ; mais ces expériences isolées étaient faites sans ordre, sans but déterminé ; le petit nombre d’adeptes qui s’occupaient du spiritisme n’avaient aucune connaissance de la doctrine et ne s’attachaient qu’au côté matériel des manifestations (…). Ce n’est que vers l’année 1866 que nous voyons

1 Revue Spirite, janvier 1869, p. 4.2 La Vie d’Outre-Tombe (VOT), 15 juin 1912, p. 90.3 VOT, 1 mars 1878, p136.4 Lenain Républicain Lazare , La Science cabalistique, ou l’art de connaître les bons génies qui influent sur la destinée des hommes ; avec l'explication de leurs talismans et caractères mystérieux, et la véritable manière de les composer ; suivant la doctrine des anciens Mages Egyptiens, Arabes et Chaldéens, recueillie d'après les Auteurs les plus célèbres qui ont écrit sur les Hautes Sciences, Paris, Éditions traditionnelles, 1963. Ouvrage qui connaît, aujourd’hui, un certain succès dan le mouvement New Age.5 Le Messager, 1 juin 1894, p. 183-184.6 John Warne Monroe, « Making the Seance « Serious » : Tables Tournantes and Second Empire Bourgeois Culture, 1853-1861, » History of Religions, vol. 38, n° 3, février 1999, p. 219-246.

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le spiritisme prendre à Liège son véritable caractère. A cette époque, plusieurs familles s’étant procurées les ouvrages du Maître, se pénétrèrent de sa doctrine, et, fidèles à ses conseils, se réunirent hebdomadairement pour évoquer les esprits (…). La doctrine, dès lors, se propagea rapidement à Liège. »7

A la même époque, des groupes se formaient à Bruxelles, et Anvers. Gand possédait aussi un cercle spirite.8 Dans la capitale Jean-François Auguste de Bassompierre (1817-1886), et sa femme médium psychographe et somnambule lucide, animèrent la première société spirite de Bruxelles. Considéré comme « le vétéran du spiritisme en Belgique »9 et comme « l’un des apôtres les plus fervents de l’Eglise spirite », « descendant du fameux marquis10, (il) avait créé un groupe très suivi à Bruxelles, groupe que des personnes éclairées ont fréquenté pendant de très longues années. » 11 Ami et contemporain d’Allan Kardec, de Bassompierre eut l’occasion de l’accueillir chez lui lors de la tournée du fondateur du spiritisme en 1864 en Belgique : « cédant aux pressantes sollicitations de nos frères spirites de Bruxelles et d’Anvers, nous sommes allés leur faire une petite visite cette année. »12

Le groupe de De Bassompierre conduisait des communications à saveur républicaine rêvant de la chute du Second Empire autoritaire. L’esprit de Condorcet proclama le triomphe de la République en France : « la France aura une république, elle sera dirigée par des hommes d’ordre (…) Mais elle s’établira sur des ruines fumantes, sur les débris des palais, derniers vertiges des splendeurs royales. »13 Cette société spirite était en contact avec des organisations internationales. La British National Association of Spiritualists (BNAS) fondée par Dawson Rogers en 1873 compta dans ses rangs les spiritualistes les plus en vogue de l’époque comme Benjamin Coleman, Sir Charles Isham, ou Macdougall Gregory. Les conférences organisées en son sein et présidées par William Barrett donnèrent lieu à la formation de la Society for Psychical Research en 1882. La BNAS offrit à Charles Fritz, alors à la tête du groupe bruxellois, le titre de président d’honneur de l’association de Rogers pour affermir les liens entre les deux organisations. En lien avec la Revue spirite de Kardec, le groupe avait une correspondance épistolaire avec une noble spirite polonaise, Christine comtesse Poniowska.14

Plus au nord, dans la région flamande, à Anvers, Prosper Eyben débuta la publication de la Revue Spirite d’Anvers en 1864. Publication esseulée, qui ne dura probablement qu’un an, puisqu’à aucun moment les autres revues ne firent mention des travaux d’Eyben et de sa revue.15 Toutefois, une remarque laconique fait état du fait que H. Vanderyst, le futur directeur de la revue Le Messager de Liège à partir des années 1880, fut initié au spiritisme à Anvers par un dénommé Jan Van Been en 1862 et fonda, la même année, la première revue spirite belge qui n’eut qu’une existence de deux ans.16 Il participa en 1870 au côté de

7 Le Messager, 1 décembre 1875, p. 82.8 Revue spirite d’Anvers, p. 32.9 Le Messager, 15 avril 1886, p. 158. 10 En réalité, il n’était ni marquis ni descendant du maréchal français, mais un fabricant de vernis et négociant. Il avait épousé Anne-Marie Parys (1832-1886), née à Bruxelles, sœur d’un imprimeur connu dans les milieux libéraux et maçonniques.11 Revue spirite, 1 septembre 1886, p. 31. « La société spirite de Bruxelles était suivie par « des personnes de rangs élevés » », Revue spirite belge, 1912, p.39. Le groupe se composait de : M et Mme de Bassompierre, Thibaux, Jacoby, M et Mme Lassalle, le général Fix et sa femme médium, M et Mme Van der Neussel, le couple britannique Wolf, Giraud, Baugniez, le docteur Paepe, et Martin directeur de la revue La Vie d’Outre-Tombe à partir de 1901.12 Allan Kardec, Voyage spirite en 1862 et autres voyages de Kardec, Conseil spirite international, 2010, p. 169.13 Revue spirite belge, 1 février 1912, p. 40.14 Revue spirite belge, 15 février 1912, p. 56.15 Je n’ai pu, donc, trouver aucun élément biographique sur Eyben. 16 Le Messager, 1 février 1889, p. 112.

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Leymarie à l’inauguration du monument funèbre d’Allan Kardec au père Lachaise.17 La Revue Spirite d’Anvers en elle-même ne nous apprend que peu de choses, mise à part la visite d’Allan Kardec à Anvers en 1864. Plusieurs informations intéressantes peuvent être retirées de l’allocution de Kardec et du récit de son voyage afin de dresser un bref bilan de l’état du spiritisme dans les années 1860 dans ces deux villes. Anvers avait un plus grand nombre de spirites que Bruxelles, et jouissait d’une sympathie « s’étendant bien au-delà des groupes proprement dits. Si tous les habitants ne sont pas spirites, l’idée n’y rencontre pas d’opposition systématique. » Une remarque intéressante fait état du fait que les spirites d’Anvers appartenaient à la classe du haut commerce, alors que le mouvement spirite belge fut, notamment dans les deux bastions Liège et Charleroi, une mouvance majoritairement, voire exclusivement, ouvrière. Le spiritisme anversois se constituait d’un amas de groupes éclatés et dispersés en petites unités familiales qui pratiquaient le spiritisme pour communiquer avec des proches décédés.18Un rapide bilan de cette période en Belgique montre que le spiritisme attira la petite bourgeoisie, la classe ouvrière et, à l’image de la société spirite de Bruxelles, les classes instruites. Durant cette période allant de 1850 à 1870, le mouvement spirite, fort du travail incessant de propagande de son fondateur, fut un mouvement centralisé autour de la personnalité autoritaire de Kardec. La mort de Kardec entraina un changement dans les priorités des spirites. Leur but n’était plus d’élaborer des points de doctrines, mais d’apporter aux sceptiques des preuves empiriques de la réalité des esprits et de leurs agissements sur le monde : « L’âge de la révélation était passé avec Kardec. La nouvelle tâche des spirites était de prouver la vérité de leur doctrine, ce qui requérait l’accumulation d’une quantité imposante d’évidences physiques contrôlées scientifiquement. (…) L’étude expérimentale du phénomène spirite semblait être l’étape suivante que le mouvement avait besoin de prendre dans ses efforts perpétuels pour résoudre la crise de factualité qui assaillait la vie religieuse. »19 Pierre-Gaëtan Leymarie succéda à Kardec à la tête de la Société spirite et devint directeur de la Revue spirite jusqu’à sa mort en 1901. Exilé au Brésil depuis le coup d’Etat de 1851 de Louis-Napoléon Bonaparte, il revint en France en 1859, et fonda avec son ami franc-maçon Jean Macé la Ligue de l’enseignement, destinée à promouvoir l’éducation populaire. Les intérêts de Leymarie étaient plus politiques et plus larges que celle de son prédécesseur. Le spiritisme selon Leymarie, devait entreprendre des recherches scientifiques pour dépasser la simple doctrine philosophique élaborée par Kardec : « La Revue doit aussi progressivement se modifier ; elle a dû, dans le principe être purement philosophique (…) aujourd’hui tout en restant imprégnée de ce grand caractère, elle doit ouvrir plus largement ses pages aux recherches scientifiques. (…) Ce sont de nouveaux éléments qui constituent une nouvelle phase du spiritisme. »20

Cette évolution scientifique naquit d’abord en Grande-Bretagne où les phénomènes spiritualistes attirèrent l’attention des grands scientifiques de l’époque. William Crookes, chimiste et physicien britannique et découvreur de la technique des tubes de Crookes, publia dans le Quarterly Journal of Science ses résultats concernant ses expériences avec le médium Daniel Dunglas Home. Les recherches paranormales de Crooks furent suivies par d’autres scientifiques, tel Alfred Russel Wallace, le codécouvreur ave Charles Darwin de la théorie de l’évolution par la sélection naturelle, qui se fit connaître comme un défenseur acharné du

17 H. Vanderyst, Gabriel Delanne et al., Discours prononcés pour l'Anniversaire de la mort de Allan Kardec :

Inauguration du monument, Pegard, Librairie spirite, Paris, 1870.18 Ibid., p. 169-173. 19 John Warne Monroe, Laboratories of faith: Mesmerism, spiritism and occultism in modern France, Cornwell University Press, Ithaca, 2008, p. 156.20 Revue spirite, septembre 1871, p. 287.

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spiritualisme. Pour ces chercheurs les phénomènes inexpliqués de la nature et de l’esprit humain méritaient l’attention de la communauté scientifique, et la création d’une nouvelle discipline scientifique. En 1882 avec la création de la Society of Physical Research (SPR) par Frederic William Henry Myers, et Henry Sidgwick, leurs vœux se réalisèrent. Cette branche scientifique était tellement novatrice que ses fondateurs inventèrent un nom pour la nommer, les « recherches psychiques. » « Nous n’avons pu trouver aucun autre terme approprié, expliqua Myers, sous lequel embrasser un groupe de matières qui s’étendent à l’intérieur ou à l’extérieur des frontières de la science reconnue. »21 La SPR n’était pas seulement une réaction à la montée de la science matérialiste : « leur désir était de trouver des preuves scientifiques de la survie après la mort, et ainsi d’allier les revendications des positivistes du XIXe siècle avec celles plus anciennes de la foi religieuse. »22 Janet Oppenheim définit les recherches psychiques comme « un substitut de foi. »23 Cependant, la SPR était plus qu’une réaction face au désenchantement du monde, elle créa un dialogue entre une autre réalité et les limites de la science conventionnelle en contribuant à l’émergence de nouveaux terrains de connaissance.24

Alors que les liens entre la France et la Belgique pendant l’ère Kardec étaient peu forts, l’arrivée de Leymarie à la tête du mouvement spirite permit de plus amples collaborations entre les deux nations. Leymarie voyagea souvent pour maintenir les contacts avec les groupes spirites dispersés des provinces. « Les relations avec les spirites belges, peu évident avant la mort de Kardec en 1869, commencèrent à jouer une plus grande fonction. (Leymarie avait de bons amis en Belgique.) Les échanges avec les groupes spirites belges, spécialement vers la fin du siècle, se produisirent aussi fréquemment qu’avec eux des autres groupes français, bien que le premier n’ait pas éclipsé l’autre. »25

Le spiritisme de 1869 à 1889

I 1869-1875 jusqu’au congrès de bxl en 75.

Le décès de Kardec vit une multiplication des revues, des groupes, des congrès ; ce ne fut qu’à partir des années 1870 que le spiritisme commença à s’implanter durablement, avec l’émergence de tentatives de centralisation des cercles disparates, et la naissance de fédérations qui ne durèrent que peu de temps. Liège fut la pionnière dans ces tentatives d’étendre la nouvelle religion à l’ensemble de la classe ouvrière. Belhomme fonda la première société spirite La Paix à Liège « où l’on faisait des séances d’évocations. »26 De ce groupe un second fut organisé et les spirites de celui-ci fondèrent la première revue spirite de Liège en 1870, Le Phare, suite aux instructions d’un esprit.27 Le Phare disparut en 1872 à cause de la maladie de son directeur Borsus. A côté des articles sur l’enseignement des esprits, la revue s’attelait principalement à attaquer les catholiques et plus spécifiquement l’infaillibilité pontificale proclamée en 1870 par le pape autoritariste Pie IX, « un dogme né de la force et de la violence » pour reprendre le prêtre catholique August Bernhard Hasler. 21 Arthur Sidgwick, Henry Sidgwick : A Memoir, MacMillan, Londres, 1906, p.187.22 Pamela Thurschwell, Literature, Technology and Magical Thinking, 1880-1920, Cambrige University Press, Cambridge, 2001, p.11.23 Janet Oppenheim The Other World: Spiritualism and Psychical Research in England, 1850-1914, Cambridge University Press, Cambridge, 1985, p. 59-82.24Thurschwell, op. cit., p. 1.25 Lynn L. Sharp, Secular spirituality : Reincarnation and spiritis in nineteenth-century France, Lexington Books, Lanham, 2006, p. 82.26 Le Messager, 15 janvier 1889.27 Fédération spirite belge, Congrès de Liège 7 et 8 juin 1908, p. 53-54.

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En 1871, le groupe l’Avenir ainsi que quatre autres constituèrent un bref Comité de l’Union des groupes spirites liégeois qui ne dura même pas an, dont Le Phare était l’organe de propagande officiel.28 Bien que face à une population réfractaire, la revue fit état des résultats de l’avancement du spiritisme : « En quelques mois, Liège a vu cinq nouveaux groupes se constituer ; deux se sont formés dans ses environs : à Chênée et Herstal ; les villes de Spa et de Huy possèdent leurs groupes ou leurs réunions spirites intimes ; Bruxelles, Anvers, Gand, Bruges et Ostende sont en progrès ; Namur, Charleroi, Mons, Tournai, Roulers ont établi des réunions ; à la campagne, les villages de Frasnes, Morlanwelz, Mouscron… possèdent des groupes anciens et récents. (…) Les Flandres, enfin, si longtemps dominées par le fanatisme, sont visitées par la doctrine et promettent de devenir aussi croyantes que les provinces wallonnes. »29 Déjà la dichotomie Flandre/Wallonie était présente, à part quelques groupes disparates qui y vécurent peu de temps et une revue, le spiritisme ne progressa jamais dans la région flamande. Un nouveau groupe La Paix apparut en 1872 et contribua à la fondation de la revue Le Messager de Liège dirigée par Raick, revue qui vécut jusqu’en 1914. Au côté de Raick, le libéral Adolphe Long-Pretz et Antoine Coune en furent les membres fondateurs. Proche de Leymarie, Adolphe Long-Pretz prit la tête du journal et mourut en 1880. Comptable de la Société des Mines et Fonderies de Zinc de la Vieille-Montagne une entreprise liégeoise spécialisée dans la métallurgie depuis 1837, il s’initia au magnétisme et convainquit un docteur de Nice de l’efficacité de sa méthode. Il ouvrit une demeure hospitalière à Chênée pour soigner les ouvriers souffrant. 30 La revue avait été spécialement créée afin de répondre aux attaques virulentes de la presse et du monde universitaire.31 Les adeptes du spiritisme kardéciste fondèrent l’Association des Groupes spirites de la province de Liège en 1872. La nouvelle association regroupa en 1874 treize groupes (six de Liège, deux de Seraing, deux de Chênée, un de Gand, un d’Ostende et un d’Angleur), soit deux de plus qu’à sa création. L’association possédait une bibliothèque et fit divers essais, sans succès, pour obtenir des photographies d’esprits.32 Une tentative qui ne fut pas isolée puisqu’un an plus tard un autre groupe liégeois tenta de la même manière de capturer par la photographie les défunts.33

Dans la région flamande, Alexandre Dossaer (1812-1886), un libéral, fut le premier spirite à y populariser la nouvelle religion. Né à Ostende en 1812, il devint commerçant dans les activités halieutiques. Il découvrit le spiritisme en 1866 après avoir lu les ouvrages de Kardec. Fort de ses connaissances des mondes extraterrestres il rejoignit en 1867 à Ostende un groupe spirite, qui survécut quelques années. Suite à la fermeture du groupe, Dossaer rejoignit un autre groupe composé d’un médium écrivain et voyant afin de pouvoir communiquer avec son frère décédé. Il prit la direction du groupe en 1872 et fonda le journal De Rots à Ostende, par ailleurs, mise à part la Revue spirite d’Anvers et La Liberté de Gand, seule revue spirite publiée en Flandre.34 Dossaer fit construire en 1885 un local pour ses réunions spirites pouvant accueillir de 80 à 100 personnes. A l’entrée du local, l’inscription Spiritische Kring  (cercle spirite) était inscrite en grandes lettres. La salle contenait plusieurs bibliothèques ainsi qu’une tribune pour les conférences.35

28 Le Messager, p. 17529 Le Phare, 16 juillet 1871, in L’antoinisme.30 Le Messager, 30 septembre 1880, p. 49. Le Messager, 1 juillet 1904, p. 1.31 Le Messager, 1 mars 1873, p. 136.32 Le Messager, 15 avril 1874, p. 153.33 Le Messager, 15 septembre 1873, p. 160.34 Le Messager, 15 janvier 1888, p. 302-303.35 Revue spirite, 1e mars 1885, p. 156.

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A Charleroi, l’autre centre fort du spiritisme derrière Liège, la figure centrale, derrière celle de Charles Fritz, fut Jean-François-Xavier Mouls36 premier curé d’Arcachon et l’un des pères fondateurs de la ville. Figure atypique que cet abbé, à la fois architecte, publiciste, impresario, journaliste, ouvrier, urbaniste, écrivain. Nommé curé en 1854 d’Arcachon, il reçut des mains de Napoléon III la Légion d’honneur pour ses efforts d’urbanisation. Cependant, il fut ostracisé du giron de l’Eglise après avoir refusé le dogme de l’infaillibilité pontificale proclamé lors du concile Vatican I en 1870. Il s’exila en Belgique deux ans plus tard et créa, alors, l’Eglise vieille catholique belge qui s’opposait fermement au fait que le pape ne pouvait se tromper lorsqu’il s’exprimait ex cathedra en matière de foi et de morale. Mouls fut en tandem avec le moine Pierre des Pilliers, né Jean-Pierre Depillier en 1821 dans le Jura, qui fut exclu de l’Eglise et condamné à un an de prison pour dissimulation de biens. Des Pilliers gagna alors la Belgique en 1865, et débuta une carrière d’écrivain et de journaliste en publiant un pamphlet, le Martinet, dénonçant l’ultramontanisme et l’infaillibilité pontificale. Arrivé à Bruxelles, Mouls décida avec des Pilliers d’établir en Belgique l’Église vieille catholique. Il établit une église, le temple de Berlaimont, et rompit avec des Pilliers, avant de remplacer comme organe de l’église, L’Ere Chrétienne de des Pilliers par La Rénovation en 1872. Mouls nomma son église, l’Eglise chrétienne des vrais catholiques, qui allait rompre avec la mouvance vieille catholique parce qu’il répudiait « entièrement le catholicisme (…) Il en était arrivé ainsi à une religion, selon lui « naturelle » car il la prétendait innée, et qui se résumait dans le théisme et la croyance à l’immortalité de l’âme. (…) C’est pourquoi, renonçant aux contacts avec les vieux catholiques de Suisse ou d’Allemagne, l’église bruxelloise en établit avec les unitariens anglais. » Il se rallia à Charles Fauvety fondateur de la Religion laïque, recherchant une harmonie entre la religion et la raison ne gardant Dieu que dans un sens panthéiste et l’immortalité de l’âme que comme une probabilité. Après des débuts prometteurs, selon la presse catholique jusqu’à 1500 spectateurs pouvaient être réunis au Berlaimont pour ses prédications, et ses conférences données dans toute la Belgique, majoritairement en Wallonie (à Jumet, Seraing, et Chênée), l’organisation périclita vers 1875. Son journal La Rénovation renfermait des articles sur la lutte menée dans toute l’Europe par les vieux catholiques contre l’ultramontanisme, menait des campagnes pour l’émancipation de la femme, et collaborait avec des auteurs anticléricaux comme Max Gossi, Louis Lamborelle, ou le poète Carpentier. Le plus important des collaborateurs était Bassompierre, le fondateur de la société spirite de Bruxelles. Mouls va se rallier au spiritisme qui en prouvant « par des effets sensibles, tangibles la réalité des esprits, démontre l’existence de Dieu. Cette doctrine établit ainsi un juste équilibre entre l’athéisme et la foi « aveugle » puisqu’elle fonde l’ordre surnaturel sur « l’évidence des faits purement naturels ». » A partir de 1875, La Rénovation fit une large place au spiritisme que Mouls défendit dans des conférences. Il participa d’ailleurs au congrès spirite de Bruxelles la même année et écrivit une biographie d’Allan Kardec. Il eut apparemment, dès son arrivée en Belgique en 1872, des contacts avec les spirites de Chênée et la rédaction du Messager de Liège.37

Désormais Mouls affirmait que l’âme était protégée par une enveloppe ou « peresprit » qui à la différence du corps ne se décomposait pas à la mort. Tout au contraire, elle pouvait « avoir des relations d’outre-tombe comme l’attestent tous les monuments de l’histoire ». Il s’attaqua aux libéraux et aux catholiques qui dénigraient le spiritisme, et qui ne voyaient pas en lui le seul moyen de progrès : « Comment se fait-il que les feuilles libérales s’unissent aux feuilles cléricales pour combattre le spiritisme ? (…) Libéraux de toute nuance qui faites a guerre au

36 Sauf mention contraire, toutes les informations sont tirées de : Jean Préaux, Problèmes d'histoire du christianisme, 4 : 1973-1974 , Bruxelles : Institut d'Histoire du Christianisme, Université Libre de Bruxelles, 1974, p. 39-55.37 VOT, 15 février 1913, p. 26-27.

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spiritisme, sachez que vous attaquez vos propres frères en libéralisme, et qu’ils sont mille fois plus que vous avancés dans la voie du progrès. »38

Mais de tous les phénomènes dont la clé était fournie par le spiritisme, celui qui passionnait surtout Mouls, était le magnétisme. Il publia énormément d’articles dans les revues spirites sous le pseudonyme du docteur Conrad. De Larroteque et de Tiberghien fondèrent dans le quartier de Saint-Gilles à Bruxelles « L’Athénée Mesmer », où une vingtaine d’élèves suivaient deux fois par semaine un cours théorique et pratique de magnétisme et de somnambulisme. Mouls exerça ses dons magnétiques dans les bourgades du Hainaut, principalement à Jumet et à Roux, où il multipliait les séances se faisant assister par un médium de douze ans, la jeune Amélie Chardon. Le journal annonçait le 1er janvier 1876 qu’à Jumet « endormie à distance par la simple volonté du magnétiseur, Amélie, les yeux grands ouverts, fixes, immobiles, insensibles à la lumière d’une bougie qui les touche, mais fascinés par un simple verre à lunettes du magnétiseur, roulera comme une toupie, renversera tous les obstacles pour suivre son guide. Les yeux subitement fermés, convulsés, bandés, elle obéira à la pensée de son magnétiseur et fera des mouvements, des poses artistiques impossibles à l’état de veille. »Léon Denis relata les expériences de l’esprit de Mouls : « C'était par l'un d'eux, simple ouvrier mineur, peu lettré, s'exprimant habituellement en patois wallon, que se manifestait l'esprit du chanoine Xavier Mouls prêtre de grande valeur et de haute vertu, à qui on doit la vulgarisation du magnétisme et du spiritisme dans les « corons » du bassin. Mouls après de cruelles épreuves et de dures persécutions, a quitté la terre, mais son esprit veille toujours sur ses chers mineurs. Tous les dimanches, il prenait possession des organes de son médium favori, et, après une citation des textes sacrés, avec une éloquence toute sacerdotale, il développait devant eux, en pur français, durant une heure, le sujet choisi, parlant au cœur et à l'intelligence de ses auditeurs, les exhortant au devoir, à la soumission aux lois divines. Aussi l'impression produite sur ces braves gens était grande. Il en est de même dans tous les milieux où le spiritisme est pratiqué d'une manière sérieuse par les humbles de ce monde. »39 Lorsqu’il cessa la rédaction de La Rénovation, il se consacra complètement au magnétisme, chez sa medium, la femme Cambier. Il mourut le 5 juillet 1878 d’une tuberculose. A cause de ses sympathies spirite et magnétique, les journaux libéraux se joignirent à la campagne de calomnie des journaux cléricaux lors de sa mort.40

Le spiritisme carolorégien fut renforcé, à la mort de l’abbé, par Emmanuel Jacquet, puis Joachim Pette, et enfin Emile Flémal.41 Charles Fritz fut le plus notable des spirites pour le développement de la religion dans la région de Charleroi. Pâtissier et converti au spiritisme en 1865 après des expériences avec des tables tournantes « qui réunissaient quelques amis pour le simple plaisir de faire danser un guéridon qui répondait à leurs questions, plus ou moins sérieuses, de façon à les intéresser et à les amuser en même temps »42, il devint membre de la Société d’études psychologiques de Bruxelles dirigée par de Bassompierre, et fut le secrétaire de la fédération bruxelloise. Proche de Leymarie, il accueillit chez lui le médium Slade lors de sa première tournée dans les années 1870 en Belgique. Médium écrivain, il fit parti des membres fondateurs du Moniteur spirite et magnétique de la capitale, et collabora à différents journaux psychologiques, notamment à la Revue de Paris. De Bruxelles, il émigra à Charleroi et fonda en 1894 le mensuel La Vie d’Outre-Tombe dans le but de « vulgariser la doctrine spirite dans notre région ouvrière et de prouver péremptoirement l’existence des Esprits » 43 et

38 Revue spirite belge, p. 253-254.39 Léon Denis, Christianisme et spiritisme, Centre spirite lyonnais, p. 119.40 Le Messager, 15 août 1878, p. 29.41 VOT, 15 mai 1904, p. 66.42 VOT, 15 mars 1908, p. 34.43 VOT, 15 mars 1901, p. 33 à 41.

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de lutter « contre ces tendances destructrices de la médiumnité, nous voulons suivre la tradition de Kardec, et c’est pourquoi nous entendons donner la plus grande place, la place d’honneur même, aux instructions mensuelles des esprits guides. »44 Revue qui prit le nom de La revue spirite belge de 1929 à 1940, Spiritualisme expérimental et philosophique de 1940 à 1945, et de la fin de la Seconde Guerre mondiale à aujourd’hui Organe officiel de l’Union spirite belge. Secrétaire de la Fédération spirite du bassin de Charleroi, il mourut en 1901. A la mort de Fritz, Edmond Michel puis Joseph Quinet en 1910, prirent la tête de La Vie d’Outre-Tombe.

II Du congrès de Bruxelles de 1875 au congrès international de 1889.

L’année 1875 marqua un tournant, à la fois pour le spiritisme belge et pour le mouvement international. Tout d’abord par la mise sur pied du premier congrès spirite belge, et surtout par le scandale des photographies spirites qui asséna un rude coup dans la délégitimation aux yeux de la presse, et du monde académique envers la nouvelle religion. Le mouvement spirite qui avait comme but, depuis la mort de Kardec, de dresser la réalité objective des manifestations spirites, va se joindre avec engouement à l’émergence de la photographie spirite, seule capable de prouver l’existence d’une vie post-mortem. Depuis l’apparition des phénomènes spirites, le principal argument de ses détracteurs était l’impossibilité de justifier empiriquement ceux-ci, et étaient compris comme étant l’œuvre du subconscient ou tout simplement une fraude pour égarer les esprits crédules. Dans la nouvelle direction scientifique prise par Leymarie, « la photographie spirite était un cadeau de l’au-delà, une nouvelle arme des spirites à utiliser contre les « sceptiques ». »45 « La photographie est un moyen mis à la disposition des Esprits pour donner des preuves irréfragables de leur existence et de leur présence au milieu de vous. (…) Les incrédules ne pourront plus les nier, et seront obligés de s’incliner devant les faits patents », commentait un esprit dans la Revue spirite.46

La photographie spirite, apparue en premier lieu aux Etats-Unis, consistait à faire apparaître des images de défunts à l’arrière-plan du portrait de la personne venue poser. Leymarie s’adjoignit les talents d’Edouard Buguet et de son médium Alfred Firman, lui mit à disposition un local et lui fit une publicité tonitruante dans la Revue spirite. Mais l’enquête fut déclenchée par le Service photographique de la Préfecture de Paris qui entendait instituer, au lendemain de la Commune, un tout autre emploi du portrait photographique, comme support de l’identité individuelle : un usage judiciaire à des fins de surveillance sociale. Les clichés publiés par la Revue spirite alertèrent le préfet, et le directeur du Service photographique entreprit de réaliser des images semblables pour identifier les procédés photographiques de Buguet. L’accusation d’escroquerie fut portée par le ministère public. Au cours de la perquisition, la police découvrit un second atelier où le photographe fabriquait les spectres avant de faire poser les clients. La technique était relativement simple : « Sur une poupée articulée en bois, de 45 centimètres de hauteur, au corps recouvert de gaze bleue et d’étoffe noire, on fixe une tête réalisée à l’aide d’une photographie agrandie, découpée et collée sur du carton. Deux grandes caisses proposent un vaste choix de portraits ainsi préparés : trois cents têtes d’hommes, de femmes, d’enfants, à tous les âges et aux coiffures diverses, que l’on peut encore modifier à l’aide de perruques et de fausses barbes. Les « spectres » d’enfants sont réalisés de la même façon, avec une poupée plus petite, enveloppée de gaze verte. Une lyre, une guitare, des masques en carton figurant des têtes de mort complètent cette impressionnante panoplie d’accessoires. Une première photographie est prise, dans une semi-obscurité, avec un temps de pose très court. La plaque impressionnée sert, ensuite, à la

44 VOT, 15 septembre 1910, p. 139.45 Monroe, op. cit., p. 163.46 Revue spirite, avril 1873, p. 127.

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seconde photographie de la personne vivante, toute l’habileté de l’opérateur résidant dans le cadrage des deux images en surimpression. »47 Buguet admit la fraude, et les jurés condamnèrent celui-ci et Leymarie à une peine de prison et une amende. Pour échapper au procès, Buguet et Leymarie s’enfuirent tous les deux en Belgique. La presse belge ne fut pas plus indulgente envers les spirites que le Tribunal correctionnel le fut. Pour la presse libérale, le procès spirite était l’archétype de la crédulité de l’homme face au surnaturel dans ce siècle de raison. Dès 1874, Le Moniteur belge, le journal officiel en matière juridique de l’Etat belge, mettait en garde contre la photographie spirite qui « fournit en ce moment aux spirites américains un nouveau moyen d’exploiter la crédulité publique.  »48 Les libéraux analysaient cette affaire comme une preuve de l’irrationalité du XIXe siècle, tout aussi irrationnelle que le culte marial, et les apparitions de Lourdes pour les catholiques. Ces deux phénomènes étant les deux facettes d’une même pièce, i.e. l’exemple même de la faiblesse, de la jobarderie humaine dans sa quête heuristique du surnaturel de ses merveilles et de ses mystères. Les spirites qui s’attachaient aveuglément à leur foi, étaient autant frappés de cécité que leurs homologues catholiques. L’Echo de Bruxelles commentait que « voyant, qu’on ne poursuivait pas les mystificateurs d’eau de Lourdes … Buguet a cru pouvoir tirer aussi son petit bénéfice de l’exploitation de la jocrisserie humaine. (…) Ce qui s’est passé dans ce procès, dépasse les limites de la stupidité vraisemblable. »49 Le spiritisme était dépeint comme une secte, dans le sens moderne du terme, i.e. un groupe brimant les libertés individuelles de ses adhérents et les manipulant mentalement afin de les maintenir sous contrôle. Le quotidien libéral bruxellois, L’Etoile belge considérait « le spiritisme comme une colossale mystification, exercée par un petit nombre de mystificateurs contre un nombre plus considérable de dupes. »50 Même son de cloche du côté de la presse catholique. Pour le clérical Journal de Bruxelles, « jamais la bêtise humaine ne s’en donna plus à cœur joie que maintenant, et que la crédulité de cet âge incrédule dépasse toutes les bornes. »51 Les spirites belges étaient dépités face aux attaques incessantes des catholiques et surtout des libéraux. Bien qu’ils comprissent la croisade anti-spirite dans la presse cléricale, « c’est même très logique, parce que (le clergé) sait parfaitement que chaque personne qui se rallie à notre doctrine, est une pierre arrachée pour toujours, à l’édifice romain », ils furent scandalisés que les libéraux se joignirent à la campagne de calomnie contre leur religion. Pour eux, libéralisme et spiritisme avaient les mêmes buts quant à l’établissement d’un nouvel ordre social et d’une régénération de l’humanité décadente : « que des journaux qui se disent libéraux, sans tenir compte des efforts que nous faisons pour leur faciliter, dans l’ordre social, politique et religieux, cette révolution ou cette régénération qu’ils attendent inutilement depuis un siècle, prennent inconsidérablement les armes contre nous, qui sommes leur plus puissant auxiliaire, c’est incompréhensible. »52

Du côté du mouvement spirite international, la condamnation de Leymarie et de Buguet provoqua un mouvement de sympathie pour les condamnés. Les spirites préférèrent se réfugier dans la dissonance cognitive que de regarder en face la réalité objective. Comme l’a démontré Léon Festinger dans L’échec d’une prophétie53, un homme amené devant l’évidence univoque et indéniable que sa croyance est fausse, ressortira, non seulement intacte, mais encore plus convaincu qu’avant de la vérité de sa croyance. En sus, il devrait même montrer

47 Giordano Charuty, « La « boite aux ancêtres ». Photographie et science de l'invisible », Terrain, n° 33, 1999,

p. 57-80.48 Le Messager, 1 juillet 1874, p. 14.49 Ibid., 1 juillet 1875, p.3.50 Ibid, p. 4.51 Ibid., p. 2.52 Ibid., p. 4-5.53 Léon Festinger, Hank Riecken et Stanley Schachter, L’échec d’une prophétie, PUF, Paris, 1993.

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une nouvelle ardeur envers sa conviction en convertissant d’autres personnes à ses vues. Il semble qu’une partie du problème a à voir avec l’ego et la nécessité d’avoir « raison ». Les personnes avec un haut « besoin d’avoir raison » ou « d’être parfait » semblent être incapables de reconnaître qu’elles ont été dupées. Ce fut ce que les spirites firent.Les soutiens arrivèrent du monde entier pour défendre Leymarie, présenté comme un « martyr de la troisième révélation ». Cent quarante personnes témoignèrent sur l'honneur avoir obtenu de Buguet la photographie authentique de membres de leur famille décédés. Acceptant que la majorité des photographies fût fausse, ils étaient persuadés que celles de leurs proches décédés étaient réelles. Les spirites belges témoignèrent un soutien sans faille à Leymarie quand il arriva en Belgique pour échapper à la sentence du procès.54 Ils adoptèrent la stratégie consistant à laver les accusations portées sur Leymarie, et à rejeter l’entièreté de l’esclandre sur Buguet. Peu après la condamnation, la fédération L’Union, construite en 1874 réunissant les spirites de Bruxelles avec dans ses rangs de Bassompierre et Charles Fritz,55 organisa une commission afin d’infirmer ou d’affirmer la culpabilité de Leymarie dans l’affaire : « la Commission, persuadée de la mauvaise foi de Buguet, ne doute aucunement qu’une grande partie des épreuves de photographies représentant des esprits on été dues à la supercherie, mais les nombreux témoignages de personnes honorables attestant la parfaite ressemblance d’esprits photographiés, l’obligent d’admettre que Buguet a dû être médium. (…) En ce qui concerne Leymarie, la Commission déclare (…) (que) l’honorabilité et la parfaite bonne foi de Leymarie n’ont subi aucune atteinte. »56 Réhabilitation d’autant plus nécessaire que Leymarie allait participer quelques mois plus tard au premier congrès spirite belge. Joignant les pas de Leymarie, Buguet s’était aussi enfui en Belgique. A son arrivée il rentra directement en contact avec Charles Fritz et Boyard, un chimiste. Dans une lettre adressée à Boyard, il demanda expressément une réunion des spirites bruxellois afin de s’expliquer. La lettre qu’il adressa aux spirites bruxellois57 était de la même teneur que celle qu’il adressa à la Revue spirite, i.e. il admit qu’il avait falsifié des photographies à la fin de sa carrière mais qu’au moins les deux tiers du début de sa carrière étaient authentiques. « J’affirme que 70 % de photographies spirites vraies ont été reconnues. A Londres, toutes les épreuves obtenues étaient vraies et sans supercherie. »58

Face à ce contrecoup, le spiritisme stagna dans les années 1870. Ceux qui croyaient à la révélation spirite et à l’existence d’autres groupes continuèrent, a contrario, les nouveaux membres se firent plus rares et le mouvement sembla à l’arrêt. Ce ne fut pas avant « les années 1880 et l’introduction de nouvelles expériences, à la fois par les occultistes et les chercheurs psychiques que le spiritisme expérimenta une résurgence d’intérêts. »59

Pour reprendre Festinger, les spirites belges, bien loin de se remettre en question, ressortirent de cette épreuve avec encore plus d’ardeur et de témérité pour propager leur doctrine et bouleverser l’ordre social. La même année que le procès spirite, les projets de fédération étaient toujours d’actualité et les membres de la religion kardécienne, dans une saillie, s’écrièrent « unissons-nous pour renverser ceux qui ont versé le sang de nos précurseurs. »60 En septembre 1875 se tint le tout premier congrès spirite à Bruxelles, dans la chapelle Berlaimont, qui créa la première Fédération spirite et magnétique belge. Les groupes de Liège, Bruxelles, Gand, Ostende, Verviers, Charleroi, Serain, Herstal et Morlanuvelz étaient

54 Finalement, lors du procès en appel, la justice conclut à la bonne foi de Leymarie et procéda à sa réhabilitation.55 Le Messager, p136, 1874.56 Le Messager, 1 octobre 1875, p. 54.57 Revue spirite belge, 15 février 1912, p. 57.58 Le Messager, 1 novembre 1875, p. 69-70.59 Sharp, op. cit., p. 81. 60 Revue spirite belge, 15 février 1912, p. 58.

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présents. Après ses déboires avec la justice française, Leymarie vint au congrès avec des délégués des groupes de Paris, sous la présidence de A. Fritz. De Bassompierre, Long-Pretz, Martin et Charles Fritz participèrent aussi à ce congrès. Les attaques répétées qu’ils avaient vécues cette même année, ne firent que renforcer leur foi et leur détermination à se rassembler. Esseulés au milieu des libéraux et des catholiques qui les avaient attaqués sans ambages, les spirites analysaient la situation comme une nouvelle croisade, une « lutte suprême qui s’est engagée entre les matérialistes coalisés avec les ultramontains. »61 Ils continuaient de se voir eux-mêmes à la pointe de la lutte pour le progrès humain, et réitéraient leurs appels pour une étude scientifique de l’au-delà loin des superstitions et des erreurs. Ils conclurent le congrès en proclamant que le spiritisme était la religion de l’avenir, et que « nous combattrons donc sans relâche et avec la conviction d’un esprit fortement convaincu. »62

Ce congrès fut suivi l’année suivante par un autre congrès à Liège. Leymarie en prison ne put assister à ce deuxième congrès. Un an après sa création, la fédération était déjà en train de péricliter face au manque d’effectifs et au peu de motivation de ses adhérents : « le nombre des médiums au lieu d’augmenter (…) ne fait que diminuer dans de notables proportions, et que par suite les séances ne sont plus suivies comme précédemment ».63 Cette première fédération se désagrégea quelques années plus tard.En 1878 à Liège, une société magnétique, le Cercle Mesmer, fut fondé par le major Florenville.64 La même année, Oscar Henrion, instituteur communal à Chênée, fonda la Revue belge du spiritisme qui était le résultat d’une fusion entre les revues Le Chercheur et Le Galiléen. 65 Cette dernière avait été mise sur pied par Clovis Alexandre Dupuis en 1877 qui mourut la même année à l’âge de 30 ans. Né en 1847 à Campeaux dans l’Oise, il se réfugia en Belgique à la suite de la guerre franco-prussienne, et devint spirite après une visite à Liège auprès d’un médium magnétiseur et d’un médium voyant. Médecin aide-major de l’armée française, il s’établit à Ostende et collabora au journal De Rots de Dossaer. Dupuis s’était joint en 1876 à Ostende, à un groupe d’investigateurs spiritualistes.66 Il mourut au cinquième numéro de sa revue Le Galiléen, et l’année suivante, en 1878, Charles Marc et Oscar Henrion, qui avaient créé la revue Le Chercheur, décidèrent de fusionner celles-ci et de les continuer sous le titre de Revue belge du spiritisme, qui exista jusqu’en 1881. Cette dernière vit la collaboration de spirites tels Leymarie ou Léon Denis.67 Il y avait donc en 1877 cinq revues spirites : Le Chercheur, Le Galiléen, De Rots, Le Moniteur spirite et magnétique et Le Messager.68

Henrion, qui était le président du cercle Le Progrès à Liège s’occupant de magnétisme et de spiritisme renomma son groupe sous le nom d’Union spiritualiste69, dont le comité de rédacteurs de la Revue belge de spiritisme était tous membres.70 L’union fut de courte durée puisque quatre ans plus tard, en 1882, une scission eut lieu au sein de L’Union spiritualiste, qui comptait alors 150 membres. Henrion quitta le groupe pour créer une nouvelle société,

61 Le Messager, 15 octobre 1875, p. 59.62 Le Messager, 15 décembre 1875, p. 91.63 Le Messager, 1 octobre 1876, p. 53.64 Le Messager, 15 avril 1878, p. 160.65 Revue belge du spiritisme, 1878, p. 1.66 Anonyme, Mesmer : communications obtenues par un group d'investigateurs à Ostende (Belgique), Librairie des sciences psychologiques, Paris, 1883, p. 1.67 VOT p. 85, 1910-1 et VOT, 15 mars 1902, p. 234-235.68 Le Messager, 1876, p. 183. Dix ans plus tard, en 1887, il n’existait plus que quatre journaux spirites : Le Messager, Le Moniteur spirite et magnétique, La Liberté et De Rots qui avait cessé de paraître, mais qui reprit sa publication en 1887 : Le Messager, 1 janvier 1887, p. 101.69 Revue belge du spiritisme, 1878, p. 286.70 Ibid., p. 352.

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l’Union spirite liégeoise en 1883. Celle-ci fit paraître une revue spirite et magnétique dénommée Le Phare qui n’eut qu’une existence de deux ans, entre janvier 1882 et décembre 1884.71 Henrion fut le fondateur de trois autres groupes liégeois : le Cercle liégeois d’études spirites en 1890, la Kardécienne en 1898 et le Groupe central liégeois d’études spirites en 1907.72 Concernant L’Union spiritualiste, Jean Closset fut nommé président en 1888 avec comme secrétaire Jacques FraikinA Bruxelles, Henri Joseph de Turck (1798-1886), consul honoraire de Belgique, décoré de l’ordre de Léopold, fonda en 1876, avec la collaboration de Fritz, la revue Le Moniteur spirite et magnétique qui se situait dans le quartier de Saint-Gilles à Bruxelles.73 A la mort de son fondateur, Martin (1814-1910) poursuivit la revue. Originaire d’Aix en Provence, il arriva à Bruxelles en 1869 et travailla pendant 25 ans dans une imprimerie. Il rejoignit le groupe de De Bassompierre à Bruxelles, avant d’émigrer en 1897 à Paris avec Le Moniteur, qui désormais fut publié dans la capitale française.74 Les spirites s’étaient regroupés sous une éphémère Union des groupes fédérés de Belgique dans la seconde moitié des années 1870, avec comme président Martin et comme secrétaire Fritz, réunissant les groupes de Bruxelles et de Liège. Des tensions entre les deux conceptions du spiritisme qui naquirent à la mort de Kardec étaient déjà palpables, i.e. entre les prétentions scientifiques de ses dirigeants et celles consolatrices et salvatrices de leurs membres ouvriers pratiquant le spiritisme. Les dirigeants firent part du rejet du spiritisme par la classe ouvrière attachée au catholicisme, et des pressions s’exerçant sur les spirites ayant choisi d’adopter une autre religion : « aux yeux de la multitude, le spiritisme paraît être l’absence de religion ; il y a des endroits où l’on ne fait pas de distinction entre nous et les athées, nous passons pour des gens sans foi, sans croyance aucune (…) les enfants spirites qui fréquentent les écoles publiques souffrent parfois cruellement, (…) au milieu de condisciples qui suivent des cours de religion. »75

En septembre 1882 fut constituée une fédération qui réunit 900 spirites à Bruxelles. Cette fédération avait été mise sur pied par les spirites du bassin de Charleroi et de la province de Liège. Elle eut successivement pour présidents J. Leruth, un ouvrier de la commune de Poulseur dans la province de Liège et président du groupe l’Espérance formé en 1877, Henrion, Léon Foccroule, président des spirites de Poulseur, et Emmanuel Jacquet, président de la société spirite de Roux, de la fédération spirite de Jumet, et premier président de la Fédération spirite de Charleroi.76 Plusieurs congrès eurent lieu les années suivantes à Liège en 1883 avec la participation de Leymarie77, à Anvers, avec celle de Gabriel Delanne et à Bruxelles. La fédération publia un bulletin trimestriel qui donnait les procès-verbaux des assemblées des commissaires et délégués qui se réunissaient quatre fois par an. La fédération, en 1883, se composait de 31 groupes réunissant 665 adhérents. C’était à Liège que figurait le plus grand nombre de spirites, trois groupes y avaient été constitués. Le groupe l’Union spiritualiste était le plus imposant avec ses 100 membres, les deux autres se composaient de 60 et 12 membres. Dans la vallée de la Vesdre dans la province liégeoise, Verviers disposait de deux groupes, qui ensemble, représentaient 49 spirites. Bruxelles possédait trois groupes, le Groupe central avec ses 27 membres, l’Union avec ses 16 membres, et Paix entre nous installé à Schaerbeek avec se 15 membres. Dans la province du Hainaut, il n’existait qu’un

71 L’antoinisme, p. 26. 72 VOT, 15 février 1908, p. 29 ; 15 décembre 1898, p. 178.73 Le Messager, 15 avril 1886, p. 158. Le Messager, 15 janvier 1904, p. 94.74 VOT, 1 janvier 1905, p. 1.75 Le Messager, 1 novembre 1879, p. 67-68.76 VOT, 15 novembre 1902, p. 355-356.77 Revue spirite, novembre 1883 p. 518-524.

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seul groupe à Mons de 14 adhérents. Toutefois, aucun groupe n’était recensé en Flandre.78 Guérin, président de la fédération belge, tenta un rapprochement avec l’Hexagone avec le projet de réaliser une Fédération spirite française et belge.79 Avec l’aval de Leymarie, Léon Denis et Gabriel Delanne cette fédération naquit en 1882, avec comme secrétaire Delanne, afin de réunir tous les spirites en une seule et vaste association. En 1883 elle se renomma la Fédération Franco-Belge-Latine.80

Cependant, la fédération belge, comme la précédente, tourna court, et ses dirigeants décidèrent sa dissolution en 1885. Plusieurs causes amenèrent à sa fin. Malgré l’engouement qu’elle suscita à sa naissance, les spirites firent vite défection et le manque d’effectif entraina sa chute. Trois ans après sa création, seulement trois ou quatre personnes travaillaient encore régulièrement en son sein.81

La seconde cause fut la victoire des catholiques aux élections de 1884, une victoire sous la présidence de Charles Woeste qui allait leur donner la majorité absolue au gouvernement. Cette domination totale des catholiques sur la vie politique belge de 1884 à 1914 était l’antithèse de ce qui s’était déroulé à partir de la révolution de 1830. Dans les années qui suivirent la révolution belge, l’unionisme entre catholiques et libéraux s’imposa comme la seule solution face aux prétentions de Guillaume Ier des Pays-Bas. Les premiers gouvernements de Belgique regroupaient la noblesse conservatrice et les éléments modérés de la classe montante qu’était la bourgeoisie libérale. Mais progressivement à partir des années 1840, de vives tensions émergèrent entre ces deux partis politiques sur des questions de laïcisation et de sécularisation de la société, particulièrement dans le domaine de l’enseignement. La scission eut lieu quand le Parti libéral organisa et établit son programme en 1846 sous la présidence de Frère-Orban, qui resta à sa tête jusqu’à sa mort en 1896. Naquit alors une prépondérance des libéraux sur la vie politique belge de 1847 à 1884 contre son ennemi juré qu’était le parti catholique. Depuis son éclatante victoire de 1847, le Parti libéral fut tantôt à la tête du gouvernement, tantôt dans l’opposition. Après quelque temps dans l’opposition, le parti revint au pouvoir en 1857. Ce fut ce qu'on appela le grand ministère libéral, d'abord mené par Charles Rogier, puis par Frère-Orban. Le parti tomba en 1870. Frère-Orban réussit à canaliser ses forces autour du thème de l’anticléricalisme et remporta une victoire éclatante aux élections de 1878. Menant une politique violemment anticléricale, celle-ci déboucha sur la première guerre scolaire de 1879 à 1884 concernant la laïcisation de l’enseignement primaire. Cependant, cette politique finit par se retourner contre lui, et en 1884 le parti catholique, fondé en 1869, obtint la majorité absolue au gouvernement qu’il conserva jusqu’à l’aube de la Première Guerre mondiale. Les spirites, malgré les attaques incessantes des libéraux envers leur religion, soutinrent toujours ceux-ci face aux catholiques honnis, par exemple lors de la première guerre scolaire.82

Cette main mise catholique sur la politique entraina une augmentation des pressions et des attaques envers les spirites : « Ce découragement s’explique encore mieux quand on sait que l’avènement du ministère catholique força plusieurs de nos plus vaillants fédérés à se retirer de l’action pour conserver leurs positions et garantir le pain de leur famille. »83 La même année que la fin de la fédération spirite le groupe L’Union de Bruxelles se dissolvait de la même manière, par manque d’intérêt des Bruxellois envers le spiritisme. Le groupe se reconstruisit un an plus tard, en 1886, sous l’initiative de Louis Piérard, avec dans ses rangs Martin et Fritz. Deux ans plus tard, le groupe comptait 35 membres.84

78 Le Messager, 15 mai 1883, p. 176.79 Le Messager, 1 janvier 1883, p. 136.80 Le Messager, 15 janvier 83, p. 111. 81 VOT, 15 novembre 1902, p. 355-356.82 Le Messager, 1 mars 1879, p. 135.83 VOT, 15 novembre 1902, p. 356.84 Revue spirite belge, 1 et 15 juin 1912, p. 172.

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L’éclatement spirite : Léon Denis et Gabriel Delanne

Les années 1880 marquèrent un éclatement dans la doctrine spirite, suite à la mort de Kardec et au procès des spirites qui discrédita Leymarie. Bien que tous les spirites clamassent qu’ils supportaient encore la doctrine de Kardec, la période qui s’étala de 1880 à 1914 vit un écartement de la pensée du fondateur. Lorsque Leymarie reprit la Revue spirite, il l’ouvrit à de nouvelles idées tels l’occultisme, ou les recherches psychiques, mais il avait perdu sa place de point focal du spiritisme après 1875.Léon Denis et Gabriel Delanne émergèrent comme les deux hommes clefs de ce tournant personnifiant la division entre spiritisme moral et scientifique. Denis insista sur l’aspect consolant et rédempteur du spiritisme : « De tous les systèmes, c'est le seul qui fournisse la preuve objective de la survivance de l'être et donne les moyens de correspondre avec ceux que nous nommions improprement les morts. Par lui, nous pouvons converser avec ceux que nous avons aimés sur terre et que nous croyions à jamais perdus ; nous pouvons recevoir leurs enseignements, leurs conseils. (…) Le spiritisme nous révèle la loi morale, trace notre ligne de conduite et tend à rapprocher les hommes par la fraternité, la solidarité et la communauté de vues. Il indique à tous un but plus digne et plus élevé. Il apporte avec lui un sentiment nouveau de la prière, un besoin d'aimer, de travailler pour les autres, d'enrichir notre intelligence et notre coeur. » 85 Denis plaçait l’émotion religieuse intense du sacré au centre de sa pensée. « Le spiritisme, remarque Nicole Edelman, prend ainsi une ampleur plus religieuse que sociale et une dimension plus conservatrice qu’émancipatrice. »86 De vingt ans plus jeunes que Leymarie, Denis était un franc-maçon républicain profondément anticlérical. Il devint spirite suite à un passage de Kardec dans sa ville de naissance, Tours, en 1867. Denis fut le premier, après Kardec, à écrire des ouvrages théoriques qui furent reconnus par les spirites. Il fit énormément de conférences en Belgique, et les revues spirites belges suivirent, majoritairement, son spiritisme moral destiné à alléger les peines de la classe ouvrière. Il travailla pendant tout sa vie avec la même médium, qui communiquait avec deux esprits principaux, qui lui enjoignirent de consacrer sa vie à renouveler la doctrine spirite. Denis voulait faire de la doctrine spiritualiste celle du monde moderne et notamment celle de la République française. L’autre courant représenté par Delanne se voulait le tournant vers la science : « le spiritisme est une science qui a pour objet la démonstration expérimentale de l’existence de l’âme et de son immortalité. (…) Ce sont les résultats que nous voulons exposer (…) non plus basée seulement sur la foi ou sur le raisonnement, mais solidement étayée sur la science, procédant avec sa sévère méthode positive. »87 Elevé dans la religion catholique par sa mère médium, Delanne entama des études à l’Ecole centrale. Il fonda en 1882 l’Association de l’Union spirite afin de construire une doctrine spirite forte et indépendante du christianisme, où l’on retrouva le vulgarisateur Camille Flammarion. Se proclamant « positiviste spirituel», il édita la Revue scientifique et morale du spiritisme à partir de 1896. Fort de sa formation scientifique d’ingénieur, il élabora une approche distinctive du spiritisme en l’approchant par une étude expérimentale des phénomènes surnaturels. Dans sa revue, pour lui donner un ton positiviste, il évita l’écriture automatique très répandue dans la presse spirite, pour publier des articles qui ressemblaient aux Annales des sciences psychiques. Il établit, par ailleurs, la Société française d’étude des phénomènes psychiques, dont l’objectif, à l’instar de sa confrère britannique la Society of Psychical Research, était d’étudier les phénomènes que la science matérialiste ne pouvait expliquer. Il fut le seul spiritualiste à rejeter complètement la religion

85 Léon Denis, Après la mort, p. 165. 86 Edelman, op. cit., p. 146.87 Gabriel Delanne, Le phénomène spirite, Le centre spirite lyonnais, 1893, p. 3-4.

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et à chercher à la séparer du spiritisme, en niant, par exemple, la divinité de Jésus Christ. Il s’opposa catégoriquement aux recherches qui étaient faites par les sciences nouvelles, comme la psychologie ou la psychiatrie, qui expliquaient le spiritisme à la lumière des théories de l’inconscient, de l’hystérie et de la double personnalité. « Les deux penseurs représentaient les deux faces du mouvement, les deux classes les plus impliquées, les bourgeois et les ouvriers, et comment ces deux milieux amenèrent à des vues différentes sans être irréconciliables. Une comparaison de ces deux vues montre les premières tensions entre la religion et la science qui ne seront pas finalisées avant la fin du XXe siècle. »88 Denis fut bien plus populaire que son frère en croyance, Delanne, en Belgique. Alors que les conférences de Delanne étaient sporadiques sur le sol belge, Denis était extrêmement actif. Orateur doué, il parcourut les bassins ouvriers de Charleroi et de Liège à maintes reprises, et participa dès qu’il en avait l’opportunité aux nombreux congrès spirites des fédérations régionales et nationales. Et les revues lui rendirent l’appareil vu le nombre pléthorique d’articles et d’extraits de ses ouvrages qu’elles reprirent. Lors de ses conférences, il insistait ardemment sur la solidarité que devaient montrer les spirites franco-belges. Reprenant le sillon qu’avait tracé Leymarie en affermissant les liens entre les deux nations, lors du cinquantième anniversaire du spiritisme en Belgique, Denis déclara : « cette bonne ville de Liège où je compte tant de sympathies qui me sont précieuses, dans ce pays wallon qui est pour moi une seconde patrie, car j’y retrouve vivante l’âme de ma race, de notre race celtique. »89 En retournant aux origines celtiques qui avaient été posées dans les écrits de Reynaud, la Belgique faisait partie de la grande nation druidique qui devait faire triompher le spiritisme. « Une chose capitale lui manquait cependant : l'idée de solidarité. Le Druidisme fortifiait bien dans les âmes le sentiment du droit et de la liberté ; mais si les Gaulois se savaient égaux, ils ne se sentaient pas assez frères. De là ce manque d'unité qui perdit la Gaule. » En rétablissant les liens entre les deux pays, Denis établissait les bases du renouveau de cette « nation une, indivisible. »90

Par ailleurs, les conférences de Denis en Belgique étaient toujours un succès, si l’on en croit les revues spirites, rassemblant à chaque occasion plusieurs centaines de personnes. Séduisant non seulement la classe ouvrière, il s’attira aussi les faveurs du monde de la presse et du monde universitaire. Par exemple en 1899, sa tournée de conférences dans la région de Charleroi fut organisée par Le Journal de Charleroi et le Comité de la société de littérature au Temple de la science inauguré en 1893 par des associations de libre pensée. Celles-ci étaient associées au mouvement ouvrier et à la volonté d’émanciper économiquement, socialement et politiquement la classe ouvrière par l’instruction. Bien que marquées, dans les premières années du mouvement libre penseur par un courant révolutionnaire et anarchiste, les associations de libre pensée en vinrent rapidement à voir l’éducation des ouvriers comme un levier plus sûr qu’une révolution violente. Ces actions s’intégraient dans les conférences qu’il donnait déjà pour la Ligue de l’enseignement de Leymarie. Selon l’Express de Liège, « plusieurs notabilités du monde scientifique avait tenu à entendre le célèbre spirite français, et nous avons remarqué dans l’assistance des professeurs de l’université et des personnalités politiques. »91 La Réforme de Bruxelles le décrit de même manière sous des traits élogieux.92

Bien que moins nombreuses, les conférences de Delanne sur le sol belge n’en restèrent pas moins des événements pour le monde intellectuel. Comme pour Denis, Le Journal de Charleroi invita le représentant du spiritisme scientifique au Temple de la science l’année suivante. Il eut droit à un résumé de sa conférence positif dans le journal carolorégien qui fut 88 Sharp, op. cit., p. 175.89 Le Messager, 15 décembre 1898, p. 89.90 Léon Denis, Après la mort, Centre spirite Lyonnais, p. 27. 91 VOT, 15 décembre 1899, p. 180.92 Le Messager, 15 février 1897, p. 117.

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même reprise dans L’Indépendance belge, le quotidien libéral le plus prestigieux de son époque à côté du Temps et du Times. Une foule nombreuse était venue l’écouter, et à la différence de Denis il attira plus d’officiels et de personnalités scientifiques, si bien que « les spirites n’étaient pas en majorité ».93

Le spiritisme et la presse de 1875 à 1884.

Les années 1870-1880 furent marquées en Belgique par une multiplication des visites de médiums et de magnétiseurs célèbres. Ces visites étaient un véritable moyen de populariser ces nouvelles idées métaphysiques venues des Etats-Unis. Face à une presse calomnieuse et sceptique qui ne manquait rien pour accabler et dénigrer les croyances des spirites, les visites de ces célèbres personnages étaient reçues avec une très grande ouverture d’esprit et bénéficiaient d’une publicité positive importante dans les organes de presse. La première médium à avoir foulé le sol belge fut Miss Fay, de son vrai nom Anna Eva Fay, en mars 1875 à Bruxelles, l’une des plus célèbres mentalistes de son époque.94

Toutefois, le premier médium à recevoir une large couverture fut l’Américain controversé Henry Slade qui vint faire des séances pour le grand public sur le territoire belge. Spécialiste de l’écriture sur ardoise, il avait démontré des phénomènes paranormaux à Saint-Pétersbourg, et travailla au côté de Helena Blavatsky et Henry Olcott fondateurs de la Société Théosophique. Slade arriva en 1876 à Londres et fut examiné par, à la fois des spiritualistes et des non-spiritualistes. A côté de l’écriture sur ardoise, il produisit des matérialisations partielles et des phénomènes de télékinésies. Les observateurs reportèrent le déplacement de tables, que la matière passait à travers la matière, des cas de lévitation, et que des instruments de musique jouaient seuls sans le concours d’humains. Sa popularité commença à grandir et J. Emmore Jones, l’éditeur de The Spiritual Magazine, déclara que Slade allait remplacer la place vacante laisse par un autre médium notoire, D. D. Home. Slade fut visité par des hommes de science qui furent incapables d’expliquer ce qu’ils voyaient. Il convainquit Alfred Russel Wallace de la réalité de ses pouvoirs, ainsi que le sceptique Frank Podmore de la vérité du spiritualisme. Mais en septembre 1876, Slade, au sommet de sa popularité, fut accusé de fraude. Il fut condamné à Londres à trois mois d’emprisonnement. L’accusation fut annulée et Slade s’échappa de l’Angleterre pour le continent avant qu’une nouvelle ait lieu. En décembre 1877, le professeur de psychique et d’astronomie de l’université de Leipzig, Johann Karl Friedrich Zöllner, mena plusieurs expériences sur Slade, pour évaluer ses compétences hyperdimensionnelles. Entre sa fuite et ses expériences en Allemagne, Slade s’installa à Bruxelles et à Liège et y conduisit plusieurs séances en septembre et octobre 1877. Slade invita la presse chez lui à Bruxelles afin qu’elle puisse assister à ses expériences. Pour la première fois, des débats vont s’engager entre deux journaux libéraux, L’Etoile belge et La Chronique, quant à la réalité des expériences devant la presse. Des réactions qui vont balancer entre le dénigrement, le scepticisme et la stupéfaction. Les discussions autour de Slade ouvrirent une fenêtre pour la popularisation des idées paranormales au sein de la société belge, et des débats entre les deux tenants de la vérité sur le spiritualisme qui ne furent jamais abordés auparavant. La Chronique commenta : « Voilà ! je ne conclus point ; je dis : c’est merveilleux. Le docteur Slade a la physionomie la plus honnête qu’on puisse voir. » De son côté, L’Etoile belge avança que les manifestations du médium étaient dues au fait d’un « truc », le simple fait d’un tour de charlatan. Suite à la publication de l’article, La Chronique s’empressa de répondre afin de souligner que, bien que sceptique, elle n’en restait pas moins fortement impressionnée par ces séances : « moi qui me pique d’être, en matière de

93 Le Messager, 1 décembre 1899, p. 83, 1 janvier 1900, p. 101-102 ; VOT, 15 décembre 1899, p. 190.94 Le Messager, 1 mai 1875, p. 163.

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prestidigitation, une autorité compétente – je déclare très catégoriquement que le secret du tour des ardoises est encore à trouver. » Le Progrès de Charleroi adopta lui aussi un ton positif face aux facultés de Slade, et exprima son admiration et son ébahissement.95 L’Avenir, organe libéral de Spa, partagea avec ses confrères l’engouement et l’atmosphère de mystère qui entourait le médium. Les théories spirites étaient directement mises à contribution pour expliquer les phénomènes afin de proclamer leur réalité : « le soulèvement et l’abaissement successif de la main du narrateur (…) démontre une fois de plus le rôle important que joue dans les manifestations psycho-physiques l’intervention des fluides. (…) (L)es relations fluidiques (…) rend(ent) le résultat obtenu d’autant plus remarquable. » Même si la visite de Slade ouvra une brèche concernant la discussion des phénomènes spirites dans la presse libérale, les catholiques, quant à eux, continuèrent de dépeindre le spiritisme et Slade d’une manière dépréciative.96 En témoigne la Semaine religieuse, le journal du diocèse de Tournai. Après que Slade fût condamné pour fraude en 1876 par les Britanniques, le journal insinua que la croyance au surnaturel des spirites était plus due à une pathologie qu’à autre chose : « les spirites ne sont pas guéris ; ils continueront à attribuer à des agents surnaturels tous les tours de passe-passe dont ils ne peuvent immédiatement s’expliquer le mécanisme. »97

Slade ne fut pas le seul des médiums à être dépeint positivement par la presse belge de l’époque. Le magnétiseur Hansen, qui avait, par ailleurs, grandement impressionné le jeune Freud,98 lors de sa tournée à Liège en 1881 au théâtre royal fut décrit de façon encore plus tonitruante par la presse. A aucun moment elle ne mit en doute les capacités du médium, et accepta tout de go la réalité des phénomènes : « Allez demain ou dimanche (…) et vous direz : c’était vrai ! » s’exclamait La Meuse. A l’instar de Slade, les journaux discutaient de l’apport que pouvait apporter le magnétisme à la science : « Mr Hansen rend un véritable service à la science par ses applications magnétiques si bien conduites. (…) Nul doute (…) (qu’) on arrive quelque jour à connaître et à posséder cette force invisible et inconnue qui amènera bien sûr, une véritable révolution dans la physiologie animale, » déclarait le Perron liégeois.99

Evénements populaires, ces représentations étaient aussi un lieu de rendez-vous des milieux aristocratiques et bourgeois. Alfred Edouard D’Hont, alias Donato, fit plusieurs tournées au sein de la Belgique de 1870 jusqu’à la fin du siècle. Ce magnétiseur, né à Chênée, commença ses premières séances magnétiques à Liège en 1874, avant de faire le tour de l’Europe et de faire découvrir l’hypnose à Charcot et à Richet au cours de ses spectacles de cabaret. Il fut, par ailleurs, à partir de 1886 le directeur de la revue Le Magnétisme. Revue générale des Sciences physio-psychologiques. Une séance de Donato à Liège « attira, selon La Justice, l’élite de la population lettrée de Liège, beaucoup de professeurs, d’écrivains, et d’étudiants, un grand nombre de médecins, les autorités communales, le bourgmestre, de hauts fonctionnaires et pas mal de jeunes et jolies dames du High Life. »100 Cette fenêtre que représentait l’arrivée des médiums en ville était une opportunité pour les spirites belges afin d’accéder à la reconnaissance aux yeux du public et des milieux intellectuels pour qu’ils se penchassent sur ces nouveaux phénomènes : « il y a quelques années, on se moquait si je parlais de faits magnétiques ; aujourd’hui que quelques-uns de ces faits sont exploités par les Hansen, les Donato et autres, tout le monde y croit », témoigna un spirite dans la revue libérale Le Wallon.101 A la suite de la tournée de Donato à Liège et Anvers en 1885, peut-être par nationalisme, la presse s’étala en panégyriques et par de longs dithyrambes, « Donato est

95 Le Messager, 1 septembre 1877, p. 33-40.96 Le Messager, 15 octobre 1877, p. 61.97 Le Messager, 1 février 1877, p. 115.98 Freud Sigmund, Sigmund Freud présenté par lui-même, Gallimard, Paris, 1984, p. 28.99 Le Messager, 15 novembre 1881, p. 79. 100 Ibid., 1 mai 1888, p. 359.101 Ibid., 1 avril 1885, p. 168.

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le plus merveilleux des magnétiseurs de l’époque », « une expérience vraiment merveilleuse et inconcevable a mis en émoi, hier, une grande partie de la population liégeoise. »102

Le congrès de 1889 : Le moniteur, La chapelle, Papus, Monroe, accès à l’ésotérisme chrétien, gnostic dictionnary, LantierExpliquer les différences occultistes/théo contre spiritisme dans partie sur congrès.

A partir de la fin des années 1880, les spirites n’étaient plus seuls sur la scène de l’étude des phénomènes paranormaux. D’autres émergèrent et montrèrent de l’intérêt dans l’étude des phénomènes spiritualistes, mais ils ne partageaient pas les analyses de l’école kardécienne. En effet, ce fut une période de renouveau religieux, d’une volonté de nouveaux mouvements de retourner à l’état adamique, de régénérer l’homme chu. Le but de l’initiation, particulièrement pour les occultistes, était de rétablir l’homme dans ses privilèges adamiques, en d’autres termes de recouvrer l’état primordial. La condition originelle d’avant la chute était susceptible d’être regagnée par la perfection spirituelle, la théurgie, i.e. l’évocation d’esprits célestes, ou par des opérations alchimiques.103 Théosophisme, occultisme et ésotérisme remarque Nicole Edelman « témoignent d’une quête religieuse et d’un doute profond que suscitent tout à la fois les limites de la science, le dogmatisme figé du catholicisme et l’inquiétude devant la montée du marxisme lentement diffusé par Jules Guesde et surtout de l’anarchisme. »104

Le substantif l’occultisme semble être apparu pour la première fois chez Jean-Baptiste Richard de Randonvilliers dans son Dictionnaire des mots nouveaux (1842) dans un article d’A. Lestrange sur l’ « Esotérisme chrétien ». Ce fut Eliphas Lévi qui l’utilisa dans son Dogme et rituel de la haute magie, qui popularisa le mot. Né Alphonse-Louis Constant en 1810 à Paris, il avait été ordonné prêtre. A partir des années 1840, l’abbé Constant commença à fréquenter des groupes de socialistes révolutionnaires inspirés par les idées de Charles Fourier, et des féministes militantes. A cause de ses ouvrages critiques sur les écrits vétéro et néo testamentaires, l’abbé Constant fut emprisonné au côté d’un autre célèbre prêtre, Félicité de Lamennais. Constant, actif dans les clubs révolutionnaires lors du printemps des peuples, expérimenta une crise spirituelle en 1853 et se transforma alors en un mage fondateur de l’occultisme. Il hébraïsa son nom en Eliphas Levi, et élabora une pensée proclamant la naissance d’une nouvelle conscience, modelée par une nouvelle connaissance. L’occultisme, selon Levi, donnait les clefs des messages sacrés des Ecritures dans une époque où les sciences étaient empêtrées dans l’impasse matérialiste. Réclamant le statut d’une science positive, l’occultisme de Lévi était basé sur la théorie des sciences occultes élaborée par l’érudit Ferdinand Denis entre 1830 et 1840. Ces sciences étaient sujettes aux mêmes critères de rationalité qui s’appliquaient à l’étude des sciences orthodoxes, mais elles avaient été dissimulées sous un voile de symbolisme et d’allégories, afin qu’elles ne soient pas trop tôt découvertes dans l’histoire, puisqu’elles n’auraient été comprises par la majorité. Elles avaient été transmises sous le sceau du secret, l’initiation était indispensable pour parvenir à cette source magique de connaissances qui contenait la synthèse de la connaissance humaine du passé transmise dans des disciplines aussi différentes que le Tarot, l’alchimie, la Kabbale juive, ou l’astrologie. L’erreur des Lumières, selon Levi, avait été de placer sa foi dans la raison seule, tout en ignorant les fruits de cette connaissance ancienne. Son influence alla bien au-delà des cercles occultistes et spiritualistes, et atteignit des figures notoires de la littérature française comme Victor Hugo ou Charles Baudelaire. De façon plus générale, le symbolisme français puisa dans son importante œuvre une source d’inspiration.105

102 Ibid., p. 150-151.103 Mircea Eliade, Occultisme, sorcellerie et mondes culturelles, Gallimard, Paris, 1978, p. 68, sqq.104 Voyantes, p. 148.

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L’occultisme, cet « ésotérisme trivial »106 pour reprendre Antoine Faivre, qui offrait une explication alternative aux phénomènes spirites, fut le mouvement qui offrit le plus de compétitions au spiritisme. L’occultisme était le nouvel arbitre de l’invisible, qui n’était pas nécessairement supranaturel comme le clamaient les spirites. Cherchant la connaissance à travers l’illumination intérieure, les occultistes pensaient que la médiumnité n’avait de valeur qu’en tant que prophétie. Dans cette seconde moitié du XIXe siècle, l’occultisme fut élaboré et se transforma sous la direction d’hommes tels que Stanislas de Guaïta et son organisation rosicrucienne, Joséphin Péladan, Saint-Yves d’Alveydre, Paul Sédir et Gérard Encausse dit Papus. Figure centrale de l’occultisme français, Papus découvrit la pensée de Levi, rejoignit la Société théosophique de Paris, avant de fonder sa propre revue L’Initiation en 1888, suivie deux ans plus tard par Le Voile d’Isis. Il créa une sorte d’université occulte sous le nom de Groupe indépendant d’Etudes ésotériques (GIEE) en 1890, qui marquait une étape importante dans la transformation de l’occultisme, dominée, alors, par la figure d’Eliphas Levi. L’école offrait des enseignements sur la Kabbale, la magie, l’hypnotise, le magnétisme ou l’alchimie. Se prétendant comme un nouveau polymathe à la Pic de la Mirandole, il publia des traités sur les sciences occultes, des études sur le Tarot ou le sanscrit bien qu’il fût d’une ignorance totale sur la mère des langues indoeuropéenne ainsi que sur l’Hébreu. L’occultisme n’était pas seulement un cri au retour de cette ancienne connaissance perdue, à la compréhension ésotérique des disjecta membra laissés par les civilisations antiques, il était, surtout, un appel à l’établissement d’une nouvelle science. En 1891 Papus quitta la Société théosophique, puisqu’il pensait que l’occultisme devait se baser, non sur les traditions perdues du Tibet et de l’Inde, mais sur celles de l’antique Egypte et de la civilisation judéo-chrétienne, pour fonder la société initiatique, l’Ordre martiniste. Comme son nom l’indique, l’ordre était d’inspiration saint-martienne qui avait été lui-même inspiré par les idées du franc-maçon mystique Martinez de Pasqually. Louis-Claude de Saint-Martin prêcha que l’homme devait revenir à son état adamique androgyne où il était capable de communiquer avec les esprits. Basé sur la Franc-maçonnerie, notamment sur le Rite Ecossais Rectifié, l’Ordre martiniste était dirigé par un concile suprême de douze membres. « Le remarquable succès de l’entreprise de Papus, pour tous ses apparents manque de sérieux, est expliqué par le fait que l’opinion publique désirée fortement voir une légitimité scientifique conférée à des spéculations de type ésotérique, et espérait à une harmonisation de la vie intellectuelle avec les arts et la vie religieuse. »107 La vision hiérarchique et élitiste de la connaissance ésotérique de Papus, i.e. elle était hors d’atteinte des masses et était seulement réservée à une minorité qui pouvait se l’approprier à travers des rites et des initiations, était directement en conflit avec celle égalitaire du spiritisme kardéciste. Les occultistes dérivaient leur paradigme en se basant sur la correspondance, ou la loi de correspondance universelle entre le microcosme et le macrocosme. Il s’agissait d’un principe homo-analogique selon lequel le semblable étant comme le semblable, l’un deux pouvait agir sur l’autre ; et cela en vertu des correspondances qui unissaient entre elles toutes les choses visibles, mais qui également unissaient celles-ci aux réalités invisibles.108 Le microcosme en se changeant lui-même par des actes individuels pouvait, ainsi, affecter le macrocosme. Tandis que pour les

105 Sur Lévi : Jean-Pierre Laurant, L’ésotérisme chrétien en France au XIXe siècle, L’Age d’Homme, Lausanne, 1992; Christopher McIntosh, Eliphas Levi and the French Occult Revival, Rider & Co., 1972, Londres; Alain Mercier, Eliphas Levi et la pensée magique, Seghers, Paris, 1974.106 Antoine Faivre, Accès de l’ésotérisme occidental, vol. 1, Gallimard, Paris, 1996, p. 29.107J. Wouter Hanegraaff et al. , Dictionary of Gnosis and Western Esotericism, Brill Academic Pub, Leiden, 2006, p. 914. Sur Papus : Joscelyn Godwin, The Beginnings of Theosophy in France, Theosophical History Center, London , 1989, p. 23-27. ; Marie-Sophie Andre et Christophe Beaufils, Papus, biographie, Berg International, Paris, 1995; Jean-Pierre Laurant, L’Esotérisme chrétien en France au XIXe siècle, L’Age d’Homme, Lausanne 1992.

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spirites, l’individu était subsumé au sein de la multiplicité. Le spirite devait se perfectionner ontologiquement au sein de son cycle réincarnationnel, l’avancement de chaque individu aidant ses confrères à atteindre la perfection, contribuant à créer une société parfaite sur terre. Un deuxième mouvement qui défit le spiritisme dans le domaine du surnaturel fut la Société théosophique (ST) créée par Helena Petrovna Blavatsky en 1875 à New York avec l’aide de l’avocat et journaliste Colonel Henry Steel Olcott. La ST fut qualifiée de Renaissance de la sagesse antique par Bruce Campbell en 1980 dans son ouvrage éponyme.109 Avant de poursuivre, il faut préciser la notion de théosophie. Employé pour la première fois par Porphyre (234-305), le mot théosophie était « un être idéal unissant en lui-même la qualité d’un philosophe, d’un artiste et d’un prêtre du plus haut niveau. »110 Utilisée de Jamblique, en passant par les pères de l’Eglise aux théologiens chrétiens du Moyen Age, la théosophie désignait la « Sagesse de Dieu » ou la « connaissance des choses de Dieu ». Deux courants se détachent sous le vocable théosophie : d’une part un courant ésotérique, parmi tant d’autres (i.e. l’Hermétisme néo-alexandrin, la Kabbale chrétienne, le paracelsisme, l’alchimie, l’astrologie, le rosicrucisme) qui se constitua dans le climat spirituel germanique de la fin du XVIe siècle et qui arriva à maturité au XVIIe siècle et qui ne correspondait pas à une société constituée, d’autre part la Société théosophique de Blavatsky.111 Celle-ci, selon la volonté de ses fondateurs, se donna trois buts : former le noyau d’une fraternité universelle ; encourager l’étude de toutes les religions, de la philosophie et de la science ; étudier les lois de la Nature ainsi que les pouvoirs psychiques et spirituels de l’homme. Puisant ses racines dans le mouvement occultiste, le courant théosophique du XVIe siècle et les traditions ésotériques de l’Orient et de l’Inde, l’Inde que Blavatsky considérait comme le berceau de l’humanité, la ST voguait sur la vague qui passionnait les ésotéristes du dernier tiers du XIXe siècle, i.e. cette quête obsessionnelle de la Tradition primordiale, cette recherche de la sophia perennis, que le mouvement pérennialiste de René Guénon développa abondamment au XXe siècle.112 Ce concept prétendait que la vérité était plus ancienne que toutes les traditions religieuses, et qu’elle se trouvait fragmentée dans les différentes disciplines qui étaient parvenues à l’homme moderne, tels l’astrologie, l’alchimie ou l’hermétisme. Blavatsky publia en 1877 Isis Unveiled et son ouvrage le plus populaire The Secret Doctrine en 1888. Ces deux ouvrages se résumaient à un fourre-tout éclectique intégrant toutes les formes de traditions religieuses et ésotériques connues. The Secret Doctrine se présentait comme l’exposition de la connaissance qui était à la racine de toutes les religions, philosophies et sciences. L’ouvrage était basé sur le Livre de Dzyan qui provenait du Mula Kala Chakra tantra, un ouvrage connu seulement par des commentaires qui ont été écrits à son sujet.113 Elle

108 Antoine Faivre, Accès de l’ésotérisme occidental, vol. 1, p. 28-29 ; Brian Vickers, « On the Function of Analogy in the Occult », in Ingrid Merkel et Allen G. Debus (éd), Hermeticism and the Renaissance: Intellectual History and the Occult in Early Modern Europe, Folger Books, Washington, 1988, p. 265-292 ; Wouter J. Hanegraaff,, « Occult/Occultism », in Dictionary of Gnosis, p. 884-889.109 Bruce Campbell, Ancient Wisdom Revived: A History of the Theosophical Mouvement, University of California Press, Ewing, 1980.110 Antoine Faivre, Accès de l’ésotérisme occidental, vol. 2, p. 46.111 Sur le courant théosophique dans son ensemble, voir : Politica Hermetica, « Les postérités de la théosophie : du théosophisme au new age, » n° 7, L’Age d’Homme, Paris, 1993.112 Voir : Mark J. Sedgwick, Contre le monde moderne : Le traditionalisme et l'histoire intellectuelle secrète du XXe siècle, Dervy, Paris, 2008. Xavier Accart, Guénon ou le renversement des clartés. Influence d'un métaphysicien sur la vie littéraire et intellectuelle française (1920-1970), Edidit, Paris, 2006.Toutefois, ces deux mouvements sont complètement étrangers. Guénon ne s’intéressa que très peu, voire pas du tout, au corpus théosophique occidental : cf. René Guénon, Le Théosophisme, histoire d’une pseudo-religion, Valois, Paris, 1921.113 David Reigle, The Books of Kiu-Te, or the Tibetan Buddhist Tantras; a Preliminary Analysis, Wizards Bookshelfs, San Diego, 1983.

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fut d’ailleurs accusée de plagiat par Richard Hodgson de la Society for Psychical Research.114 Comme l’a analysé Joscelyn Godwin dans son étude déterminante sur le mouvement théosophique, Blavatsky s’inspira d’auteurs qui étaient eux-mêmes versés dans les théories spéculatives sur les mythes et les origines de la religion. Des auteurs tels Godfrey Higgins (1772-1833), Hargrave Jennings (1817-1890) et Emma Hardinge Britten (1823-1899) avançaient une vue universelle de l’histoire, de la mythologie et des religions mondiales sans être attachés au fondamentalisme biblique ou à la suprématie chrétienne, préfigurant, ainsi, le projet de Blavatsky.115 Combattant la science matérialiste et la religion dogmatique, Blavatsky s’associa temporairement avec les spirites, elle-même médium, dans l’espoir d’apporter une base philosophique à leurs théories. Ceux-ci rejetant les explications théosophiques de la vie post mortem, Blavatsky ne put travailler avec eux. Toute cette mosaïque, malgré leurs divergences, se rassemblèrent en 1889 au Congrès spirite et spiritualiste international à Paris, marquant l’apogée de l’union spiritualiste avant la fragmentation inéluctable. De Belgique, de Norvège, des Etats-Unis au Brésil, toute la mouvance ésotérico-occulto-spiritualiste s’était rassemblée. Magnétistes, théosophes, spirites, swedengorgiens ou kabbalistes réunis sous la houlette des grandes figures du temps, i.e. Charles Fauvety, Laurent de Faget, les trois figures spirites avec Delanne, Denis et Leymarie rejoints par Lucie Grange et Henri Sausse, les occultistes Stanislas de Guaïta et Papus, et les théosophes comme Lady Caithness. L’occultisme représenté par Papus et le spiritisme s’affrontèrent tout en soulignant les points de convergence. Jules Lermina, le président, dans son discours inaugural insista que l’œuvre que devait réaliser le congrès était « l’affirmation de la science nouvelle, l’alliance de la physiologie et de la psychologie (…), la levée en masse des chercheurs de vérité contre l’obscurantisme qui se réclame, pour arrêter l’essor de l’esprit humain, de l’intolérance persécutrice et irraisonnée des Académies et des Eglises. » Pour Papus, l’occultisme ne contredisait pas le spiritisme, il le faisait entrer dans un paradigme plus complexe. Les spirites croyaient que les communications des esprits venaient d’une autre réalité, tandis que les occultistes ne faisaient pas appel aux morts pour expliquer les communications. Ils cherchaient différentes explications allant de la tromperie, au fluide humain, jusqu’au corps astral et aux forces psychiques. Papus utilisa le concept de corps astral, qui remplaçait celui de périsprit des spirites et celui du fluide universel de Mesmer, i.e. un corps intermédiaire entre celui physique et l’esprit immortel permettant au médium de s’échapper de l’enveloppe charnelle et de réaliser des voyages astraux. Ceci expliquait le fait que les médiums lors des séances connaissaient tant des participants, puisque l’information ne venait pas d’esprits mais à travers une connexion entre le corps astral du médium et les spectateurs. Blavatsky et les théosophes considéraient aussi la médiumnité comme importante en soulignant son rôle dans les futurs progrès de l’humanité. Toutefois, ces deux mouvements insistaient sur les dangers que pouvait représenter la médiumnité qui pouvait se faire manipuler par des forces entropiques. Malgré les divergences, les membres du congrès insistèrent sur leurs points communs : « Pour résumer tous les enseignements en ce qui regarde l’homme, nous dirons que la naissance et la mort (…) sont les clefs de l’occultisme et du spiritisme. (…) une même doctrine nous unit tous contre l’ennemi commun, le néantisme. Ne tenons pas compte des divergences de détails (…) et affirmons notre union. »116

Le congrès de 1889 marqua un tournant dans le sens où les spirites n’étaient plus les seuls à détenir le monopole quant à l’explication des phénomènes paranormaux. Les occultistes « que ce soit en appelant au corps astral, aux fluides ou à l’extériorisation des sensibilités,

114 Richard Hodgson, « Account of Personal Investigations in India, and Discussion of the Authorship of the « Koot Hoomi » Letters », in: « Report of the Committee appointed to Investigate Phenomena Connected with the Theosophical Society », Society for Psychical Research: Proceedings ,3, 1885, p. 207-400. Pour une critique de ce rapport : Vernon Harrison, H.P. Blavatsky and the SPR, , Theosophical University Press, Pasadena, 1997.115 Joscelyn Godwin, The Theosophical Enlightenment, Albany, New York, 1994. 116 Revue spirite, 15 septembre 1889, p. 551-568

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cherchaient de nouveaux moyens pour expliquer, pas seulement la médiumnité, mais les vastes phénomènes secrets. »117 Il ne fait aucun doute qu’à partir de la mort de Levi en 1875, l’occultisme influença fortement les milieux intellectuels et bourgeois en France. L’Initiation de Papus clamait 8000 abonnés, et son Groupe indépendant un peu moins de 600 membres en 1890. Deux ans plus tard, Le Voile d’Isis publiait 10 000 copies et le Groupe indépendant comptait pas moins de 17 branches à travers la France.118 Pour la théosophie, sa popularité fut moindre que pour le monde anglo-saxon, malgré le travail de Lady Caithness, fondatrice de la Société théosophique d’Orient et d’Occident, entre 1883 et 1884, à ses débuts une branche française de la ST, et qui fut le premier groupe officiel de la ST en France. Par la suite, la ST de Caithness devint indépendante, même si elle garda des liens cordiaux avec le mouvement international.

Occultisme et théosophie en Belgique

Cependant, la pénétration des idées occultistes, martinistes, théosophiques et ésotériques en Belgique est beaucoup plus difficile à cerner au sein du mouvement spirite. Néanmoins, des dissensions et des adhésions vont apparaître entre les trois mouvements. Les spirites furent en face à partir du congrès de 1889 à une multiplication des groupes ésotériques, de théosophes, et au sein de leur mouvement par l’influence des idées occultistes. A l’instar de la France avec un Léon Denis qui se rapprocha de Papus et des théosophes et de Delanne qui proclamait un spiritisme scientifique, les revues spirites belges subirent cette même inflexion. Pour des raisons indéterminées ce ne furent ni la théosophie, ni le martinisme qui eurent le plus d’influence à partir des années 1880 jusqu’à la fin du siècle, mais l’Ordre de la Rose-Croix de Joséphin Péladan.119 Descendant d’une famille protestante des Cévennes, Péladan grandit à Lyon et s’intéressa à l’occultisme à partir des années 1880. Il devint renommé grâce à la publication du premier roman occultiste, Le vice suprême en 1884, et décida de poursuivre une double carrière dans les milieux parisiens occultistes en tant qu’écrivain et maître spirituel. Il fonda, en s’inspirant de l’ancienne Fama Fraternitatis du XVIIe siècle, l’Ordre kabbalistique de la Rose-Croix en 1888 avec l’aide de Stanislas de Guaïta et Papus. L’Ordre enseigna la Kabbale et l’occultisme au sein d’une université libre, dont le but était de mener une action occulte en vue de préserver la civilisation judéo-chrétienne. Entre mai 1890 et mars 1893 éclata « la guerre des deux roses », i.e. l'opposition entre Stanislas de Guaita et son ancien ami Joséphin Péladan, qui fonda l'Ordre de la Rose-Croix Catholique du Temple et du Graal en 1891, après avoir quitté l’Ordre kabbalistique de la Rose-Croix. En tant que critique d’art, Péladan choisit de concentrer ses efforts dans son nouveau cercle sur le monde de l’art, et organisa, entre 1892 et 1897, six Salons de la Rose-Croix, où furent admis la majorité des symbolistes belges, français et suisses, parmi eux les belges Fernand Khnopff, Emile Fabry et Jean Delville. La Rose-Croix de Péladan fonda une succursale, le cercle Pour l’Art, sous la houlette de Jean Delville en 1892. Entre 1892 et 1896, Pour l’Art fut l’un des principaux catalyseurs du symbolisme belge et organisa chaque année un salon qui en révéla la plupart des protagonistes. 120

117 Sofie Lachapelle, Investigating the supernatural, p. 58.118 Monroe, op. cit., p. 241.119 Voir : Christophe Beaufils, Le Sâr Péladan, 1858-1918 : biographie critique, Aux amateurs de livres, Paris, 1986. Christophe Beaufils, Joséphin Péladan, 1858-1918. Essai sur une maladie du lyrisme, éd. Jérôme Millon, Paris, 1993. J. J. Breton, Le mage dans « La décadence latine » de Joséphin Péladan : Péladan, un Dreyfus de la littérature, Lyon, Éditions du Cosmogone, 1999.120 Sur le symbolisme belge : Sébastien Clerbois, Contribution à l'étude du mouvement symboliste : l'influence de l'occultisme français sur la peinture belge (1883-1905), Thèse soutenue à l’Université libre de Bruxelles, 1999.

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Péladan noua ses premiers contacts avec La Jeune Belgique, la revue littéraire et artistique qui parut à Bruxelles de 1881 à 1897, et qui réunit autour d’elle des poètes proches du Parnasse tels Maw Waller, Emile Verhaeren et Iwan Gilkin. Les textes de Péladan parurent régulièrement dans La Jeune Belgique entre 1885 et 1887, liant l’écrivain aux cercles artistiques et intellectuels belges. La réception de la pensée ésotérique de Péladan passa d’abord au noyau d’artistes membres de L’Essor, qui participèrent quelques années plus tard au groupe Pour l’Art de Delville. Délaissant sa carrière d’écrivain pour celle de la scène artistique, Péladan influença énormément par sa pensée ésotérique la scène artistique symboliste belge. Dans le sillage de Péladan, l’occultisme français pénétra les revues artistiques belges qui ouvrirent leurs colonnes aux œuvres de Stanislas de Guaita, ou d’Emile Goudeau, Bruxelles devint alors éprise des idées occultistes et idéalistes. Delville y fonda le cercle Pour l’Art en 1892 avec l’aie de Ray Nyst (1864-1948) un journaliste ésotérique, ami des peintres symbolistes et théosophe.121 Pour l’Art était la vitrine belge de l‘idéalisme défini à Paris par Péladan. Le cercle bénéficia d’une charte de Péladan définissant l’association bruxelloise comme la « collégiale belge de la Rose-Croix. »122 Le groupement se dota d’un organe de presse, Le Mouvement littéraire qui ouvrit largement ses colonnes à la prose de Péladan. Ridiculisé à Paris, Péladan trouva en Belgique un accueil favorable, grâce à Delville et Nyst. L’Ordre de la Rose-Croix catholique et esthétique péladane fut à l’origine du développement spectaculaire du symbolisme, mais aussi son lieu de révélation en Belgique. Minoritaire et tiraillée par les tensions internes, la mouvance de Péladan éclata en 1896. La Rose-Croix de Péladan ne fut pas la seule mouvance occultiste à influencer les milieux intellectuels et artistiques belges. Papus, qui entra à Paris dans une violente opposition avec Péladan, fut à l’origine, sous la houlette de Francis Vurgey, d’une « importante activité d’obédience kabbalistique à Bruxelles. »123 Le Groupe Indépendant d’Etudes Esotériques (GIEE) de Papus, dont la structure était commune à celle de l’ordre martiniste, créa une branche belge en 1890, Kumris, un nom d’inspiration celtique, dirigée par Vurgey. Cette création s’inscrivait dans l’œuvre de propagation internationale du martinisme voulue par Papus. En 1890, le GIEE avait institué dix-huit sections, à travers le monde.124 Pourtant, comme le remarque Sébastien Clerbois, « le noyau de Kumris était antérieur à l’expansion du GIEE », est n’était pas d’obédience papusienne mais péladane.125 Vurgey qui était d’origine nancéenne, était proche des milieux parnassiens de La Jeune Belgique, et fréquenta dès 1890 Iwan Gilkin, Nicolas Brossel, Henri Nizet ainsi que les frères Khnopff. Kumris n’attira pas seulement des kabbalistes ou des occultistes, mais brassa une extraordinaire hétérogénéité sociale, constitué par un noyau central d’expatriés français. Kumris connut un succès rapide qui tint sans doute au fait, que la loge martiniste recruta la plupart de ses membres dans les rangs des francs-maçons belges : parmi eux, le Baron de Hauleville directeur du Musée de l’armée et principal défenseur du théâtre symboliste en Belgique, Emile Cauderlier président de la ligue anti-alcoolique ou Charles Buls bourgmestre de Bruxelles. La noblesse y fut fort représentée, l’adhésion aux sociétés secrètes était vue comme un marqueur social afin de se détacher de la société roturière. Parmi ceux-ci, Le Chevalier Antoine Sellier de Moranville (1852-1945) qui remplaça Vurgey à la tête de Kumris ou Albert de Chastain, de son vrai nom

121 Dix-neuf membres composèrent l’association : Pierre Jean Braecke, Omer Coppens, Léon Dardenne, Georges Degeetere, Jean Delville, José et Omer Dierickx, Georges Fichefet, Adolphe Hamesse, Alexandre Hannotiau, Jean Herain, Léon Jacques, William Jelley, les époux Lacroix, Amédée Lyden, Victor Rousseau, Hector Thys, Richard Viandier, Albert Ciamberlani et Emile Fabry. 122 Michel Draguet, Le symbolisme en Belgique, Fonds Mercator : Musées royaux des beaux-arts de Belgique, Bruxelles, 2004, p. 267.123 Clerbois, Contribution à l’étude, p. 238.124 Marie-Sophie André et Christophe Beaufils, Papus biographie : la belle époque de l’occultisme, Berg International, Paris, p. 85.125 Clerbois, Contribution à l’étude, p. 242.

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Albert Louis du Chastain ou Rosport, le premier directeur de la loge martiniste Viscum ouverte en 1892 dont le nom caché une particule nobiliaire éludée pour la circonstance. Kumris constituait d’abord un lieu de rencontre et de dialogue au-delà des clivages politiques, sociaux ou confessionnaux. Le groupe martiniste se voulait le carrefour belge des questionnements philosophiques, métaphysiques et spiritualistes du monde intellectuel du royaume. Critiques et artistes y furent nombreux : Firmin Baes, Ciamberlani, Jean Delville, Jules Dujardin, Gilkin et les frères Khnopff s’y côtoyèrent. La loge connut un essor « assez extraordinaire. » Vurgey lui avait donné un apparat imité des Salons de la Rose-Croix de Péladan, et offert un emblème spécifique : une vexille portant sous le nom de « Trident de Paracelse » un trident commun quoiqu’inversé. Cette vexille fut remise en 1892 à la délégation martiniste menée par Papus lors d’une visite officielle des martinistes de Paris à leurs homologues bruxellois. Papus resta une semaine en Belgique, et fit un discours dans une salle comble à Bruxelles, puis il alla à Anvers pour visiter la loge Viscum que dirigeait Rosport.126

Quand Vurgey débarqua en Belgique, il concentra ses études sur le passé ésotérique de la Belgique, mais ses occupations principales, donc celles de Kumris, furent liées à l’étude du magnétisme animal, du spiritisme et de l’hypnotisme : « Kumris est moins intéressé par l’ésotérisme que par l’hypnotisme et le magnétisme » rappela Vurgey dans Le Voile d’Isis. Les premiers travaux de la section théorique de Kumris visaient à dresser un bilan des connaissances occultistes de la tradition égyptienne jusqu’à l’époque contemporaine. La section pratique s’appliquait à diverses expériences de spiritisme, de télépathie, de magnétisme, de numérologie, d’astrologie ou d’hypnotisme. Kumris disposait, en outre, d’une section plastique qui organisa deux expositions primordiales pour la diffusion du symbolisme en Belgique. L’une se tint à Bruxelles en juillet 1892, l’autre, plus importante, en février 1894, et réunit la plupart des symbolistes belges tels Jean Delville, Léon Frédéric, Fernand Khnopff, Willy Schlobach ou Emile Fabry. La loge était au début de son existence, i.e. dans les années 1890-1891, en relation avec les spirites belges, plus précisément ceux de Bruxelles, puisqu’elle s’abonna au Moniteur spirite et magnétique. Martin son directeur était un membre de Kumris. En 1892, ce fut le Cercle d’études psychiques de Gand qui se joignit aux travaux de la loge bruxelloise.127 La loge fut invitée par les spirites bruxellois afin de participer à des séances de chaises parlantes, et les membres du groupe martiniste pratiquaient eux-mêmes le spiritisme,128 et exposaient lors de leurs séances théoriques « les importants mémoires sur les théories spirites. »129

Henri Nizet (1863-1925), le président de la section pratique de Kumris, qui fut l’un des fondateurs de La Jeune Belgique, versa abondamment dans les études sur l’hypnotisme. Nizet testa les expériences réalisées par Hippolyte Bernheim au sein de Kumris. En 1891, Nizet lança sa section dans l’expérimentation de « l’action du pentagramme magique sur les sujets hypnotiques. » A cette fin, le groupe s’attacha les services du magnétiseur Ferry. Les expériences avaient pour but de mesurer la perméabilité de la matière, d’effectuer des opérations de spiritisme ou de télépathie, afin de dépasser ce qu’appelait Vurgey la « communication verbale », un mode de communication obsolète et approximatif pour lequel les membres martinistes avaient une défiance absolue. Pour eux, « la communication était plus le fait de rapports verticaux entre l’individu et le plan divin : « la Vérité ne peut être communiquée qu’à un esprit capable (digne de la recevoir). » Les expériences pratiques de Kumris étaient (de) vérifier la réceptivité de l’esprit à l’émanation des réalités supra-sensibles. »130

126 André et Beaufils, op. cit., p. 100.127 Ibid., p. 253.128 Le Moniteur spirite et magnétique, août 1891, p. 182-183.129Le Voile d’Isis, 29 juillet 1891, p. 2-5, in Clerbois, Contribution à l’étude, p. 258.130 Ibid., p. 255.

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Toutefois, la branche pratique qui s’occupait de spiritisme et de magnétisme fut soumise à de nombreuses critiques au sein de la loge, Kumris allait alors se recentrer vers les études esthétiques et ésotériques. Edgar Baes, peintre, critique d’art et historien de l’art belge rejeta les séances d’outre-tombe, « dont les manifestations n’ont pas pu être constatées. »131 La distanciation entre la religion de Kardec ne tarda guère, et Vurgey, pour définitivement entériner la césure, déclara dans Le Voile d’Isis qu’ « aucun des membres du groupe n’a été converti aux doctrines spirites » et que « les médiums typtologues, écrivains auditifs, à incarnation et voyants qu’il a été donné au groupe d’apprécier, grâce à l’obligeance de notables spirites invités à nos séances, n’ont laissé que cette conviction : le spiritisme, comme tous les autres fanatismes, se distingue par la pompe monotone de ses inepties. »132 A partir de ce moment, Vurgey déplaça son centre d’intérêt vers l’esthétique basée sur les théories numérologiques mises en avant par la loge Kumris. Le but était, en créant une série de critères liée à un réseau subtil, d’inspirer les peintres afin de réaliser un corpus d’art qui se basait sur l’expression de l’invisible que les kabbalistes pensaient pouvoir être définie par les mathématiques théoriques.L’Ordre martiniste qui s’était imprégné d’une filiation maçonnique en se réclamant de l’héritage de Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824), un mystique passionné par les mystères secrets de l’initiation, créateur du Rite Écossais Rectifié et qui contribua à la création de la Grande loge des maîtres réguliers de Lyon et en devient le Grand maître en 1761. Proche de du père du martinisme Louis-Claude de Saint-Martin, Willermoz se convainquit de la nécessité d’imprégner la franc-maçonnerie des principes occultistes, entreprise qu’il inaugura avec Rodolphe de Saltzmann, un alsacien théosophe et le Philosophe Inconnu., le surnom de Saint-Martin.133 Depuis lors, l’Ordre martiniste garda toujours l’espoir secret d’investir les loges maçonniques par des rituels martinistes. Ce fut à ce titre que la Belgique devint pour Papus le terrain d’essai d’une fusion rêvée entre les rituels de l’occultisme et de la Franc-maçonnerie. Très rapidement, la direction martiniste de Kumris s’opposa directement aux membres francs-maçons affiliés à la loge. A partir de 1892, Vurgey se brouilla avec Papus et se désolidarisa de la tutelle martiniste, puisqu’elle était trop favorable à la franc-maçonnerie, et opta pour se ranger aux côtés de Péladan.134 Ces dissensions étaient en partie une réflexion de ce qui se passait à Paris quand Péladan décida de prendre ses distances de ses anciens amis Stanislas de Guaïta et Papus, pour fonder la Rose-Croix esthétique. Vurgey avait élevé des protestations dès 1891 à la lecture des attaques lancées contre Péladan dans L’Initiation, il identifia Papus à un vulgarisateur, à un « Flammarion de l’occultisme », son maître étant le Sar Péladan dont il ne s’estimait séparé que par un schisme provisoire.135 En 1894, Vurgey, sous la pression de Papus, fut obligé de démissionner pour être remplacé par un franc-maçon, Le Chevalier Antoine Sellier de Moranville, mais, dès la fin de l’année, la loge se désagrégea. Le martinisme en 1897 comptait au sein du royaume, avec Kumris136, sept branches martinistes : deux à Anvers, deux à Liège, une à Bruxelles et une à Vervier.137

131 Ibid., p. 258.132 Le Moniteur spirite et magnétique, août 1891, p. 182-183.133 Jean-Pierre Bayard, Symbolisme maçonnique traditionnel, vol. 2, EDIMAF, Paris, 1981, p. 245-248.134 Licia Reggiani, Massoneria e cultura : Il contributo della Massoneria alla formazione della cultura nel Belgio francofono (1830-1914), Bussola Beleoeil, Bologne, 2000, p. 123-137. 135 Christophe Beaufils, Joséphin Péladan (1858-1918) : essai sur une maladie du lyrisme, éd. Jérôme Millon, Paris, 1993, p. 259. 136 Selon Marco Pasi, il faut distinguer deux périodes différentes dans l’histoire de Kumris, la première avec Vurgey a été décrite exhaustivement par Clerbois (Contribution à l’étude), l’autre n’a pas encore été écrite et la plupart des chercheurs semblent ne pas en avoir connaissance. Cf : Wouter J. Hanegraaff et Jefrey J. Kripal, Hidden Intercourse: Eros and Sexuality in the History of Western Esotericism, Brill, Leiden, 2008, p. 375.137 Le Messager, 15 septembre 1897, p. 47. Les loges étaient : la loge martiniste Skohr d’Anvers, la loge martiniste Horus de Liège, la loge martiniste Leiria de Bruxelles, la loge Kumris du GIEE, la branche Viscum d’Anvers, la branche Pollux de Liège et la branche Hermès de Verviers.

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Peu de temps après le congrès de 1889, Laurent de Faget fonda pour suivre l’enseignement de Delanne, une Société du spiritisme scientifique qui était une « association de libres intelligences et de cœurs dévoués. (…) Notre but (…) est d’attirer à nous les hommes d’études sans parti pris, qui cherchent à connaître les lois mystérieuses de la nature et de la destinée. »138 La revue Le Moniteur spirite et magnétique publiait à Bruxelles sous la direction de Martin et qui suivait le spiritisme scientifique de Delanne et les écrits de Daniel Metzger un spirite qui pensait que la médiumnité était due à l’état particulier des molécules du médium, témoignait de l’imprégnation des idées occultistes dans le spiritisme belge et des tensions qui en survinrent. Comme le déclara Le Moniteur deux ans après le congrès : « au sujet du prochain congrès international, les uns voulant qu’il soit rigoureusement kardéciste, les autres, les plus larges, étant tout disposés à y admettre les écoles dites spiritualistes. (…) Le spiritisme ne croit pas être la seule voie qui conduise à la connaissance de l’âme et de ses destinées éternelles. »139

En témoigne Jean de Bouvéry, un collaborateur du Moniteur et qui écrivait dans l’Initiation et le Voile d’Isis, qui fut l’un des fers de lance de ce rapprochement entre les divers courants. Dans un échange épistolaire avec Papus et Delanne, il exhorta les spirites et les occultistes à la « formation d’un groupe d’études, de contrôle sans épithète de spiritisme et d’occultisme » dirigé par Delanne et Papus, afin de sublimer les théories divisant les deux mouvements nom de la vérité, notamment sur celles relatives aux Elementals, à l’immortalité de l’âme et à l’inconscient au « Le spiritisme me semble jusqu’alors la science la plus positive et la plus rationnelle (…), mais s’il m’était démontré qu’une autre interprétation est plus juste (…), je n’hésiterais pas une minute à l’adopter » répondit Delanne. Papus dans sa réponse rejeta une telle demande alléguant de l’ancienneté des principes occultes les mieux à même d’expliquer la réalité. Les premières lignes de fracture se dessinaient sur l’aspect ésotérique de l’occultisme contre la vision exotérique des spirites : « Nous serons peut-être moins savants, moins profonds, que nos amis occultistes ; mais mettre de la clarté partout, rendre compréhensibles les choses qui jusqu’ici ne l’ont guère été, nous paraît une tâche assez grande et assez belle. »140

L’union sacrée ne dura que peu de temps et les attaques envers les spirites par les occultistes se multiplièrent. Les occultistes ne rejetaient pas l’existence des phénomènes en question, mais critiquaient avec véhémence les explications des spirites pour en rendre compte. Un exemple illustre ce point. Stanislas de Guaïta, le fondateur avec Joseph Péladan de l’Ordre kabbalistique de la Rose-Croix, insulta les spirites de gens « suspects, ambigus, mystificateurs, sans morale. » Le spiritisme et le magnétisme étaient identifiés à de la sorcellerie, de la magie noire et à des aberrations. « La conséquence ultime de l’envahissement spirite, en Occident, serait, à bref délai, la perte assurée et la ruine totale de milliers d’âmes, inconscientes victimes d’Allan Kardec et de sa doctrine subversive, œuvre de chaos et d’ombre. » Face à cet esclandre, le directeur du Moniteur, Martin, répondit qu’il y avait longtemps que « le spiritisme et les spirites sont excommuniés. » La scission entre les tendances fut définitivement entérinée, chacun s’occupant de son domaine de prédilection. Martin en réponse à une lettre de Papus qui lui était adressée conclut en disant que «  le champ d’études du spiritisme et de l’occultisme est assez vaste pour que les défenseurs de ces deux doctrines restent chacun sur leur terrain respectif, sans jamais se rencontrer en ennemis et se prendre corps à corps. »141 Finalement, Jean de Bouvéry lui-même se retira du spiritisme et de sa collaboration avec le Moniteur, pour éviter les scissions et les querelles qui naquirent

138 Le Moniteur spirite et magnétique, mai 1891, p. 101. 139 Le Moniteur spirite et magnétique, décembre 1891, p. 241-242.140 Le Moniteur spirite et magnétique, mars 1891, p. 40-47.141 Le Moniteur spirite et magnétique, mai 1891 p. 81-87 ; juin 91 p. 136.

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depuis le Congrès de 1889 : « regardez nos journaux : la division, la guerre est partout ! Visitez les groupes, vous y trouverez dans la plupart l’empirisme, la crédulité, parfois même l’aberration. »142 Avec la prolifération des groupes et des diverses théories pour expliquer les phénomènes produits par les médiums, le spiritisme se divisa et se diversifia dans ses intérêts et dans ses interprétations. Ce ne fut pas avant la fin du XIXe siècle que la Société théosophique fit son apparition en Belgique. Son enseignement fut introduit par le hollandais Wilhem Klohlen et par le docteur Ernest Nyssens un étasunien. La première branche, La Branche de Bruxelles, fut présidée par Nyssens en 1897, elle fut suivie un an plus tard par La Branche centrale avec comme président le docteur Voûte venu des Pays-Bas. Une troisième branche fut fondée à Anvers en 1900 par Kohlem. L’étude de la théosophie en Belgique est rendue compliquée puisque les archives de Société théosophique belge ont été détruites lors de la Seconde Guerre mondiale.Jean Delville, le symboliste belge le plus notoire, publia à partir de 1899 le magazine La Lumière qui adopta une ligne éditoriale clairement théosophique après la visite d’Annie Besant, la directrice de la Société théosophique pour l’Europe et pour l’Inde suite à la mort de Blavatsky en 1891, en 1899. Soutenue par Edouard Shuré, un écrivain et philosophe français auteur de l’ouvrage phare Les Grands Initiés, La Lumière publia un manifeste théosophique intitulé L’idéal théosophique dans lequel Besant expliquait les points principaux de sa croyance, qui étaient de construire une « société des hommes dont les idées sont grandes, pures et sublimes. »143 Alors que l’impact de Delville dans le champ artistique s’avéra ténu, son action se révéla déterminante dans le monde théosophe belge et, bien que moindre, dans celui de la franc-maçonnerie où il fut initié en 1903.Les premiers pas du mouvement théosophique emmené par Delville furent reçus chaleureusement par les spirites belges ; et il semblerait même que Delville et les spirites aient noué des relations plus que cordiales. En témoigne la réception de la naissance de La Lumière « de notre excellent ami » titrait La Vie d’Outre Tombe. « Jean Delville, un jeune, par conséquent, un ardent, (…) et ses articles ont prouvé qu’il a le talent et la vigueur nécessaire pour propager les nouvelles idées, su spiritisme et autres, dans un monde plutôt indifférent et difficile à émouvoir. (…) Nous recommandons ce nouvel organe. »144 Deville avait, en outre, pratiquait de façon intensive le spiritisme, ainsi qu’en compagnie de ses propres enfants, ce qui expliquerait l’aménité avec laquelle les spirites reçurent cette nouvelle.145 Influencées par les accointances de Leymarie avec la théosophie et de Denis avec l’occultisme, les revues spirites belges ouvrirent leurs pages aux idées de ces deux mouvements ésotériques. Occasionnellement, les trois mouvements contribuaient aux publications de chacun, mais ces échanges n’ouvrirent pas une passerelle, ni ne causèrent un changement philosophique. En tout cas, ce fut l’occasion de voir apparaître des individus syncrétistes. Victor Henrion un notaire né à Visé dans la province liégeoise était l’archétype de ce genre d’individus. Il devint au début du XXe siècle un élément important de la rédaction du Messager. Né en 1850 d’une mère dévote et diplômé de sciences naturelles à l’Université de Liège, il se convertit au spiritisme après la lecture des œuvres de Kardec et de Camille Flammarion et s’initia aux théories de Blavatsky. Collaborant à la fois au Messager et à la Tribune psychique de Paris, il se déclarait lui-même comme un spirite théosophe.146 Admirateur des eaux-fortes médiumniques de Victorien Sardou, il souligna, de la même manière que le congrès de 1889, les points de convergence : « le fossé qui sépare les spirites des occultistes et théosophes est

142 Le Moniteur spirite et magnétique, mai 1893, p. 76. 143 Cité par Draguet, op.cit., p. 299.144 VOT, 15 décembre 1899, p. 192 ; 15 janvier 1900, p. 16.145 Olivier Delville, Jean Delville, peintre, 1867-1953, Editions Laconti, Bruxelles, 1984, p. 35-36.146 Le Messager, 15 mai 1903, p. 166.

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plus apparent que réel et, en tout cas, n’est pas aussi profond que semblent le laisser supposer certaines publications. »147 Subséquemment, le nombre de revues théosophiques belges commença rapidement à prendre de l’importance, avec la publication du magazine Le petit messager de 1901 à 1908, En art de 1904 à 1906 et Théosophie de 1905 à 1909. Les branches se multiplièrent des années 1900 à 1905, puisque le colonel Olcott lors de sa visite à Bruxelles en 1905 les trouva très actives. En 1909, il y avait six branches : quatre à Bruxelles, une à Anvers et une à Liège, plus deux autres branches qui furent créées entre 1909 et 1910. La Société nationale belge de théosophie se constitua avec Jean Delville comme secrétaire général de 1909 à 1913, alors qu’il était en même temps le président de la Loge Blavatsky de Belgique qui était née en 1910. 148 La Société théosophique belge publia une revue de 1909 à 1914. En 1913, la Belgique comptait sept branches à Bruxelles, trois à Anvers et une à Liège.149 En 1911, Annie Besant fonda l'Ordre international de l'Etoile d'Orient qui avait pour but de préparer l’opinion publique à recevoir l’instructeur mondial, une parousie théosophique où Besant croyait à la seconde venue du Christ, venue qui fut identifiée au jeune indien Jiddu Krisnamurti alors âgé de 16 ans.150 En 1929, refusant de jouer le rôle que Besant et Charles Leadbeater avaient conçu pour lui, Krisnamurti dissout l’ordre de l’Etoile d’Orient et quitta la ST un an plus tard. Delville y adhéra promptement en écrivant dans la foulée Le Christ reviendra. Le Christ futur devant l’Eglise et devant la science. Suite à des frictions au sein du mouvement théosophique, Delville quitta la ST belge en 1913, mais continua à travailler dans l'Ordre international de l'Etoile d'Orient.151

En 1914, un tableau de « densité théosophique » donnait la Nouvelle-Zélande en tête, les Pays-Bas avec 19,9 théosophes pour 100 000 habitants, le Royaume-Uni pointait en cinquième position avec un ratio de 6,3, la France avait 3,4, et la Belgique avec ses 183 membres obtenait 2,6.152 Après la guerre, la ST belge connut une rapide expansion. En 1920, elle comptait 228 membres, 153 en 1923 268, 154 en 1928 450155 et en 1929 475.156 A l’instar du spiritisme, la théosophie eut de grandes difficultés à s’implanter en Flandre. Il y eut quelques essaims de groupes à Anvers, avec une tentative de publier une revue nommée De Wegelke, et à Gand, mais tout ceci resta extrêmement marginal. Au plus fort de la théosophie en Flandre, il y avait 41 membres à Anvers en 1930.157 Selon Sébastien Clerbois, « la rapide expansion de la théosophie en Belgique reflétait le succès grandissant de cette vogue de pensée au début du XXe siècle. Secrète dans ses premières années, la théosophie devint un phénomène social, attirant beaucoup de nouveaux membres d’horizons très divers. En vertu de sa philosophie syncrétique, la pensée théosophique n’avait aucun problème à s’établir dans tous les pays européens. (…) La théosophie attira des défenseurs de la question sociale, des végétariens, des féministes, jusqu’à des antimilitaristes aux spiritualistes. »158

147 Le Messager, 15 décembre 1904, p. 78. 148 Revue théosophique belge, juillet 1910, p.96.149 Revue théosophique belge, avril 1909, p. 1-2. ; novembre 1911, p. 191. ; décembre 1911, p. 179. ; mai 1912, p. 99. Sébastien Clerbois, « In Search of the Forme-Pensée: The Influence of Theosophy on Belgian Artists, Between Symbolism and the Avant-Garde (1890–1910) », Nineteenth-Century Art Worldwide, Vol 1, Issue 2, Automne 2002.150 Revue théosophique belge, octobre 1911, p. 115. 151 Revue théosophique belge, août 1912, p. 70 ; septembre 1913, p. 95.152 Revue théosophique belge, août 1914, p. 94.153 Bulletin théosophique, 1920, p.1.154 Bulletin théosophique, 1923, p. 54.155 Bulletin théosophique, 1928, p. 56.156 Bulletin théosophique, 1929, p. 44.157 Bulletin théosophique, 1930, p. 40.158 Clerbois, « In Search of the Forme-Pensée. »

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Le spiritisme belge de 1889 à 1900

Face aux nouveaux défis que posèrent l’occultisme et la théosophie, les spirites dès 1891 instituèrent une Fédération nationale réunissant les Fédérations régionales de Charleroi, présidée par Emmanuel Jacquet et ayant comme secrétaire Charles Fritz, et de Liège.159 Bien qu’en bute avec les deux mouvements concurrents, les spirites belges essayèrent tout de même de dresser des points de convergence pour relayer ces nouvelles idées. Les revues multiplièrent la publication d’articles ayant traits aux idées occultes, tout en affirmant leur spécificité. Les conférences sur l’alchimie du groupe Pollux de Liège dirigé par Jules Fiévet, un cercle martiniste sous la direction de L’Initiation de Papus, étaient reprises entièrement par Le Messager.160 D’un côté, il y eut des tentatives de réconciliation comme l’appel des spirites de Bruxelles à créer un groupe central réunissant les spirites, spiritualistes, théosophes et occultistes de Belgique.161 A la mort de Lady Caithness, la directrice de la branche française de la Société théosophique, La Vie d’Outre Tombe titra : « à notre point de vue, Madame la duchesse de Pomard professait un spiritisme peut-être bien un peu trop théologique, cependant les communications médiaminiques qu’elle recevait de l’esprit Marie Stuart ; furent toujours absolument conformes à la simplicité de l’esprit des Evangiles et le spiritisme kardéciste. »162 De l’autre, les doctrines intellectuelles des occultistes et des théosophes s’accordaient peu avec la vision rédemptrice et consolatrice du spiritisme de Denis destiné à la classe ouvrière. Par exemple, Charles Fritz déplora que les théosophes et les occultistes cherchassent aux Indes un spiritisme plus scientifique, que celui simple et compréhensible de Kardec.163 Ce fut dans ce terreau d’altérité que Le chevalier Clément de Saint-Marcq164 s’affirma comme la figure spirite de la fin du siècle et du début du XXe siècle. Georges-Philippe-Alphonse-Marie-Alexandre Le Clément de Saint-Marcq naquit à Jodoigne, dans la province du Brabant wallon, le 12 mai 1865 d’Alexandre Joseph II (1829-1873) et d’Anne-Catherine Staes (1833-1913). Son père appartint à une famille aristocratique militaire. Il fut un officier de cavalerie de l’armée belge. Son titre de Chevalier, par ailleurs plus commun chez les belges que chez les autres nations européennes, avait été donné par le roi Guillaume Ier des Pays-Bas en 1827, juste avant la révolution belge. Le grand oncle de Saint-Marcq, Georges-Philippe-Auguste-Joseph Le Clément de Saint-Marcq (1762-1831) fut l’un des plus importants militaires au service de la couronne d’Espagne avant et pendant les guerres napoléoniennes, quand la Belgique perdit son statut de province autrichienne. Le père de Saint-Marcq mourut quand il avait huit ans, et sa mère se remaria en 1876. Il entra d’abord dans une école privée à Bruxelles puis à douze ans fut reçu à l’Athénée Royal, une école d’enseignement secondaire. Brillant étudiant, il excellait en mathématiques. Après avoir fini son enseignement secondaire, il opta pour une carrière militaire, et entra à l’Ecole militaire de 1881 à 1886. Il fut assigné au Régiment du Génie, poste qu’il garda jusqu’à la fin de sa carrière militaire. Pendant qu’il était à l’Ecole militaire, il obtint un doctorat en 1885 à l’Ecole polytechnique de l’Université Libre de Bruxelles en mathématiques et sciences physiques. Un an plus tard, il se maria avec Marie van Cauwenberghe (1862-1943) avec laquelle il eut trois enfants. Catholique pratiquante, sa femme n’approuvait que peu les

159 Le Messager, 1 octobre 1891, p. 48. 160 Le Messager, 1 juin 1895, p. 184.161 VOT, 15 septembre 1896, p. 429.162 VOT, 15 janvier 1896, p. 295. 163 VOT, 15 septembre 1895, p. 438, voir aussi : Le Messager, 1 septembre 85, p. 33.164 Sauf mention contraire, toutes les informations sont tirées de : Marco Pasi, « The Knight of Spermatophagy : Penetrating the Mysteries of Georges Le Clément de Saint-Marcq, » in Wouter J. Hanegraaff et Jefrey J. Kripal, (eds) Hidden Intercourse: Eros and Sexuality in the History of Western Esotericism, Brill, Leiden, 2008, p. 369-400.

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intérêts occultiste, spiritualiste, sans parler de ceux sur la spermatophagie, que son mari développait. Ambitieux et infatué, Le Clément développa un intérêt tout spécial sur les possibilités de l’aviation, envers lesquels il essaya d’y apporter de nouvelles idées. Dans les années 1880, Le Clément fut impliqué dans ce genre d’expériences conduit par le gouvernement belge, l’aviation consistant à cette époque à réaliser des ascensions avec des ballons ou des dirigeables. L’un des buts de ces expériences était son application militaire. En 1888, Le Clément avait 33 ans, et il fut désigné pour être le directeur de la section du Corps des ingénieurs de l’armée belge afin d’étudier les aérostats, qui, en ce temps, servaient principalement à déterminer la position de l’ennemi. En plus de participer aux travaux de recherche, il contribua aux études théoriques sur les possibilités d’aviation humaine. Ses recherches furent présentées en 1893 dans un numéro spécial de la Revue de l’Armée belge sous le titre, Applications des procédés de station et navigation aériennes à l’art de la guerre . Il édita, deux ans plus tard, un volume sur l’aviation à Anvers sous les auspices de la Société Royale de Géographie d’Anvers, dans laquelle il avait été élu secrétaire général.165 Le Clément continua à s’intéresser au sujet et en 1907 il annonça triomphalement la conception d’un nouvel avion sur un nouveau principe. Cette déclaration attira l’attention de la presse internationale, à l’exemple du New York Herald Tribune dans son édition du 5 décembre 1907. Toutefois, nous ne savons rien de ce qui advint de cette nouvelle invention. En 1887, Le Clément devint franc-maçon, et fut initié dans la loge anversoise du Grand Orient belge, Les Amis du Commerce et la Persévérance Réunis, et un an plus tard, il reçut le grade de maître maçon. Pendant cette période, la franc-maçonnerie belge recrutait exclusivement à l’intérieur des milieux libéraux et anticléricaux. Cette décision indique très clairement les idées qu’il avait et son implication dans le spiritisme et sa rhétorique anticléricale. Dans les années qui suivirent, sa carrière maçonnique, comme celle militaire, progressa rapidement. Il fut admis dans la loge anversoise les Vaillants Chevaliers de l’Age d’Or, attachée au Grand Orient, qui pratiquait le Rite écossais ancien et accepté. En 1904, il fut promu Chevalier Kadosh, i.e. le 30e degré, et en 1910 il fut élu au 33e degré, le plus haut degré du Rite écossais. De ce fait, il devint membre de l’élite maçonnique de Belgique seulement deux ans avant la publication de son pamphlet, L’Eucharistie166, où il abordait le secret du christianisme, i.e. lors de la Cène, Jésus Christ partagea son sperme et non le pain et le vin qui n’étaient que des représentations symboliques de sa semence. Ce secret aurait été alors gardé par l’Eglise catholique pour les 2000 ans à venir, et la spermatophagie (littéralement le fait de manger du sperme) serait le rituel central des catholiques. Cependant, des références à cette pratique pouvaient être trouvées au sein de toutes les traditions religieuses du monde et pas seulement dans le christianisme. Ce ne fut que vers l’année 1893, que Le Clément développa un intérêt sérieux pour le spiritualisme, qui devint sa préoccupation principale jusqu’à sa mort en 1956. Il entra d’abord en relation avec les milieux français occultistes de Papus, de Gauïta et de Péladan qui gagnèrent de la popularité en Belgique. Tout naturellement, il entra dans le groupe occultiste Kumris, la branche du mouvement de Papus à Bruxelles. Cependant, il apparaît qu’il passa plus de temps à Anvers, où il avait été initié à la franc-maçonnerie et qui devint le centre de son activité spirite jusqu’à 1914, qu’à Bruxelles. Si Kumris était la branche occultiste à Bruxelles, une nouvelle branche fut créée en 1892 à Anvers sous le nom de Viscum sous la houlette d’Albert Louis du Chastain surnommé Rosport. Il partit au Congo et créa une

165 Le Clément de Saint-Marcq, Congrès de l’atmosphère, organisé sous les auspices de la Société royale de Géographie d’Anvers: Compte rendu par le chevalier Le Clément de Saint-Marcq, capitaine du génie, secrétaire général, Anvers, Imprimerie de Backer, 1895. 166 Le Clément de Saint-Marcq, L’Eucharistie : étude historique, Anvers, 1906.

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Délégation générale du GIEE pour le Centre-Afrique, mais en janvier 1895, il mourut brusquement.167

A sa mort Le Clément prit la direction de Viscum,168 la branche principale à Bruxelles se désagrégea la même année, à cause des tensions entre Péladan, Guaïta et Papus à Paris. Vurgey, la tête de Kumris mais aussi le président du mouvement papusien en Belgique, choisit de suivre Péladan. En conséquence, Papus désigna Le Clément comme son délégué général de l’Ordre martiniste et du Groupe indépendant d’études ésotériques en Belgique : « Par décision spéciale (…) la branche Viscum d’Anvers (…) recevra un Grand diplôme d’honneur pour le résumé et la publication des travaux de la Branche durant l’année 1895–1896. (…) Le délégué général pour la Belgique, Michaël (le surnom de Le Clément), recevra un diplôme d’honneur pour le succès avec lequel il a dirigé le mouvement ésotérique en Belgique, depuis sa nomination,» déclara Papus dans L’Initiation. Viscum mélangeait à la fois les enseignements occultiste, théosophique, ésotérique et spiritualiste. Ils invitèrent, à titre d’exemple, un prêtre hindou à donner des conférences à Anvers, 169 publiaient une brochure rendant compte de leurs travaux, et engageaient des recherches psychiques sur les phénomènes de psychologie transcendantale, la lucidité, les rêves prophétiques, le spiritisme, le magnétisme ou les présages.170 Le Clément se retrouva à la tête du mouvement martiniste en Belgique, mais, en parallèle de ses études occultes, il débuta ses premières études spirites en fondant le Bureau permanent d’Etude des phénomènes spirites à Anvers en 1895 qui exista jusqu’en 1914. Environ cent membres participaient à ses cours divisés en trois phases calqués sur l’organisation de la franc-maçonnerie : lors de la première phase, qui durait quatre mois, le profane se familiarisait avec les phénomènes spirites, lors de la deuxième il recherchait l’origine des communications conduites scientifiquement pour connaître leur véracité, enfin lors de la dernière phase la période d’instruction proprement dite étant terminée, il concourait aux études théoriques du groupe par des lectures et des conférences. Le Clément s’adjoignit les compétences, dans son œuvre d’enseignement, de quatre autres spirites, Dursin, Speck, Van Lippeloy et Donckerwolcke.171 Il établit des rapprochements entre les deux mouvements en invitant les spirites carolorégiens à adhérer au congrès de 1900, en contrepartie il donnait des conférences pour la Fédération spirite de Charleroi.172 A cette époque, il était déjà en relation avec la nébuleuse spirite française, puisqu’il invita Léon Denis à donner des conférences à Bruxelles.173

Il ne resta pas longtemps à la tête de Viscum et il fut remplacé en 1898, probablement, par Jules Fiévet. Après cette date, le mouvement martiniste tomba dans les limbes et nous ne savons pas ce qu’il en advint. Toutefois, même si les conditions de son éviction sont peu claires, Le Clément, après s’être fait ostraciser, renonça à l’occultisme et à l’ésotérisme et se concentra uniquement au spiritisme. Toute son énergie se résuma alors à populariser les idées spirites et à unifier le mouvement. En 1903, se constitua la Fédération spirite d’Anvers qui donna une plus grande envergure à ses enseignements. En 1905, il fut élu président de la Fédération spirite belge, qui devint l’organisation la plus imposante que les spirites aient créée. Il était alors le chef incontesté et incontestable du mouvement spirite belge pour les huit années qui allaient venir. En 1906, il travaillait pour la direction du service aérostatique de

167 André et Beaufils, op. cit., p 145.168 Selon Serge Caillet, en 1894 fut créé à Bruxelles le Secrétariat International de l'Ordre du Temple par des Templiers européens, qui fut dirigé un temps par Le Clément : Serge Caillet, « Trois siècles de résurgences templières, » Colloque de Perugia Milites Templi, 6-7 et 8 mai 2005. 169 Le Moniteur spirite et magnétique, juin 1898, p. 443.170 VOT, 15 octobre 1896, p. 444-445. 171 Le Messager, 1 mars 1906, p. 114, 119-120.172 VOT, 15 juillet 1897, p. 592.173 Le Messager, 15 février 1997, p. 120.

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l’armée belge, et devint président de la Commission d’aérostation scientifique de l’Aéro Club de Belgique, tout en fondant un cours de morale militaire à l’Ecole régimentaire du Génie.174 La même année, il publia sa première édition de l’Eucharistie sur la spermatophagie christique, et fonda la revue Le Sincériste qui exista jusqu’en 1947. Les problèmes suite à la publication de L’Eucharistie ne commencèrent qu’à partir de 1912, où des leviers de boucliers se dressèrent à la fois chez les spirites, qui le condamnèrent internationalement, et chez les catholiques. Il se brouilla, d’ailleurs, violemment avec Delville qui était à la tête de la Société théosophique belge. Un an auparavant, il édita une autre revue spirite Bulletin mensuel du Bureau permanent d’étude des phénomènes spirites de 1911 à 1923. A cause de ses actions, le mouvement spirite éclata complètement et ne se releva jamais. L’esclandre de L’Eucharistie ne l’affecta pas seulement dans son rôle de tête de proue du spiritisme belge, mais aussi dans celui d’élite franc-maçonne du royaume. Autour des années 1910, Le Clément, en plus d’être le leader proéminent du spiritisme belge, un leader que la Belgique n’avait jamais connu à l’exemple pour la France d’un Leymarie, d’un Denis ou d’un Delanne, il faisait partie de l’élite franc-maçonne du pays et était reconnu et convoité pour sa carrière militaire qu’il avait menée avec éclat. Pour René Guénon, dans son pamphlet anti-spirite, Le Clément était un « haut dignitaire de la Maçonnerie belge. »175 Quand les canons éclatèrent en 1914, tout ceci avait disparu. Il apparaît que le scandale de L’Eucharistie mit fin à ses carrières franc-maçonne et militaire. Il paya un large prix pour ses convictions dans lesquelles il pensait avoir découvert le secret le plus important de l’humanité, la spermatophagie.Après le début de la guerre de 1914, peu de choses sont sues sur lui. Il participa à la guerre et fut impliqué dans les premières opérations militaires contre l’invasion allemande. Après la guerre, il se retira de la vie publique et s’installa dans le petit village de Waltwilder dans la province du Limbourg, où il possédait une propriété et vécut jusqu’à la fin de ses jours avec sa famille. Il continua à publier des ouvrages spirites176 et son journal Le Sincériste, en défendant toujours la thèse de L’Eucharistie. Apparemment, il ne participa pas à la Seconde Guerre mondiale et arrêta la publication du Sincériste en 1947. Il mourut neuf ans plus tard en 1956 à l’âge de 91 ans.

Le spiritisme de 1900 à 1910

Néanmoins, l’union était toujours de mise onze ans après le premier congrès œcuménique. Témoignage de cet éclatement ésotérico-occultiste en Belgique, les spirites de Charleroi furent invités par la loge Viscum de Le Clément à adhérer au Congrès spirite et spiritualiste international de Paris en 1900.177 Les spirites avaient perdu leur monopole sur l’étude de l’inconnu et de l’invisible, en effet, le congrès fut sous l’égide des occultistes, n’en déplaise au titre trompeur du congrès : « Ce Congrès spirite et spiritualiste international de 1900 ut certainement l’apothéose des occultistes et la consécration des efforts de propagande de Papus en faveur des idées spiritualistes. »178 Le bureau du comité belge n’était plus l’affaire de seulement quelques spirites convaincus, mais représentait l’entièreté des mouvances ésotériques belges. En sus, les années 1900 virent l’éclosion d’une multitude de groupes qui

174 Le Messager, 1 mars 1906, p. 113-114.175 René Guénon, L’erreur spirite, Editions Traditionnelles, Paris, 1977, p. 324. 176

Le Clément de Saint-Marcq, Histoire générale des religions: Abrégé du cours professé à l’Ecole rationaliste de Liège, Waltwilder par Bilsen, Editions du « Sincériste » 1928.Le Clément de Saint-Marcq, Le Spiritisme et ses adversaires: Un plaidoyer scientifique en faveur du spiritisme. Paris, Editions de l’Ecole Addéiste, 1938.177 VOT, 15 juillet 1897, p. 592. 178 André et Beaufils, op. cit., p. 190.

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se réclamaient des études psychiques, d’un spiritisme scientifique à la Delanne179, renforcées par la création en France de la Société des sciences psychiques en 1895 fondée par le chanoine Ferdinand Brettes, qui se donnait pour but d’ « étudier scientifiquement les faits qui se trouvent aux confins du naturel et de l’extra-naturel, et de définir, autant que l’état actuel de la science le permet, les limites qui séparent ces deux ordres de phénomènes. »180 Le Baron de Pitteurs, président de la Société d’études psychiques de Bruxelles, avait été nommé directeur du comité belge pour le congrès. Il était accompagné de Flaam, le président de la Société des spiritualistes de Bruxelles et de Le Clément élu secrétaire-général du comité. Toutes les loges martinistes y participèrent, ainsi que Les Vignerons du Seigneur d’Antoine et l’Art idéaliste de Delville. Sur les quinze participants, seulement sept groupes, en comptant les antoinistes, étaient spirites.181 L’objectif du congrès était clairement basé sur la recherche scientifique de preuves de la vie après la mort. Alfred Russel Wallace fut nommé président d’honneur du congrès, Paul Gillard, secrétaire général de la ST, président et Papus fut désigné secrétaire général. L’insistance sur l’aspect moral et consolateur du spiritisme fut abandonnée pour la science : « c’est l’étude d’une science intégrale de l’homme et de l’univers que nous voulons aborder », commenta un chercheur psychique de Saint-Pétersbourg. Les spirites devaient apporter des preuves tangibles de l’existence des esprits analysa Gillard, le représentant de la ST. Le rôle de la théosophie à partir de ce substrat était de fournir aux chercheurs des théories pour expliquer les phénomènes observés.182 L’une des différences entre le congrès de 1900 et celui de 1889 était que « la science au-dessus de tout était le plus important, et était spécialement la compétence des spirites afin d’établir les faits scientifiques que les occultistes (et les chercheurs psychiques) enquêteraient afin de soutenir leurs idées les plus compliquées et les plus récentes. »183

Une autre différence, comme le souligne Edelman, fut l’importance accordée aux femmes : « non seulement, elles participent aux congrès, mais elles y prennent la parole, d’une manière certes encore minoritaire, néanmoins fort significative dans un siècle où la tribune leur est si difficile d’accès. En 1900, sur 113 discours, rapports, mémoires, 16 émanent de femmes. »184 Papus dressa un éloge de la femme dans le journal La Fronde, le seul quotidien féministe français de 1897 à 1903, pour ses comptes rendus objectifs du congrès. Avec la montée en puissance de Le Clément, une figure reconnue au sein des cercles ésotérique et maçonnique et au sein de la société civile, les spirites établirent une Fédération nationale, la troisième, qui fut de 1905 au scandale de l’Eucharistie en 1912, la plus grande association spiritualiste que se dota la Belgique au cours de son histoire. Avec la participation de l’infatigable Denis, qui finança le congrès, et de Delanne, le congrès pour la mise en place de Fédération nationale se tint en 1905 dans le bastion spirite, à Liège en même temps que l’Exposition universelle. Bien que spirite, le congrès fit une large place aux autres mouvements spiritualistes : « le congrès sera spirite national, car (…) les spirites l’ont élaboré, ils y seront la grosse majorité, tout en laissant la porte large ouverte aux spiritualistes. »185 Jean Delville et Lucie Grange qui devaient y assister ne vinrent pas pour cause d’empêchement.186 La présidence fut décernée à l’unanimité à Le Clément, Fraikin de Liège et Bridoux de Charleroi furent nommés vice-président. Toutes les autres têtes du

179 Par exemple, la Société d’études psychiques de Bruxelles, le Cercle d’étude psychique de Souvret, ou l’organisation de cours d’étude psychique à Charleroi fréquentés par une quinzaine de membres. 180 Politica Hermetica, « Les contrées secrètes », n°12, L’Age d’Homme, Paris, 1998, p. 177.181 VOT, 15 septembre 1897, p. 47.182 Revue spirite, 1 novembre 1900, p. 653 et 655.183 Sharp, op. cit., p. 190.184 Edelman, Voyantes, p. 157.185 VOT, 1 janvier 1905, p. 3.

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spiritisme belge furent réunies, tels Henrion, Van Geebergen, Piérard, Flaam, Beyns, Dumoulin et Fritz. L’absence de marque fut celle du guérisseur Antoine.187 A l’instar du congrès parisien cinq ans plus tôt, il se voulut scientifique, les questions de morale et de charité passèrent en second plan : « sans rien préjuger et sans vouloir comparer ce convent si court aux quinze jours d’assises solennelles du Congrès de Paris, nous devons cependant faire en sorte d’y apporter, avec nos études lumineuses, nos preuves les plus éclatantes. Une enquête permanente va s’établir (…) les faits les plus saillants vont être relevés et soumis à l’examen du Congrès. »188 Les dirigeants se plaignirent du manque de scientificité et de sérieux des groupes ouvriers qui pratiquaient le spiritisme, et déploraient une presse spirite qui ne consistait en 1905 à deux revues seulement, Le Messager et La Vie d’Outre-Tombe.189 Le spiritisme était répandu principalement à Liège et Charleroi où le nombre de groupes était le plus important, puis quelques spirites étaient présents à Bruxelles, Mons et Anvers. Partout ailleurs, le spiritisme était inexistant.190 Un an plus tard, la disposition géographique des spirites était exactement la même.191 L’année suivante eut lieu le Congrès de Charleroi de la Fédération spirite belge sans la participation de personnalités notoires, sous la présidence de Le Clément. Toutes les fédérations régionales étaient présentes, i.e. celles de Charleroi, instituée par Fritz en 1903192, de Liège et une nouvelle celle d’Anvers qui venait de se créer sous l’instigation de Le Clément. Dans son fief anversois, Le Clément et son Bureau permanent d’Etude des phénomènes spirites existant depuis 1895, avaient « seul rendu possible une Fédération spirite anversoise ; notre ville ne possédant pas de noyau spirite en dehors du » Bureau permanent. Il est à noter que c’était la première fédération régionale qui se constituait en région flamande, la Flandre et sa base fortement catholique étant très fortement réfractaires aux nouvelles religiosités. Le passé martiniste et occultiste de Le Clément se fit ressentir dans les nouveaux objectifs que se donnèrent les spirites. Composée de 35 membres venant tous du Bureau permanent, la fédération conduisait des « investigations dans toutes les sciences voisinant l’étude des phénomènes spirites : telles que l’hypnotisme, le magnétisme, l’occultisme et jusque la théologie », Le Clément étant connue pour ses cours de théologie qu’il donnait depuis un peu plus de dix ans dans les milieux spiritualistes belges.193 Centralisé autour de la figure du créateur de la spermatophagie, le spiritisme belge connaîtra sa période la plus vaste, où il atteignit son plein rayonnement. Le spiritisme se concentra, alors, autour du nouveau leader charismatique. Témoignage de la bonne santé du mouvement, au congrès de 1907 à Anvers les spirites réussirent à établir trois nouvelles fédérations régionales à Mons, dirigée par le docteur Dusart, dans le Centre et à Bruxelles. Avec celles de Liège, de Charleroi et d’Anvers, il y avait donc six fédérations en 1907, chacune publiant un bulletin pour rendre compte de ses travaux.194 Dans la région charbonnière du Centre, des groupes s’étaient constitués à La Hestre, les deux Houdeng, Godarville, Thieu, Trivière,

186 Congrès spirite de Liège, 11 et 12 juin 1905. Compte rendu, Liège imprimerie V. Carpentier, Liège, 1905, p. 1.187 Ibid., p. 102.188 VOT, 15 janvier 1905, p. 5.189 Congrès spirite de Liège, p. 49 et 33.190 VOT, 15 février 1905, p. 18.191 VOT, 15 décembre 1906, p. 188-189.192 VOT, 15 juillet 1906, p. 106. La fédération se composait de : Edmond Bridoux président, Abert Goes vice-président, Joseph Quinet puis Léon Arotin et Louis Mont en tant que secrétaires, Emile Flémal trésorier, et comme commissaires : Alfred d’Hauwer, Joseph Malfert, Emile Dumont, Jules Gilles, V. Leblond, Dieudonné Fontenelle et Maillet. VOT, 15 mars 1904, p. 33.193 VOT, 15 juin 1906, p. 92-95. 194 Les bulletins étaient : Le Bulletin spirite de la Fédération de Liège, le Bulletin spirite de la Fédération de Mons, l’Ere nouvelle qui ne parut qu’en 1908, le Bulletin mensuel des phénomènes spirites d’Anvers, et La Vie d’Outre-Tombe qui était le bulletin officiel de la Fédération spirite de Charleroi.

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Bracquegnies et La Louvière. Les spirites étaient « très nombreux », environ 200,195 avec comme groupe le plus imposant celui de La Louvière dirigé par Léon Denis (à ne pas confondre avec le spirite français), qui était établi depuis 1885 dans la région. Originaire de France, Léon Denis avait fréquenté Leymarie et les spirites parisiens.196 Ce congrès réunit environ 300 personnes qui venaient majoritairement de Liège, 110 membres, de Charleroi, 70 membres, du Centre et de Mons, 50 membres et le reste de Bruxelles, Anvers et Namur.197 A cette époque, La Vie d’Outre-Tombre estimait 6000 spirites dans le bassin carolorégien et comptait 300 abonnés.198 L’expansion du spiritisme était principalement concentrée dans la région wallonne, au regard des conférences qui avaient été données par les dirigeants spirites. Pas moins de 36 conférences eurent lieu entre décembre 1906 et mars 1907, notamment par Le Clément, Houart et Van Geebergen. Celles-ci reflétaient la popularité des idées spirites qui ne s’étendait qu’autour de Charleroi et de Liège. La province du Hainaut compta à elle seule 17 conférences, tandis que celle de Liège 12. Bruxelles n’eut droit qu’à quatre conférences qui ne furent pas d’un grand succès. Anvers fut la seule ville flamande qui accueillit une conférence, qui par ailleurs fut un échec.199 Du point de vue de la doctrine, la poussée vers un spiritisme scientifique s’accentua, sans pour autant éclipser son aspect moral et consolateur. Le congrès mit sur pied une commission de récolement des faits spirites de la région liégeoise, afin « d’examiner les faits qui lui sont soumis, de faire une enquête sérieuse et approfondie et d’en dresser des dossiers. »200

Le spiritisme n’était plus le seul dans sa démarche scientifique de l’au-delà et dans son étude des pouvoirs secrets humains, depuis 1904 la Société métapsychique de Bruxelles était née, dirigée par Victor Beyns. Elle publia une revue, la Revue métapsychique belge à partir de 1922 jusqu’à 1927.201 En 1906, la Société centrale spirite de Bruxelles pour l’étude des phénomènes métapsychiques fut instituée à a suite d’une conférence de Le Clément. En 1907, elle était déjà en train de péricliter à cause de la défection de nombreux membres et « l’acceptation d’éléments disparates qui se sont fait exclure. » Cette expérience de créer un deuxième groupe métapsychique fut « plus ou moins vains. »202 Un an plus tard en 1908, Van Velsen fonda la Société de recherches psychiques de Bruxelles qui disposait de trois sections pour l’étude du magnétisme, de la télépathie et des phénomènes médiumniques. Jean Delville y participa.203 Les groupes spirites subirent aussi cette inflexion, par exemple, les buts que se donna la Société spirite de Bruxelles Loge Allan Kardec mise sur pied en 1911 par Wibin : « étudier théoriquement et expérimentalement les forces encore non définies de la Nature et de l’homme permettant les rapports entre incarnés et désincarnés, et de faire connaître dans la mesure du possible les résultats de ses recherches. »204 A aucun moment les buts consolateurs du spiritisme kardéciste ne furent évoqués. Les spirites forts de leur Fédération multiplièrent les œuvres de propagande en instituant des cours de spiritisme scientifique à Liège et à Anvers, des librairies coopératives pour diffuser les œuvres de Kardec, de Denis et de Delanne, des sociétés d’enterrements spirites, des écoles de rhétoriques pour les orateurs spirites, l’établissement de conférences avec projections lumineuses ou avec des appareils scientifiques pour frapper l’imagination du spectateur, des cours spirites destinés aux jeunes de sept à quinze ans afin que l’âme des enfants se fortifiât 195 VOT, 15 septembre 1906, p. 130.196 VOT, 15 avril 1906, p. 52-53.197 Congrès spirite tenu à Anvers les 19 et 20 mai 1907, Jumet imprimerie P. Hosdain, Jumet, 1907, p. 7.198 VOT, 15 février 1906, p. 19. 199 Congrès spirite tenu à Anvers, annexe.200 Congrès spirite tenu à Anvers, p. 24.201 Revue métapsychique belge, février 1922, p. 2. En 1910, les spirites Pierrard, Bouillon et Ehlers étaient à sa tête : Revue spirite belge, octobre 1910, p. 340.202 Congrès spirite tenu à Anvers, p. 21.203 Le Messager, 15 septembre 1908, p. 46.204 VOT, 15 juin 1911, p. 93.

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« lorsqu’ils sauront que la mort n’existe pas, qu’elle est une seconde naissance à une existence nouvelle intérieure » et que « la conviction d’être vu par des êtres invisibles empêchera souvent l’enfant de commettre une faute en cachette. »205 La disposition d’un enseignement spirite donné aux enfants fut immédiatement raillée par Le Soir.206

Sans pour autant avoir des articles les décrivant sous un aspect positif, la presse fut moins véhémente à l’encontre des spirites. Même si le congrès de 1905 avait dû faire face à une « presse hostile sinon indifférente et gouailleuse »,207 celui de 1906 eut droit à une couverture objective. Le journal flamand, la Vlaamshe Gazet de Bruxelles, s’étonnait de la grande différence de ton qui existait entre les journaux flamands et ceux de la capitale et de la Wallonie. « Chez les premiers, on ne rencontre que sarcasme et dénigrement ; les seconds, au contraire, ouvrent fréquemment leurs colonnes à la polémique’ à une discussion sérieuse de tout ce qui se rapporte au spiritisme, ce dernier n’étant pas pour eux un sujet de railleries, (…) mais qui mérite d’être examinée froidement et sans parti-pris. » Cette différence du traitement de l’information était due au fait que « les feuilles locales doivent compter avec la conviction d’une grande partie de leurs lecteurs et même avec celle de leurs propres rédacteurs. » Les expériences spirites se faisant « couramment par des gens de toute condition sociale et de toute culture intellectuelle. »208

La période s’étendant de 1908 à 1910 vit l’apogée du spiritisme belge mené par Le Clément. Les contacts internationaux s’accentuèrent, d’abord avec la France où le congrès de 1907 avait émis le vœu de cimenter les nations,209 ainsi que les voyages de Le Clément à Paris pour rencontrer Delanne et Denis,210 puis par des échanges avec les spirites russes211 ou algériens, ces derniers demandant l’envoi de livres et de brochures pour leur Société à Oran.212 Des groupes furent construits dans des terres alors inconnues pour les spirites à l’image de Namur, dirigé par le lieutenant de cavalerie Lionel Van Marck de Lummen213 ou de Waterloo.214 La Fédération de Charleroi comptait 500 fédérés en 1908, son organe La Vie d’Outre-Tombe augmenta son tirage pour toucher tous les pays d’Europe, ainsi que ceux d’Amérique du Sud (Argentine, Brésil et Mexique).215 Sous la direction de Le Clément, le congrès spirite de 1908 à Liège délaissa de plus en plus la section qui traitait de morale et de charité, pour insister sur celle expérimentale, où les expériences allèrent de la lévitation, aux mouvements d’objets à distance, aux photographies de mains matérialisées. Le congrès avait d’ailleurs institué un concours de photographie spirite seul capable de prouver l’existence de la vie après la mort et qui eut un grand succès.216 En 1910, la Belgique disposait de sa Fédération spirite belge217, qui publia à partir de 1909 jusqu’en 1913 la Revue spirite belge dirigée par Van Geebergen,218

205 Congrès spirite tenu à Anvers, p. 85.206 VOT, 15 septembre 1907, p. 142-143.207 VOT, 15 janvier 1906, p. 2.208 Le Messager, 15 juillet 1906, p. 9-11.209 Congrès spirite tenu à Anvers, p. 102.210 VOT, 15 octobre 1907, p. 159 et 162.211 VOT, 15 février 1907, p. 24.212 VOT, 15 août 1908, p. 150. 213 VOT, 15 décembre 1907, p. 185. Selon La Province, Le Clément lors d’une de ses conférences en 1908 à Namur attira environ 1000 personnes : VOT, 15 avril 1908, p. 57.214 VOT, 15 juillet 1908, p. 111.215 VOT, 15 février 1908, p. 4 et 19. 216 Le Messager, 15 juin 1908, p. 169-173.217 Président Le Clément, Vice-président Jacques Fraikin, Secrétaire général Jules Van Geebergen, Trésorier Octave Houart, Secrétaire-adjoint M. Van Marck, Assesseurs Arsouze, Beyns, Pierrard et Wéry. 218 La Revue spirite belge avait pris la succession de l’Ere nouvelle de Van Geebergen publiée à partir de 1908 et qui était la revue des Fédérations du Hainaut et du Brabant : Revue spirite belge, février 1913, p. 33.

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composée de six sections fédérales à Liège219, Charleroi220, Anvers221, Bruxelles222, Namur223 et Mons.224

La même année Bruxelles accueillit, du 23 avril au 7 novembre 1910, une prestigieuse exposition universelle aujourd’hui largement oubliée par la mémoire collective. Avec ses 27 510 exposants recouvrant une superficie de 130 hectares, elle reçut la visite de treize millions de visiteurs. Les spirites belges organisèrent le Congrès spirite universel, sous la houlette du Chevalier Le Clément, qui accueillit pêle-mêle des spiritualistes des Pays-Bas, du Danemark, d’Allemagne, de Russie, es Etats-Unis de France et du Royaume-Uni. Suite à un voyage de Le Clément à Paris, Denis et Delanne acceptèrent de s’y rendre.225 Henri Durville, le président de l’Ecole magnétique de France ainsi que le général Carlo Ballatore membre de la ST romaine vinrent. Ce furent les deux seuls personnages qui n’appartenaient pas à une mouvance spirite ou spiritualiste. Seulement un petit nombre de théosophes belges et étrangers se mêlèrent à la foule spirite.226 La grande attraction du congrès fut l’exposition de photographies spirites, qui avait été financée par un industriel liégeois227, où le roi Albert Ier

vint la visiter. Albert « a paru s’intéresser vivement à notre exposition : il a regardé de près plusieurs des photographies présentées au public et s’est même donné la peine de lire le texte des explications manuscrites. »228 La fine fleure de la médiumnité était aussi réunie en la présence du célèbre médium britannique Alfred Vout Peters et de l’Américaine Miss Harris de Calambus. Ce congrès fut le point d’orgue de la mouvance belge, au sein plus large du mouvement spiritualiste international, et au sein de la société civile avec la visite d’Albert Ier. Les louanges tombèrent sur Le Clément qui fut félicité de toute part pour avoir organisé ce congrès : « j’avais fait part au Président des cordiales félicitations de l’Alliance spiritualiste de Londres pour l’initiative prise par la fédération belge pour l’organisation du Congrès », remarqua le journal britannique spirite Light.229 Le congrès institua le Bureau international du spiritisme en décembre 1910 qui publiait le Bulletin officiel du bureau international du spiritisme à Anvers dirigé par Le Clément. Le Brésil, le Danemark, la France, l’Allemagne, les Etats-Unis, la Suisse, le Royaume-Uni et les Pays-Bas adhérèrent au Bureau.230 Le Chevalier devint ainsi pendant deux ans l’une des figures de proue de la nébuleuse spiritualiste internationale. Le Bureau permanent s’était donné pour but d’ « établir des relations durables entre les groupements spirites des diverses nations et de concentrer des informations sur le mouvement spirite dans le monde entier ; il organise périodiquement des congrès spirites universels. » Le Clément fut véritablement le centre de la bonne marche du spiritisme dans le début des années 1910, toutes les informations et les renseignements ainsi que le recrutement de nouvelles organisations spirites passaient par lui : « provisoirement et conformément à la décision du Congrès de Bruxelles, la concentration des renseignements recueillis se fait entre les mains du membre représentant la Belgique ; ce dernier est également 219 Président Jacques Fraikin, Vice-Président Barhon, Secrétaire Arsouze, Trésorier Wathieu. La province liégeoise comptait le plus grand nombre de groupes, treize au total : l’Union spiritualiste, l’Union spirite, le Cercle liégeois d’étude spirite, le Cercle l’espérance de Poulseur, le Cercle lumière amour, le Progrès de Liège, Les disciples d’Allan Kardec de Beyne Heusay, le Cercle lumière et charité de Verviers, le Cercle lumière du Thier, De Vivegnis, le Cercle lumière et charité de Dison, le Cercle la vérité pour tous d’Oupeye, l’Union spirite de Seraing : Revue spirite belge, mai 1910, p. 128.220 Président Jules Van Geebergen, Vice-président Goes et Lejeune, Secrétaire Bridoux, Trésorier Lefèvre.221 Président Le Clément, Secrétaire Tuyttens.222 Président Pierrard, Secrétaire Ehlers.223 Président Van Marcke de Lummen, Vice-président Robaye, Secrétaire Gobert.224 Président Jules Van Geebergen, Vice-président Wéry et Jamez, Secrétaire Pirotte. 225 Revue spirite belge, janvier 1910, p. 35.226 Revue théosophique belge, juin 1910, p. 72.227 Revue spirite belge, mars 1910, p. 99.228 Revue spirite belge, juillet 1910, p. 233.229 Revue spirite belge, juillet 1910, p. 239.230 Revue spirite belge, février 1911, p. 33.

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chargé de la rédaction des publications du Bureau et de la correspondance à établir au nom du Bureau avec les groupements spirites des nations non représentées. »231 Il collabora à un projet international de photographies spirites. Cette initiative avait germé en 1907, sur la proposition d’Emmanuel Vauchez réunissant pêle-mêle tous les grands noms du spiritualisme tels, Camille Flammarion, Charles Richet, le colonel de Rochas et Le Clément, pour constituer une Commission d’initiative à l’effet d’ouvrir une souscription publique « ayant pour objet l’institution d’un prix important à décerner à l’auteur de l’appareil qui arrivera à photographier les êtres et les radiations de l’espace. »232 Le commandant Draguet rendit deux ans plus tard un rapport à l’Académie des sciences de Belgique sur la photographie spirite. 233 Au sein du spiritisme belge, il était admiré pour son travail, il « est et restera le chef aimé et écouté des spirites belges. »234 Son autorité franc-maçonne et militaire permit une popularisation des idées spirites dans la vie publique belge ; ses conférences étaient reproduites in-extenso dans la presse belge et étaient accompagnées d’un débat.235 Les théosophes belges profitèrent aussi de l’exposition universelle pour insuffler un nouveau souffle dans leur mouvement, en organisant un Cycle de conférences théosophiques internationales. A côté de théosophes belges comme Albéric Deswarte, le Cycle eut droit à une conférence de Rudolf Steiner sur « Les sources de la Théosophie et les sciences naturelles des temps modernes. »236 Adhérant à la ST en 1902 pour prendre la tête du mouvement en Allemagne, Steiner rompit avec elle en 1912 car il refusa d’accepter Krisnamurti comme instructeur du monde. La Société anthroposophique fut fondée un an plus tard. Steiner créa ou inspira la création de nouvelles institutions dans l’éducation, l’agriculture, la science, la médecine et la religion. Ternissant la bonne marche de l’exposition universelle, un incendie ravageur se déclencha du 14 au 15 août et détruisit un tiers de l’exposition en touchant le stand spirite. Les spirites avaient pu reconstituer une partie de la section sur les photographies, et l’exposèrent à Liège l’année suivante. En huit jours plus de 1000 visiteurs avaient assisté à l’exposition. La Meuse relata : « le spiritisme s’oriente actuellement dans une voie scientifique, collationne les faits, les étudie et tend de plus en plus, sous l’action des hautes personnalités qui s’en occupent, à se dégager de tout dogmatisme et de toute idée de surnaturel. Il trace sa voie à l’égal d’une science positive. »237 Le spiritisme en ce début des années 1910, grâce à la direction scientifique prise par Le Clément, était presque devenu un sujet abordable au sein du monde de la presse. Mais tout cela allait changer, et il allait retourner dans les limbes desquelles il était venu.

La pensée de Le Clément

Le scandale de L’Eucharistie qui débuta à partir de 1912, alors que la brochure avait été publiée dès 1906,238 et qui atteignit son apex en 1913-1914 porta un coup mortel au spiritisme

231 Bulletin officiel du bureau international du spiritisme, p. 15.232 Le Clément de Saint-Marcq, La photographie de l’invisible, Imprimerie Janssens, Anvers, 1908, p. 3.233 Le Messager, 1 mars 1909, p. 119.234 VOT, 15 janvier 1907, p. 4.235 Le Messager, 1 juin 1906, p. 163.236 Revue théosophique belge, décembre 1910, p. 95.237 Revue spirite belge, avril 1911, p. 123.238 Une copie non datée est à la Bibliothèque nationale de France (côte : D2- 17805) portant le tampon de la BNF daté du 7 juin 1906. A première vue, Le Clément envoya d’abord son ouvrage en France, puisque l’édition disponible à la Bibliothèque royale de Bruxelles date de 1914. Néanmoins, dès 1906 les Belges connaissaient déjà cet écrit. Selon les spirites belges, l’ouvrage date de 1907 (Revue spirite belge, avril 1913, p. 53) ou, d’après une remarque laconique, de 1902 (VOT, 15 mai 1913, p. 67). Une autre remarque fait état d’une autre brochure, qui circulait en même temps que l’Eucharistie, écrite par le Chevalier qui circulait dans les milieux maçonniques belges et qui était dénommée La Franc-Maçonnerie est-elle un culte phalyque ? Je n’ai pas pu trouver d’autres

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belge. D’un mouvement unifié autour du Chevalier, il éclata complètement, et ne se releva pas. Après la guerre seulement trois journaux spirites survécurent, La Vie d’Outre-Tombe et les deux revues de Le Clément, Le Sincériste et le Bulletin officiel du bureau international du spiritisme.239

La thèse majeure de L’Eucharistie était que lors de la Cène, le pain et le vin étaient les représentations symboliques du sperme de Jésus-Christ. Cette arcane avait été caché de l’humanité depuis 2000 ans : « si l’on devinait qu’à côté de ce que l’on dit, il y a ce que l’on ne dit pas ; à côté de ce qu’on expose à haute voix dans le catéchisme, il y a les explications cachées qui circulent de soutane en soutane et se chuchotent à l’oreille des dévotes extasiées. (…) Si nous pénétrons dans ce domaine mystérieux, nous y découvrons un culte secret entièrement parallèle au culte public. »240 Le dessein de Le Clément était la révélation de ce secret, afin que les masses puissent comprendre objectivement la tradition chrétienne et enlever le masque de santé mentale, regarder sans illusion la pathologie de la caste sacerdotale : « nous leur permettrons (…) de découvrir (…) les mêmes conspirations mystérieuses de femmes et de prêtres unissant dans un même idéal, leurs aspirations de luxure et de domination. » 241

Les interrogations de Le Clément débutèrent par le passage tiré du discours tenu dans la synagogue de Capharnaüm, où Jésus se décrivit lui-même comme « le pain de la vie » envoyé par Dieu (Jean 6 :47-55). Il dit à ses disciples que seulement ceux qui mangeront sa chair et boiront son sang recevront la vie éternelle. Le Clément interpréta littéralement ce passage et se posa la question de la possibilité pour un homme de manger sa chair et boire son sang sans se couper, ni s’arracher un membre, sans porter atteinte à l’intégrité physique de son corps. Le seul moyen pour donner du sens à ce passage était de supposer que Jésus pensait à une substance réelle qui venait de son corps. Cette substance était le sperme : « la semence procréatrice de l'homme est une matière comestible, semi-solide, semi-liquide, qui peut donc être mangée ou bue ; elle est à la fois la chair et le sang de l'homme de qui elle provient, parce que c'est en elle que se trouve le germe de sa descendance possible, laquelle est la chair de sa chair et le fruit de son sang. Ce n'est donc que sous les espèces du sperme que la chair de Jésus-Christ a pu être véritablement une nourriture et son sang véritablement un breuvage. »242La transmission du sperme christique expliquait, dans le même temps, la succession apostolique. En ingérant le sperme de Jésus, un produit de son corps physique, ses disciples étaient liés à lui éternellement. En donnant leur sperme à d’autres en retour, ils pouvaient ainsi fournir un lien indirect à Jésus qui pourrait être transmis indéfiniment à travers les siècles. De ce fait, la succession apostolique n’était pas seulement spirituelle, mais aussi physique. Finalement, cela expliquerait aussi la promesse de la vie éternelle faite par Jésus à ses disciples ; ils virent qu’il avait vaincu la mort, et maintenant, en étant unis à lui, ils pouvaient espérer une même destinée. Mais Jésus n’était pas un cas isolé. Ces traces de la spermatophagie se retrouvaient également dans les écrits vétérotestamentaires avec le sacrifice par Abraham de son fils, ou dans la Genèse, le fruit de l’arbre de vie représentait ainsi cette ancienne tradition spermatophagique. Ne se limitant pas aux écrits judéo-chrétiens, ce secret était décrit dans le Bhagavad-Gītā, un des écrits fondamentaux de l’Hindouisme, la partie centrale du poème épique Mahābhārata : « Et ce n'est pas seulement dans les livres sacrés que nous retrouverons les traces de ces usages bizarres et occultes : si nous interrogeons les monuments élevés par les

références sur cette brochure : Revue spirite belge, avril 1913, p. 61.La brochure a été traduite par Paolo Stroppa en 2000 : ,Le Clément de Saint-Marcq L'eucarestia. La dottrina occulta della Chiesa, Har Tzion, 2000.239 Bulletin officiel du bureau international du spiritisme, 1 décembre 1919, p. 15.240 Le Clément de Saint-Marcq, L’Eucharistie : étude historique, Imprimerie Populaire, Bruxelles, 1914, p. 8.241 Ibid., p. 9. 242 Ibid., p. 10.

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diverses religions de l'Inde et de l'Égypte, nous pouvons y retrouver des allusions évidentes à ces pratiques théophagiques. Les idoles ithyphalliques de l'Égypte s'expliquent d’elles-mêmes par ces idées et ces mœurs des prêtres ; il en est de même du culte du lingam si universel dans l'Inde. »243 La pratique religieuse de la spermatophagie avait toujours été universelle. La spermatophagie avait donc été cachée par la caste sacerdotale de toutes les religions anciennes et présentes, dans le but d’exploiter et de dominer l’humanité. Jésus décida de rendre cette pratique publique afin de mettre fin à la main mise coercitive de la prêtrise mondiale. En faisant cela, il aurait mis fin à ce règne de terreur et aurait pu émanciper l’homme des mensonges et de la propagande des religions. Jésus voulait créer un mouvement révolutionnaire qui aurait cassé la domination totalitaire de la classe sacerdotale sur l’humanité : « poursuivant contre l’Empire du Mal, incarné par les prêtres, les scribes, les initiés ou les mensongistes, son œuvre de destruction salutaire, (Jésus) ne découvre d’autre moyen pour arriver à son but que de répandre dans la masse des hommes la connaissance des secrets que se réservaient les castes dirigeantes. »244 Mais l’enseignement de Jésus fut alors vicié et perverti par l’Eglise et le secret ne fut pas révélé comme il l’aurait souhaité. D’un enseignement émancipateur, le christianisme serait devenu un système de contrôle. A l’instar de tous les clergés des religions anciennes, le clergé chrétien n’était pas contre la pratique de la spermatophagie mais refusait qu’il soit dévoilé au regard du public. La pratique fut alors poursuivie secrètement dans les monastères, pendant que la liturgie publique de l’Eglise utilisa l’image du pain et du vin. L’histoire de la chrétienté avait donc deux histoires : l’une secrète et véritable, l’autre publique et mensongère.Cette double histoire de l’Eglise et le pervertissement de l’enseignement originel christique par l’Eglise n’étaient pas très éloignés du Christianisme et spiritisme de Léon Denis. Il y démontrait que le spiritisme kardéciste était la renaissance du christianisme primitif, originelle. Jésus avait professé une doctrine secrète proclamant l’immortalité de l’âme, la pluralité des mondes, la réincarnation et la communication avec les esprits des morts. « Jésus n'avait pas fondé la religion du Calvaire pour dominer les peuples et les rois », sa doctrine d’espérance et de progrès « n'inspirait pas, aux yeux des chefs de l'Eglise, assez de terreur du péché et de la mort. Elle ne permettait pas d'asseoir sur des bases assez solides l'autorité du sacerdoce. L'homme, pouvant se racheter lui-même de ses fautes, n'avait pas besoin du prêtre. » L’Eglise sous l’influence des pontifes romains élabora « cet échafaudage de dogmes bizarres, qui n'ont rien de commun avec l'Evangile. »245 Comme Denis, Le Clément attaqua l’Eglise pour avoir fait dégénérer le christianisme originel en un système coercitif. De ce secret les prêtres avaient « un privilège précieux qui leur donne une supériorité réelle, un ascendant considérable sur le reste des hommes. »246 Ces thèses n’étaient pas seulement développées chez Denis, mais aussi au XIXe siècle chez les protestants libéraux, les francs-maçons déistes et plus généralement dans les cercles anticléricaux et anticatholiques. En Belgique, elles étaient largement connues dans le mouvement spirite, mais aussi dans les loges franc-maçonnes.247 Son ouvrage fut écrit en plein milieu de la crise moderniste, un an avant l’encyclique Pascendi Dominici Gregis de Pie X qui condamna les erreurs du modernisme et qui fut suivie par le syllabus Lamentabili Sane Exitu qui affirmait l’historicité et l’inerrance parfaite des Evangiles. Il connaissait parfaitement les œuvres d’Alfred Loisy puisque dans sa bibliographie L’Evangile et l’Eglise y étaient cités. Loisy, un prêtre et professeur d’hébreu et d’exégèse à l’Institut catholique de 243 Ibid., p. 14.244 Le Clément de Saint-Marcq, Dieu, Bilsen, 1920, p. 60.245 Léon Denis, Christianisme et spiritisme, Centre spirite lyonnais, p. 7, 32, 33.246 Le Clément de Saint-Marcq, L’Eucharistie, p. 26.247

Ces idées avaient été popularisées par les travaux de Reghellini de Schio (1766-1858), où l’enseignement de Jésus fut dévoyé par les prêtres catholiques, cf. Gianmario Cazzaniga , « Les origines de la Franc-Maçonnerie dans les œuvres de Reghellini de Schio, » in Reggiani, op.cit., p. 19-29.

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Paris, avait été le déclencheur de la crise moderniste par la publication en 1902 de L’Evangile et l’Eglise. Face à une recherche biblique sclérosée et dogmatisée par l’Eglise, il proposa une étude des écrits sacrés monothéistes basée sur les méthodes scientifiques de la philologie et de la critique historique. La thèse principale de Loisy était que la notion d’Eglise était étrangère à l’enseignement de Jésus et que les Evangiles n’étaient pas des documents historiques mais catéchétiques : « le Christ a annoncé le Royaume, mais c'est l'Église qui est venue. » Ses livres furent mis à l’Index et il fut excommunié en 1908. Attaquant les catholiques pour leur conspiration, Le Clément n’épargna pas non plus les protestants. Ils étaient autant hypocrites que leurs coreligionnaires, puisque l’insistance dans le protestantisme sur la différence entre l’hostie et le corps du Christ, revenait à nier la valeur de la transmission du sperme.248

Un autre point important pour comprendre la pensée de Le Clément était que l’humanité était divisée entre sincéristes, d’où le titre de sa revue, et entre mensongistes. Le Clément qui avait découvert seul le secret de toutes les religions, avait pour but de détruire ce « monstrueux et séculaire complot. »249 Ceux qui le suivaient et qui avaient découvert la vérité sur la spermatophagie étaient les sincères, des phares dans les ténèbres de l’obscurantisme religieux, qui étaient obligés de répandre la vérité au reste de l’humanité. Les mensongistes étaient l’autre camp, ceux qui gardaient jalousement leur secret. Entre les deux, le reste des masses ignorantes qui ne saisissaient pas la portée du message, et qui suivaient, dans leur inculture, les mensongistes. L’enseignement du Chevalier était profondément exotérique, il ne laissait aucune place à l’initiation, au mystère ou au secret : « la divulgation complète et publique des mystères peut apporter un terme définitif à cette situation déplorable. »250 Cette position démocratique différait radicalement de ses longues années au sein des martinistes et des franc-maçons, pour la simple bonne raison que ces mystères étaient la clef de voûte de la domination sacerdotale sur l’humanité. Dans ce sens, l’influence du spiritisme kardéciste qui devait régénérer les classes ouvrières en propageant la doctrine au plus grand nombre était patente. Le Clément ne se révoltait pas en soi contre l’immoralité de la spermatophagie mais contre le sceau du secret des prêtres qui la pratiquait. Quand la vérité aurait été connue de tous, cette pratique aurait dû être pratiquée librement par la population. Le Clément n’établit pas clairement si cette pratique pouvait conférer certains pouvoirs pour faciliter une telle communication. En parlant des anachorètes, « ces hommes se livrent à la méditation et semblent en rapport, selon leurs discours, avec une autre population spirituelle de ce monde que nos sens ne perçoivent pas, mais dont l'existence semble prouvée par les phénomènes spirites de plus en plus étudiés de nos jours. La méthode spéciale appliquée par ces isolés dans leur vie charnelle n’est-elle pas de nature à faciliter ces rapports entre l'homme et ces êtres invisibles ? »251 Dans ce contexte, la spermatophagie semblait faciliter la communication avec les esprits. Cependant, il ne fit jamais directement référence à un rituel sexuel spermatophagique pour faciliter la communication avec l’autre monde. De la même manière, le mystère demeure quant à savoir si Le Clément pratiquait lui-même la spermatophagie ; de plus, il n’expliqua jamais par quels effets biologiques, physiologiques ou spirituels la spermatophagie pouvait faciliter la médiumnité. Il émit même des doutes quant à l’efficacité d’une telle pratique : « Q. Puisque l’Eucharistie a de si grandes vertus, faut-il la pratiquer?R. Non.Q. Pourquoi ne doit-on plus mettre en pratique l’ordre de Jésus-Christ?

248 Le Clément de Saint-Marcq, L’Eucharistie, p. 28-30.249 Le Clément de Saint-Marcq, Dieu, p. 60.250 Ibid., p. 148.251 Le Clément de Saint-Marcq, L’Eucharistie, p. 18-19.

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R. Parce qu’actuellement, il est possible de propager verbalement les idées qui ne pouvaient cheminer autrefois dans le Monde que par la mise en action de l’œuvre eucharistique.Q. Pourquoi est-il préférable de recourir à la propagation verbale?R. Parce que de cette manière, on éclaire davantage les esprits, on attaque ouvertement les idées fausses et les institutions malsaines dont l’Eucharistie ne faisait que préparer la ruine, et on agit ainsi d’une façon beaucoup plus efficace pour le salut de l’humanité. »252

Au regard de ses publications après la guerre pour défendre sa thèse et le fait qu’il perdit toute la renommée qu’il avait acquise dans les mondes maçonnique, spirite et militaire, il apparaît que Le Clément croyait réellement en ses idées et que ce n’était pas seulement pour choquer et attaquer frontalement l’Eglise. Il déclara qu’il n’avait pas écrit la brochure dans une pensée de haine envers l’Eglise catholique : « je n’ai écrit que pour manifester la vérité, pour remplir mon devoir d’honnête homme. »253

Toutefois, l’origine de telles idées demeure difficile à cerner. Il s’était inspiré de Sain-Epiphane qui décrivait « dans ses écrits, la façon dont le rite spermatophagique était pratiqué dans les communautés gnostiques », puis sur « la décision du Concile de Carthage, abolissant les agapes des premiers chrétiens », enfin « des passages explicites, extraits de diverses œuvres dues à des prêtres catholiques contemporains, parmi lesquels se trouve M. Ladeuze, recteur actuel de l’université de Louvain. »254 Une autre source d’inspiration de Le Clément serait les œuvres de la théosophe Lady Caithness255 et notamment L’Ouverture des Sceaux publiée en 1893. Aux prises avec les théosophes qui rejetaient son ouvrage, Le Clément cita L’Ouverture des Sceaux de Caithness comme un ouvrage qui avait développé avant lui ses thèses. « Extrait du livre : L’Ouverture des Sceaux, publié par Lady Caitness. (…) Depuis près de 20 ans, ce livre n’a jamais été attaqué ni désavoué à notre connaissance par aucun théosophe. »256 Selon Marco Pasi, Caithness développa « un discours extrêmement original sur la sexualité spirituelle. Il me semble important de souligner l’importance de ce livre de Lady Caithness pour le développement d’un discours qui implicitement légitime, sur un plan conceptuel, la magie sexuelle à travers une sacralisation du corps et des fluides corporels. »257 A l’image de Caithness, d’Annie Besant qui préconisait le célibat ou d’Edward Carpenter, mieux connu comme l’un des pionniers du socialisme britannique, qui recommandait la libération sexuelle notamment homosexuelle, le spiritualisme impliquait un défi à l’orthodoxie sexuelle de l’époque. Le Clément se fit, pareillement, avocat de la liberté sexuelle en vertu de sa thèse. C’était à cause du secret qui entourait le caractère sexuel des mystères de la religion, que la caste sacerdotale enseigna, pour tenir les masses à l’écart de cette vérité, « des idées fausses, au point de vue moral (et) impos(a) les restrictions sexuelles les plus étendues en n’autorisant que le strict nécessaire au point de vue matériel, l’acte fécond dans le cadre du mariage monogamique. »258

Massimo Introvigne, sociologue italien et fondateur du Centre pour l’étude des nouvelles religions, soutient que la tradition sexuelle magique consistant à l’ingestion de sperme existait déjà dans l’ésotérisme occidental avant Le Clément. Il se base sur des documents du XVIIIe siècle de la Golden and Rosy Cross, un groupe maçonnique allemand, qui furent transmis à travers la Franc-maçonnerie égyptienne de Cagliostro. Cette tradition aurait alors suivi trois 252 Le Sincériste, janvier 1913. 253 VOT, 15 août 1913, p. 117.254 Revue spirite belge, avril 1913, p. 53.255 Sur Lady Caithness, voir : Edelman, Voyantes et guérisseuses, p. 202-212 ; Edelman, « Maria de Mariategui », in Jean-Pierre Chantin (dir.), Les Marges du christianisme. Sectes, dissidences et ésotérisme, Beauchesne, Paris, 2001.256 Le Sincériste, janvier 1913.257 Marco Pasi, « Exégèse et sexualité : l’occultisme oublié de Lady Caithness, » in Politica Hermetica, « L’ésotérisme au féminin, » n°20, L’Age d’Homme, Paris, 2006, p. 73-89.258 Le Clément de Saint-Marcq, Le noumène et son application à l’étude du spiritisme, Editions Lumen, Bruxelles, 1942, p. 125.

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différents chemins de transmission en France, Italie et en Grande-Bretagne. Une autre possibilité soulignée par Introvigne est que Le Clément s’inspira de Joseph-Antoine Boullan (1824-1893), un prêtre français condamné pour satanisme.259 Sa thèse découlée de ses recherches érudites, mais surtout de l’enseignement des esprits puisque l’Eucharistie avait été reçue grâce à l’écriture médiumnique.260 Le Clément n’utilisa pas un médium, mais était lui-même médium écrivain. On le consultait pour ses talents. Par exemple, une dame vint le voir pour qu’il forçât grâce à sa médiumnité que le mari de la fille de l’une de ses amies revînt : « j’entrai par simple pensée en rapport avec l’ex-fiancé, et j’obtins par écriture médiumnique, un court dialogue avec lui. » 261 Un autre exemple fut décrit alors qu’il était commandant des aérostiers belges, lors d’une ascension en ballon il se mit « à tracer médiumniquement » des mots qui lui permirent de réparer les défaillances de l’engin.262 L’histoire de Le Clément est à rapprocher de celle d’Aleister Crowley, l’une des principales figures de l’occultisme britannique du XXe siècle. En 1904 au Caire, à travers la médiumnité de sa femme, il fut mis en relation avec une entité dénommée Aiwass. Il reçut d’Aiwass le Book of the Law (Liber AL vel Legis ou Livre de la Loi), un texte qui deviendrait le livre sacré d’une nouvelle religion appelée Thelema (du grec ancien « volonté »). La loi de Thelema se résumait en deux phrases : « fais ce que tu veux sera le tout de la Loi » (AL I:40) et « l’amour est la loi, l’amour sous la volonté » (AL I:57). Cette révélation donna un nouveau sens à la vie de Crowley. Après cette date, Crowley passa le reste de sa vie à chercher la signification de la révélation. De la même manière, cette autorité des esprits permit à Le Clément de croire à sa révélation, de lui fournir la foi nécessaire pour lutter contre les multiples attaques dont il fut la cible, de se sentir comme un prophète qui seul comprenait l’importance de son entreprise, le monde spirituel lui ayant donné la mission suprême de répandre son message spermatophagique. En ce qui concerne sa vision du spiritisme, Le Clément s’engagea dans une voie résolument scientifique. Il fut le seul spirite belge, à ma connaissance, à avoir écrit des ouvrages théoriques sur le spiritisme. Alors qu’il était encore président de la FSB, ses premières publications étaient des cours de théologie qu’il donnait lors de ses tournées en Belgique.263 Le but de Le Clément était la fusion de la religion et de la science, cette dernière ayant la prépondérance sur la première. Face aux enseignements spermatophagiques des religions institutionnalisées qui se basaient sur le dogmatisme, ceux-ci devaient être remplacés par « l’Aurore d’une Religion Nouvelle, de la Religion définitive scientifique universelle, de la Religion sans épithète aucune. » La religion et la science ayant toute deux le même but, i.e. la vérité, cette nouvelle religion devait se baser « entièrement sur l’expérience et sur la raison, une religion qui (…) serait en concordance avec la science dont elle formerait l’échelon

259 Massimo Introvigne, « Presenza di Cagliostro nei movimenti magici contemporanei, » in Daniela Gallingani,

Presenza di Cagliostro: Atti del Convegno Internazionale Presenza di Cagliostro, San Leo, 20, 21, 22 Giugno 1991, Centro Editoriale Toscano, Firenze, 1994, p. 25-51 ; Introvigne, Il ritorno dello gnosticismo. SugarCo Edizioni, Carnago, 1999. Marco Pasi, de son côté, n’est pas convaincu des arguments d’Introvigne et soutient que l’idée d’ingérer des fluides sexuels avant Le Clément n’existait pas dans l’ésotérisme occidental : cf, Hanegraaff et al., Dictionary of Gnosis and Western Esotericism, p. 395.260

Le Sincériste, mai 1913 ; Le Clément de Saint-Marcq, . . . Et lux erat! Réponse du Chevr Le Clément de Saint-Marcq à un questionnaire anonyme signé « Fiat Lux ». Suivi d’une lettre au « Courrier Spirite Belge », Impr. V. Carpentier, Liège, 1913, p. 8.261 Le Clément de Saint-Marcq, Le spiritisme et ses adversaires. Un plaidoyer scientifique en faveur du spiritisme, Editions de l’Ecole Addéiste, Paris, 1938, p. 234.262 Le Clément de Saint-Marcq, Traité de spiritisme réformé, Editions du Sincériste, Waltwilder, Edition Lumen, Bruxelles, 1939, p. 296.263Le Clément de Saint-Marcq, Trois conférences sur le spiritisme, Imprimerie V. Carpentier, Liège, 1910. ;Le Clément de Saint-Marcq, Abrégé du cours de théologie créé pour le Bureau permanent d'étude des phénomènes spirites séant à Anvers, Imprimerie V. Carpentier, Liège, 1911 ; Le Clément de Saint-Marcq, Précis de théologie, Imprimerie V. Carpentier, Liège, 1913.

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suprême, la tête vivante. »264 Il publia après la guerre à destination de son mouvement sincériste, des guides de médiumnité afin « d’instituer une méthode permettant de rechercher la vérité dans le domaine du spiritisme sans rien céder au fanatisme. »265 Ces guides avaient pour but d’élever le niveau d’être du médium, indispensable pour des communications de qualité. Dans une tentative de se convaincre lui-même de la vérité de sa thèse spermatophagique reçue par un esprit, il avança une nouvelle théorie spirite : les fautes, les erreurs et les contresens, n’étaient pas dus à des esprits farceurs ou mauvais comme l’avait écrit Kardec, mais à la faute du médium qui n’était pas assez développé pour entrer en contact avec l’au-delà.266

A partir des années trente, il élabora une théorie mêlant la définition que donnait Emmanuel Kant dans sa Critique de la raison pure sur les noumènes, i.e. ce qui est au-delà de l’expérience qui en est faite, le spiritisme scientifique et les écrits de Sigmund Freud et de Carl Jung sur les rêves et l’inconscient. Il rapprocha le rêve de l’étude du spiritisme, ces deux phénomènes étant analogues selon lui, et reprit la théorie de l’inconscient collectif de Jung afin d’expliquer les visions et les prophéties de la Bible pour prouver leur authenticité.267 Sa pensée se centra sur une connaissance purement intellectuelle et scientifique de Dieu, l’esprit de vérité étant, selon lui, la définition de l’esprit scientifique. Proclamant une « civilisation scientifique » son étude de la théorie nouménale de Kant avait pour but d’éradiquer toutes les références religieuses, monothéistes liées à l’idée de Dieu. Les noumènes servant à saisir plus profondément la réalité des esprits et leurs agissements sur le monde.268

1911-1914 : Le déclin. La ST belge et le spiritisme.

L’année suivant le congrès de 1910 pendant l’exposition universelle de violentes invectives eurent lieu entre d’une part, Van Geebergen dirigeant La Revue spirite belge associé avec Le Clément et son Bulletin mensuel des phénomènes spirites d’Anvers publié depuis 1907 et d’autre part, la Revue théosophique belge de Delville. Les tensions entre les mouvements remontaient aux premières années de l’apparition des loges théosophiques en Belgique.269 Les nombreuses publications anti-théosophes dans les revues spirites qui venaient d’esprits ou de la rédaction avaient le droit à des réponses de Delville.270 Le franc-maçon Le Clément, attaqua le plus violemment la théosophie et Delville. Les deux individus devaient bien se connaître puisqu’ils fréquentaient tous les deux les milieux occultistes belges dans les années 1890. Ce qui mit le feu au poudre fut l’accusation de que la ST était « dogmatique, que sa doctrine est un ensemble de dogme. »271 Dans une retranscription d’une conférence parue dans le Bulletin mensuel du bureau permanent d’étude des phénomènes spirites en 1911, le dirigeant de la FSB réitéra ses propos en dénonçant la théosophie de n’être qu’une secte coupable de s’être détachée du spiritisme scientifique : « certains adeptes en arrivent ainsi à retomber dans

264 Le Clément de Saint-Marcq, Traité de spiritisme réformé, p. 259-260. 265 Le Clément de Saint-Marcq, Spiritisme sincériste. Guide de l’expérimentateur, Le Sincériste, Waltwilder, 1920, p. 4 ; Le Clément de Saint-Marcq, Spiritisme sincériste. Manuel théorique et pratique, Le Sincériste, Waltwilder, 1924. 266 Le Clément de Saint-Marcq, Le mécanisme de la médiumnité. Conférence, Editions du Sincériste, Waltwilder, 1929, p. 22.267 Le Clément de Saint-Marcq, Le spiritisme et ses adversaires. Un plaidoyer scientifique en faveur du spiritisme, p. 224-225 ; Le Clément de Saint-Marcq, La Bible et son architecture mentale, Editions Lumen, Bruxelles, 1941.268 Le Clément de Saint-Marcq, Le noumène et son application à l’étude du spiritisme, p. 274-275 ; Le Clément de Saint-Marcq, La clef scientifique du spiritisme. Exposé populaire de la théorie nouménale, Editions Lumen, Bruxelles, 1934.269 VOT, 15 juillet 1898, p. 113 ; 15 septembre 1905, p. 138. 270 VOT, 15 juin 1903, p. 89-92 ; 15 février 1905, p. 33.271 Revue théosophique belge, mai 1911, p. 43.

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le dogmatisme et à s’écarter par conséquent de la voie scientifique. (…) Nous avons sous les yeux un exemple de cette chute pitoyable dans la Société théosophique, la petite secte de création récente. » Delville répondit que la ST arborait tout sectarisme et tout dogmatisme, et que cette critique était « injuste, fausse, malveillante. »272 Quelques mois plus tard Le Clément rajouta que « la théosophie comme l’antoinisme sont deux tiges parasitaires venues sur l’arbre sain et fort du spiritisme. Mme Blavatsky, comme M. Antoine, ont tous deux été instruits, développés, élevés par la pratique de la médiumnité (…) pour devenir les chefs personnels d’un mouvement de croyances, ils ont tous deux abandonné l’expérimentation et se sont mis à endoctriner leur entourage. » Le Clément s’ingérait contre l’absence d’approche scientifique du paranormal prise par l’antoinisme et la ST. Ils abandonnaient le rêve de créer « une science nouvelle », le spiritisme, qui pouvait « renouveler toute la science. » Selon lui, les spiritualistes se divisaient en deux catégories : la première comportait les esprits scientifiques voulant des preuves et des démonstrations, la seconde les esprits faibles et crédules à qui il fallait une « philosophie toute faite, (…) ces gens-là sont des victimes désignées pour les holocaustes mystiques de la ST. »273 Comme dans les autres pays où ces conflits eurent lieu, les spirites revendiquaient le caractère scientifique de leurs théories et accusaient les théosophes de prêter trop de foi aux superstitions du passé, en revanche les théosophes soutenaient que les spirites ne connaissaient pas la valeur des enseignements spirituels traditionnels, et n’avaient pas la moindre idée des forces avec lesquelles ils entraient en contact lors de leurs séances, et ne savaient absolument pas les contrôler.La théosophie, comme toutes les autres religions anciennes, pratiquait le culte mystérieux de la spermatophagie, et dans ce sens, elle devait être dénoncée et détruite comme l’infâme caste sacerdotale qui gouvernait le monde : « vous essayez, commenta Delville dans une lettre à Le Clément, avec un diabolisme déconcertant et répugnant de rejeter sur la doctrine théosophique et sur les membres de la Société théosophique la salissure de vos théories délétères, l’éclaboussure de vos immondices. »274 Ces arguments prouvent que Le Clément avait définitivement abandonné ses penchants occulto-théospohiques quand il était dirigeant du martinisme en Belgique, et qu’il était imprégné d’une haine totale envers tout mouvement religieux qui s’entourait d’une aura initiatrice et secrète. De son côté, Van Geebergen fut le second spirite entreprenant une croisade contre la théosophie « cette doctrine perfide. » En tant que secrétaire général de la FSB, il était hors de question qu’un théosophe fasse parti de la FSB.275 Le spiritisme était menacé dans son existence même par les infiltrations théosophiques, qui visaient tout simplement à éliminer les séances d’expérimentation. Une polémique survint entre le directeur de la Revue spirite belge, Van Geebergen, et un spirite-théosophe « venu dans nos rangs dans l’excellente intention de nous convertir. »276 Face à ce danger qui pouvait entrainer la dislocation des groupes et l’anéantissement de la FSB, Van Geebergen dit que cette « doctrine soi-disant ancienne, et nous la nommons la théosophie, sous prétexte de l’intérêt primordial de nos médiums, mais en réalité poursuivant le but perfide de tuer la médiumnité, en en exagérant les dangers, s’infiltre dans nos rangs. Ses partisans avérés s’inscrivent dans nos groupes et compromettent rapidement les pauvres spirites imprudents. »277 Pour les théosophes, les pratiques médiumniques étaient dues à des esprits élémentaires, et non à l’âme des défunts. Ces esprits élémentaires pouvaient être dangereux pour le médium qui s’abandonnait à eux.

272 Revue théosophique belge, novembre 1911, p. 262. 273 Revue spirite belge, avril 1912, p. 97-98. 274 Revue spirite belge, avril 1913, p. 51.275 VOT, 15 février 1912, p. 65. 276 Revue spirite belge, mars 1912, p. 65. 277 Revue spirite belge, mars 1912, p. 66. Voir aussi : Ibid., mars 1912, p. 220, 223 ; avril 1912, p. 117-119 ; juin 1912, p. 178-179.

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Pour Deville et les théosophes les arguties et les pantalonnades de Le Clément et de Van Geebergen n’étaient que « pur enfantillage. » Commentant les propos du Chevalier, la Revue théosophique se demandait « si plusieurs années de pratique spirite n’ont pas, comme c’est souvent le cas dans le médianimisme spirite, fait dévoyer, une fois de plus, une intelligence qui semblait être plus sainte autrefois (…) et se montre de jour en jour un peu plus sectaire, exactement comme le sont les prêtres et les matérialistes. »278 Ce fut dans la Revue théosophique que les premières remarques concernant L’Eucharistie eurent lieu en mars 1912,279 ce qui ne fit qu’approfondir le gouffre entre les deux mouvances. Le Clément qui avait, dit-il, distribué sa brochure à 30 000 exemplaires, les théosophes la jugèrent mensongère, malsaine, triste, fausse, grotesque et honteuse.280 Le Clément sous la plume de Delville était devenu un « cas pathologique », et donnait « une interprétation absolument fausse et dégradante » des Evangiles. « Si c’est à de tels résultats qu’aboutit l’emploi des facultés médiumnimiques, il a lieu (…) de croire que la médiumnité constitue un danger véritable (…), dans ce cas un dangereux instrument du mensonge et de l’erreur. »281 Le Sincériste avait été renommé « le Moniteur de la spermatophagie », et Le Clément, « le président spermatophage. »282 Devant une telle infamie, Delville proposa la mise sur pied d’un Conseil d’honneur réunissant spirites et théosophes pour clarifier l’affaire. Cette proposition fut déclinée par Le Clément qui argua, comme tous ceux qui ne voyaient la vérité de ses écrits, qu’il ne se soumettrait pas au jugement d’individus qui souffraient d’un trouble de la personnalité.283 La scission entre les deux mouvements fut consommée et ils ne retrouvèrent jamais un véritable terrain d’entente.

Le mouvement sincériste

Au sein des spirites, les réactions furent tout aussi violentes et empreintes de dégout : « il n’y a pas à le nier, la situation que nous traversons est grave nous dirons même critique. Le spiritisme belge est en plein désarroi, en pleine incohérence » titrait la Revue spirite belge en 1913 en plein milieu du scandale qui fut déclenché par L’Eucharistie.284 Publiée dès 1906, la spermatophagie n’atteignit le monde spirite seulement qu’en 1912, et vit la dislocation de la Fédération spirite belge, et la fondation du mouvement sincériste par Le Clément. Il est à remarquer que les revues spirites ne parlèrent ouvertement de la spermatophagie qu’en 1913,285 alors qu’elle faisait déjà la une dans les cercles théosophes un an plus tôt. Elles évitèrent volontairement le sujet afin de minimiser le scandale.286

L’image du Chevalier s’effondra en 1913, alors que l’année précédente il jouissait encore de sa réputation. Lors du congrès de la FSB qui se tint à Namur en 1912, les spirites étaient encore soudés derrière Le Clément : « le comité de la Fédération belge (était) groupé autour de son distingué président. (…) Des applaudissements saluent la péroraison de M. le président. »287 Ce furent les spirites carolorégiens et liégeois qui déclenchèrent la révolte contre leur président.

278 Revue théosophique belge, octobre 1911, p. 236-237.279 Il apparaît que les théosophes belges attaquèrent dés 1906, i.e. l’année de publication de l’Eucharistie, les thèses spermatophagiques de Le Clément : Revue spirite belge, avril 1913, p. 61.280 Revue théosophique belge, avril 1912, p. 41.281 Revue théosophique belge, juin 1912, p. 60, 62.282 Revue théosophique belge, septembre 1912, p. 215.283 Revue spirite belge, avril 1913, p. 52-53.284 Revue spirite belge, avril 1913, p. 60.285 La première mention datait de novembre 1912 dans la Revue spirite belge, p. 306. Ce ne fut qu’à partir du 20 octobre 1912 que la thèse du Chevalier fut discutée lors d’une réunion de la FSB à Bruxelles, où à l’unanimité les spirites réprouvèrent la brochure : Revue spirite belge, juillet 1913, p. 108-109.286 VOT, 15 mai 1913, p. 68.287 Revue spirite belge, juin 1912, p. 180-181.

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En avril 1912 vit la constitution d’une fédération dissidente de celle de la FSB, la Ligue nationale belge du spiritisme kardéciste. Réunissant les délégués des fédérations du bassin de Charleroi, de Liège, de Namur et de Bruxelles, elle fut dirigée par le liégeois Oscar Henrion. La Vie d’Outre-Tombe et Le Messager rejoignirent la jeune ligue et devinrent ses journaux officiels.288 Plusieurs raisons vinrent à l’établissement de cette ligue : « la Ligue nationale belge du spiritisme kardéciste a été créée, groupant tous les spirites qui répudient les manifestations d’intolérance de Le Clément. »289 A côté de ce schisme provoqué par la spermatophagie, l’autre cause était les deux visions du spiritisme qui tiraillaient le spiritisme belge depuis que Le Clément avait pris la tête de la FSB en 1905. L’approche scientifique à la Delanne et l’émancipation de la doctrine kardéciste prise par Le Chevalier mécontentaient une partie des spirites : « la Fédération spirite belge n’accorde aux œuvres et aux idées d’Allan Kardec qu’une autorité scientifique et non dogmatique » déclara Le Clément.290

Les dissensions étaient apparues en 1911 où « depuis quelques mois par les articles nombreux insérés à ce sujet, de deux tendances ou courants divergents qui se manifestent au sein de la Fédération spirite belge. » Celles-ci étaient l’école poétique liégeoise et carolorégienne contre l’école scientifique anversoise. L’élite spirite menait par Le Clément voulait s’émanciper de la partie consolante, morale et salvatrice de la doctrine, ce qui allait directement à l’encontre des désirs de la grande majorité des spirites qui venaient du prolétariat : « Si nous regardons certains infatués de la science (…) ils croient bon de procéder avec nos médiums en séance, comme dans un laboratoire de chimie. » L’aspect simpliste et compréhensible du kardécisme pour une classe ouvrière illettrée avec un niveau culturel faible, était remplacé par « une complexité effrayante avec son double éthérique, sa subconscience, son subliminal, son polygone. » C’était à Allan Kardec et à Léon Denis que se rattachait le spiritisme ouvrier belge. La fédération spirite liégeoise déclara qu’elle pratiquait « le spiritisme selon les principes et les méthodes d’Allan Kardec », considérait par l’école dite scientifique comme « les benêts du spiritisme. »291 La Ligue nationale belge du spiritisme kardéciste adopta comme but la défense du spiritisme kardéciste, « pour en faire ressortir le Credo spirite de ses membres. »292 Ces tensions étaient le reflet de ce qui se passait en France depuis la mort de Kardec et l’émergence de deux spiritismes, l’un religieux et moral représenté par Léon Denis destiné à la classe ouvrière, l’autre scientiste et bourgeois de Gabriel Delanne qui considérait la religion comme non nécessaire. Alors que l’esclandre autour de L’Eucharistie prenait de l’ampleur, la FSB, fin 1912, condamna l’ouvrage et prit ses distances avec les idées du Chevalier.293 Début 1913, la Revue spirite belge de Van Geebergen ne fut plus l’organe officiel de la FSB, Le Clément créa directement un autre journal pour la remplacer, le Courrier spirite belge. Des désaffections massives eurent lieu. Les fédérations de Liège et de Charleroi quittèrent la FSB. Elles furent rejointes par la Société métapsychique de Bruxelles qui comptait dans ses rangs un nombre important de théosophes.294 L’affaire fut une tragédie pour la renommée des spirites, et les spirites eux-mêmes. La moitié des adhérents de la Fédération liégeoise démissionna en quelques semaines à cause de l’ouvrage du Chevalier. Il n’acceptait pas que le spiritisme fût identifié à cette thèse pornographique.295

288 Au côté du président Henrion, Joseph Quinet était le vice-président, Emile Ehlers un membre de la ST belge fut élu secrétaire, le secrétaire-adjoint était Hector Mossay, Aimé Gouverneur fut le trésorier, Jules Snoeck le trésorier-adjoint et Louis Herma le commissaire : VOT, 15 mai 1912, p. 85.289 Revue théosophique belge, septembre 1912, p. 143.290 Bulletin officiel du bureau international du spiritisme, 1 décembre 1912, p. 13.291 Revue spirite belge, mai 1911, p. 130-164.292 VOT, 15 octobre 1912, p. 150.293 Revue spirite belge, novembre 1912, p. 306.294 Bulletin officiel du bureau international du spiritisme, 1 mars 1914, p. 17.295 Revue spirite belge, février 1913, p. 33.

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Les réactions internationales ne se firent pas attendre. Léon Denis démissionna du Bureau international du spiritisme dirigé par Le Clément. Delanne, de son côté, souligna que « l’opinion du président de la Fédération spirite belge n’est pas celle de l’immense majorité des spirites, car la grande figure du Christ doit être dégagée de toute souillure. »296 Au deuxième Congrès spirite universel organisé par le Bureau international du spiritisme qui se tint à Genève en mai 1913, Le Clément se fit condamner par toute la nébuleuse spiritualiste internationale. Une lettre de Delanne, qui reçut la signature des spiritualistes des Etats-Unis, de France, de Norvège et de l’Angleterre, et destinée à toutes les revues spirites mondiales, statua que « le Congrès spirite de Genève justement ému de la publication de la brochure sur L’Eucharistie, des controverses qu’elle a suscitées et des fâcheuses interprétations auxquelles elle peut donner lieu en jetant le discrédit sur notre morale et sur nos réunions, tient à dégager la doctrine spirite de toute solidarité avec des théories qu’il réprouve et condamne, et dont il laisse à l’auteur l’entière responsabilité. » La condamnation fut unanime, sauf la FSB représentée par ses délégués Fraikin et Wibin qui s’abstinrent, et Le Clément fut le seul qui vota contre. Suite à sa condamnation, le Chevalier ne se découragea pas, et prit cette déconvenue comme l’œuvre de la clique de mensongistes qui dominaient le monde, « une manœuvre des éléments mystiques cherchant à battre en brèche les principes sincéristes.  »297 Dans une lettre à la presse spirite internationale, il déclara que « le Congrès de Genève n’arrêtera pas l’essor de la Vérité. (…) Ce sera une des plus grandes gloires du spiritisme, dans l’histoire de l’humanité, que d’avoir permis de découvrir ces usages restés mystérieux et inexpliqués depuis les origines du monde jusqu’à ce jour. »298 Il profita de son poste de dirigeant au sein du Bureau international du spiritisme pour s’accaparer toutes les archives et les services de celui-ci, afin de les transférer à son fief anversois, le Bureau permanent d’études des phénomènes spirites.299

Pendant ce temps, le spiritisme belge était littéralement en train d’éclater. L’ancien prêtre Van Geebergen démissionna de son poste à la FSB pour débuter une croisade personnelle contre Le Clément, contre « cette saleté (…) dans le fond et dans la forme. »300 Il publia un questionnaire adressé au Chevalier afin que celui-ci s’expliquât. Cependant, il fut impliqué dans une autre affaire qui ne fit qu’affaiblir encore un plus le spiritisme. Van Geebergen s’accapara le fonds Martha, i.e. la fortune qu’avait léguée une riche spirite belge à la FSB. Il considérait ce fonds comme un legs personnel : « je ne me dessaisirai nullement d’un bien qui est un dépôt sacré, dépôt qu’on veut me forcer à remettre aux mains de certains partisans des théories spermatophagiques au détriment de la masse. »301 En conséquence, il se fit exclure de la FSB par Le Clément qui était encore son président. En août 1913, Le Clément réunit la fédération nationale afin de faire approuver sa brochure. Le comité de la FSB refusa et désavoua son président. Face à ces mensongistes, Le Clément démissionna de son poste de président et Jacques Fraikin prit sa place.302 En novembre 1913, le nouveau président de la FSB Fraikin réunit un congrès extraordinaire à Namur de tous les spirites belges, afin de tenter de reconstituer sur de nouvelles bases la fédération mourante. L’entièreté des spirites voulait un remplacement complait du bureau de la FSB, une éradication du nom de Le Clément et de tous ceux qui lui étaient affiliés « afin d’éteindre tout vestige du passé. »303 La réconciliation eut lieu entre le Fraikin et directeur de la Revue spirite belge, Van Geebergen. Celle-ci et le Courrier spirite belge qui était le journal officiel de la

296 Revue spirite belge, avril 1913, p. 61. 297 Bulletin officiel du bureau international du spiritisme, septembre 1913, p. 1.298 Le Messager, 15 juin 1913, p. 173.299 Bulletin officiel du bureau international du spiritisme, septembre 1913, p. 2.300 Revue spirite belge, août 1913, p. 130.301 VOT, 15 juin 1913, p. 83.302 Revue spirite belge, septembre 1913, p. 83.303 VOT, 15 décembre 1913, p. 178.

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FSB, fusionnèrent sous le titre du Moniteur spirite belge. Néanmoins, Fraikin se brouilla avec la Ligue nationale belge du spiritisme kardéciste des spirites de Charleroi et de Liège dirigée par Henrion et le fils de Charles Fritz, Edouard Fritz. La Ligue n’espérait plus que de voir la « déchéance suprême au milieu de leurs convulsions et de leurs spasmes » de la FSB.304 La désunion était totale, en 1914 la Belgique comptait 44 groupes rattachés à la fédération nationale et 47 groupes dissidents.305

Ostracisé de la FSB et mis à l’anathème, Le Clément fonda son propre mouvement, le mouvement sincériste, pour continuer son œuvre de régénération sociale à travers la divulgation du plus important secret de l’humanité, la spermatophagie. Lorsque la FSB se désintégra, les groupes spirites d’Anvers et de Bruges rompirent avec elle et de « nombreuses individualités des autres milieux du pays se joignirent à ce mouvement d’indignation pour constituer un groupement provisoire des spirites sincéristes belges. » Le mouvement fut rejoint par quelques autres groupes spirites, tels le Progrès spirite de Courcelles, un cercle de Carnières, l’Union spirite liégeoise et les Disciples d’Allan Kardec de Beyne-Heusay. Peu de personnalités spirites emboitèrent la nouvelle vision de l’histoire du Chevalier, parmi elles, Ehlers un théosophe et un membre fondateur de la Ligue kardéciste, Dupont le président du cercle spirite de Tournai et Oscar Reynaert de Bruxelles. Trois groupes furent fondés à Anvers, Liège et Bruxelles.306 Le manifeste sincériste qui fut publié en octobre 1913 reprenait les arguments développés dans l’Eucharistie. Cette fondation marquait « une étape dans le développement de la conscience propre du spiritisme et par conséquent dans l’histoire religieuse de l’humanité. » La spermatophagie avait été enseignée à l’homme par des « causes intelligentes extra-humaines » depuis les temps préhistoriques et était la base de tous les mystères des religions. Par ailleurs, ces êtres intelligents étaient les guides de l’humanité depuis les temps primordiaux. La mission du spiritisme sous Le Clément était de dévoiler au grand jour cette réalité religieuse spermatophagique. Mais cette révélation ne pouvait aller sans une refonte complète de la société, des mœurs et de la morale : « nous pensons qu’une ère de Paix, de Concorde, de Félicité universelles sera la conséquence naturelle du dévoilent de ces Vérités auxquelles le respect des siècles attache un caractère auguste. » Le spiritisme sincériste devait remplacer la domination obscurantiste religieuse basée sur la foi aveugle, par la science, par l’utilisation de tous les instruments de la méthode scientifique : l’observation, l’expérience, le contrôle et le libre examen. L’insistance sur la science permettait une étude rationnelle de la spermatophagie qui était la base de toutes les religions. Ce spiritisme positiviste à la Delanne se basait sur les fondations de la vertu primordiale de Le Clément, la sincérité, vertu qui le différenciait des mensongistes qui gouvernaient en secret et asservissaient les masses. Le salut moral de l’humanité se trouvant dans un grand effort de sincérité, et non dans les religions obsolètes et dénaturées. Le manifeste déboucha en un programme en sept points qui devait régénérer l’humanité de sa situation actuelle décadente : pour la paix religieuse par la divulgation des mystères et l’atténuation du caractère dogmatique de l’enseignement des Eglises ; pour la paix internationale par l’union des nations du monde en une monarchie élective ; pour la paix industrielle par le partage de la direction des entreprises entre le capital, le travail et les pouvoirs publics ; pour la paix sociale en renonçant au luxe ; pour la paix individuelle en protégeant la maternité. A l’instar des spirites, le sincérisme plongeait ses sources dans le christianisme primitif qui devait à terme remplacer le christianisme mensonger institué par l’Eglise.307 Un mois avant que la Première Guerre

304 VOT, décembre 1913, p. 178.305 VOT, 15 mars 1914, p. 35306 Bulletin officiel du bureau international du spiritisme, 1 mars 1914, p. 17-18. Le Clément de Saint-Marcq, L’Eucharistie : étude historique, Imprimerie Populaire, Bruxelles, 1914, p. 5-6.307 Le Sincériste, octobre et novembre 1913, février 1914.

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mondiale n’éclatât, Le Clément fonda la Fédération sincériste.308 En 1914, il y avait donc trois fédérations qui s’affrontaient sur le terrain du spiritisme. Un an après la fin de la guerre, la revue La Vie d’Outre-Tombe reparaissait, et en septembre de la même année la Fédération des groupes belges fut reconstituée sous le titre d’Union belge du spiritualisme moderne. 309

L’influence de Le Clément dans l’ésotérisme occidental

Toutefois, la pensée Le Clément ne fut pas jeter aux gémonies par tous. Selon la revue le Sincériste, la France soutint le mouvement puisqu’elle comptât 1445 abonnés au Cours d’interprétation de la Bible du Chevalier.310 L’Eucharistie fut traduite en espagnol par des spirites uruguayens et fut soutenue du Brésil à l’Espagne.311 Outre les spirites, l’Eucharistie s’attira les faveurs de personnalités éclectiques comme Gabrielle Petit (1860-1952), une anarchiste et féministe française, qui déclara dans le journal qu’elle dirigea de 1904 à 1913, puis à nouveau dans les années trente, la Femme affranchie « je serai heureuse d’envoyer vos brochures aux abonnés de la Femme affranchie, journal que j’ai fondé seule le 1e août 1904. »312 Des abbés vinrent à la rescousse du Chevalier, tel l’ex-abbé Charbonnel, directeur de la revue parisienne La Raison. Le Clément cita, de façon à biaiser le lecteur, l’abbé Petit. Il se prévalut de l’adhésion d’ « un prêtre catholique encore en exercice », en citant une phrase qu’il détachait de son contexte, et appela cela « une confirmation formidable. » Le prêtre en question rectifia directement la manipulation : « la phrase est celle-ci : « votre thèse repose sur une vérité primordiale que vous avez été le premier, à ma connaissance, à signaler au grand public. » Ainsi présentée, la phrase paraît approuver la thèse soutenue. (…) M. de Saint-Marcq fait intervenir un élément humain et moi un élément spirituel (…) de sorte que nous sommes aux antipodes l’un de l’autre. »313 Certains libres-penseurs, i.e. des athées, des agnostiques, des déistes et des rationalistes qui refusaient tout dogmatisme religieux et philosophique ne se fiant qu’à leur raison, soutirent aussi le Chevalier. Ils déclarèrent que l’Eucharistie « est importante au premier chef pour les libres-penseurs qui, comme moi, consacrent tous leurs efforts à arracher leurs concitoyens au fanatisme religieux. »314

Toutefois, son influence la plus durable fut dans deux des plus importants auteurs de l’histoire de la magie sexuelle : Aleister Crowley et Theodor Reuss dirigeant de l’Ordo Templi Orientis (OTO), une organisation qui fut la première à accepter les principes et la Loi de Thelema élaboré par Crowley dans le Book of the Law. Le début de l’OTO est difficile à tracer. L’ordre était originaire d’Allemagne ou d’Autriche vers 1895. Son fondateur était probablement Carl Kellner, un riche industriel autrichien. Reuss succéda à Kellener après sa mort. En 1910, Crowley entra dans l’ordre pour en devenir la figure principale. La première contribution de Crowley fut le développement de la magie sexuelle, bien que le concept fût déjà présent avant lui et qu’il admit que celui-ci lui avait été transmis par Reuss. Peu de choses sont sues sur la magie sexuelle de Reuss. Par contre, pour Crowley la magie sexuelle était l’idée que les liquides biologiques de l’homme et de la femme produits lors de l’acte sexuel pouvaient être énergisés à travers un état particulier de concentration mentale. Pendant l’opération, l’esprit devait rester concentré sur son but matériel ou spirituel. Le mélange du sperme et des sécrétions féminines produisait un élixir, qui était ingéré par le participant ou étalé sur un talisman pour produire l’effet désiré. Toutefois, l’OTO enseigna d’autres formes de magie

308 Le Sincériste, juillet 1914. 309 VOT, 15 novembre 1919, p. 2-3.310 Le Sincériste, février 1913.311 Le Sincériste, juin 1913.312 Madeleine Laude, Gabrielle Petit l’Indomptable, éditions du Monde libertaire, Paris, 2011. 313 Cité par Guénon, L’Erreur spirite, p. 326.314 Le Clément de Saint-Marcq, L’Eucharistie, p. 4-6.

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sexuelle basées sur la pénétration anale ou la masturbation correspondant au degré d’initiation du participant.315

Reuss écrivit en 1914 à Le Clément pour le féliciter de sa publication et lui assura que l’OTO avait les mêmes rites que ceux décrits dans l’Eucharistie : « je vous adresse deux brochures: Oriflammes (sic),316 dans lesquelles vous trouverez que l’Ordre des Templiers Orientaux a la même connaissance comme on trouve dans la brochure Eucharistie. »317 Deux ans auparavant, Reuss avait déclaré dans l’Oriflamme, que son « ordre possède la clef qui ouvre tous les mystères maçonniques et hermétiques : c’est la doctrine de la Magie sexuelle, et cette doctrine explique,, sans rien laisser d’obscur, toutes les énigmes de la nature, toute la symbolique maçonnique, tous les systèmes religieux. »318 Reuss mentionna l’Eucharistie de Clément comme l’une des sources fondamentales de l’enseignement de l’OTO, « un trésor composant l’OTO » à la fin de son Parsifal und das Enthüllte Grals-Geheimnis publié en 1914. Les relations entre les deux personnages n’allèrent pas plus loin, d’après les biographes de Reuss, Howe et Möller, 319 pour la simple et bonne raison que Reuss ne pouvait rien retirer de plus des travaux du Chevalier : « d’une façon générale, avec Le Clément tout semblait entièrement théorique, alors que Reuss voulait développer un système de magie sexuelle réalisable. »320 Il y a de bonnes raisons de penser que l’influence de Le Clément sur Reuss et sur le développement de la magie sexuelle moderne fut « très significative, et a pu au bout du compte être responsable de l’introduction, dans le contexte anglo-saxon, de l’idée de l’ingestion de liquides biologiques. »321 L’argument principal pour l’affirmer étant que ce fut en 1906, la même année que la publication de l’Eucharistie, que Reuss développa l’idée de l’ingestion de fluides sexuels (en premier lieu la semence masculine, mais aussi les sécrétions féminines et le sang menstruel) comme secret ultime de la magie sexuelle. En ce qui concerne Crowley, il ne fit jamais de références directes aux écrits du Chevalier. Crowley faisait référence, non pas à l’ingestion seulement de sperme, mais à un mélange de différents liquides biologiques. Cependant, Crowley dans les années trente essaya de développer une entreprise dans laquelle auraient été vendus des cachets ayant un effet médical miraculeux à cause de la présence de son sperme. Selon Marco Pasi, « il apparaît plausible que Crowley était informé des travaux et du nom de Le Clément, mais il faut aussi noter que, à ma connaissance, le titre et le nom du spirite belge ne sont jamais mentionnés dans les écrits publiés ou non-publiés de Crowley. S’il y eut une influence de Le Clément sur Crowley, ce

315 Sur l’OTO et Crowley, voir : Marco Pasi, « Crowley, Aleister, » in Hanegraaff et al., Dictionary of Gnosis

and Western Esotericism, p. 281-287; Marco Pasi, « Ordo Templi Orientis, » in Hanegraaff et al., Dictionary of Gnosis and Western Esotericism, p. 898-906; Massimo Introvigne, Il cappello del mago: I nuovi movimenti magici, dallo spiritismo al satanismo, Sugarco, Milan, 1990. Sur la magie sexuelle : John Patrick Deveney, Paschal Deverley Randolph: A Nineteenth-Century Black American Spiritualist, Rosicrucian, and Sex Magician, State University of New York Pressn Albany, 1997; Hugh B. Urban, Magia Sexualis: Sex, Magic, and Liberation in Modern Western Esotericism, University of California Press, Berkeley, 2006; Wouter J. Hanegraaff et Jeffrey J. Kripal (eds), Hidden Intercourse: Eros and Sexuality in the History of Western Esotericism, Brill, Leiden, 2008.316 L’Oriflamme était une revue rédigée en allemand, l’organe officiel des divers groupements maçonniques autour de Reuss. 317 Le Sincériste, janvier 1914.318 Guénon, op. cit., p. 324.319

Helmut Möller et Ellic Howe, Merlin Peregrinus: Vom Untergrund des Abendlandes. Neumann, Würzburg Königshausen, 1986, p. 281.320 Cité par p. 394.321 Ibid., p. 396.

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fut une influence indirecte à travers Reuss. »322 L’Occult club de Londres fut aussi grandement impressionné par les thèses spermatophagiques.323

Une autre influence de Le Clément sur la magie sexuelle fut, peut-être, sur Arnold Krumm-Heller (1876-1949). Krumm-Heller avait rencontré Reuss en 1908 à Paris et Crowley dans les années 1930. Il reçut, probablement, une mission pour installer une section de l’OTO en Amérique latine. En 1927, il fonda sa propre organisation, la Fraternitas Rosicruciana Antiqua (FRA), qu’il considérait comme un allié de l’OTO.324 Krumm-Heller voyait le sperme comme mi-fluide et mi-solide. Ce liquide astral était pour lui un médiateur, i.e. un Christ duquel pouvait être conclu que son pouvoir venait de sa moelle épinière et de ses organes génitaux.325

Antoinisme

L’antoinisme est une religion de guérison implantée essentiellement aujourd’hui en France et en Belgique. Louis Antoine (1846-1912) fut son fondateur. Issu d’une famille catholique ouvrière de la région de Mons, il commença à travailler à l’âge de douze ans, puis devint ouvrier métallurgiste. A 24 ans, il s’exila en Allemagne puis à Prague avant de revenir s’installer à Jemeppes-sur-Meuse. Déçu par un prêtre qui ne fournit pas de réponses à ses questions existentielles, il s’initia au spiritisme et fonda un groupe spirite, Les Vignerons du Seigneur, où la guérison occupa une place importante, à l’âge de 42 ans. Ceux-ci, « guérissent les maladies, chassent les démons (mauvais esprit), ressuscitent les morts, s’entretiennent avec les disparus et donnent gratuitement ce qui leur a été donné. »326 Végétalien, son attachement au spiritisme grandit lorsque son fils mourut à l’âge de 20 ans. Les funérailles furent organisées par la Société spirite de Liège. Progressivement, la renommée d’Antoine s’élargit et les visites se multiplièrent. A partir de 1900, ce dernier cessa toute activité professionnelle et agrandit le local où se déroulaient les réunions du groupe. Il se concentra alors entièrement à la guérison des pauvres et des nécessiteux. Il recevait les malades du lundi au vendredi, de sept heures à midi, et consacra ses dimanches aux séances du groupe spirite. En 1900, Antoine soignait entre cinquante et soixante personnes par jour, en 1901, une centaine.327 En 1901 se produisit un événement décisif pour les pratiques thérapeutiques d’Antoine. Celui-ci dut comparaître devant le tribunal correctionnel de Liège pour exercice illégal de la médecine. Antoine donnait « à ses clients une liqueur fabriquée par un pharmacien bruxellois et qui est en vente dans toutes les pharmacies. Il les traite en même temps par le magnétisme. »328 Il fut condamné par le Tribunal correctionnel de Liège à une amende de soixante francs pour exercice «  illégal de l’art de guérir. » Ce n’était pas le premier qui s’était fait condamner puisqu’une guérisseuse liégeoise et un du Hainaut avaient subi le même sort.329 Antoine constituait « une menace pour le corps médical, dont le discours est marqué par le thème de la pléthore et de l’encombrement de la profession, mais il reste l’un de ces guérisseurs qui a contribué à la médicalisation des populations. Ses consultations sont gratuites, il oriente ses patients vers les médecins officiels et donne aux plus démunis l’argent nécessaire pour l’achat de médicaments. Le jugement rendu par le tribunal correctionnel de 322 Ibid., p. 397. Pour une analyse plus approfondie sur les rapports de Le Clément, Reuss et Crowley, ainsi que sur la magie sexuelle, voir les ouvrages de Peter-Robert König, notamment : Der Grosse Theodor Reuss Reader, ARW, Munich, 1997 ; Ein Leben für die Rose, ARW, Munich, 1995.323 Le Sincériste, janvier 1914. 324 Hanegraff, Dictionary of Gnosis, p. 903.325 Peter-Robert König, Ein Leben für die Rose, ARW, Munich, 1995, ouvrage disponible en ligne : http://homepage.hispeed.ch/O.T.O./books/rose.htm326 Régis Dericquebourg, Les antoinistes, Editions Brepols, Tumhout, 1993, p. 15. 327 Ibid., p. 160.328 VOT, 15 janvier 1901, p. 15. 329 VOT, 15 mars 1901, p. 47-48.

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Liège signe, de manière implicite, la reconnaissance du rôle joué par les guérisseurs et l’embarras du corps médical vis-à-vis de la concurrence faite par ces thérapeutes. »330 Comme toutes les médecines populaires, l’antoinisme apportait une réponse intégrale à une série d’insatisfactions somatiques, psychologiques, sociales, spirituelles et surtout existentielles que la médecine officielle était incapable de prendre en charge.331

Suite à sa condamnation, Antoine vira de bord. La lecture de l’ouvrage de Léon Denis, Dans l’invisible, l’amena à reconsidérer ses pratiques thérapeutiques. En 1906, le groupe Les Vignerons du Seigneur fut aboli par Antoine, ce qui marqua sa rupture avec la FSB. Il privilégia la question éthique sur celle de l’expérimentation, abandonna l’évocation des esprits pour se consacrer à la morale, et basa sa méthode de guérison sur la foi et non plus sur toute autre forme matérielle comme les médicaments ou le papier magnétisé : « un seul remède peut guérir l’humanité ; la Foi : c’est de la foi que naît l’amour. »332 En 1909, il se retira de la vie publique pour écrire trois ouvrages333 qui furent à a base de sa doctrine qu’il appela l’enseignement moral puis le nouveau spiritualisme. Ce fut un an plus tard qu’Antoine donna à son mouvement une forme religieuse. Le culte consistait en une  « opération générale » destinée à répandre sur l’auditoire un fluide d’amour et de guérison, il ne recevait plus lui-même les malades.L’antoinisme reposait sur une conception dualiste et idéaliste d’un univers qui était animé par un fluide évoquant le mana des sociétés traditionnelles : « nous baignons dans la vie et dans les fluides comme le poisson dans l’eau. »334 La cosmogonie antoiniste comportait deux mondes, l’un matériel fruit de l’imagination, i.e. de l’intelligence trompeuse, ou monde des Incarnés soumis aux lois de la nature, l’autre spirituel dit le monde des non-incarnés soumis à la loi de Dieu dite loi de conscience, la conscience étant la part divine en l’homme. L’homme avait donc une personnalité double ; il était doté d’un moi conscient, le moi réel, et d’un moi intelligent qui représentait les fonctions intellectuelles, en particulier l’imagination et la perception. Toutes les pensées étaient des fluides qui se répandaient autour de l’homme pour former une atmosphère fluidique, le mal n’était pas réel car il n’avait pas sa place en Dieu, il était une pensée. L’homme souffrait parce qu’il l’imaginait. Cette croyance d’un mal en soi était une erreur fondamentale qui provenait de la perte de la foi au profit du doute, et des fautes, i.e. des actes contraires à la loi de la conscience, commises pendant cette vie ou lors des vies antérieures et dont l’homme s’acquitte en s’imposant des épreuves. Comme l’homme avait perdu la foi et qu’il doutait et qu’il portait le poids des vies antérieures, il était un « animal malade. Le remède à ce mal était la transmission par le guérisseur antoiniste d’un fluide d’amour qui pansait les plaies de l’âme et qui régénérait l’être et restaurait la foi. L’adepte antoiniste apprenait à éloigner le mal grâce à un travail moral qui consistait à distinguer les idées progressives entraînant vers l’immatérialité, des idées régressives amenant vers la matière : « si nos pensées ont été pour notre semblable, agréables ou amères, c’est-à-dire à son avantage ou à son détriment, nous en serons réconfortés ou martyrisés. »335 Cette

330 Anne-Cécile Bégot, « Les Mutations de la représentation du divin au sein d’un groupe à vocation thérapeutique », Archives de sciences sociales des religions, 111, juillet-septembre 2000, p. 3.331 François Laplantine, Anthropologie de la maladie : étude ethnologique de représentations étiologiques et thérapeutiques dans la société occidentale contemporaine, Payot, Paris, 1993, p. 352-389.332 Anonyme, L’enseignement du père c’est l’enseignement du Christ Révélé à cette époque par la foi, pas de lieu d’édition, non daté, p. 27. 333 La Révélation d’Antoine le Généreux et Le Couronnement de l’œuvre révélée en 1909 ; en 1910 Le Développement de l’enseignement du Père. 334 Louis Antoine, Révélation des dix principes de Dieu ; Le Couronnement de l’œuvre révélée, pas de lieu d’édition, non daté, p. 3.335 Anonyme, L’enseignement du père, p. 249.

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analyse des pensées et l’amélioration de la conduite qui devait en résulter faisaient progresser l’homme dans le cycle des incarnations.336 Antoine, qui se faisait appeler le « Père », décéda le 24 juin 1912, après avoir désigné sa femme, surnommée la « Mère », comme héritière spirituelle. . A sa mort, le « Père » avait un peu moins d’un millier de disciples et beaucoup de sympathisants (cent mille personnes saluèrent sa dépouille). Le fondateur de la nouvelle religion avait acquis, aux yeux de ses disciples, une stature de divinité, il était le logos, l’incarnation de la deuxième personne de la Trinité : « non, non, nous ne voulons pas faire d’Antoine le guérisseur un grand seigneur, nous faisons de Lui notre Sauveur, Il est plutôt notre Dieu, parce qu’il ne veut être que notre serviteur »337 Il laissa deux temples en Belgique et 55 salles de lecture (lieu où l’on lisait l’Enseignement sans donner l’opération générale) en France, en Belgique et au Brésil. Actuellement, on compte 32 temples et 44 salles de lectures antoinistes en France, 31 temples en Belgique avec quelques antennes au Brésil, à la Guadeloupe, en Australie, à Monaco, au Luxembourg et au Congo. Le nombre de fidèles est estimé à 10 000 personnes. 338 Les disciples d’Antoine appartenaient à la classe ouvrière : « la grande partie des membres du culte antoiniste se recrutent chez les humbles, cela est vrai et cela doit être, parce que la souffrance cherche le remède »339, d’un niveau intellectuel extrêmement faible. En témoigne cette sœur, qui demandait « pourquoi l’on dit d’un défunt qu’il est mort et d’autres fois qu’il est désincarné. »340

Le nouveau visage que prit à partir de 1906 Antoine, i.e. la transformation d’un groupe spirite en culte autour de son leader divinisé, entérina la fracture entre l’antoinisme et le reste de la mouvance spirite belge, notamment la FSB. Les spirites s’ingérèrent contre le tournant sectaire d’Antoine. En 1910, la FSB déclara « qu’elle n’a rien de commun avec les listes de pétitions qui circulent depuis un certain temps, en vue de faire reconnaître une certaine religion antoiniste par le gouvernement, (…) refusant toute idée d’ériger le spiritisme en culte. »341 Le schisme antoiniste fut la première cause qui divisa le spiritisme, comme le remarqua le président de la FSB Fraikin en 1914, avec la séparation de la fédération de Charleroi en 1909 de la fédération nationale, puis la querelle avec les théosophes et enfin « la fameuse brochure de l’Eucharistie. »342 Il rajouta que « l’antoinisme, pour des raisons peu avouables, refusa toujours de marcher avec nous. »343 Le Clément considéra l’antoinisme comme une tige parasitaire venue sur l’arbre sain et fort du spiritisme. Antoine, au lieu de poursuivre une 336 Régis Dericquebourg, « Comment les thérapies religieuses sont-elles plausibles ?, » Politica Hermetica, « Esotérisme et guérison, » n°18, L’Age d’Homme, Paris, 2004, p. 11- 25, citation p. 14-15.337 Antoine, op. cit., p. 7.338 Patrick Sbalchiero, Dictionnaire des miracles et de l’extraordinaire, Fayard, Paris, 2002, p. 42-44. Sur le mouvement antoiniste et Antoine, voir : Pierre Debouxthay, Antoine le guérisseur et l’Antoinisme, Gothier, Liège, 1934 ; Robert Vivier, Délivrez-nous du mal, Editions Grasset, Paris, 1936 ; Régis Dericquebourg,  Religions de guérison. Antoinisme, Science Chrétienne, Scientologie, Cerf, Paris, 1988 ; Régis Dericquebourg, Les antoinistes, Editions Brepols, Tumhout, 1993 ; Alfonso Geraldo Vincente, L’évolution des sectes, analyse sociologique, le cas de l’Antoinisme, reprints n°4 du Centre de recherches socioreligieuse, Louvain, 1967. Sur les différentes interprétations concernant cette thérapie religieuse, voir : Régis Dericquebourg, « La thérapie spirituelle antoiniste, » in Syzygy, Center for Academic Publication, Standford University Branch, Hiver-printemps 1993 ; Régis Dericquebourg, « Comment les thérapies religieuses sont-elles plausibles ?, » Politica Hermetica, « Esotérisme et guérison, » n°18, L’Age d’Homme, Paris, 2004, p. 11- 25 ; Anne-Cécile Begot, « Science Chrétienne et Antoinisme, » Socio-anthropologie, n°2,1997 ; Anne-Cécile Bégot, « Les Mutations de la représentation du divin au sein d’un groupe à vocation thérapeutique », Archives de sciences sociales des religions, 111, juillet-septembre 2000 ; Anne-Cécile Bégot, La construction d’une efficacité thérapeutique : perspective sociologique, le cas de la Science chrétienne et de l’antoinisme, Thèse de sociologie, E.P.H.E, 1998. 339 L’Unitif, septembre 1912, p. 11.340 L’Unitif, octobre 1911, p. 5341 Revue spirite belge, juin 1910, p. 201.342 VOT, 15 janvier 1914, p. 4.343 Guénon, L’Erreur spirite, p. 349.

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démarche rationnelle et scientifique, préféra devenir le chef personnel d’un mouvement de croyances, endoctrinant son entourage et inventant une doctrine.344

Le spiritisme et la science.

Louise Lateau naquit le 29 janvier 1850 à Bois-d’Haine, près de Charleroi. Cadette d’une famille ouvrière, d’un père orphelin et d’une mère illettrée, Lateau connut dès son plus jeune âge la faim et l’indigence. En 1866, la région liégeoise fut touchée par une épidémie de choléra et aida, à la demande du curé, à enterrer les morts. Deux ans plus tard, elle commença à produire ses premiers stigmates en perdant du sang du côté gauche de sa poitrine. A partir de juillet 1868, elle entrait en extase pendant plusieurs heures tous les vendredis. L’ensemble de ces manifestations se reproduisit désormais jusqu’à sa mort en 1883, pendant quinze ans. Lateau déclencha une énorme popularité pour son cas en Belgique mais aussi de l’étranger. Médecins, docteurs et prêtres, tous vinrent lui rendre visite. Certains jours sa demeure était prise d’assaut par la foule, qui se disputait chaque centimètre pour être à côté d’elle. Les expériences de Lateau reflétaient le monde surnaturel dans lequel vivait la population. Elle était l’une parmi tant d’autres, des nombreuses expériences du sacré du XIXe siècle à côté des apparitions de Lourdes ou des possessions démoniaques. La stigmatisée déclencha l’intérêt du monde scientifique et ecclésiastique belge. En 1870, deux ans après le début des faits, une centaine de médecins étaient venus la voir. En 1868, l’évêque de Louvain, Mgr Labis, mit sur pied une commission pour enquêter sur le phénomène, composée de sommités ecclésiastiques et médicales. Celle-ci était dirigée par Ferdinand Lefebvre, professeur de pathologie et de thérapeutique à l’université catholique de Louvain et membre de l’Académie royale de médecine. Rudolf Virchow, un médecin pathologiste et homme politique allemand de renommée internationale considéré comme l’un des fondateurs de l’anatomie pathologique moderne, nia tous les faits en bloc. Lateau n’était pour lui qu’une supercherie. Le docteur carolorégien Hubert Boëns développa une théorie originale pour expliquer les stigmates : ils étaient dus à l’imagination de la jeune Lateau. Pour le docteur Warlomont, membre titulaire de l’Académie royale de médecine de Belgique, la jeune stigmatisée souffrait d’une névrose, ses extases présentant des similitudes avec la catalepsie et l’hystérie.345 Nestor Charbonnier, un médecin de Bruxelles, lut son mémoire sur Lateau à l’Académie royale de médecine initiant une discussion qui dura seize mois entre les membres de l’académie au sujet de la réalité des phénomènes. Selon lui, la cause des expériences mystiques était le jeune.346

Les catholiques membres de la commission d’enquête qui visitèrent la stigmatisée eurent des réactions totalement opposées à celles de leurs homologues universitaires. Les catholiques en Belgique en lutte avec les libéraux sur le plan politique faisaient face à un déclin dans les pratiques religieuses : « pour contrer cet élan, le clergé belge commença à encourager les nouveaux pèlerinages et fit revivre les anciens. Lateau fut sans aucun doute une tentative pour inspirer la population belge avec un sentiment religieux plus important. Sa dévotion, son humilité, ses stigmates et ses extases étaient potentiellement utiles au clergé (…) pour inspirer de nouveaux croyants et ranimer la foi. »347 Ferdinand Lefebvre entreprit des examens rigoureux pour établir si les épisodes d’extase et de stigmates pouvaient être expliqués en termes médicaux, ou si cela était une simple fraude. Il publia des comptes rendus détaillés de ses observations. Lefebvre se trouva incapable d’expliquer ces phénomènes et déclara en 1876 344 Revue spirite belge, avril 1912, p. 97-98.345 Luc Courtois, Foi, gestes et institutions religieuses aux 19e et 20e siècles, Centre d'histoire des religions, Louvain-la-Neuve , 1991, p. 119-123.346 Sofie Lachapelle, « Between Miracle and Sickness: Louise Lateau and the Experience of Stigmata and Ecstasy », Configurations, Volume 12, n° 1, Hiver 2004, p. 77-105, citation p. 94.347 Lachapelle, « Between Miracle and Sickness, » p. 87.

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« je ne connais pas d’interprétation scientifique des faits de Bois-d’Haine. »348 Un autre catholique, le Français Antoine Imbert-Gourbeyre, professeur à l’école de médecine de Clermont-Ferrant, impressionné par les stigmates de Lateau, débuta une étude sur ces phénomènes afin de défendre les stigmates et les miracles sur une base scientifique. En 1873, il publia Les stigmatisées, qui eut un énorme succès en France.349

Pendant ce temps, les débats faisaient toujours rages au sein de l’Académie royale. Finalement, le 9 octobre 1875, après de longues discussions, l’académie rendit son verdict : ils étaient physiologiques par nature. Boëns écrivit : « j’espère que ce sera le dernier mot d’une science compromise et d’une vérité offensée par la plus stupide et la plus intolérable mystification que le fanatisme a jamais inspiré. »350 Après des mois de débats, l’académie abandonna le sujet sans consensus et sans conclusion clairement définis. 

Joseph Delbœuf (1831-11893) naquit à Liège et fut docteur en philosophie en 1855, et trois ans plus tard, docteur en sciences physiques et mathématiques. Il fut au XIXe siècle l’un des plus importants personnages de la psychologie scientifique. Son nom fut associé aux fondateurs de cette science, tels Weber, Fechner, Helmholtz ou Hering. En 1860, il publia une critique des postulats de géométrie euclidienne, dont quelque trente ans plus tard, dans son propre essai sur les fondements de la géométrie, le jeune Bertrand Russel loua les mérites. Il cherchait à construire une logique qui fût algorithmique, grâce à un système de notations capable de la rattacher à l’arithmétique et à l’algèbre. A l’université de Gand, où il enseigna de 1863 à 1866, il se concentra principalement sur la psychologie expérimentale.351 Dans cette université, il rencontra un autre savant célèbre à l’époque pour ses travaux dans le domaine de la vision, Joseph Plateau (1801-1883). Il semblerait que ce fût la rencontre avec ce physicien de renom qui l'incita à se diriger vers l'étude de la perception. Plateau l'aida d'ailleurs à publier ses premiers travaux sur les illusions d'optique dans les Bulletins de l'Académie Royale de Belgique. Sa contribution principale dans le domaine de la psychologie expérimentale, fut sur l’illusion optico-géométrique qui porte son nom, les cercles concentriques de Delbœuf.352 Il développa aussi des recherches dans le champ de la psychophysique fechnerienne, où il défendit la partie fondamentale de l’œuvre de Fechner, à savoir la loi logarithmique.353 Dès les années 1860, Delbœuf s’intéressa au cas Lateau. Il rentra en conflit avec Ferdinand Lefebvre de l’Université catholique de Louvain. Dans un article dans Le Journal de Liège en 1869, ne doutant pas de la réalité des phénomènes, il pensait que les travaux de Lefebvre manquaient de rigueur scientifique à cause de son penchant catholique. Il invoqua l’hypothèse de deux grandes influences : celle du passé sur le présent et celle du moral sur le physique. Pour expliquer les stigmates et les saignements, il fallait tenir compte d’une imagination surexcitée dans un organisme affaibli par une anorexie croissante, des douleurs névralgiques et des crachements de sang. Il se demanda s’il n’eût pas été possible de briser la régularité hebdomadaire de ces stigmates en trompant la fille, les scientifiques auraient alors pu voir si l’organisme physique était soumis à une organisation mentale.354

348 Courtois, op. cit., p. 124.349 Lachapelle, « Between Miracle and Sickness, » p. 93350 Ibid., p. 100.351 François Duyckaerts, Joseph Delbœuf, philosophe et hypnotiseur, Empêcheurs de Penser en Rond, Paris, 1993, p. 10-13.352 Serge Nicolas, « Joseph Delbœuf on Visual Illusions: A Historical Sketch », The American Journal of Psychology, vol 108, n° 4, Hiver 1995, p. 563-574.353 Serge Nicolas et Ludovic Ferrand, La psychologie moderne : Textes fondateurs du XIXe s. avec commentaires, Editions de Boeck Université, Bruxelles, 2003, p. 172-180.354 Joseph Delbœuf, Le sommeil et les rêves. Le magnétisme animal. Quelques considérations sur la psychologie de l’hypnotisme, Fayard, Paris, 1993, p. 378-401.

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En 1866, il revint dans sa ville natale où il fut nommé chargé de cours à l’Université de Liège, puis en 1869 comme professeur en philologie. Sa nomination marqua un tournant dans sa carrière. A partir de cette époque, il se concentra à l’étude de thèmes très variés tels la philologie, la philosophie, les mathématiques, la psychologie et surtout à la fin de sa vie à l’hypnotisme. Il s’intéressa à partir des années 1850 au thème du magnétisme et s'était depuis tenu au courant des publications concernant celui-ci. Bien que n’étant pas spirite, il collabora occasionnellement à la revue spirite liégeoise Le Messager.355 Ses recherches sur la mémoire et les rêves, débouchèrent sur son ouvrage Le sommeil et les rêves entraînant Delbœuf à s’intéresser à l’hypnose, son livre le plus connu qui fut et abondamment cité par Freud. Considérant le sommeil et les rêves dans leurs rapports avec les théories de la certitude et de la mémoire, il y expliquait que les rêves provenaient des éléments de la veille restés pendant le sommeil, mais qu’ils pouvaient être rappelés au réveil s’ils trouvaient un point d’attache dans la réalité. Il en concluait qu’il devait être facile à un magnétiseur de faire se remémorer à ses sujets les rêves qu’il leur avait inspirés et fait jouer pendant le sommeil hypnotique.356 Intéressé par les recherches d’Alfred Binet et de Charles Féré, qui semblaient montrer que les perceptions et les actions pouvaient être transférées d'un côté du corps à l'autre à l'aide d’aimants, il rendit visite en 1885 au neurologue Jean-Martin Charcot directeur de l’Ecole de la Salpêtrière à Paris. Celle-ci fut à la base du renouveau de l’étude de l’hypnotisme, connue précédemment sous le nom de magnétisme, permettant de réhabiliter cette science dans le monde académique. Charcot était connu pour avoir donné une nouvelle définition au terme d’hystérie. Celle-ci était, selon lui, une maladie débouchant sur une multitude de symptômes comportementaux. L’origine de l’hystérie était un dysfonctionnement du système nerveux ayant lui-même des conséquences psychiques. La Salpêtrière sous l’autorité de Charcot commença à analyser toutes les expériences religieuses selon une grille de lecture pathologique : « vers les années 1880, (…) le groupe autour de Charcot devint convaincu du caractère pathologique de toutes les formes de dévotion religieuse. (…) Les médecins de la Salpêtrière commencèrent à expliquer, non seulement les cas de possessions contemporaines, mais aussi anciennes, et d’autres manifestations tangibles de la foi en invoquant la caractérisation de l’hystérie par Charcot. »357 Charcot utilisa l’hypnose en tant que méthode expérimentale afin d’étudier et d’interpréter les symptômes de ses patients. Ses travaux débouchèrent sur une nouvelle vision des phénomènes hystériques, Charcot ne considérant plus les malades hystériques comme des simulatrices, et admettant, à la fin de sa vie, que les hommes aussi pouvaient être touchés par l’hystérie.358

A Paris, Delboeuf aurait pu y rencontrer Sigmund Freud qui, depuis la mi-octobre 1885, se perfectionnait dans le service de Charcot. Cependant, il semblerait qu'à la mi-décembre Freud n'était pas à Paris puisqu'il avait rejoint sa fiancée pour les fêtes de fin d'année. 359 Delbœuf laissa de cette période une description vivante des passes hypnotiques de Charcot et de ses collaborateurs, Binet et Féré, dans un écrit intitulé, Une visite à la Salpêtrière, d’abord publié sous forme d’articles dans la Revue de Belgique puis sous la forme d’un ouvrage.360 Dans les mois qui suivirent sa visite à la Salpêtrière, Delbœuf commença des expériences d’hypnotisme sur ses deux domestiques. Trois ans plus tard, il avait hypnotisé plus de 100

355 Le Messager, 1 septembre 1896, p. 1.356Joseph Delbœuf, Le sommeil et les rêves considérés principalement dans leurs rapports avec les théories de la certitude et de la mémoire, Félix Alcan, Paris, 1885.357 Lachapelle, p. 61-62. 358 Léon Chertok et Isabelle Stengers, Le cœur et la raison. L'hypnose en question de Lavoisier à Lacan, Payot, Paris, 1989, p. 41-42.359 François Duyckaerts,, « Les références de Freud à Delboeuf, » Revue Internationale d'Histoire de la Psychanalyse, 6, 1993, p. 231-250.360 L’écrit est reproduit dans : Serge Nicolas, « L'école de la Salpêtrière en 1885 », Psychologie et Histoire, 2000, Vol. 1, 165-207.

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sujets, des hommes et des femmes de tout âge, de toutes les classes et aux caractères les plus divers. Pour lui, loin de causer des indispositions, l’hypnotisme avait coutume de produire des impressions de calme et de bien-être, la possibilité de rendre un somnambule criminel étant faible.361

Grâce à ses publications, Delboeuf se fit rapidement un nom et des amis dans le monde des universitaires européens, partisans du somnambulisme provoqué. Il s’éloigna de plus en plus de l’école de Charcot pour rejoindre celle de Nancy, l’école qui fut la rivale dans le débat sur l’hypnotisme à celle de la Salpêtrière. Ambroise-Auguste Liébeault362 (1823-1904), le fondateur de l’Ecole de Nancy, s’intéressa au magnétisme animal suite à la lecture du Rapport Husson, réalisé à la demande de l’Académie de médecine de Paris en 1831, qui avait affirmé l’existence du magnétisme et déclara que, comme agent thérapeutique, il devait trouver sa place dans le cadre des connaissances médicales. Il fut bientôt rejoint par Hippolyte Bernheim (1840-1919) qui se convertit aux idées de Liébeault en 1882. Mais une querelle opposa les deux écoles qui fut au cœur de tous les débats sur la nature de l’hypnose. Charcot soutint que l’hypnose était un état pathologique spécifique qui était propre aux hystériques, tandis que les partisans de Bernheim voyaient dans l’hypnose un simple sommeil produit par la suggestion et susceptible d’application thérapeutiques.363

Supportant le point de vue de Bernheim et de l’Ecole de Nancy sur l’hypnotisme, celle-ci entraîna Delbœuf dans une lutte politico-scientifique en 1888 contre Thiriar, un collègue de l’Université de Bruxelles, médecin, professeur de Chirurgie et d’ophtalmologie, membre de la Chambre des représentants, qui voulait réglementer cette pratique par des mesures répressives. Une commission fut mise sur pied en janvier 1888 en vue d’étudier « les dangers des représentations publique de l’hypnotisme. »364 Popularisé par les magnétiseurs de théâtre, notamment Donato, l’hypnotisme fascinait le public belge. Comme dans les autres pays d’Europe, l’Etat voulut en réglementer l’exercice en l’interdisant dans les représentations publiques et en en réservant le monopole aux médecins. Les débats tournèrent autour des séances des magnétiseurs Donato, Hansen, qui initia Liégeois au magnétisme,365 et Léon, qui, à partir, de 1875 faisaient des tournées en Belgique. Delbœuf leur témoigna un soutien sans faille, contre la persécution de l’Académie royale de médecine qui voulait interdire ces séances. Le développement et l’affinement des procédures hypnotiques étaient la conséquence des amateurs non médecins : « comme je les ai appelés dans mon discours académique ; voilà ceux qui ont ouvert les yeux des savants les plus aveuglés par la prévention, vaincu la défiance des plus sceptiques, des Charcot, des Beaunis et des Bernheim. »366 Lors d’une tournée de Donato à Liège, Delbœuf et son collègue le professeur Nuel, un membre de l’Académie de médecine de Belgique, firent une séance privée avec Donato magnétisant sa femme. Ils en conclurent que la femme du magnétiseur devait exécuter par la transmission de pensée.367 Il affirma l’innocuité des représentations publiques face aux membres de l’académie qui affirmait « les suites fâcheuses que (les manœuvres hypnotiques) entraînent quelquefois, » entraînant des états d’hystérie ou d’épilepsie. Pour Delbœuf, « de pareils accidents ne seront nullement évités par l’interdiction des séances publiques, » et il fallait

361 Le Messager, 15 mars 1888, p. 336. Sur les travaux d’hypnose de Delbœuf, voir : André Leblanc, « Thirteen Days: Joseph Delboeuf versus Pierre Janet on the Nature of Hynotic Suggestions, » Journal of the History of Behavioral Sciences, 40, 2004, p. 123-147 ; André Leblanc, On Hypnosis, Simulation, and Faith: Post-Hypnotic Suggestion in France, 1884–1896, National Library of Canada, Ottawa, 2000.362 D’après Le Messager, ce fut le magnétiseur belge Adolphe Longpretz, membre fondateur du journal liégeois, qui convainquit Liébeault de l’efficacité d’une telle méthode : Le Messager, 1 juillet 1904, p. 1.363 364 Le Messager, 1 septembre 1888, p. 33.365 Le Messager, 15 octobre 1888, p. 62.366 Le Messager, 1 juin 1888, p. 372.367 Le Messager, 1 mai 1888, p. 360.

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encourager les séances publiques pour que la foule puisse être au courant des dangers que représentait l’hypnotisme, et plaida pour une pratique de l’hypnose libre et responsable, le diplôme médical ne constituant pas pour lui une garantie ni une compétence.368 Il réfuta l’idée que l’obéissance à l’hypnotiseur pût conduire à des crimes : « les craintes à cet égard sont absolument chimériques. Autant vaut craindre d’être tué un jour par la chute d’un bolide. »369

En septembre 1888, la commission instituée par Thiriar rendit un jugement défavorable envers l’hypnotisme.370 L’académie royale de médecine redoubla alors ses efforts pour interdire les représentations publiques d’hypnotisme et la réprimer. Elle vota à l’unanimité un vœu pour obtenir cette législature. Trois griefs motivaient sa décision : « 1° Les expériences peuvent nuire aux sujets sur lesquels on opère ; 2° elles peuvent nuire aux spectateurs nerveux, les phénomènes de l’espèce étant contagieux, comme l’expérience l’a révélé, bien avant que l’hypnotisme eût son nom ; 3° la personne hypnotisée peut tomber dans la puissance de l’hypnotiseur et même de tiers, de façon à pouvoir être incitée, malgré sa volonté à commettre tout espèce d’actes répréhensibles. »371 Les plaidoyers de Delboeuf, Bernheim et Liébeault ne furent pas pris en compte par l’assemblée.372 Le projet de loi fut déposé par le gouvernement le 15 avril 1890 à la Chambre. Delboeuf revint sur le devant de la scène. Il reconnaissait que l’idéal, pour un hypnotiseur, était d’être médecin, mais à condition qu’il fût avant tout compétent en psychologie et en hypnotisme. Il considéra comme allant de soi que le magnétiseur non médecin ne prescrivît pas de remède.373 Pendant ce temps, le premier Congrès international de l’hypnotisme expérimental et thérapeutique qui se déroula à Paris en 1889, consacra l’emprise de la médecine sur le terrain de l’hypnotisme. Avec la participation de Charcot, Charles Richet et du docteur Lombroso, le congrès aborda le sujet d’interdire les séances publiques d’hypnotisme. Son avocat fur le docteur Ladame, neurologue à l’Université de Genève, qui dans un vif plaidoyer déclara que « l’hypnotisme libre, c’est la clinique des maladies mentales transportée sur les tréteaux pour amuser et divertir le public. Les représentations des magnétiseurs sont-elles autre chose que l’étalage des symptômes de la folie et des grandes névroses. »374 Un conflit s’engagea alors entre Ladame et Delboeuf, qui, selon le premier, « insinu(ait) que les médecins veulent le monopole de l’hypnotisme, pour opérer dans l’ombre à l’abri de leur diplôme, en vue d’intérêts que l’on n’avoue pas. »375 Cette vive polémique fut reproduite sans le Magnétiseurs et médecins du scientifique liégeois. Il défendit face à Ladame, le magnétiseur belge Donato. D’un conflit Ladame-Delbœuf, il devint un procès Ladame-Donato. La volonté d’interdire les magnétiseurs publics était un procès intenté à la liberté, « un procès plus général, le seul réel, celui de la science libre et progressive contre la science patentée et conservatrice. »376

A partir d’octobre 1890, le procès des magnétiseurs de Braine-le-Château débuta. Ce n’était pas la première fois que des magnétiseurs se faisaient poursuivre pour exercice illégal de la médecine, l’année précédente une même affaire avait eu lieu. Les frères Vandevoir comparèrent devant la Cour d’appel de Bruxelles pour cause d’escroquerie : « Sylvain Vandevoir (…) se faisait endormir par son frère ou son beau-frère, indiquait alors la maladie des personnes qui se confiaient à ses soins, ainsi que le traitement qu’il convenait de suivre. 368 Le Messager, 15 septembre 1888, p. 44-45. 369Texte établi par Psychanalyse-paris.com à partir de l’ouvrage de Joseph Delboeuf, Le Magnétisme Animal - À propos d'une visite à l'école de Nancy, Félix Alcan, Paris, 1889.370 Le Messager, 1 septembre 1888, p. 34 ; Joseph Delboeuf, L’Hypnotisme devant les chambres législatives belges, Alcan, Paris, 1892.371 Le Messager, 1 mars 1889, p. 132-133.372 Le Messager, 1 février 1889, p. 120.373 Duyckaerts, Joseph Delbœuf, p. 29-30.374 Edgar Bérillon (dir), Comptes rendus : Premier congrès international de l’hypnotisme expérimental et thérapeutique, tenu à l’Hôtel-Dieu de Paris du 8 au 12 août 1889, O. Doin, Paris, 1889, p. 30.375 Ibid., p. 33.376 Joseph Delboeuf, Magnétiseurs et médecins, Buenos Books International, Paris, 2008, p. 122.

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Le malade laissait sur la table la somme qui lui plaisait. » Ils traitèrent une centaine de clients, avant que le professeur Marsouin de l’Université catholique de Louvain, à la demande du parquet de Bruxelles, examinât les prévenus et conclut à la simulation du sommeil et au fait que les médicaments prescrits étaient soit des placebos, soit délétères pour la santé. Delboeuf, Bernheim, Liébeault et Liégeois de l’Ecole de Nancy se joignirent au procès pour défendre la sincérité des accusés. Malgré leurs plaidoyers, les frères Vandevoir furent écroués.377

Le projet de loi pour l’interdiction publique du magnétisme, déposé en 1890, fut débattu, après consultation d’une commission, à partir de décembre 1891. Le public devait être interdit d’assister au spectacle magnétique, cette pratique devant être seulement réservée au corps médical. Après quelques légers amendements, le texte fut adopté en mai 1892. Dans les années qui suivirent, le sol belge vit la multiplication des procès contre les magnétiseurs pour cause de pratique illégale de la médecine, par exemple la condamnation deux ans plus tard d’une jeune liégeoise.378 Le procès d’Antoine le guérisseur en 1901 étant celui qui fit le plus de bruit.379 Lors d’une séance à Charleroi par Donato, des commissaires de police étaient présents afin de surveiller si la loi était respectée.380

Le Clément et les médecins

Le Clément passionnait par sa fondation d’une religion basée sur la science voulut engager une active collaboration entre le monde scientifique et le monde spirite. Dès la formation de la FSB, les spirites belges voulurent passer un nouveau cap. Ils multiplièrent les appels soit au monde scientifique, soit au gouvernement pour que le spiritisme porteur d’une nouvelle science et d’une nouvelle religion fût reconnu et qu’il mît fin au conflit existant entre la religion et la science. En 1905, ils adressèrent à la Législature belge un texte la priant « d’instituer une commission d’enquête scientifique chargée de vérifier l’exactitude des phénomènes spirites et d’en faire rapport aux deux Chambres. » La proposition ne fut pas examinée. Loin d’être découragés, les spirites adressèrent quatre ans plus tard au Congrès catholique de Malines dirigé par le cardinal Mercier, une lettre. Comme la question de l‘enseignement était le sujet principal du congrès, ils se permirent de demander à Mercier d’inclure dans l’ordre du jour une discussion sur le spiritisme et l’éducation. Cette demande fut tout simplement ignorée par les catholiques.381

Suite au Congrès spirite national de 1911 qui se déroula à Charleroi, la FSB envoya à tous les médecins belges une circulaire leur enjoignant de s’intéresser au spiritisme comme moyen de guérison : « nos devons attirer votre attention sur les précieuses, et nouvelles ressources qu’offrent pour l’art médical les procédés et les facultés révélés par la pratique du spiritisme. » La fédération insista notamment sur l’utilisation des médiums voyants, qui avaient la faculté de décrire l’état des viscères des patients, et des médiums guérisseurs, soulageant les malades par simples attouchements ou par le regard.382

Le spiritisme avait déjà attiré quelques rares personnalités scientifiques. Le professeur de physique Hubeau de l’Ecole Industrielle de Jumet organisa une conférence sur le spiritisme moderne dans une école moyenne à Charleroi : « le spiritisme sous ses formes actuelles est constitué de phénomènes physiques et psychobiologiques d’une nature absolument spéciale et qui n’ont d’équivalents d’aucune sorte dans les conditions ordinaires de la nature cosmique. C’est la manifestation d’une activité d’ordre surnaturel ou extranaturel. »383

377 Le Messager, 1 décembre 1890, p. 84-85 ; 15 décembre 1890, p. 89-91 ; 1 juin 1891, p. 180-181.378 Le Messager, 15 décembre 1894, p. 94-95.379 Le Messager, 15 mars 1901, p. 139-141 ; 1 mars 1901, p. 132-133.380 VOT, 15 janvier 1896, p. 302.381 Le Messager, 15 octobre 1909, p. 42.382 Revue spirite belge, mai 1912, p. 153-155. 383 Revue spirite belge, avril 1907, p. 50-52.

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En juin 1912 la collaboration entre spirites et médecins s’accentua. La FSB étudiait l’organisation de clinique où, avec le concours de l’Université de médecine, les malades auraient été traités suivant les méthodes psychiques.384 Plusieurs réponses étaient parvenues depuis la diffusion de la circulaire, et des expériences débutèrent à l’Institut de thérapie annexé à l’Université de Gand sous la houlette de Jean-François Heymans, un ami personnel de Charles Richet, professeur de pharmacologie et recteur de l’université. Il avait fondé l’Institut de pharmacologie et thérapie J. F. Heymans, dans lequel son fils, Corneille, toxicologue et pharmacolgue qui fut lauréat du prix Nobel de physiologie ou médecine de 1938, travailla. Il organisa dans son laboratoire des expériences avec une médium voyante. Cette première expérience fut peu concluante. Certaines déclarations du médium étaient exactes, mais elles étaient en si petit nombre que Heymans n’établit pas de statistiques. Malgré l’échec, les expériences continuèrent à l’Université de Gand.385 En octobre 1912, le journal hebdomadaire médical liégeois, sous la direction du docteur Dejace, le Scalpel, répondit à la l’appel de la FSB. Pour le journal, le but était de créer des cliniques où des pseudo-médiums couverts par des charlatans diplômés auraient pu faire une « ample moisson d’honoraires au détriment d’une clientèle trop crédule. » Ce dédain ne fut pas suivi par l’ensemble du corps médical. Le docteur Dubois-Trépagne de Liège objecta dans une lettre à la FSB : « je tiens à vous faire savoir que tous les médecins n’ont pas interprété votre invitation dans le sens mesquin et intéressé du Scalpel. Je n’ai cessé de m’intéresser aux sciences occultes. Dejace préfère sortir des stupidités que d’étudier scientifiquement le spiritisme, » pour lui ce n’était pas un esprit scientifique.386

Suite au schisme que provoqua l’Eucharistie et la constitution du mouvement sincériste, Le Clément continua à susciter le monde scientifique belge à étudier le spiritisme. Apparemment, ses thèses spermatophagiques ne nuisirent pas à sa réputation dans la vie publique. En effet, il réussit à convaincre le docteur Léon Wauthy. Le Clément mit à disposition du docteur un médium guérisseur pour soigner un malade. Après des débuts encourageants, l’état du malade ne s’améliora pas et il mourut. Devant cet échec, Wauthy conclut que l’action du médium avait eu peu de résultats, mais qu’après l’intervention de celui-ci, les violentes douleurs dont était victime le patient ne revinrent plus.387 Un an plus tard, en 1914, Le Clément mit sur pied un projet afin de créer un mouvement d’études expérimentales des phénomènes psychiques. Il reçut la réponse favorable de Marcel Monnier, directeur du laboratoire de chimie à l’Institut de Biologie de Liège. Celui-ci déclara que ce projet était un véritable avancement pour le progrès scientifique : « circonscrire le domaine de la science à l’examen des seuls phénomènes de la matière laisse une lacune très regrettable dans les connaissances humaines. » Il continua son plaidoyer en faveur d’une approche holistique, se borner à l’étude seule de la matière était insuffisante pour comprendre l’univers : « la science véritable ne doit pas se cantonner dans un matérialisme étroit et de parti-pris ; le savant ne doit pas examiner uniquement les phénomènes qui répondent à des idées philosophiques préconçues, mais il faut qu’il examine les faits tels qu’ils se présentent quelles que soient les conclusions finales. » Fort de ce soutien, Le Clément institua une Commission médico-spirite composée de six docteurs belges388 et du magnétiseur Labrousse diplômé de l’Ecole pratique de Massage et de Magnétisme. Celle-ci avait été fondée en 1893 par Hector Durville (1849-1923) qui avait prit la tête du Journal du Magnétisme créé par le Baron du Potet en 1845. A l’unanimité, ils votèrent la création d’un organe périodique destiné à vulgariser parmi les médecins la connaissance des faits de spiritisme et des guérisons, intitulé le Journal médical des sciences

384 Revue spirite belge, juin 1912, p. 180-181.385 Bulletin officiel du bureau international du spiritisme, 1 décembre 1912, p. 14-15.386 Revue spirite belge, octobre 1912, p. 290.387 Le Sincériste, décembre 1913.388 Le comité était composé des docteurs : Clara de Bruxelles, Eenens de Hal, Riflart de Malome, Rowart de Braine-le-Château et Wauthy de Gerpines.

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métaphysique et métapsychique et de leurs applications à la psychothérapie. Cette revue devait paraître à partir d’août 1914, et être diffusée à 1000 exemplaires gratuitement pendant un an aux revues spirites et aux publications médicales, ainsi qu’aux médecins belges.389

Sociologie et géographie du mouvement spirite

Après avoir été un jeu de société pour les bourgeois et les aristocrates avec les phénomènes des tables tournantes à partir de 1853, le spiritisme prit son ampleur dans le prolétariat. Lors d’un voyage dans le temple du spiritisme français à Lyon en 1862, Kardec nota que même si le spiritisme y recrutait dans toutes les classes, « c’est surtout dans la classe ouvrière qu’il s’est propagé avec le plus de rapidité, et cela n’est pas étonnant ; cette classe étant celle qui souffre le plus, elle se tourne du côté où elle trouve le plus de consolations.  »390 Lynn Sharp analyse le mouvement spirite comme une « nouvelle religion urbaine. »391 Le mouvement toucha exclusivement les grands centres urbains industrialisés avec leurs proches banlieues. Deux villes industrielles se détachaient comme des centres du spiritisme belge : la première Liège, la seconde Charleroi.En classant par niveau de développement les grandes puissances industrielles du monde, Paul Bairoch situa la Belgique au deuxième rang de la hiérarchie. Les difficultés qui avaient marqué la fin des années 1840 avec la fin provisoire de la période de croissance qui avait caractérisé la Belgique depuis les années 1830, les mauvaise récoltes, la crise de l’industrie rurale en Flandre, la crise financière qui toucha de plein fouet la Société Générale de Belgique, l’une des plus grandes banques que le sol belge ait connue, fondée par Guillaume Ier d’Orange en 1822, s’estompèrent, et le nouvel Etat pu renouer avec la croissance. Karl Marx surnomma la Belgique « le paradis du libéralisme continental. » La poursuite du programme de construction ferroviaire en Belgique mais aussi le développement du réseau à l’étrange constitua pendant près de vingt ans l’un des moteurs du développement économique de la Belgique. L’indice du développement des chemins de fer était de 30 en 1860, 60 en 1881 et 88 en 1900, alors qu’en France il était, pour ces mêmes années, de 18, 44 et 77. La croissance de houille passa de 12 millions de tonnes en 1860 à 21 millions en 1910. La croissance de la sidérurgie wallonne fut essentiellement localisée à côté des charbonnages de Charleroi et du bassin de Liège, non loin des minières de l’Entre-Sambre-et-Meuse et des Ardennes. Ce développement industriel entraîna de vastes mouvements de population : en Wallonie, 7000 ouvriers travaillaient dans la sidérurgie en 1847, 28 000 25 ans plus tard. Charleroi et Liège rayonnaient par leur production sidérurgique avec la Société de la Vieille-Montagne et le groupe sidérurgique Cockerill-Sambre. Ces progrès industriels furent huit fois plus rapides que dans le reste de l’Europe. De 1846 à 1913, la fortune nationale belge quintupla.392 En 1860, les masses d’ouvriers qui peuplaient les bassins industriels vivaient dans un état lamentable : « insuffisamment payés pour faire vivre décemment leur famille, astreints à des journées de travail de 12 à 14 heures, obligés de parcourir à pied la distance souvent très longue qui séparait le domicile de l’usine, livrés presque sans protection à l’arbitraire patronal, aux risques de la maladie et des accidents, privés du droit de vote aux élections, les prolétaires n’avaient même pas le droit de s’unir dans une action quelconque. »393 Ce fut dans ce terreau que le spiritisme belge prit naissance. A l’instar de la France, le spiritisme belge se singularisait par son origine prolétarienne, a contrario du spiritualisme anglo-saxon beaucoup plus bourgeois et aristocrate : « il s‘agit (…)

389 Le Sincériste, juillet 1914.390 Revue spirite, octobre 1861, p. 290. 391 Sharp, «Fighting for the afterlife.»392 Serge Jaumain, Industrialisation et sociétés, 1830-197 : la Belgique, Ellipses-Marketing, Paris, 1998, p. 25.393 Georges-Henri Dumont, La vie quotidienne en Belgique sous le règne de Léopold II, 1865-1909, Le Cri, Bruxelles, 1996, p. 101.

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d’un phénomène qui concerne surtout la petite bourgeoisie, les artisans et les ouvriers. Quelques groupes saillants émergent, comme les militaires (la troupe plus que les officiers), les médecins homéopathes (…), les instituteurs, (…) les canuts lyonnais ou les ouvriers des chemins de fer. »394 Selon Sharp, la majorité des adhérents aurait été des petits bourgeois, alors qu’une ville comme Lyon était composée majoritairement de spirites ouvriers.395 Néanmoins, la différence belge avec le spiritisme français fut que celui-ci toucha presque exclusivement la classe ouvrière, la petite bourgeoisie, les artisans et les autres classes sociales étant pratiquement absents. Les références laconiques trouvées dans les revues spirites belges font état que, à la fois une bonne part des dirigeants et les adhérents, provenaient du prolétariat. En témoigne une déclaration de Martin directeur du Moniteur spirite et magnétique : « il y a quarante ans que nous vivons au milieu des ouvriers, en contact habituel avec eux, ouvriers nous-mêmes. » Les spirites carolorégiens étaient « tous ou presque tous mineurs, comme ceux du pays de Liège, et qui depuis quinze ans reçoivent chaque mois et plus souvent encore nos instructions et nos encouragements. » 396 Charles Fritz déclara : « à Charleroi point de plaintes au sujet d’une pénurie de médiums. Comme tous les pays houillers, le bassin de Charleroi est bien favorisé sous ce rapport. »397 Le clérical Pays de Liège commenta : « le spiritisme (…) sévit avec fureur dans le centre du Hainaut. Il y a des sections dans toutes ou presque les localités importantes. »398 Ou encore : « la clientèle des spirites se compose exclusivement d’ouvriers. Les adeptes se recrutent principalement parmi les socialistes et même dans les travailleurs affiliés aux sociétés de libres-penseurs. »399 Léon Denis lors d’une visite en Belgique narra la composition sociale des adhérents : « C'est un spectacle réconfortant, par exemple, que de voir tous les dimanches affluer à Jumet, de tous les points du bassin de Charleroi, de nombreuses familles de mineurs spirites. »400 La composition sociale des spirites ne changea guère puisqu’au Congrès de 1905 de la FSB, un spirite se plaignit que « les livres spirites français sont inabordables pour la bourse des prolétaires belges. »401 Cependant, d’après les informations lacunaires sur la profession des dirigeants spirites, il semblerait que ceux-ci venaient de la petite bourgeoisie. Ils devaient posséder un bagage culturel et intellectuel minimum, ne serait-ce que pour traduire les articles des revues spirites étrangères. Le comité de la FSB en 1905 se composait, entre autres, d’un quincailler, d’un ophtalmologue, de deux gérants d’entreprises, d’un rentier et d’un industriel.402 Par ailleurs, l’origine sociale des spirites était parfois reprochée par les têtes du mouvement qui se plaignaient du manque de sérieux des séances, se déroulant majoritairement dans un environnement familial. En Belgique, la condition de la classe ouvrière était l’une des plus catastrophiques de l’Europe occidentale industrialisée. La grande plaie était le travail des femmes et des enfants. Sur les 883 095 femmes actives en 1865, plus de 82% étaient de simples ouvrières ; la population féminine des mines se chiffrait à plus de 13 000 et atteignit 17 549 en 1880. Environ 10 000 enfants et d’adolescents travaillaient dans les mines wallonnes dans un environnement totalement délétère pour leur santé. Presque toutes les industries employaient des enfants de moins de seize ans, et l’alcoolisme faisait des ravages épouvantables, le combat contre l’alcoolisme qui était pour un groupe du bassin de Charleroi

394 Guillaume Cuchet, « Le retour des esprits, ou la naissance du spiritisme sous le Second Empire, » Revue d’histoire moderne et contemporaine, n° 54-2, 2007, p. 74-90, citation p. 88.395 Sharp, p. 54.396 Le Moniteur spirite et magnétique, 15 février 1993, p. 27.397 Le Moniteur spirite et magnétique, 15 avril 1890, p. 195.398 Le Messager, 15 avril 1890, p. 157.399 Le Messager, 15 avril 1890 p. 180.400 Denis, Christianisme et spiritisme, p. 119.401 Congrès de 1905, p. 34. 402 Revue spirite belge, 1 novembre 1912, p. 320.

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sa principale préoccupation. Dans ces conditions, l’instruction et l’éducation des enfants ouvriers ne dépassaient pas un niveau très élémentaire. Insalubrité et rigueur du travail, malnutrition furent autant de facteurs qui expliquaient la mortalité élevée parmi la classe ouvrière.403

Un parallèle est à dresser entre le cas du centre spirite français qu’était Lyon et ceux de Liège et de Charleroi. Comme l’a analysé Régis Ladou, « le spiritisme populaire serait un phénomène lié à l’urbanisation, c’est-à-dire à l’exode rural et au développement de l’industrie. Arraché aux différents groupes où il trouvait sa sécurité, l’homme devient grand consommateur de magie. »404 La révolution industrielle belge entraîna une explosion démographique. De 1831 à 1900, la population de Charleroi augmenta de 417 %. Roux, Jumet, Marchienne au Pont, Courcelles, i.e. les communes qui entouraient Charleroi, atteignirent en 1900 une densité supérieure à 1000 habitants par km².405 Ces populations déracinées venaient pour la plupart de la Flandre agricole. Suite à la période de crise agraire qui la frappa de 1846 à 1850, avec une augmentation substantielle de la mortalité, les survivants émigrèrent massivement. La Flandre perdit entre 1845 et 1850, 14 000 habitants. Mais la grande saignée des provinces flamandes eut lieu dans la seconde moitié du XIXe siècle aux USA, dans le Nord de la France et avec une émigration vers les régions agricoles et industrielles wallonnes très importante. A la fin du siècle, environ 30 000 Flamands émigraient saisonnièrement en Wallonie et dans le Nord de la France pour travailler. 406 Christine Bergé commente sur la situation lyonnaise qui était comparable : « on imagine mal cette effervescence, et le désarroi de ces gens dont l’identité et désormais plus que fragile. Le sentiment d’une mort symbolique de soi, pour tous ceux qui viennent d’ailleurs, a-t-il entraîné la recherche de nouvelles formes de sociabilité ? »407

Cette masse de désœuvrés arrivait dans un terreau révolutionnaire. En 1865, la première section de l’Association internationale des travailleurs fut créée à Bruxelles, suivie un an plus tard par celle de Liège et de sections locales à Verviers en 1868. Ces premiers regroupements d’ouvriers furent possibles par la suppression de l’interdiction des coalitions ouvrières par la loi du 31 mai 1866. La même année, le bassin liégeois fut marqué par de violentes émeutes ouvrières qui se répandirent comme une trainée de poudre jusque dans le Hainaut et le Tournaisis. Les entreprises furent saccagées, et vingt ouvriers tombèrent sous le feu de la troupe. La récession frappa la métallurgie et le charbonnage de Charleroi en 1867 et l’ensemble de la région industrielle un an plus tard. Des conflits de classe violents éclatèrent à Charleroi en 1867 et 1868, à Liège et dans le Borinage en 1869. Ces soulèvements furent réprimés dans le sang. Dans le même temps, les militants de l’Internationale tinrent plusieurs centaines de meetings pour donner un contenu politique à la révolte sociale et pousser les ouvriers à s’organiser et à créer des caisses de résistance et de coopératives. 1869 marqua le sommet de l’AIT en Wallonie, elle comptait environ 10 000 membres répartis principalement dans les bassins liégeois et carolorégiens.408 La Wallonie vit les premières traces du syndicalisme à Liège et dans le Borinage. Les premières sociétés mutualistes naquirent en 1851. Outre les mutualités, les modes d’action ouvriers s’articulaient autour des coopératives et plus tard du syndicalisme socialiste wallon, à différencier du syndicalisme chrétien qui se développa en Flandre. Le mouvement coopératif contribua à maintenir les prix, à forger ne

403 Dumont, La vie quotidienne, p. 101-102.404 Régis Ladou, Le spiritisme, p. 54.405 Claude Desama et Michel Oris, Dix essais sur la démographie urbaine de la Wallonie au 19e s, p. 31.406 Witte, Histoire de Flandre, p. 192. 407 Christine Bergé, L’au-delà et les lyonnais, p. 87.408 Hasquin, La Wallonie, le pays et les hommes, p. 171. La présence de l’AIT s’essouffla après 1872 en Wallonie et le mouvement ouvrier opta pour Pierre-Joseph Proudhon et Mikhaïl Bakounine plutôt que pour Karl Marx.

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solidarité entre travailleurs, et à générer les bénéfices qui étaient partagés ou réinvestis dans l’action ouvrière, notamment par la construction de maisons du peuple. Le spiritisme avait toujours été proche des milieux socialistes. La théorie de la réincarnation avant Kardec, avait été partagée par la majorité des socialistes utopiques, fouriéristes ou saint-simoniens. Le philosophe Jean Reynaud et le socialiste Eugène Sue avaient tous deux construit une pensée mêlant pluralité des existences, immortalité de l’âme et la survivance de celle-ci à travers le cycle réincarnationnel. Comme le remarquent Marion Aubrée et François Laplantine, « les adeptes d’Allan Kardec et les partisans des révolutions sociales (…) ne sont pas le haut par rapport au bas, le ciel par rapport à la terre. Car un même combat les anime, un projet identique les unit. Il faut comprendre ensemble le spiritisme et le socialisme, comme le dedans et le dehors, la doctrine et la cheville ouvrière. » Socialistes devenus spirites, socialo-spirites ou spirites ne se réclamant pas du socialisme, « tous travaillent de concert à l’affranchissement des opprimés, tous luttent pour l’amélioration des conditions de vie de la classe ouvrière. »409 La matrice socialiste et ouvrière de la Wallonie représentée par les syndicats et par le Parti ouvrier Belge (POB) fondé en 1885, s’accordait parfaitement avec les velléités de régénération sociale pacifique du spiritisme. Le POB dominé par les groupes ouvriers de Bruxelles et des Flandres n’utilisa jamais à des fins révolutionnaires cette force vive et bouillonnante issue des charbonnages, des usines et des fabriques. Par la création de coopératives, des sociétés de secours mutuels, de syndicats, par un important effort pour accroître le niveau d’instruction, le POB visait surtout à organiser la classe ouvrière à la structurer pour en faire une force cohérente. Il se concentrait à gagner les suffrages, plutôt qu’à tenter de prendre le pouvoir par une guerre des classes. Cette stratégie le mena à adopter une tactique d’alliance avec l’aile progressive du Parti libéral.410 Le POB, à l’instar des syndicats, « s’est toujours montré prêt à accepter les solutions de compromis, à l’écoute de toutes les propositions susceptibles de régler « pacifiquement » les conflits. »411 Comme l’analyse Bergé pour la masse ouvrière lyonnaise, Kardec en notant que la progression du spiritisme touchée nettement le monde ouvrier, parlait de cette frange visant non pas à un changement politique et social violent, mais à une pacification d’essence libérale avec une philosophie non belliqueuse. Le spiritisme offrait « un appui non violent au socialisme, »412 et sous une rhétorique anticléricale, de négation des peines éternelles catholiques et l’assurance de vies meilleures, proposait des atouts favorables à son extension. Il voulut participer à l’allégement des peines du prolétariat en promouvant la solidarité mutuelle en soutenant des bibliothèques, des caisses de secours, des collectes, des dispensaires, des maisons de retraites ou des crèches. Par ailleurs, des rapprochements furent tentés entre « ces deux grandes forces progressives de l’époque actuelle, loin (d’être) ennemies et opposées l’une à l’autre, (…) considérées comme poursuivant le même but. »413 Même si les deux idéologies se ressemblaient, elles n’en étaient pas moins différentes. En 1909, une conférence spirite fut organisée dans un local d’une société socialiste anversoise afin de réaliser une tentative de rapprochement. Les spirites furent rejetés.414 Pour les socialistes, le changement sociétal se faisait grâce à une action politique révolutionnaire, tandis que pour les spirites, celui-ci se faisait grâce au changement intérieur de l’individu qui amenait, après que tous les individus aient traversé une transformation ontologique, le renouvellement de la société. La doctrine de soumission face à la terreur de l’histoire était un autre écueil, i.e. que les prolétaires étaient responsables de leur incarnation et ne devaient en aucun cas se révolter contre celle-ci, « vos souffrances sont la

409 Marion Aubrée et François Laplantine, p. 71-73.410 Robert A. Dahl, p. 156.411 Hasquin, La Wallonie, p. 188. 412 Christine Bergé, L’au-delà et les lyonnais, p. 88-91.413 Le Messager, 15 juillet 1898, p. 15.414 Revue spirite belge, avril 1910, p. 158.

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résultante du passé. »415 « En comprenant le spiritisme, les réincarnations diverses, le malheureux finit par comprendre qu’il doit prendre patience : qu’il ne doit pas chercher à se venger sur ses frères d’une situation et d’un état de société qu’il a aidé à créer dans une existence précédente, » titrait une revue spirite face aux révoltes ouvrières.416 Cette conception se retrouvait dans les mouvements qui se revendiquaient de la doctrine sociale de l’Eglise. Ainsi le paternalisme charitable de la Société de Saint Vincent de Paul de Frédéric Ozanam voulait alléger les souffrances des pauvres, mais maintenait et confortait l’ordre social existant. Une autre cause fut qu’à partir de la violence de la guerre franco-prussienne, les spirites « interprètent alors la violence comme un facteur de rupture qui ouvre plus grande la voie aux esprits en permettant aux hommes d’entendre leurs messages et donc de progresser plus vite. Aucune parole de révolte encore moins d’appel à la révolution, ne se fait jour. »417 Cette inflexion fut renforcée par Léon Denis qui insista sur l’expiation de ses fautes par la souffrance et la douleur, de leur compréhension, en éliminant toutes les revendications sociales et politiques. Il fulminait contre les socialistes, les communistes, les matérialistes, les libéraux qui ne pouvaient apporter aucun changement : « parmi les systèmes préconisés par les socialistes pour amener une organisation pratique du travail et une sage répartition des biens matériels, les plus connus sont la coopération, l'association ouvrière ; il en est même qui vont jusqu'au communisme. Jusqu'ici, l'application partielle de ces systèmes n'a produit chez nous que de maigres résultats. (…) Les systèmes succèdent aux systèmes, les institutions font place aux institutions, mais l'homme reste malheureux, parce qu'il reste mauvais. La cause du mal est en nous, dans nos passions, dans nos erreurs. C'est là ce qu'il faut changer. Pour améliorer la société, il faut améliorer l'individu. »418 Une injonction suivie à la lettre par les spirites belges. En réponse à un journal spirite et libéral de Liège dénommé Le Flambeau, qui s’ingérait conte l’inaction en matière politique et sociale des spirites, Le Moniteur de Bruxelles répondit qu’ « au nom de l’immense majorité des spirites de la Belgique, (nous protestons) contre les tendances révolutionnaires que vous affichez. » Le nouvel ordre social voulu par les spirites devait se réaliser par des moyens légaux, en respectant les institutions sociales.419 En sus, ils déclarèrent que les spirites étaient étrangers « à tout ce qui touche aux questions brulantes de la politique (…) il s’est renfermé et se renfermera toujours dans l’élucidation de celles qui intéressent la philosophe, la morale et la science spirite, »420 « pas de politique ! Tel doit être notre dernier mot en spiritisme. »421

En plus du socle catholique conservateur très fort qui empêcha tout nouveau mouvement religieux de prendre assise en Flandre, celle-ci resta pour toute la seconde moitié du XIXe siècle rurale, tandis que sa compagne wallonne conquérait une place de premier plan parmi les nations européennes industrialisées. Alors que la Wallonie vivait la mécanisation du filage du lin et le tissage des toiles, la Flandre resta au filage non-mécanique, ce qui causa la mort de son industrie rurale. Au milieu du XIXe siècle, la Flandre comptait seulement trois villes de plus de 50 000 habitants et seulement neuf d’environ 20 000. A la fin du XIXe siècle, elle était encore l’une des régions d’Europe les moins urbanisées. Le grand propriétaire terrien continuait de régenter la vie sociale et politique. L’Eglise qui trouvait sa puissance dans sa suprématie rurale, fit tout pour conserver cet état qui était à la base de l’influence du Christelijke Volkspartij, le Parti populaire chrétien ou CVP. Les Flamands étaient dominés

415 VOT, 15 juin 1899, p. 86. 416 VOT, 15 avril 1895, p. 149. 417 Nicole Edelman, « Spiritisme et politique, » Revue d’histoire du XIXe siècle, 28, 2004, p. 149-161.418 Léon Denis, Après la mort, Centre spirite lyonnais, Edition en ligne, p. 159.419 Le Moniteur spirite et magnétique, 15 février 1993, p. 35.420 Le Moniteur spirite et magnétique, 15 janvier 1893, p. 1.421 Le Moniteur spirite et magnétique, 15 août 1894, p. 127.

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par la structure autoritaire du village, soumis au baron et au curé. La persistance de la prédominance rurale « eut comme conséquence le maintien des vieilles traditions sociales et politiques, ainsi que des structures mentales qui demeurèrent encore longtemps solidement enracinées. »422 Ceci expliquait pourquoi, à l’instar du libéralisme et du socialisme, le spiritisme ne s’implanta que très peu en Flandre, bien que le socialisme et le spiritisme, à l’exemple de Gand qui fut la pionnière dans l’organisation du socialisme et de la Revue spirite d’Anvers, fussent originaires de Flandre. Les revues spirites ne firent mention d’aucun groupe dans les campagnes flamandes. Seuls les deux bassins industriels, Gand avec son textile et Anvers avec son grand commerce, qui avaient toutes les deux un penchant socialiste et libéral, furent touchés par les idées kardécistes. Gand fut la première ville industrielle belge à édifier une boulangerie coopérative, Vooruit, qui devint le noyau du socialisme gantois et qui fut imitée partout en Belgique. Avec Anvers, Gand fut à l’origine de la fondation du Parti ouvrier belge en 1885. Il apparaît donc clairement que le spiritisme belge fut essentiellement urbain. La capitale actuelle de la Wallonie, Namur, qui n’était que peu industrialisée ne fut pas touchée par le spiritisme, mis à part quelques groupes qui vivotèrent. Néanmoins, il faut nuancer l’analyse puisque les deux autres villes industrielles wallonnes derrière Charleroi et Liège, Tournai et Mons, furent elles-mêmes à l’abri du kardécisme, alors qu’elles offraient un potentiel, bien que moindre comparé aux deux premières, pour une pénétration du spiritisme. En 1905, la FSB lança une vaste propagande dans les villes ou le spiritisme était peu connu, à côté de Gand, Bruges et Louvain, figuraient Mons et Tournai.423

Une autre cause de la non prolifération du spiritisme était que la Flandre, au contraire de la Wallonie, ne connut par de concentrations ouvrières massives, numériquement puissantes. Et là où il y avait des concentrations, d’autres facteurs venaient entraver l’union des ouvriers : « à Anvers, par exemple, où les échauffourées journalières pour le pain et les équipes changeantes (…) développaient une sorte d’égoïsme de clan. Par ailleurs, le tiers des travailleurs du port étaient des navetteurs, ce qui ne contribuait guère à renforcer la solidarité. »424 Le spiritisme ne trouva pas le substrat de solidarité dont il avait besoin pour s’implanter. Face à une population catholique conservatrice, rurale et individualiste, il n’y avait tout simplement pas de point d’accroche pour la régénération sociale que promettait la nouvelle religion.

Les facteurs de l’expansion du spiritisme en Belgique.

Selon Oscar Henrion, le spiritisme belge s’étendit à partir de 1866 à Liège avant de toucher toutes les autres parties de la Belgique. 1866 correspondait à l’épidémie de choléra qui toucha Liège. Il n’est pas inintéressant de suivre les épidémies qui touchèrent l’Europe et de les croiser avec la montée et le déclin du spiritisme, pour la simple et bonne raison que le rapport à la mort était très important pour le spiritisme. Kardec, lui-même, admettait que deux spirites sur trois venaient à sa doctrine pour cause de deuils compliqués. Le choléra était une maladie qui heurta sévèrement les pauvres, peu importe la zone géographique où il frappa, il accéléra les tensions sociales et les conflits de classes, il mit sous pression l’efficacité et la résilience des infrastructures étatiques, il exposa sans ambages les défauts politiques, économiques et sociaux, il inspira des rumeurs, des suspicions, une augmentation de la ferveur religieuse dans la population, ainsi que des romans et des travaux artistiques. L’historien britannique Asa Briggs insiste judicieusement sur le fait qu’« une histoire du choléra au XIXe siècle est bien plus qu’un exercice d’épidémiologie médicale (…) c’est un chapitre important et négligé de

422 Els Witte, Histoire de Flandre, p. 182.423 VOT, 15 janvier 1905, p. 2.424 Els Witte, Histoire de Flandre, p. 217.

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l’histoire sociale. »425Avant d’analyser s’il y a des corrélations significatives entre ces deux phénomènes, un bref résumé des conceptions de la mort au XIXe siècle s’impose. A la base de l’évolution pluriséculaire du schéma dégagé par Philippe Ariès et précisé par Michel Vovelle, qui fait passer de la mort familière et acceptée au Moyen Age à la mort interdite et refoulée d’aujourd’hui, se situait l’attitude ancienne et traditionnelle qui perdura pratiquement jusqu’à nos jours de la mort acceptée, ritualisée sans dramatisation que résumait la formule, « nous mourrons tous. » Cette attitude s’accompagnait d’une familiarité avec le monde des morts signifiée par le rôle de lieu public joué par l’église et le cimetière. Jusqu’à la fin du XVIIe siècle le voisinage des cimetières et le spectacle des charniers ne gênaient pas les vivants. Dès les XIe et XIIe siècles, une personnalisation de la mort eut lieu ce qui donna à l’heure du trépas un sens dramatique nouveau, i.e. le moment du jugement individuel où le destin était scellé. Une prise de conscience et une individualisation de la mort furent orchestrées par les prédicateurs qui débouchèrent sur « le grand cérémonial » qui se déroulait autour du lit du mourant ; ce qu’Ariès nomma « la mort de soi. » A partir du XVIIIe siècle jusqu’au XIXe siècle, le climat se modifia, la dramatisation s’intensifia mais s’appliqua à la mort de l’autre dont le regret et le souvenir empreints d’affectivité s’exprimaient dans le culte des cimetières et des tombeaux, ce qu’Ariès appela le culte des morts. Des cimetières qui furent déplacés à la périphérie des villes, au lieu du centre, l’homme de l’époque invoquant non seulement la salubrité publique mais aussi la dignité des morts : ceux-ci ne devaient plus empoisonner la vie des vivants, mais les vivants devaient leur témoigner respect et vénération.426 Ariès, dans ses études déterminantes sur l’homme et la mort, fit peu de cas sur l’influence des épidémies dans les représentations que l’homme avait de sa fin. Il lui consacra seulement quelques lignes pour déboucher sur la conclusion que l’apparition des représentations macabres et la Grande peste n’avaient pas de corrélations entre elles.427

Pourtant comme l’analyse Françoise Hildesheimer, « à travers le prisme de l’épidémie, c’est la société tout entière qui se révèle ; par ses réactions sont manifestées ses valeurs et ses croyances. L’idée de l’égalité des individus devant la mort, signifiée par les représentations des danses macabres, est ainsi revisitée et bien souvent réduite à l’état de leurre.  »428 Comme le remarquent de plus en plus d’historiens, les épidémies ont joué un rôle important dans l’histoire européenne moderne et contemporaine. Les épidémies de peste, de variole et de choléra au XIXe siècle affligèrent les sociétés pour une durée courte et occasionnelle ; mais quand elles le firent ce fut avec la force de catastrophes naturelles qui laissèrent des traumatismes profonds dans la population en tuant énormément de personnes dans une aire géographique relativement limitée en très peu de temps. Les sociétés européennes évoluèrent dans un environnement où la mort et la maladie étaient courantes, mais les stratégies de coping429 de la population étaient peu efficaces face à l’arrivée violente d’une épidémie. En sus, a contrario des catastrophes naturelles qui frappaient aveuglément, les épidémies étaient

425 Asa Briggs, « Cholera and Society in the Nineteenth Century, » Past and Present, n° 19, avril 1961, p. 76-96. Je ne dispose pas de données et d’une chronologie suffisamment précises pour dresser des corrélations entre l’apparition du spiritisme et les épidémies de choléra dans les autres villes de la Belgique, ni pour les épidémies antérieures ; par conséquent, je n’étudierai que le cas liégeois à partir de 1866. 426 Philippe Ariès, L’homme devant la mort, Seuil, Paris, 1977 ; Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident du Moyen Age à nos jours, Seuil, Paris, 1975 ; Ariès, Images de l’homme devant la mort, Seuil, Paris, 1983 ; Michel Vovelle, La mort et l’Occident de 1300 à nos jours, Gallimard, Paris, 1983 ; Vovelle, L’heure du grand passage, Chronique de la mort, Gallimard, Paris, 1993.427 Ariès, L’homme devant la mort, p. 126.428Françoise Hildesheimer, Fléaux et société : de la Grande Peste au choléra, XIVe-XIXe siècle, Hachette, Paris, 1993, p. 5.429 A distinguer du mécanisme de défense, utilisé ici dans le sens donné par Richard Lazarus i.e. l'ensemble des efforts cognitifs et comportementaux toujours changeants que déploie l'individu pour répondre à des demandes internes et/ou externes spécifiques, évaluées comme très fortes et dépassant ses ressources adaptatives : Richard Lazarus et al., Stress, Appraisal and Coping, Springer, New York, 1984, p. 141.

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influencées par les facteurs sociaux et politiques et affectaient différemment les classes sociales et les sexes. De ce fait, elles entrainaient des réponses différentes selon les classes sociales, et des théories opposées pour savoir qui étaient les responsables, entrainant ainsi des tensions sociales, des conflits violents et même des révoltes ou des révolutions.430 Six épidémies de choléra frappèrent l’Europe au cours du XIXe siècle. La Belgique fut touchée par la deuxième (1826-1841), la troisième (1852-1860) et la quatrième (1863-1875) épidémie de choléra qui ravagèrent les populations de l’Asie à l’Europe. La quatrième qui frappa Liège, Anvers, Bruxelles et Gand fut l’une des plus étendues de toutes. En 1863, le choléra débuta dans la région du Bengale et s’étendit à travers l’Inde. A la différence des pandémies précédentes, le choléra ne suivit pas les routes traditionnelles à travers l’Afghanistan et l’Iran jusqu’aux ports de la mer Caspienne pour toucher l’Europe. Il fut apporté par les pèlerins musulmans qui allèrent à la Mecque. De là, l’épidémie se répandit massivement dans tout le Moyen-Orient à partir de 1865. D’Alexandrie, la maladie fut transportée en Egypte, puis dans la majorité des ports méditerranéens. La France fut attaquée à partir de septembre 1865, avant que le Luxembourg, le Portugal, l’Espagne et l’Allemagne ne connussent les premières traces de l’épidémie. Après une brève accalmie durant l’hiver 1865-1866, le choléra reprit de la vigueur début 1866 et toucha l’entièreté du continent. 90 000 personnes moururent en Russie, l’Allemagne compta les pertes les plus importantes avec 115 000 décès rien que pour la Prusse, l’Australie avec 80 000 morts, la Hongrie 30 000, les Pays-Bas 20 000 et la Belgique 30 000.431 Liège fut la ville belge qui souffrit le plus, avec une perte de 25 % de sa population, tandis que pour Anvers, Bruxelles et Gand les pertes avoisinèrent les 20 %.432

Le choléra était une épidémie qui touchait la classe ouvrière et les déshérités. A Liège, les hommes furent les principales victimes, la classe ouvrière, majoritairement les mineurs, les travailleurs du bâtiment et la métallurgie succombèrent massivement.433 Tous les commentateurs contemporains partageaient l’opinion que le choléra affecta les pauvres plutôt que les riches. Les premiers qui écrivirent sur le choléra réitéraient la croyance bourgeoise que la faute des ravages de l’épidémie vînt de la nature non-civilisée des alcooliques, des mendiants ou des vagabonds, en résumé des masses appauvries.434 A travers le siècle et les différentes épidémies de choléra qui touchèrent l’Europe les pêcheurs, les marins, les travailleurs industriels furent ceux qui souffrirent le plus. Une analyse des victimes d’Aix-en-Provence durant l’épidémie de 1835 a montré que les ouvriers, les paysans, les mendiants, les artisans furent frappés par le choléra dans une proportion supérieure à celle de toutes les autres classes.435 Dans le département de la Seine-et-Oise pendant l’épidémie de 1832, les artisans et les ouvriers représentaient 70 % des morts du choléra.436 Beaucoup plus intéressante est la question de la réaction de la population face à l’épidémie, comme le soulignent Rollet et Souriac, « les réactions des habitants en face de ce véritable fléau sont autant de questions qui apparaissent essentielles à la compréhension d’un aspect très important de l’histoire de l’homme, à savoir son attitude face à la mort. »437 Le choléra rejoignait l’imaginaire terrifiant de la peste, malgré son impact démographique limité en

430 Paul Slack, The Impact of Plague in Tudor and Stuart England, Clarendon Press, London, 1985, p. 3-7; Roderick E McGrew, « The First Cholera Epidemic and Social History, » Bulletin of the History of Medicine, 24, 1960, p. 61-73; Charles Rosenberg, « Cholera in Nineteenth-Century Europe: A Tool for Social and Economic Analysis, » Comparatives Studies in Society and History, 8, 1965-1966, p. 452-463.431 Encyclopedia of Plague and Pestilence, p. 17. 432 Dix essais sur la démographie urbaine de la Wallonie, p. 273. 433 Ibid., p. 282. 434 Epidemics and ideas essays, p. 128.435 Daniel Panzac, « Aix-en-Provence et le choléra en 1835, » Annales du Midi, 86, 1974, p. 419-444.436 Catherine Rollet et Agnès Souriac, « Le choléra de 1832 en Seine-et-Oise, » Annales E.S.C, 29, 1974, p. 935-965. 437 Ibid.

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comparaison à celle-ci ; il était dévastateur sur le plan local, mais sans grande incidence au niveau national.438 Charles E. Rosenberg a étudié extensivement les épidémies de choléra aux Etats-Unis en 1832, 1849 et 1866. Pour le clergé, « l’homme avait enfreint les lois de Dieu, et le choléra était un jugement inévitable et indéniable. »439 L’épidémie de choléra était la résultante d’un péché et à cause de ce péché, Dieu envoya une punition. L’ignorance et le manque d’éducation suscitèrent les masses à croire que l’épidémie venait de Dieu, puisque le corps médical était incapable de trouver une explication à sa soudaine irruption et encore moins d’établir un plan médical permettant de circonscrire son avancée. Les Américains crurent que les noirs avaient répandu la maladie.440 Même si les résonances millénaristes et eschatologiques des temps de la peste furent absentes au XIXe siècle, les poussées cholériques s’imposaient comme des tests de cohésion des sociétés européennes qu’elles assaillaient. Dans son étude sur le choléra en Grande-Bretagne en 1832, l’historien Michael Durey note que celui-ci, « perturbait le fonctionnement normal de la société, et apportait à la surface les antagonismes sociaux latents. »441 Richard J. Evans pose de très judicieuses questions sur l’impact du choléra sur les sociétés européennes au XIXe siècle : « est-ce que les épidémies de choléra ont joué un impact sur les soulèvements politiques au XIXe siècle, par exemple, les révolutions de 1830 et de 1848 ? (…) Si le choléra ne fut pas la cause de révolutions politiques, a-t-il apporté des révolutions administratives ou sanitaires. »442

L’ouvrage commun de Jean-Pierre Bardet démontre de quelle manière la maladie a réveillait l’ensemble des tensions et des clivages sociaux existants. La coïncidence de l’explosion épidémique et des périodes de crise politique, en France après la révolution de juillet et en Europe en 1848-1849, le constat de l’inégalité sociale devant le fléau et la mort, la méfiance des populations tant à l’égard des autorités que du corps médical impuissant à identifier la nature du mal et incapable de proposer des thérapeutiques efficaces, créèrent un environnement favorable aux émotions populaires.443 Aucune maladie du XIXe siècle n’a pu être « comparée à l’impact émotionnel immédiat »444 du choléra. En face de ce choc épidémique, de cette horreur absolue, « on avait là toutes les conditions d’un déséquilibre psychique profond, capable de conduire aux extrémités de la folie. » Dans ces conditions, l’émotivité et la prédominance de l’affectif et de l’irrationnel sur le raisonnement n’étaient qu’exacerbées et entretenaient cette psychologie des populations du XIXe siècle : « l’épidémie donne prétexte à de folles rumeurs, des récits terrifiants et incontrôlés, des paniques collectives, une violence spécifique et des accusations sans fondement. »445 Pendant l’épidémie de choléra en 1832 en Seine-et-Oise, la terreur frappa les habitants. Terreur qui se manifesta sous des formes diverses, tantôt la fuite, tantôt la recherche d’un bouc émissaire, tantôt la méfiance totale envers tout médecin et tout médicament qui était la concrétisation de la méfiance entre classes sociales.446

En Belgique, la réaction fut identique. Dans cet environnement chaotique gangréné par la mort, les Belges cherchèrent réconfort dans la doctrine consolante de Kardec, dans celle de Saint-Roch et dans le pèlerinage. Il y eut une explosion de ferveur religieuse pour ce saint qui était lié aux maladies contagieuses. Colette Pinson a retracé le culte de Saint-Roch qui explosa au XVIIe siècle lors des épidémies de peste, puis qui resurgit avec l’apparition du choléra en 438 Hildesheimer, op. cit., p. 148.439 Charles E. Rosenberg, The Cholera Years, p. 40. 440 Ibid., p. 40-65.441 Durey, Return of the plague, p. 1. 442 Epidemics and ideas, p. 127. Il est clairement établi que le choléra n’influença pas 443 Jean-Pierre Bardet (dir), Peurs et terreurs face à la contagion. Choléra, tuberculose, syphilis, XIXe-XXe siècles, Fayard, Paris, 1988.444 Charles E. Rosenberg, « Cholera in nineteenth-century Europe: A tool for social and economic analysis, » Comparative Studies in Society and History, 8 (4), p. 452-463. 445 Hildesheimer, op. cit., p. 152.446 Rollet et Souriac, ibid.

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1866 en Belgique. 98 chapelles et potales ainsi que 76 statues furent érigées en son honneur en Wallonie.447 Kurt Gray et Daniel Wegner ont clairement établi que la souffrance cause les croyants à croire encore plus à Dieu qu’ils ne le faisaient auparavant, pour la simple raison que l’esprit humain est désigné à chercher des explications pour les phénomènes qui se déroulent devant lui. Gray et Wegner notent : « nous suggérons que les gens voient Dieu quand ils sont blessés, ou aidés, quand ils ne peuvent pas trouver un agent humain expliquant leur souffrance ou leur salut. »448 En d’autres termes, plus une population subit des misères et des catastrophes, plus elle devient religieuse. Cette hypothèse est corrélée par les études anthropologiques, où différentes sociétés invoquent des agents surnaturels (e.g. des dieux, des esprits et des sorcières) pour expliquer la mort, les blessures, les peines et les misères. Pascal Boyer suggère que la croyance répandue en ces agents surnaturels résulte de détection de l’agent, i.e. une stratégie de survie qui en déclenchant un module cognitif assume l’intervention d’agents conscients sans tenir compte de savoir s’ils sont présents ou non.449 Ce refuge dans la spiritualité, i.e. le désir humain universel pour la transcendance et la connexion,450 rend possible des stratégies de coping plus efficaces face à la maladie, la mort et la souffrance. Plusieurs recherches ont démontré que l’augmentation de la spiritualité chez un individu était corrélée par sa confrontation à la maladie. La prière, l’assistance spirituelle, une vue transcendante de la vie et une plus grande religiosité sont des stratégies de coping primaires quand un individu est en face de la mort.451

Par conséquent, si une partie de la population ouvrière s’était dirigée vers le spiritisme, cela s’expliquait par le fait que : premièrement, dans le prolétariat industriel wallon le catholicisme avait perdu de son influence dans un milieu qui devenait de plus en plus déchristianisé, deuxièmement, la population terrorisée par l’épidémie trouvait plus de soutien et de consolation pour expliquer sa situation, i.e. que la doctrine de soumission face à la terreur de l’histoire et la thèse du cycle des réincarnations comblaient les questions existentielles du prolétaire devant la mort, enfin troisièmement, avec la possibilité de rentrer en contact avec le proche décédé, l’individu pouvait surmonter plus facilement le deuil. En effet, il faut distinguer deux types de morts dues aux épidémies : la première, la mort lente due, par exemple, à la phtisie qui laissait le temps à la personne et à ses proches de se préparer à la fin inéluctable, la seconde, la mort subite de type peste ou choléra. Cette mort était particulièrement redoutée, à tel point que des malades tentaient dans certains cas d’y échapper en restituant une sorte de cérémonial traditionnel. Les témoignages concernant des pestiférés orchestrant leur fin prochaine en se transportant dans un cimetière après s’être assurés des

447 Colette Pinson, Saint Roch entre peste et choléra.  Contribution à l'histoire d'un culte en Wallonie, particulièrement en Brabant wallon, Publié à compte d'auteur, Louvain, 2011. 448 Kurt Gray et Daniel M. Wegner, « Blaming God for Our Pain: Human Suffering and the Divine Mind, » Personality and Social Psychology Review, 20 (10), p. 1-10, 2009.449 Pascal Boyer, Et l'homme créa les dieux : Comment expliquer la religion, Robert Laffont, Paris, 2001, p. 292-328 ; Gilbert Lewis, « The articulation of circumstance and causal understanding, » in Dan Sperber, David Premack, et Ann James Premack (Eds) Causal cognition: A multidisciplinary debate, Oxford University Press, New York, 1995, p. 557-574.450 Klass et Gordon décrivent la transcendance comme une transformation de la perception de la condition humaine. La transcendance est « une généralisation des différents moyens que les êtres humains ont trouvé pour surpasser le banal, le profane ou le transitoire à l’intérieur du riche, du sacré ou de l’éternel. » Dennis Klass et Audrey Gordon, « Varieties of transcending experiences in death : A videotape-based study, » OMEGA, 9, 1978, p. 19-36.451 Pour une revue de la littérature sur la question, voir : Judy Kaye et Senthil Kumar Raghavan, « Spirituality in Disability and Illness, » Journal of Religion and Health, vol. 41, n° 3, hiver 2002, p. 231-242. ; Eugene Thomas Long, « Suffering and Transcendence, » International Journal for Philosophy of Religion, vol. 60, n °1/3, décembre 2006, p. 139-148. Pour une étude anthropologique liant invocation d’agents surnaturels et allègement de la souffrance en Ouganda, voir : Hanne O. Mogensen, « The Resilience of Juok : Confronting Suffering in Eastern Uganda, » Africa : Journal of the International African Institute, vol. 72, n° 3, 2002, p. 420-436.

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secours de la religion, creusant leur fosse et s’y installant juste avant de trépasser, en témoignent.452 Même si la corrélation entre pandémies et montée du spiritisme en Belgique n’est pour l’instant qu’une hypothèse, d’autres études étant requises pour l’infirmer ou l’affirmer, il est à remarquer que d’autres corrélations peuvent être dressées entre les deux phénomènes. La vogue des tables tournantes à Paris en 1853-1854 s’était déroulée en même temps que l’épidémie de choléra qui frappa la capitale. Elle causa la mort de 150 000 personnes.453 Ce ne fut qu’en 1849 que la vogue spiritualiste lancée par les sœurs Fox un an plus tôt atteignit New York, la même année où le choléra, qui venait d’Europe, entra dans l’état de New York, puis à la Nouvelle Orléans. Les navires allemands amenèrent le choléra à New York en décembre 1848. La maladie se répandit au Mississippi, au Tennessee jusqu’à l’Arkansas. Le choléra tua approximativement 10 000 esclaves, et élimina 10 % de la population dans la vallée du Rio Grande. Dans la ville de New York, entre mi-mai et mi-août 1849, la pandémie causa la mort d’au moins 5000 new-yorkais sur une population de 500 000, dont la plupart fuit la ville à partir de juillet. Les commerces étaient au point mort et la classe ouvrière qui n’était pas équipée pour tenir un chômage prolongé, souffrit énormément. Le pic de l’épidémie eut lieu en août 1849 avec un taux de mortalité avoisinant 100 personnes par jour.454 Le spiritualisme de son point d’origine étasunien suivit le choléra. En 1852, le spiritualisme débarqua d’abord en Allemagne par Brême et Hambourg, puis par la France en passant par Strasbourg et Paris. L’Angleterre avait été touchée la même année. Les Britanniques subirent deux épidémies, celle de 1848-1849 qui causa entre 54 000 et 62 000 décès, et celle de 1853-1854 entraînant la mort de 31 000 personnes. Dans les deux cas, le choléra fut introduit en Angleterre via le port d’Hambourg.455 En ce qui concernait, les Allemands, ils vécurent une période de 60 ans de choléra (1830-1890). La maladie atteignit le pays en 1831. Elle se déclara dans diverses parties de l’Allemagne de 1848 à 1850, de 1853 à 1859, en 1866 et 1867, et en 1871. Ces périodes correspondaient globalement aux autres épidémies qui frappèrent les autres pays européens. Bien que ces éruptions fussent substantielles et décimèrent des milliers de vies, elles furent mineures par rapport à l’épidémie de choléra qui frappa Hambourg en 1892. 456 A côté de ces épisodes épidémiques récurrents qui percutèrent l’Europe, il ne faut pas oublier les maladies courantes européennes, telles la tuberculose qui fut le plus grand meurtrier dans les villes industrialisées, atteignant fréquemment des taux excédant les 300 morts pour 100 000 personnes par année, ou la fièvre typhoïde qui avait un taux de mortalité dans les zones urbaines entre 50 et 100 pour 100 000 habitants par année.457

L’Eglise et le spiritisme

La religion et le XIXe siècle : la pluralité des interprétations.

La question de savoir pourquoi le christianisme a décliné en Europe occidentale a donné des théories nombreuses et diverses. La thèse la plus populaire est celle de la sécularisation, selon laquelle le déclin de la chrétienté est juste un exemple parmi d’autres du déclin de la croyance 452 Hildesheimer, op. cit., p.50.453 Encyclopedia of Plague and Pestilence, p. 133.454 Ibid., p. 415.455 Ibid., p. 44.456 Ibid., p. 143.457 Jo N. Hays, Epidemics and Pandemics : Their impact on Human History, ABC-CLIO, Santa Barbara, 2005, p. 201 et 249. Toutefois, je tiens à souligner le fait que cette théorie souffre de nombreuses lacunes. Je n’ai pas remarqué de corrélations significatives en Belgique entre une augmentation du spiritisme et l’épidémie de variole qui heurta violemment le pays ainsi que l’Europe entre 1870 et 1875. L’année 1871 fut la plus meurtrière, la Belgique perdit 21 315 personnes, l’Angleterre 23 126, et les Pays-Bas 12 476. Entre 1870 et 1875, l’épidémie de variole tua au moins 500 000 personnes en Europe.

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religieuse et de la marginalisation des institutions religieuses dans les sociétés modernes. Celle-ci puisait ses origines dans les travaux d’Auguste Comte, de Max Weber et d’Emile Durkheim. Le sociologue Comte déclarait dan ses Cours de philosophie positive (1830-1842), que la connaissance passait par trois étapes, le théologique, la métaphysique et la scientifique. Avec l’avènement de l’âge scientifique, la religion dans sa forme traditionnelle était condamnée. Comte conçut une religion positiviste adaptée au monde moderne destinée à remplacer les formes traditionnelles de religion. Apparue à l’époque des Lumières, la sécularisation se définit en deux catégories, l’une qui insiste sur l’aspect institutionnel, l’autre qui insiste sur l’aspect idéologique et culturel. La définition de Peter Berger se place dans la première catégorie : « nous entendons par sécularisation le processus par lequel les secteurs entiers de la société et de la culture sont soustraits à l’autorité des institutions et des symboles religieux. »458 Quant à la seconde définition, elle vise un changement dans l’ordre de la vision du monde et de la connaissance consistant à soustraire les domaines de la vie et de la pensée à l’empire de la religion et aussi à la métaphysique : « la sécularisation est le passage – qui s’étend sur de nombreux siècles – d’une interprétation métaphysique de la réalité à une expérience et une interprétation de la réalité où le monde historique, social, humain, fini, constitue l’horizon de la responsabilité et de la destinée humaines. »459 D’après Bryan Wilson, la sécularisation se définit comme « le processus par lequel la religion perd de sa signification sociale, » et que celle-ci est apparue et a touché toutes les sociétés modernes.460 Steve Bruce soutient que la tendance irréversible à l’intérieur des sociétés modernes vers l’individualisme a causé une fragmentation de la religion amenant irrémédiablement à une société où chaque individu peut choisir un mélange de religion selon ses goûts, résultant, ainsi, à un chaos où la religion en tant que force sociale, en tant que liant entre les différentes personnes qui composent la société, s’évapore.461 Bien que tous les chercheurs soient d’accord sur le fait qu’il y a eu un processus de sécularisation des sociétés européennes au XIXe siècle, ils divergent pour connaître le comment, le pourquoi et son extension.462 Toute la question est de savoir comment face à une rhétorique extrêmement anticléricale, la religion a réussi à se transformer, à rester en vie et à innover.En effet, il est avéré aujourd’hui grâce aux recherches récentes que le XIXe siècle fut un siècle d’augmentation de la ferveur religieuse. A partir des années 1980, pléthore de chercheurs insistèrent sur le fait que la religion demeura très populaire et importante dans la société, dans la culture et dans la politique. Hugh McLeod soutient que le christianisme au XIXe siècle perdit son caractère englobant la société et que la religion cessa d’apporter un point focal pour l’unité sociale. Enormément de personnes furent aliénées de l’Eglise officielle, cependant la religion devint un atout majeur pour la construction d’identités

458 Peter Berger, La religion dans la conscience moderne, Centurion, Paris, 1971, p. 174. 459 Sperma Weiland, cité par Jean-Pierre Sironneau, Sécularisation et religions politiques, Mouton Publishers, La Haye, 1982, p. 78-79. 460 Bryan R. Wilson, Religion in Secular Society, Watts and Co, Londres, 1966, p. 14.461 Steve Bruce, Religion in the Modern World : From Cathedrals to Cult, Oxford University Press, Londres, 1995, p. 233.462 Hugh McLeod identifie quatre approches pour comprendre la sécularisation : 1- « La marche vers la science » qui définit la sécularisation comme le combat qui fut mené dans les esprits. L’émergence de la science comme paradigme dominant pour comprendre l’univers éclipsa la religion.2- « La modernisation » souligne les changements sociaux plutôt que ceux intellectuels. L’attention est concentrée sur le passage d’une société rurale et agraire, à une société hiérarchisée, urbaine, industrialisée, relativement démocratique et riche.3-« La postmodernité » suggère que le thème majeur du XIXe et de la première moitié du XXe siècle est la continuation de la prépondérance de la religion et des églises, la « réelle » sécularisation ne commençant qu’en 1960.4- « Le Dieu vente » représenté par Jeffrey Cox, qui soutient que le point central de la situation religieuse moderne est la compétition : compétition entre les églises, et entre les idéologies séculières et religieuses : Hugh McLeod, Secularisation in Western Europe, 1848-1914, Macmillan Press, Londres, 2000, p. 5-11.

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distinctes pour de petites communautés. McLeod considère trois périodes distinctes pour comprendre ce développement : les années 1800 avec le choc de la Révolution française, les années 1870 et 1880 avec l’émergence de l’industrialisation et des conflits de masse, et les années 1950 et 1960 quand ces conflits diminuèrent et que les loyautés traditionnelles furent dissoutes.463 Plus précisément, certains chercheurs arguent que le XIXe siècle doit être vu, non plus en termes uniquement de sécularisation, mais plutôt en termes de pluralisme. Thomas Kselman dans une étude du phénomène religieux à Paris durant la Troisième république, insiste sur la continuation de l’importance du catholicisme, tout en soulignant l’émergence de nouveaux phénomènes religieux, tels le spiritisme, et l’apparition des mouvements socialistes et de libre-pensée, qui, plutôt que d’être irréligieux, offraient des croyances et des rituels alternatifs qui avaient plus en commun avec ceux des catholiques que les libres-penseurs et les socialistes ne l’admirent. Beaucoup d’ouvriers se construisirent alors des systèmes religieux syncrétistes mélangeant catholicisme, spiritisme, occultisme, nationalisme et idéaux socialistes.464 De même, Gérard Cholvy lève des objections contre le concept de sécularisation. Pour lui, il soutient un modèle cyclique marquait par des périodes successives de déclin et de renouveau. En d’autres termes, la nature de la religion a changé, il n’y a pas eu de déclin à long terme. 465 De ce fait, le phénomène religieux au XIXe siècle doit être compris comme pluraliste. Cette clé de compréhension permet de comprendre que la sécularisation doit être vue dans le contexte d’une intense compétition religieuse, entre les branches rivales du christianisme, entre la vision séculaire et religieuse de l’univers ou entre le christianisme et de nouvelles formes de religions : « plutôt que de voir la sécularisation comme un « processus » impersonnel (…), il serait préférable de le voir comme un « contexte », dans lequel les adhérents de différentes visions du monde se disputaient. »466

Le processus de sécularisation est à comprendre non comme une baisse de la pratique religieuse, mais comme un changement religieux. Par exemple, la fréquentation des églises par la classe ouvrière baissa tout au long du XIXe siècle en Europe, bien que chaque pays ait des modèles distincts, en comparaison avec les autres classes de la société. Cependant, l’absence de fréquentation de l’Eglise ne signifiait pas un manque de croyance religieuse. Le phénomène de « croire sans appartenir » identifié par Grace Davie en Grande-Bretagne dans les années 1990, était déjà répandu au XIXe siècle.467 Ainsi que Sarah Williams l’a démontré, ceux qui fréquentaient rarement voire aucunement les églises, continuaient à agir et à croire comme des chrétiens, en prenant part à des pèlerinages, en priant ou en lisant la Bible. 468 Leur christianisme, toutefois, était différent de ceux qui participaient à la messe avec une prise de distance plus grande de la doctrine officielle de l’Eglise, mélangeant des pratiques de rites chrétiens avec un panel de croyances folkloriques.L’archétype de ces manifestations religieuses était représenté par la dévotion au culte marial à Lourdes suite à l’apparition de la Vierge Marie en 1858. Les travaux de Thomas Kselman et de Ruth Harris sur ce sujet insistent sur la popularité et le combat des catholiques français afin de résister contre le processus de sécularisation.469 Le merveilleux et le surnaturel touchaient

463 Hugh McLeod, Religion and the People of Western Europe, 1789-1989, Oxord, Londres, 1997. 464 Kselman, « The Varieties of Religious experience, » p 175-179.465 Gérard Cholvy, La religion en France de la fin du XVIIIe à nos jours, Hachette, Paris, 1991, p. 189-192.466 McLeod, Secularisation in Western Europe, p. 28.467 Grace Davie, Religion in Britain since 1945 : Believing without belonging, Blackwell, Oxford, 1994. 468 Sarah Williams, Religious Belief and Popular Culture in Southwark c. 1880-1939, Oxford, Londres, 1999.469 Thomas A. Kselman, Miracles and Prophecies in Modern France, Rutgers University Press, New Brunswick, 1993 ; Ruth Harris, Lourdes : Body and Spirit in the Secular Age, Penguin Compass, New York, 2000. D’autres auteurs se sont penchés sur le sujet adoptant des points de vues différents : Michael Carroll, The Cult of the Virgin Mary, Psychological Origins, Princeton University Press, Princeton, 1986, pour une approche psychologique ; Barabara Corrado Pope, « Immaculate and Poweerful : The Marian Revival in the Nineteenth Century, » in Clarissa W. Atkinson (ed), Immaculate and Powerful : The Female in Sacred Image and Social

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tous les pans de la société, la population demeurait profondément superstitieuse. L’ouvrage dirigé par Anne Morelli sur la dévotion et la pratique religieuse en Belgique témoigne de cette imprégnation de la société par les diverses formes religieuses. Comme elle le remarque en ce qui concerne la médecine, « la Belgique était un monde où la santé et la guérison semblaient dépendre de talismans, d’invocation et de miracles. Etant donné l’état d’avancement de la médecine à cette époque, un œil atteint de cataracte n’était pas confié à la chirurgie ophtalmique, mais à Sainte-Lucie. (…) Des médailles étaient censées protéger des convulsions ou de la tuberculose. » Ces manifestations témoignaient « du poids de l’irrationnel dans la société belge. »470 A l’exemple de la France, la Belgique connut de la même manière un regain de religiosité au XIXe siècle. A Bruxelles, les processions et les pèlerinages furent toujours très riches et variés et ils restèrent très vivants jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle. De 1830 à 1870, le Saint Sacrement de Miracle connut un regain de succès important non seulement en tant que dévotion populaire mais surtout comme une relique nationale. Sa vénération fonctionna comme un symbole de restauration de l’identité catholique du pays et d’indépendance nationale. Le pèlerinage de Diegem, où la population vénérait une relique de Saint Corneille qui était invoquée principalement contre les convulsions, ou celui de Saint Guidon, où les paysans de la région de Bruxelles se rendaient à la collégiale des saints Pierre et Guidon à Anderlecht, demeurèrent extrêmement prisés par les masses. Le culte marial atteignit la Belgique. Après les apparitions de la Vierge en 1858, il fut érigé à Bruxelles dans plusieurs endroits de la ville, dans les églises, des grottes dédiées à Notre-Dame de Lourdes, qui devinrent des lieux de pèlerinage populaires pour les fidèles qui ne pouvaient se rendre dans le sud de la France.471 Les évêques pour raviver la foi développèrent, à côté du culte marial, le culte du Sacré-Cœur ainsi que le patronage de Saint-Joseph. D’autres anciens pèlerinages furent remis à l’ordre du jour, tels celui de Notre-Dame de Walcourt dans l’Entre-Sambre-et-Meuse, ou celui de Montaigu en Brabant. 472 En Flandre, la ferveur religieuse était encore plus présente. En 1872, pas moins de 40 000 personnes allaient prier à Lede. Le lundi de la Pentecôte, des milliers de gens se pressaient pour présenter leur hommage à Notre-Dame d’Hanswijk à Malines. Il en allait de même à Halle et à Montaigu. Chaque contrée flamande avait son saint protecteur.473 Des pèlerinages nouveaux conquirent une vogue rapide, comme celui d’Oostakker près de Gand. Oostakker accueillait parfois 10 000 personnes par jour. Ce fut dans celle-ci au sanctuaire de Notre-Dame de Lourdes qu’eut lieu la guérison de la fracture de la jambe de Pierre de Rudder en 1875, l’un des plus célèbres miracles de Lourdes, bien que celui-ci fût situé en Belgique. Cette guérison eut un impact international et raviva les conflits entre cléricaux et anticléricaux en France et en Belgique.474

Cette agitation catholique se manifestait par la multiplication des petits séminaires et des congrégations enseignantes belges, avec l’appui de religieux venus de France. Les juvénats se remplissaient grâce à l’efficacité des recruteurs qui agissaient dans les paroisses. A la fin du XIXe siècle, les vocations se formaient de plus en plus en milieu populaire.475 Les salésiens de

Reality, Beacon Press, Boston, 1985, p. 173-196. D’autres formes de ferveur religieuse naquirent en France : sur la popularité du Sacré Cœur, Raymond A. Jonas, France and the Sacred Heart : An Epic Tale for Modern Times, University of California Press, Berkeley, 2000 ; sur les ordres religieux féminins, Claude Langlois, Le catholicisme au féminin : les congrégations françaises à supérieure générale au dix-neuvième siècle, Cerf, Paris, 1984. 470 Bibliothèque royale de Belgique, Dévotions et pratiques religieuses dans les collections de la Bibliothèque royale, Bibliothèque royale de Belgique, Bruxelles, 2005, p. 6.471 Ibid., p. 113-134. 472 Dumont, vie p. 157-158.473 Els Witte, Histoire de Flandre, p. 222.474 Suzanne K. Kaufman, Consuming Visions; Mass Culture and the Lourdes Shrine, Cornell University Press, Ithaca, 2005, p. 182-191.475 Bibliothèque royale de Belgique, Dévotions et pratiques religieuses , p. 51.

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Don Bosco étaient un autre exemple très parlant. De 1891 à 1914, ils ouvrirent dix œuvres en Belgique, des orphelinats, des écoles et des foyers pour les jeunes travailleurs. Leurs actions furent circonscrites majoritairement à Liège et à Tournai.476 Les ordres religieux et les congrégations accusaient une progression constante : 18 196 religieux dans 178 maisons conventuelles en 1866, 30 098 dans 218 maisons en 1890. Après cette date quelque 20 000 religieux de France vinrent en 1909. Pratiquement tous les ordres religieux catholiques étaient établis en Belgique (bénédictins, cisterciens, carmélites …), les béguinages étaient encore très présents.477 Enfin, il faut aussi souligner l’évangélisation protestante de la Société évangélique belge dans le bassin carolorégien, notamment à Jumet et Charleroi.478

Le spiritisme : une troisième voie.

Le spiritisme constituait une troisième voie face au matérialisme et au virage autoritaire qu’avait pris l’Eglise depuis l’avènement de Pie IX. Le spiritisme contestait l’Eglise catholique et le monde séculier sur plusieurs plans : le doctrinal, le spirituel et le social. Lynn Sharp note : « en offrant un terrain d’entente spirituel non-institutionnel entre le matérialisme séculier et le catholicisme, le spiritisme maintint une « religion » pour une gamme de partisans et a contribué, en définitive, à l’édification d’une société française disposée à séparer l’Etat de l’Eglise et la religion des institutions catholiques. Le spiritisme créa des significations alternatives qui intégrèrent la « tradition » et la « modernité » en créant continuellement de nouvelles formes du merveilleux. »479 Sharp analyse le spiritisme comme une création de spiritualités alternatives, un nouveau pluralisme dans le choix religieux au XIXe siècle, face à cette désacralisation du monde intervenue depuis l’émergence des Lumières. McLeod reprend la même grille d’analyse. Selon lui, une partie de la population des sociétés européennes cherchait cette troisième voie entre la religion orthodoxe et la science orthodoxe. Le spiritualisme chevauchait les autres formes contemporaines de foi. Les spiritualistes partageaient avec les chrétiens, la même critique du matérialisme, ils croyaient pour la plupart en Dieu et ils éprouvaient la même sympathie pour les réformateurs des vielles religions. Ils épousaient souvent les mêmes idéaux de réformation sociale des libéraux et des socialistes. A la fin du XIXe siècle, la situation typique « de l’Europe occidentale était un pluralisme religieux dans lequel une variété de visions du monde relativement bien développées étaient disponibles. »480 Même si le christianisme resta la religion dominante tout au long du siècle, il fut en face d’une compétition puissante dans de nombreux secteurs de la vie, particulièrement dans les domaines de l’interprétation du monde, de la moralité et de la construction des identités. Le spiritisme représentait une menace directe pour l’Eglise. Les critiques spirites de l’enfer et du paradis incorporaient les valeurs traditionnelles des libéraux et républicains, rendant le mouvement spirite, ainsi, attractif à ces groupes qui haïssaient tout autant que les spirites le Vatican. Le spiritisme niait la réalité de l’enfer, du purgatoire ainsi que celle de la damnation éternelle, les remplaçant par une doctrine du libre arbitre, de la réincarnation et du progrès

476 Albert Druart, « Les origines des œuvres salésiennes en Belgique, » in Salesianum,, 76, 1983, pp. 653-683 ; Druart, «  Le recrutement salésien en Belgique (1891-1914), »dans RSS, 5, 1984, p. 243-273 ; Henri Delacroix, « Les cinq étapes de l’implantation des salésiens en Belgique, » in RSS, 11, 1987, p. 191-243, Delacroix, « Cent ans d’école salésienne en Belgique, » RSS, 16, 1990, p. 9-65.477 Dumont, vie, p. 161-162.478 Pascal Pouillart et Joëlle Pouillart-Laloux, « L’évangélisation protestante dans le bassin de Charleroi au 19e siècle, » in Luc Courtoi et Jean Pirotte (eds), Foi, gestes et institutions religieuses aux 19e et 20e siècles, Centre d’histoire des religions, Louvain-la-Neuve, 1991, p. 55-107. 479 Lynn L. Sharp, «Fighting for the afterlife: Spiritists, Catholics, and popular religion in nineteenth-century France », The Journal of Religious History, Vol. 23, No. 3, October 1999, p. 282-295.480 McLeod, Secularisation in Western Europe, p. 164.

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continu où l’homme ne faisait que progresser vers les sphères élevées de l’être et où il ne pouvait pas involuer. Guillaume Cuchet a démontré la résurgence de la dévotion aux âmes du purgatoire qui frappa la France de la seconde moitié du XIXe siècle à la Première guerre mondiale, les peurs et les espoirs du clergé face à ce culte, ainsi que la nécessité de trouver un juste milieu entre le déclin dans la croyance de l’enfer et l’espoir d’aller au paradis. La doctrine kardéciste posa un défi aux catholiques de l’époque dans sa définition du purgatoire. Cette doctrine de salut qu’était le spiritisme posait le fait que la mort n’établissait pas définitivement le sort du défunt. Au contraire de la doctrine catholique du jugement qui mettait un terme définitif à l’amélioration de la personne, pour le spiritisme grâce aux cycles réincarnationnels, il était encore possible de réparer ses erreurs.481 Le spiritisme kardéciste, a contrario, du spiritualisme anglo-saxon, pensait que l’âme vivait une série de vies, afin de parfaire son évolution intellectuelle, morale, émotionnelle et spirituelle. Les médiums qui étaient des ponts entre deux réalités, des courroies de transmission à travers lesquelles les esprits des morts pouvaient se manifester et, ainsi, servir de guide à la fois au médium et à l’humanité pour arriver à la perfection de l’être. Ces conceptions religieuses étaient couplées avec une approche scientifique des phénomènes paranormaux, i.e. par des observations empiriques, une étude scientifique et rationnelle de la manifestation des esprits. Kardec, comme l’indique le titre de son ouvrage L’Evangile selon le spiritisme, voulait sublimer le vieux combat entre science et religion, et les intégrer au sein d’une même doctrine : « la science et la religion sont les deux leviers de l'intelligence humaine ; l'une révèle les lois du monde matériel et l'autre les lois du monde moral ; mais les unes et les autres, ayant le même principe, qui est Dieu, ne peuvent se contredire. (…) L'incompatibilité qu'on a cru voir entre ces deux ordres d'idées tient à un défaut d'observation et à trop d'exclusivisme de part et d'autre ; de là un conflit d'où sont nées l'incrédulité et l'intolérance. »482 Toutes ces différences doctrinales entre les deux religions furent exacerbées par le tournant anticléricale que prit le spiritisme suite à l’avènement de Léon Denis et de Gabriel Delanne en tant que têtes du mouvement.

La pilarisation de la société belge

Dès la création de la Belgique en 1830, des groupes de tendances philosophiques différentes se côtoyèrent, s’allièrent ou s’opposèrent. En 1846, naquit la bourgeoisie libérale, généralement laïque, autour du Parti libéral, qui était en opposition avec la noblesse catholique qui se forma en parti en 1884. A la fin du XIXe siècle se constitua, à cause de la condition effroyable de la classe ouvrière suite à l’industrialisation, le mouvement ouvrier qui fut catalysé autour du Parti ouvrier belge fondé en 1885. Chacun de ces trois courants politiques s’organisa et développa son réseau, son groupe d’associations, son syndicat, ses mutuelles, ses mouvements de jeunesse, ses hôpitaux, ses écoles… Cette composition de la vie politique belge autour des piliers libéral, socialiste et catholique fut dénommée la verzuiling, en français la pilarisation. Cela permettait à chaque citoyen d’évoluer pendant toute sa vie dans le même pilier. Toutefois, les piliers n’étaient pas monolithiques dans leur organisation. Dès sa création en 1846, le Parti libéral se scinda en deux, avec les progressistes qui exigeaient des réformes politiques et sociales ainsi que l’extension du suffrage, et les doctrinaires qui en étaient farouchement opposés et qui ne pensaient qu’à dégager l’Etat de l’emprise de la religion.Ce système de clivage a été mis en lumière par Stein Rokkan en collaboration avec Seymour Lipset en 1967, et qui est généralement considéré comme la grille d’analyse la plus efficace pour rendre compte de l’éventail des partis politiques actifs en Europe de l’Ouest. Les

481 Cuchet, op. cit., p. 47-48.482 Allan Kardec, L’Evangile selon spiritisme, Centre spirite lyonnais, édition en ligne, p. 21.

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clivages élaborés par Rokkan et Lipset étaient dues à deux révolutions, la première la révolution nationale du XVIe au XIXe siècle qui vit éclater les guerres de religions et s’affirmer les Etats-nations qui devaient abriter entre le protestantisme et le catholicisme et réviser les relations entre l’État, les Églises et la papauté, la seconde, la révolution industrielle du XIXe siècle, qui entraîna des bouleversements majeurs dans la vie économique et sociale. Suite à ces deux révolutions, quatre clivages structurèrent la vie politique des pays européens : centre/périphérie, Église/État, industrie/agriculture et possédants/travailleurs.483 La compréhension de la pilarisation de la société belge est fondamentale pour saisir les différences religieuses régionales et le fait que, au contraire d’une Wallonie qui fut plus touchée par les idées socialistes, de libre-pensée et spirites, la Flandre resta majoritairement catholique et conservatrice. La Révolution française avait réduit l’influence de l’Eglise dans la société belge, celle-ci perdit beaucoup de sa position privilégiée. La suppression des ordres religieux entraîna la disparition des grandes propriétés ecclésiastiques. Mais l’indépendance du pays en 1830 vit des religieux actifs qui voulurent à tous prix assurer la renaissance du catholicisme. A la naissance de l’Etat belge, l’Eglise catholique allait dominer tous les autres courants de pensée. Après les avoir farouchement combattues, elle soutint les libertés modernes, et notamment les libertés d’enseignement, de culte et d’association puisqu’elle espérait en être la principale bénéficiaire. Elle organisait la grande majorité des écoles, elle contrôlait les cimetières et donc les rites funéraires, et elle était très active dans le domaine de la bienfaisance et de la charité. L’Eglise incarnait la religion de l’écrasante majorité de la population, au point que les premières tendances anticléricales se développèrent en son sein : le fondateur franc-maçon de l’Université libre de Bruxelles (ULB), Théodore Verhaegen, était longtemps resté un catholique pratiquant. Il fonda l’ULB en 1834 en réaction à la constitution de l’Université ultramontaine de Malines. Les couches sociales aisées qui monopolisaient le droit de vote étaient massivement catholiques, de même que la partie la plus nombreuse de la population, à savoir la paysannerie. Si la constitution était d’essence laïque, l’exercice effectif des pouvoirs et les rapports de force penchaient nettement en faveur du monde catholique en 1830-1831. Le nombre de prêtres augmentait, les traitements du clergé séculier et les déficits étaient pris en charge par l’Etat. De nouvelles confréries, congrégations et couvents virent le jour, relançant les pèlerinages et attirant des dons, des legs et des héritages qui permettaient de financer de nouvelles œuvres caritatives. L’Église encadrait ainsi les corps et les âmes.484 Il est difficile de quantifier la pratique religieuse, en effet seuls des chiffres sporadiques nous renseignent sur celle-ci. Dans les milieux ruraux de la Flandre occidentale, la fête de Pâques fut célébrée quasi unanimement, dans une ville comme Gand par les deux tiers de la population et dans la province de Liège à Seraing par seulement 50 %.485

L’unionisme, i.e. l’alliance entre catholiques et libéraux, subsista de 1830 jusqu’en 1840, le jour où la Hollande cessa d’être un danger pour l’indépendance belge. Des divergences de

483 1-Le clivage centre/périphérie oppose les tenants d’un État centralisé aux tenants d’une autonomie des régions périphériques, ou du respect des langues, des populations et des cultures dominées et territorialement distinctes.2-Le clivage Église/État oppose les défenseurs de la liberté et de la prééminence de l’Église aux tenants d’un État neutre et laïque, notamment quant à leur rôle respectif en matière d’enseignement, d’assistance et d’éthique.3-Le clivage industrie/agriculture ou urbain/rural oppose les défenseurs des intérêts industriels et urbains aux défenseurs des intérêts agricoles et ruraux.4-Le clivage possédants/travailleurs oppose les bénéficiaires de l’industrialisation et de la propriété privée aux prolétaires et aux salariés : Stein Rokkan et Seymour Lipset, Structures de clivages , systèmes de partis et alignement des électeurs : une introduction, ,Éditions de l’Université de Bruxelles, Bruxelles 2008, p. 33.484 Vincent de Coorebyter « Clivages et partis en Belgique », Courrier hebdomadaire du CRISP, n ° 2000, 15/2008, p. 7-95.485 Hervé Hasquin (dir), Histoire de la laïcité : principalement en Belgique et en France, Editions de l’Université de Bruxelles, 1981, p. 157.

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vues sur le rôle de l’Eglise et de l’Etat provoquèrent la rupture : les libéraux voulaient subordonner la société religieuse à la société laïque, tandis que les catholiques exigeaient sa prééminence. La condamnation par le Grégoire XVI en 1832 par son encyclique Mirari Vos du libéralisme, ne fit qu’accentuer la rupture entre les deux partis. Une partie des catholiques belges, les ultramontains, employés ici dans un sens spécifique au cas belge,486 se rallièrent alors aux positions intransigeantes de Grégoire XVI, puis de Pie IX en 1864 et de son Syllabus accompagné de l’encyclique Quanta Cura. A côté d’eux, se trouvaient les catholiques modérés, fidèles à l’esprit de la Constitution et de l’unionisme. Ces ultramontains, donnèrent toutes les raisons aux libéraux afin que ceux-ci considérassent l’Eglise comme liberticide. Les premières traces d’anticléricalisme débutèrent à la naissance du pays. La presse libérale anticléricale était très active dans de nombreuses villes. Des charivaris et des actes plus violents furent orchestrés par des jeunes et des étudiants contre des personnes et des bâtiments liés à l’Eglise. Des cercles anticléricaux et des associations de libre-pensée s’organisèrent contre la domination catholique du pays, des loges maçonniques anticléricales, dont Les Amis philanthropes de Théodore Verhaegen tentèrent d’impliquer toute la maçonnerie belge dans la lutte anticléricale. Leur recrutement étant élitiste, les loges maçonniques constituèrent la base des comités électoraux libéraux et jouèrent un rôle important dans la création du Parti libéral en 1846.487 En termes politiques, le clivage Eglise/Etat conduisit à la création du premier parti qui s’inscrivit durablement dans l’histoire de Belgique : le Parti libéral. La première organisation électorale du pays fut l'Alliance libérale de Bruxelles, créée en 1841 aux frais des loges maçonniques. Les libéraux fondèrent leur parti en 1846. Les catholiques dominaient tant la société belge, qu’ils ne virent pas l’intérêt d’ériger un parti. La constitution du Parti libéral s’appuyait sur la mobilisation de la société civile. La franc-maçonnerie servait de lien entre les idées anticléricales et le parti, dont le programme comportait, dès 1846, la volonté de l’indépendance du pouvoir civil par rapport à l’Eglise.488 Une des principales motivations de sa création fut le déséquilibre en matière scolaire. L’enseignement catholique était prépondérant depuis 1830, alors que les libéraux voulaient à la fois développer massivement l’enseignement public et le rendre indépendant de toute tutelle religieuse. Ceux-ci remportèrent une victoire éclatante aux élections de 1847. La prépondérance des libéraux se divisaient en trois phases : de 1847 à 1850, de 1857 à 1870 et de 1878 à 1884. Devant l’intransigeance des ultramontains, les libéraux devinrent foncièrement libres-penseurs et anticléricaux : ils combattirent non seulement l’Eglise mais aussi le dogme catholique lui-même considéré comme néfaste au progrès et à la science. Le groupe de bourgeois anticléricaux qui prit la tête du Parti libéral se servit de la Constitution pour contrecarrer la cléricalisation et adopter une politique de sécularisation. Des associations politiques anticléricales s’érigèrent, des journaux et des périodiques antireligieux atteignirent un public de plus en plus en large, des estaminets, des bals et des fêtes, en d’autres termes les passe-temps bourgeois, ne firent que croître.De ces frictions, plusieurs conflits émergèrent. Le premier, entre l’Eglise et les partisans d’un Etat laïcisé, fut sur la querelle des inhumations qui atteignit son apogée entre 1860 et 1870. La Belgique avait gardé la législation napoléonienne en matière de cimetières. Les non-croyants

486 Ceux-ci critiquaient les catholiques modérés pour prendre part dans le gouvernement qui tolérait les erreurs libérales. Ces ultramontains ne formèrent aucun parti, ni organisation et n’élurent aucun membre au Parlement. La différence avec les ultramontains français étaient qu’ils n’attaquèrent à aucun moment le régime politique en tant que tel. Il n’y avait pas de poursuite de la restauration d’un régime monarchiste, comme le souhaitaient les ultramontains français. 487 De Coorebyter , ibid.488 Luc Nefontaine, « De quelques aspects des relations maçonnico-catholiques dans la Belgique du XIXe siècle (1830-1914), » in Reggiani, op.cit., p. 56-67.

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étaient alors inhumés en périphérie du cimetière. En réaction, les anticléricaux multiplièrent les associations destinées à organiser l’enterrement civil de leurs membres. La querelle des inhumations permit d’élargir, pour les uns et pour les autres, leur audience : des citoyens peu politisés rejoignirent telle ou telle association parce qu’ils étaient sensibles aux thèses défendues. Cette activité libérale eut du succès puisque vers les années 1880, les enterrements civils n’étaient plus dans les villes des phénomènes numériquement marginaux.489 La guerre scolaire fut une autre pierre d’achoppement. Battus aux élections de 1870, les libéraux désunis abandonnèrent le pouvoir aux catholiques qui le gardèrent pendant huit ans. De 1878 à 1884, Frère-Orban reconstitua un grand ministère libéral qui présenta à la Chambre des discussions une loi relative à la laïcisation de l’enseignement. L’application de cette loi dite « de malheur » déchaina une furieuse guerre scolaire. Les évêques excommunièrent les parents dont les enfants fréquentaient les écoles de l’Etat, ainsi que les maîtres qui y enseignaient la religion à la place du clergé réfractaire. Frère-Orban irrité de l’attitude de Léon XIII qui refusait de désapprouver les agissements des catholiques, rompit, en 1880, les relations diplomatiques avec le Vatican. La lutte scolaire dura cinq ans et tourna finalement à l’avantage des catholiques qui balayèrent du pouvoir leurs adversaires en 1884, la même année que la création de leur parti, et régnèrent sans partage sur le gouvernement jusque 1914. L’influence du facteur religieux, la crainte du socialisme, la mobilisation des campagnes par le clergé mais la constitution d’un parti solide permirent cette domination pendant trente de la vie catholique belge par les catholiques.490 Cette guerre scolaire provoqua la rupture définitive des familles libérales qui étaient encore concernées par l’Eglise : « dans la bourgeoisie et dans certaines couches de la classe moyenne intellectuelle la séparation sans merci était consommée entre ce qui était catholique et ce qui ne l’était pas. Plus que jamais voter libéral était l’expression d’une attitude anticatholique. »491

Sécularisation en Belgique.

La Belgique comptait un certain nombre de contrées peu catholicisées. Celles-ci furent celles où le spiritisme s’implanta. Elles étaient situées surtout au sud d’un axe est-ouest traversant la province de Liège, l’Entre-Sambre-et-Meuse et le Hainaut. L’agglomération bruxelloise formait un deuxième territoire. En Flandre, il y avait des centres comme Anvers, Gand et Ostende. Selon Els Witte, 41 % de la population masculine appartenait au bloc catholique et 54 % au non-catholique.492 Le plus haut pourcentage de déchristianisation se retrouvait dans les milieux ouvriers. Dans la commune ouvrière de Seraing, il y avait moins de 50 % de pascalisants et l’assistance à la messe dominicale ne dépassait pas 20 %. Inférieur à 5 % jusqu’en 1880, le pourcentage d’enfants non baptisés passa à un palier d’environ 15 % de 1900 à 1910, pour atteindre un sommet de 28 % en 1912 qui retomba après guerre.493 Dans d’autres centres industriels wallons comme Jumet ou Lodelinsart, il y avait entre 1900 et 1924 de 20 à 30 % de non-baptisés et jusqu’à 45 % de mariages non-religieux. Un catholique signala que 90 % des travailleurs wallons n’observaient pas leurs obligations religieuses. Dans les centres industriels flamands, la situation était quasiment identique. En 1900, l’abbé Mignonne écrivit pour la région du Centre : « L’irréligion s’est répandue dans les masses, là où les usines ont surgi (…) l’esprit religieux a tellement baissé qu’on peut dire sans beaucoup exagérer qu’il est nul à l’heure présente. » Néanmoins dans cette région, les pratiques du baptême et de la communion restèrent encore très répandues : dans le Centre, seulement 4 %

489 Hasquin,(dir), p. 160.490 Christianisme et société, p. 49-50.491 Ibid., p. 161. 492 Hasquin (dir), op.cit., p. 161.493 Léon de Saint-Moulin, « Contribution à l’histoire de la déchristianisation. La pratique religieuse à Seraing depuis 1830, » in Annuaire d’histoire liégeois, tome 10, n° 34, 1967, p. 33-127.

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des enfants n’étaient pas baptisés vers 1900.494 A Bruxelles, la pratique religieuse ne dépassait pas 65 %. Les zones les plus sécularisées correspondaient aux quartiers industriels et ouvriers, Anderlecht et Schaerbeek, où la pratique religieuse était inférieure à 15 %. Les quartiers populaires d’Ixelles et de Maelbeek avaient un taux oscillant entre 16 et 20 %. Seuls les quartiers bourgeois et aisés obtenaient des taux variant entre 30 et 65 %.495

Parallèlement, les cercles de libre-pensée et le mouvement socialiste se développèrent. Ces nouvelles visions du monde offrirent aux masses une « voie de salut » pour reprendre McLeod, i.e. un modèle de vie, de dignité et d’épanouissement de l’individu, ainsi qu’un espoir de libération. Cinq voies de salut furent largement suivies au XIXe siècle, i.e. la voie religieuse, politique, scientifique, esthétique et spiritualiste, qui entraient en compétition avec la vision du monde de l’Eglise.496 Ces cinq mouvements avaient un aspect religieux certain. Pour le prolétaire habitant dans les villes industrielles, le socialisme devenait un mode de vie, une nouvelle religion, capable de remplacer la doctrine obsolète de l’Eglise. L’adhésion au parti, aux coopératives, aux syndicats aux caisses d’assurance, aux associations féminines ou de jeunesse avait pour le travailleur socialiste une signification équivalente à l’appartenance à une communauté confessionnelle.497 Par la constitution du Parti ouvrier belge en 1885, le mouvement socialiste créa une sous-culture, « un Etat dans l’Etat » pour reprendre les dires d’Emile Vandervelde le dirigeant socialiste, avec la fondation de syndicats ou d’associations d’assistance.498

De 1880 à 1914, il y eut environ la création de 250 cercles socialistes de libre-pensée, qui s’étaient constitués dans toutes les régions où le socialisme était implanté. La première société de libre-pensée fut fondait en 1863 à Bruxelles, par un petit groupe d’intellectuels libéraux. Dénommée la Libre Pensée, cette association compta très vite un millier de membres, de sorte que la capitale devint le centre de toutes les organisations libres-exaministes du pays. Entre 1864 et 1867, furent érigées des sections à Louvain, Malines, Verviers, Liège et Anvers, qui se développèrent dans de nombreux centres urbains où il y avait des noyaux libéraux. Ces associations vulgarisèrent massivement, à travers des journaux, des brochures, des pamphlets, leurs idées qui consistaient à introduire des « comportements collectifs en remplacement de ceux de l’Eglise. »499 La littérature anticléricale atteignit son apex dans la seconde moitié du XIXe siècle. Dans une société profondément divisée entre catholiques et libéraux, la presse anticléricale atteignit son sommet en 1860-1870, où celle-ci fut stimulée par les proscrits français du Second Empire. Cet âge d’or fut représenté par l’humour anticlérical et antireligieux du caricaturiste Félicien Rops.500 Géographiquement, l’évolution de la libre-pensée se développa dans le Hainaut (50 %), suivi par le Brabant et Liège (16 % chacun), avec des centres importants en Flandre, à Gand et Anvers. Il s’agissait d’après une évaluation sommaire de quelques dizaines de milliers de libres-penseurs militant : « il est évident qu’à cette époque l’attitude anticatholique de la majorité de la classe ouvrière prit corps. Même si elle ne rompit pas entièrement avec tous les rites de passage, un climat socioculturel naquit dont l’Eglise ne fit plus partie. »501 En témoigne le fait que la Chambre de Commerce de

494 Hasquin, Wallonie hommes, p. 165. 495 Houtart, op. cit., p. 65.496 McLeod, Securalisation in Western Europe, p. 150.497 Stephen Yeo, « The Religion of Socialism, » History Workshop Journal, 4, 1977, p. 5-56.498 Robert A. Dahl, Political Oppositions in Western Democracies,Yale University Press, New Haven, 1966, p. 156.499 Hasquin,(dir), p. 159. 500 Anne Morelli, « La caricature anticléricale en Belgique au XIXe et XXe siècles. Une continuité ?, » in Jacques Marx (ed), « Apects de l’anticléricalisme du moyen âge à nos jours, » Problèmes d’histoire du Christianisme, vol. 18, Editions de l’Université de Bruxelles, 1988, p. 149- 162.501 Hasquin, Wallonie hommes,, p. 163.

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Mons se prononça en 1843 en faveur de l’interdiction de l’admission dans les ateliers de ceux qui n’avaient ni fait leur communion, ni ne fréquentaient le catéchisme.502 Ce phénomène de sécularisation des masses ouvrières urbaines se produisit de manière identique dans les autres sociétés européennes. L’émergence de l’industrie et des grandes villes jouèrent un rôle primordial dans la sécularisation. Le premier argument pour l’expliquer était que le changement démographique du XIXe siècle confronta l’Eglise à des problèmes logistiques qu’elle ne réussit pas à résoudre. Il n’y eut pas assez de construction d’écoles et d’églises et un recrutement insuffisant du clergé ne permit pas de répondre aux besoins religieux de la population industrielle. En sus, l’Eglise fit des riches une classe privilégiée par dieu à laquelle le prolétaire devait soumission. Chaque fois que le monde ouvrier formulait des exigences justifiées, l’Eglise prêchait la résignation, l’obéissance aux patrons et menaçait de damnation éternelle si l’ouvrier osait s’opposer à l’ordre voulu par Dieu.503 François Houtart a souligné le fait que les migrants qui venaient à Bruxelles étaient majoritairement des Flamands très catholiques qui fuyaient la pauvreté rurale. Les faits suggèrent que l’insuffisance de l’infrastructure catholique a entrainé une sécularisation de ces migrants : « les ouvriers affluant des campagnes vers la capitale ne trouvent pas l’équipement religieux nécessaire. Ce facteur n’est pas négligeable dans leur déchristianisation et les chiffres actuels de la pratique religieuse sont là pour le confirmer. »504 Une note du Conseil de Fabrique en 1849 signalait l’influence néfaste qu’exerçait sur la pratique religieuse l’excès de population à Bruxelles ainsi que le manque de prêtres et de lieux de culte qui étaient accessibles à la population.505

Une seconde interprétation est que les grandes villes industrielles étaient par nature pluralistes, i.e. elle se prêtait parfaitement à la formation pléthorique de sous-cultures, tel le spiritisme. Ainsi l’autorité du patron et la supervision par le clergé de la vie de l’ouvrier n’étaient plus possibles. Celui-ci, dans un environnement familial, pouvait, ainsi, construire son propre paradigme, sa propre culture alternative qui n’étaient plus soumis à la pensée dominante de la société.506 Alan Gilbert développe une approche intéressante entre industrialisation et sécularisation en Grande-Bretagne. Selon lui, l’industrialisation augmenta l’importance de la religion. La religion offrait une forme de sécurité face aux changements sociaux déconcertants. Plus spécifiquement, se rapprocher d’une religion non conformiste était une marque d’indépendance pour les ouvriers qui étaient nouvellement émancipés de la domination rurale autoritaire du prêtre et du propriétaire terrien.507 Ces deux dernières interprétations expliquaient pourquoi le spiritisme prit racine dans les grandes villes industrielles au milieu de la classe ouvrière. Les ouvriers se construisirent des paradigmes religieux syncrétistes, intégrant à la fois des éléments catholiques tout en piochant dans celle de la religion de Kardec. Le public spirite « donne donc plutôt le sentiment d’avoir affaire à des gens qui ont quitté le dogme catholique mais qui restent dans le champ magnétique de sa culture : questions, habitudes mentales et émotions. Comme s’il s’agissait pour eux de sortir à moindres frais du christianisme, en se ménageant des étapes de transition et des compensations psychiques. »508 Elevés dans le giron catholique, les spirites s’étaient convertis à la doctrine kardéciste, majoritairement, comme un 502 Hasquin, Wallonie hommes, p. 165.503 Hugh McLeod, European Religion in the Age of Great Cities : 1830-1930, Routledge, Londres, 1995, p. 43-61 et p. 90-119.504 François Houtart, Les paroisses de Bruxelles, 1803-1951 : Législation – Délimitation – Démographie – Equipement, Editions de l’action catholique des hommes, Bruxelles, 1955, p. 37.505 Ibid., p. 46.506 Gregory Singleton, Religion in City of Angels : American Protestant culture and urbanization, Los Angeles 1850-1930, UMI Research Press, Michigan, 1979. 507 Alan Gilbert, Religion and Society in Industrial England : Church, Chapel and Social Change, 1740-1914, Longman, Londres, 1976.508 Cuchet, « Le retour des esprits, » p. 89.

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moyen de répondre à leurs questions existentielles face à la mort ou au décès de l’un de leurs proches. Par exemple, suite à la mort d’un de ses enfants un père s’était converti au spiritisme pour communiquer avec lui.509 Les revues spirites étaient remplies d’anciens catholiques qui avaient abjuré leur foi pour se tourner vers la nouvelle religion. Bien que convertis, ils gardaient un fond de culture catholique substantiel. Des dirigeants de la FSB commentèrent sur l’état du spiritisme dans la région du Centre : « ces frères créèrent des petites chapelles, bien vivantes mais hélas, il faut le dire, peu instruites, superstitieuses et mêlant à la saine doctrine des théories et des pratiques tristes restes d’une première éducation cléricale. »510 Déterminer l’ampleur des idées spirites et l’incidence qu’elles jouèrent dans la vie de la population ne peut être œuvre que de conjectures. En 1951, Geoffrey Gorer a mené une étude en Angleterre pour déterminer le degré de superstition de la population. Il conclut qu’un quart de la population anglaise avait une vision de l’univers qui était magique, le futur était prédéterminé et pouvait être connu par diverses techniques non connectées à la science et à la religion511. Une étude plus poussée chez les habitants du nord de Londres dans les années 1960, suggéra que 18 % de ceux qui furent questionnés étaient très superstitieux, les ouvrières étant celles qui eurent le score le plus élevé, tandis que la classe moyenne qui allait régulièrement à l’Eglise et les hommes de cette même classe qui se déclaraient sans religion étaient ceux qui rejetaient le plus ces superstitions.512

Le spiritisme en Flandre

Le monde catholique présentait des visages particuliers en Wallonie et à Bruxelles qui étaient différents de la Flandre. La Flandre qui resta tout au long du XIXe siècle une des régions les plus catholiques d’Europe s’expliquait par la prépondérance de ce pilier. Celui-ci était centralisé au niveau national et était largement dominé par la puissance des organisations flamandes s’appuyant sur les masses flamandes restées sociologiquement attachées aux idéaux de chrétienté, dans le sens où le christianisme servait de fondement à la cohésion sociale.513 Toutefois, l’image classique d’une Flandre catholique et d’une Wallonie sécularisée bien qu’exacte doit être nuancée. Le contraste était principalement entre la population urbaine et industrialisée contre celle rurale et des petites villes. Les campagnes wallonnes restèrent majoritairement catholiques, tandis que dans les grandes villes industrielles flamandes l’Eglise perdit de sa puissance.La stratégie couronnée de succès de l’Eglise pour garder sa puissance en Flandre et l’y étendre, reposait sur trois fondements : le maintien de sa position prédominante dans les campagnes, la lutte efficiente en vue de reconquérir une partie de la bourgeoisie et le contrôle exercé sur le mouvement ouvrier.514 Un quatrième fondement a été souligné par Carl Strikwerda, i.e. l’exploitation de la conscience flamande par les catholiques. La frontière linguistique n’avait guère changé depuis le Ve siècle. Elle séparait les provinces du sud qui parlaient le dialecte wallon et celles du nord qui utilisaient le flamand. Mais à l’intérieur de la Flandre, il y avait une relation complexe entre les masses qui parlaient le flamand, plus précisément une minorité parlait un flamand correct tandis que la plupart des Flamands s’exprimaient dans des dialectes locaux, et les élites qui utilisaient le français. Selon Strikwerda, « comme la Flandre devint de plus en plus urbaine et que les Flamands ruraux migraient vers les aires industrielles francophones, les socialistes échouèrent de répondre. Par

509 Congrès de 1905, p. 61-62.510 VOT, 15 avril 1906, p. 52.511 Geoffrey Gorer, Exploring English Character, Criterion Books, New York, 1955, p. 269.512 Nicholas Abercrombie et al, « Superstitions and Religion : The God of the Gaps, » in David Martin et Michael Hill (eds), Sociological Yearbook of Religion in Britain, 3, 1970, p. 93-129.513 Ecrire l’histoire du catholicisme des 19e et 20e s, p. 42. 514 Witte, Histoire de Flandre, p. 222.

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conséquent, les syndicats catholiques furent capables d’acquérir de la force car ils utilisèrent la propagande de la langue flamande, des publications flamandes, et des appels à la conscience flamande. »515 A Gant, où les socialistes utilisaient aussi le flamand, les catholiques montrèrent une plus grande habilité à atteindre les classes ouvrières et rurales qui venaient travailler dans la cité industrielle en exploitant les liens catholiques de la campagne. En d’autres termes, l’insistance sur la langue permit de divertir l’attention des Flamands des problèmes économiques et sociaux pour expliquer leur infériorité face à la Wallonie.516

Le spiritisme ne fit jamais de percée dans les campagnes flamandes trop attachées encore au catholicisme. L’Eglise détenait une autorité traditionnelle. La subsistance matérielle immédiate du paysan dépendait totalement de la nature. Pour une société statique, rurale, aux conditions de vie précaires, la religion catholique était particulièrement fonctionnelle. Pour chaque fléau, chaque maladie, il existait un saint et un lieu de pèlerinage. Dans ce milieu rural fermé, il était aisé pour le clergé de conserver l’ensemble de la population sous son contrôle social : « nous avons fait disparaître, remarquait le Baron de Coninck un sénateur catholique lors d’une séance au sénat belge, les superstitions dans nos Flandres ; et il vous est facile, messieurs de constater que les médiums, les spirites et les sorciers, n’existent plus que dans la partie wallonne. »517 Les spirites étaient très mal perçus dans les campagnes conservatrices flamandes. Des campagnes de persécution eurent même lieu contre les adeptes de Kardec.518

Seules les villes industrielles, principalement Gand, Bruxelles et Anvers, furent touchées. C’étaient dans ces villes flamandes que le processus de sécularisation et l’apparition des nouvelles idées socialistes et libérales se firent le plus ressentir. D’ailleurs ce fut exclusivement dans ces villes que le catholicisme céda un peu de sa puissance face à d’autres mouvements. Alors que la doctrine kardéciste atteignit dès la fin des années 1860 la Wallonie, il fallut attendre la fin des années 1890 et surtout le début du XXe siècle pour voir une pénétration spirite en Flandre. Dans le diocèse de Bruges, ceux qui omettaient le devoir pascal restaient en dessous de 0, 15 % pour les paroisses rurales à la vieille de Première guerre mondiale. Les abstentions à la pâque se concentraient principalement dans les villes urbaines et ouvrières. Dans la plupart des paroisses rurales du diocèse de Gand, la pratique dominicale dépassait toujours les 90 %, mais dans la ville épiscopale à peine plus de 40 % des habitants faisaient leurs Pâques.519 Sans prendre en compte Bruxelles et mis à part la Revue spirite d’Anvers, deux groupes, de 1860 à 1880, étaient à dénombrer à Gand.520 L’Etoile ne fait, en 1883, mention d’aucun groupe à Gand et à Anvers.521 A première vue, Anvers, grâce au travail de Le Clément et à la création de son groupement spirite en 1895, fut la ville flamande où les spirites étaient les plus nombreux. Anvers était la seule section fédérale flamande de la FSB. Ce ne fut seulement qu’en 1910, que Le Clément créa une section flamande pour essayer d’atteindre d’autres villes néerlandophones.522 La même année la fédération régionale de Liège constitua elle-aussi une section flamande.523 Un groupe à Waterloo était attesté en 1908,524 et quatre années plus tard le spiritisme atteignit son apogée en Flandre avec la fondation de groupes à Bruges, et dans la province du Limbourg à Hasselt, et Tongres.525

515 Carl Strikwerda, A House Divided : Catholics, Socialists, and Flemish Nationalists in Nineteenth-Century Belgium, Rowman and Littlefield, Lanham, 1997, p. 444. 516 Robert A. Dahl, Political Oppositions in Western Democracies, Yale University Press, New Haven, 1966, p. 160.517 Le Messager, 1 octobre 1884, p. 56.518 Le Messager, 1 février 1899, p. 119. 519 Christianisme et société, p. 59. 520 Le Messager, 15 mars 1875, p. 143 ; Revue spirite d’Anvers, p. 32.521 Le Messager, 15 mai 1883, p. 176.522 Revue spirite belge, janvier 1910, p. 90.523 Revue spirite belge, janvier 1910, p. 52.524 VOT, 15 mai 1908, p. 111.525 Revue spirite belge, octobre 1912, p. 278-284.

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Cette province avait débuté son industrialisation à partir de 1901 en développant ses secteurs minier, métallurgique et chimique.La Flandre ne fut pas la seule région d’Europe occidentale à résister à la sécularisation et à demeurer catholique, comme pour l’Irlande du Nord, la Rhénanie ou les Pays-Bas. Aux Pays-Bas, la société était de la même manière polarisée autour du pilier chrétien. D’après Peter van Rooden, le succès du christianisme était dû à son aspect mobilisateur : dans ses efforts catéchétiques, dans l’enseignement, dans sa création de mouvements populaires et sa stratégie missionnaire.526 En Flandre, le catholicisme devint lié avec l’identité d’une langue mise en retrait. Dans ces circonstances, l’adversité tendit à réunir les ouvriers catholiques et la communauté catholique ensemble, et à affaiblir l’impact des antagonismes sociaux. Ce terreau fut donc très favorable pour l’établissement d’une culture catholique hautement organisée, comblant les besoins spirituels de ses membres, et les isolants des contacts extérieurs.

La réaction de l’Eglise face aux spirites belges

L’Eglise se devait de réagir contre le spiritisme qui marchait sur ses plates-bandes. Bien que silencieuse quand les premières tables tournèrent à Paris en 1853, l’Eglise prit vite un tournant antispirite. L’enjeu était de savoir qui, dans cette seconde moitié du siècle, allait contrôler le monde du surnaturel, du paranormal. Dans ce pluralisme religieux qui caractérisait le XIXe siècle, l’Eglise devait marquer sa spécificité face aux nouveaux mouvements religieux dans cette bataille. L’Eglise réclama l’appropriation du surnaturel, ce tournant était particulièrement flagrant dans le renouveau du culte marial et des pèlerinages. Elle accepta ces nouvelles manifestations de la foi dans le surnaturel, seulement quand elle pouvait les contrôler.527 Dans le terreau chrétien se développa un intérêt pour le surnaturel et le merveilleux qui fut exprimé et exploité par des publications françaises, telles Les Annales du surnaturel au XIXe siècle d’Adrien Péladan ou L’Echo du Merveilleux dirigé par Gaston Méry. De 1897 à 1908, ce dernier était le périodique spécialisé dans le merveilleux et les faits spirituels ayant le plus de succès. Les catholiques furent sollicités de manière importante par la revue. Les phénomènes liés au catholicisme y furent abondants, telle l’apparition de Tilly, ou Henriette Couédon, une voyante parisienne qui disait bénéficier de communications de l’archange Gabriel. Ces traits catholiques tournaient autour d’autres dont l’Eglise se méfiait grandement : le spiritisme, l’occultisme ou l’ésotérisme.528 La position que le Vatican devait prendre face aux phénomènes spirites était compliquée. Le pape ne pouvait pas, comme l’avait fait une partie du monde scientifique, rejeter tout en bloc. Au contraire, il insista sur la qualité surnaturelle et de leur origine dans l’au-delà. Des preuves surnaturelles du monde surnaturel et de la survivance de l’âme promouvaient la croyance en Dieu et l’adhésion à l’Eglise. La doctrine spirite et notamment la réincarnation et le progrès, étaient mis à l’anathème par l’Eglise. Pour affirmer leur spécificité face aux spirites qui établissaient un parallèle entre leurs manifestations avec les esprits et celles pléthoriques de l’Eglise narrées tout au long de l’histoire du christianisme, le clergé identifia les phénomènes spirites comme une œuvre du démon. En faisant cela, l’Eglise réduisit la discussion à une polémique lui permettant d’éviter le challenge que leur proposaient les critiques spirites.529 En 1856, Pie IX publia une encyclique « de la Sainte Inquisition romaine et universelle à tous les évêques contre les abus du magnétisme, » qui s’appliquait tout autant au spiritisme.530 En

526 Peter van Rooden, « Long-term religious developpments in the Netherlands, 1750-2000, » in McLeod, The Decline of Christendom, p. 113-129.527 Thomas Kselman, Miracles and Prophecies in Nineteenth-Century France, Rutgers University Press, New Brunswick, 1983, p. 172-179.528 Politica hermetica, Brettes, p. 173-176. 529 Sharp, Secular spirituality, p. 141-142.530 Edelman, Voyantes et guérisseuses, p. 162.

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1861, Kardec envoya à un libraire de Barcelone une centaine d’ouvrages spirites. L’évêque les brula sur la place publique.531 Trois ans plus tard, la sacrée congrégation mit à l’Index les ouvrages spirites.532 La condamnation officielle du spiritisme par le Saint-Office vint en 1898 par le pape Léon XIII. Condamnation renouvelée en 1917.533

L’appel au diable pour expliquer les phénomènes spirites fut la première contre-offensive de l’Eglise pour garder son monopole sur le surnaturel et effrayer les catholiques qui auraient été tentés par l’aventure spirite. Pour le clergé, le diable était à l’origine de la majorité des phénomènes médiumniques, alors que pour les spirites, Satan ainsi que l’enfer n’existaient pas. Ils le remplaçaient par un amas d’esprits méchants et malfaisants qui n’avaient que peu d’influence sur la destinée des hommes. Après l’arrivée des tables tournantes en France en 1853, puis la parution du Livre des Esprits de Kardec en 1857, les attaques s’amplifièrent et s’accentuèrent même à partir de 1880. Sans enfer ni diable, tout était réversible, le progrès était au bout d’une bonne vie terrestre mais l’enfer ne sanctionnait pas une mauvaise.534 Gougenot des Mousseaux, l’abbé Lecanu et Bizouard en furent les représentants typiques. Le spiritisme était la dernière ruse de Satan pour dominer le monde. Dans son ouvrage Mœurs et pratiques des démons, Gougenot des Mousseaux statuait que « les démons (…) redeviennent aujourd’hui, grâce à la résurrection du spiritisme, le corps enseignant, c’est-à-dire les chefs de l’Eglise démoniaque, les maîtres et les corrupteurs de tout homme. »535 D’autre part, Régis Ladou a bien démontré la résurgence de la figure satanique dans le catéchisme français pour expliquer le spiritisme.536 Le clergé flamand fut le premier à dresser un parallèle entre les deux phénomènes. Dès l’apparition du spiritisme à Anvers vers 1864, les évêques reprirent cette grille de lecture. Le contact avec la mort était impossible, faux et superstitieux, les Ecritures l’interdisant expressément. Quiconque essayant d’appeler les esprits n’était qu’un jouet dans les mains des forces de l’entropie et du mal.537 L’Université ultramontaine de Louvain, par la voix de son vice-recteur, Monseigneur Cartuyvels, attribuait le spiritisme aux démons.538 Cette position de l’Eglise belge n’évolua guère, puisqu’elle se retrouva jusqu’au début de la Première guerre mondiale, à la fois dans les régions francophone et néerlandophone. Des brochures spirites circulaient reprises par des journaux cléricaux. Le spiritisme était considéré comme une chose impie, païenne et diabolique. Très répandu, il inquiétait le clergé qui se sentait atteint dans ses intérêts matériels. Il donnait, alors, des instructions à ses adhérents pour le combattre.539 Athanase de Czernicheff, un ancien spirite qui fréquenta Leymarie et Buguet, et qui devint après ses expériences avec les esprits un chrétien fervent, attribua le mouvement spirite à un jouet aux mains du diable : « que les propagateurs de la vérité spirite ne peuvent être que les enfants des ténèbres et les envoyés de Satan. »540 A Liège, des églises furent transformées en salle de conférences antispirites, où l’explication démoniaque du spiritisme y figurait en bonne place.541 Des procès eurent même lieu débuté par des catholiques contre des

531 Ladou, Le spiritisme, p. 48.532 Revue spirite, juin 1864, p. 191.533 Ladou, p. 48.534 Nicole Edelman, « Diable et médiums : histoire d’une disparition, » in Jean-Baptiste Martin, Le défi magique, volume 2, satanisme, sorcellerie, PUL, Lyon, 1994, p. 321-330.535 Le Chevalier Gougenot des Mousseaux, Mœurs et pratiques des démons ou des esprits visiteurs du spirtisme ancien et moderne, Plon, Paris, 1865, p. 49. 536 Régis Ladou, « Le spiritisme et les démons dans le catéchisme français du XIXe siècle, » Martin, Le défi magique, volume 2, p. 203-228.537 Revue spirite d’Anvers, p. 12. 538 Le Messager, 1 mars 1883, p. 151.539 Le Messager, 15 août 1885, p. 28. 540 Le Messager, 15 août 1876, p. 19-21.541 Revue spirite belge, février 1910, p. 92-93.

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spirites wallons, que ces derniers remportèrent.542 Depuis l’installation d’un courant protestant vif dans le bassin de Charleroi, les spirites carolorégiens furent attaqués violemment. Les missionnaires de l’Eglise adventiste du septième jour proposèrent l’extermination des spirites, pour cause de sympathie avec Satan.543 Les protestants créèrent une brochure antispirite à Charleroi disant que le spiritisme était un culte diabolique conduisant ceux qui en usaient à la folie et au suicide, du moins à la haine du christianisme.544 Malgré le fait que la montée de la science permit à un nombre plus grand de non scientifiques d’expliquer les phénomènes spirites avec une analyse aliéniste, pathologique ou hystérique, l’Eglise belge ne saisit pas ce tournant et resta empêtrée dans des explications obsolètes. Cependant, quelques exceptions eurent lieu. Lors d’une conférence du père jésuite Castelein, celui nia les manifestations des esprits, et l’analysa comme un mouvement sans consistance qui pouvait s’expliquer par le rôle de l’inconscient.545

L’autre argument qui fut également invoqué pour saper la popularité du spiritisme était que celui-ci n’était qu’une résurgence sous un autre nom du matérialisme et de l’athéisme. L’Union chrétienne des jeunes gens organisa en 1875 avec des spirites de Bruxelles une réunion. Le débat avait été nommé « Déguisement de l’athéisme ». Face à l’argument spirite de l’amélioration de l’homme grâce à ses vies successives qui lui permettent de se perfectionner, les catholiques proclamèrent que le spiritisme condamnait fatalement au matérialisme. Le dieu spirite ne s’ingérant pas dans les affaires humaines, n’était qu’une abstraction, « dès lors, il est parent intime de l’athéisme, une inexorable fatalité enchaine le monde et l’humanité. »546 Un professeur d’athénée à Liège soutint que la doctrine était une supercherie, avec une négation de l’idéal chrétien, de l’âme, de la vie future, en d’autres termes une négation de la croyance en Dieu.547 Même son de cloche pour un dominicain qui déclara que le spiritisme était la même chose que l’athéisme.548 Le spiritisme était aussi accusé de saper les fondements de la société et de la famille, en faisant retourner la population dans les affres du paganisme.549 Face à ces attaques de toutes parts, le journal spirite Le Messager, à l’instar des journaux anticléricaux, créa une rubrique anticléricale pour répondre aux invectives du clergé.550

Avec l’avènement de Léon Denis, à partir des années 1880, comme figure du mouvement, le spiritisme prit un tournant anticlérical.

Le médium Miller en Belgique.

La grande affaire qui passionna la presse belge et les mondes spirite et théosophe, fut l’arrivée en 1908 du médium à matérialisation Charles Victor Miller. Il fit deux visites en Europe. Lors de sa première visite, il subit de très nombreuses critiques puisqu’il évita des scientifiques, tel Eugène Rochas qui avait avec un cercle de collègues arrangé des expériences pour l’analyser scientifiquement, et préféra passer son temps en compagnie des spirites. Gabriel Delanne, Papus et L’Echo du Merveilleux témoignèrent de la réalité des phénomènes observés. Il revint à Paris en 1908 où il donna une séance couronnée de succès chez Madame Noeggerath sous l’œil consciencieux d’un comité de contrôle dirigé par Gaston Méry, César de Vesme et

542 Le Messager, 15 octobre 1880, p. 61. 543 VOT, 15 février 1908, p. 26.544 VOT, mai 1904, p. 75.545 Le Messager, 1 mars 1913, p.113-114.546 Le Messager, 15 juin 1875, p. 188-191.547 Le Messager, 1 mai 1913, p. 151.548 Le Messager, 15 novembre 1875, p. 85.549 Le Messager, 1 décembre 1874, p. 86-87.550 Le Messager, 1 octobre 1874, p. 54.

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Charles Blech secrétaire de la ST.551 En septembre de la même année, il fit un détour à Bruxelles. Sa venue captiva la Belgique. Pas moins de onze journaux relatèrent sa séance.552 Un débat dans la presse entre les deux camps sur le spiritisme s’engagea entre Delville et le fouriériste Auguste Cauvin, le rédacteur en chef du Soir qui signait ses articles par les pseudonymes d’Arsac ou Piccolo. Né à Contes-Selos en Savoie en 1856 et mort à Paris en 1937, il fut tour à tour journaliste et rédacteur en chef du quotidien Le Soir. Fils d’un paysan, il créa un journal satirique à Nice, Le Diable à quatre où il dénonçait les malversations de la municipalité niçoise. Il fut condamné à cinq ans de prison pour chantage et 8 000 francs d’amende par défaut, car il avait quitté la France entre temps avec l’anarchiste Moineau et Antoinette Durand le Gros qu’il venait d’épouser (elle est la future citoyenne Sorgue). Au Brésil il tenta de fonder une communauté de type fouriériste mais il dut rentrer en France, ruiné au bout de quelques mois. Repéré par la police, sous le coup de son ancienne condamnation, il quitta la France pour Bruxelles. Là il rejoignit la rédaction du Soir en 1888 dont il devint le rédacteur en chef inamovible durant un demi-siècle. Violemment antispirite ses articles étaient toujours commentés par les revues spirites, il fut l’ami des écrivains Maurice Maeterlinck, et d’Eugène Baie ainsi que du sculpteur Victor Rousseau.553

Cauvin qui était présent à la séance bruxelloise au côté de Delville et de Le Clément, relata son scepticisme. Lors des nombreuses tournées de médiums célèbres en Belgique, Cauvin avait toujours clamé à la fraude. Slade était un prestidigitateur et le fouriériste s’attachait toujours à donner des explications rationnelles aux faits spirites.554 Le cas Miller ne dérogea pas à la règle, et à aucun moment il n’arriva à une démonstration expérimentale de la réalité des phénomènes médiumniques : « nous ne recherchons pas si les phénomènes médiumniques ont été produits par la fraude, mais uniquement s’ils ont eu lieu de manière à ne pas pouvoir être expliqués par l’hypothèse de la fraude. Tant que cette hypothèse ne sera pas expérimentalement écartée, les non croyants continueront à douter. »555 Son incrédulité lui valut une réponse de Delanne qui fut publiée dans Le Soir, où celui-ci proclama l’authenticité des phénomènes.556

Le Cercle artistique et littéraire

Le Cercle artistique et littéraire de Bruxelles, d’obédience franc-maçonne et libérale fondé en 1847 est mieux connu aujourd’hui sous le nom qu’il prit en 1911, le Cercle Gaulois. A l’image de ceux qui existaient à Namur et Gand, il fut avant tout un salon, un lieu de rencontre fréquenté par la bourgeoisie de la capitale. Médecins, fonctionnaires, hommes publics, intellectuels et écrivains y trouvaient un agréable lieu de réunion, propice à la détente et aux rencontres mondaines. Le Cercle organisait des conférences, des concerts, des pièces de théâtre, en d’autres termes des manifestations culturelles variées et éclectiques. 557 Les questions occulte et spiritualiste, comme dans tous les milieux bourgeois et intellectuel, tinrent une bonne place dans les activités du Cercle. En 1875, l’événement qui fit sensation dans les milieux culturel, intellectuel, artistique, littéraire et spirite belges fut la grande exposition au Cercle des œuvres d’un enfant prodige mort à l’âge de dix ans, Frédéric Van de Kerckhove. La presse belge s’étala en longs panégyriques sur les tableaux de cet enfant génial. L’exposition de Bruxelles fit sensation et elle eut le même succès à Anvers et à Gand,

551 Encyclopedia of occultism an parapsychology, p. 1037.552 Le Messager, 15 septembre 1908, p. 48.553 J.M Cosson, « Auguste Cauvin, dit d’Arsac, » Dictionnaire biographique du fouriérisme, notice mise en ligne en février 2012, initialement parue dans le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier. 554 Revue spirite belge, juin 1910, p. 225-226.555 VOT, 15 octobre 1908, p. 151-156.556 VOT, 15 novembre 1908, p. 164-166.557 Reggiani, op.cit., p. 119.

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puis à Paris en 1877. L’enthousiasme provoqué par cette révélation fit rapidement monter la réputation de l’enfant de Bruges, en même temps que la côte de ses petits tableaux en Belgique et en France. Certains évoquèrent Pascal ou Mozart pour rendre compte de leur admiration. Ses œuvres furent d’un retentissement extraordinaire pour la critique d’art et les cercles littéraires : « on peut d’ailleurs se demander si (l’affaire de l’enfant de Bruges) n’a pas contribué, dans une certaine mesure, en mobilisant à la fois les artistes, les écrivains, les intellectuels et un large public, à préparer la voie au renouveau littéraire et culturel des années. »558 Pour les spirites, l’explication d’un tel génie était bien évidemment la réincarnation. L’enfant de Bruges était « un exemple frappant de réincarnation d’un esprit apportant en naissant des facultés qui ne pouvaient être que le fruit de connaissances acquises dans des existences antérieures. » Cette thèse avait été reprise par l’ensemble de la presse artistique belge, témoignait Gustave Lagye, et celle-ci avait admis la possibilité du phénomène.559

Lors de la visite de Slade à Bruxelles, le Cercle organisa une séance avec la participation dans le comité de contrôle du spirite Vanderyst et de Jean-Baptiste Godin, le socialiste utopique français, industriel et philanthrope qui construisit le Familistère de Guise dans l’Aisne. Celui-ci déclara que les « phénomènes ne sont pas moins dignes d’attention que ne l’étaient à l’origine de leur découverte ceux de la circulation du sang. »560

558 Roland Mortier, L’Enfant de Bruges et les écrivains, Bruxelles, Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, 1999.559 Le Messager, 15 mars 1875, p. 141.560 Le Messager, 1 avril 1880, p. 109-110.