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LE SYNDICALISME AGRICOLE ET LA S OCIETE INDUSTRIELLE ETIENNE BOVET &ole Protiqua dcs Haufes &udcr (IVe Section), Paris, France Les profonds changements que subit actuellement l’agriculture fran- pise sont lits ?i son insertion de plus en plus marquee dans une socitte de type industriel. Mais celle-ci est elle-mCme le sitge de transfor- mations toujours plus rapides. De sorte que si certains agriculteurs retirent de leurs exploitations un profit comparable A celui de la plupart des secteurs industriels, la grande masse des paysans, par contre, se demandent s’ils parviendront jamais A franchir la distance qui les stpare de ces agriculteurs de pointe et quel prix ils devront payer pour cela. C’est A cette question que se sont afiontkes les principales organisations du syndicalismeagricole. Elles soulignent certes les caracttristiques de leur secteur d’activitt qu’il leur parait indispensable de voir sauvegarder, mais se livrent tgalement b une analyse d’ensemble de la socittk industrielle fran- d s e , pour appuyer leur action sur les tendances rtelles du mouve- ment de cette sociktd. C‘est ?i une etude de la reprtsentation que les syndicats agricoles se font de la sociCd franpise, et ?i travers elle, de la socittt industrielle que nous voudrions proctderl. I1 est inttressant, en premier lieu, de dkcrire la dkmarche intellec- tuelle des agriculteurs ou de leurs responsables lorsqu’ils traitent de la sociktt franpise contemporaine. La constatation d’un kcart entre cette representation et l’analyse que peuvent faire de la m&mesocittt des professionnels des sciences sociales peut conduire alors ?i proposer trois directions d’explication. La premitre reltve de l’emprise de Ia socittt rurale traditionnelle - ou, plus exactement, de ce qui en de- meure - sur la perception par les syndicalistes agricoles de la socittt industrielle. Un second tlkment de distorsion parait db ?i la socittt industrielle elle-m&me; celle-ci ne tend-elle pas en effet i faire naitre chez les membres des groupes qui la composent une image idtaliste

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LE SYNDICALISME AGRICOLE ET LA

S O C I E T E INDUSTRIELLE

E T I E N N E B O V E T

&ole Protiqua dcs Haufes &udcr (IVe Section), Paris, France

Les profonds changements que subit actuellement l’agriculture fran- pise sont lits ?i son insertion de plus en plus marquee dans une socitte de type industriel. Mais celle-ci est elle-mCme le sitge de transfor- mations toujours plus rapides. De sorte que si certains agriculteurs retirent de leurs exploitations un profit comparable A celui de la plupart des secteurs industriels, la grande masse des paysans, par contre, se demandent s’ils parviendront jamais A franchir la distance qui les stpare de ces agriculteurs de pointe et quel prix ils devront payer pour cela. C’est A cette question que se sont afiontkes les principales organisations du syndicalisme agricole.

Elles soulignent certes les caracttristiques de leur secteur d’activitt qu’il leur parait indispensable de voir sauvegarder, mais se livrent tgalement b une analyse d’ensemble de la socittk industrielle fran- d s e , pour appuyer leur action sur les tendances rtelles du mouve- ment de cette sociktd. C‘est ?i une etude de la reprtsentation que les syndicats agricoles se font de la sociCd franpise, et ?i travers elle, de la socittt industrielle que nous voudrions proctderl.

I1 est inttressant, en premier lieu, de dkcrire la dkmarche intellec- tuelle des agriculteurs ou de leurs responsables lorsqu’ils traitent de la sociktt franpise contemporaine. La constatation d’un kcart entre cette representation et l’analyse que peuvent faire de la m&me socittt des professionnels des sciences sociales peut conduire alors ?i proposer trois directions d’explication. La premitre reltve de l’emprise de Ia socittt rurale traditionnelle - ou, plus exactement, de ce qui en de- meure - sur la perception par les syndicalistes agricoles de la socittt industrielle. Un second tlkment de distorsion parait db ?i la socittt industrielle elle-m&me; celle-ci ne tend-elle pas en effet i faire naitre chez les membres des groupes qui la composent une image idtaliste

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Le pdicalisme agricole e t la Jociktk ina’ustrelle ‘43 d’elle-mCme? La confrontation de ces deux hypothkses fera l’objet de la seconde partie.

Une troisihme direction de recherche concerne, non plus la com- paraison de systhmes d’expression, mais l’analyse de la situation des agriculteurs dans la socittt franpise contemporaine. C’est poser le problkme des liens entre leur travail et les reprtsentations qu’ils proposent de notre socittt et de leur place dans cette socittt. On sera conduit ainsi, en guise de conclusion, A aborder la question des changements idtologiques que les agriculteurs devront optrer pour s’inttgrer plus compktement A la socittt industrielle.

L ’ A D A P T A T I O N D E L A D O C T R I N E S Y N D I C A L E

A U N E S O C I B T ~ E N M O U V E M E N T

Jamais le syndicalisme agricole ne s’est essayt a une description systtmatique d’une socittt industrielle abstraite dont la France serait considtrte comme un cas particulier, ni A une analyse exhaustive des traits les plus marquants de la socittt fransaise contemporaine. Si le terme de ccsocittt industriellen apparait parfois, ce n’est que pour designer certains aspects de I’tconomie moderne, concurremment A d’autres notions : plan, amtnagement du territoire, rkgionalisation, expansion urbaine, etc. Le caractkre toujours partiel de ces rtftrences a la socittt industrielle s’explique par leur constante association a la dtfinition de perspectives d’action. L’important, du point de vue de l’ttude prtsentte ici, est que la socittt franpise d’aujourd’hui prtsente aux yeux des syndicalistes agricoles une sptcificitt qui est le fruit d’une veritable mutation. C’est ce sentiment d’etre confront6 a une rtalitt nouvelle qui parait essentiel. Comment cette rtalitt est- elle apprthendte ?

Elle I’est, notamment, A partir de ses traits les plus familiers. Les possibilitts d’amtlioration de la vie quotidienne tendent d se rtpandre largement. Qu’il s’agisse des tltments du confort moderne, de pro- tection sociale, des carrikres nouvelles qui s’ouvrent aux enfants ou des instruments d’information, de culture et de loisir que sont le cinema, la radio ou la ttltvision ; l’accroissement du bienltre est dtsormais propost A tous. I1 ne leur est pas accessible de la m&me manihre pour autant, et les syndicalistes soulignent, A propos de chacun des points prtctdents comme en matihre de revenus, I’tcart qui stpare les agriculteurs de la majoritt des Fransais. La socittt re- connait pourtant le droit d l’tpanouissement de chacun de ses mem- bres ; le but essentiel de l’amtnagement du territoire, qui s’inscrit

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ntcessairement dans l’tvolution d’une nation industrialisde, n’est-il pas la recherche d’une mieux-&tre pour l’homme? A cette fin, l’dgalitd devant l’instruction revkt une importance particulikre. I1 s’agit de permettre h chaque individu de btntficier des m&mes possibilitds de promotion. Comme ]’extension de leurs connaissances gtntrales, un perfectionnement constant des connaissances professionnelles s’impose aux agriculteurs s’ils veulent pouvoir continuer h s’adapter dans un monde oh l’information technique et tconomique est de plus en plus indispensable h l’exercice de leur mttier. Le r61e ainsi donnt h l’instruction montre que ce n’est pas l’image

d’une socittt d’abondance qui guide les syndicalistes agricoles, une socittt dans laquelle chacun recevrait selon ses besoins, mais bien plut6t un systkme de rtpartition des ressources en fonction du travail accompli par chacun. C‘est au nom de leur travail que les agriculteurs veulent obtenir la paritt avec les autres groupes sociaux. Seule demandte jusqu’d une date toute rtcente, la paritt des revenus est devenue partie d’une revendication plus vaste. On constate en effet qu’il ne su&t pas d’accroitre les revenus pour assurer aux agriculteurs des conditions de vie satisfaisantes. Car meme dans les zones agricoles assurant la paritt tconomique, la paritt du mode de vie est gkntrale- ment loin d’etre acquise. I1 faut donc lier h la revendication de la paritt tconomique celle de la paritt sociale.

Les solutions propostes, dts lors, ont cesst, elles aussi, d’&tre exclusivement financikres. L’indexation des prix agricoles sur les prix industriels, en particulier, aprts en avoir ttt longtemps l’tlt- ment quasi unique, n’est plus considtrte comme susceptible d‘ktre obtenue en tant que telle et des mesures nouvelles sont envisagtes, qui touchent h l’organisation du travail agricole lui-mCme. Les syn- dicalistes tendent h rejoindre ainsi les nouvelles orientations de la politique agricole de l’etat, rtsumtes de fason lapidaire par le Mi- nistre de 1’Agriculture: gaider les producteurs et non plus les pro- duits)), donner la prioritt d l’amtlioration des conditions de production au lieu de se borner h soutenir le cours des produits. A une telle tvolution de la strattgie des syndicalistes agricoles n’ont pas pu ne pas correspondre des changements dans leur reprtsentation de l’dconomie franpise.

La socittt franpise et, plus largement, la socittt occidentale, est rtgie par un ccsysttme de libtralisme social)), dans lequel le moteur de l’expansion demeure la libre concurrence des entreprises et de leurs ententes. Ce systkme tconomique est considtrt par les responsables syndicaux cornme un cadre impost h leur action, qu’il n’est pas

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Le syndicalisme agricole e t la sociiti industrielle I4j possible de mettre en question. 11s souhaitent, par contre, remtdier aux dtviations qui peuvent dtttriorer ce rtgime, afin qu’il demeure vraiment animt par une libre concurrence. En effet, constatent-ils, les principaux protagonistes de la sdne tconomique n’en respectent pas les rkgles ; 1’expCrience quotidienne des agriculteurs les confronte h la ctloi de l’argent>> imposke par les socittks de capitaux, qu’il s’agisse des marches, ou rkgnent les manceuvres sptculatives, ou du domaine foncier oh la profession agricole demande le droit de faire rkgner un peu de morale. La situation est bien loin, en somme, de permettre I’application d’un principe tel que ((21 chacun selon son travail)).

I1 s’agit donc de lutter pour imposer ce principe et conqutrir une place au sein de l’tconomie industrielle. Prenant leur parti de la fin du protectionnisme et de l’isolement artificiel dans lequel ttait maintenue l’agriculture, les responsables syndicaux dtfinissent dtsor- mais l’enjeu des transformations que celle-ci doit accomplir comme le pouvoir tconomique. Pouvoir c o n p en termes, non de domination, mais d’tgalitk, il consiste en la capacitt de traiter d’tgal h tgal avec l’interlocuteur, de ne pas Stre sous sa dtpendance tconomique et financikre. Les moyens envisages pour conqutrir le pouvoir Cconomi- que rksident essentiellement dans la concentration de l’offre et dans le contr6le le plus Ctendu possible du conditionnement, des trans- formations et de la commercialisation des produits agricoles. Ainsi s’impose une volonte d’accepter les affrontements dans les termes mtmes o t ~ les posent les autres groupes dans la socittt industrielle.

Devenue Ctroitement solidaire de l’tvolution Cconomique gtntrale et de l’activitt des autres secteurs, l’agriculture ne peut plus &re dCcrite comme elle l’ttait auparavant, quand elle se prCsentait comme une activitt A part dans la nation, A laquelle on pensait ne pas pouvoir appliquer les donnCes fondamentales des autres secteurs : la producti- vitC, le prix de revient, le marketing.. . Parlant au contraire de rende- ment des terres, d’indexation et d’tcoulement de la production (au lieu de chercher A ajuster l’offre A la demande), on posait en postulat, en somme, que les lois tconomiques gkntrales ne pouvaient concerner 1 ’agriculture.

La barrikre briste, en relation directe avec le monde des industriels et des ntgociants, quand ils ne sont pas conduits A le devenir eux- mCmes, les agriculteurs ont dQ se mettre A l’kcole des Cconomistes et veulent parvenir A une analyse scientifique de leurs problkmes. Par exemple, a ttt crCt un Bureau Agricole Commun pour Ctudier la conjoncture et fournir aux responsables des organisations agricoles des tltments d’information chiffrks qu’ils puissent comparer avec les

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statistiques officielles. De multiples ttudes concernant la situation tconomique et sociale des exploitations, en particulier au niveau rtgional, et leurs possibilitts d’tvolution sont tgalement jugtes nt- cessaires a h , notamment, de faire une selection des actions et des investissements prioritaires.

Cependant, quelque espoir qu’ils placent dans l’approfondissement de leurs connaissances, les syndicalistes savent que ces progrb ne suffiront pas A permettre a m agriculteurs d’imposer h eux seuls une valorisation tquitable de leur travail. L’agriculture, constatent-ils, tend h occuper une place dtclinante dans l’tconomie nationale; elle est bien souvent considtrte comme une activitt rtsiduelle dont la subsistance dtpend de la satisfaction des autres secteurs. Ainsi, h leur laisser libre cours, le simple jeu des mtcanismes libtraux en- trainerait l’accroissement de la concentration et de la modernisation au prix d’une diminution accdtrte de la population active agricole et de l’abandon des regions les moins productives, et bientbt, la proltta- risation des agriculteurs par des puissances inttgrantes ttrangtres A la profession.

Les syndicalistes estiment qu’une intervention exttrieure est ren- due ntcessaire par l’expansion tconomique elle-mCme. Les tensions dont la croissance est la source finissent en effet par mettre en question le dynamisme qui ttait propre 2i la phase d’expansion incontrblte des grandes tconomies industrielles : tconomiquement et politique- ment, il est impossible alors de ((forcer)) les dtstquilibres en augmen- tant purement et simplement la capacitt globale de production. Une seconde phase du dtveloppement tconomique apparait, carac- ttriste par une certaine maturitt. Et d’tvoquer, dans cette perspective l’tmergence d’un sens collectif de la responsabilitt sociale qui ne peut aller qu’en se dtveloppant et la mise au point de la planification souple fransaise.

L‘Etat se rtvkle &re ainsi un organisme indispensable h la rtali- sation des changements dtsirts par les agriculteurs. Comme tel, il se voit chargt de condamner les abus ou les excts du libtralisme tco- nomique (par des lois anti-trusts par exemple), de redresser par des transferts les intgalitts de l’expansion ou de la rtpartition des revenus, voire h apporter des correctifs directs au libre jeu de la concurrence, soit en renforsant le pouvoir de ntgociation de la partie la plus dtfavoriste, soit en portant des arbitrages en cas de dtsaccord entre les parties. A qui mettrait en doute la possibilitt de l’etat de rtgir aussi fermement la vie tconomique, les syndicalistes opposeraient la primautt du pouvoir politique dont dtpend le choix d’un systtme tconomique.

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Le yndicalisme agricole e t la socihth indxrtrielle ’47 Force est de constater pourtant que l’etat, en France tout au moins,

exerce bien imparfaitement son r81e d’arbitre. Les responsables agri- coles s’tlkent ainsi contre les plans de stabilisation (qui se traduisent par un blocage des prix agricoles sans baisse rtelle des prix industriels), les mesures de dtbudgttisation des investissements agricoles, la ma- nitre mCme dont est envisagte la planification puisqu’on ne prtvoit pas les moyens d’orienter les investissements des grosses unitts in- dustrielles qui doivent se crier. Redoutant le caracttre liberal de certaines dispositions du trait6 de Rome, ils observent que le gouver- nement n’a pas rtellement choisi, semble-t-il, entre l’exploitation familiale qui isolte se trouve dtpasste dans la majoritt des cas, l’action technique et tconomique des producteurs organists collec- tivement et les trusts capitalistes internationaux. 11s en viennent parfois A penser que la veritable ligne de force en matikre de politique agricole est en fait l’tcrasement du revenu des agriculteurs. I1 s’en suit alors une rupture du dialogue entreles syndicalistes et le gouvernement.

Cette rupture n’est jamais longue pourtant ; les agriculteurs ont besoin de l’aide de l’etat et leurs tlus estiment finalement toujours possible, en informant le gouvernement, en l’appuyant le cas tchtant ou en le critiquant, de le rapprocher d’une ligne de conduite dont ils n’expliquent pas bien qu’il se dtpartisse. La participation politique est considtrte, en effet, comme un tltment capital et irrtversible du regime qui leur semble devoir caracttriser la France dans la ptriode actuelle, car l’accroissement du rBle de l’extcutif l’oblige A consulter les groupes concernts par ses dtcisions: la socittt dtsormais com- plese exige que l’action politique gtnkrale de 1’8tat soit discutte par les groupes d’inttrCt organists. Cette attitude nouvelle est in- stparable d’une prise de conscience plus gtntrale : l’kvolution de l’agriculture depend ttroitement de celle des autres secteurs et les agriculteurs ne peuvent plus prttendre agir dans leur domaine sans se reconnaitre en meme temps concernts par les problkmes posts ii 1’Cchelle de la nation.

L’objectif principal appelt A guider ces choix, on l’a vu, est d’obtenir pour les agriculteurs une rtmuntration et des conditions de vie ana- logues ii celles dont disposent les membres des autres couches sociales. Mais une seconde option, qui veut dtfendre au contraire la singularitt du monde agricole, lui est intimement lite: assurer le maintien d’une agriculture A dominante d’entreprises familiales. En dtveloppant maintenant certains des traits qui viennent d’Ctre tvoquts, en rtft- rence ii une dtfinition de la socittt industrielle, on va tenter de dkcouvrir les constquences de la coexistence de ces deux fins.

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LES SYSTBMES D ’ E X P R E S S I O N DES SOCIBTBS R U R A L E E T I N D U S T R I E L L E

L e s traits qui dtfmissent sans doute le plus profondtment les socittts contemporaines touchtes par l’industrialisation sont la rapiditk et l’accroissement constant des changements qui les affectent. On ne peut plus dts lors considtrer les socittks industrialistes ni c o m e ccimpli- citement statiques)) ni comme aexplicitement identiques)) les unes aux autres (Feldman & Moore, 1962). Les conflits dont elles sont le sikge, et dont il est &cile de penser qu’ils soient appelts 21 dispa- raitre, sont partiellement dktermints par l’histoire de ces sociktts et conftre chacune d’entre elles son originalitt.

I1 est gkntralement admis pourtant que les socittts industrielles, dif€trencites par leurs tensions sociales, prtsentent un certain nombre d’tlkments comparables. On cite ainsi l’existence de normes commu- nes, telles que l’universalitk des crittres de rkpartition et la sptcification des r8les tconomiques (Hoselitz, 1960). Ces normes ne pourraient s’imposer sans une large extension de l’tducation et l’apprentissage gtnkralist de traits intellectuels rationnels. Des Cltments kconomiques et tcologiques c o m u n s sont, bien entendu, apparents: systtme de production en usines, extension des marchks, nouvelle rtpartition des zones de peuplement et urbanisation. D’autres indices caracttrisent le mouvement des socittts industrielles : au premier chef se trouvent sans doute 1 ’importance croissante des changements dtlibtrts et le r81e jouk par les systtmes de reduction des tensions. Les pages prtct- dentes auront permis de constater la prtsence de la plupan de ces caracttristiques dans les affirmations syndicales. Pourtant, de la faGon de les envisager, des types d‘exemples citts et de l’insistance variable avec laquelle on revient sur chaque point, se degage une image par- ticulitre ‘de la socittt industrielle qui ne coincide pas entitrement avec celle des sociologues. Like, comme on s’efforcera de le prtciser plus loin, 21 la situation des agriculteurs dans la France contemporaine, cette representation ne peut Ctre i s o h non plus des systtmes d’ex- pression tmanant de la socittk rurale traditionnelle et de la socittk industrielle moderne. Nous allons tenter d’en dkceler au fur et 21 mesure l’influence.

De nombreuses revendications attestent le dtsir des agriculteurs de bkntficier de tous les avantages que peut offrir la sociktk moderne. Dans le domaine social, par exemple, c’est sur la situation des groupes les mieux assistks actuellement que se guident les syndicalistes agri- coles. Leur objectif, en matitre de protection sociale, est ainsi de

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L e yndicalisme agricole e t la socibtb industrielle ‘49 s’aligner sur le rkgime le plus favorable qui est actuellement celui des salarits. Pourtant, est-il souvent prtcist, les professions qui se rap- prochent le plus de la profession agricole sont celles des commer- $ants et des industriels.

Cette double rtfkrence parait caracttristique des deux mouvements que les agriculteurs sont contraints d’effectuer maintenant. D’abord le passage, A partir d’une sociktt traditionnelle qui procurait l’assi- stance A ses membres, A une socittt dans laquelle c’est seulement sur le travail qu’on peut dtsormais s’appuyer pour dtfendre son existence. Ensuite le dtpassement, souvent simultant sans doute, de l’tvolution prkckdente pour s’adapter aux caractkristiques nouvelles de la socittt industrielle qui tend peu A peu A faire btntficier chacun d’un minimum de protection sociale. La coexistence partielle de ces deux aspects et le fait que les agriculteurs les dtcouvrent ensemble, permettent de mieux comprendre l’ambition des syndlcats. Ambivalence d’autant plus explicable que la sociktt rurale traditionnelle tendait i confondre ces deux traits, assurant A la fois protection et sentiment d’indtpen- dance.

Ces difficult& de transition sont peut-&re plus nettes encore au regard de la deuxihme norme retenue plus haut : la sptcification des rbles kconomiques. On prendra pour exemple la dtfinition des fonctions de l’agriculture. La fonction de production, certes, est mise au premier plan; cependant, estiment les auteurs des rapports, l’agri- culture ne doit pas &re traitte comme un simple agent tconomique de production car elle exerce deux autres fonctions essentielles : elle est l’kltment rkgulateur de l’tquilibre de l’emploi et des mouve- ments de population, et d’autre part elle est le maitre d’ceuvre de la conservation de l’espace national. I1 semble effectivement ktabli que les campagnes ont, en plus de leur fonction tconomique, une fonction biologique. Ces propositions soulignent d’autre part que nombreux sont ceux qui accomplissent aujourd’hui, bon grk ma1 grt, cette t k h e de sauvegarde du territoire sans mCme gagner, tant s’en faut, l’kquivalent de la retribution qui pourrait y &re attachte s’ils ttaient considtrts seulement comme des ccgardiens de l’espace national)). N’a-t-on pourtant pas ctdt ici A la tentation d’habiller en termes nouveaux, empruntks au langage de la sociktk industrielle, un trait ancien: le sentiment de la totalitt qui prtvalait dans une socittt rurale oh chacun ttait perrp A travers l’ensemble de son activitk, sans qu’on pfit jamais le rkduire A sa seule fonction kconomique?

Les syndicalistes ont raison pourtant de remarquer que la plani- fication de l’agriculture ne peut se rtduire A l’orientation de la pro-

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150 Etienne Bovet duction mais doit apprthender la totalitt de ce secteur; il en est ainsi h cause des particularitts de l’agriculture: population $gee aux re- Venus incertains, multitude d’entreprises soumises aux altas d’une production qui ne peut &re modifite que lentement dkpendance ttroite du cadre rtgional. Par la rigueur qu’ils veulent confkrer h cet expost, les responsables agricoles illustrent une autre caractkristi- que de la socittt industrielle: l’emprise croissante de la rationalitt.

11s voient son domaine s’ktendre considtrablement, jusqu’d kmettre l’idtie que l’accroissement des connaissances permettra de faire avancer vers leur solution des probltmes qui se posent actuelle- ment en termes politiques ou moraux. En matitre d’amtnagement du territoire, par exemple, s’opposent actuellement la finalitti hu- maine de la politique de dtveloppement et les prtoccupations tra- ditionnelles de croissance et de plein emploi qui conduisent spon- tantment h une rtpartition des activitts assurant la plus grande rentabilitt immediate des facteurs de dkveloppement ; il en dkcoule une conciliation trts difficile que traduisent les hesitations de la politique tconomique suivie jusqu’A prtsent, et que seuls pourront tclairer les progrts de la connaissance tconomique. Le tract d’une telle perspective indique une attitude de large ouverture h l’tgard de la science; peut-&re aussi, plus profondtment, la conviction que les connaissances ainsi obtenues ne peuvent que permettre une meilleure rtalisation des aspirations des agriculteurs. Si cependant les progrts scientifiques tvoquts doivent entrainer seulement une expression Mtrente d’une opposition appelte h demeurer aussi vive dans son fondement, l’espoir ainsi tveillt ne risque-t-il pas d’etre dtsu? Peut- &re est-ce le lieu de rappeler une observation souvent faite h l’kgard de notre socittk, oh la maitrise rationnelle du monde - dont un des aspects est la distinction entre ce qui est possible et ce qui ne l’est pas - est constamment dkformte, de par son essor mtme, par une domi- nation illusoire krigeant la technique en mythe. Comment les agri- culteurs ne seraient-ils pas eux aussi exposts A cette tentation?

L’importance accordke h l’tducation, en accord elle aussi avec l’image de la socittt industrielle dessinte par les sociologues, n’tchappe pas totalement h des remarques comparables. On peut lire, par exemple, h propos de la vulgarisation agricole, qu’il s’agit de ccl’instrument le plus efficace dont (les agriculteurs) puissent disposer pour devenir, quelle que soit la taille initiale de leur exploitation, de vkritables ((chefs d’entreprisa au sens tconomique du terme)). Ne doit-on pas voir la, en m&me temps qu’une confiance toute moderne dans les vertus de la formation, le risque. d’une sous-estimation des phtnomtnes

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collectifs, tconomiques surtout, qui retardent ou empCchent les Cvolutions ?

Une large place est pourtant faite, dans la penste syndicale, aux conditions de production qui predominent dam la sociCtC contempo- raine. Certes le premier des indices cites plus haut dans ce domaine: I’existence d’un systtme de production en usines, n’est pas prks de concerner l’agriculture, au sens propre au moins. Entendu par contre d’une manitre plus gCnCrale, comme l’indication de la nkcessitt d’une concentration des entreprises agricoles, il semble accept6 d’emblke par les syndicalistes. N’affirment-ils pas qu’il s’agit lA d’une caract&- ristique essentielle de 1’Cconomie moderne ? I1 est urgent, expliquent- ils en effet, que l’agriculture franqaise s’adapte A la situation de con- currence internationale actuelle, dans le cadre de la Communaut6 Economique EuropCenne en premier lieu, dans le cadre mondial ensuite. Au terme de ce processus, le prix de revient des productions de l’agriculture franqaise serait comparable A celui des grands pro- ducteurs mondiaux, ce qui suppose une forte concentration.

A ceux qui admettent dans cette ligne, qui l’agrandissement des exploitations reprtsente une forme de concentration ntcessaire s’opposent souvent ceux qui voient pour cause principale des diffi- cult& actuelles la faiblesse du prix de vente des produits agricoles. Dam cette perspective, les exploitations les plus CvoluCes elles-mCmes doivent bCntficier d’une revalorisation des prix A la production. C’est la sous-rCmunCration qui est mise en avant, au lieu de la sous-adap- tation dans la position prCcCdente. I1 n’est plus gukre question alors d’une concentration agricole par agrandissement des exploitations, bien qu’en soient prCconisCes d’autres formes, dans le secteur de la commercialisation notamment, et qu’il soit propose de complkter l’action sur les prix par divers types d’intervention : augmentation des superficies disponibles, amklioration de la productivitk, orien- tation vers des speculations plus rentables et, d’une fason gCnCrale, accroissement du volume commercialisable.

On voit que ces deux perspectives, accentuant respectivement la sous-adaptation de l’agriculture franqaise ou sa sous-rCmunCration, ne se prksentent pas d’une manikre tranchke. I1 ne s’agit lA que de tendances attestkes par ailleurs, mais dont les nombreux points communs permettent de conclure que le syndicalisme agricole de- meure extremement rCservC A 1’Cgard d’un fort agrandissement du cadre actuel des exploitations. La defense de l’exploitation familiale reste, comme il y a vingt ans, un principe indiscutt, malgrt les changements considkrables qu’A connus par ailleurs la doctrine

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syndicale. L’attachement manifest6 pour cette forme d’exploitation semble &re la pitce maitresse autour de laquelle s’organisent les tltments de reprtsentation issus du systtme d’expression traditionnel.

On ne peut oublier pourtant que ce systkme n’est pas seul B provo- quer des failles dans la reprtsentation ttudite ici. La socittt moderne elle aussi semble frtquemment susater de fausses reconnaissances de la part de ses membres; confusions provoqutes notamment par la prtvalence souvent accordke B la consommation sur la production. Peut-Ctre ce phtnomtne n’est-il pas Ctranger B l’tlan manifest6 par les syndicalistes agricoles pour envisager une concentration au niveau de la mise en march6 des produits agricoles tout en s’y refusant gtntralement lorsqu’il s’agit des exploitations elles-mCmes.

C‘est bien en tout cas une nouvelle caracttristique des socittts industrielles qui est abordte la: l’extension des marches. Les syndicats en soulignent les constquences majeures ; la demande tvoluant ctd’une Cconomie de besoin B une tconomie de gofit)), l’offre doit tvoluer paralltlement {cd’une tconomie d’tcoulement B une tconomie d’aj uste- merit)); on ne vend plus parce qu’on a produit, mais on produit dans la mesure oh l’on peut vendre. C e s phtnomknes s’ttant accompagnts de l’implantation d’organismes gtntralement ttrangers au contr6le des agriculteurs, c’est d’abord pour ces derniers d’une prise en main de la commercialisation de leurs produits qu’il s’agit.

Pour d’autres par contre, le plus important semble Ctre la concen- tration de l’ensemble des organismes commerciaux existants, qu’ils soient ou non sous le contrdle des agriculteurs. A cette fin, tout en dtveloppant le secteur cooperatif, les agriculteurs devront chercher A conclure des accords avec les industriels. Cette union pourra prendre des formes diverses, depuis les contrats collectifs d’approvision- nement jusqu’A la participation au capital de certaines entreprises indus trielles.

Qui a raison, des partisans d’un contr6le effectif de la commerciali- sation par les agriculteurs, en vue de pouvoir cclutter A armes tgales avec l’inttgration capitaliste)>, ou des tenants des accords avec ces industriels? Et quels sont ceux qui ttmoignent de la meilleure com- prehension des mtcanismes de notre socittt? Sans doute n’est-il pas possible de rtpondre B cette question; ce qui est remarquable, prtcistment, c’est qu’un choix politique, comme l’est en fin de compte l’alternative ainsi poste, soit formult dans le langage de la socittt industrielle. C’est probablement sur ce point, B s’en tenir au point de vue adopt6 ici, qu’on devra dtcerner le satisfecit le plus mtritt au syndicalisme agricole, s’il est vrai que la reprtsentation cccolleo

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d’assez prb, en ce domaine, A la rtalitt de notre socittt pour sup- porter l’affrontement en son sein de deux lignes tgalement adapttes. I1 est vrai qu’A une concentration de la commercialisation ne s’opposent gukre, en raison de sa nouveautt, les elements de representation htritts de la socittt rurale traditionnelle. L’attitude des syndicalistes agricoles A l’tgard d’un autre trait de la socittt industrielle: le boule- versement des zones de peuplement, pourra apparaitre en ce sens plus riche en tltments significatifs.

Un changement considtrable dans la doctrine syndicale doit Ctre mentionnt pour commencer: l’exode rural tend a n’Ctre plus considtrk en soi comme un scandale, une ccvtritable dtportationo contre la- quelle il importait d’unir toutes les energies. ctPermettre aux dtparts obligatoires de se faire dans de bonnes conditions)) devient une des prkoccupations du syndicalisme. On reconnait dtsormais A la dimi- nution de la population agricole un caractkre ntcessaire, on en prtcise mCme parfois les aspects btntfiques pour les rtgions de dtpart, et on approuve l’indemnisation des migrations rurales, qui permet A des agriculteurs de rtgions surpeupltes de s’installer dans des rtgions qui ne le sont pas assez. Avec un rtalisme croissant, les responsables syndicaux notent qu’en mati5re d‘emploi, de dtbouchb et de conditions de vie, l’avenir de l’agriculture et du milieu rural est, pour une t r b large part, fonction des conceptions qui auront prtsidt A l’amtnagement du territoire en matiere d’urbanisation et d’industrialisation.

Cependant demeure une angoisse devant certaines transformations tcologiques optrkes par la socittt industrielle et les expropriations qu’elles entrainent. Et dtsireux de faire btntficier tous les agricul- teurs des conditions de vie, d’instruction et de ‘loisirs offertes aux habitants des villes, les syndicalistes proposent une conception de l’amtnagement du territoire et esquissent un tableau de l’urbanisation souhaitable. 11s prtconisent l’implantation d’un rtseau de centres urbains d’importance moyenne, afin de couvrir l’espace national de (cntbuleuses urbaines)) permettant le maintien d’un niveau de vie satisfaisant sur l’ensemble du territoire rural. Ces projets impliquent l’abandon, dans la plupart des cas, du cadre communal actuel et le regroupement des communes en ensembles plus vastes permettant de disposer de moyens financiers plus importants et de mieux utiliser l’infrastructure tconomique, technique, culturelle et sociale.

De telles propositions illustrent I’importance croissante rev&tue par les changements dtlibtrts dans les societts industrielles. On est assurtment sorti ici de l’empire de la traditionnelle prtvoyance rurale.

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154 Etienne Bovet

Est-on pour autant tout b fait dans le domaine du rtalisme rationnel, bien que soit envisagt le recours aux calculs les plus tlaborts, comme la recherche optrationnelle? Peut-on afKrmer, en somme, que les principales conclusions auxquelles parviennent les syndicalistes s’in- strent rigoureusement dans les donntes de la socittt franpise con- temporaine? Le crittre d’une adtquation riussie entre la doctrine syndicale et la rQlitt est peut-&re, en fin de compte, que 1’Cconomie globale soit vraiment considtrie comme le phtnomtne premier (Rambaud, 1966, p. 37). Or les syndicalistes agricoles semblent actuellement profondtment divists entre deux exigences : comprendre notre socittt, certes, pour agir sur elle, m a i s en mCme temps rester fidtles ii une conception de l’agriculture fixte par ailleurs. Cette constante arritre-penste ne rend-elle pas difficile aux agriculteurs d’avoir l’aeil assez ccclair et dtsabust)), comme le disaient Marx et Engels du prolttariat de I 848, pour pousser suffisamment leur analyse de notre sociktt?

La mCme tension entre des aspirations oppostes pardt modeler parfois la conception syndicale de la participation politique, dont on notera toutefois la nouveautt et le souci d’adtquation aux carac- teristiques de la socittt industrielle. La participation politique est bien, en effet, un exemple, et non des moindres, de ccsysttme de rdduction des tensionso, pour reprendre le dernier trait de la dtfini- tion qui nous a guidts. I1 est remarquable, par ailleurs, que la tiche principale reconnue aux institutions publiques concerne l’activitt tconomique. Mais la collaboration des organisations syndicales agri- coles avec le pouvoir politique, dont le principe est pleinement reconnu, est souvent soumise b des freins. Ceux-ci ne sont pas con- stituts par une mtfiance des agriculteurs B l’tgard de leurs interlocu- teurs ou par une image de ceux-ci explicitement dtfavorable, m a i s bien par la reprtsentation que les responsables se font de leur propre secteur d’activitt, comme s’ils craignaient que quelque chose d’essen- tie1 n’en soit atteint. Dans les institutions rtgionales par exemple est revendiqute pour l’agriculture une importance au moins tgale b celle des autres secteurs ; les responsables syndicaux n’accepteront ainsi de sitger dans des organismes non agricoles que s’ils obtiennent une representation ccsptcifiques assurte par des colltges numkrique- ment tgaux.

La meme apprthension semble inspirer le souci de fixer d‘emblte des bornes ii la participation envisagte: les agriculteurs resteront b l’tchelle de l’tlaboration, de l’ttude et de la riflexion, la decision restant toujours du domaine politique. En un sens, cette position

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Le gndicalisme agricole e t la sociite’ induJtrielle I j I correspond bien aux conceptions modernes de la planification, d’aprks lesquelles le vrai point sensible est la prtparation des decisions (Crozier, 1965, p. 148). On peut se demander pourtant si une telle conception de la participation, qui ttablit une coupure nette entre l’tchelon de la prCparation des dtcisions et le cdomaine politique), est tout i fait compatible avec la liaison Ctablie par ailleurs entre le r81e de I’etat et celui des groupements tconomiques dans la sociCtt industrielle. Dans ce domaine encore, l’adhksion donnte par les syn- dicalistes agricoles 2i la sociktt industrielle n’est pas finalement dt- partie de rkticences.

Oui, semblent dire la plupart des syndicalistes, nous acceptons de nombreux tltments de la socittt industrielle, mais c’est pour mieux dCfendre des traits qui nous sont propres et auxquels nous ne voulons pas renoncer. Quels sont donc ces traits et comment est-il encore possible de les vivre? A quels changements doivent se prtparer les agriculteurs s’ils veulent participer d l’inttgration ntcessaire de leur secteur d’activitt dans l’ensemble de I’tconomie?

LA S I T U A T I O N DES A G R I C U L T E U R S D A N S L A S O C I f i T f i C O N T E M P O R A I N E

Rappelons le double objectif affirmk par le syndicalisme: obtenir pour les agriculteurs la paritt avec les membres des autres groupes sociaux, dans le maintien d’une agriculture d dominante d’entreprises familiales. Les mesures prtconiskes sont connues : elevation des prix des produits agricoles, ccpolitique des structures)) (meilleure adaptation des structures agraires aux conditions techniques et tconomiques de la production), organisation des producteurs (achats, production, transformation et commercialisation surtout), action sociale.

C o m e on peut en juger, ces propositions, dans leur presque totalitt, ont besoin pour Ctre appliqutes de l’aide du Gouvernement. La cooptration mCme, qui veut pourtant &re l’kmanation directe des agriculteurs, doit Ctre soutenue par l’etat, au moins jusqu’d ce qu’elle soit assez dtveloppte pour lutter d’Cgale A Cgal avec le secteur privt. Comment 1’Btat peut-il Ctre investi de cette immense mission alors que de si nombreux indices ttmoignent de sa partialit6 d 1’Cgard d’autres groupes, et notamment des industriels ? Le fait est qu’il n’est gukre Ctabli de liaison entre ces deux termes.

Les liens entre les difficultts des agriculteurs et les caracttristiques libtrales de notre systkme tconomique sont partiellement voilts, on l’a vu, parce que la croissance de puissants groupes d’intCrCt est

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156 ,!?fietine Bovef

considtrte c o m e une dtviation du rtgime de la libre concurrence. Des phtnomtnes rtcents (amtnagement du territoire, planification) dQment mis en valeur permettent d’ailleurs de penser que la situation va s’amtliorer, 1’8tat &ant ainsi chargt de mettre les monopoles en tchec. Pourquoi ne s’acquitte-t-il pas de cette tiche qui pourtant est A sa portte, l’tconomique ttant soumis au politique? Aucune rtponse n’est donnte A cette question. Mais peut-&re ce silence n’est-il pas sans liens avec la situation des agriculteurs dans la France contemporaine, ou plus exactement avec les rapports entre leur situation et la representation qu’ils s’en font.

La situation des agriculteurs dans la sociktt prtsente indkniable- ment une dtpendance de plus en plus marquke A l’kgard de l’ensemble de l’activitt tconomique et des groupes d‘indret qui y jouent le r81e dirigeant. Dans le meme temps, l’evolution tconomique et technique les rend tributaires d’une plus grande socialisation de la production, c’est-A-dire des diverses formes de concentration (sol, moyens de production, commercialisation) pour accroitre leurs revenus. Les modes actuels de proprittt et de mise en valeur de la terre constituent en effet, pour beaucoup, des freins A l’essor des forces productives et donc A l’accroissement de la productivitt ntcessaire pour rtduire la distance entre eux et les agriculteurs les plus tvoluts.

La voie d’une amklioration de la situation des agriculteurs semble ainsi toute tracte. Elle ne peut les concemer tous cependant; l’exode rural est appelk A se poursuivre, et les dirigeants syndicaux ne peuvent pas, dans la mesure m&me oh ils se veulent reprtsentatifs, pr8ner sans rtserve des mesures tendant A la disparition de la majoritt de leurs adherents. Mais l’attachement que les agriculteurs portent A leur mttier n’explique pas tout en lui-meme. L’essentiel, semble-t-il, reside ici dans la liaison t r b frCquente qui existe entre cet attachement au mttier et une volontt de conserver le statut d’entrepreneur in- dtpendant dont la plupart jouissent encore.

Les conditions de production des exploitations familiales subissent une double mise en cause par l’holution technique et par l’entrCe progressive des agriculteurs dans l’emprise des rapports de production dominant dans notre sociktt (l’extension de l’inttgration en fournit des exemples tloquents). La volontt des agriculteurs de dtfendre ce type d’exploitation, jug6 seul capable de leur garantir l’indkpendance, les conduit A une position tgalement instable. Celle-ci prksente deux aspects: l’accroissement de la rentabilitt est considkrt avec des rtserves, soumis qu’il est au maintien de l’indtpendance des exploi- tants; le ccliberalismeo du systkme tconomique franpis ne peut &re

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Le syndicalisme agricole e t la socihth industrielle 117

directement dtnonct puisque c’est lui, en somme, qui leur garantit le statut d’entrepreneurs qu’ils revendiquent. D ’ o ~ la distinction entre le rtgime idtal de la libre concurrence et ses dtviations, dont la correction est assignee h l’etat.

Lors mCme qu’un grand poids est accordt aux politiques rtgionale ou europtenne, les rtalitts sur lesquelles elles s’appuient restent insufisamment dtfinies, prottiformes, ccchangeant de dimension et mCme de contenu selon les besoins ou la volontt des hommes)) (Rambaud, 1966, p. I 8). L’analyse effectute par les syndicalistes des forces qui meuvent la socittt industrielle les conduit souvent h opposer des idtes, comme la ntcessitt d’une gtographie volontaire, h des tendances rtelles considtrtes comme ntfastes, ou h attendre d’institutions comme le Plan l’application de ces idtes, plus qu’h prendre parti pour telle ou telle des forces en prtsence. Peut-Ctre est-ce le signe d’une difficult6 h tracer la frontikre entre l’apprthension scientifique de la rtalitt et les images dtlibtrtment valoristes aux- quelles on doit confronter cette rtalitt dts lors qu’on veut agir.

Certaines racines de cette incertitude pourraient Ctre situtes dans l’ttroite liaison gtntralement ttablie par les agriculteurs entre leur situation A la tCte d’une petite exploitation et les valeurs auxquelles ils adhtrent. Libertk, responsabilitk, dignitt, solidaritt mCme sem- blent en effet conpes en termes d’indtpendance, tandis que cette indtpendance, notion charnikre en quelque sorte, est elle-mCme attachte h la situation d’agriculteur chargC d’une exploitation famili- ale. De sorte qu’on a parfois l’impression que leur situation d’entre- preneurs indtpendants est trigte par les agriculteurs en norme et que les valeurs auxquelles ils tiennent, h l’inverse, cessent d’Ctre prt- senttes comme le rtsultat d’un choix pour se voir attribuer un carac- ttre presque ntcessaire.

Des difficult& analogues peuvent Ctre signaltes, semble-t-il, dans plusieurs domaines. Une fonction comme celle de ccgardiens de l’espace national)), par exemple, n’est-elle pas like h la fois h une situation et h des valeurs? De mkme, l’idte que l’etat choisit le sy- sthme tconomique; n’est-ce pas ainsi que des valeurs, pour beaucoup d’agriculteurs, confkrent h leur situation un caractkre normatif? Enfin, la prise de conscience des intgalitts h l’inttrieur de l’agricul- ture est indtniablement amorcte, elle reste lente, freinte par des valeurs qu’on veut voir concerner pour leur part tous les agriculteurs.

I1 serait bien hasardeux de tenter de prtvoir avec prtcision comment se produiront dans l’agriculture fransaise les prochains changements.

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I I 8 Etienne Bovet

Les seules remarques qui puissent Ctre formultes, ici en tout cas, concement les reprtsentations que les agriculteurs se font de la socittt et d’eux-memes dans cette socittt. I1 semble permis d’entre- voir la ntcessitt d’un double changement, au niveau de chacune de ces reprtsentations.

A l’tgard de la socittt industrielle pardt s’imposer le renversement de la position dtcrite plus haut et dont on a cru pouvoir souligner le caractkre instable, dans les deux directions suivantes: accepter de donner libre cours au progrks technique, quelles qu’en doivent &re les implications; considtrer l’tconomie globale comme un phtno- mkne premier, dont les diverses manifestations rtvklent bien la nature propre. Certaines voix se font d’ailleurs entendre dans ce sens, s’tlevant contre ctla dtfense du libtralisme) ou saluant des ouvriers et les paysans qui rtclament ensemble une tconornie au service des h o m e s et non pas des capitaux,,. D’autres groupes composts de chefs de grandes exploitations lient la dtcouverte du systkme capi- taliste h une prise de position en sa faveur. Dans les deux cas, h ces modifications semblent devoir &re l i t s des changements plus radicaux encore, concernant cette fois l’image que les agriculteurs ont d’eux- memes et de leur r81e.

On peut imaginer en effet que les agriculteurs en viennent h dissocier les tltments qu’on les a vu unir si fermement: la dtfense de l’exploitation familiale d’une part, les valeurs de libertt, responsa- bilitt, d’autre part. Sans doute s’agira-t-il d’abord de mettre fin d la confusion qui a semblt exister entre les statuts respect& de leur situation et de leurs valeurs. Cet tclaircissement optrt, il n’est pas inconcevable que les memes valeurs soient alors invoqutes h l’appui de l’kvolution ntcessaire. Resterait aux agriculteurs A sdparer la notion d’indtpendance - modifite peut-Ctre par la gratuitt restitute aux valeurs - de la situation de chef d’exploitation. C‘est lh, on le present, que les transformations risquent d’Ctre les plus ardues. A ce niveau plus inttriorist que le prtctdent, est poste la question, sans doute essentielle, de la reprtsentation par les agriculteurs de leur travail.

NOTE

1 L’ttude prtsentte ici est fondte principalement SLU les textes du congrks consacrt par la Ftdtration Nationale dea Syndicats #Exploitants Agricoles (F.N.S.E.A.) A la urCgionali- sation dans l’expansion konorniqueo (1964) et SUI la collection de ’ItInformation Agri- coleo, publication bimensuelle de la F.N.S.E.A.. pour 1963 et 1964.

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Le syndicalisme agricole e t la sociiti industrielle R ~ F B R E N C E S

‘19

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S U M M A R Y

A G R I C U L T U R A L S Y N D I C A L I S M A N D THE I N D U S T R I A L S O C I E T Y

In the French farmers’ associations emphasis to date has been placed primarily on the analysis of contemporary society which the associa- tions wish to influence. In doing this analysis, however, they are still affected by the mentality of traditional rural society. Moreover, their way of representing contemporary society does not coincide with the description given by sociologists. These distortions, often inspired by a self-image of industrial society, however right or wrong, are meant to defend rural independence as it has existed in the past. Ways of thinking correspond to these contradictory aspi- rations, by which the actual position of the farmers and their value- orientation are linked. This collective image relates to the position of agriculture in an industrial society. In this way it becomes possible to recognize some of the changes which the image must necessarily undergo in order to enable farmers to change their situation.

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LE S Y N D I C A L I S M E A G R I C O L E E T L A S O C I E T E I N D U S T R I E L L E

La doctrine des syndicats agricoles fransais accorde dtsormais une place prkpondkrante A l’analyse de la socittt contemporaine, sur la-

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I 60 Etienne Bovet

quelle les syndicalistes veulent agir. Ceux-ci subissent pourtant encore, dans cette analyse, l’influence du systkme d’expression de la socittt rurale traditionnelle, aussi leur reprtsentation ne coincide-t-elle pas avec la dtfinition qu’en donnent les sociologues. Souvent inspiries des images, vraies ou fausses, que la socidtt industrielle donne d’elle-meme, ces distorsions ont cependant pour r61e de dtfendre l’indtpendance d’autrefois.

A ces aspirations contradictoires, correspondent des traits in- tellectuels particuliers qui lient ttroitement le status actuel des agri- culteurs et les valeurs auxquelles ils adhtrent. Ces reprtsentations collectives sont likes A la place de l’agriculture dans la socittt in- dustrielle. Ainsi peuvent &re entrevus certains des changements que ces reprtsentations devront subir pour permettre aux agriculteurs de modifier cette situation.

X U S A M M E N P A S S U N G

L A N D W I R T S C H A P T L I C H E I N T E R E S S E N V E R B ~ N D E U N D

I N D U S T R I E L L E G E S E L L S C H A F T

Die Interessenverbande der franzosischen Landwirte legen z. Zeit besonderen Wert auf die Analyse der modernen Gesellschaft, auf die sie Einflul3 ausuben wollen. Es zeigt sich jedoch, da13 sie selbst noch zu den Verhaltensweisen der traditionalen Agrargesellschaft neigen. AuI3erdem stimmen ihre Anschauungen von einer modernen Gesell- schaft nicht mit der von den Soziologen gegebenen Darstellung uberein. Diese Verzerrungen, vielfach ausgelost von der - wenn auch richtigen oder falschen - Vorstellung von der industriellen Gesell- schaft, dienen dazu, eine lindliche Eigenstandigkeit zu behaupten wie sie einmal fruher bestanden hat. Mit diesen widersprechenden Bestrebungen korrespondieren die Denkweisen, die die gegenw5rtige Lage der Landwirte und ihre Wertorientierung beeinflussen. Ihr Kollektiwerhalten steht in Beziehung zur Lage der Landwirtschaft in der industriellen Gesellschaft. So kann man erkennen, welche Wandlungen in gemeinsamen Wertvorstellungen der Landwirte not- wendig sind, um Verinderungen ihrer Lage herbeizufuhren.