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LE SYNDICALISME RÉVOLUTIONNAIRE ET LE MOUVEMENT OUVRIER FRANÇAIS AVANT 1914 Author(s): Jeannine Verdès and C. N. R. S. Source: Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 36 (Janvier-Juin 1964), pp. 117-131 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40689261 . Accessed: 15/06/2014 03:56 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Cahiers Internationaux de Sociologie. http://www.jstor.org This content downloaded from 185.2.32.60 on Sun, 15 Jun 2014 03:56:04 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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LE SYNDICALISME RÉVOLUTIONNAIRE ET LE MOUVEMENT OUVRIER FRANÇAIS AVANT 1914Author(s): Jeannine Verdès and C. N. R. S.Source: Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 36 (Janvier-Juin 1964),pp. 117-131Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/40689261 .

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LE SYNDICALISME RÉVOLUTIONNAIRE ET LE MOUVEMENT OUVRIER FRANÇAIS AVANT 1914

par Jeannine Verdès

Le syndicalisme révolutionnaire ne peut se comprendre que s'il est mis d'abord en relation avec l'ensemble du mouvement ouvrier, et particulièrement, avec le développement du socialisme en France, auquel il est profondément et constamment lié.

Après l'écrasement de la Commune, malgré la perte des cadres - morts, détenus ou expatriés - malgré la surveillance qui pèse sur lui, et les menaces (une loi du 12 mars 1872 condamne toute association qui « aura pour but de provoquer à la suspension du travail, à l'abolition du droit de propriété, de la famille, de la religion » (...), le mouvement ouvrier renaît rapidement. Du 2 au 10 octobre 1876, le Premier Congrès ouvrier réunit, à Paris, 350 délégués, mais il est dominé par l'esprit mutualiste ; il s'ac- commode de la collaboration de classe, malgré la participation d'hommes qui, comme Chabert, seront plus tard socialistes. Les communards en exil s'indignent, mais la presse bourgeoise, dans ses comptes rendus loue la « maturité » et la « sagesse » ouvrières. Dès le Second Congrès (28 janvier-8 février 1878), à Lyon, bien que dans l'ensemble on retrouve le même modérantisme, deux délé- gués déposent une motion réclamant la propriété collective du sol et des instruments de travail. Au Congrès Ouvrier Socialiste de Marseille (1879), les divisions s'accentuent et s'éclairent : à la tendance corporatiste se heurte une minorité socialiste représen- tant les groupes socialistes naissants ; une motion est votée affirmant que « l'appropriation collective de tous les instruments de travail et forces de production doit être poursuivie par tous les moyens possibles ». Le Congrès demande en outre la création d'un parti ouvrier. En cette même année, où l'amnistie votée pour les Communards redonne des éléments actifs au mouvement ouvrier, Guesde et Lafargue fondent, sur la base du programme élaboré à Londres, avec Marx et Engels, le Parti Ouvrier Français. A partir de cette date, on est amené a étudier distinctement, à l'inté- rieur du mouvement ouvrier, malgré la concordance des préoccupa- tions et l'identité des luttes, le mouvement socialiste et le mouve- ment syndical.

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JEANNINE VERDES

* * *

Le Programme du Parti Ouvrier Français (1), partant de l'idée que « l'appropriation collective ne peut sortir que de l'action révo- lutionnaire de la classe ouvrière organisée en parti politique distinct », recommande au prolétariat d'utiliser tous les moyens dont il dispose, y compris le suffrage universel, et expose une série de revendications immédiates visant essentiellement la liberté politique (lois sur la presse, la réunion, l'association,..), les rapports avec l'Église (suppression du budget des cultes, retour à la nation des biens des corporations religieuses), l'organisation de l'armée (armement général du peuple après abolition des armées perma- nentes), et des revendications économiques portant sur les salaires, les horaires de travail, l'instruction et le régime des impôts. En même temps, Guesde se préoccupe d'activités syndicales : les grandes grèves minières du Pas-de-Calais, en 1884, mettent aux prises les anarchistes (représentés sur place par Sébastien Faure), et les guesdistes (dont l'envoyé est Lamentin), qui cherchent à obtenir la direction du mouvement.

Dès sa formation, le Parti Ouvrier Français est affaibli par des oppositions internes allant rapidement jusqu'à des scissions. D'abord se détache, derrière Brousse qui crée le Parti Possibiliste, un groupe qui tire son nom du fait qu'il veut se limiter à immé- diatiser quelques revendications essentielles pour les rendre pos- sibles ; il tend à réconcilier Proudhon et Marx, en prônant un collectivisme décentralisateur, idée qui sera reprise d'une manière plus ferme par Jaurès. Après le Congrès de Châtellerault (1890), J.-B. Clément et Allemane se séparent des possibilistes et adhèrent au Parti Ouvrier Socialiste Révolutionnaire, qui défend avec vigueur les notions de lutte de classe et de grève générale, mais admet que le recours à l'action électorale est nécessaire en raison de sa valeur de propagande, tout en mettant en cause son efficacité. Le parti de Vaillant, de tendance blanquiste, se réclamant égale- ment des babouvistes et de Marx, qui prend en 1898 le nom de Parti Socialiste Révolutionnaire, soutient, comme le parti précédent, la thèse de la grève générale, réaffirme la lutte des classes et exige la double autonomie d'un syndicat exclusivement économique et d'un parti tout politique ; dans l'action, il est très souvent en accord avec Y Alliance Communiste Révolutionnaire, constituée en 1886. Enfin, le Revue Socialiste à laquelle collaborent Rouanet, Renard, Benoît Malon..., est l'organe des Indépendants qui, en 1899, après être restés longtemps à l'état de groupes électoraux et d'études, adoptent une organisation commune : la Confédération des Socialistes Indépendants,

(1) Le Programme du Parti Ouvrier Français, son histoire, ses considérants, ses articles, par Jules Guesde et Paul L afargue (Prison de Sainte-Pélagie, 22 octobre 1893), Paris, Oriol, s. d., 132 p.

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Parallèlement, à partir de 1880, le mouvement syndical se développe : il met à profit la loi de 1884, mais jusqu'en 1895, les tendances sont multiples. Cette période est marquée, du côté ouvrier, par la puissance des manifestations de masse des 1er mai 1890 et 1891, qui font prendre conscience à la bourgeoisie de la réalité du prolétariat comme classe, et par la formation de la Confédération Générale du Travail, en 1895. Du côté gouverne- mental, il faut retenir la loi du 21 mars 1884 qui reconnaît légale- ment les syndicats. Mesure inévitable et intéressée : le gouver- nement de Waldeck- Rousseau avait des difficultés financières, sa politique coloniale suscitait de vives attaques, et en invitant les préfets (circulaire du 25 août 1884) à aplanir les difficultés « qui ne sauraient manquer de naître de l'inexpérience et du défaut d'habitude de cette liberté », en les invitant à « aider » les associa- tions ouvrières, Waldeck- Rousseau espérait bien contrôler le mouvement ouvrier. De plus, la loi limitait de plusieurs manières la portée de ce droit, en particulier en donnant pour objet exclusif aux syndicats la défense des intérêts économiques, industriels, agricoles, en maintenant les dispositions du Gode Pénal sur la liberté du travail, et en écartant les fonctionnaires des syndicats. Aussi le VIIIe Congrès National de la Fédération des Travailleurs Socialistes (Rennes, 12-19 octobre 1884), en accord avec toutes les fractions socialistes, « déclare œuvre de police et de réaction la loi du 21 mars ». Cela est essentiel pour comprendre l'attitude des syndicats face aux essais d'arbitrage, aux diverses mesures gouvernementales, et plus généralement à la forme républicaine de l'État.

Après la constitution de la C.G.T., et jusqu'en 1902, l'action ouvrière souffre du dualisme, allant jusqu'à l'antagonisme de la Fédération des Bourses du Travail (définitivement fondée au Congrès de Toulouse, en 1893) et de la C.G.T. Au Congrès de Rennes, en 1898, le désaccord est officialisé et il est décidé que « les deux organismes constituant la Confédération - Conseil National et Fédération des Bourses - ne se réunissent qu'en cas d'événe- ments imprévus et nécessitant manifestement une entente ». Les Bourses, où travaillent activement les proudhoniens et les anar- chistes, partisans de Bakounine, connaissent un essor rapide sous l'impulsion de Pelloutier ; elles se multiplient (il y a 34 bourses en 1895 et 57 en 1900), ainsi que les syndicats qu'elles groupent (660 syndicats en 1895 ; 1 065 en 1900, soit 48 % du nombre total des syndicats ouvriers industriels). Les grèves de 1901-1902, ayant suscité une action commune, favorisent l'unité qui est réalisée au Congrès de Montpellier (1902). La C.G.T. peut alors s'affirmer, mais elle reste minoritaire : en 1906, 11 % des ouvriers adhèrent à un syndicat dont 4 % seulement à la C.G.T. ; en 1909, environ 5 % des masses travailleuses y adhèrent. Les leaders luttent à la fois contre l'influence politique, en particulier celle de Guesde, et contre les réformistes qui prônent « la paix sociale », « l'entente », « le travail en commun » avec les patrons. C'est de 1902 à 1906 que le syndicalisme révolutionnaire atteint son

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plein épanouissement (1) ; cette force se concrétise avec éclat dans la journée du 1er mai 1906 où la peur bourgeoise est portée à son paroxysme (2) ; les 60 000 soldats cantonnés dans Paris par Clemenceau reflètent cette panique, tout en l'augmentant... Cette même année 1906, au Congrès d'Amiens, le syndicalisme révolu- tionnaire se donne sa charte : la motion Griffuhles, représentant la tendance anarcho-syndicaliste, est votée, après le retrait de la motion Keufer, réformiste, et grâce à la concentration de ces deux courants, par 830 voix, contre 8 à la motion guesdiste, présentée par Renard. Les événements extérieurs (guerre russo- japonaise, luttes politico-économiques en Angleterre, en Autriche, en Allemagne) retentissent sur le mouvement français ; la première Révolution russe lui semble être la préface de la grande révolution prolétarienne. Pourtant, dès 1909, le syndicalisme révolutionnaire est à son déclin, mais c'est seulement l'entrée dans la guerre que, dans leur majorité, les syndicalistes ne désertent pas, qui consacre, aux yeux de la bourgeoisie, l'échec, l'effondrement du syndicalisme révolutionnaire.

Il convient de préciser maintenant le rôle de l'anarchisme, signalé précédemment à propos de la Fédération des Bourses du Travail. La propagande anarchiste, commencée en France au temps de la Première Internationale - Bakounine étant le chef des partisans de Proudhon autant que des siens - reprend après la Commune. Dès 1882, les anarchistes participent activement aux grèves et 10 ans plus tard, au Congrès de Marseille, l'adoption du principe de la grève générale, par 65 voix contre 37 et 9 abstentions, témoigne de l'influence prépondérante des proudhoniens et des bakounistes. Alors que ces derniers sont battus au Congrès International de Londres (1896), qui vote sur la proposition de Liebknecht, une résolution les excluant (3), les anarchistes dominent de plus en plus le syndicalisme français. En entrant dans les syndicats, ils reconnaissent toutefois, la nécessité de la lutte reven- dicative et de l'organisation ouvrière ; mais nous retrouverons dans l'analyse de la doctrine, de nombreux thèmes libertaires, qui existent chez Proudhon comme chez Bakounine.

Cette doctrine se veut, et doit être reconnue, originale ; elle se

(1) L'activité du syndicat peut être évaluée à travers les chiffres de parti- cipation aux grèves : de 1870 à 1880, on compte 500 000 journées chômées ; de 1890 à 1895, 1 500 000 ; en 1900, 4 000 000 ; en 1906, 9 500 000 ; en 1910, 4 800 000.

(2) II ne s'agit pas là d'une estimation de militants, sujette à caution ; ce qui en témoigne, ce sont des faits aussi précis que l'expédition de capitaux à l'étranger, le nombre doublé des trains vers l'Angleterre, l'occupation des hôtels de Genève par des Français en fuite, chargés de bagages...

(3) Le prochain Congrès fera exclusivement appel : Io Aux représentants des groupements qui poursuivent la substitution de la

propriété et de la production socialistes à la propriété et à la production capi- talistes et qui considèrent l'action législative et parlementaire comme l'un des moyens nécessaires pour arriver à ce but ; 2° Aux organisations purement coopératives qui, bien que ne faisant pas de politique militante, déclarent reconnaître la nécessité de l'action législative et parlementaire. En conséquence, les anarchistes sont exclus.

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caractérise comme un carrefour ; elle s'édifie d'une manière confuse, parfois contradictoire, à travers les querelles des socialistes, en réaction souvent à l'opportunisme, qui gagne leurs rangs. Avec des éléments venus de divers horizons, un mouvement nouveau se constitue, car comme l'explique Lagardelle : « En même temps qu'ils se groupaient, ils se transformaient. Et tandis que des socia- listes comme Griffuhles, comme Luquet, comme d'autres, condam- naient celles de leurs croyances politiques qui ne correspondaient pas aux réalités du moment, des anarchistes comme Pouget, comme Delesalle, comme d'autres, modifiaient sensiblement leur action et participaient plus activement à l'organisation métho- dique de la classe ouvrière. Oui, ces anarchistes qu'on nous montre toujours comme des propagandistes de l'ancien anti-parlementa- risme stérile, ont été, eux aussi, profondément influencés par les faits. Et c'est par suite de cette évolution générale, par la fusion de tous les éléments dans la même action commune, par l'élimi- nation de toutes les survivances du passé, qu'il s'est créé au sein du mouvement ouvrier, une politique de classe » (1). Si les idées du syndicalisme révolutionnaire sont à rechercher dans un mélange complexe d'influences, l'attitude concrète des militants, leur vio- lence, trouve son explication dans le comportement du patronat. Le mouvement d'organisation se retrouve du côté patronal ; les syndicats patronaux, qu'Allain-Targé dans un rapport de 1881, disait être au nombre de 138, groupant environ }50 000 adhérents, se multiplient ; ils luttent conjointement sur le marché des pro- duits - en s'efïorçant de supprimer la concurrence entre patrons d'une même industrie - et sur le marché du travail - où ils réalisent des accords contre les ouvriers (2). Le développement du machinisme amène les capitalistes à perfectionner les méthodes d'exploitation (taylorisme, etc.). Enfin, ce patronat groupé et combatif, est assuré de voir le gouvernement mettre ses appareils répressifs à son service.

Après ce bref rappel des conditions dans lesquelles se développe le mouvement ouvrier, analysons la doctrine du syndicalisme révolutionnaire. La conception que les militants se faisaient du mouvement de la classe ouvrière se prête mal à une systémati- sation. Du mouvement dit spontané, conçu comme fait de tenta- tives, de sursauts, des réponses improvisées aux événements, sort selon eux, « nécessairement », une idéologie. L'action est définie par Griffuhles : « Une série d'efforts quotidiens rattachés aux efforts de la veille, non par une continuité rigoureuse, mais uni-

(1) Hubert Lagardelle, Le syndicalisme et le socialisme en France, dans Le Parti Socialiste et la Confédération Générale du Travail, Paris, Rivière, 1908, pp. 15-16.

(2) Les syndicats patronaux poursuivent les meneurs de leur vindicte ; en 1884, Basly et d'autres militants mineurs sont boycottés et ne trouvent plus de travail dans la région ; en 1892, Calvignac, maire ouvrier de Carmaux est chassé de la mine ; la grève de Montceau-les-Mines, en 1901, est suivie de renvois massifs ; en 1905, 12 000 ouvriers porcelainiers de Limoges qui mena- çaient de faire grève sont lock-outés, etc.

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quement par l'ambiance et par l'état d'esprit régnant dang la classe ouvrière » (1). La connaissance que les syndicalistes ont des luttes se cristallise en une doctrine : dans les Objectifs de nos luttes de classe (2), par exemple, Griff unies et Niels exposent un système de pensée déterminant des buts pratiques et les moyens de les atteindre, ainsi que leur justification, en même temps qu'ils critiquent tous les autres buts et moyens (3).

Témoins intéressés, et enthousiastes au début, des luttes ouvrières, Sorel et Berth se donnent pour tâche de comprendre, de saisir ce mouvement dans sa réalisation, excluant toute pré- tention de diriger ou de prévoir l'action. Ils ne se contentent cependant pas de suivre le déroulement des luttes et de le retracer d'une manière cohérente : ils jugent, critiquent parfois, et surtout tentent d'extraire une morale. Mais cette mise au premier plan de l'éthique, par Sorel, révèle l'insuffisance de la connaissance qu'il a du monde ouvrier, témoin sa critique du néo-malthusianisme encouragé par les syndicats. La divergence d'ordre moral entre les militants et les théoriciens (terme que Sorel avait en horreur, soutenant que le monde marche « malgré les théoriciens », mais qui évite des périphrases) est essentielle : ils ne donnent pas, les uns et les autres, le même contenu au mot socialisme ; pour les militants, il est juste que les créateurs de la richesse, les « pro- ducteurs », cessant enfin d'être spoliés par la classe capitaliste, bénéficient de leurs efforts : la lutte est donc menée au nom de l'intérêt de classe. Pour Sorel et Berth, le sens de l'action ouvrière est, en éclairant la bourgeoisie qui leur apparaît décadente, timorée, lâche, de lui redonner sa force et le goût du combat, et en la sauvant, c'est-à-dire en faisant d'elle un adversaire digne d'être combattu, de sauver le monde de la dégénérescence morale. Se basant sur la supériorité morale du prolétariat, qui tient à sa subordination, à sa condition d'exploité, ils estiment que la catas- trophe qui risque d'atteindre la bourgeoisie est d'abord morale. Le socialisme est, aux yeux de Sorel, l'éthique devenue vivante : il « est une question de morale en ce sens qu'il apporte au monde une nouvelle manière de juger tous les actes humains et, pour employer une célèbre expression de Nietzsche, une nouvelle éva- luation de toutes les valeurs (...); il se pose devant le monde bourgeois comme un adversaire irréconciliable, le menaçant d'une catastrophe morale plus encore que d'une catastrophe matérielle » (4).

Plutôt que d'écrire comme Sorel que les syndicalistes révolu- tionnaires « enferment tout le socialisme dans la grève générale » (5),

(1) Victor Griffuhles, V action syndicaliste, Paris, Rivière, 1908, p. 8. (2) Pans, La Publication sociale, 1909, 40 p. [ô) b ils étaient hostiles à 1 expression « doctrine politique », run d eux

allant jusqu'à douter que l'action puisse être à la fois, socialiste et politique, c'est qu'ils assimilaient action politique et action parlementaire. (4) ueorges oorel, prétace a : t ormes et essence du socialisme, de ©averto

Merlino, Paris, Giard & Brière, 1898, p. xlii. (5) Georges Sorel, Réflexions sur la violence, Paris, Rivière, 11« éd.,

1950, p. 86.

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on peut définir plus justement le syndicalisme comme un appel à l'action directe quotidienne, comme une lutte permanente pour détruire VÉtai. Cette opposition sans répit à l'État ne peut être menée que par les « producteurs », retirés dans leurs organisations : les syndicats, sans contact avec la société bourgeoise, et, par cela même, maintenus en état de révolte. L'efficacité du syndicat, défini comme « groupement de lutte intégrale » est affirmée, et c'est à lui et aux Bourses du Travail que seront confiés, après l'anéantissement de l'État, « le gouvernement des choses, la pro- duction, la répartition, l'échange ». Au Congrès de la Fédération des Bourses du Travail à Tours, en 1896, Pelloutier décrit ce que doivent devenir les Bourses « en étudiant les régions qu'elles embrassent, en apprenant avec les besoins, les ressources indus- trielles, les zones de culture, la densité de la population, en deve- nant des écoles de propagande, d'administration et d'études, en se rendant pour tout dire en un mot, capables de supprimer et de remplacer l'organisation sociale présente ». Instrument de libé- ration, le syndicat est donc aussi la cellule de base de la société future.

L'action « n'est pas commandée par des formules et des affir- mations théoriques quelconques », elle n'est pas « une manifestation se déroulant selon un plan prévu d'avance » (1). faction directe est constituée par l'effort des militants engagés dans une lutte âpre dont l'issue ne sera pas nécessairement une victoire ; l'action directe ne se limite pas à la grève générale : elle implique la « révo- lution permanente », c'est-à-dire l'intervention quotidienne des syndicats et des ouvriers dans la gestion de l'entreprise, en parti- culier le contrôle du pouvoir arbitraire des patrons ; c'est une renaissance de l'idée de « démocratie industrielle » de Proudhon (2). Selon Lagardelle, cet appel constant à « l'effort personnel du prolé- tariat, à ses ardeurs combatives, à ses appétits d'héroïsme (...) stimule les forces latentes de l'individu, refoule ses mauvais désirs de passivité, et fait surgir au premier plan ces facultés d'enthou- siasme, ce besoin de combat, cette soif de conquête qui l'illuminent et le portent jusqu'au sublime » (3). Ce sont de petites unités, des « minorités agissantes », qui mènent le combat, espérant entraîner derrière elles, par V action violente, la masse du prolétariat (4).

Dans cette lutte au jour le jour pour briser l'État, vider Torga-

(1) Victor Griffuhles, U action syndicaliste, Paris, Rivière, 1908, p. 8. [Xj uette mee de Frouanon miiuence cenine, par i intermédiaire aes

syndicalistes révolutionnaires ; elle contribue à la formation des « soviets de base » pendant la première période de la Révolution (1917-1919) puis, après leur dissolution en 1920, à la constitution de « l'opposition ouvrière ».

(ô) JriuDert lagardelle, he farti socialiste et ta uonjeaeration generate du Travail, p. 31.

(4) hiïïiue pouget a souvent exprime sa prererence pour un syndicat de « minorités agissantes », résultat d'une sélection : « La minorité n'est pas disposée à abdiquer ses revendications et ses aspirations devant l'inertie d'une masse que l'esprit de révolte n'a pas animée et vivifiée encore. Par conséquent, il y a pour la minorité consciente, obligation d'agir sans tenir compte de la masse réfractaire », La Confédération Générale du Travail, Paris, Rivière, 1908, p. 34.

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nisme politique bourgeois, le prolétariat révolutionnaire est soli- taire, car ne cherchant pas « à s'adapter au monde capitaliste (à) s'encastrer dans le système de production actuelle », il a été amené à se constituer « en parti de classe, en opposition à tous les autres partis et en opposition à toutes les autres classes » (1), c'est-à-dire en classe ayant pris conscience de son existence et de sa tâche. Les travailleurs manuels sont donc isolés. En premier lieu, sont écartés ceux qui font profession de penser et qui en tirent profit. D'autres causes contribuent à cet isolement : la classe ouvrière « repousse tout mysticisme et toute intervention surnaturelle » (2), et, pas plus « qu'elle ne croit en l'action étiquetée tutélaire de Dieu », elle ne croit en l'action du pouvoir ; l'image d'un État « qui se ferait bon gendarme en faveur des exploités » (3), d'un État rédempteur, intervenant pour modérer les exigences des capitalistes et protéger l'ouvrier, ne renferme selon les syndicalistes révolutionnaires, aucune parcelle de vérité et fait l'objet de leur raillerie. La lutte ne mènera au triomphe que si le prolétariat sait agir, mais il peut faillir à sa mission ; le socialisme n'est pas le terme forcé de l'évolu- tion historique. Grifîuhles et Niels appellent à l'action mais ne promettent pas la victoire (4). Malgré cet isolement, les syndi- calistes souhaitent avoir face à eux un patronat fort et brutal : « Réjouissons-nous d'avoir en face de nous un patronat organisé et combatif, cela nous réserve des luttes grandioses qui ne feront que précipiter l'avènement de la grève générale révolutionnaire... Avec un patronat organisé, finie la comédie de la collaboration de classe » (5).

De l'isolement du prolétariat, qui n'est qu'un retrait pour mieux combattre, il convient de tirer les conséquences. L'action, qui n'a pas à se soucier de la légalité bourgeoise, doit être « indemne de tout alliage, sans compromissions capitalistes ou gouvernementales, sans intrusion dans le débat de personnes interposées » (6). Par « intrusion de personnes interposées », Pouget désigne surtout l'Église qui se voudrait arbitre dans les conflits sociaux : c'est le plein essor du « Sillon », et le Rerum Nouarum est encore présent aux esprits ; or les responsables syndicaux manifestent leur irréli- gion, certes, mais plus encore leur refus de voir l'Église s'interposer entre les patrons et les ouvriers. Ils condamnent l'action de l'Église, qui s'efforce de faire croire qu'elle a un rôle moteur dans l'évolution et la solution des questions sociales, alors qu'elle est toujours retar- dataire. « Sans compromissions gouvernementales » : c'est le refus de l'action indirecte, Vaction parlementaire, à laquelle se rattache

(1) Emile Pouget, La Confédération Générale du Travail, p. 3. (2) Victor Griffuhles et Louis Niels, Les objectifs de nos luttes de classe,

p. 15. (3) Emile Pouget, La Confédération Générale du Travail* d. 37. (4) II y a là parfaite concordance avec Sorel qui affirme que « l'expérience montre fort bien que l'homme de cœur trouve dans le sentiment de lutte qui

accompagne cette volonté de délivrance, une satisfaction suffisante pour entre- tenir son ardeur » {Réflexions sur la violence, p. 24). 5 La Voix du Peuple, 20 octobre 1910.

(6) Emile Pouget, La Confédération Générale du Travail, p. 36.

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la pièce maîtresse du syndicalisme révolutionnaire : la critique et la négation de VÉtat, et particulièrement, de VÉtat démocratique, puisque la démocratie est essentiellement « l'État étendu à tout » (1). « La dernière incarnation de l'État est aussi la mort de l'État » (2). L'évolution parlementaire du socialisme politique, c'est-à-dire l'entrée dans des ministères bourgeois de Millerand, puis Briand a détruit dans le prolétariat la « superstition démocratique ». Qu'ont tiré les travailleurs de l'expérience démocratique ? Ils ont vu que, si la forme s'est renouvelée, « le fond a persisté et la machi- nerie étatique demeure toujours la même puissance de coercition au service des détenteurs de l'autorité politique » (3). A partir du moment où sa vraie nature est révélée au prolétariat, l'État démocratique perd tout prestige.

De cette critique de l'État, découle la critique de ce qui en est l'expression : V armée. La propagande anti-militariste a deux raisons d'être aux yeux de Griffuhles : d'une part, la négation de la patrie, d'autre part, la conscience que la fonction du soldat dans l'armée moderne est la défense du patron contre l'ouvrier. Dès 1848, Ghangarnier avait publiquement dit que la fonction des armées modernes était moins « la lutte contre les ennemis de l'extérieur que la défense de l'ordre contre les émeutiers de l'intérieur ». L'armée, en effet, remplit ce rôle. L'anti-militarisme est donc une nécessité historique : l'armée étant la manifestation concrète, tangible de la puissance coercitive de l'État, l'anti-militarisme se développe comme une réponse. Pour le comprendre, il suffît d'évoquer les morts, les blessés de Decazeville, le 1er mai 1890 à Vienne, le 1er mai 1891 à Glichy et plus encore à Fourmies (il y eut 10 morts dont deux enfants de 11 et 13 ans ; 4 femmes de moins de 21 ans), l'occupation militaire des usines de Raon-1'Étape qui fit 30 blessés, les 9 morts et les 56 blessés de Draveil (1908), ceux de Villeneuve-Saint-Georges... Pareillement, l'anti-patriotisme est une forme aiguë de l'anti-étatisme, et la Résolution d'Amiens recommande une propagande anti-militariste et anti-patriotique toujours plus vigoureuse. La négation de l'État détermine la nature des rapports du syndicat avec les partis politiques. Rappelons ici ce que nous avons dit précédemment : la multiplicité des partis socialistes, leurs dissensions, le conformisme qui gagne rapide- ment nombre d'entre eux, la participation de socialistes à des gouvernements bourgeois, sont également cause de cette attitude. L'a-politisme qui devient violemment anti-politique est en grande partie, de circonstances. Les syndicalistes affirment la nécessité d'une action totalement autonome, le refus de s'intéresser aux luttes politiques et, par conséquent, la concentration de leurs efforts sur le terrain économique. Puisqu'il s'agit de détruire

(1) L'expression est de Berth, dans Les méfaits des intellectuels, Paris, Rivière, 1914, p. 185.

(2) Hubert Lagardelle, Les origines du socialisme parlementaire en France, Le Mouvement socialiste, 1909, 2e sem., p. 260.

(3) Hubert Lagardelle, Syndicalisme et socialisme en France, dans Le Parti Socialiste et la Confédération du Travail, p. 36.

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l'État, il est contradictoire, absurde, de commencer par le fortifier ; les syndicalistes révolutionnaires ne peuvent donc être d'accord avec un parti dont l'objectif est la conquête de l'État, que l'on utilise au mieux de ses intérêts et de ceux de ses alliés. Après l'expérience de l'entrée dans le gouvernement d'un député socia- liste, « on s'apercevait soudain avec effroi, écrit Lagardelle, que la lutte des classes se transformait en collaboration de classes, l'opposition socialiste en solidarité ministérielle, l'état de guerre en état de paix » (1). La pénétration des socialistes dans l'État n'avait rien changé ; l'armée, la justice, la police fonctionnaient comme auparavant. La réaction des syndicalistes est double : elle se dirige contre l'État démocratique, nous l'avons vu, mais aussi contre le socialisme parlementaire. Le parti leur apparaît comme une superstructure artificielle, sans rapport avec le fonde- ment économique, et ils concluent que, pour que le socialisme conserve son esprit de classe, il faut qu'il s'enferme dans des organi- sations de classe. La Charte d'Amiens (1906) proclame « qu'afin que le syndicalisme atteigne son maximum d'effet, l'action économique doit s'exercer directement contre le patronat, les organisations confédérées n'ayant pas, en tant que groupements syndicaux, à se préoccuper des partis et des sectes ».

L'opposition syndicat-parti se manifeste au niveau de la tactique recommandée : alors que le parti utilise une tactique de pénétration dans la société bourgeoise, le syndicat agit par pression extérieure. La solution du conflit économique ne peut être que celle qui résultera du choc des deux forces antagonistes. Selon les milieux et les circonstances, les moyens de pression sont, contre le patronat : le label, le boycottage, le sabotage - arme de circonstance et non moyen permanent - la grève, et ce qui doit anéantir l'État : la grève générale. La grève est une arme naturelle de lutte, « que la société porte en elle, et impose aux déshérités » (2) ; elle a la valeur d'une gymnastique, d'une séance de « grandes manœuvres » ; même si elle échoue, elle n'est pas une défaite car elle manifeste un accroissement de la conscience de classe des travailleurs. Plus encore que de frapper l'adversaire, elle « stimule l'ouvrier, l'éduque, l'aguerrit, le rend fort par l'effort donné et soutenu, lui apprend la pratique de la solidarité et le prépare à des mouvements géné- raux » (3). Chaque grève rapproche donc de la catastrophe finale : la grève générale, « Révolution, dit Briand qui commence dans la légalité avec la légalité », par laquelle la classe ouvrière s'auto- émancipera ; mais elle doit d'abord être parvenue « à un état de maturité, à un niveau de développement, à un état de croissance, ayant acquis par l'entraînement des combats de chaque jour, le coup d'œil, l'assurance, la confiance, l'élan, la ténacité » (4). Cette

(1) Hubert Lagardelle, Le syndicalisme et le socialisme en France, dans Le Parti Socialiste et ta Confédération Générale du Travail, p. 38.

[Z] v. URiFFUHLES, L,. iMELS, Les oojectijs ae nos luttes ae classe, p. x&. {ó) iota., p. "¿/. (4) Ibid., p. ôô.

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révolte des producteurs doit entraîner la chute du capitalisme et de TÉtat ; elle sera violente ou pacifique, selon les oppositions, inévitables, qu'elle rencontrera. Dans son expression dernière, elle ne sera pas un geste négatif, « un simple arrêt des bras » ; Farrêt de la production doit être « concomittant à la prise de possession de l'outillage social et à une réorganisation sur le plan communiste, effectuée par les cellules sociales que sont les syn- dicats » (1). Il n'y a ni plan, ni date à assigner à la révolution prolétarienne : il n'y a pas davantage de certitude quant à l'issue ; on ne précise pas ce que sera cette société construite autour de l'atelier sans maître, après ce bouleversement irreformable (2).

Dans son editorial du 1er septembre 1912, La Bataille Syndi- caliste, organe de la G. G. T., définit les rapports du syndicalisme avec les partis socialistes et le socialisme : « Le syndicalisme a un idéal : un ignorant peut seul prétendre que cet idéal a été emprunté au parti socialiste (...). Cet idéal tel qu'il s'offre à nous a été forgé par la lutte. Surgi de l'action à laquelle ont pris part des hommes venus de divers horizons,il est aujourd'hui Vexpression d'un contact dû à V influence de ce qu'on dénomme le socialisme et Vanar chisme , mais si V idéal syndicaliste a certains caractères propres à V idéal du socialisme, ils rien possèdent pas qui appartiennent en propre au parti socialiste. »

D'une manière générale, le syndicalisme reprend dans sa critique les mêmes arguments que le socialisme, mais il se sépare des partis socialistes au point de vue de la tactique.

De la réunion des divers groupes socialistes que nous avons précédemment rappelés, naît en 1905, le Parti Socialiste Section Française de V Internationale Ouvrière. L'initiative vient du Parti Socialiste de France, dirigé par Jules Guesde, fidèle aux décisions prises par le Congrès International d'Amsterdam (1904), où Bebel avait été acclamé en demandant l'unification des partis socialistes ; Jaurès, chef du Parti Socialiste Français, favorable au « ministérialisme », se sentant condamné par la motion de Dresde, qui refusait vigoureusement la participation de socialistes à des gouvernements bourgeois, s'était incliné. Mais après la constitution de la S.F.I.O., guesdisme et jauressisme continuent à coexister et même à s'opposer. Le parti est toutefois dominé par la personnalité de Jaurès qui tend vers le réformisme démocratique, c'est-à-dire qu'il croit dans une certaine mesure, à la perfectibilité de la société capitaliste et à la possibilité d'un État neutre ; il admet l'idée d'auto-gestion ouvrière limitant par étapes, le pouvoir de TÉtat, mais il met la classe ouvrière en garde contre la grève générale ; l'acceptant en tant qu'avertissement pour les classes possédantes, reconnaissant même que c'est un indice révolution- naire d'importance, il s'en méfie comme mise en train d'une action

fl) E. Pouget, La Confédération Générale du Travail, p. 48. r¿) rsous écartons en enet le uvre ae pataud eL ruuuEi, oummem nuu»

ferons la Révolution (Paris, Tallandier, s. d., 298 p.), il s'agit d'une utopie médiocre, ne contenant aucun élément constructif.

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révolutionnaire, car elle susciterait aussitôt un mouvement de réaction au cours duquel la partie agissante du prolétariat, trop faible, serait écrasée. A l'opposé des syndicalistes, il justifie l'idée de patrie, mais comme eux, défend la paix et incarne jusque dans sa mort le pacifisme. Son anti-militarisme est proche de celui des syndicats ; il réclame la suppression des armées permanentes et l'armement général du peuple en cas de conflit.

Entre le socialisme de Guesde et le syndicalisme révolutionnaire, les points de désaccord sont nombreux. Pour Guesde, l'essentiel est V activité politique. Convaincu que le prolétariat doit s'émanciper lui-même, et peut seul s'émanciper, il veut donner à l'État centra- lisé un contenu ouvrier ; il s'efforce d'organiser le prolétariat en parti de classe, ayant pour tâche de mettre la main sur « l'usine aux lois ». Après cette expropriation politique de la bourgeoisie, le pouvoir politique doit être utilisé pour transformer la société sur le plan économique. Il y a là opposition radicale avec le syndica- lisme révolutionnaire pour qui la transformation économique ne peut naître que de l'anéantissement de l'État. A la critique de l'État, étaient liés chez les syndicalistes, l'anti-patriotisme et l'anti-militarisme. Pour Guesde, l'Internationalisme n'implique nullement le sacrifice ou l'abaissement de la patrie ; ce renonce- ment à l'idée de patrie était selon lui, valable jusqu'en 1848, mais ne l'est plus. « Depuis que le suffrage universel a été mis dans sa main comme une arme, le prolétaire a une patrie » (1). Ceci montre bien que Guesde, tout comme Lafargue, croit en Faction légale : « Les élections, écrit Lafargue, sont la lutte légale ; le parti socialiste s'en sert pour commencer, même en pleine période capitaliste, l'expropriation politique de la classe bourgeoise. Elles lui fournissent une excellente occasion de mobi- liser ses hommes » (2). Si la divergence est là encore complète, non moins complet est l'accord en ce qui concerne la critique de l'armée ; tous sont conscients du rôle qu'elle assume, appelée sans cesse au secours du patronat, se transformant quand il le faut, en assassin du prolétariat : « L'armée ne regarde pas vers la fron- tière, mais vers l'atelier. C'est contre la classe ouvrière qu'elle est tournée et qu'elle fait merveille, n'ayant de national que le sang dans lequel elle s'est baignée (...), partout où le prolétariat s'est affirmé. Son seul but, son unique raison d'être, c'est la défense de la bourgeoisie capitaliste et dirigeante » (3). Les divergences se poursuivent et s'accentuent sur le plan des modalités et des moyens d'action. Aux prétentions des syndicalistes qui croient à la valeur suffisante de leur action, Guesde répond que Yaciion politique seule est révolutionnaire. En effet, elle seule s'adresse à l'État et non simplement aux individualités et aux collectivités

(1) Jules Guesde, Questions d'hier et d'aujourd'hui. Le réformisme bourgeois. Les syndicats et le parti socialiste, Paris, Giard & Brière, 1911, p. 43.

(2) Paul Lafargue, Le socialisme et la conquête des pouvoirs publics, Lille, Lagrange, 1899, p. 15.

(3) Jules Guesde, Etat, politique et morale de classe, Pans, Giard, 1901, p. 377.

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patronales. Au Congrès de Limoges (1906), Guesde précise : « Dans le milieu capitaliste, l'action syndicale qui se meut dans le cercle du patronat sans le briser est forcément réformiste, dans le bon sens du mot. Pour améliorer les conditions des victimes de l'ordre capitaliste, elle ne touche pas à cet ordre. Toute la logomachie révolutionnaire ne peut rien contre ce fait. Même quand une grève est triomphante, au lendemain de la grève, les salariés restent des salariés et l'exploitation capitaliste subsiste. C'est une nécessité, une fatalité que subit l'action syndicale. » Critiquant de plus le langage, qu'il qualifie d'outrancier du syndicalisme, Guesde se borne à reconnaître à la grève générale une utilité en tant que concept, car il s'impose par sa simplicité à l'esprit des ouvriers et leur permet de concevoir la puissance qu'atteindrait leur action collective. Mais, avait-il dit au Congrès de Nantes (1894), « préparer la grève générale, ce serait conduire le prolétariat dans une impasse, le diviser contre lui, en grévistes et non-grévistes, ce serait immo- biliser dans la lutte, pour la libération commune, les travailleurs des campagnes et organiser nous-mêmes notre défaite ». Ne s'ac- cordant pas quant au présent, Guesde et les syndicalistes ne s'accordent pas davantage quant à l'issue des luttes. A l'idée d'avenir incertain des syndicalistes répond en Guesde la convic- tion que révolution naturelle et scientifique de Vhumaniié conduit invinciblement à V appropriation collective du sol et des instruments de travail (n° 1 de V Égalité, 18 novembre 1877).

Cependant le guesdisme et le syndicalisme ont en commun leur esprit guerrier (1) et la rigueur de leur position de classe. Guesde affirme, sinon une dichotomie absolue dans la réalité, du moins l'obligation de fonder la lutte sur cette dichotomie : « La Révolution qui vous incombe, dit-il lors d'une Conférence faite en 1900 devant des ouvriers lillois, n'est possible que dans la mesure où vous resterez vous-mêmes, classe contre classe, ne connaissant pas et ne voulant pas connaître les divisions qui peu- vent exister dans le monde capitaliste » (2). C'est au nom de cette conscience de classe que Guesde, jugeant que la participation à la lutte dreyfusarde obligeait à abandonner le terrain de classe, s'était refusé à voir le prolétariat user ses forces dans une lutte qui ne le concernait pas, Dreyfus se définissant avant tout à ses yeux, comme un membre de la classe dirigeante, comme un capi- taine d'état-major. Sur ce point, la rupture avec Jaurès, qui s'était engagé très tôt et ardemment dans la lutte dreyfusarde est profonde ; pour Jaurès, porter un coup qu'il croyait mortel à l'armée, c'était se rapprocher de la Révolution sociale. Il pensait en outre, que l'intérêt du prolétariat était d'empêcher « une trop violente dégradation intellectuelle et morale de la bourgeoisie

(1) Berth, dans Les méfaits des intellectuels, souligne cet aspect commun : il compare le syndicalisme révolutionnaire aux armées de la Révolution et le eruesdisme, aux armées napoléoniennes.

(2) Conférence reproduite dans : Jean Jaurès, Jules Guesde, Deux méthodes, Paris, Editions de la Liberté, 1945, p. 38 (c'est nous qui soulignons).

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elle-même » (1), et il voulait tenir compte, dans l'action, des diffé- rences entre les divers partis et gouvernements bourgeois, accep- tant en cas de besoin, une union momentanée avec les fractions les plus modérées. Ce désaccord avec Guesde se prolonge sur la question du « ministérialisme » : pour Jaurès, l'entrée des socia- listes dans des gouvernements constitue une preuve indiscutable de la croissance du socialisme, et cette participation lui paraît être une conduite conforme aux leçons de l'histoire : « Toutes les grandes révolutions, dit-il, ont été faites dans le monde parce que la société nouvelle avant de s'épanouir avait pénétré par toutes les fissures, par toutes ses plus petites racines dans le sol de la société ancienne » (2) ; Guesde interprète ce même fait, non comme une conquête des pouvoirs par le socialisme, mais comme la conquête d'un socialiste par les pouvoirs publics de la bourgeoisie. Face au problème syndical, Jaurès affirme à la fois l'indépendance de la G. G. T. et du parti, et leur égale valeur socialiste. Une motion présentée par la Fédération du Tarn, au Congrès de 1906, toute inspirée de Jaurès, exprimant la conviction qu'une action combinée est indispensable à la réalisation de l'affranchissement total de la classe ouvrière, et « considérant que cette concordance fondamentale de l'action politique et de l'action économique du prolétariat amènera nécessairement, sans confusion, ni subordination, ni défiance, une libre coopération entre les deux organismes.

« Invite tous les militants à travailler de leur mieux à dissiper tout malentendu entre la G. G. T. et le parti socialiste ».

Pour transformer le monde, il n'est aucun moyen privilégié, que ce soit la grève générale ou le suffrage universel ; tous les problèmes relèvent à la fois du syndicalisme et du parti politique, qui sont deux forces inséparables ; sur ce point, les syndicalistes étaient donc bien moins hostiles à Jaurès qu'à Guesde.

* * *

Indépendant, révolutionnaire, original, ainsi se veut et se pré- sente le syndicalisme français au début du xxe siècle. Pourtant si l'on examine les ambitions et les résultats obtenus, les appels à la révolte et la soumission à la déclaration de guerre, enfin l'abandon des mots d'ordre essentiels, on ne peut traiter de la doctrine sans en faire la critique. 1914 a consacré aux yeux de la droite, l'effondrement du syndicalisme révolutionnaire : alors que la G. G. T. avait, dans de nombreux congrès, voté la grève générale comme réponse à toute déclaration de guerre, dès le 1er août, elle répondit à la mobilisation par un manifeste où elle reconnaissait que « si ses efforts ne paraissent pas avoir donné ce que nous étions en droit d'attendre (...), c'est que les événe- ments nous ont submergés. C'est (...) que le prolétariat n'a pas

(1) Ibid., p. 11. (2) Ibid., p. 16.

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assez unanimement compris tout ce qu'il fallait d'efforts continus pour préserver l'humanité des horreurs d'une guerre (...). Hélas ! nous ne pouvons aujourd'hui que déplorer le fait accompli ». On a parlé de trahison des chefs ; une fois de plus, cette intrusion de jugements moraux dans la politique n'explique rien. C'est dans la doctrine elle-même et V organisation du syndicat, sa faiblesse numérique, qu'il faut trouver l'explication de cet échec. N'oublions pas qu'en 1909, malgré une augmentation de 29 % par rapport à l'année précédente, la G.G.T. ne compte que 364 995 syndiqués, soit environ 5 % de la population ouvrière. Non seulement les effectifs sont faibles, mais ils fluctuent sans cesse, et les organisa- tions adhérentes paient mal leurs cotisations. A cela s'ajoute la faiblesse d'organisation : les petits syndicats sont très avantagés par rapport aux grands. Dès 1909, le malaise se précise. En effet, les années qui précèdent la guerre, voient les progrès de la ten- dance réformiste, en particulier dans les Fédérations des Mineurs, des Cheminots, du Textile, c'est-à-dire des fédérations aux coti- sations élevées, et numériquement fortes ; il y a là un mouvement social-démocrate auquel s'ajoute la tendance trade-unioniste, particulièrement répandue dans la Fédération du Livre et que Keufer avait représentée et défendue à Amiens, se définissant principalement, par son a-politisme, son patriotisme et son hosti- lité à la grève. Une refonte de l'organisation comme un effort pour repenser en profondeur une doctrine syndicale s'imposent donc, et déjà la scission apparaît diffìcile à éviter.

On retrouve certains syndicalistes révolutionnaires, pendant la guerre de 1914 dans les Conférences Internationales de Zimmer- wald et de Kinthal où Lénine joua un rôle prépondérant, et en 1920, au Congrès de Tours, nombre d'entre eux choisissent le Parti Communiste, car ils retrouvent dans les soviets de base du début de la Révolution russe, l'idée auto-gestion ouvrière qui était au cœur de la pensée syndicaliste.

C.N.R.S.

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