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DU MÊME AUTEUR Le 20janvier, Bourgois, 1980. Beau fixe, Bourgois, 1985. Le Paradis du sens, Bourgois, 1987. La fin de J'hymne, Bourgois, 1991. L'oiseau Nyiro, La Dogana, 1991. La comparution (avec Jean-Luc Nancy), Bourgois, 1991. Description d'Olonne, Bourgois, 1992. Adieu, essai sur la mort des dieux, Éd. de l'Aube, 1993. Le propre du langage, Seuil, 1997. L'apostrophe muet, Hazan, 1997. Blanc sur noir, William Blak & Co, 1999. Basse continue, Seuil, 2000. Panoramiques, Bourgois, 2000. Phèdre en Inde, André Dimanche, 2002. Tuiles détachées, Mercure de France, 2004. Le pays des animots, Bayard, 2004. Le champ mimétique, Seuil, 2005. Jean-Christophe Bailly le versant animal

Le Versant Animal - Jean-Christophe Bailly

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Le Versant Animal - Jean-Christophe Bailly

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DU MÊME AUTEUR

Le 20janvier, Bourgois, 1980.

Beau fixe, Bourgois, 1985.

Le Paradis du sens, Bourgois, 1987.

La fin de J'hymne, Bourgois, 1991.

L'oiseau Nyiro, La Dogana, 1991.

La comparution (avec Jean-Luc Nancy), Bourgois, 1991.

Description d'Olonne, Bourgois, 1992.

Adieu, essai sur la mort des dieux, Éd. de l'Aube, 1993.

Le propre du langage, Seuil, 1997.

L'apostrophe muet, Hazan, 1997.

Blanc sur noir, William Blak & Co, 1999.

Basse continue, Seuil, 2000.

Panoramiques, Bourgois, 2000.

Phèdre en Inde, André Dimanche, 2002.

Tuiles détachées, Mercure de France, 2004.

Le pays des animots, Bayard, 2004.

Le champ mimétique, Seuil, 2005.

Jean-Christophe Bailly

le versant animal

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Collection Le rayon des curiosités

dirigée par Suzanne Doppelt

ISBN 978-2-227-47662-2 © Bayard, 2007

3 et 5, rue Bayard, 75393 Paris Cedex 08

Toute vie est une pensée, mais une pensée plus ou moins obscure,

comme la vie elle-même.

PLOTIN

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J'aimerais qu'une caméra se pose, sache se poser sur cette petite route montante (une caméra qui saurait faire cela, filmer une voi­ture qui file dans la nuit) et me suive. C'est un de ces moments où les rapports - entre la conscience et la campagne, entre la vitesse d'un point mobile qui s'y déplace et l' éten­due- se configurent en une pointe : la route devient comme un estuaire que l'on remonte, de chaque côté les haies, éclairées par les phares, forment des parois blanches. Même si l'on ne va pas vite, il y a une sensation cinématique pure: d'avancée irréversible, de fuite en avant, de glissade. C'est alors à celui qui conduit autant qu'au passager qu'est offerte cette sensation de passivité, cette hyp­nose du ruban qui, peut-être, n'est pas sans danger. Mais cette fois on est seul et, il faut

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le dire, il ne s'agit pas d'un voyage, rien qu'un déplacement de quelques kilomètres, une simple visite à un ami voisin. Le paysage est donc familier, la route connue. Les bois épais et les prés qu'elle traverse, on en connaît les lisières, les grands traits, les chemins. Et pourtant, du seul fait que c'est la nuit, il y a ce léger décalage, ce léger mais profond feu­lement d'inconnu- c'est comme si l'on glis­sait à la surface d'un monde métamorphosé, empli de frayeurs, de mouvements effarés, d'écarts silencieux.

Or voici que de ce monde quelqu'un surgit - un fantôme, une bête : car seule une bête peut surgir ainsi. C'est un chevreuil qui a débouché d'une lisière et qui, affolé, remonte la route dont les haies le contraignent : il est lui aussi pris dans l'estuaire, il s'y enfonce et tel qu'il est, ne peut qu'être - frayeur et beauté, grâce frémissante, légèreté. On le suit en ayant ralenti, on voit sa croupe qui monte et descend avec ses bonds, sa danse. Une sorte de poursuite s'instaure, où le but n'est pas, surtout pas, de rejoindre, mais simple­ment de suivre, et comme cette course dure plus longtemps qu'on aurait pu le penser, plu­sieurs centaines de mètres, une joie vient, étrange, enfantine, ou peut-être archaïque. Puis enfin un autre chemin s'ouvre à lui et

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le chevreuil, après une infime hésitation, s'y engouffre et disparaît.

Rien ct' autre. Rien que l'espace de cette course, rien que cet instant furtif et malgré tout banal: bien d'autres fois, et sur des terres plus lointaines, j'ai vu des bêtes sortir de la nuit. Mais cette fois-là j'en fus retourné, saisi, la séquence avait eu la netteté, la violence d'une image de rêve. Était-ce dû à une cer­taine qualité de définition de cette image et donc à un concours de circonstances, ou à une disposition de mon esprit, je ne saurais le dire, mais ce fut comme si de mes yeux, à cet instant, dans la longueur de cet instant, j'avais touché à quelque chose du monde animal. Touché, oui, touché des yeux, alors que c'est l'impossibilité même. En aucune façon je n'avais pénétré ce monde, au contraire, c'est bien plutôt comme si son étrangeté s'était à nouveau déclarée, comme si j'avais justement été admis à voir un ins­tant ce dont comme être humain je serai toujours exclu, soit cet espace sans noms et sans projet dans lequel librement l'animal fraye, soit cette autre façon d'être au monde dont tant de penseurs, à travers les âges, ont fait une toile de fond pour mieux pou­voir spécifier le règne de l'homme - alors qu'il m'a toujours semblé qu'elle devait être

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pensée pour elle-même, comme une autre tenue, un autre élan et tout simplement une autre modalité de l'être.

Or ce qui m'est arrivé cette nuit-là et qui sur l'instant m'a ému jusqu'aux larmes, c'était à la fois comme une pensée et comme une preuve, c'était la pensée qu'il n'y a pas de règne, ni de l'homme ni de la bête, mais seulement des passages, des souverainetés furtives, des occasions, des fuites, des ren­contres. Le chevreuil était dans sa nuit et moi dans la mienne et nous y étions seuls l'un et l'autre. Mais dans l'intervalle de cette poursuite, ce que j'avais touché, justement, j'en suis sûr, c'était cette autre nuit, cette nuit sienne venue à moi non pas versée mais accordée un instant, cet instant donc qui don­nait sur un autre monde. Une vision, rien qu'une vision - le "pur jailli, d'une bête hors des taillis - mais plus nette qu'aucune pensée. Peut-être n'est-ce aussi qu'une sorte de vignette (en fait, je le voudrais bien, et toute en grisaille, comme celles qu'il y a dans les anciennes éditions de Peter Ibbetson) mais c'est la vérité dont, parlant des animaux, je voulais partir.

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Parler des animaux. Je me suis rendu compte, malgré ruses et efforts, que très souvent les déclarations d'intensité que l'on peut faire à l'endroit des bêtes non seulement tombent à plat mais soulèvent une sorte de gêne, un peu comme si l'on avait par inad­vertance franchi une limite et basculé dans quelque chose de déplacé, sinon d'obscène. Rien n'est plus pénible alors que le choix qui s'impose: se rétracter par discrétion ou s'enfoncer dans son discours par entêtement. La vérité est qu'un point de solitude est tou­jours atteint dans le rapport que l'on a avec les animaux. Lorsque ce point s'ouvre en une ligne et que cette ligne s'ouvre en une voûte, alors se forme un abri qui est le lieu en propre où cette solitude rencontre librement

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ce qui lui répond: un animal aimé. Mais pour peu que l'on sorte de cette ligne et expose cet amour (cette solitude et ce lien) et alors vient presque toujours chez ceux à qui l'on s'est risqué à en parler un mouvement de recul, semblable à celui que l'on aurait peut­être soi-même devant un tel aveu fait par quelqu'un d'autre. Il y a là une zone d'affects extrêmement trouble, qui concerne en premier lieu le rapport que l'on a avec les animaux dits de compagnie, les animaux familiers, mais qui excède pourtant de beau­coup cette sphère simplement privée : ta visite à un zoo ou à une réserve, les positions que l'on a ou que l'on prend face à ta chasse ou à la nourriture carnée (<<s'il est loisible de manger chair>> comme te disait si bien Amyot traduisant Plutarque), c'est ta totalité de notre rapport au monde animal ou, faudrait-il dire plutôt, aux mondes animaux, qui est tra­versée par l'affect, et qui est trouble, troublée.

Contre cette puissance d'affect, la pensée, surtout occidentale, a cru bon de devoir s'armer, moins en édifiant des murailles autour d'elle qu'en parquant les animaux dans de vastes espaces-concepts d'où ils étaient censés ne pas pouvoir sortir, tandis que l'homme, lui, se serait justement défini

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-comme c'est simple ! -par le fait qu'il aurait su s'extraire de ces enclos, laissant ainsi loin, te plus loin possible derrière lui comme des étapes et de mauvais souvenirs (mais qui le hantent), la bestialité, honnie, et l'animalité, redoutée. Qu'elles soient reconnues comme créatures, mais d'un rang inférieur; ou consi­dérées comme des machines complexes mais dénuées de tout accès à la pensée, les bêtes se sont vu assigner une place et ont été priées de n'en plus bouger. Mais quelle qu'ait pu être la prégnance - sur les savoirs comme sur les comportements -de cette structura­tion hiérarchisée des existences, ce qui s'est vu, et continûment, c'est que les animaux n'ont jamais pu tenir en place ni par eux­mêmes ni dans la pensée et les rêves des hommes -, c'est que cette limite-frontière entre l'homme et la bête, les animaux, sans effort, librement, n'ont jamais cessé de la rendre vacillante.

C'est ce vacillement qui est au point de contact, avant l'affect. Le contact est toujours vacillant, la rencontre raconte et même sti­pule la différence : la différence est là, elle est là comme un abîme et cet abîme est infran­chissable. Comme Descartes, le théoricien même des animaux-machines, l'accordait

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dans une lettre 1 : «l'esprit humain ne peut pénétrer dans leur cœur. >> Mais il y a ce cœur, il y a ces existences, il y a le tourbillon de toutes ces vies et le battement de chacune d'entre elles ... Ce dont je voudrais parler, ce n'est pas d'une transgression, dans un sens ou dans l'autre (ce qui, de l'homme vers l'ani­mal ou de l'animal vers l'homme, franchirait l'abîme). mais d'un côtoiement, de ce côtoie­ment toujours singulier et toujours fait de touches qui est, entre eux et nous, le mode régulier du lien -justement quelque chose d'à peine lié, de toujours survenant.

1. Descartes, lettre à Morus du 5 février 1649, citée par Élisabeth de Fontenay dans Le silence des bêtes (Paris, Fayard, 1998), cette précieuse somme du regard philosophique sur les animaux, dont le souvenir m'a accompagné tout au long de ces pages.

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<< Les dieux sont là >> - la formule par laquelle Wilamowitz chercha à caractériser la consistance particulière du divin dans le monde grec ancien, on aurait envie de l'appli­quer à la présence des animaux dans la nature, du moins dans les contrées où ils sont encore assez nombreux pour qu'on puisse avoir l'impression d'être chez eux, dans l'enchevêtrement de leurs territoires. Une présence qui est comme une imminence, qui n'a pas besoin de se montrer pour être, qui se manifeste au contraire d'autant mieux qu'elle se cache, se retire - ou survient. Mais que cette présence soit ainsi, à la fois massive et diffuse comme dans les réserves d'Afrique équatoriale ou clairsemée, raréfiée, comme elle l'est dans nos campagnes (encore que souvent la nuit renverse quelque peu la mise

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et lui rende de sa force, surtout par l'entre­mise des sons), toujours elle aura pour nous quelque chose de lointain - non seulement ce qui n'est pas là, mais ce qui se dérobe, se refuse. Les " dieux>> qui sont là s'en vont, ils ne nous veulent pas parmi eux, près d'eux, ils ne veulent pas de nous. Certains restent immobiles ou passent sans s'enfuir, impa­vides, indifférents (seuls les plus gros et les plus forts peuvent se le permettre), mais la plupart d'entre eux s'en vont, s'enfuient, détalent ou s'envolent.

Le côtoiement de l'homme et des ani­maux sauvages, c'est avant tout ce système complexe d'évitements et de tensions dans l'espace, une immense pelote de réseaux inquiets qui se dissimulent et où il nous est parfois donné. de tirer un fïl. Ce n'est pas seu­lement que les animaux, comme la Nature selon Héraclite, «aiment à se cacher», c'est aussi qu'ils le doivent et qu'ils ont depuis la nuit des temps, par-delà leurs propres conflits, identifié en l'homme non seulement un prédateur mais aussi un être étrange, imprévisible, déréglé. Si pacifiques que nous puissions vouloir nous déclarer, si désireux que nous puissions être d'une approche douce et lente, devant nous ils fuient et se cachent.

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Et j'en reviens à la fuite du chevreuil qui a été ici l'initiale ou le trait ouvrant: l'étrangeté n'était pas qu'il surgisse ou qu'il s'enfuie (ils sont assez nombreux dans ces bois, une autre nuit sur la même route, l'un d'entre eux avait traversé d'un seul bond peut-être à un mètre devant moi), mais qu'il m'ait été donné de le suivre un peu, c'est-à-dire au fond, de l'accompagner malgré lui, prolongeant ainsi un côtoiement qui en règle générale est bien plus bref. D'une certaine façon, je m'étais retrouvé dans la position du poursuivant, chien de meute ou chasseur, et à tel point que ce qui revient en moi comme une image de film, comme une pure séquence, rejoint dans l'imaginaire, comme un fragment qui en aurait sauté, l'extraordinaire Chasse de Paolo Uccello, tableau de format allongé où, dans un sous-bois d'un vert sombre que dore une tardive lumière, c'est la fuite des proies - des sortes de biches - qui organise elle­même entre les troncs verticaux la fuite pers­pective, comme si chaque animal fabriquait la maille du réseau optique même auquel il cherche à échapper. Si ce tableau est si beau, ce n'est pas seulement pour ce qu'il soulève, et si spontanément, de légende, c'est aussi qu'il montre, en plein dans le champ (la forêt), via les bêtes qui en viennent et

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cherchent à y retourner. toute la puissance du hors-champ : la forêt encore mais comme un outre-monde, la selva oscura qui, plus encore que les proies, attire les chasseurs et attise le flair de la meute, parce qu'elle est en propre le lieu des bêtes, le lieu où elles ont leurs remises et où elles sont à propre­ment parler chez elles.

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Mais ce qu'il faudrait sans doute, c'est un pacte, et il ne peut avoir que la formalité du sang. On voit cela très bien dans Dead Man, le film de Jim Jarmusch, lorsque le héros, «William Blake>>, qui est lui-même un fugi­tif, s'allonge sur le sol de la forêt auprès d'un daim mort et se peint les joues avec son sang. Quelque chose est atteint par là très simplement-c'est le totémisme à l'état pur, à l'état natif, mais, surtout, ce sont des retrouvailles : « William Blake » qui, pour­chassé, s'enfonce dans la forêt et, à une vitesse surprenante mais malgré tout par paliers comme en une véritable initiation, y retrouve l'accès à la vie sauvage, était au départ un employé de bureau, une sorte de cousin nerveux de Bartleby- c'est de là qu'il

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vient. Puis il y a cette image des deux corps allongés côte à côte, couchés sur la matière dont sont faits les bois, les forêts - brindilles, mousse, feuilles tombées sèches ou pourris­santes - la bête morte et J'homme vivant, ainsi, sur la terre avec de J'eau (celle des yeux, de la bouche) et du sang, et J'homme se confie à J'animal, lui prend son âme et s'en remet à lui, à elle, voyage avec elle, chama­nisme improvisé où mort et vie se donnent J'accolade dans un apaisement prodigieux.

Provisoirement à J'abri du monde de ceux qui Je pourchassent un monde qui est celui de la civilisation conquérante, celui des vain­queurs, où il y a des usines, des bureaux, des bordels et des tueurs à gage -, celui qui a rompu avec ce monde et qui porte sans le savoir le nom du poète visionnaire anglais invente un rite, un résidu de sacrifice qui lui ouvre la voie d'une réintégration. Dans un battement de temps qui est un repli, une alcôve, il retrouve- quoi? -J'intimité perdue.

I:intimité perdue est Je nom que, dans sa généalogie d'un éloignement continu, Bataille donna à J'ensemble des formes sociales par lesquelles les hommes d'autrefois demeu­rèrent liés à la violence du fait brut de

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l'univers et au mystère de leur existence contenue dans les rets de toutes les autres existences. Provenant du réseau de liens sacrés, difficilement reconstituables, qui don­naient consistance à cette intimité, les pein­tures paléolithiques, telles que Lascaux avant tout les révéla, furent pour Bataille l'écri­ture même de cette tension, il y reconnut la «naissance de J'art>>, sans doute, mais en la comprenant comme J'apparition de la possi­bilité même de l'expérience, comme la pre­mière et plus ancienne trace d'une activité que nous pouvons rapporter à l'expérience. Or ces peintures, pour la plus grande partie d'entre elles, on le sait bien, sont des repré­sentations animales, et la leçon de Chauvet, que Bataille n'a pu connaître, si elle est anté­rieure de dix mille ans à celle de Lascaux, ne fait que la confirmer sur ce point.

Quelle que soit l'interprétation que J'on puisse tenter de ces figures de chevaux, de félins, de bisons et d'aurochs, il reste qu'elles imposent le rapport de l'homme à l'animal comme le rapport absolument originaire : des bêtes se tiennent au seuil du symbolique

mais ce qui est le plus extraordinaire peut­être, c'est qu'elles y sont pour elles-mêmes et comme elles-mêmes, c'est-à-dire selon

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cet effarant effet de saisie qui a sidéré tous les peintres par sa réalité, par son efficacité plastique et magique. En laissant de côté la dispute sur le sacré que ces représentations pariétales entraînent fatalement, on peut tout de même dire que par elles nous sont indiqués une origine ou un état originaire de la dési­gnation et qu'il en va avec elles comme d'un premier et stupéfait pointage, où, au sein de toute la nature, l'animal est reconnu comme le grand autre, comme le premier comparse.

Tous les peuples de chasseurs ont eu à négocier un pacte avec le monde animal, non seulement parce qu'ils dépendaient de lui et parce qu'ils prélevaient dans sa masse mais aussi, et sans doute tout autant, parce qu'ils étaient fascinés par l'exubérance de ces êtres vivant sur terre autrement qu'eux et vivant, leur semblait-il, plus naturellement qu'eux (cette brisure dut apparaître dès les premiers âges). Les peintures de la préhistoire sont elles-mêmes la forme ou la modulation d'un tel pacte: par la figuration des animaux quelque chose est soustrait à la violence, l'image prend la violence comme «William Blake, prend le sang du daim, puis elle la dépose, peut-être au prix d'une action rituelle, dans l'accalmie, c'est-à-dire dans le noir revenu de la grotte.

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I:intimité perdue est indiquée par ce seuil où la perte s'inaugure. La volonté que le rapport soit un lien- une suture, une liga­ture c'est ce que réinvente, dans la douceur d'une transfusion et d'un tatouage, le fugitif de Dead Man.

De tout cela, de toute cette violence d'imprégnation ne nous parvient peut-être plus qu'une rumeur. Mais c'est cette rumeur justement qui était encore là avec le che­vreuil bondissant sur la route. Continu ou immanent aux actes de la vie, le côtoiement de l'homme et de l'animal a pu devenir dis­continu et aléatoire. Incarné ou transi, le lien a pu devenir diaphane et même évanescent, mais chaque animal. pour peu que nous lui prêtions attention, pour peu que nous le regardions être et se mouvoir, est le déposi­taire d'une mémoire qui le dépasse comme elle nous dépasse et. où tous les frottements de son espèce à la nôtre sont inscrits. !.:inti­mité perdue que j'invoque est au droit de l'abîme qui nous sépare des bêtes lorsque nous les rencontrons, et il est possible que les conditions aménagées par la civilisation la plus récente rendent cette séparation plus nette qu'elle ne le fut jamais, mais pourtant quelque chose veille toujours ou est toujours prêt à s'éveiller, quelque chose qui se voit

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dans le regard des bêtes ou qu'on saisit en passant, par exemple dans une étable en hiver ou avec des chauves-souris qui strient l'air du soir en été, voire même avec des poissons nageant dans le bassin d'un parc.

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En effet, ils sont là, nombreux, variés, infi­niment variés, sur la terre, dans les eaux, dans les airs, avec nous et hors de nous, par­tageant un monde où ils existent depuis plus longtemps et d'où, peut-être, ils.vont dispa­raître, et bientôt pour certains d'entre eux Ue reviendrai sur cette menace, elle obsède, elle est là dès qu'on pense à eux). Mais disons qu'ils sont là encore et qu'ils sont ou ont été nos compagnons, nos rivaux, nos proies, nos victimes, nos esclaves, nos cobayes, nos pères et aussi, parfois, nos enfants. De quelque manière qu'ait été institué le rapport, de la plus obscure magie à la plus froide ratio­nalité économique, il a été constitutif de la fabrique humaine : l'homme se déduit de son inquiétude ou de son hypocrisie envers ces autres vivants qui sont là comme lui et

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autrement que lui sur terre - l'histoire de l'humanité pourrait se raconter selon la décli­naison de ce rapport, avec ses grandes ruptures: l'apparition (liée à celle de l'agricul­ture) de l'élevage, qui met fin à l'exclusivité de la chasse; la transformation industrielle de l'élevage, qui instaure un rapport d'indiffé­renciation où la bête est niée comme jamais elle ne le fut; les ruptures des écosystèmes, qui mettent en péril l'existence même des animaux sauvages.

Il ne faut pas voir cela comme une grande fresque ou, pire, comme une sorte de saga ou de feuilleton où l'homme, avec sa superbe, tiendrait tous les fils, mais comme une gigan­tesque pelote de comportements et d'his­toires, comme une masse de possibilités, allant des plus terribles aux plus douces, et où tout oscille entre une virtualité paradi­siaque (le paradis étant d'abord cet espace - perdu - où il n'est pas nécessaire de tuer) et un registre infernal (les aires du meurtre généralisé).

Ici entrent en jeu aussi, on le voudrait, toute la matière légendaire, tous les pro­diges du contact, cette présence mythique universelle des animaux qui circule et se répand dans les rêves et dans l'art, et qui est toujours extraordinairement conductrice : il

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n'est aucunement nécessaire de se livrer à un syncrétisme sauvage pour envisager cal­mement les passes qu'il peut y avoir qu'il y a - entre, disons, <<l'homme aux loups » et tel masque à transformation de Colombie britannique, ou entre Anubis, le chien noir dont la patte se pose sur l'épaule des morts et la chouette de Minerve <<qui ne s'envole qu'à la nuit», ou encore entre l'âne qui porta Marie pendant la fuite en Égypte et la chatte dont, paraît-il, le prophète ne voulut pas troubler le sommeil. La pensée d.es hommes, à quelque époque qu'ils appartiennent, à quelque culte qu'ils sacrifient, èt quand bien même ils cherchent à s'en défendre, est pleine de bêtes, depuis la nuit des temps nous sommes visités, envahis, traversés par les ani­maux ou par leurs fantômes. Ce que Deleuze et Guattari ont formalisé sous l'appellation du<< devenir-animal», ce n'est pas une car­tographie de transferts exceptionnels, ce ne sont pas des <<cas>>, c'est une exposition généralisée de l'humanité à son fonds origi­naire, c'est un peuplement de l'esprit par ce qui l'entoure et que peut-être il ne voit plus, ne veut plus voir.

Il ne s'agit pas d'aller considérer HegeL par exemple, avec sa chouette, comme un sha­man, mais simplement de tenir compte de

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toute la charge que sa formule, malgré tout, puise à une inquiétante étrangeté d'origine strictement animale, et d'en tirer les consé­quences, dès lors peut-être pour glisser d'un côté où la philosophie, hormis sans doute Adorno, Merleau-Ponty et, plus récemment, Derrida, n'a guère aimé se laisser entraîner: c'est-à-dire là où l'animal est pris en compte tout autrement que comme un objet d'étude, un motif allégorique ou un contre-exemple, là où s'ouvre le soupçon qu'il est ou pourrait être lui-même quelque chose comme une pensée.

Mais là où cette éventualité peut se poser, il faut abandonner, si riche et si exubérant qu'il soit, l'extraordinaire matériau offert par la puissance allégorique et mythique du monde animal, en d'autres termes s'efforcer de rester sur un seuil antérieur à toute inter­prétation. Seuil où l'animal, n'étant plus rapportable à un savoir qui le localise ou à une légende qui le traverse, se pose dans la pure apparition de sa singularité : comme un être distinct ayant part au vivant et qui nous regarde comme tel, avant toute détermination.

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«Ou bien il arrive qu'un animal, muet, lève les yeux, nous traversant de son calme regard»,

c'est ainsi qu'est repris, dans la huitième des Élégies de Duino, poème tout entier contigu à une méditation sur le mode d'être des animaux, le thème de l'ouvert, par lequel il a brusquement commencé : «De tous ses yeux la créature voit l'ouvert», est­il dit en effet dès le premier vers. Mais avec cette variation qui fait l'effet d'un léger coup de rame dans le cours du poème, ce qui est désigné, c'est le mouvement par lequel, sans toutefois venir à nous, l'animal se tourne parfois vers nous, c'est l'expérience d'un seuil. Rilke dit «un animal», il ne dit pas ce chien, ce cheval. ce mouton, il ne raconte

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pas un épisode mais définit un moment récur­rent, une expérience que chacun un jour a pu faire.

Le monde des regards est le monde de la signifiance, c'est-à-dire celui d'un sens possible, ouvert, encore indéterminé. À la percussion de la différence que produit le discours, le regard substitue une sorte d' éta­lement : l'informulé est son élément, son eau natale. Le regard regarde, et telle est en lui la voie de la pensée, ou du moins d'un penser qui ne se prononce donc pas, ne s'énonce donc pas, mais qui a lieu et se voit, mais qui se tient dans ce lieu purement étrange et étrangement illimité qu'est la surface de l'œil.

Ainsi en va-t-il même entre les hommes, qui suppléent toutefois par le discours à ce manque de détermination et d'articulation. Mais chez les animaux, J'absence du lan­gage fait qu'il n'y a pas de suppléance à ce manque, et c'est pour cette raison que leur regard est si désarmant lorsqu'il se pose sur nous, ce qui arrive, comme le dit sobrement et doucement le vers de Rilke. Devant ce qui n'est et ne peut être pour nous ni ques­tion ni réponse nous éprouvàns le sentiment d'être en face d'une force inconnue, à la fois

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suppliante et calme qui, en effet, nous tra­verse. Cette force, peut-être n'est-il pas nécessaire de la .. nommer, mais là où elle s'exerce c'est comme si nous étions devant une autre forme de pensée, une pensée qui n'aurait devant elle et de façon éperdue que la voie pensive.

Cette pensivité des animaux, dans laquelle certains n'ont voulu voir que de la stupeur; se décline en tout cas de mille et une manières : selon les espèces, les individus et les occa­sions. Il me semble que certains hommes J'ont vue, l'ont approchée, et que d'autres, qui peut-être J'ont entraperçue, s'en sont détournés aussitôt. Il y a là d'importants et de sérieux clivages.

Mon souci n'est pas qu'on reconnaisse aux bêtes un accès à la pensée, il est qu'on sorte de l'exclusivité humaine, qu'on en finisse avec ce credo sempiternellement recommencé de l'homme, sommet de la création et unique avenir de l'homme. La pensivité des animaux, ou du moins ce que je cherche ainsi à dési­gner et à atteindre, n'est ni un divèrtissement ni une curiosité : ce qu'elle établit c'est que le monde où nous vivons est regardé par d'autres êtres, c'est qu'il y a un partage du visible entre les créatures et qu'une politique,

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à partir de là, pourrait être inventée, s'il n'est pas trop tard 1 •

1. Il me semble que le projet annoncé par .Jacques Derrida, tout au long de Eanimal que donc je suis {Paris, Galilée, 2006), est celui d'une telle politique. Il est fondamental que ce soit à partir d'un acte de regard -son chat qui le regarde nu dans la salle de bains.- que Derrida ait déployé toute la réflexiorl par laquelle il déplace et reconsidère la « limite abyssale » entre l'homme et l'animal.

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Les animaux assistent au monde. Nous assistons au monde avec eux, en même temps qu'eux. Cette communauté du sens de la vue nous apparie et nous apparente, elle pose entre nous la possibilité du seuil. celle de cette expérience dont parle Rilke. Il ne s'agit pas de beauté, mais d'une intensité qui peut nous être rendue : le plus magnifique bois de pins ou la plus belle montagne nous résistent et sont inépuisables, aucun discours (comme Pong.e en a fait l'épreuve), aucune image (comme Cézanne l'a vérifié) n'en peuvent venir à bout. Mais ni la montagne ni la pinède, aucun objet et aucune plante ne peuvent faire ce que n'importe quel animal peut faire : nous voir, et nous faire comprendre que nous sommes vus. Aucune solidarité, sans doute, ne s'ensuit, mais il y a

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malgré tout ce lien objectif des vivants qui se voient mutuellement et qui ont peur les uns des autres. Lever les yeux, le mouvement que décrit Rilke, c'est aussi ce qui cherche à échapper à la peur, ce qui tente autre chose que l'indifférence ou l'avidité. Autre chose. Comme une curiosité nouvelle, nouvelle à chaque reprise.

<<Sentir l'aura d'une chose, c'est lui prêter le pouvoir de lever les yeux. >> Telle est la définition- l'une des plus célèbres, l'une des plus étonnantes - que Benjamin donne de l'aura. Au sein de l'étude sur Baudelaire où elle figure 1, elle est amenée par une réflexion sur le retour, le renvoi : << Il n'est point de regard qui n'attende une réponse de l'être auquel il s'adresse'>>, dit encore Benjamin, qui fait justement de l'aura ce qui vient combler cette attente. C'est pourquoi le << pouvoir de lever les yeux >> figure une telle réponse. Par là Benjamin, qui parle d'un <<transfert>>, prête au monde inanimé, à certains éclats de ce monde, la capacité d'un renvoi: non sous la forme vague d'une

1. Walter Benjamin, Charles ~audelaire, un ppète lyrique à l'apogée du capitalisme, Paris, Payot, 1982, p. 200.

2. Ibid .. p. 199.

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puissance énigmatique, mais sous celle d'un pouvoir qui normalement n'est donné qu'aux êtres animés et que la plupart des hommes n'accordent qu'à eux-mêmes: non pas la vue ou le regard comme tels, mais·cet accent particulier qu'est le pouvoir de lever les yeux, soit ce mouvement même qu'identi­fiait le vers de Rilke. Bien sûr il s'agit d'une image, à aucun moment Benjamin ne suggère que la chose dotée d'aura s'extrait du monde inanimé pour devenir vivante, à aucun moment il ne se situe dans l'espace d'une réponse à la question amollie de Lamartine sur l'<< âme>> des objets. Mais cette image vaut pour elle-même et frappe pour ainsi dire toute seule, c'est le rayonnement de la chose, c'est l'entrée de la chose dans le régime de la signifiance qui sont ainsi pointés.

Mais aux animaux, le pouvoir de lever les yeux n'est pas prêté par l'homme, ce pouvoir ils le tiennent. d'eux-mêmes. Cest-à-dire que d'eux-mêmes et comme êtres vivants ils inaugurent quand ils le veulent le régime de sens qui est à la fois, si nous tenons l'équation entre Rilke et Benjamin, celui de la signifiance et celui de l'aura. Il en va bien ainsi: à tout regard - et c'est ce qui est manifeste en, tout portrait - est donné ce

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sens éperdu, ce dépassement de toute limite à l'intérieur d'un seul point d'ouverture. <<].;unique apparition d'un lointain, même proche», qui est l'autre grande définition ben­jaminienne de l'aura 3, ce pourrait être aussi une définition du regard, de ce qui se lève en tout regard levé vers nous.

3. Celle-ci se trouve dans I:œu'vrB d'art à J'ère de sa reproductibilité technique, in Poésie et révolution, Paris, D8noël, 1971. p. 178.

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Reconnaître ce proche lointain dans le regard des hommes, cela se fait sans diffi­culté: l'œil humain sera sans doute toujours pour nous le lac le plus profond, la surface la plus troublante. Mais ce qu'a identifié Rilke, dans l'ébranlement produit par la rencontre avec le regard d'un animal, c'est, à l'intérieur du partage - nous nous voyons, nous nous regardons mutuellement -, la division de la différence : le regard animal nous traverse et va au-delà de nous. Pourquoi? Parce que, pour Rilke, nous regardons en arrière, alors que <da créature de tous ses yeux voit l'ouvert». J.:ouvert (das Qffene), dont Heidegger voudra priver l'animal, est justement chez Rilke le domaine en propre de l'animal, c'est-à-dire celui qui nous est refusé, à nous qui regardons

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de façon toujours préoccupée, qui regardons <<en arrière>> (rückwiirts) de façon inversée, contournée (umgekehrt). Regarder en arrière, c'est être piégé par soi-même, c'est regarder le présent de façon toujours biaisée, c'est être constamment dans le souci d'un passé ou d'un futur, dans le Jeurre de l'interprétation, c'est vivre dans le «monde des formes>>, auquel l'ouvert s'oppose moins comme quelque chose d'informel que comme ce qui est libre de tout souci de formation. C'est parce que les animaux sont des êtres sans Bildung qu'ils sont dans J'ouvert. La Bildung, qui est le propre de l'homme et le moyen par lequel il se constitue lui-même comme liberté, est en même temps ce qui a dû pour tou­jours dire adieu à cette autre liberté, rayon­nante, qui est celle de l'ouvert. !;ouvert n'est que l'éternelle présentation au présent et il est, comme tel, sans passé et sans avenir, c'est-à-dire qu'il est aussi <<libre de mort>> (frei von Tod). La possibilité même de la for­mation est liée au sens de la mort, la mort est cè qui arrime le temps pour les hommes. Pour ceux - les animaux - qùi vivent dans un temps non arrimé, il n'est pas de mort, ni de formation, ni d'ailleurs de langage- le langage étant, bien sûr, l'outil même de la formation: c'est muettement que l'animal

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lève les yeux, et muettement qu'il voit, au­delà de nous, 1 'ouvert.

Comme on peut le constater, tous les éléments dont Heidegger fera des preuves négatives, des arguments propres à soutenir l'affirmation- pour lui essentielle, centrale­selon laquelle les animaux sont <<pauvres en monde>> (weltlos) viennent au contraire chez Rilke au soutien d'une sorte de "richesse en monde" du monde des animaux: l'ouvert est selon lui l'espace même de cette richesse infinie dont nous serions, nous, privés : l'ab­sence des catégories du temps, du langage et de la mort (et par conséquent l'absence des animaux à la vérité et à l'épreuve d'un Dasein), c'est cela même qui les libère, qui les dispose dans le règne sans intentions de l'ouvert. Tandis que pour Heidegger, l'ouvert, dont il tire aussi la postulation chez Hi:ilderlin, n'est accessible qu'au prix d'un dévoilement, dont justement le langage, de façon quasi organique, est la souche. Il ne s'agit pas là, entre le poète et le philosophe, d'un simple différend -l'opposition est fon­damentale. Heidegger s'explique d'ailleurs directement avec Rilke 1 et dit de lui, assez

1. Sur ces points, voir L'ouvert, de J'homme et de l'animal de Giorgio Agamben {Paris, Rivages, 2002) qui

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sèchement, qu'« il ne sait ni n'attend rien de l' aléthéia ».

Ce que Heidegger oppose à la «pau­vreté en monde , de l'animal. ce n'est pas une richesse ou une abondance, mais une capacité, une tension : l'homme n'est riche en monde que parce qu'il est weltbildend, formateur de monde, ce qui revient à dire que pour lui il y a un destin. Qn le voit: la catégorie de la Bildung est ici le point de rup­ture: l'ouvert qui ne s'ouvre pour Heidegger que dans l'entrevision d'un destin, et qui requiert la puissance destinale d'une expo­sition à la vérité, ne commence au contraire pour Rilke que là où aucune intention for­matrice n'a encore pu percer. Il est normal que ce soit dès lors le thème de l'oiseau qui marque la séparation la plus forte entre les deux versants : tandis que pour Heidegger l'alouette «ne voit pas l'ouvert», le «pur espace>> que définit Rilke semble être le lieu même d'un vol, d'une traversée éblouie, que l'homme ne peut faire mieux que contempler.

identifie tous les éléments du dossier et les dispose dans le sens d'une analytique de la différence entre les hommes et les animaux.

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«!:;oiseau, comme s'il était l'âme d'un Étrusque., C'est la VIII' élégie encore qui nous servira de guide, puisqu'il y a sur elle cette trace. C'est en effet d'une coutume romaine de provenance étrusque- observer le vol des oiseaux dans une portion de ciel délimitée au préalable et appelée templum que dérivent le verbe contempler et, partant, notre notion de contemplation. Avidement les augures cherchaient dans le vol des oiseaux traversant le templum les signes du destin. Les oiseaux, eux, passaient. C'est presque comme une caricature: d'un côté les hommes, en effet soumis à l'inquiétude et cherchant à reconnaître dans le libre jeu des formes de l'univers des signes qui leur seraient per­sonnellement adressés, et de l'autre les oiseaux qui s'en moquent éperdument et qui

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voguent librement dans l'ouvert. Il serait trop facile ici de charger les augures romains d'une tare liée à leur temps : c'est sans peine que l'on trouverait en tout lieu et à toute époque, dans le cadre des pratiques superstitieuses comme hors de lui, de semblables préoccupa­tions, à commencer par ce souci ge trouver hors de soi confirmation de son importance. Le climat destinai, c'est aussi cette croyance en la destination des messages, et l'idée qu'ils devraient nécessairement tous finir par arriver à l'homme.

Mais par bonheur la contemplation a toujours été l'occasion d'un dédoublement: derrière la dimension étroitement finalisée du regard scrutateur des augures, il reste que le vol des oiseaux, et le ciel, étaient par là même longuement observés. La contem-. plation n'a lieu que dans une durée, elle est elle-même allongement, elle assiste au temps que le temps met à passer. De telle sorte qu'assez vite, en tout cas dans un monde obsédé d'activité, la contemplçltion en est venue à avoir le sens d'un écart, ou d'un retrait, et la figure du contemplatif a pu être opposée à celle de l'homme d'action, pleine­ment engagé dans les affaires de son temps. Et bien que la contemplation soit une activité intellectuelle, sa réputation a cessé d'.être

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grande dans un monde de plus en plus voué au tourment d'une action incessante.

Le Penseur de Rodin, tout entier replié sur lui, correspond à l'image de la pensée qu'une époque revenue de toute ferveur contem­plative, obsédée de progrès et d'exploits tangibles, demandait. Dans sa lourdeur et jusque dans la violence avec laquelle il s'ins­taure dans la présence, il a laissé loin derrière lui toute possibilité de glissade pensive, ou étonnée, il est l'image même d'une concen­tration qui a besoin de ressembler à l'allégorie d'un travail, l'image même, pour tout dire, de ce regard fermé à l'ouvert, de ce regard vers l'arrière dont Rilke prenait si bien la mesure. (Je sais bien, je n'oublie pas que Rilke avait pour Rodin la considération la plus haute, mais l'étonnante intuition qui traverse de part en part la VIII' élégie n'est pas forcément diffusée dans le reste de son œuvre - il y a, dans les Élégies de Duino en général et dans la huitième en particulier, quelque chose d'un saut périlleux.)

Mais ce sont ct' autres images,. moins héroïques et moins lourdes que celle de cet homme de bronze ombrageux et épais, qui pourraient figurer la pensée, des images de l'activité contemplative, des images par lesquelles l'homme rejoindrait sa propre

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pensivité. I.:image qui me vient, et il faut ici qu'elle soit contemporaine de Rodin, c'est celle des dimanches de Seurat, à la Grande Jatte ou à Asnières, où l'on voit selon moi à l'œuvre de tout autres penseurs, des pen­seurs qui ne sont peut-être que des flâneurs au repos, qui s'ennuient peut-être, qui sont prêts à suivre le vol d'une libellule, le passage d'une barque, une fumée qui s'en va au loin­tain. Mais pourtant c'est là d'abord, dans des trilles isolés, sporadiques, dans des esquisses d'accords futurs que naît la pensée, ou tout au moins cette pensée pensive qui peut-être n'est qu'un matériau pour la pensée pen­sante mais sans laquelle en tout cas il me semble que nous ne pourrions pas vivre.

À quel point cette pensée mineure- cette pensée qui vient quand on dit qu'on ne pense <<à rien», s'approche ou peut s'approcher d'une pente que les animaux (en vérité cer­tains d'entre eux plus que d'autres) ont l'air de suivre, on ne le mesurera pas en forçant par des exercices les limites de l'<< intelligence animale>>. Ce qui est en jeu ici, ce n'est pas l'imitation, par les animaux, de processus mentaux humains, mais c'est une ressem­blance étale dont les regards justement sont l'écho- un peu comme si en deçà des particularités développées par les espèces

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et les individus existait une sorte de nappe phréatique du sensible, une sorte de réserve lointaine et indivise, incertaine, où chacun puiserait mais dont la plupart des hommes ont appris à se couper totalement, si totale­ment qu'ils n'imaginent même plus qu'elle puisse exister et ne la reconnaissent pas quand pourtant elle leur adresse des signes.

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C'est dans Anton Reiser, le roman de Karl Philipp Moritz (ce livre qui ouvre la tradition des romans de formation allemands et qui le fait de façon inoubliable, en déduisant la formation, la Bildung, d'une série de nœuds existentiels qui se forment, qu'on voit se former, au lieu de la mouler d'avance sur le dénouement que représenterait la maturité); que se trouve le récit le plus poignant de cette communauté possible - par la pensée - entre l'homme et la bête 1 . Anton Reiser (mais

1. Il me semble qu'à ce jour, à l'orée de l'an 2007 par conséquent, Anton Reiser est introuvable en français. Publié en 1986 aux éditions Fayard dans une traduction de Georges Pauline (agrémentée hélas d'une lamentable préface de Michel Tournier), il a à nouveau disparu des rayons. La traduction de Georges Pauline était la première

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Moritz aussi bien, puisque le livre est pour une large part autobiographique) est proche du Lenz de Büchner, c'est-à-dire sans doute proche de Lenz lui-même- ce sont d'ailleurs à peu près les mêmes années, la même période- mais il est plus jeune, il n'a pas d'autre passé derrière lui que son enfance. Jeune homme encore, donc, il erre dans la campagne autour de Hanovre, il ne sait pas si le monde est trop petit ou s'il est immense, il s'y sent perdu, rien pour lui n'a d'assises, tout est trouble, l'angoisse le saisit à chaque instant. r; épisode que je voudrais citer et que j'ai déjà, ailleurs, plusieurs fois cité et commenté, est extraordinaire. Il se situe après que Reiser a assisté à une exécution capitale qui l'a bouleversé, le traitement infligé aux malfaiteurs ayant effacé pour lui la frontière qui sépare l'homme et le bétail:

traduction intégrale d'un livre paru en 1785.. On pourra toutefois lire, traduite par Henri-Alexis Baatsch, l'intégralité du passage où se trouve le fragment que je cite dans la réédition de La légende dispersée (Paris, Christian Bourgois, 2001), l'anthologie du romantisme allemand que j'avais publiée d'abord en 1976. C'est dans cette première édition que Gilles Deleuze avait rencontré le texte de Moritz dont la modernité et l'absence d'affé­terie le bouleversèrent, ainsi qu'il en est fait état dans Mille plateaux {Paris, Éd. de Minuit, 1980), p. 294.

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«et comme Salomon il pensait: l'homme est pareil au bétail; comme le bétail meurt, ainsi meurt-il. » Mais voici le passage, ille faut, tout entier - continuer de résumer serait une faute:

«Depuis cette époque [celle de l' exé­cution], quand il voyait abattre un animal, sa pensée se ramassait toujours sur ce point - et comme il avait souvent l'occasion d'aller chez l'équarrisseur, pendant toute une période il fut uniquement préoccupé de savoir quelle différence pouvait exister entre lui et ces animaux que l'on abattait. Souvent il se tenait des heures à regarder un veau, la tête, les yeux, les oreilles, le mufle, les naseaux; et à l'instar de ce qu'il faisait avec un étranger, il se pressait le plus qu'il pou­vait contre celui-ci, pris souvent de cette folle idée qu'il pourrait peu à peu pénétrer en pensée dans cet animal - il lui était essentiel de savoir la différence entre lui et la bête et parfois il s'oubliait tellement dans la contemplation soutenue de la bête qu'il croyait réellement avoir un instant ressenti l'espèce d'existence d'un tel être.>>

Nous sommes loin là, sans doute, de la coloration angélique (élégiaque!) qu'il y avait dans les vers de Rilke : ce qui dans le poème venait pour ainsi dire dans le droit fil

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d'une familiarité, même si c'était pour y ouvrir une césure, est ici exposé comme un dénuement: aucune conclusion ne peut être tirée, ne subsiste qu'un effort désemparé pour comprendre, pour saisir. «Errant sous l'impensable>>, il me semble que la caracté­risation que donnait Holderlin de la situa­tion des mortels est ici pleinement réalisée, que nous sommes au plus près de ce qu'elle dit, et cette fois sans même J'hypothèse ou la présence d'un lointain. I:impensable se présente pour ainsi dire à chaque pas et à chaque pensée, à chaque pas de cette pensée qui erre, mais là c'est cette tête (il est à noter que Rilke parle, lui, de visage), la tête, donc, d'un veau, qui en est Je relais muet, la relance. Énigme dépouillée de tout apparat, mystère dénué de toute solennité, de tout cadre, il ne s'agit même pas d'une étable, rien de biblique n'est convoqué, rien n'advient d'une annonce ou d'une prophétie, et nous ne sommes même pas dans une logique de retournement du bas vers le haut, il n'y a rien que cette étrange étreinte, désespé­rée, sans conclusion.« I:espèce d'existence>> qu'Anton Reiser finit par ressentir en cet être qu'il sonde n'est pas quelque chose que la raison déduirait ou concéderait, elle est ce qui naît dans Je vacillement de toute fron-

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tière. Effaçant la distance, Anton Reiser efface la limite, il vogue avec le veau dans l'illi­mité et c'est depuis cet illimité qu'il entend monter une rumeur dans laquelle il peut reconnaître ou toucher ce qu'il ne peut dès lors nommer qu'existence, espèce d'exis­tence, fonds d'existence.

r.:expérience qu'il fait de ce qui Je relie ou peut le relier à cet être ne rencontre pas la voie de la certitude et de l'affirmation. Si Je regard stupéfié qu'il porte au veau est, bien sûr, à J'opposé de toute forme de détachement expérimental, rien non plus n'y vient jouer que J'on pourrait assimiler à un élan sen­timental ou à une empathie semblable à celle qui s'entend, par exemple, dans le «mes sœurs les vaches >> de saint François d'Assise : aucune communauté tenable ne vient le soutenir, aucun hymne à la fraternité entre les créatures ne vient le récompenser. Or c'est depuis ce dénuement, avec ce dénue­ment qu'est libéré J'incroyable effet de seuil de tout ce passage du livre de Moritz : derrière la volonté d'aller au-delà du simple côtoie­ment pragmatique et au-delà des usages cou­tumiers, ce qui s'impose c'est une instance de non-jugement, c'est un lieu d'où il serait impossible de pouvoir seulement penser à des valeurs d'instauration ou à des hiérarchies.

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Cela, on pourrait le dire aussi en d'autres termes : si peut-être en effet le veau en ques­tion est<< pauvre en monde», alors du moins peut-on et doit-on descendre jusqu'à cette pauvreté et la contempler- un point de vue mystique me ferait dire ici «la contempler dans toute sa splendeur» - mais il me semble que Moritz est ailleurs et conduit ailleurs que dans ce type de pathos. « I:espèce d'exis­tence» est une faible lueur; elle ne tombe pas droit comme un rayon, elle éclaire d'ailleurs à peine, mais c'est avec ce qu'elle détermine ou entre ce qu'elle détermine et l'ouvert que s'ouvre la possibilité d'une pensée du rapport qui ne devrait plus rien à la postulation huma­niste ou à l'effusion rêveuse.

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Le regard, même dans l'étreinte d'Anton Reiser, demeure le point d'intensité - ce qui se retire sous lui, devant lui, fait la diffé­rence, l'abîme de la différence : et cette différence diffère à chaque fois, à chaque rencontre, à chaque instant. Uexküll a pro­duit des dessins censés montrer la vision qu'une mouche a d'un lieu donné', il existe des zoos dans lesquels une sorte de lunette déformante imite la vision supposée de l'animal qui est dans la cage. Ces tentatives sont peu convaincantes : l'œil en effet n'est pas seulement un appareil optique, la vision est toujours déjà engagée dans l'histoire et la micro-histoire d'une vie, c'est-à-dire dans

1. Jakob von Uexküll, Mondes animaux et monde humain, Paris, Denoël, 1965.

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le réglage de processus moteurs, dans des décisions et des opérations de sélection, dans des souvenirs, des repérages et, surtout, des affects. Et s'il va de soi que la vision du bison diffère de celle du crotale qui diffère de celle de la chouette, comme il va de soi qu'à l'intérieur d'une même classe d'ani­maux - les rapaces nocturnes, par exemple -la vision change d'une espèce à l'autre (et d'un individu à l'autre), il n'en reste pas moins que tous ont des yeux, que tous voient. La possibilité d'aller au fond là non plus n'est pas la même, d'étonnants contacts sont pos­sibles, et avec des animaux parfois très petits ou très singuliers, comme l' axolotJZ, tandis qu'avec d'autres les cercles d'effroi ou d'agressivité sont si serrés qu'il n'est guère possible de les franchir.

Mais même si le pouvoir de lever les yeux n'est pas également réparti il existe à l'état latent, il est une caractéristique du monde animal comme tel. La communauté du fonds d'existence (telle qu'elle apparaît, vacillante,

2. L'expérience de regard prolongé que relate la nouvelle de Julio Cortàzar justement intitulée L:axolotl (dans le recueil Les armes secrètes, Paris, Gallimard, 1963), si elle est le point de départ d'une étrange méta­morphose, n'est pas du tout fantastique par elle-même. Chacun peut la répéter face à ce petit animal.

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incertaine, dans le récit de Moritz) se lève premièrement avec le sens de la vue: c'est par la vue que nous voyons que nous ne sommes pas seuls à voir, que nous savons que d'autres que nous voient, regardent et contemplent. La différence majeure qui coupe en deux le vivant passe par le fil de la vue : avec la vue vont le sang, la mobilité- c'est le monde des êtres hétérotrophes. Hors d'elle se tient le règne végétal. soit le monde des autotrophes, le monde de ceux qui n'ont pas besoin de se mouvoir pour se nourrir.

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Attachée au sol, fonctionnant comme une sorte de passerelle entre la terre qui la nourrit et l'air qui l'enveloppe, la plante se développe comme une forme non finie : quelles que soient ses dimensions, elle a devant elle la totalité de l'espace et elle croît dans cette totalité : le libre élément de l'air répond d'autant mieux à ses initiatives qu'elle est étroitement attachée à l'autre élément dont elle dépend, la terre, où elle pénètre également, et également en exploratrice. On peut d'ailleurs être surpris par la réci­procité qu'il y a parfois entre la structure des racines et celle des ramures. Mai.s ces formes extraordinaires qui se déploient en séries de touffes jointes, en parasols superposés, et qui sont pleines de courbures et d'angles, de rétrécissements, de jaillissements, d'entrelacs

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et de retombées, frémissant au vent de toutes leurs innombrables feuilles, si libres qu'elles soient, restent indéfectiblement attachées à un tronc commun, au canal nourricier qui vient de la terre: on dirait qu'à partir du sol et lancée dans l'air la plante palpe le monde : la forme qu'elle invente (en adaptant aux conditions du biome exact où elle croît le programme de réitérations 1 qui est le sien) non seulement n'a pas besoin d'être fermée, compacte, mais elle ne doit pas l'être-c'est comme si à l'immobilité native de la plante était proposé en compensation un programme formel d'élancements et de tentatives, d'où résulte un extraordinairement complexe et minutieux découpage dans l'espace : ces fes­tons, ces broderies, ces surpiquages, et sur­tout ces prouesses de structure d'autant plus saisissantes qu'elles rétablissent des symé­tries après avoir eu l'air de les désavouer, donnant des volumes qui récusent le plein et des surfaces qui s'émancipent du plan.

Prouesses, donc, d'acacias et de trembles, de fougères et de thyms, de pins et de ronces

1. La notion de réitération est fondamentale dans l'univers végétal, en particulier pour les arbres. Voir sur ce point le Plaidoyer pour J'arbre de Francis Hailé (Arles, Actes Sud, 2005).

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-c'est au fond toute l'arborescence qui serait à nouveau à décrire, et en repliant sur elle, au lieu de le lui opposer, l'aspect rhizomatique du déploiement : car au fond c'est tout un ce qui s'en va dans l'air et ce qui s'enfonce sous la terre, aucun arbre jamais ne ressembla à un arbre généalogique, une forêt est un corps de voilures trouées et c'est sans doute le lieu même de la plus haute effusion des ramures, la canopée, qui ressemble le plus à une éponge, c'est-à-dire à un corps indéfini ou du moins indéfinissable en simples termes de dimensions : le règne végétal tout entier est une usine fractale, un vertige de solutions tremblées luttant les unes avec les autres en une inextricable pelote de cheminements aveugles.

(À cette détermination universelle du végétal n'échappent que les fruits et les graines. Alors que les fleurs peuvent appa­raître comme d'exubérantes variations au sein de ce qu'on pourrait appeler le sublime fractal (qu'on pense à l'exercice qui consis­terait, si c'est même possible, à calculer par exemple la surface d'une pivoine!), les fruits et les graines n'ont quant à eux pas d'autre régime de déploiement que celui de la compa­cité volumétrique. De la forme fuselée du grain de blé à la quasi-perfection sphérique

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du petit pois, d'un fruit du verger à l'autre, c'est comme un concours de rotondités et de plénitudes : il semble donc que les semences et les fruits et, par conséquent, les pôles mêmes de ce qui entretient la vie (qui est ici le pur bias) soient quant à eux indexés à un régime d'absolue finitude s'intercalant comme ce qui un temps s'en évade dans l'infini tissage de structures et de balance­ments qui règle le monde végétal.)

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Tout autre est le déploiement formel des hétérotrophes, de ceux qui ont eu à se déve­lopper hors de tout lien au sol et qui se sont donc toujours retrouvés, à quelque degré de l'évolution que ce soit, dans l'obligation de se mouvoir. La quête de la nourriture a entraîné le déploiement de moyens suscep­tibles d'accroître cette mobilité inhérente à la condition même des animaux: la paléon­tologie permet de reconstituer (non sans zones d'ombre) le film global des acquisi­tions morphologiques et sensorielles par lesquelles les animaux ont acquis la forme qu'ils ont aujourd'hui sous nos yeux et qui nous semble définitive, quoiqu'elle ne le soit aucunement. Or cette forme, quelle qu'elle soit et à quelque milieu qu'elle réponde, est toujours, à la différence de celles du règne

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végétal, fermée sur elle-même et relative­ment compacte : ceux à qui le mouvement est donné doivent avoir l'équipement du mouvement (pattes, ailes, nageoires, etc.) et la «boîte noire ,, sensorielle qui l'accompagne nécessairement, mais il leur faut aussi une forme ramassée, économique, relativement dénuée de traînes et d'allonges. Chez l'ani­mal, en tout cas tel qu'il est sous nos yeux, tel qu'il nous apparaît aussitôt que nous disons «animal», la forme est de l'ordre de la puissance volumétrique. À cette règle échappent les arthropodes- soit l'immense classe des insectes et celle des crustacés -pour lesquels il semble que la structuration de la vie conserve quelque chose, en mode articulé, de ce qui se voit dans le monde végétal.

Mais pour les reptiles, les batraciens, les poissons, les oiseaux et les mammifères, la règle générale est celle du corps entier, du corps-enveloppe, de la forme finie, insécable. Même si par ses orifices, à commencer par les organes de la respiration, et par une infi­nité de pores, l'animal est une surface émi­nemment perméable, en échange actif et permanent avec l'univers qui l'entoure, même s'il n'est lui-même que pure réactivité à cet univers, il se donne dans la compacité

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d'une forme non ramifiante, il existe pleine­ment comme sujet. Or c'est depuis cette masse, qu'elle soit grande ou petite, que de très loin et parfois presque perdu en elle nous parvient un regard: l'animal est une forme qui lève les yeux vers nous, et cette forme qui peut de toute autre façon nous émouvoir, et qui le fait constamment, est la seule qui ait avec nous ce pouvoir en partage.

Au bout de la jetée que l'hétérotrophie a lancée dans le vide sont venus des corps mobiles et des yeux. À l'extrémité de ce que la quête de la nourriture a rendu possible s'est ouverte, comme une remise de peine, la possibilité de regarder.

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Dans le Repos pendant la fuite en Égypte du Caravage, tandis que Marie est assoupie avec l'enfant en avant du paysage qui s'ouvre et s'en va au loiq, saint Joseph tend un cahier de musique à un ange musicien qui, face à lui, joue du violon. On a souvent signalé la beauté toute particulière de cet ange au doux profil, ainsi que la singularité de cette version d'un épisode si souvent représenté, mais je suis étonné qu'on n'ait pas davan­tage été frappé par une autre beauté et une autre douceur qui s'ouvrent dans le tableau entre le visage du vieux saint et celui de l'ange : autrement dit par cet âne qui, placé dans le fond supérieur de la scène, semble pris dans un sous-bois et dont le Caravage a choisi de ne montrer que la tête ou plus pré­cisément l'œil. Or c'est cet œil qui troue le

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tableau, juste un regard au-dessus de l'archet dont joue l'ange, œil immense et noir où pal­pite un léger reflet blanc. Et ce qui compte, ce n'est pas tant que cet œil soit extraordi­nairement serti comme le sont ceux des ânes, qu'on dirait en effet soulignés d'un épais trait de khôl. et que le Caravage ait donc donné à l'animal, dans ce tableau de jeu­nesse, un puissant effet de réalité, c'est qu'il a véritablement voulu que le regard de l'âne soit visible et qu'entre la tête chenue du saint et les boucles d'or de l'ange et alors même que le saint regarde l'ange et que l'ange lit la partition, quelqu'un nous regarde. Par rapport au sommeil de la Vierge, ce regard agit comme une veilleuse, par rapport au dialogue musical il agit comme un silence, il est le silence descendu où s'inscrit toute la scène, il en contient l'étrangeté rêveuse, l'épanchement mélancolique.

Jamais il n'est très bon de prêter aux peintres des intentions qu'ils n'eurent pas, et il se peut tout aussi bien que le Caravage se soit seulement laissé aller à une idée vir­tuose (dont d'autres signes sont présents dans le tableau). mais il reste qu'il y a ce regard et son appui rétracté, son insistance, et que la dimension qu'il ouvre dans la scène, quoi qu'on puisse en dire par ailleurs, est

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tout de même celle de cette pure pensivité, celle de ce pur mouvement incompris dans l'ouverture humide de l'œil qui voit, qui voit ce qu'il ne peut saisir et qui, saisissant qu'il ne saisit pas, regarde, regarde sans fin.

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Et maintenant un chien. Dans un autre tableau, plus ancien, soit cette «scène mytho­logique , toute en longueur de Piero di Cosimo, qui est à la National Gallery de Londres, et qui est peut-être une représen­tation de la mort de Procris, telle qu'elle est racontée par Ovide 1 . Histoire compliquée, histoire de jalousie et de méprise, accident de chasse, la simple horreur de la femme tuée, couchée dans l'herbe, en avant d'un paysage de lointains fondus au bleu. On ne verrait que ça, cette morte ainsi couchée, que déjà le tableau serait étonnant, mais voici qu'à cette mort il y a deux témoins

un satyre (ou peut-être Pan lui-même) et un chien. Le satyre agenouillé a posé sa main

1. Dans le livre vu des Métamorphoses.

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sur l'épaule de la jeune morte et il se recueille, sa présence est une étrangeté par rapport à l'histoire racontée par le mythe, si c'est bien elle qui est peinte: normalement c'est un homme, c'est Céphale, son époux, qui devrait pleurer celle qu'il a tuée par erreur. Or là rien de tel. mais le tendre et trouble hommage d'un faune. Toutefois c'est au chien assis, qui occupe toute la partie droite du tableau, que je voudrais m'intéresser.

Des chiens, l'histoire de Céphale et Procris en est pleine, à commencer par celui que la jeune femme a offert à Céphale, qu'elle tient de Diane et dont le nom, Lélaps, qui veut dire "l'ouragan>>, est également celui de l'un des chiens d'Actéon. À l'arrière-plan du tableau, sur une sorte de grève, se tiennent calmement trois chiens qui ont l'air d'être chez eux sur cette terre de paradis où l'on voit aussi plein d'oiseaux. S'est-il détaché de leur bande, ou est-il d'un autre jet, étran­ger en tout cas à toute meute, le chien qui, au premier plan donc, sur le pré fleuri, regarde la jeune fille morte ? On ne le sait pas et on n'a pas envie de le savoir. Ce que l'on voit, là encore, c'est un regard, c'est l'insistante assistance d'un regard et à travers lui, dans un registre évidemment silencieux, l'éclat mat et profond du deuil. Ce chien du commun

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n'a pas les pouvoirs d'Anubis, il n'est pas en train de peser ou d'accueillir l'âme de la défunte, il est simplement là posé dans l'adieu, comme ce qui dit le plus profondé­ment adieu, sans mots.

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Piero di Cosimo, dit-on, était un homme ombrageux qui aimait par-dessus tout le silence et qui <<aimait voir tout à l'état sau­vage, comme lui-même 2 ». Le Caravage, de son côté, est parmi les peintres et jusqu'à la légende la figure même de l'excès, de la dépense rageuse. Or ce n'est éviden:ment pas un hasard si ce sont des images de l'un et de l'autre qui sont venues ici produire le regard de l'animal et non pas, il faut le sou­ligner, dans l'atmosphère d'une animalité tapageuse et pathétique, mais dans le plus grand calme: comme s'il fallait à l'écart même dont décide l'affect allant de l'homme vers l'animal une sorte de pudeur- comme si, plus encore, la mesure silencieuse des bêtes appelait cette pudeur et en faisait le ton fondamental de la tristesse, et comme si cette tristesse n'était accessible aussi qu'au prix d'une détresse que l'homme absolument nor­mal et normé ne peut pas ressentir. Il suffit de se reporter au livre que Thomas Mann a écrit sur son chien pour éprouver l'abîme qui sépare un tel homme de ce fonds qui tra­verse les règnes et les espèces, les individus et leurs yeux. Quoique Maître et chien décrive

2. Ainsi que le dit Vasari dans l'étonnante Vie qu'il lui consacre.

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excellemment les promenades que l'auteur faisait avec son chien Bauschan dans les environs immédiats de sa demeure, à aucun moment le maître bourgeois ne laisse des­cendre son propre regard au-dessous de la ligne de mire d'un homme qui se tient debout et qui marche, tenant ou non une laisse, à aucun moment du récit, pourtant sans doute aussi plein de tendresse compréhensive, on ne sent vaciller la certitude que tout est en place, jusqu'à une maison où- c'est la dernière phrase du livre - <<la soupe est sur la table».

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À un moment donné Thomas Mann décrit la façon dont son chien, enfonçant son museau sous la terre, grattant et soufflant, traque un mulot qui se cache. Et il ajoute: « Que pense l'animal tapi là-dessous quand il entend ce souffle sourd? Ma foi, c'est son affaire et c'est affaire au Bon Dieu qui a créé Bauschan ennemi et persécuteur de mulots 1• "

À l'évidence il n'y a rien là de scandaleux, mais je n'ai pu m'empêcher en lisant ces lignes de penser au Terrier de Kafka ou à ce bref texte de Musil qui s'appelle Catastrophe au pays des lièvres' et qui l'un et l'autre,

1. Thomas Mann, Maître et chien (Paris, Le Livre de Poche), p. 87. Le texte a été écrit en 1918.

2. Ce court texte figure dans le recueil intitulé Œuvres pré-posthumes (Paris, Éd. du Seuil, 1965).

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fort différemment, font cas justement de ce que peut <<penser>> ou ressentir un être pour­suivi ou en instance d'être attrapé, si petit soit-il. Aucune mièvre compassion ni dans un cas ni dans l'autre, le tour moral que Manp accepte d'effleurer ne se présente ni dans le récit de Kafka ni dans la nouvelle de MusiC mais l'un comme l'autre (Kafka avec beau­coup de détails, le long d'une description scrupuleuse, Musil presque en passant, dans un récit qui n'est qu'un vaste panoramique) se demandent ce qu'il en est, ce qu'il en est vraiment quand on est une bête, et toute la force de ce qu'ils disent tient à cette double inquiétude- celle qu'ils partagent ou s'efforcent de partager avec le petit animal, mais aussi celle de leur position, de leur pos­ture d'être humain qui voit tout cela et voit simultanément se déplacer le curseur de leur émotion jusqu'à des régions presque affolantes.

Ce serait donc aussi comme une leçon de littérature ou du moins comme la détermi­nation d'une faille qui parcourt la littérature (mais la philosophie, l'anthropologie et les sciences de la nature aussi bien): d'un côté il y aurait le clan des dominants, de ceux qui ne laisseront jamais les animaux franchir le seuil autrement que sous des formes conve-

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nues qui les tiennent malgré tout à distance, et de l'autre, ceux qui justement ne savent pas régler cette distance, ceux que trouble le moindre écart ou la moindre lueur et pour qui l'affaire du partage entre l'homme et l'ani­mal non seulement n'est pas réglée une fois pour toutes mais se relance à chaque instant ou à chaque occasion, dès qu'un animal paraît. Ce serait un peu comme une montagne avec deux versants, l'un sans animaux, l'autre où ils sont présents, le seul selon moi éclairé d'un soleil.

De même qu'il y avait un grand veneur pour les chasses royales, il faudrait à ce clan d'êtres troublés et séduits qui ne pensent pas pouvoir vivre loin de ce versant animal, non pas un maître ou un guide, mais une sorte de porte-enseigne, et ce serait justement Kafka, le seul écrivain, il me semble, qui, en donnant aux animaux la parole (comme dans le Terrier justement, mais aussi dans Joséphine la cantatrice et dans maint autre texte). soit parvenu à le faire dans un registre qui n'est plus celui de la fable. Alors que dans la fable l'animal n'est présent qu'en deçà des mots et joue le rôle d'une sorte de tutelle allégorique, dans les textes de Kafka l'animal semble en quelque sorte remonter d'un fond obscur et se saisir lui-même du

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langage humain pour éclairer ce fond. Avec les petits rongeurs notamment, il y a presque comme un transfert, et c'est toute une affaire d'infimes notations sonores ou tactiles, tout un tact de la sensation déployée.

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Mais je pense aussi à cette célèbre photo où l'on voit Kafka jeune et rayonnant, la main droite posée sur la tête d'un grand chien qui a dû bouger au cours de la pose et qui est assez flou, présence moirée où l'on devine pourtant les deux yeux. En observant atten­tivement, il semble que Kafka tienne dans sa main, sans vraiment la serrer, l'oreille droite du chien. Entre ce geste et le sourire du jeune homme il y a comme un chemin, un ductus de l'énergie : ici tout a levé les yeux et tout se tient en retrait- il y a dans ce portrait une puissance qui se tient en réserve, comme si une inépuisable pile de présence s'y rechar­geait sans fin et je crois- ce n'est certes pas Kafka qui m'en voudrait de le dire - que le chien et la main sur l'oreille du chien y sont pour quelque chose.

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Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, le fils d'Étienne et le grand théoricien de 1 'éle­vage au XIX' siècle, donna comme définition des animaux domestiques le fait qu'ils se reproduisaient« sous la main de l'homme 1 >>.

Expression imagée dans son cas mais que je ne parviens pas à séparer de son sens litté­ral : soit en effet ceux des animaux que l'on a pu tenir voire simplement toucher, qu'ils soient tout petits, comme un oiseau, une mésange, ou au contraire très gros, comme une vache, un cheval. Sur la totalité des espèces, le nombre de celles qui nous dépas­sent par le poids ou la taille est assez faible,

1. Voir Jean-P.ierre Di gard, I:homme et les animaux domestiques {Paris, Fayard, 1990}, p. 30-31.

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même si ces dépassements sont specta­culaires : par conséquent l'homme est pro­portionnellement déjà une grosse bête. Tout autre bien sûr est le rapport que, comme tels, nous pouvons avoir avec ceux dont nous n'avons rien à craindre et avec ceux que nous pouvons redouter; ou avec ceux que nous avons véritablement «sous la main, et ceux qui restent indéfectiblement sauvages. Il y a place ici pour quelques expériences assez rares, celles de vétérinaires, de savants, de dompteurs peut-être ...

Mais même dans le plus commun l'étran­geté est entière : prendre dans sa main un oiseau qui s'est égaré à l'intérieur d'une maison, flatter le cou d'un âne à l'entrée d'un pré, caresser un chat que l'on rencontre ou que l'on connaît et même se saisir d'une sau­terelle et la sentir remuer, ce ne sont certes pas là des expériences exceptionnelles, ou déviantes. Chacun, enfant comme adulte, les a connues et les refait, mais pour peu qu'on s'y arrête et qu'on en laisse de côté la fami­liarité éventuelle, et alors commence tout de même à chaque fois le récit inconnu - la sur­prise infinie qu'il y ait là un être et qu'il ait cette forme, si petite ou si grande, cette forme qui est aussi une tension et une chaleur; un rythme et un saisissement : de la vie a été

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attrapée et condensée, a fini par se trouver une place dans un recoin de l'espace-temps, le fonds d'existence qui nous rattache aux créatures passe aussi par cet universel de la respiration et de la fièvre, c'est une palpi­tation qui nous est tendue, donnée, parfois tellement infime et rapide - avec des pouls si légers et des os qui sont comme des brin­dilles, mais d'un bout à l'autre de la chaîne passe quelque chose d'unanime et de stupéfié qui nous lie.

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Un savant allemand a appelé « système admirable>> l'ensemble des moyens par lesquels la girafe parvient à compenser les inconvénients que sa taille immense ne manque pas d'avoir sur sa circulation san­guine : avec des distances de plusieurs mètres du cœur au cerveau et aux bouts des pattes, et avec une pression sanguine extrêmement forte, la girafe devrait logiquement être en proie à de constantes syncopes, sans parler de tous les problèmes circulatoires possibles. Or elle s'en sort tout autrement, et fort bien, grâce à des sortes de clapets régulateurs qui ralentissent ou accélèrent le flux sanguin selon sa position. Lorsqu'elle se penche pour boire par exemple, dans cette position qui est déjà, semble-t-il, si peu aisée pour elle, le sang, au lieu de se précipiter dans son cou,

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1! d H l' Le versant animal

ralentit par paliers, et ainsi de suite. Il ne s'agit encore là que de zoologie descriptive, mais il est bon que le mot ait été lâché : admirable - oui, là on peut s'en servir à bon droit et dans la plénitude de son sens : admi­rable est l'étendue de l'invention dans le règne, admirables sont les solutions que les bêtes ont trouvées pour aller de par le monde et pour s'y frotter aux limites de leur Umwelt et peut­être ainsi les distendre. Cet Umwelt qui a pu être reçu comme une stricte clôture de l'animal à l'intérieur d'une sorte de carte comportementale tracée une fois pour toutes (c'est là la leçon que Heidegger retiendra des descriptions de Uexküll), nous pouvons aussi en faire un pur déploiement et y lire un prodige.

l:ouvert, tel serait peut-être justement le nom de l'espace de ce déploiement et, par­delà tout milieu spécifique, celui où ont lieu les prodiges : par exemple un soir sur la Loire et pendant des heures le mouvement perpé­tuel d'une bande d'étourneaux formant sans fm des figures liquides; triangwation de points noirs partis puis se retournant tout soudain comme une limaille attirée par un invisible aimant qui se déplacerait dans le cieL Rien que cela peut-être mais dès lors le vol, l'idée du vol incarnée dans le vol tel qu'on le voit et

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'

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tel qu'il s'en va et revient sous nos yeux- et précisément comme s'il y avait en lui, dans sa dépendance même et dans son pur effet de loi et d' effectuation de la loi une condensation de ce qui est non seulement libre mais véri­tablement libéré et agi dans le ciel. signature d'une pure ivresse du vivre, en un battement singulier et rêveur.

C'est donc un ruissellement que l'on capte, une pure dépense que l'on voit imploser. À cette image, silencieuse dans mon sou­venir (les oiseaux étaient loin, je les voyais à distance, depuis une terrasse, à Blois), s'en superposent d'autres, notamment d'hiron­delles en Italie, sur lesquelles se greffe d'elle­même la bande-son du soir, du soir rayé par ces cris - le puits céleste repeint en noir dans le bleu, ou en plus noir encore, mais alors par une bande de freux : et ce sont. comme des séquences interminées d'oiseaux, un immense fondu enchaîné de cris et de fusées, tout un tricotage d'impossibles augures.

l:ouvert! Voler en était, en serait le prin­cipe : si au commencement de la vie le choix nous était offert entre voler et penser. que choisirions-nous? Ce qu'il faut bien comprendre ici, c'est qu'il n'est aucunement question de lyrisme, le devenir-oiseau n'existe qu'en pensée: ce mouvement de la pensée

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que l'oiseau n'a pas il l'incarne, il est cette pensée et à cela aussi tient le prodige.

Le cri que je sous-entends ou que j'entends ici c'est celui, tragique et sonore, de l'aigle pêcheur, dont la poitrine est blanche et qui se tient tout le jour dans les hauteurs sus­pendues des grands acacias d'Afrique : c'est incroyable comme il sait voler et comme il s'en retient. I.:appel qui est dans son cri va par-delà son vol, un peu comme chez nous les buses quand elles tournoient très haut en été. N'importe qui pourra dire qu'il n'est question avec tout cela que de quête de la nourriture, d'impatience, de fringales et de lutte pour la vie et il aura même peut-être raison. Mais qui ne verrait pas aussi qu'alors et dans tous ces actes la vie lutte pour elle­même, qu'elle est cette lutte au-dessus d'elle-même et au-delà d'elle-même: de même que chaque instant photographique a eu lieu dans une éternité dont il doit se détacher pour être, chaque instant de chaque vol (de chaque nage, de chaque course) a lieu un peu plus loin dans un ouvert qui s'ouvre encore et qui est davantage que le temps.

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Une chose est d'invoquer comme un droit abstrait, et selon son nom abstrait, la "bio­diversité», une autre est de vraiment se pencher sur la multiplicité des éclats et des états par lesquels le monde animal se révèle et se dissimule dans l'immense jeu de cache­cache de ses lieux natifs. La biodiversité, non cela ne sonne pas bien, cela ne sonne pas comme l'infinie déclinaison du divers selon laquelle les animaux se déclarent : l'ani­mal, J'animalité, tous ces singuliers (et la bio­diversité aussi, donc) ne sont, comme Derrida l'aura rappelé avec insistance, que des termes qui évitent à la pensée de suivre les pistes réelles des mondes animaux, qui sont d'abord et toujours immédiatement celles d'une" mul­tiplicité hétérogène de vivants» ou d'un jeu entrecroisé de rapports (à la vie, au vivant,

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à la mort, au monde 1), véritable et vénérable pelote de conduites et d'écarts, de continuités et de contiguïtés : avec des sauts et des sautes, des variations et des conjugaisons. Peut-être est-ce seulement là, auprès des animaux donc, que l'on rencontre vérita­blement l'entière et mirifique conjugaison du verbe être, peut-être est-ce seulement là que l'extraordinaire et refoulée puissance de désappropriation de cet infinitif se dégage de toute substantivation et de tout aspect de stèle, libérant, au lieu d'un règne ou d'une emprise, une déclinaison infinie des états, des postures et des modes d'être: être brochet être gnou, être chat, être singe et, parmi le~ singes, être vervet ou magot, co lobe ou lan­gur et, parmi les magots, être celui-ci, de l'Atlas, suçant une feuille givrée pour se désaltérer', tel jour d'hiver dans telle vallée, autrement dit être cet être et 1: être ainsi dans cet instant, dans la trouvaille de cet instant.

Ce qui s'en va ici, ce qui s'en va ici tout seul, c'est une pente que l'on ne peut pas

1. Jacques Derrida, L'animal que donc je suis, p. 53-54.

2. On trouvera cette image dans .Être singe de Cyril Ruoso et Emmanuelle Grundmann {Paris, éd. de La Martinière, 2002), p. 3 L

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suivre, que l'on ne peut voir partir q~'en pensée et qui est la pente de chaque etre pris séparément dans la tourmente de ,toutes les existences possibles : smgulante pour nous impensable non seulement de chaque magot ou vervet mais aussi de ch~que hi;on­delle, de chaque freux, et peut-etre meme de chaque hareng, de chaque fourmi, al,lez savoir. Rien ne peut faire en tout ca,s q~ un seul animal pris au vif de sa VIvacite pmsse être dit exclu de l'être, en tant qu'i~. y est, qu'il s'y balance ou s'y propulse, dans !Impro­visation toujours recommencée d'une fin ou d'une visée à lui et rien qu'à lui, ce « nen qu'à lui, qu'en effet il partage avec ceux de son espèce, mais ni plus m moms que l'homme ou tout autre bestiau.

Ainsi donc les enfants de la pbusis déployés dans l'étendue et tâchant d'y vivre, ayant appris à y vivre, les utilisateu;s du mon~~ les connaisseurs du monde, speCialistes d u recoin ou aventuriers, un peu partout, un peu partout encore sur la terre : .

ceux des mds et ceux des terriers, ceux des savanes et ceux des forêts, ceux de la neige et ceux du sable, ceux qui errent et ceux ~ui r;rlliennent aux mêmes points à des annees d mtervalle, en suivant des chemins pour nous totalement

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mystérieux, les tout petits, les infimes et les gros, les très gros, ceux qui vivent en famille, par petites bandes ou par troupeaux entiers, et ceux qui. solitaires, n'ont de société - si l'on peut dire - qu'au temps de l'accou­plement. Ceux qui ne font que passer et ceux dont la longévité est grande, ceux qui rampent et se glissent, ceux qui bondissent et sautent, ceux qui volent et parmi eux ceux qu'on dit les rameurs et ceux qu'on appelle les voiliers: infinité, donc, des formes et des courbures, infinité des variations et des usages, chaque usage du monde formant comme un monde, j'y viens.

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Un monde, autrement dit une spécialité et une spatialité : un comportement. Ici les observations coutumières comme celles de l'éthologie montrent des ensembles de petits faits qui sont des hauts faits, des prouesses à travers lesquelles le vivant apparaît comme un film qui semblerait s'être à plaisir posé de complexes problèmes de tensions, de liai­sons, de fondus-enchaînés, de montage. Et, à côté du "système admirable, de la girafe, l'on peut citer de mémoire et en vrac l'agi­lité des singes, la vitesse du guépard, l'écho­location des chauves-souris, la solidarité des loups, la toile de l'épeire, l'odorat du saumon, les distances parcourues par les grands migra­teurs, les infrasons des éléphants ou les ultrasons des baleines ... Constructions ou systèmes qui ne sont que les formes les plus

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spectaculaires d'un immense chantier vivant où forme et territoire s'entrecroisent et pro­posent à chaque espèce et à chaque individu la pente de sa signature et ce qui fait qu'il a un monde et que cet avoir monde est un mode du monde, un avoir heu du monde. Nous sommes ici exactement au point noué par Uexkü\1 avec le concept d'Umwelt, qui désigne le réseau ouvert des possibles autour de chaque corps de comportement, la pelote que chaque animal se forme en s'enroulant dans le monde selon ses moyens, avec son système nerveux, ses sens, sa forme, ses outils, sa mobilité.

Ces pelotes dont Heidegger (dans un mou­vement directement inspiré par la lecture de Uexküll mais en détournant à son profit - c'est-à-dire au profit de la thèse de l'animal «pauvre en monde» - le sens de l' Umwelt) fera 1' équivalent de systèmes captifs au sein desquels l'animal est soumis à la stupeur et à la répétition, il est au contraire possible, si on les démêle avec plus de patience, de voir en elles toute une ingénierie : des systèmes, en effet, mais à fils nombreux et à connexions multiples formant des paliers, des réseaux de marques, des limites, et qui aboutissent, pour chaque individu, à une composition. De telle sorte que l'on débouche sur des

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procédures d'intelligibilité (hétérogènes, sans doute, à nos régimes de sens) et sur des accordéons de questions et de réponses, par conséquent sur des formes d'individuation. Dans les cours sur la nature que Merleau­Ponty donna au Collège de France entre 1956 et 1960 '. l'interprétation des découvertes de Uexküll se situe à l'opposé de la réduction hei­deggerienne. À partir de la notion d'Umwelt qu'il rétablit et commente, il pense chaque animal comme une contraction précise de l'espace-temps, comme un champ propre et singulier: «un champ d'espace-temps a été ouvert: il y a là une bête 2 >> peut-il écrire et le règne animal tout entier est pour lui comme la somme non fermée de ces champs de singularité, ou comme une grammaire, autrement dit une possibilité non finie de phrasés. Chaque phrase animale est un déga­gement, une saisie. Certes, l'animal est pris dans la nasse de son espace-temps propre, mais il y a toujours une ouverture, les sys­tèmes -comme l'évolution en répond- ne

1. Maurice Merleau-Ponty, La nature, notes des cours du Collège de France (texte établi et annoté par D. Séglard), Paris, Éd. du Seuil, coll.« Traces écrites>), 1995.

2. Ibid .. p. 206.

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sont pas fermés, et c'est pourquoi Merleau­Ponty peut dire que «l'animal n'est pas la manifestation d'une finalité, mais plutôt d'une valeur existentielle de manifestation, de pré­sentation'"· c'est-à-dire d'une apparence qui est à comprendre entièrement comme un langage.

Ce qui s'ouvre par là, ce n'est pas une dis­cussion sur «l'intelligence animale"· avec tout son pénible cortège d'évaluations quan­titatives, c'est la possibilité qu'il y ait, pour le sens, d'autres incorporations et d'autres voies que celles que le seul Umwelt humain capture, c'est, en d'autres termes, qu'il n'y ait pas d'exclusivité humaine du sens. Des nuages d'intelligibilité flottent autour de nous et s'entrecroisent, s'étendent, se rétractent. «Le déploiement d'un Umwelt, écrit von Uexküll, c'est une mélodie, une mélodie qui se chante elle-même" : la mélodie est à la fois chant proféré et chant entendu à l'inté­rieur de soi, chaque animal a en lui le chant de son espèce et commet sa variation. Ce chant, à chaque fois varié autrement, décrit un paysage, ce qui revient à dire une lecture du paysage - un parcours, une traversée, une remémoration. Il est des animaux gré-

3. Ibid., p. 246.

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ga ires, au champ d'espace-temps circonscrit, il en est d'autres qui l'étendent sur des dis­tances considérables. Mais dans tous les cas la pelote formée avec le monde, quelle que soit sa valeur d'enveloppement, constituera un territoire, un monde: et le monde n'est rien d'autre que l'interpénétration de tous ces territoires entre eux, que << l' envelop­pement des Umwelten les uns dans les autres>>, pour reprendre une autre formule de Merleau-Ponty 4 •

4. Ibid .. p. 232.

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De cette activité de reconnaissance qui éclaircit et déplie l'Umwelt, le vol crépus­culaire de la chauve-souris est peut-être l'illustration la plus frappante, mais il ne faut pas le considérer comme une exception ou une anomalie. Ce qui est en jeu avec lui, c'est une intensification ou une condensa­tion de la vivacité hypersensible propre à tout champ d'action animal. Que se passe­t-il en fait? Par ce vol qui ne nous semble tracer que de brusques stries errantes, la chauve-souris, qui ne pèse la plupart du temps que quelques dizaines de grammes, constitue en fait une sorte de carte tridi­mensionnelle où chaque accident, repéré par le retour d'onde qu'il envoie (un mur, un rameau, un fil, un insecte qui vole). devient un point ou une série de points que le petit

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mammifère ailé intègre et interprète à toute allure. Le corps d'impulsions léger, qui donne de la mobilité animale une version presque accélérée, écrit et corrige sans fin la carte changeante de ce qui l'environne. Cet espace nocturne pour nous à peu près homogène et vide, plus ou moins fondu au noir; la chauve­souris y décèle des courants, des cavernes, des trous, des toboggans et des chicanes, des archipels qui sont comme autant de clapets sensitifs entourant son repas du soir. Si calme dans ses heures de repos où elle est sem­blable à une grosse feuille morte suspendue, elle est à ce moment-là, quand la nuit tombe, pure excitabilité, pure ivresse exploratoire.

I:Umwelt de la chauve-souris peut sem­bler limité (mais qu'on se souvienne alors de son poids, et que l'on compare la complexité de son vol et de ses rythmes à la vie simpli­fiée de la tique) et pourtant son vol est aussi comme une danse, où l'on peut reconnaître - mais dans une sorte de brusquerie atonale -la mélodie dont parle Uexküll. La quête de la nourriture y joue sans doute le premier rôle, mais de toute façon cette quête est pour tout vivant le ton fondamental : pour tout vivant y compris bien sûr pour les hommes, comme les Grecs le savaient, qui appelaient les mortels les "mangeurs de pain» en les dis-

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tinguant ainsi des immortels et en marquant leur enchaînement à la faim et au travail. Mais quel que soit le rôle qu'elle joue dans le vol de la chauve-souris, cette fonction pré­datrice n'en épuise pas le sens, qui est ce qu'on voit le soir à la campagne autour des maisons, ce vol éperdu et zigzagant dans lequel Rilke- toujours dans la VIIJe élégie et par-delà un vers extrêmement bien trouvé : « Ainsi la trace de la chauve-souris raye la porcelaine du soir>> (So reisst die Spur der Fledermaus durchs Porzellan des Abends) - identifiait aussi un trait angoissé, consé­quence selon lui du caractère composite d'un animal qui "doit voler» alors même qu'il «provient d'un sein», qu'il est un mammifère. Rilke disait encore que le vol de la chauve­souris est différent de celui de l'oiseau parce qu'il comporte ce trouble ou cette anomalie, et qu'il y a en lui comme la trace d'un effroi; d'une peur que l'animal, en quelque sorte, aurait de lui-même, ce qui le détacherait de la pure flottaison dans l'ouvert et, par là même, le rapprocherait de nous.

Il se peut que Rilke déplace de la sorte sur la chauve-souris elle-même le régime de connotations assombries auquel elle semble liée, mais quoi qu'il en soit cela ne fait qu'aller dans le sens d'une complexité, d'une

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difficulté même, de l' Umwelt. Si autour de la quête de la nourriture le vivant écrit une ara­besque et prend son temps, il n'en ressort pas qu'il n'y ait place que pour l'idylle. La peur, au moins elle, est inscrite au programme de tout vivant. Pourtant l'on ne peut pas davan­tage résorber le sens du vol de la chauve­souris dans la peur qu'on ne peut le réduire à un pur et simple balayage fonctionnel de l'espace, autre chose est là- une joie sans doute aussi- dans ce dessin étrange et perpé­tuellement gommé que chaque soir la chauve­souris improvise à nouveau.

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Avec la quête de la nourriture, les actes de la reproduction sexuée constituent l'autre grande contraction vitale du monde animal et, par conséquent, l'autre grand terrain sur lequel la vision qui tend à réduire ce monde à la seule mesure de l'instinct a pu prospérer. Pourtant, pas plus que chez les humains la sexualité ne s'épuise, chez les animaux .. dans la ligne droite et "instinctive" du coït. Si toutefois quelque chose comme la sexualité animale existe : ici plus qu'ailleurs encore, en effet, il faut tenir compte de l'extravagante diversité des formes et des modes d' exis­tence et compter avec des écarts phénomé­naux d'une espèce à une autre, pour autant que leurs comportements nous soient connus, ce qui est loin d'être le cas pour bon nombre d'entre elles. Mais pour ce que nous pouvons

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en apercevoir, le comportement des animaux désirants, de bien d'entre eux en tout cas, et très divers, loin de se réduire à une pure fascination ou stupeur, en passe par des rituels complexes, par des procédures éla­borées d'approche et de séduction, par des rivalités. De la parade à l'offrande et de la caresse au combat, la geste amoureuse des bêtes semble être tramée elle aussi par le jeu et par l'épopée.

Il convient ici de se méfier tout autant d'une sorte de pansexualisme triomphant que d'une sensiblerie anthropomorphique avide d'anecdotes charmantes collationnées depuis l'Antiquité. Si le brame du cerf et la parade amoureuse de l'épinoche appar­tiennent à un régime unique de manifes­tation, celui-ci (la vie, l'appel que le vivant s'adresse à lui-même) est si vague qu'il vaut mieux encore se laisser conduire par chaque comportement pris séparément et y voir à l'œuvre tout ce qui se dessine entre le simple encodage du vivant et une dimension que l'on est forcément tenté de rapporter à la (à une) psychè- dimension qui elle-même oscille entre le rituel (la pure et simple exécution d'une danse) et l'improvisation (l'invention de cette même danse).

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C'est ici qu'on ne peut résister à la tenta­tion : celle d'évoquer en passant les oiseaux à berceaux de Nouvelle-Guinée et du nord de l'Australie, pour lesquels cette indécida­bilité entre le code et l'improvisation est portée à son comble. C'est en effet par la création de véritables petits jardins formés de résidus colorés qu'ils ont ramassés puis rassemblés que les mâles attirent les femelles, et l'on cite même le cas de l'un de ces oiseaux qui va jusqu'à agrémenter son parterre de trouvailles d'un véritable dessin, qu'il obtient à l'aide d'un pinceau de fibres végétales tenu dans son bec et trempé dans le jus de cer­taines baies mélangées avec de l'eau.

Mais de même que l'écholocation des chauves-souris n'est que la forme exubérante d'une activité de repérage généralisée, la parade quasi artistique des oiseaux à berceaux n'est que la forme particulièrement specta­culaire d'une ritualisation partout répandue. Or, ces activités et tout ce qui forme et informe l' Umwelt fait de chaque mode d'être animal un mode passionné, passionnément occupé. Et s'il y a bien, comme on l'a dit et répété, programme, il y a aussi interprétation : l'espèce ne se déploie pas au pas cadencé, elle s'étoile et se dissémine, s'aventure, elle

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a ses éclaireurs et ses rentiers. La volonté de vivre, dont la quête de la nourriture et celle du partenaire sexuel sont les temps les plus forts, bouscule en fait chaque animal et le malmène : au lieu de lui fournir un faisceau de réponses toutes faites, elle se présente en lui sous la forme d'une interrogation constante, via quantité d'opérations (obstacles à surmonter. ruses à affiner, passes à rou­vrir, etc.). D'où cette impression d'affaire­ment constant. d'activité sans relâche que l'on éprouve toujours aussitôt que l'on se trouve en des lieux où la part de vie animale demeure élevée. C'est alors comme si par­tout autour de nous la vie bruissait en s'explorant elle-même. Marcher dans une simple forêt (mais, justement. aucune forêt n'est simple), c'est traverser des territoires qui s'enchevêtrent et qui investissent la tota­lité de l'espace : le sous-sol. le sot les arbres des racines aux frondaisons, l'air, l'eau, la vase. Il y a ce que l'on voit et ce que l'on entend, et tout ce que l'on pressent, devine, soupçonne - quelques points de manifesta­tion formés en broderie éphémère au sein de l'immensité en pointillés des choses latentes.

Et c'est ainsi qu'il faut imaginer la, les vie(s) animale(s) : des vivants immergés dans

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la signifiance, continûment attentifs, qui n'ont rien d'autre peut-être que les apparences, que le mouvement toujours tremblé des appa­rences. Mais ce qu'ils captent ainsi. cette moire de signes et de signaux qui les inquiète et les conduit, c'est toute la perméabilité de leur Umwelt qui la déploie autour d'eux. Seule leur forme, comme la nôtre, outre le vieillissement, est finie. Ce qui l'entoure, l'accueille, la menace, est infini. r; ouvert n'a pas que la forme céleste où l'oiseau rilkéen prend son envol, il est aussi l'étendue sans bords d'un perpétuel survenir c'est avec l'ouvert que l'animal du Terrier de Kafka se débat, cherchant à se lover dans une boucle de complétude qui ne contiendrait que lui et ne serait faite que pour lui.

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La phrase que je voudrais mettre en exergue à un film sur les animaux (je la vois, avec cette vibration, ce tremblé fragile et intact propres à l'apparition des lettres dans les génériques de cinéma, bleue sur fond noir), finalement je l'ai mise ici dans ce livre, c'est-à-dire juste avant la première page ou le premier plan, avant l'irruption du chevreuil sur la route de campagne dans la nuit. Et maintenant, plus loin, je la répète :

«Toute vie est une pensée, mais une pensée plus ou moins obscure, comme Ja vie elle­même1. »

1. Plotin, 30e traité (Ille ennéade, 8, 8, De la nature, de la contemplation et de J'Un), traduction d'Émile Bréhier (Paris, Les Belles Lettres, 1999}, p. 277.

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Parce qu'il me semble maintenant que l'ouvert, davantage qu'un ciel, ce serait 1 'espace de la possibilité de ces pensées et de ces vies, l'espace de ce qui dans l'obscur aménage la possibilité qu'il y ait vie et que la vie soit pensée. Plotin dit cela dans le 30' traité, au sein d'un développement qui concerne l'existence des formes dans la dis­persion de l'Un et où il insiste sur la dimension silencieuse de la contemplation qui s'ouvre en cette dispersion: en tant qu'elle se souvient d'une «âme antérieure animée d'une vie plus puissante qu'elle», la nature (phusis) «contient en elle une contemplation silen­cieuse 2 , et cette contemplation qui est pensée se pense à travers les formes : « pour la nature, être ce qu'elle est c'est produire 3

[poïein] , et c'est la production elle-même qui est contemplation (theoria). Considérer chaque être («les êtres raisonnables comme les bêtes et même les plantes et la terre qui les engendre, est-il précisé au début de ce traité) simultanément comme une pro­duction et une contemplation, comme une

2. Ibid., p. 265. 3. Ibid., p. 263.

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pensée qui est une action et comme un sou­venir. telle est l'orientation de Plotin. Le « là­bas, qu'il évoque continûment dans son œuvre et qui joue pour lui comme une ins­tance de rappel n'est jamais oublié - il n'est même inoubliable que parce qu'il est sans fin présenté à même la dispersion des pen­sées qui se souviennent de lui, qui sont les formes, les êtres : le faon et le papillon de nuit, la forêt, les collines, le désert, il y a partout comme un gigantesque sommeil qu'il faut comprendre aussi comme un éveil, un éveil dans les apparences. C'est la couche la plus enfouie de toute pensivité qui est ici atteinte, rêve presque éteint qui a sur lui la colora­tion d'une veille qui est au fond comme un renversement: l'animal, évadé de sa condi­tion d'objet de la pensée, devient lui-même pensée, non en tant qu'il pense ou pense­rait (finalement on s'en fout!) mais parce qu'il est.

«Pensées», on pourrait dès lors facilement imaginer cela comme titre ou sous-titre d'un bestiaire où il ne serait question justement que de l'apparence, que de la force d'impré­gnation des animaux et de ce qu'il convient d'appeler leur style - soit la façon dont ils adhèrent à leur être et dont ils glissent

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cette adhésion dans le monde comme une pensée : un envoi, une idée de forme qui a pris forme et un souvenir qui la hante. Pensées, non comme des signes dont le sens serait rabattu sur nous, pour nous, à la manière du vol des oiseaux tel que le lisaient les augures, mais dans une tout autre contemplation, dans un tout autre envol, celui de signes en allés se succédant sans traces, celui de î' ogni pensiero vola de l'inscription du parc de Bomarzo, pensées qui volent, qui nagent, qui courent, qui jaillissent, s'en vont, se dérobent.

Avec des oreilles pointues, longues, courtes, rondes, douces, rugueuses, pelu­cheuses mais à l'ouïe en tout cas toujours fine, avec des écailles, des touffes, des cri­nières, des dents, des griffes, des queues, des pattes, des nageoires, des carapaces, du poil des plumes, des rémiges, du duvet, selon une infinité de formes et de matières, une infinité de productions (et de contempla­tions) qui rendent en comparaison si labo­rieuses toutes les zoologies fantastiques.

En allés, sertis par le visible qui les cache, enfants et facettes de la nature " qui aime à se cacher», vivants, mortels, buissonniers, chapardeurs, doux, cruels, passagers, infini-

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ment passagers, selon leurs voies, leurs lois, leurs caprices, leurs joies, leurs chagrins, les animaux: pensées par lesquelles le verbe être se conjugue, se joue, se produit.

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Le piqué d'un faucon pèlerin, le rose et le vert du corps et des ailes du

sphinx de la vigne, le plan-séquence infini des grands essaims

d'oiseaux, la façon qu'ont les canards ou les cygnes

de mettre la tète sous l'aile, le quasi-visage lunaire de la raie, les bonds des dauphins autour des

bateaux, l'extrême et presque impensable douceur

des faons, la matière des andouillers des cerfs, qui

est comme un lichen, la façon dont se répartissent les rayures

sur la robe et la croupe des zèbres de Grévy et sur celles des zèbres de Burchell,

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l'opus incertum des taches de la panthère qu'on dirait faites de ses propres empreintes,

la face si enjouée, semble-t-il, des loutres et la façon qu'ont celles d'entre elles qui vivent dans la mer (au nord de la Californie) de casser les huîtres à l'aide d'une pierre qu'elles gardent sur des algues flottantes,

les clignements d'yeux des oiseaux de nuit ou l'œil jaune et rond du harfang s'ouvrant dans la masse de son plumage blanc mou­cheté de gris et de noir,

l'épeire filant sa toile et concluant son œuvre par un fil d'alerte,

le daman des arbres lançant au crépuscule son cri de crécelle et d'agonie tandis que son cousin des rochers s'ébouriffe au vent en silence,

les ondes de lenteur paisible qui stagnent autour des ruminants,

la simple élongation d'un chat sur une pierre chauffée par le soleil...

Il ne s'agit pas d'un poème mais peut­être aussi est-ce un fragment et dès lors un fragment du poème de la nature. Or fran­chement qui, de nos jours, irait intituler quelque chose comme ça, quand s'est éloi­gnée toute possibilité de candeur, et quand

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les animaux eux-mêmes sont pris dans le réseau de signes et d'images que trame cet éloignement ?

N'empêche que du côté des noms, c'est-à­dire au sein même du buissonnement lexical, les animaux (les noms des animaux) allument un crépitement, et que c'est avec eux comme si la prodigieuse diversité du vivant se don­nait à entendre, comme si elle traversait la croûte de signification du langage pour pro­duire un sens plus entier, à la fois évanoui et naissant, un sens qui non seulement n'effraie­rait pas la contemplation silencieuse de Plotin, mais qui en serait l'émanation directe : ce que l'on peut percevoir dans l'étrange pré­phrasé de la liste, où se soutient une langue à peine parlée et presque jamais écrite, qui aurait encore en elle-même quelque chose de la dénomination adamique, la volonté de maî­trise en moins. Ce qui donnerait par exemple, pour les oiseaux d'eau douce d'Europe du Nord, quelque chose comme:

plongeon catmarin, plongeon arctique, grèbe castagneux, grèbe esclavon, aigrette garzette, bihoreau gris, spatule blanche, tadorne de Belon, canard siffleur, canard col­vert, canard chipeau, sarcelle d'été, nette

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rousse, fuligule milouin, eider à duvet, gar­rot à œil d'or, harle piette, harle bièvre, butor étoilé ...

Ou, pour les chauves-souris :

grand rinolophe, vespertilion des marais, vespertilion de Brandt, grand murin, noctule commune, noctule de Leisler; sérotine de Nilsson, pipistrelle de Savi, oreillard roux, barbastelle ...

Ou, pour les antilopes :

oryx, hippotrague noir, cobe Defassa, cobe à croissant, puku, na gor, oréotrague, dik -dik, bubale, tapi, gemsbok, gérénuk addax, impala, gazelle de Thomson, springbok, ourébi, anti­lope cervicapre, gnou, saïga ...

Et ainsi de suite, à l'infini, avec une oscil­lation entre les noms que l'on connaît et ceux que l'on entend ou qu'on lit pour la première fois, et une autre oscillation entre les noms pour lesquels on peut produire une image et ceux - de loin les plus nom­breux! -pour lesquels elle demeure confuse ou absente. Entre langue savante et langue usuelle, entre le latin des classements zoo-

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logiques (où l'impala et le topi, deux antilopes assez répandues, par exemple sont respective­ment l'A':pyceros melampus et le Damaliscus lunatus) et les noms des langues indigènes, à travers traductions, transferts, dépôts de savoir et filiations, c'est tout un monde d' éty­mologies capricieuses où l'arbitraire du signe vient jouer comme un simple effet et comme une répétition un peu maladroite et humaine de la bigarrure de l'être.

Mais c'est extraordinaire, cette patience ou cette passion qu'il a fallu pour tout nommer, et par exemple jusqu'aux modes d'expres­sion sonore des animaux, que des verbes la plupart du temps oubliés désignent. Gilles Aillaud, dans son Préambule 1

, en a dressé chemin faisant la liste: " J.:aigle glatit, le chameau blatère, l'éléphant barrit, le rhino­céros barète, la hyène hurle, la caille pituite, margotte et carcaille, la chèvre bêle, l'ours gronde et grogne, le canard cancane, le cygne trompette, l'oie cacarde et nasille ... >> Et ainsi de suite ... Mais quels furent ces mots, et que sont-ils encore, de si faible emploi, ou si rare? On voit bien que ce sont des

1. Ce texte est repris dans le recueil Dans le bleu foncé du matin, Paris, Christian Bourgois, 1987. Sur Gilles Aillaud, voir infra, p. 131 et suivantes.

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énergies qui ont été captées, que la pluie de l'Un, dont le langage disperse les gouttes, est une dissémination infinie et qu'avec nos doigts pointés et nos noms brandis, essayés, comme avec nos images, nous sommes à la traîne et qu'en deçà de toute langue, de toute modulation, de tout énoncé, le silence et les cris des animaux, l'un et les autres effets de leur absence au langage tant décriée, valent au moins comme le signe répété et insistant de leur précédence.

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Cette précédence, cet air d'ancienneté, cet air d'avoir été là avant, ils l'ont tous et c'est ce qu'on voit en les voyant nous regarder comme en les voyant simplement être entre eux, dans leurs domaines. Bien qu'elle implique envers cette précédence la destruc­tion de tout respect normalement dû, l'idéo­logie prétentieuse de l'homme sommet de la création- qu'il y soit d'emblée comme dans l'hypothèse chrétienne, ou qu'ille soit en tant qu'ultime descendant venant couronner le faisceau des lignes généalogiques, comme dans la description scientiste-humaniste - reconnaît au moins implicitement cette ancienneté. Mais ce qui serait sans doute encore plus juste, ce serait de sortir de cette ombre de hiérarchie qui se profile derrière la chronique des anciennetés, chronique où

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loi,.._.\

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il faudrait bien entendu faire figurer aussi l'ensemble à la fois réel et fantasmé de la gent des dinosaures. Et de considérer chaque animal rencontré comme l'enfant, le rejeton ultime en effet. d'une ligne généalogique non pas infinie mais extrêmement longue, ·qui parcourt comme un seul fil l'immense pelote échevelée du vivant, avec ses fils perdus, rejetés hors du bias, et ses fils actifs, suscep­tibles de redéployer des descendances et des filiations. Hors de tout fantasme d'empathie biologique (le pathos du vivant, de la «vie» célébrée en soi comme une valeur), l'usinage d'un cousinage sans terme, répercuté par la différence de chaque existence.

, Ce qui devrait pouvoir s'établir à partir de là, c'est en effet le partage des domaines, et le maintien en état de bon fonctionnement des chaînes de solidarité biologiques - le droit à l'existence pour tout ce qui existe,' pour tout ce qui se manifeste dans l'ordre de l'étant, la lutte entre les proies et leurs prédateurs étant elle-même intégrée à ces processus de régulation. Et pendant très longtemps - c'est toute l'étendue de la pré­histoire - les prédateurs humains, vivant .à même un monde où ils n'inscrivaient presque aucune trace, restèrent eux aussi à l'intérieur des limites de ces systèmes, ne transgressant·

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pas ou à peine un équilibre auquel ils se sen­taient liés par un pacte effrayant.

En instituant la division entre le sauvage et le domestique, l'apparition de l'élevage est venue affadir et déséquilibrer ce pacte, mais d'un autre point de vue on peut aussi lire en elle l'acte de naissance d'un nouveau pacte, ou plutôt d'un contrat, certes limité à quelques espèces, qui est venu instituer entre l'homme et la bête une relation continue et serviable dans laquelle la douceur le dispute à la bru­talité : il y a toute une histoire de l'élevage, qui s'étend du néolithique (que le phénomène même de l'élevage inaugure) à la dimension industrielle et au clonage. Elle varie bien entendu selon les espèces et selon les aires culturelles qu'elle traverse en les modulant et en fabriquant avec elles un paysage sin­gulier: il y a peu à voir, sans doute, entre le mode de vie fluide d'une tribu sibérienne suivant son troupeau de rennes et l' exis­tence terrible et confinée des volailles ou des porcs dans une batterie bretonne, mais l'élevage, en tant qu'il est le bruit de fond de la civilisation et en tant qu'il a constitué avec les troupeaux, les cheptels, l'image même de la richesse, traverse la totalité de l'évolution historique et reste déposé, presque chaud encore, dans notre mémoire.

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1

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Même si nous n'en faisons plus personnel­lement l'expérience, même si ce qui était encore il y a peu la commune mesure pour un enfant des villes venant à la campagne - les animaux de la ferme comme une ima­gerie s'incarnant soudain en bruits et en odeurs, en présences familières - tend à s'estomper, le monde et le mode d'être fon­damental de ce qui fut la campagne (et l'est encore parfois) demeurent intégralement structurés par l'existence animale, c'est-à­dire par la présence massive et stupéfiée des bêtes aux côtés des hommes, et souvent tout à côté d'eux: le mythe chrétien de la Nativité, avec la crèche qui n'est qu'une sorte d'étable en ruines, avec l'enfant naissant dans la paille, sous le regard d'un bœuf et d'un âne, donne pour le monde occidental un fonde­ment et une allonge à cette proximité, à ces espaces partagés entre hommes et bêtes à partir desquels la civilisation a pu se déverser.

r: élevage est l'ensemble des techniques qui ont maintenu et développé ce partage, qui l'ont fait jusqu'à l'éclatement et à la nouvelle séparation à laquelle nous assistons. I:atte­lage, les lainages et les laitages de toutes sortes, la viande de boucherie, le cuir. les œufs,

·. la soie même : de tout cela il y a histoire et

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cette histoire, souvent à écrire encore, avec ses acteurs, ses lieux, ses étalements et ses ruptures, comporte naturellement une vio­lence. J'ai parlé de douceur, de la hantise d'une douceur qui traverserait les étables et les prés, cette douceur est vraie, mais elle s'inscrit sur le fond de cette violence: "être sous la main de l'homme>> aura été le plus souvent pour les bêtes une épreuve. Si à l'intimité perdue on peut dire que, globale­ment, l'élevage a procuré l'espace multi­forme d'une survivance, on voit bien qu'en un point la chaîne se brise entre le berger et le boucher, entre le lait et le sang, et qu'à la familiarité que souvent il établit avec la bête, l'homme finit par n'offrir, en tuant, que désaveu et traîtrise.

Pourtant, lorsqu'on voit des brebis, des vaches ou des chèvres évoluer dans des prés, ou même lorsqu'on pénètre dans une étable ou une écurie, ce qui s'impose en premier, ce n'est pas un fantasme de domi­nation ou de maîtrise et ce n'est pas non plus une donnée économique ou une strate technique: il y a toujours, suspendue comme une rêverie peut-être, mais qui ferait partie intégrante de la manne, la sensation. d'un accord, d'une possibilité paisible, d'un sur­saut alangui du monde en lui-même. Aussi

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longtemps qu'à l'animal est accordée la pré­sence dans le paysage, s'entend encore un chantonnement, une possibilité de fuite (et j'entends ici précisément un chant pour les bœufs de labour, chanté sur une feuille d'arbre pliée dans la bouche, chant de la campagne d'autrefois entendu un jour à la radio, et qui semblait venir à la fois du fond des âges et de la haie d'à côté, sombre et proche). Ce n'est que lorsque l'animal est sorti ou viré du paysage que l'équilibre est rompu et que l'on passe à un régime qui n'est même plus celui de la brutalité, mais celui de sombres temps où ce qui est retiré à l'ani­mal correspond à l'effacement même de tout rapport avec lui et à la destruction de toute possibilité d'expérience.

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Ce qui est bouleversant en Inde (il fau­drait en fait dire dans certaines parties de l'Inde et seulement avec certaines espèces). c'est l'intervention constante de l'animal dans le décor quotidien, c'est la possibilité qu'à tout moment l'animal coupe notre chemin. Cela arrive bien sûr d'abord avec les vaches mais aussi avec des espèces éloi­gnées de toute serviabilité (c'est le moins qu'on puisse dire!) comme les singes. Dans la réalité quotidienne de la rue indienne, c'est parfois comme si les catégories du sau­vage et du domestique s'effaçaient pour laisser place à une sorte d'unanimité du créé. Il faut avoir vu vaches et singes se dis­puter un fat de carottes en plein centre de J aï pur ! Mais par-delà la surprise du premier ·

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contact avec cette présence comme par-delà l'habitude qu'on en prend aussitôt qu'on séjourne en Inde, par-delà aussi l'existence d'autres traitements beaucoup moins doux - envers les éléphants notamment -, reste ce renversement de nos habitudes et cette extraordinaire visibilité du partage, reste le plaisir qui vient avec ce renversement, et qui demeure : celui qui est allé en Inde ne regarde plus les vaches (et les animaux, le monde) tout à fait du même œil.

Le séjour que je fis en Inde (en 1989-1990) succéda d'une année à celui que je fis au Kenya. Mais tandis qu'en Inde, où je participais à une réalisation théâtrale 1, le rapport avec les animaux ne pouvait être qu'à la fois occasionnel et quotidien, au Kenya le propos du séjour leur était directement lié. Quelle qu'ait pu être antérieurement ou par la suite l'intensité de telle ou telle effrac­tion, ce qui est venu avec ce voyage en Afrique équatoriale aura fonctionné comme une preuve - et d'une certaine façon le

1. La création de Phèdre de Racine, avec Georges Lavaudant et la troupe du Rangmandal Bharat Bhavan de Bhopal. Voir Phèdre en Inde (réédité par André Dimanche, Marseille, 2002).

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chevreuil qui bondit au début de ces pages est lui-même un peu un enfant de l'Afrique, une façon d'antilope.

Gilles Aillaud, on le sait (mais pas encore assez), avait fait des animaux le point d'appli­cation essentiel de sa peinture. Longtemps, et dans un mode pictural solitaire (même s'il a pu être apparenté au mouvement dit de la figuration narrative), il n'a peint qu'eux, et tels qu'en eux-mêmes ils étaient, dans les zoos, errant dans ces espaces artificiels et restreints que la civilisation leur a consentis. Longtemps aussi l'on a pensé que cette pein­ture, avec ses cadrages rapprochés et son insistance, témoignait de la condition des animaux enfermés ou, sur un mode non expressif, la dénonçait. Bien qu'une telle préoccupation n'ait sans doute jamais été entièrement absente de son propos, c'est toutefois dans une autre direction d' atten­tion qu'il faut accompagner Gilles Aillaud, c'est-à-dire dans une aire où le silence de la peinture étreint le silence animal, c'est-à­dire là où les animaux, condamnés à la visibilité par le mode d'exposition du zoo, n'exposent que leur être, que leur fàçon de passer dans l'être, comme des fragments

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compacts et touffus, comme de pures et pré­socratiques énigmes ou encore, comme j'ai essayé de le dire, comme des pensées. Par la suite, il quitta l'univers des cages et des enclos pour peindre également des animaux en liberté et des paysages et ce mouvement, déjà largement esquissé, fut accéléré et trans­formé par le voyage qu'il fit en Afrique, dont je fus.

r.: Encyclopédie de tous les animaux y compris les minéraux (dont en tout quatre tomes ont paru) devait être une sorte de somme lithographique du règne animal. Alors que pour le tome I une dizaine d'auteurs amis du peintre avaient contribué aux articles accompagnant les planches, pour la réalisa­tion du tome II Franck Bordas, le lithographe­éditeur; avait organisé un voyage en Afrique, dans les grandes réserves du Kenya et, pour d'évidentes raisons, il ne pouvait être ques­tion d'emmener là-bas toute une armada d'écrivains- c'est comme cela que je fus choisi pour rédiger les articles accompa­gnant les planches que Gilles Aillaud dessine­rait sur place et que, par l'entremise d'une petite presse fabriquée spécialement ainsi que de quelques pierres dûment- et non sans difficultés - envoyées, Franck Bordas tirerait

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là-bas également. Ce qui se fit donc 2• Et

ce qui fut pour Gilles Aillaud une formidable joie - avoir le matériau mouvant sous les yeux, se retrouver projeté dans l' entrefacs du labyrinthe animal- se transforma égale­ment pour moi et pour nos autres compa­gnons en un voyage inoubliable, échappant autant qu'il se pouvait (et beaucoup se pouvait, grâce à la connaissance du terrain qu'avait Franck Bordas) aux règles étroites, à la précipitation et à la promiscuité des ran­données du type safari.

C'était étrange: il ne s'agissait pas tant de visiter un pays et d'en côtoyer les habitants que de s'y enfouir et si possible loin des hommes, pour être au plus près du. motif, dans un mouvement à la fois ancien, celui de la peinture de plein air tel qu'il avait pu

2. Le tome Il de l'Encyclopédie fut complété et achevé à notre retour Ein France et tiré à cinquante exemplaires, comme les autres tomes. Par la suite, j'en publiai les textes seuls dans le livre intitulé I:oiseau Nyiro (Genève, La Dogana, 1991). Pour le tome IV, publié en 2000, j'écrivis par contre un texte continu, intitulé Le sens incorporé, dont je reprends d'ailleurs ici non seu­lement l'esprit mais aussi, en les transformant, quelques passages.

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s'amorcer à la fin du xvme siècle, et libre, au sens d'une liberté qui serait, par exemple, celle qu'on trouve dans Ponge. Les hommes, bien sûr, ils étaient là, clairsemés, miséreux, magnifiques également, et je les revois, non seulement ceux qui, comme les enfants de la maison d'à côté venant dans le jardin me voir taper à la machine, furent liés à la vie de tous les jours, mais aussi ceux devant lesquels nous passions, muettement, et sur lesquels semblait planer une menace qui n'a fait hélas que se confirmer par la suite, le pays ayant basculé dans un état de misère et de division sans commune mesure avec ce qu'alors nous avions pu voir. Ainsi, ces gardiens porteurs de battes de base-bal! et couverts d'un bonnet de laine passant d'un brasero à l'autre dans l'aube sinistre de Nairobi, ainsi encore ces errants de toutes les petites villes ou cette procession étrange et silencieuse, sans forme ni raison appa­rentes, le long de l'immense ligne droite de la route de Kinangop.

Bien sûr aussi il y a certains lieux dont je me souviens avec une acuité étonnante, comme s'il devait encore aujourd'hui s'agir avec eux du repérage d'un film ou d'un roman

un certain bleu des plinthes, un grillage

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autour du comptoir d'un bar, une porte don­nant sur une arrière-cour, un hôtel abandonné sur le bord de la route, des feuilles de bana­nier secouées par le vent contre une vitre et ainsi de suite, mais la seule suite qu'alors j'avais à écrire et pour laquelle j'apprenais, comme un alphabet, à reconnaître et à nommer les diverses formes de singes ou d'antilopes, c'était celle de ces mouvements furtifs ou alanguis que l'on voyait ou devi­nait dans les arbres et les herbes, au long des pistes inondées.

Un peu d'aventure? Oui, peut-être, mais ce n'est vraiment pas de cela qu'il est ques­tion. Ni d'imagerie, même si elle guette à chaque tournant. Le régime qu'il faudrait enclencher ici, c'est celui de l'affect, mais d'un affect si possible dénué de toute sentimen­talité, et qù' on pourrait justement appeler l'émotion de la précédence, soit celle qui vient devant l'éléphant, la girafe, le lion, mais que de bien plus petits peuvent provo­quer également, pourvu qu'ils soient dans leurs territoires, pourvu qu'ils donnent cette impression d'être chez eux, profondément inscrits dans l'écriture de leur vie et dans la matière de leur milieu. Cette adhérence, et le décollement par rapport au sol où elle se

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manifeste (avec, parfois, d'incroyables sauts, de tellement improbables écarts). c'est cela qui émeut, autrement dit c'est toujours une forme et l'ajointement de cette forme à un espace, et la mobilité de cet ajointement, et les croisements de toutes ces mobilités dans l'étendue. !:;étendue qui est présente, qui répond présent comme elle sait le faire, en s'en allant, et en s'en allant comme elle sait le faire en Afrique, avec quelque chose de tendu et de nonchalant à la fois, sorte d'har­monique parfaite à la foulée de la girafe qui va l'amble et qui vit sous nos yeux dans l'autre monde de ce film qu'elle tourne au ralenti, avec sa petite tête, ses jambes immenses et ce cou si aimable qu'elle aime frotter contre celui de ses semblables.

Elle, par exemple, mais tous les autres, et chacun dans un film singulier chaque jour développé autrement, et dont le scénario qui, pour sa plus grande part, nous échappe, n'a en tout cas nul besoin de nous pour s'écrire et connaître la diversité de ses tempi et de ses suspens, de ses entractes et de ses reprises. Film fait de chutes embouties et simultanées, mais tombées de rien, mais ne provenant d'aucune manne première ou fondatrice, présent, grand présent d'un

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mode du verbe être couché dans le devenir, conjugaison impersonnelle de toutes sortes d'assauts et d'accents :

l'après-midi peut­être, aux heures les plus chaudes, dans cette sorte de sieste immense où le monde - je crois que je l'ai déjà dit ailleurs, mais tant pis - est comme une épée de Damoclès sus­pendue au-dessus de lui-même, monde roulé dans la paix de sa propre et menaçante épais­seur, empli de desseins et de parcours vir­tuels, de trajectoires et de haltes, de pensées et de traces, aire immense d'inquiétude et de guet respirés où l'on se sent comme à l'intérieur d'un rayonnement silencieux, d'une réverbération mate et diffuse.

Là d'où partent encore des gazelles. Dans l'exacte pliure de leur être jeté sur la paille.

Et d'où peut-être bientôt elles ne parti­'ront plus.

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l:inconvénient, avec les réserves, avec le fait même qu'il doive y avoir quelque chose comme des réserves, c'est-à-dire des zones réservées, reconnues comme telles et plus ou moins étanches, c'est évidemment ce fait lui-même, cette soustraction au reste du monde par laquelle elle existent, dénonçant ainsi un état du monde qui fait d'elles et pour ainsi dire intrinsèquement des vestiges . et des peaux de chagrin. La chasse, le bra­connage, la destruction des milieux naturels et en particulier des forêts, le réchauffement de la planète et ses conséquences sur les divers écosystèmes, du Nord à l'équateur, et enfin le développement du tourisme de masse, ce sont toutes ces raisons qui conver­gent pour justifier l'existence des réserves et même des parcs animaliers et des zoos.

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Dans un monde sauvage réellement laissé à lui-même, c'est-à-dire inviolé, comme on dit, ou tout au moins très faiblement investi ou marqué par l'homme, il n'y aurait, c'est l'évidence, nul besoin de réserver aux ani­maux des aires susceptibles d'abriter les enchevêtrements de leurs territoires. Évo­quer un tel monde, c'est évoquer ce qui, pendant des millénaires, fut la règle non écrite, le réglage instantané, c'est évoquer une forme. qui n'a basculé que depuis quel­ques siècles en Europe et quelques décennies dans le reste du monde. Mais le mouvement semble irréversible, au point que l'on a forcément l'impression, en traversant les réserves, d'être confronté aux vestiges d'un monde qui va disparaître.

La possibilité qu'il n'y ait plus d'animaux sauvages ou alors parqués ou subis, nous la voyons se dessiner chaque jour: les réac­,tions aux menaces de la grippe aviaire qui s'est il y a peu répandue dans le monde, par exemple, furent toutes réglées sur un modèle où c'était le sauvage comme tel qui était mis en cause et épinglé: de paisibles vola­tiles domestiqués menacés par des hordes de migrateurs incontrôlables, tel aura été le schéma- alors même que l'élevage intensif et tous les modes de confinement (le mot

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parle de lui-même), loin d'épargner efficace­ment les animaux, ont été au contraire direc­tement à l'origine des plus graves épidémies qu'ils aient eu à connaître. Entre les miUiers et milliers de carcasses brûlées des années de la maladie de la vache folle ou de la trem­blante et les fosses communes d'oiseaux du nouveau siècle, ce qui se met en place, de toute façon, c'est la préparation psycholo­gique de l'humanité à la nécessité du contrôle total. c'est un monde où les animaux sau­vages ne pourront plus être que tolérés et où ils seront eux aussi, d'une certaine façon, "sous la main de l'homme», dans des ·espaces consentis de plus en plus restreints ou ins­trumentalisés.

Le destin des animaux n'est peut-être qu'un aspect, et pas forcément le plus voyant, de cette sorte de climax pré-apocalyptique dont chaque jour qui passe affineJes.contours. Mais aussitôt que l'hypothèse d'un monde privé d'animaux (privé, donc, des prétendus «pauvres en monde" !) se précise, comme elle a pu le faire à Tchernobyl. dans ce qu'on appelle là-bas la zone, l'on voit que cette disparition se configure en deuil, en absolu du deuiL Non seulement du fait d'évi­dentes solidarités biologiques (c'est la célèbre remarque d'Einstein sur l'avenir raccourci

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d'un monde où il n'y aurait plus d'abeilles), mais directement, pour la façon dont se pré­sente, ou se présenterait l'ainsi d'un monde sans animaux, d'un monde où toute présence animale, visuelle, sonore, olfactive, aurait disparu.

Dans la Supplication, le livre de témoi­gnages réunis par Svetlana Alexievitch (livre qui échappe à la mesure habituelle et qui est pour le lecteur le livre d'un complet descel­lement, le livre de l'intensité nue), plusieurs fois le sort des animaux est évoqué. Je me souviens du récit des chasseurs chargés de liquider les animaux domestiques qui conti­nuaient d'errer sur la zone, et de la façon dont ces hommes qu'on imagine a priori durs, aguerris- certains ayant fait la guerre en Afghanistan - disent ne pas pouvoi.r être allés au bout de leur tâche, comme s'ils avaient été devant un surhaussement de l'injustice, quelque chose de monstrueux dont ils devaient se détournei:; non pour épargner leurs propres vies, exposées elles aussi aux radiations, ni même pour épargner les bêtes, mais pour sauver peut-être un principe d'éva­sion, une vie, une survie, la survie elle-même, c'est-à-dire quelque chose d'évident et d'intraduisible, quelque chose justement

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comme cette instance floue qui est dans les yeux des animaux 1 .

Il ne s'agit évidemment pas d'évaluer comparativement les effets du drame sur les animaux et sur les hommes. Tout, ici, est lié, et non seulement lié mais entraîné à une profondeur de désarroi telle qu'un fond est atteint, semblable à ce fonds d'existence que touchait Moritz avec ce veau partant à l'abattage qu'il regardait dans les yeux. Il y a une lueur, ou un reste de lueur et l'animal la tient, il en est le muet témoignage et le trait affolé, et à l'endroit précis où l'horreur le rejoint, l'animal ploie, mais dans une complète innocence. I:opérateur de cinéma Sergueï Gourine, qui.parle longuement dans ce livre, dit que sa vie a été changée par tout ce qu'il a vu dans la zone, à commencer par cette leçon muette et cèt appel qu'il a entendus, venant d'un fond de vie obscure dont les bêtes sont l(ls ultimes et fidèles garants: <<Une chose extraordinaire m'est

1. Témoignages de Victor Iossifovitch Verjikovski, président de l'association des chasseurs et pêcheurs de Khoïniki, et de deux chasseurs qui ont préféré demeurer anonymes, in Svetlana Alexievitch, La supplication (J.-C. Lattès, Paris, 1998), p. 107-114.

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arrivée là-bas. Je me suis approché des ani­maux ... des arbres ... des oiseaux ... Ils me sont plus proches qu'auparavant. La distance entre eux et moi s'est rétrécie ... Je suis allé à plu­sieurs reprises dans la zone, pendant toutes ces années ... Un sanglier bondit hors d'une maison abandonnée et pillée ... Une biche sort d'une habitation ... J'ai filmé tout cela. Je veux faire un film, et tout voir au travers des yeux d'un animal 2 • >>

Qu'est devenu Sergueï Gourine? Où sont ses films? Qui nous les montrera? Et s'il est question de cinéma, comme il est étrange que dans Stalker (que Tarkovski réalisa plusieurs années avant la catastrophe de Tchernobyl) le seul cadeau non empoisonné que fasse la zone soit celui de ce chien, d'allure égyp­tienne, qui apparaît en trottant au-dessus des flaques et que le passeur .finit par ramener avec lui.

Un chien, une biche, la zone ... Entre les histoires d'Actéon ou de. Procris et les buis­sons irradiés se tend toute l'histoire, toute notre histoire. Le chevreuil bondissant qui a été fantôme dans ma nuit se souvient, il est

2. Témoignage de Sergueï Gourine, opérateur de cinéma, ibid., p. 129-130.

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translucide, il court toujours : dans le tableau de Paolo Uccello, dans le film de Sergueï Gourme, et sa vie est une pensée, obscure, comme la vie même. C'est revenu et ça revient, ça se met en boucle, le discours se dérègle, ille fallait : nos sœurs et nos frères par le sang se taisent depuis toujours. Que serait le monde sans eux? Ciel sans oiseaux, mer et rivières sans poissons, terre sans tigres et sans loups, banquises fondues avec plus bas des hommes et rien que des hommes se battant autoûr des points d'eau. Est-ce qu'on peut seulement vouloir cela ?

Par rapport à cette direction qui semble inéluctable, tout animal est un commence­ment, un enclenchenlent, un point d'anima­tion et d'intensité, une résistance.

Toute politique qui ne prend de cela aucun compte (c'est-à-dire la quasi-totalité des politiques) est une politique criminelle.

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Entre Monterosso et Vernazza, dans les Ci.nque Terre, sur le chemin de douaniers qui longe la côte et qui est malheureusement devenu un sentier de randonnée presque embouteillé, dans l'un de ces replis où le chemin descend un peu et forme une courbe qui recoupe une sorte de vallée, mais très haut encore au-dessus de la mer, c'est là, sur un bord rocheux formant comme une grotte rectiligne peu profonde, que se tenait le gardien. Un chat, un simple chat tigré mais alangui dans la pose la plus noble et la plus fière: soit ce qui dans la pose féline par excel­lence se lie à un devenir-sphinx immédiat et spontané. Non pas, je crois, un chat sauvage, mais plutôt un chat << marron>> et en fait, comme il était facile de s'en rendre compte par la présence d'assiettes et d'écuelles, un

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chat entretenu par la commune toute proche, donc une sorte, fonctionnellement tout au moins, de gardien, ou de divinité tutélaire : placé sur une boîte-tirelire vissée à une table elle-même vissée au sol. un petit écri­teau précisait d'ailleurs dûment les choses, demandant aux touristes passant sur le sen­tier de ne rien donner à manger aux chats (ils étaient là en vérité plusieurs) et de se contenter, s'ils le désiraient, de contribuer à leur nourriture en glissant une pièce dans la fente. Or il se dégageait de tout cela, à commencer par la présence en retiré, en roi retiré, du chat qu'en premier j'aperçus, une atmosphère non pas étrange mais étrange­ment familière, quoique lointaine - celle, peut-être, d'un très vieux souvenir de sacré peu encombrant et discret, à peine plus répandu qu'une odeur de sous-bois médi­terranéen, à peine plus prononcé qu'une inflexion légère: une pensée là encore, et pas une pensée <<pour» les chats ou pour une puissance dont ils seraient les représen­tants sur terre, mais une pensée envoyée par eux, travaillant avec eux, avec ce à quoi l'un d'entre eux en tout cas donnait consis­tance, à savoir ce que je ne peux appeler qu'une légitimité : ce qui entre un territoire et une existence formerait l'espace d'une

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souveraineté, espace dont tout observateur de chat, même dans un appartement, sait aussi­tôt identifier la teneur et mesurer l'impor­tance, et c'est alors comme si J'on prenait acte, par les yeux, de l'écart abyssal sépa­rant toutes les créatures, écart qui est pour­tant aussi la ressource d'une amitié sacrée, comme ont donc l'air de le savoir les habi­tants de Ver nazza. Espace qu'il ne faut trou­bler d'aucune manière: à la seconde où un touriste plein de bonnes intentions s'appro­cha de lui pour le caresser, le chat se leva et disparut.

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Illustrations

Caravage, Le repos pendant la fuite en Égypte, Rome, © Galleria Doria Pamphili (détail).

Piero di Cosimo, Un satyre penché sur une nymphe, Londres, © National Gallery (détail).

Kafka étudiant, photo anonyme.

Gilles Aillaud, Zèbre (Encyclopédie de tous les animaux y compris les minéraux, tome t pl. 43).