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Mémoires migrantes: Migration et idéologie de la mémoire sociale Author(s): Luiz Felipe Baêta Neves Flores Reviewed work(s): Source: Ethnologie française, nouvelle serie, T. 25, No. 1, Le vertige des traces. Patrimoines en question (Janvier-Mars 1995), pp. 43-50 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40989702 . Accessed: 27/09/2012 06:35 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Ethnologie française. http://www.jstor.org

Le vertige des traces. Patrimoines en question || Mémoires migrantes: Migration et idéologie de la mémoire sociale

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Mémoires migrantes: Migration et idéologie de la mémoire socialeAuthor(s): Luiz Felipe Baêta Neves FloresReviewed work(s):Source: Ethnologie française, nouvelle serie, T. 25, No. 1, Le vertige des traces. Patrimoines enquestion (Janvier-Mars 1995), pp. 43-50Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/40989702 .Accessed: 27/09/2012 06:35

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Luiz Felipe Baeta Neves Flores Université fédérale de Rio de Janeiro

Mémoires migrantes Migration et idéologie de la mémoire sociale

La mémoire sociale n'existe pas seulement comme ensemble de souvenirs reconnus par un groupe donné. Elle connaît des situations plus ou moins ritualisées qui servent à l'expression et à la continuité de la mémoire, et qui préservent l'identité culturelle et socia- le d'un peuple, ou d'une partie de ce peuple.

Comme on le sait, ces situations sociales peuvent être différentes et se situer historiquement de façon très diverse. Messes, fêtes, célébrations de dates his- toriques, déjeuners et... conférences, voilà des exemples qui reflètent la différence de ces phéno- mènes. Mais quelque chose les unit et les organise en tant qu'agents de préservation de la mémoire sociale.

La mémoire sociale des migrants - ce qui fait l'ob- jet de cet article - sert leur effort, à travers leur plaisir et leur lutte, à perpétuer, d'une certaine façon, ce qu'ils considèrent comme leur réminiscence historico-cultu- relle.

Ces situations rituelles s'avèrent être la forme pri- vilégiée de mise en scène de la mémoire. Il ne s'agit pas d'une mise en scène quelconque, dont la portée serait purement individuelle, mais d'une mise en scène collective, qui donne au public l'occasion de voir, et de se faire voir, dans une surenchère réciproque de regards et d'actions qui sont dirigés ou plutôt condi- tionnés par l'existence d'un code commun à tous, reconnaissable par tous - celui de la mémoire rituali- sée - que l'on retrouve dans la danse, à table, dans la vie associative, dans les commémorations civiques.

Ce caractère unificateur du code rituel est le senti- ment d'appartenance à une unité, confirmé par la pré- sence de ceux que l'on juge ses égaux, ses pairs, au sein d'une même origine. Et le rituel qui réitère la mémoi- re permet la situation unique qui consiste à vivre la communauté tout en observant cette communauté. Convivialité et visibilité concomitantes qui interali- mentent sa force.

Le caractère de rassemblement - dont la nature est si profondément homogénéisatrice - des rituels de la mémoire ne doit pas nous amener à la position naïve qui consisterait à les voir comme une sorte de simple suspension de l'histoire par l'intronisation de la scène primordiale de l'union. Bien au contraire, les rituels de la mémoire ne sont pas uniquement la communion,

l'éloge de la communitas, la parfaite articulation des traducteurs d'un même code.

La mémoire sociale semble préservée par certains groupes qui prennent en charge de faire le nécessaire pour que de tels événements puissent se produire. Et je ne parle pas spécialement des aspects pratiques de l'organisation d'une fête ou d'un culte, mais de la divi- sion, elle-même inégale, du savoir-ritualiser et de ses effets sociaux. Dans n'importe quelle société com- plexe, dans n'importe quelle collectivité émigrée, ce ne sont pas tous les membres qui se chargent de perpétuer la mémoire sociale - et ceux qui participent à chacun des différents actes en question n'ont pas tous le même poids, la même fonction, le même rôle.

En effet, l'analyse socio-culturelle de la mémoire sociale, de ses rites, de ses institutions s'impose comme tâche au chercheur. Ainsi serions-nous amenés à repérer qui attire l'attention de quel groupe sur quelles régions de la mémoire à réitérer et de quelles façons différentielles. Ce sont toujours les mêmes qui s'en chargent : il y a -je me risque à l'affirmer - des « castes » de préservateurs. Des « castes » qui ne sont pas planétairement identiques dans leur significa- tion - à chaque fois singulière - mais qui ont bien une fonction générale - attribuée par qui et maintenue comment ? - celle de se préserver et de préserver le patrimoine que l'on estime commun à tous.

Ce n'est pas seulement l'idéologie de l'unité sociale parfaite et absolue qu'il est important de dévoiler, mais aussi celle de la réification, qui suppose une unité de l'événement. Sous l'expression positive des rituels de la mémoire s'articule une pluralité de positivités qui la constituent : les formes d'appropriation d'un phéno- mène sont donc socialement inégales. Nous avons ten- dance à analyser uniquement les modes de production et d'énonciation des phénomènes culturels : leurs modes de diffusion et d'appropriation sont beaucoup moins étudiés. Non qu'ils soient rares dans la vie cul- turelle, mais au contraire parce qu'il y a un très grand nombre de manières de s'approprier ce qui est consi- déré comme un objet unique.

Les manières de voir, de vivre, d'assister, d'organi- ser la mémoire sont de l'ordre de la construction intel- lectuelle : ce sont des constructos socialement ancrés.

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II y a donc des différences souvent accentuées entre, par exemple, les spectateurs/acteurs et ceux qui « pré- servent » la mémoire en l'organisant et en l'exhibant.

Ce que nous venons de dire sera plus évident si nous analysons de quelle façon cet objet que nous appelons génériquement la mémoire se compose de parties dont la taille, le profil et le matériau diffèrent. Il y a, par exemple, des « pierres » de cette « construc- tion de la mémoire » que l'on estime nobles et qui demandent une connaissance également noble. Noblesse en tant que synonyme de contrôle d'un savoir rare ou spécifique, ou encore « initiatique ». Savoir et pouvoir qui s'articulent pour l'établissement de modes différenciés de constitution de la « population rituel- le », une population qui n'est pas une collection indif- férenciée d'individus.

Ce que nous pourrions appeler « le public » d'un rituel à haut degré de formalisation ou d'une « situa- tion ritualisée » n'est pas uniforme, lui non plus. Le « public » est une partie indispensable, quoique appa- remment « passive » ou « plus passive » que les pro- tagonistes. Il s'agit cependant d'une « passivité acti- ve », puisque sans son imbrication dans le moment rituel, celui-ci pourrait tout simplement ne pas avoir lieu, en tant que célébration sociale. Il y a donc diffé- rents degrés de participation et de conscience (connais- sance, savoir) de ce qui se passe.

Ceux qui participent au rituel - même en tant que « figurants » ou en tant que « public » - ont, d'une manière ou d'une autre, une participation à la consti- tution du savoir rituel. Ainsi, même s'ils ignorent, par exemple, l'histoire « consacrée », académiquement corroborée d'une fête - un savoir que d'autres détien- draient - ils savent ce qu'il faut faire et comment se conduire. Ils ont ce que l'on pourrait appeler un savoir « horizontal », un savoir permettant la réalisation de la fête rituelle. La mémoire se trouve, de ce fait, conti- nuellement remise à jour : on la met en pratique, on la vit.

La mémoire migrante apparaît comme locutrice de Yhistoire, comme quelque chose d'extérieur à la somme d'exemples singularisés dont se composerait cette mémoire. Si on s'adresse à un migrant, on croit de toute évidence qu'il est un connaisseur de l'histoire de son pays, mais à vrai dire, on ne l'imagine pas - et il ne s'imagine pas - comme le gardien de l'histoire de son pays d'origine - ou du pays d'origine de ses parents. Ce qu'il contrôle c'est, surtout, une forme, un lieu d'énonciation qui permet, qui est à l'origine de la mention de la saga historique. Dans ce sens, on pour- rait dire que c'est la mémoire qui est sacrée (consacrée) socialement ; c'est la reconnaissance sociale de la mémoire en tant que lieu d'énonciation du sentiment de

l'expérience sociale qui s'articule à la rationalité des événements et des faits « réels ». La mémoire est cette combinaison d'émotion et de raison, qui permet que soient énoncés des faits considérés comme historiques ou naturels.

Dans ce sens, la mémoire est quelque chose qui autorise, externement, une succession de souvenirs qui sont souvent assimilés, puisqu'ils appartiennent à un autre domaine - celui de la nature ou bien celui de l'histoire - à la position même qui permet leur énon- ciation. Il y a donc dans la mémoire migrante un topos qui autorise n'importe quel souvenir jugé légiti- me - venant de la patrie (d'origine) ou de la famille - et qui se profile de façon non seulement à faire répercu- ter l'histoire, mais à ne pas nier la position de la mémoire comme son topos antérieur et directif .

Aussi, la mémoire migrante surgit-elle comme point transcendant, à partir duquel toute la contingence his- torique - si l'on peut ainsi nommer la ponctuation tem- porelle ou naturelle invoquée par le récit ou par l'anec- dote remémorative - sera donc cadrée ou du moins filtrée. De ce point de vue, il serait inutile d'imaginer la mention de faits ou de paysages sans le filtre - ou le cadre - que constitue cette mémoire aussi bien pas- sionnée de l'histoire et de la géographie que méfiante ou adverse à l'égard du mouvement ou de la transfor- mation de ce qu'elle a pu (ou choisi de) préserver.

Du point de vue de son usage idéologique, la mémoire se présente comme unité ou plutôt comme totalité. Elle serait donc non seulement elle-même, mais un tout, un tout vorace et dominateur. Elle enre- gistrerait tout, elle saurait tout ; elle serait le thesau- rus maximum de l'espèce humaine. Il ne resterait à cette dernière qu'à lui rendre un culte et à reproduire cet immense colosse, éternellement et immanquable- ment offert à toute l'humanité. Tâche immense, effort infini, héritage régurgitant et pléthorique qui pénali- serait ses bénéficiaires supposés avec ce qu'elle pré- sente non pas comme une peine ou un sacrifice, mais comme un don.

De manière paradoxale, le traitement de la mémoi- re comme totalité apparaît toujours sous la forme d'un fragment. La mémoire en tant que totalité serait une sorte de présence toujours absente. Et toujours suppo- sée, toujours imaginée existante, mais jamais appa- rente, Ne se montrant jamais, elle a le pouvoir immen- se de l'intangibilité. Mais revenons au fragment, qui n'est jamais vu en tant que tel : ...fragmentaire, singu- lier, positif. Non, il est (vu comme) une partie d'un tout. Il lui faut toujours se référer à un tout, parce qu'il est tributaire de ce tout. En effet, pour cette théorie de la mémoire, pour cette idéologie de l'histoire, ce frag- ment qu'est l'événement existe pour invoquer le tout - dramatique teleologie qui est du domaine de la

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métonymie. On invoque le tout parce que la partie lui appartient, c'est sa partie. Comme si la partie histo- rique préservée - une procession, une date, un plat régional - pouvait avoir des effets qui nous « trans- porteraient » vers le passé. Un passé auquel elle appar- tient en tant que partie simplement condensante.

De plus, un fragment tend à se caractériser par sa « naissance » : « le moment originaire » est sacralisé. Cela est facile à comprendre lorsque nous pensons aux phrases de notre quotidien. Nous disons : tel tableau appartient à telle école de peinture, à tel siècle, à tel pays ; telle caravelle appartient à telle période de l'expansion coloniale, à tel atelier, etc. Il est évident que l'exactitude historique, pour ne pas dire chronolo- gique, nous intéresse beaucoup, mais cela ne peut ensevelir ce que nous indiquions plus haut : les modes d'appropriation sont divers, multiples, difficiles à pré- voir... et ne sont pas moins historiques que les moments datés - et toujours célébrés - de « l'origine ».

L'illusion de la pureté de préservation consiste à croire que l'on peut reproduire quelque chose rituelle- ment et/ou socialement telle qu'elle « a été », telle qu'elle « a toujours été ». On naturalise le choix d'une procession entre mille, par exemple : on nie que le choix soit effectivement un choix, une élection socia- le. Une procession religieuse catholique portugaise n'est pas née - ici ou dans les îles Hawaï - de la natu- re. Il s'agit d'une option socialement établie et répétée parce qu'elle continue d'être choisie pour des raisons sociales. Il y a toujours une élection - où les voix sont plus ou moins explicites - qui se fait toujours dans l'histoire, même si elle semble y échapper en raison de son éventuelle et parfois exceptionnelle durée histori- co-temporelle.

La procession - et combien d'exemples pourrait-on évoquer à sa place - est toujours la même, tout en n'étant jamais la même, et ne pouvant donc jamais invoquer le même tout. Et ceci du fait d'un empêche- ment logique dont la compréhension est élémentaire : elle est toujours la même dans le sens où elle a toujours une « forme » reconnaissable de tous (encore qu'il y ait des « formes » différentes d'une « même » procession). Mais tout est imprécis, conjoncturel, variable. Le frag- ment est nécessairement, me semble-t-il, un déplace- ment qui se réfère à un code, à une « forme » sociale- ment partagée. Il n'est le vassal d'aucune totalisation, qu'elle porte ou non le nom de mémoire. Pour en don- ner un exemple didactique, emprunté à la linguistique, nous pourrions dire qu'il y a une permanence des signi- fiants et une variation des signifiés.

L'élément « fragmentaire » qui permettrait la liaison entre le passé souvent idéalisé et le présent « réaliste » est élidé par la mémoire migrante. Ce fragment du passé n'est pas considéré comme tel ; on ne l'estime

représentatif ni du passé ni du présent. Il n'est donc pas une partie d'une totalité globalisante. On ne peut pas le voir, dans sa signification profonde ; il ne permet pas de grandes déambulations interprétatives car il est « sec » dans son évidence, il est douloureux dans la brusque manifestation de son efficacité. C'est la rup- ture et ses effets. Ce fragment annonce la séparation, cache l'explication possible entre « fragment » et « totalité ». Il est le moment tant de fois nié - ou presque jamais dit - de l'éloignement du pays natal ; le trauma de la séparation de la mère-terre, comme une expulsion de l'espace « originaire » et du lieu d'origi- ne. Ce moment de douleur personnelle et sociale, on a tendance à l'éviter ou à le considérer comme « mineur » par rapport aux deux grandes - majes- tueuses - vérités temporelles de la migration : le passé et l'avenir (travesti de présent), qui ne semblent pas admettre le moment qui les a permis, ce moment dis- ruptif qui doit apparemment être nié, peut-être parce qu'il est réfractaire à la magie des macro-interpréta- tions mythiques globales. Il est transition, n'accueillant aucune durée plus épaisse qui puisse favoriser le mythe prometteur ou rassurant.

Le voyage, ce fragment perdu chargé d'expulsion ou d'exil, dans la mémoire migrante, on a tendance à l'as- socier non pas à l'expulsion sociale effectivement en cours, mais à la recherche de paradis géographiques et sentimentalement « extérieurs ». Ainsi, la mystique du voyage fonctionne-t-elle comme suture, déniant le trauma qui pourrait se « mettre en scène » au port de départ du migrant et que le port d'arrivée obscurcit souvent par ses promesses d'avenir.

La mémoire sociale n'étant pas, à mon sens, passible de naturalisation - car elle est toujours l'effet de résis- tances et de combats historiques - on ne peut pas non plus l'universaliser. Si nous analysons les modes de préservation de la mémoire, nous verrons qu'ils s'adressent - du moins en principe - à des initiés. Les néophytes, s'ils sont admis, doivent passer par une sorte de socialisation ; il y des rituels plus ou moins ouverts, mais... tous les rituels de la mémoire sont pro- fondément... ethnocentriques. Puisqu'ils sont ethno- centriques, comment marquer leur naturalité, leur tota- lité ? Non, les idéologies prévalant dans la mémoire sociale sont, avant tout, fières de leurs frontières, de leur visage, de leur corps, de leur altérité, qu'elles croient constitutive. Elles cherchent à constituer - par distinction - des identités sociales.

Le traitement idéologique de la mémoire sociale, en tant qu'élément permanent, immuable, a-historique est, nous le savons, extraordinairement fréquent et puissant dans l'imaginaire collectif. Si d'une part il suscite les critiques que nous venons d'indiquer, d'autre part il

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permet d'attirer l'attention sur un point décisif pour l'avenir des analyses de la gestion des mémoires. Et celui-ci concerne l'effective « résistance » de la mémoire sociale à l'établissement d'une sociolo- gie - ou d'une histoire anthropologique - de sa dyna- mique, parce qu'il y a, en premier lieu, des zones de la mémoire sociale que l'on pourrait considérer comme « humaines » dans le sens d'« universellement humaines » - que certains seraient tentés de dire « bio- logiques » - à cause de leur généralité, de leur persis- tance temporelle ou de leur incidence culturelle dis- persée. Or, ces caractéristiques s'articulent, en second lieu, au conjoncturel, à Y éphémère, à Y historiquement épisodique. Cette articulation entre le « permanent » et le « transitoire » est déjà, à elle seule, extrêmement dif- ficile du point de vue théorique.

Une autre question se pose : celle des « récupéra- tions » de la mémoire. La récupération serait, dans ce cas précis, la propriété qu'a la mémoire d'aller puiser, dans ses coffres inépuisables, les faits, les dates, les fêtes etc. - voire des morceaux de chacun de ces items - complètement oubliés ou jugés anachroniques ou morts. Et plus encore que des « éléments substan- tifs », comme ceux qui ont été mentionnés ci-dessus, peuvent ressurgir des « formes », des comportements, des attitudes, des dispositions sociales (comme l'illus- treraient la peur et/ou la demande d'utopies). Or, ces récupérations sont des irruptions ; elles sont très dif- ficilement démarquables et encore moins prévisibles. Les raisons de leur apparition ou de leur disparition sont obscures ; leur « plausibilité » est raréfiée.

Une théorie de la mémoire sociale doit montrer qu'elle est composite, faite d'une articulation de temps, de rythmes et de substances inégales et irrégulières. Dans le cas de l'étude des peuples ou de groupes eth- niques ou sociaux, l'analyse des manières concrètes de l'apparition, de la permanence, des transformations et des disparitions des traits mnésiques semble encore plus délicate, parce qu'elle implique les questions tou- jours aussi réifiées de la distance des lieux sacrés par la mémoire et de l'adaptation ou du rejet de cette « cul- ture de la mémoire » sur de nouveaux sols, sur de nou- veaux théâtres.

Les idéologies relatives à la mémoire sociale ont tendance à être substantivistes. Ce caractère substan- tiviste tend à identifier la mémoire à ce que l'on pour- rait appeler, de manière figurée, « le mobilier » de l'histoire, c'est-à-dire l'ensemble des objets visibles et d'usage « généralisé » de l'histoire. Lorsque de telles idéologies font l'apologie de la visibilité, elles font, simultanément, l'éloge de la « nécessité sociale » de l'exhibition. Cette « visibilité sociale » est le moyen privilégié pour la fixation de la mémoire, de par ses

aspects didactiques mêmes et de communion entre les groupes qui s'identifient ethniquement.

Le problème n'est donc pas le fait que cette visibi- lité existe - et qu'elle ait des fonctions sociales impor- tantes dans les collectivités émigrées et chez leurs des- cendants. Le problème c'est que l'on en vienne, d'une part, à se figurer la fête, les plats, la commémoration civique comme autant de reviviscences du passé, grâce à une fusion entre chacun de ces événements et les « essences historiques » profondes qu'ils veulent signi- fier. Ou bien, en allant plus loin : le problème de cette idéologie de la visibilité c'est qu'elle en vienne, d'autre part, à faire obstacle à la connaissance de... l'oublié. Il y a de vastes zones d'ombre et de vide qui ne sont pas montrables de façon permanente. L'« oublié social » est un stock inconscient de faits - et d'agencements de faits - lesquels, tout en restant cachés (invisibles), ne cessent d'agir. Ou alors de faits qui ne se font pas connaître, tout simplement, mais qui... « sont là », qui existent ne serait-ce qu'en puissance.

L'apparition « visible » de cet « oublié social » ou « culturel » se produit rarement « en bloc », en une for- mation compacte, concomitante et totale. La plupart des fois il apparaît sous des formes - ou des forma- tions - que l'on traite, le plus souvent, d'« irrationali- té » ou d'« émotivité excessive », car elles apparaissent comme inexplicables, comme étrangères à la raison éduquée et comme démesurées et exorbitantes, ou encore déplacées.

Les institutions destinées à la préservation de la mémoire sont souvent les prisonnières inconscientes d'une course perverse contre le temps, parce qu'elles veulent agir vite (et dans ce sens, elles « courent contre la montre ») pour essayer de peupler le passé... pardon, le présent... avec les signes du passé. De tout le passé, absolument tout. Tout, de n'importe quel passé, s'imagi- nent-elles. Pour qu'ainsi « la » « mémoire » ne se perde pas. Elles supposent, en fin de compte, sans les signes démarcatifs, sans le « mobilier » visible et conscient dont nous parlions, que l'histoire pourrait, littérale- ment ou au figuré, « se perdre ». Elle pourrait errer - égarée et erratique - comme le feraient les hommes eux-mêmes, s'ils n'avaient pas leurs généalo- gies, leurs dates, leurs signes de retenue et de direction. Ces attitudes institutionnelles - qui prennent parfois la dimension de vastes politiques publiques de muséolo- gisation - sont prisonnières des « idéologies sécuri- taires » de l'histoire et de la mémoire. Des idéologies rassurantes pour la société, qui se disent les gardiennes de ce qu'elles veulent vivant, encore que bien mort...

La muséalisation postule une théorie cumulative de l'histoire. Son grand rêve serait de tout emmagasiner et de l'exhiber dans un processus ininterrompu qui

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« fonctionnerait » par additions successives. Prison- nière d'un continuum historique, elle n'arrive pas à voir que les procédés de la mémoire sont sélectifs et socialement produits. Conservatrice, elle n'a aucune facilité à accepter la transgression, la discontinuité, l'éphémère et l'accidentel.

N'ayant pas construit - aurait-elle pu le faire ? - de règles de transformation propre et de ses objets, elle n'a pas constitué, dans son champ d'intérêt, le nouveau. Du moins, le nouveau en tant qu'altération significati- ve d'une situation précédente. Aussi, cette formation idéologique tendra-t-elle à l'envisager plutôt comme un élément de plus, familier et ordonné, de la grande ligne évolutive de l'histoire. Les rituels de la mémoi- re connaîtront des incorporations et des rejets de la nouveauté, selon les formes sociales en vigueur dans chaque groupe et dans chaque situation spécifique. Dans le cas de la « mémoire émigrée », surtout pour ce qui est des premiers temps - pour les premières générations - on remarquera un choc curieux entre les idéologies de conservation de l'héritage et les idéolo- gies d'adaptation au nouveau. Chaque situation histo- rique singulière révèle les traits de ce choc qui ne connaît pas, en effet, de vainqueur absolu entre l'une ou l'autre des formations idéologiques en action.

Il est cependant évident que, grosso modo, si le groupe émigré s'installe et reste dans son nouveau pays ou dans sa nouvelle région, c'est grâce à une victoire des « idéologies de l'adaptation ». Dans ce cas précis, la mémoire sociale migrante - dans ses innombrables formes singulières de constitution historique - ne ferait pas prédominer ces aspects du passé qui pourraient inhiber de façon radicale le présent de la nouveauté. Mais il convient de préciser : ce n'est pas parce qu'il y a une insertion dans la nouvelle situation, que l'on oublie le passé. On peut bien se souvenir du passé et même des aspects du passé contraires, en principe, à la nouvelle situation que l'on vit - comme une maniè- re de rééquilibrer, dans l'imaginaire et dans les actions des groupes, une situation extérieure menaçante et dif- ficile. Voilà pourquoi l'adaptation ne veut dire, néces- sairement, ni oubli, ni louange au présent.

Il y a sans doute une tâche fascinante à accomplir sur le plan intellectuel, à savoir l'étude de l'étrange genèse de cette nouvelle mémoire. Une mémoire que j'aimerais appeler « mémoire de l'avenir », car elle se tourne vers la construction de nouvelles situations éco- nomiques, sociales et culturelles - au niveau person- nel et collectif - par le truchement des opérations quo- tidiennes, des pas concrets et objectifs qui s'y multiplient. Effectivement, le migrant va opérer, dans la pratique, avec les données historiques et culturelles de la nouvelle situation où il se trouve. Et ceci de façon plus ou moins efficace, dans un milieu plus ou moins

hostile. Là se situe la grande difficulté de compréhen- sion de cette phase, aussi bien pour le migrant lui- même, que pour tous ceux qui l'étudient. En effet, la mémoire migrante a tendance à s'occuper de ce qu'el- le appelle « le passé » et elle a tendance à le valoriser positivement. Certains paysages, certains passages du passé sont invoqués et réitérés comme autant de signes de bonheur, de familiarité. Mais voilà le piège : cela ne semble pas se distribuer de façon égale entre le pré- sent et l'avenir. Il s'agit de stratégies et de tactiques de vie que l'émigrant a constituées, mais qu'il n'exalte pas - ou, du moins, pas avec la même révérence et le même respect qu'il a pour le passé.

Comme s'il craignait une insertion irrémédiable dans le nouveau ; comme s'il se sentait, peut-être inconsciemment, coupable d'avoir fait un pacte avec sa nouvelle réalité historico-culturelle, en s'alliant avec elle pour pouvoir venir à bout des frais du changement, de ces voyages multiples qu'il a entrepris. Ou comme s'il était pris de panique, de cette peur du vide, qui serait consubstantielle à celle de perdre l'identité cul- turelle dont il avait hérité et de ne pas savoir la rem- placer. Et cette peur - du fait qu'il n'aurait pas réussi à s'identifier, à se reconnaître - de constater la vacui- té culturelle qui se traduirait aussi par une perte de la capacité d'organiser le monde pour pouvoir y opérer. Une perte de la capacité de classer, une absence de taxinomie qui deviennent insupportables du point de vue de l'individu et de celui du groupe.

Les acquisitions de la nouveauté - les nouvelles pratiques culturelles et économiques - sont le plus souvent considérées comme des juxtapositions, comme des agrégats de choses différentes, voire dis- parates. Comme des compositions étranges qui sont difficilement reconnues - et nommées - en tant que résultat différentiel, qui n'aurait pas besoin d'être perçu comme la jonction extravagante de deux cultures ou plus, et qui pourrait être considéré comme un produit culturel émergent. C'est en raison de la difficulté de voir - dans l'optique que j'analyse - la création de ce nouveau produit, qu'on dira par exemple d'un migrant portugais (ou un de ses proches descendants) avec un chapeau texan sur la tête, selon l'idéologie de la pré- servation muséologisante du culturel, qu'il s'agit d'un Portugais coiffé d'un chapeau texan. Puissante fantai- sie qui s'imagine que l'on peut voir et détecter, avec une facilité magique et avec précision, les origines de chaque élément et/ou de chaque groupe observé. Comme si l'histoire se révélait - et même facétieuse- ment - à nos yeux, devant nous. Ainsi, en voyant « l'acteur » de l'exemple ci-dessus, les personnes s'ex- clameraient : « ça ne sert à rien d'essayer de me trom- per : je sais bien que vous n'êtes pas ce dont vous avez

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l'air. Je sais que vous êtes un Portugais-avec-un-cha- peau-texan ! »

II y a donc une énorme difficulté même à nommer ; à reconnaître catégoriquement, à accorder un « titre légal d'existence sociale », ce qui est l'apanage du lan- gage.

La mémoire sociale migrante penche pour les sym- boles possibles de réification et pour ceux qui mar- quent la permanence de l'origine. Ainsi, la cuisine, les danses, les vêtements, l'expression elle-même et le profil du corps, la gestuelle, les rites religieux publics gagnent de l'importance, à cause même de leur aptitu- de à favoriser la rencontre, la réunion, la communica- tion. Des efforts pour marquer l'unité, l'origine unique et qui facilitent la construction d'une identité de grou- pe, que l'on ne voyait qu'en tant qu'identité nationale. Une identité de groupe régie par une ambivalence dont on n'aperçoit en général que le côté nostalgique, le côté de résistance à une réalité engendrée par le dépla- cement.

Mais cette « résistance » n'est pas seulement un refuge dans un passé que l'on prétend mieux connu et par conséquent plus sûr, elle est un mode d'adaptation au présent et une forme de défi pour l'avenir.

On invoque le passé, on réifie le passé, on ingère le passé (dans la nourriture, dans l'hostie, dans le vin) et on en parle avec nostalgie comme si l'on ne parlait que d'une réalité distante, voire perdue. Mais chaque fois qu'un migrant invoque et consomme le passé quelque part, dans sa psychologie individuelle ou dans son idéologie de groupe, il sait qu'il est un migrant (qu'il n'est pas dans « son » pays), que les plats, les rites etc. ne se réalisent pas ou ne se consomment pas dans leur contexte d'origine, qu'il s'agit déjà d'autre chose et que lui et ses biens culturels antérieurs préservés sont situés dans une réalité historico-culturelle différente. Rien n'est simple reviviscence ou remémoration naïve, comme s'il était permis à quelqu'un de faire un voya- ge statique et immobile dans le temps et dans l'espace et comme si l'on pouvait, impunément, faire abstrac- tion de l'autre côté de n'importe quel exercice de la mémoire - de ce côté qui est le lieu réel de la produc- tion sociale de cette évocation.

La mémoire sociale a tendance à nier - particuliè- rement dans le contexte de l'émigration - les aspects négatifs du passé. Il est toutefois urgent d'analyser la façon de se sentir expulsé de son pays natal et le sen- timent d'injustice sociale qui s'y articule. Et ces senti- ments, il ne faudrait pas les chercher, spéciale- ment - ou tactiquement - dans les groupes les plus politisés dans leur action et dans leur discours, car ils auront déjà thématisé, notamment, l'aspect social de l'injustice. Il semble bien que le filon le plus profond, le plus obscur et le plus riche passe par les scènes du

souvenir heureux d'un passé sans tache. C'est là, dans ces scènes du refoulement et de la sublimation que l'on pourra découvrir les fissures d'un édifice qui se veut monolithique, unitaire, sans contradictions, sans conflits et sans occultations. Il est évident que les pra- tiques et les discours de ceux qui « ont perdu la mémoire », des « magnifiquement intégrés », de ceux qui cachent leur langue, leur origine et tout ce qu'ils considèrent comme leur « passé dépassé », tout cela va de pair avec les apologistes « lacryminels » du passé idéalisé.

L'idée de mémoire migrante, en tant qu'action - fon- dée sur ces traits idéologiques constituants que nous avons tenté d'analyser - présente des problèmes théo- riques qui stimulent la constitution de politiques tour- nées vers l'idée de patrimoine. Si bien que le mot iden- tité en tant que « synonyme absolu » de patrimoine semble mériter d'être réanalysé : si la mémoire migran- te - y compris ses réalisations pratiques dans le « nou- veau pays » - est un exercice de préservation et de transformation, il faut encore que ses « produits » (dans le nouveau pays) ne soient pas vus comme de simples souvenirs (imparfaits) d'un soi-disant para- digme parfait précédent. Ce qui veut dire que l'on ne doit pas considérer les produits - symboliques, « réels » ou « pratiques » - des nouveaux-immigrants, au moins de ceux-là, comme la contrefaçon d'une « identité originale » mal exécutée. Il faut voir de tels produits dans leur originalité sans pour autant que leur généalogie historique soit déconsidérée ou ignorée.

La mémoire migrante a un rôle décisif : elle exige la compréhension historique d'une radicalité. Toutes les histoires supposées identiques sont celles de la multiplicité, il n'y a aucune histoire de l'unité, et enco- re moins du Même, pourvu qu'on l'observe judicieu- sement de près. L'histoire de la migration n'est pas celle de quelque chose qui se serait produit « hors de nous-mêmes ». C'est l'histoire de nous tous, à condi- tion qu'elle prenne en compte notre hétérogénéité constitutive. Ce qui n'a rien à voir avec la mystique invérifiable d'un « amalgame originel » ; le syncrétis- me ou la multiplicité ne sont pas nécessairement syno- nymes d'une indistinction irrationaliste d'origine.

Tout patrimoine culturel doit, en principe, être pas- sible d'usufruit public et ceci parce que son origine est difficilement attribuable à un seul groupe, que l'on puisse considérer comme l'héritier légitime et le contrôleur de ce patrimoine.

La mémoire migrante offre cet important vecteur politique qu'est celui de lancer une sorte de soupçon substantiel permanent sur l'idée d'un patrimoine mono- lithique, qui concernerait une histoire hégémonique nationale, de race, d'ethnie et ainsi de suite.

Ethnologie française, XXV, 1995, 1, Le vertige des traces. Patrimoines en question

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Une autre contribution épistémologique, venant d'une observation des évidences historiques de la mémoire des peuples qui ont migré, concerne les acci- dents de mémoire de tels groupes et leurs déplace- ments dans l'espace. On pourrait voir la question sous différents aspects, mais il semble que le plus important soit celui indiquant le fait qu'aucune histoire n'est exempte de « vicissitudes historiques », c'est-à-dire qu'il n'y a aucune histoire sans temporalité ou sans géographie, sans rupture et sans déplacement. Même si l'on pouvait supposer une histoire « nécessaire » et « suffisante », lisse et continue, on ne pourrait imagi- ner aucune histoire recouvrant le monde contemporain qui n'ait pas voulu relier l'histoire des grandes conti- nuités supposées « nationales » ou « ethniques » à l'histoire multiple de singulières histoires partielles.

En gardant vivant le souvenir de Valtérité et de Y ex- tériorité, la mémoire migrante trouble l'édification des mémoires officielles ou non, qui se croient pures dans leurs origines sacralisées, ces origines se dédoublant, au long du temps, d'une façon que l'on supposerait exempte de contamination. Une mémoire migrante

active est le signe de la permanence du métissage, du syncrétisme qui subvertit l'imposition d'une amnésie sociale, laquelle revendique, par l'occultation de la multiplicité et de la disparité, l'éternel retour du Même, en s'imaginant les sons de l'histoire comme une conti- nuelle réverbération d'un Son initial immaculé.

L'histoire migrante est adverse à des idéologies somptuaires d'un passé qui se veut érigé par les vic- toires, par les galas et qui porte des noms grandilo- quents et auto-laudatifs. L'histoire migrante attire l'at- tention sur les dates qui ne sont pas jubilatoires (comme celle du départ) et sur le quotidien opaque et difficile - aux victoires surtout partielles et coûteuses, aux situations marquées par la transition (celle de l'exil et celle de l'adaptation), par les menues pratiques, par le processus. Ceci entrave la constitution d'imaginaires liés au caractère monumental des produits achevés et durables, qui sont des figures de l'idéologie de l'his- toire, laquelle cherche à préserver les faits, les per- sonnes ou les moments figés, exemplaires, grandioses.

L.F. B.N.F., Rio de Janeiro

I Références bibliographiques

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Ethnologie française, XXV, 1995, 1, Le vertige des traces. Patrimoines en question

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50 Luis Felipe Baeta Neves Flores

I RÉSUMÉ

Migration et idéologie de la mémoire sociale Cet article est un essai d'interprétation critique de quelques caractéristiques dis-

tinctives de ce que l'imaginaire social constitue comme mémoire sociale de la migra- tion. Cette mémoire sociale migrante qui est, stricto sensu, le fait de groupes humains qui se sont effectivement déplacés de leur pays d'origine vers l'étranger, on peut la voir plus librement comme pouvant fournir des éléments pour la constitution d'une théorie de la mémoire sociale en tant qu'errance et déplacement face à des phénomènes histo- riographiques et patrimoniaux durables et consacrés. La mémoire migrante propose des actions socialement déterminées qui pointent vers un jeu complexe entre une « mémoi- re de l'avenir » et un passé mythifié.

Luis Felipe Baêta Neves Flores Rue Benjamin-Constant 55/1007 - Gloria, Rio de Janeiro - RJ. Brasil

I ABSTRACT

Migrant memories. Migration and the ideology of the social memory This article is an essay of critical interpretation of some distinctive characteristics of

what the social imagination constitutes as the social memory of migration. Strictly spea- king, this migrant social memory is the creation of human groups which have indeed migrated abroad from their countries of origin. But it can be seen more broadly as laying the foundations for the constitution of a theory of the social memory as wandering, dis- placement, opposed to historiographical and heritage phenomena which are consecra- ted and lasting. The migrant memory proposes socially determined actions which indi- cate the way towards a complex exchange between a « memory of the future » and a mythified past.

I ZUSAMMENFASSUNG Wandernde Gedächtnisse. Umsiedlung und Ideologie des Gedächt- nisses

Ethnologie française, XXV. 1995, 1, Le vertige des traces. Patrimoines en question

Dieser Artikel ist ein Versuch, von einem kritischen Standpunkt aus einige kenn- zeichnende Merkmale von dem auszulegen, was die gesellschaftliche Vorstellungskraft als Gedächtnis der Wanderung erdenkt. Dieses wandernde gesellschaftliche Gedächt- nis, das stricto sensu in menschlichen Gruppen auftaucht, die tatsächlich aus ihrem Hei- matland ins Ausland umgesiedelt sind, kann freier als etwas betrachtet werdenn was Ele- mente vermitteln kann, die dazu beitragen können, eine Theorie über das gesellschaftliche Gedächtnis als ein Umherireen und eine Versetzung aufzustellen, im Gegensatz zu dauerhaften und gebräuchlichen historiographischen und angestammten Erscheinungen. Das wandernde Gedächtnis schlägt von der Gesellschaft bestimmte Taten vor, die ein verwickeltes Spiel zwischen einen « Gedächtn is der Zukunft » und einer zur Mythe gewordenen Vergangenheit ahnen lassen.