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l%vol Psychiatr 2002 ; 67 : 5 16-44 Q 2002 &i&ions scientiliques et m&dicales Elsevier SAS. Tous droits r&zvCs. PII:SOO14-3855(02)00151-2 La vie, la mort L’enfant mort et sa m&e en clinique africaine The dead child and its mother in African clinic Aboubacar Barry * Psychologue au Centre hospitalier de Lagny-Marne La Vall&, 3 1, avenue du GCnCral Leclerc, 77405 Lagny Cedex, France Regu le 18 f&rier 2002; accept6 le 2 mai 2002 R6sumk - De nombreux travaux sont actuellement consac& & la clinique interculturelle. Mais parfois, ces r6flexions se contentent de rendre 1’6migration et I’abaudon des pratiques culturelles globalement responsables des derives psychiques, tout comme si dans leurs pays d’origine, ces populations Btaient toutes en par&e harmonie avec les croyances culturelles en tours. C’est ignorer les transformations massives actuelles des syst&nes de repr&entations g l’euvre dans ces pays, qti affectent profond&nent les cadres de syrnbo~~s~t~o~ des pathologies. Des demandes qui sembler~ent bien adapt&es aux th&apies ~a~tionnelles s’adressent aux psychoth~m~utes. L’on se rend alors compte que ces repr&entations continuent de fonctionner, malgr6 la perte, chez les personnes relativement isolCes des contextes ob elles trouvent toute leur cohCrence, de la croyance 2 1’efficacitEt des rituels qui lcur donnent corps. La connaissance des syst&ues culturels de repr&entation des maladies est done essentielle dans le travail avec de tels patients, mais l’on doit veiller g ne pas les y enfermer et & les accompagner B Claborer leur parcours personnel. La singularit6 de ces d&narches fera alors apparaftre, de la man&e la plus eclatante, l’inanit6 des superstitions c~t~~istes. C’est ce que le travail clinique avec une femme vivant B Ouagadougou (Burkina Faso), confrontCe B la mart r6p&&e de ses enfants, permet de montrer. 0 2002 Editions scientifiques et mkdicales Elsevier SAS. Tous droits r&erv&. Summary - A large number of studies are currently focused on intercultural clinic. But sometimes these works do not fully consider this issue, limiting their view to emigration and the abandonment of cultural practices as the major triggering factors in the development of psychic disorders, very much as if, in their native country, these ~puiations were all in perfect harmony with the existing cultural beiiefs. This is tantamount to ignoring the enormous transformations that are currently taking place within the systems of perception in these countries, which deeply affect the framework of pathological symbolization. The demands which could appear well suited to traditional therapy are now being made on psychotherapists. One then realizes that these perceptions continue to function in individuals who are relatively isolated from the known context in which they felt a sense of belonging, in spite of their loss of belief in the eflicacity of the rites that gave them the sense of being. This knowledge about the cultural perception of diseases is therefore essential when treating such patients, but one * Auteur correspondant. Monsieur A. Bany. Ttl. : +33-l-42-51-13-76. Adresse e-mail : [email protected] (A. Barry).

L'enfant mort et sa mère en clinique africaine

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  • l%vol Psychiatr 2002 ; 67 : 5 16-44 Q 2002 &i&ions scientiliques et m&dicales Elsevier SAS. Tous droits r&zvCs.

    PII:SOO14-3855(02)00151-2

    La vie, la mort

    Lenfant mort et sa m&e en clinique africaine

    The dead child and its mother in African clinic

    Aboubacar Barry *

    Psychologue au Centre hospitalier de Lagny-Marne La Vall&, 3 1, avenue du GCnCral Leclerc, 77405 Lagny Cedex, France

    Regu le 18 f&rier 2002; accept6 le 2 mai 2002

    R6sumk - De nombreux travaux sont actuellement consac& & la clinique interculturelle. Mais parfois, ces r6flexions se contentent de rendre 16migration et Iabaudon des pratiques culturelles globalement responsables des derives psychiques, tout comme si dans leurs pays dorigine, ces populations Btaient toutes en par&e harmonie avec les croyances culturelles en tours. Cest ignorer les transformations massives actuelles des syst&nes de repr&entations g leuvre dans ces pays, qti affectent profond&nent les cadres de syrnbo~~s~t~o~ des pathologies. Des demandes qui sembler~ent bien adapt&es aux th&apies ~a~tionnelles sadressent aux psychoth~m~utes. Lon se rend alors compte que ces repr&entations continuent de fonctionner, malgr6 la perte, chez les personnes relativement isolCes des contextes ob elles trouvent toute leur cohCrence, de la croyance 2 1efficacitEt des rituels qui lcur donnent corps. La connaissance des syst&ues culturels de repr&entation des maladies est done essentielle dans le travail avec de tels patients, mais lon doit veiller g ne pas les y enfermer et & les accompagner B Claborer leur parcours personnel. La singularit6 de ces d&narches fera alors apparaftre, de la man&e la plus eclatante, linanit6 des superstitions c~t~~istes.

    Cest ce que le travail clinique avec une femme vivant B Ouagadougou (Burkina Faso), confrontCe B la mart r6p&&e de ses enfants, permet de montrer. 0 2002 Editions scientifiques et mkdicales Elsevier SAS. Tous droits r&erv&.

    Summary - A large number of studies are currently focused on intercultural clinic. But sometimes these works do not fully consider this issue, limiting their view to emigration and the abandonment of cultural practices as the major triggering factors in the development of psychic disorders, very much as if, in their native country, these ~puiations were all in perfect harmony with the existing cultural beiiefs. This is tantamount to ignoring the enormous transformations that are currently taking place within the systems of perception in these countries, which deeply affect the framework of pathological symbolization.

    The demands which could appear well suited to traditional therapy are now being made on psychotherapists. One then realizes that these perceptions continue to function in individuals who are relatively isolated from the known context in which they felt a sense of belonging, in spite of their loss of belief in the eflicacity of the rites that gave them the sense of being. This knowledge about the cultural perception of diseases is therefore essential when treating such patients, but one

    * Auteur correspondant. Monsieur A. Bany. Ttl. : +33-l-42-51-13-76. Adresse e-mail : [email protected] (A. Barry).

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    should be mindful of not allowing these individuals to become closed in by such a system, and should assist them in developing their own approach. The singular character of this new approach will then make strikingly apparent the inanity of these cultural superstitions.

    An example of this has been given in a clinical setting, of the treatment of a woman living in S)agadougou (Burkina Faso), confronted with the successive deaths of her children. 0 2002 Editions scientifiques et m&kales Elsevier SAS. All rights reserved.

    MOD cl& Lenfant mort en Afrique; Symbolisation des pathologies; Culture; &jet; Filiation; Transmission

    Keywords: Child mortality in Africa; Symbolization of pathologies; Culture; Subject; Filiation; Transmission

    Les travaux consacr& B la clinique interculturelle connaissent actuellement un essor important et suscitent des dCbats passionnants [l-8]. Les pathologies likes & lexil posent en effet aux cliniciens des questions et quant B leur ampleur, et quant aux modes de lecture et aux modalitks de traitement qui leur sont les mieux adapt&. Mais une part importante de ces rkflexions se contente de rendre lkmigration globalement responsable dun dkracinement culture1 qui, g son tour, rendrait compte des dCrives psychiques de ces sujets, faisant fi de la CC migration intkrieure >> que lon observe dans les pays dorigine de ces populations. Lethnopsychiatrie culturaliste (promue par Nathan et Moro) a gCnCralement, du trouble mental, une conception si rudimentaire quelle propose, pour y remkdier un retour g - ou une reconstitution de - la bonne et de rkduire > [ 111.

    La rencontre dun patient dune culture autre pose Cvidemment des questions aux cliniciens admet Olivier Douville :

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    references culturelles, dont nous pensons lorganisation en terme de collectif, et se rendre sensible ii leffet langagier et imaginal dun sujet singulier ? B Mais elles ne necessitent pas quon adopte la demarche

    cx qui fait &ember darts le~no~aphi~ (souvent fantasque) une sorte de sens a im~~mer, pr&isbment au moment oh la direction de lecoute et du soin cotmait ses in&Stables et feconds moments de doute. 11 nest en rien legitime de supposer quil faille recourir a de linformation ethnologique pour colmater le point 02 le clinicien ne comprend pas ce qui se passe dam une relation psychothkrapeutique. Le clinicien aura beau avoir ii sa disposition les meilleures informations possibles sur telle ou telle culture, il doit savoir que cela ne suffit pas. Aussi gagne-t-on a sinformer du cot& ~thnologique, non pour comprendre mais pour supporter de ne pas comprendre le singulier du cas B. fl2

    Nous commencerons par examiner les sys~mes de ~pr~sentations portant sur lenfant particulier (>, >, in enfant mart >>) en Afrique avant dexposer une experience de psy~ho~~rap~e dune femme perdant ses enfants. Nous terminerons familles africaines en France.

    Naissance et nomination

    par quelques reflexions sur fa clinique avec des

    Un ensemble de rituels, dint~rdits et de p~s~riptions doivent &re observes d&s - parfois m&me avant - la conception de lenfant. Dans beaucoup de societes, la femme naccomplit pleinement son statut quen devenant mere. Une femme ma&e qui ne reussit pas a procreer peut Ctre, dans certaines sac&%, lobjet dune dure depreciation qui la suivra jusqua la mart, apres laquelle on ne lui consacrera pas la sepulture et les c&monies destinees a tout Ctre hum&n, mais on la confondra par exemple avec lees personnes mortes par suicide en jetant son cadavre dans une vague fosse quon recouvrira non pas de terre mais de branches darbres epineux.

    Dans la plupart des cas cependant, elle peut tenter de compenser la douleur detre demeuree infeconde en demandant a ses f&es, a ses sceurs ou B ceux et celles de son mari, de lui donner des enfants quelle elevera comme sil sagissait des siens propres [ 131. Une fdIe marike demeure une etrangere dans la familfe de son mari tant quelle ne lui aura pas don& un enfant. Un ensemble de regles, parfois con~aign~tes, est impose B la femme en~einte durant toute la grossesse, pendant laccouchement et les jours et semaines qui suivent larrivee de lenfant. Tout ce qui est tend etre nocif au bien-&re de lenfant est interdit: certains ahments, certaines positions du corps, la f~quentat~on de certains lieux, la participation ri certaines &remonies, etc.

    Elle doit, dans certaines societes, entreprendre des rites expiatoires et pm-if% catoires pour des fautes qui pourraient reagir sur lenfant ; pendant laccouche- ment aussi, des precautions rigoureuses doivent &re observees ; apres la naissance, bien souvent, elle reste confinee avec son enfant B linterieur de sa

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    ma&on, nen sortant brievement que de mat&e fugitive. Elle doit ensuite mettre & labri et dans le secret les productions corporelles de lenfant : feces, urines, sale& du corps... [14,15].

    Cest au fur et a mesure que lenfant avarice en age que le p&e puis les > des p&rates, du village, des environs, prendront une place de plus en plus importante darts les protections necessaires B son plein ~p~ouissement. Ces interventions semblent ainsi olkir au r8le psychique de chacune de ces ).

    Ilanc&tre et le sorcier

    Le contraste est tout a fait saisissant entre ce que la litterature ethnographique dit des liens Ctablis entre les ancetres et les nouveau-n& et la notion detiologie traditionnelle de > telle quelle est promue par les ethno- psychiatres. Pour Suzanne Lallemand, le concept denfant-anc&re vise a rendre compte des representations africaines relatives B la conception de tout enfant [ 181. Selon Doris Bonnet, chez les Mossi, chez un de ses descendants en ligne agnatique. [. . .] 11 ne sagit pas dune nouvelle apparence corporelle de lanc&tre mais de la transmission dun principe vital (siiga). D [19]. Amade Badini examine plus avant cette notion et explique que

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    commencement, sip-6 signifierait surgeon, et lenfant serait une emergence dun andtre qui en serait la racine.

    Mais sign+, segre pourrait Ctre Cgalement compris comme derivant de s&g& qui signifie >, et skgre, a la rencontre >>. Determiner le segre de lenfant reviendrait en consequence a savoir quel ancetre ou quel esprit a rencontre la femme et la fecondee en sincamant dans lenfant qui vient de naitre. N> [20]. Selon Pierre Erny, nommer lenfant qui vient de naitre, cest surtout decouvrir son > ; pour ce faire, on releve les ressemblances que Ienfant peut presenter avec un defunt de sa parent6 (adulte ou enfant mort avant sa naissance). Si la mere a vu des andtres la suivre, lui demander a boire ou la toucher lon en tiendra compte dans la nomination de lenfant, > WI.

    On est bien CloignC des affirmations peremptoires selon lesquelles de telles premonitions seraient exceptionnelles, provoqueraient un desespoir et une frayeur chez la mere et rendraient compte des troubles psychiques de lenfant si des rituels adapt& ne sont pas entrepris [22]. De meme, lidee que de tels enfants sont predisposes a developper des pathologies lourdes est-elle en general &rang&e aux ethnologues. Selon Robert Jaulin, chez les Sara, > [23]. Cest done proceder avec beaucoup de liberte que de developper des formulations extremement rapides et peu fondees telles que celle-ci :

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    par une pratique divinatoire qui aurait Ctabli que ldieul(e) sest re-pr&ente(e) sous la forme de cet enfant-la, et bien souvent dailleurs, cet(te) dieul(e) est encore vivant(e). Certains auteurs precurseurs de lethnopsychiatrie franCake expliquent quun enfant intellectuellement ou techniquement precoce, qui semble done posstder un savoir depassant les capacites des enfants de son age, est automatiquement identifie aux andtres, seuls detenteurs de savoir, parce quil risquerait de desorganiser un ordre social Ctabli sur la base dune bonne repartition des places et des statuts ; lenfant nest plus db lors que le depositaire dun savoir qui na pas son origine en lui-meme en tant quil est un enfant, mais se trouve en lui en tant quil est un enfant-andtre ([25]. Cette lecture me parait etre le produit dune meprise. Dans certaines societes, chez les Bambara par exemple, un enfant qui se montre trop sage pour son age, qui se preoccupe de chases serieuses au lieu de penser a jouer avec ses petits camarades, qui se conduit done comme si (tout est dans le comme si) il Ctait plus vieux quil ne le paraissait, est pluisamment appele (kie koroni) ou > (muso koroni) ; cette appellation nest fondee sur aucune croyance qui la mettrait dans un quelconque rapport avec lidee de reincarnation, mais on concoit aisement que lethnologue puisse ici donner libre tours a son imagination.

    Un autre exemple de ces formulations a lemporte-piece : selon Tobie Nathan, les enfants gravement malades sont systematiquement ([26] p. 28). On relativisera tout cela a laune de ce quune ethnologue en dit : > ([25] p. 169).

    Si lon se ret&-e au texte originaire de Zempleni et de Rabain qui ont introduit ces notions dans le champ de la pensee clinique, on ne peut, la encore, quetre frappe par le contraste entre la prudence avec laquelle les auteurs tentent delucider une notion complexe et les grandes certitudes qui animent les auteurs qui exhibent des enfants ancetres a tout bout de champ dans la banlieue parisienne : (( La reincarnation est loin detre lapanage des enfants nit ku bon. De mCme le rub est la partie invisible de toute personne. >> Un examen plus approfondi des documents, lobservation, linterrogation des nit ku bon eux- memes et de leurs familiers montrent que ces interpretations sont, en fait, des hypoth&ses aux yeux de la sock% dont lenfant fait par-tie.

    Nit ku bon peut designer : 1) un enfant posstde par un rub ou lui-mCme rub ; 2) un andtre reincame ; 3) un dom u yurudul (enfant dune mere qui perd successivement ses enfants) ; 4) un enfant suicidaire [27]. La demarche est fort Cloignee de la compilation

    peremptoire de situations parfaitement heterogenes a laquelle se livre Moro

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    ([4] p. 21-26). (La litterature ethnopsychiatrique explique que chez les Peuls de Haute-Casamance, lenfant BurDo correspond& a une categoric den- fant special. Ne connaissant pas la Casamance, je ne saurais me prononcer la-dessus, sauf pour dire que le mot BurDo pris tout seul ne peut faire lobjet dinterpretation : il y manque un complement ; BurDo vient en effet de Burr&e, >, , >. 11 faut done preciser qui est-ce que cet enfant >, >. Chez les Peuls que je connais, ce sont des personnes qui plaisantent avec les parents (personnes de la meme classe dage queux generalement, mais qui ne sont pas dans un lien de parent6 immediat avec eux, ni avec lenfant done), qui designent un de leurs enfants par BurDo babmun par exemple, , ceux-ci peuvent revenir > de man&e G inopinee B, X et vengeresse [29]. Chez les Diola,

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    dune dette sacrificielle non reglee par les parents, voire les grands-parents, en tuant leur progeniture. M [30]. Laffaiblissement du culte des ancCtres explique lexacerbation actuelle des persecutions par les sorciers dans les grands centres urbains, lapparition de G prophetes >> spCcialisCs dans la lutte contre les sorciers, la multiplication des accusations de sorcellerie (portees en Afrique centrale par exemple contre des enfants - des enfants de la rue en particulier). Tout ceci est bien plus complexe que les pretendues etiologies traditionnelles dont on nous rebat les oreilles. >, pour reprendre le mot dAlain Marie : ces phenomenes participent, au fond, du fait que la sock% fabrique des victimes expiatoires de lideologie anti-individualist& [31].

    Lenfant et la mort

    Selon Michele Cros, chez les Lobi, le defunt (tub) qui veut renaitre sous une forme humaine a besoin de la complicite dun petit genie de la brousse, le kontee bu, > Le produit dune telle fecondation est un mauvais enfant (bissan pu) dont laccouchement est difficile, soit que lenfant se presente ma1 au point de mettre en peril la vie de sa mere, soit que lon attende en vain lexpulsion du >, lhemorragie qui dordinaire sensuit sav&ant dans bien des cas mortelle [32]. Signalons neanmoins que les noms quon donne aux enfants nCs apres le de&s dun de leurs parents peuvent donner lieu a des interpretations qui ne sont que des constructions dethnologues et que ces malentendus ne sont pas exceptionnels. Chez les Samo, le nom Diikio (qui nest accompagne daucune croyance particuliere) est donne au petit garqon nC apt-es le decks de son p&e ou du p&e de son pet-e. Chez les Peuls du pays samo, le nom Awdi (qui ne fait lobjet daucune representation la non plus) est donne a lenfant dont lun des parents meurt pendant ou apres laccouchement ; ce mot est de la meme famille que awri (N AinC >> de la mere), awude (a semer >>), awdiri (a semen ces s), awre (a semailles ~1). Chez les Peuls du Dal101 Bosso (Niger) ce nom est donne seulement si cest la mere qui de&de pendant ou apres laccouchement ]331.

    Les elaborations portant sur les d&es denfants participent de tentatives de liaison, liaison de la douleur de la perte dun enfant ou de la difficult6 den avoir,

    w B. Malinowski relate quil lui arrivait de faire part a ses interlocuteurs trobriandais dinterpretations sur leurs comportements, sur leurs croyances ou sur leurs mythes. Deux rkactions rkpondaient frequemment a ces interpretations, soit les Trobriandais se fkhaient, trouvant les interpretations de B. Malinowski hors de propos, mais le plus souvent inconvenantes par rapport aux regles s&ales, soit ils en riaient. Dam un livre de Paul Parin et Fritz Morgenthaler pant en 1961, au titrc Cvocateur Les Blunts penrent trap, ces auteurs, soulignant bien la distance entre le mode de pensee de lethnologue et celui du sujet observe, montrent que les Africains setonnaient des interpretations quils proposaient de leurs coutumes et meme en Gent. x [2] (p. 105).

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    a des representations concemant les rapports entre les morts et les vivants, les genies et les humains, les identiques a soi et les differents de soi. Lenfant doit en quelque sorte Ctre attache pour rester en vie, pour ne pas retoumer doti il vient. Chez les Ndembu, on dit dune femme qui a eu une serie de fausses couches ou davortements quelle est ), nom qui derive de kwomok, ). avant que le moment soit venu pour lui de naitre. [. . .] Zsoma est ainsi la manifestation dune ombre qui fait quune femme donne naissance a un enfant mort ou qui apporte la mort a une s&e denfants en bas age [34].

    En peul, il y a plusieurs termes differents pour dire mourn : 1) maayude est le terme quon utilise de facon gedrale pour les etres

    humains ; 2) ~~t~~e, cest mourir pour une plante ou un animal, > done ; 3) pour une grande personne, on dira, avec respect, y~~~~~e, qui comporte

    lidee (< dextraction >> et > ; 4) pour un enfant, on dira le plus souvent Bettaade, >, F ou

    encore tetaade, s echapper >> ; 5) les funCrailles sont designees par jintaare m&de, . Chez les Mossi, il existe aussi differents termes pour > : 1) kiime est employ6 indifferemment pour un humain, un animal ou un

    vegetal ; 2) pour les etres humains, on dit gCnCralement ku be ye, >, > ; 3) pour un enfant, on dit pasak yuur ye, q< na pas accept6 son nom P, ou

    Ztfbame, > 4) pour une personne t&s agee, on dit kulume, j ; 5) un adulte qui parle de la mort de quelquun dira generalement rwan kaalum

    (maane comporte lidee dune action plus ou moins volontaire, >). Quand une femme perd successivement ses enfants pendant la grossesse ou en

    bas age, on attribue ces malheurs au d&sir de vengeance dun ancetre ou dun genie. (Une p~icul~t~ des Diola : on peut soupconner la mere de provoquer elle-meme la mort de ses enfants ; elle est done soumise A un rituel semblable a celui de la puberte : elle doit aller vivre dans un autre village ou un autre quartier du village pendant parfois plusieurs an&es, ou elle sera >, battue, humiliee, longuement interrogte pour savoir si ce nest pas elle-meme qui tue ses enfants 1301). On pense que cest le

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    meme enfant qui part chez les morts et qui revient parmi les vivants [35]. Les reponses apportees a ce type de menaces sont diverses et varient suivant les groupes, mais elles sorganisent principalement autour de trois axes :

    1) Simuler un d&inter& des parents pour cet enfant, en esperant quainsi, lanc&re ou le genie offense detoumera son attention de celui qui, de toute fac;on, ninteresse personne.

    2) Faire compren~e a lenfant quil peut arr&er de jouer & aller et venir parce quon la reconnu ou quon le reconnaka a son prochain passage.

    3) Agir comme sil netait pas lenfant reel de ses geniteurs, mais un enfant adopt6 par ceux-ci, qui leur a simplement Cte confie. En general, on cumule ces trois strategies pour mettre toutes les chances du c&e de Ienfant vivant, le liberer de lenfant mot-t qui lattire continuellement chez les morts. On utilise plusieurs techniques differentes pour atteindre cet objectif : a) On peut > la femme qui a perdu successivement deux ou

    plusieurs enfants a des groupes &rangers (a des groupes qui, a linterieur de la meme ethnie, fonctionnent comme des castes endogames : les forgerons par exemple ou k une ethnie rkellement Ctrangere aux pratiques et croyances du groupe : les Peuls pour les Mossi par exemple ; on peut aussi donner a lenfant mossi qui part et revient un prenom peul).

    b) Au terme dune nouvelle grossesse, la femme peut aller accoucher dans une famille exterieure au patrilignage de lenfant ; Ienfant sera sur- nomme N Esclave >>, parce quil est alors comme lesclave qui peut appartenir Zt telle ou telle famille sans faire partie des lignages Ctablis.

    c) Les parents peuvent simuler la vente de cet enfant a des &rangers qui vont ensuite le leur confier pour quils lelevent ([36] p. 221-222).

    d) On peut le deposer sur un tas dordures a lexterieur, pour que des gens exterieurs a la famille le rapportent et le confient a ses parents reels ]371.

    e) On peut lui signifier quon la reconnu ou lui faire une marque (une leg&e entaille au visage ou sur loreille) pour quil sache quon le reconna~~a sil decidait de partir et de revenir et quil peut done arreter de chercher a ruser en adoptant chaque fois un nouveau deguisement (cest-a-dire quil peut garder celui-ci, done rester en vie) ([20] p. 49-50).

    f) La femme peut accoucher sur la tombe de lancbtre, le premier proprie- taire de la tour, pour calmer celui-ci, ou pour que son fetiche laide a maintenir lenfant vivant.

    g) On peut enterrer le cadavre sous un tas dordures, pour faire comme sil netait pas plus quun dechet a jeter dans lespoir que les responsables de sa mort sen desinteresseront eux aussi ([19] p. 94-96).

    h) On peut radicaliser encore l~~ation de laltkite de lenfant : par exemple, la femme Mossi qui perd successivement ses enfants ira accoucher non seulement chez des Peuls, mais dans lenclos a vaches ; done non seulement a letranger, mais aussi 18 oii vivent les animaux.

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    i) 11 est meme possible que certaines familles confient reellement lenfant ainsi menace a des &rangers.

    Ces representations continuent de fonctionner, malgre la perte, chez les persormes relativement isolees des contextes oti elles trouvent toute leur coherence, de la croyance 21 lefficacite des rituels qui leur donnent corps. Cest ainsi quelles peuvent conduire a la consultation dun psychologue. On se rend alors compte quelles jouent un role d~te~nant et massif, conscient et inconscient, dans la vie du sujet, pouvant aller jusqua participer aux motifs du choix dobjet.

    Les marts du pas&, la mart au pass6

    Agatbe D. a 30 ans, et est institutrice B Ouagadougou. Elle demande une psychotherapie (en 1997) pour des troubles de memoire qui sont apparus quatre mois plus tot, quand elle a appris que sa fillette de 10 mois est dr~panocyt~e, et qui mettent sa vie et celle de sa fille en danger, en plus des divers desagrements quils lui posent quotidiennement. Elle reussit difficilement & respecter la posologie du traitement medicamenteux prescrit a sa fille ; elle a decide de se soigner lorsquun matin, elle sest rendu compte que plusieurs cachets man- quaient darts la boite de cornprimes, et quelle avait done do, la veille, largement depasser les doses prescrites. Quand elle fait la cuisine, il lui arrive doublier de saler ses sauces, ou alors dy mettre plusieurs fois du sel, ce qui les rend immangeables. Lorsquelle prend son cyclomoteur pour faire des courses, elle a regulierement des troubles de memoire qui la conduisent a des endroits oti elle se demande ensuite, quand elle seveille a la r&litC, ce quelle y est venue chercher. Si elle Porte sa fille au dos, elle oublie de sarreter aux feux rouges ; si elle est seule en revanche, elle sarrete au feu mais oublie de repartir quand il passe au vet-t.

    Dernibrement, une femme lui a rendu visite, mais elle ne la pas reconnue tout de suite, alors quelles ont habit6 dans la meme maison pendant un an et ne se sont perdues de vue que depuis quelques mois. .(Cette amie non reconnue travaille aux imp&s ; sa fonction rappelle quil y a un prix h payer aux autorites). En plus de ces trous dans la memoire, elle a de violentes cdphalees qui lempechent pratiquement dexercer son activite professionnelle ; elle nanive plus a preparer ses tours ni a corriger les cahiers de ses ecoliers, car d&s quelle commence a travailler,

  • Lenfant mort et sa m&e en clinique afrtcaine 527

    Elle a r&e il y a trois jours quun homme, v&u de blanc et tenant un couteau a la main, entrait dans sa maison ; cet homme en suivait un autre. Elle sest reveillee en sursaut : sa fille venait de tomber du lit (elles dorment app~e~ent dans le meme lit). Elle ne sait pas qui est la personne suivie par lhomme au couteau. Cinq mois plus tot (en octobre 1996), elle avait r&C quon poignardait un de ses de sa mere (dont elle dira plus tard quelle ignore en r&tlite la nature du lien, qui nest pas de parent&, entre cet homme et sa mere) ; elle avait ensuite appris la mot-t de cet homme, survenue le jour m&me de son r&e ; mais il navait pas Cte poignarde.

    Elle nest pas mariee avec le p&e de lenfant et ils ne vivent pas ensemble ; lui travaille darts une ville a une cinquantaine de kilometres de Ouagadougou, et vient leur rendre visite une fois par semaine. Cest elle-m2me et elle seule qui a choisi les difftrents prenoms de sa fille. Bien quelle soit catbolique, elle sest referee a un livre sur les prenoms arabes pour nommer sa fille ; elle en avait dabord choisi un auquel elle avait dO renoncer a cause de linterdiction formul6e par la saeur ainee du p&-e de sa fille, qui lui awit explique que cetait un prtnom Porte-malheur, a lhistoire chargee dhorreurs. (Cttait aussi le prenom de sa meilleure amie de lycee). Elle a&t done dQ en trouver un autre qui est celui sous lequel sa fille est enregistree par ladministration. Elle a aussi appele sa fille Astrid : N celle qui vient du ciel >), explique-t-elle. Enfin, elle lui a donne un prenom de lethnie du p&e de lenfant (que nous designerons pour simplifier par le >>, qui signifie : f< Dieu est avec nous P. Les horoscopes quelle consulte regulierement lui pr&disaient, avant meme la conception de lenfant, quelle aurait une fille dans moins dun an, ce qui setait r&lisb. Elle avait voulu, en tout premier lieu, avant meme la naissanee de lenfant, lui donner le prenom de sa propre grand-mere matemelle (qui sappelle Amelie) ; mais sa fille est n&e la veille de la f&e de la Tabaski (Aid el k&k-, fete musulm~e pendant laquelle on egorge des beliers, co~~morant lacte d' Abraham tuant un belier en lieu et place de son fils) ; Amelie Ctait elle aussi n&z un jour de Tabaski, et pour cela on lappelait Kibspooko (G Femme F&e s en moor@. Le p&e d Agathe lui aussi &it decede, il y a maintenant 16 ans (en 1981), un jour de Tabaski. Cette coincidence insistante lui avait fait penser que cetait sa grand-mere qui Ctait revenue ; elle navait done pas voulu que sa fille > sa grand-mere et ne lui avait pas don& le prenom dAmt?lie. Je lui fais remarquer que lhomme en blanc avec un couteau peut rappeler un musulman se preparant a Cgorger un mouton un jour de Tabaski. La decision de nommer elle-meme lenfant avait cr& des difficult& avec des membres de la famille (mossi) de son mari. Les femmes de cette famille lavaient abreuvee de questions et de reproches, et cetait son beau-p&e qui avait dQ intervenir pour calmer les esprits, allant meme jusqua lui assurer quelle avait bien fait.

    Le patronyme d Agathe se termine par un mot qui signifie en moore (langue de la meme origine que la sienne) - je ne comprends pas cette demiere - :

  • 528 A Barry

    CC Tue-moi ! D Mais je mabstiendrai rigoureusement de lui en par-let-, et prefererai attendre quelle an&e cette signification elle-meme.

    te serpent et i'enveioppe morie Je lui demande sil lui arrivait souvent de faire des r&es premonitoires de la

    nature de celui portant sur la mot-t de son >. Actuellement, cela lui arrive rarement, mais lorsquelle preparait le Baccalaureat, une nuit, elle Ctait couchee dehors avec dautres personnes. Elle avait et6 reveillee par des tires, et avait reveille les autres pour leur dire quelle entendait des voix ; ils lui avaient alors conseille de rentrer dans la maison pour dormir. Apres avoir termine sa formation a lecole normale des instituteurs, elle avait Cte affectee dans un petit village. Une nuit oti elle commen@t a sendormir, une voix lui avait dit de se lever parce que x. Elle etait sortie et avait vu huit scorpions et un serpent noir avec un dessin blanc sur la t&e, app~emment coin& darts une fente du mur ; puis le serpent setait mis a > dans sa direction ; par bonheur, un paquet de biscuits vide tramait dehors dans lequel le serpent setait engouffre ; elle avait saisi un b&on et 1 avait tuC pendant quil sentortillait pour essayer de sortir.

    Prtkdictions, ptiinonitions

    Elle est lamee dune fratrie de cinq enfants, quatre filles et un gargon. Sa mere etait institu~ce ; apres la retraite, efle est retoumee vivre a N., la ville la plus proche du village de sa propre mere (Am&lie), et ou elle avait commence a exercer son metier avant de rencontrer Monsieur D. Apres leur mariage, le pbre avait trouve un emploi 21 Ouagadougou oB les premiers enfants sont nes. Ensuite, linstitution pour laquelle il travaillait lavait affect6 ii Fada NGourma ; le p&e y etait all6 seul, laissant sa famille a Ouagadougou, car il naimait pas Fada NGourma et ne souhaitait pas y rester trop longtemps. En 1977, il avait fini par obtenir un poste dans la ville voisine de R. oti sa famille lavait rejoint.

    Le grand-p&e patemel dAgathe Ctait un chef de village ; il avait eu beaucoup de femmes et une multitude denfants qui ne sentend~ent pas entre eux, de sorte qu' Agathe ne con&t pas bien cette famille, ny ayant et6 que deux fois. Son pkre Iy avait emmenee quand elle Ctait toute petite, et elle se souvient settlement quun frere de son p&e, celui auquel la chefferie Ctait revenue apt-es la mort de son grand-p&e, avait CgorgC un mouton a cette occasion. (Nous retrouvons ici limage de lhomme au couteau associee plus precisement au rituel observe par des hommes, en blanc pour la plupart, pendant la Tabaski ; il sagit la de lune des sources probables de la mise de cette image en rapport avec le meurtre). Ensuite, 21 14 ans, apres la mort de son p&e, Agathe etait repartie une fois dans ce village. Elle connait en revanche parfaitement bien la famille matemelle de sa grand-mere matemelle (Amelie) ; cetait la-bas que sa mere avait grandi, et elle-meme y passait la plupart de ses vacances quand etle &it encore &eve.

  • Lenfant mort et sa m&e en clinique africaine 529

    Je demande a Agathe de me parler de la grossesse. (11 est fort probable que le fait que je fus moi-meme Africain, Burkinabe, de la meme generation quelle et ayant et6 scolarisC comme elle, ait contribue a permettre cet Cchange autour de sa grossesse). Agathe consulte quotidiennement les pages des journaux consacres aux horoscopes. Elle avait lu quelle mettrait au monde une fille qui serait la reincarnation dune personne quelle avait connue dans une vie ank-ieure. Elle avait aussi souvent r&C dun vieux qui lui disait quelle aurait un enfant fragile, un enfant qui aurait particulierement besoin dCtre protege ; mais elle ignore qui Ctait ce vieux, son visage ne lui rappelait rien ; parfois, elle nentendait que sa voix car il lui pat-kit de derriere un seko (chaume tress6 servant a la confection des parois et des toits des cases). Suite a toutes ces manifestations, sa mere lui a dit que quand elle Ctait petite, chaque fois que son f&-e ou lune de ses sceurs Ctait malade, elle savait naturellement comment les guerir et se dirigeait spontanement vers des arbres dont elle cueillait les feuilles qui se revelaient ensuite benefiques pour letat de lenfant ; elle-meme nen a aucun souvenir. Quand elle Ctait petite, il lui arrivait aussi de faire des r&es premonitoires. Son p&e lui avait, pour cette raison, achete un livre sur lastrologie ; mais sa mere, chretienne pratiquante, navait pas voulu quelle le conserve. En 1994, elle avait Ccrit a des astrologues dont elle avait trouve les adresses dans des joumaux, et depuis, elle recoit regulierement des brochures. Un fret-e du p&e avait deja ce CC don de divination D et ce pouvoir de gdrir.

    Elle ne men dira pas plus parce que ce jour la, elle est venue avec sa fille et celle-ci a des quintes de toux qui semblent saccentuer depuis que sa mere a commence a Cvoquer ces pouvoirs, au point qu Agathe finit par lui dire : de demenager en toute hate a cause de conflits rep&es avec une voisine qui habite dans la mCme tour. Elle vient done la semaine dapres, sans sa fille cette fois. Je lui demande comment va celle-ci et si elle continue de tousser comme lors de notre demiere rencontre ; la toux sbtait arrC$ee d&s quelles sont sorties, et la mere pense quelle Ctait allergique a quelque chose qui se trouvait dans la piece Je lui demande des precisions sur ces voix qui lui parlent de derriere un seko et lui disent de tirer le rideau. Quand elle Ctait en classe de 4 deja, il lui arrivait dentendre des voix ; il sagit toujours de voix G sympathiques, amicales )>, des voix de personnes qui laiment bien certainement. La premiere fois, elle avait

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    suivi lappel des voix et setait retrouvee p&s dun arbre sous lequel il y avait une tombe. Deux jours plus tard, son pet-e mourait.

    Elle change de sujet et parle de la voisine, institutrice comme elle, avec laquelle elle est actuellement en conflit. Cetait nag&e lune de ses meilleures amies. Le maxi de la voisine (un instituteur) vivait alors dans une ville a 40 kilometres de Ouagadougou ; elle cornmencait seulement a travailler et navait pas beaucoup dargent ; elle avait dfi louer une maison sans Clectricite. Agathe lavait invitee a venir habiter avec elle. Plus tard, quand la situation financiere de la voisine setait amelioree, elle avait quitte la maison d Agathe pour en louer une autre dans la mCme tour. Elles sentendaient parfaitement bien alors, et Agathe traitait le fils de cette amie comme si cetait le sien. Ensuite, deux employees de pharmacie Ctaient venues habiter dans la tour. Elles passaient souvent la soiree a discuter avec Agathe. La voisine venait dengager une domestique qui ne parlait ni francais ni mossi, qui Ccoutait les conversations des trois femmes, les interpretait quand elle narrivait pas a suivre, pour les rapporter, deformees, a sa patronne. Les premiers conflits avaient commence ainsi. Lambiance continua a se degrader, le mari de la voisine (qui habite maintenant avec sa femme) sttant lui aussi mis de la partie.

    Agathe avait alors decide dinfotmer le proprietaire de la tour de son intention de demenager, de chercher une autre maison et de partir au,plus vite. Ces conflits qui duraient deja depuis plusieurs mois avaient conduit Saana (> en mossi, nom quon donne a des enfants nCs dans les circonstances particulieres expostes au debut) a conseiller Agathe de quitter la tour > qui se melait de ces disputes de femmes. Les gens diraient alors :

  • Lenfant mort et sa m&e en clinique africaine 531

    pas& comme si elles avaient tent6 de se &parer en interposant des bonnes entie elles Qui Ctait done ce Saana dont elle venait de prononcer le nom ? Son mari B elle-m2me bien sar ! (C&it la premii?re fois quelle me disait le pknom de cet homme).

    tes deux consells du p&e

    Jinvite encore Agatbe B revenir sur la voix qui lavait menCe sur une tombe, lavertissant, sans quelle ne le comprenne, de la mort prochaine de son p&e. Son p&e &it mort dun accident de la route. 11 avait effectu6 deux voyages rapprocht% B Ouagadougou, et cest en revenant du deuxi&me voyage que laccident sktait produit. Avant le premier voyage, il avait fait appeler ses enfants par un vieux pour leur donner des conseils quils devaient respecter quand il ne serait plus 18. (Japprendrai B cette occasion que la m&e et les enfants vivaient skpar6s du p&e).

    Premikrement : ils ne devraient pas chercher 2 se venger ; deuxikmement : il ne fallait pas quils kcoutent les ragots. Quelques jours ap&s &re rent& de ce premier voyage, il avait de nouveau fait appeler Agathe (1ainCe) seule cette fois pour lui kitkrer les m2mes conseils, avant dentreprendre le second voyage. Trois ou quatre jours plus tard, le car dans lequel il revenait avait rencontrd un camion sur sa route ; G la place du mort B quoccupait le pbre avait CtC CcrabouillCe. A la brigade rout&e de la gendarmerie de Ouagadougou, il y avait trois dossiers au mCme nom : celui du p&e et ceux de deux de ses f&es. Les trois f&es avaient en effet eu un accident 3 quelques mois dintervalle sur le meme axe routier ; le premier des f&es, un gendarme, sen &ait tire indemne ; le second, agent des eaux et for&s, avait 6% dans le coma pendant plusieurs semaines puis en ktait sorti avec de graves skquelles ; le troisi&me, le pbre done, Ctait mort sur le coup. Que devait-on penser de ces accidents ? En fait, le gendarme (qui navait rien eu) avait

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    voisine actuellement. La mere avait longtemps promis quelle retournerait vivre avec son mar-i, mais elle ne lavait pas fait ; ils Ctaient cependant rest& en bons termes.

    Le gendarmg voleur et mewtrier, et les marts sans identitie

    On disait que loncle gend?e etait celui qui avait td son propre p&e, le grand-p&e paternel dAgathe. A lepoque coloniale, le grand-p&e payait limpot de capitation de tous les habitants du village (dont il etait le chef). Une annee, il avait demand6 a son fils (le futur gendarme) de porter largent aux autorites ii Fada NGourma. Mais le fils avait ~016 largent. (Je demande a Agathe si son amie agent des imp&s lui avait rendu visite a son nouveau domicile, mais elle poursuit son r&it, apres un moment de silence, sans repondre 5 ma question). Apres linhumation de son p&e a Ouagadougou, Agathe et sa mere Ctaient ret&es a R. et avaient trouve la maison du p&-e compl~tement vide. Le gendarme Ctait venu avec une camionnette et avait emporte toutes les affaires dans le village dorigine du p&e pendant que la mere et les enfants Ctaient a Ouagadougou. Malgre les conseils de sa mere qui lui avait interdit daller dans ce village car elle risquerait de sy faire tuer, Agathe y etait allee pour recuperer un electrophone qui lui appartenait.

    Le pet-e lui destinait aussi, en heritage, des metaux precieux quil lui avait montres a plusieurs reprises. Ces bijoux appartenaient a des soldats de larmee coloniale, des tirailleurs senegalais, morts au combat. Leurs affaires avaient CtC rapport&es en Haute-Volta mais il ttait impossible de retrouver leur famille, parce que les noms Ctaient soit trop ma1 orthographies pour etre reconnaissables, soit inverses par rapport aux nombreux prenoms ; dautres fois encore, ces soldats avaient change de noms. Ces objets avaient CtC vendus aux encheres et cetait ainsi que le pbe setait procure ces bijoux.

    La double orfgine de fa moth

    La premiere grossesse a eu lieu en 1988, la seconde en 1995 et la troisibme en 1996. Saana est lauteur des deux demieres. Un vieux (un oncle patemel de Saana) lui avait dit que cetait > Un second vieux (un tradipraticien) lui avail predit que cette enfant la ferait . I1 avait constate une marque sur loreille de celle-ci. Saana Ctait lui-meme un enfant particulier, et, & sa naissance, on lui avait fait une petite entaille a loreille parce quon craignait quil ne meure ; cette marque existerait a la meme place sur loreille dAstrid. (Si la marque de Saana se retrouvait chez A&id, cela faisait du premier quelquun qui dtait revenu sans Ctre parti ; enfin, ce retour avait saut6 une generation puisquAstrid nest pas la sosur cadette, mais la fille de Saana).

  • Lenfant mort et sa m&e en clinique africaine 533

    La grand-mere patemelle de Saana perdait tous ses enfants. Au moment de mettre au monde le pbre de Saana, elle setait rendue sur la tombe du pbre de son mari ; cest sur cette tombe que le grand-pet-e dAstrid est ne. Elle ly avait abandonne pour senfuir. Un &ranger de passage lavait trouve la et lavait H adopt6 )> puis ramene a sa famille. (Nous retrouvons ici un nouveau saut de generation, les difficult& du mari de cette femme ti avoir des enfants vivants &ant transmises a son fils qui va, a son tour, les transmettre a son fils, lequel est le p&e d Astrid dont la vie est la plus incertaine. Le troisieme membre de la s&e est done le plus expose, De mi3me dans la serie des accidents qui vont en saggravant, seul le troisieme dont le p&e dAgathe &it la victime, sest revele mortel. Les histoires des deux familles se rencontrent encore chez Agathe par la presence de la tombe ; nous nous souvenons que la toute premiere fois ou elle a entendu la voix, celle-ci Ia conduite sur une tombe, et quensuite son p&e est mort ; ici, cest parce que la grand-mere de Saana a offert directement son fils aux morts, represent& par le grand-p&e de lenfant, que celui-ci est rest6 vivant).

    Le grand-p&e de lenfant connaissait la situation dans laquelle elle serait bien avant sa naissance, et avait pro&de h divers sacrifices ; il avait senti que les enfants voulaient venir a quatre, les trois premiers menagant de ramener Astrid avec eux si on les obligeait a repartir. Mais les sacrifices du grand-p&e avaient eu raison de leurs velleites. Agathe ajoute : G Je ne sais pas, peutdtre ai-je fait quatre avortements avant Astrid R. La premiere grossesse netant pas le fait du per-e dAstrid, je linvite a y revenir. Pendant son sommeil, la voix a dit : > Agathe a eu t&s peur et sest reveillee en criant : elle venait de faire une fausse couche. A quelque 150 mbtres de chez elle, vivait une tres vieille femme ; le lendemain matin, elle apprenait que cette vieille dtait morte dans la nuit. (Agathe a peut-&re Ctabli un lien entre cette vieille voisine pat-tie en emportant son enfant et la voisine avec laquelle les conflits ont pris une toumure irreversible au moment meme oti elle apprenait ZI accepter lirreversible maladie de sa fille).

    La maladie d Astrid a rapproche Agathe de sa mere. Elle voulait rompre avec Saana quelle rendait responsable des substances expliquant la drepanocytose de sa fille, mais sa mere lui avait conseille de

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    En tout cas, cet oncle Ctait le seul capable de faire changer davis sa mere, qui Ctait une personne t&s obstinee. Il donnait aussi beaucoup de conseils a Agathe. Peu de temps avant son d&es, il avait reuni la famille (la mere et ses enfants) pour donner des conseils dentraide et de bonne entente. (Ceci rend plausible le r&e premonitoire le concernant : tout comme le p&e lavait fait avant de mourir, loncle avait rassemble solennellement la famille pour prodiguer des conseils).

    Pendant que les entretiens avec Agathe se succedent ainsi, des conflits rep&& am&rent Saana a Cvoquer 1CventualitC dune rupture ; il va mCme jusqua dire que lenfant devrait Ctre placee darts une institution specialisCe afin que ses parents puissent definitivement se liberer lun de lautre. Elle ne craint rien de cette menace car elle sait que Saana ne pourra pas lexecuter &ant dorm6 que la justice ne lui confiera pas la garde de lenfant en cas de jugement, puisquil nest pas matie et qu Astrid est encore mineure. Elle-meme souhaite dailleurs la rupture car Saana lavait toujours tromp6e sans scrupules, lui avait pris son argent sans lui demander son avis, avait profit6 delle ; de plus, il ne participait pas aux frais du traitement medical contraignant necessite par letat de sa fille ; etc. Cest seulement maintenant quelle se trouvait suffisamment forte pour sopposer a lui.

    Lexacerbation de ces conflits semble apporter un soulagement 21 Agathe, et meme un apaisement de ses propres conflits ; les maux de t&e sestompent progressivement. Elle reussit dabord a corriger dix cahiers sans ressentir la moindre douleur, et une semaine plus tard, tous les cahiers de ses Cl&es.

    Le patrilignage du p&e : les maitres de la mort

    Bien quissue dune famille catholique tres pieuse, Agathe sabstient de pratiquer car d&s quelle commence a prier, des visions nefastes lui viennent ; elle apprend les malheurs qui vont sabattre sur des personnes chbres et elle est obligee de faire des jeunes pour quils ne se produisent pas. Elle expie done, comme si ces malheurs ne lui Ctaient pas simplement revel&, mais quelle en ttait la cause meme. Prier lui apporte ainsi trop de responsabilites : Son nom de famille (quAgathe Cvoque enfin) signifie :

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    appropriee une petite partie pour en faire un patronyme. Elle cite plusieurs noms de famille tires dune longue devise quelle dit dans sa langue avant den traduire le debut :

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    Les birarrwles du ~~~riligffage de la m&e

    Agathe a un p&nom traditionnel qui signifie a peu p&s : e Tes ennemis perdent leur temps >>. Ses smurs et son f&e en ont aussi chacun un. Elle est un peu > car ses parents maternels app~iennent a une caste de teintu~ers mossi. Au debut, les oncles et les cousins matrilateraux de sa mere navaient pas voulu que celle-ci Cpouse Monsieur D. parce que ce dernier netait pas assez riche. La mere dAgathe navait pas Cte elevee dans son patrilignage, mais dans la famille de la mere dAm&ie (la grand-mere maternelle d' Agathe). Cette mere, >. Elle avait done et6 beaucoup disputee apres son mariage avec D. A la naissance dAgathe, un des cousins de la mere lavait giflte (Agathe) en disant que cdtait sa faute si sa mere refusait de quitter D. pour quelquun de plus respectable. Un autre cousin avait apporte des gris-gris a sa mere pour quelle puisse se liberer de D. qui, a nen pas douter, lavait envoQtCe, mais elle avait tout jet6 dans les latrines.

    Apt-es que les parents d Agathe se soient separes, sa mere F :

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    regulierement de ses nouvelles par lintermediaire de lun de ses cousins qui me connaissait. Je lai revue sept mois apres 1arrCt des entretiens dans son ecole, et ai pu constater quelle avait bien repris le dessus.

    La vision rapportke par Agathe dun serpent se precipitant puis s~ento~ill~t dans une enveloppe videe de ses bonnes nou~tures pour y rencontrer (y introduire) la mort metait apparue comme une figuration pejorative de sa propre situation. Etait-ce une hallucination visuelle, une interpr&ation ult&ieure dun evenement vecu ou une fiction forgee de toutes pieces dans une tentative delaboration de ce qui lui arrivait ? Que faire de cette voix qui lavait avertie de la presence de ce serpent et des huit scorpions ? On est dans un univers culture1 ou de tels phenomenes se produisent frequemment chez des gens CC normaux B. Convenait-il dans ce cas de les considerer comme des modes dexpression culturellement adapt& ou alors comme relevant dun processus morbide ?

    Jai eu loccasion de constater que ces messages delivres par des voix exterieures arrivaient souvent a des femmes (auto-reproches se manifestant sous forme dinjures entendues en telle ou telle circonstance ou le sujet etait tout seul par exemple) qui netaient pas psychotiques, bien que chez les personnes psychotiques, la manifestation des voix puisse adopter les memes traits. Jai eu limpression quon pouvait se laisser guider, pour une lecture differentielle, par le contenu de ces messages et par la position que le sujet manifestait a leur encontre ou limpact quils avaient sur lui. Lorsque ces phenomenes constituent comme une symbolisation facilement intelligible de la representation que le sujet pouvait se faire de sa propre situation, dune auto-representation a peine deguisee, construite a partir de symboles universels ou culturels, il ma semble quils remplissaient la fonction de lelaboration symbolique de certaines pensees de r&es. En revanche lorsque ces voix simposent de mat&-e deconnectee du contexte de leur apparition (tires, moqueries, commentaires dont le contenu est a premiere vue absurde meme si le sujet, lui, connait leur sens, sans pouvoir le communiquer aux autres qui ne pourraient les comprendre), sans lien apparent avec les preoccupations du sujet et Cminemment problematiques pour lui, elles semblent ressortir du registre psychotique.

    11 y a done deux methodes diff~rentes (meme si lon nemploie jamais exclusivement lune ou lautre) dans labord dun patient : la methode s psycho- pathologique B qui consiste a partir de la semiologie pour aboutir a un ensemble nosographique ; lautre demarche, P (objectiviste) que la precedente, me semble &re la seule a meme deviter les

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    de grilles de lecture dont on sait que leur histoire se resume pour lessentiel a lhistoire de leur remaniement.

    Dans le cas dAgathe D., nous avons vu que toutes ces voix, premonitions et predictions, correspondaient a des mises en scenes fantasmees de ses difficult& permettant de rendre acceptable, a ses propres yeux, sa situation de mere qui ne peut pas garder ses enfants en vie, de mere (trous qui, cependant, ne portent pas sur le passe, mais sur la memorisation devenements actuels, de chases qui viennent detre faites ou qui sont a faire). Agathe sattelle a bien distinguer ce qui peut venir des Peres de ce qui est apporte par les meres. Le chiffre 3 symbolise le masculin dans une large par-tie de 1 Afrique, tout comme le 4 symbolise le feminin ([38] p. 28) ; Agathe montre que le 3 est particulibrement mortel : seul le 3 de la serie des accident& petit ; les membres de la 3 gCnCration des enfants particuliers sont les plus exposes a la mort : les enfants , et ce sont les 3 qui ont Ctt refoules qui cherchent a attirer vers eux le 4 ; etc. La substance la plus nefaste est done celle apportee par les hommes. Cest ce qui explique sans doute son entetement a donner seule tous les noms a son enfant, couvrant toute la realit culturelle (prenoms musulmans, chretien et traditionnel), comme sil lui fallait trouver par-la une parade a linfluence paternelle. Elle nevoquera jamais precisement ni le matrilignage de son per-e, ni le patrilignage de sa mere, ni le matrilignage du pbre de sa fille, toutes ascendances prouvant que les apports des patemels et des matemels ne sont pas specifiques a chaque sexe, purement masculins ou purement feminins, mais quils sont deja eux-memes melanges, par les croisements anterieurs dhommes et de femmes. (Limportance de ce chiffre 4 se retrouve encore dans le fait que cest 4 mois apres avoir appris la maladie de sa fille quelle a decide de consulter un psychologue, et que ses troubles disparaitront au bout de 4 mois dentretiens).

    Des theories astrologiques, culturelles, des interrogations sur lorigine de la faute, des r&es, des visions, des souvenirs se rapportant a la mort de ses ascendants vont progressivement dominer son discours. Les legendes concer- nant lorigine de son ethnie, et plus particulierement de son lignage, apporteront des elements lui permettant de theoriser une mak-ise possible de la mort ; cest en les Cvoquant quelle rira pour la premiere fois pendant les seances de consultation. De lorigine de sa fille a celle de son groupe, en passant par la sienne propre et celle de ses parents, cette X lui aura permis de situer

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    la mort a lorigine, pour pouvoir faire face aux exigences du present. Ce cheminement sest effect& a travers les representations culturelles relatives a la mort repetee denfants, auxquelles Agathe accorde quelque credit sans entre- prendre les rituels recommandes, le discours scientifique sur la drepanocytose dont la connaissance ne la detournera pas de la recherche de reponses plus symboliques, etc. La voie personnelle quelle se fraie ainsi est intimement lice a son histoire singuliere.

    Exil et double inscription

    Jetais encore sur les banes de lecole primaire a Toma en pays Samo (Burkina Faso) lorsque ma vue commen~a a baisser sous leffet de la myopie. Ma mere consulta un marabout qui expliqua que cette anomalie venait indiscutablement dun sort que mavait jet6 quelquun dont le rejeton, inscrit darts la mCme classe que moi, &it furieusement jaloux que je reussisse ma scolarite mieux que lui ; comme javais la mauvaise habitude d&tre le premier de la classe, les ennemis ne manquaient pas. Le fait que le medicament quil me donna ne produisit pas leffet escompte nebranla nullement la confiance de ma mere quant aux compdtences de ce praticien : Dieu navait pas accept& voila tout. Elle mamena voir un vieux devin Samo du village de Yaba qui neut aucune hesitation sur lorigine du trauble : cetait lautre Cpouse du p&e de ma mere qui sachamait a faire du ma1 aux enfants et petits-enfants de sa coepouse ; lexplication parut dautant plus logique a ma mere que cette belle-mere navait pas procreb ; la solution quil me donna nenleva rien a ma myopie ni a la confiance de ma mere a linfaillibilite du flair de ce devin.

    Un troisieme therapeute traditionnel fut tout aussi categorique : jetais puni pour mon etourderie ; navais-je pas joue a jeter des pierres quand je me croyais tout seul dans la browse ? Or, ces pierres avaient atteint des enfants de petits genies de la browse (noraon en samo), qui avaient decide de me retirer cette we qui ne me servait a rien ; mais il ne fallait pas sinquieter outre mesure, car lordonnance, quil fit sur-le-champ, remedierait a cette nuisance. Ce qui ne fut pas le cas. Mis devant autant dechecs flagrants, jeus alors assez daudace, esperant introduire un petit doute dans les in~branlables convictions maternelles, de lui demander, avec la toute petite voix quil convenait dadopter en loccurrence, comment elle pouvait accorder une confiance egale a ces trois bonshommes dont les diagnostics, tout aussi formels les uns que les autres, divergeaient du tout au tout, et dont les traitements restaient Cgalement inefficaces : et si ces cheres eminences racontaient tout simplement des conne- ries?

    Ma mere en resta baba et sinquieta d&s lors fort serieusement pour lavenir de la petite graine dincredulid que jetais en train de devenir ! Comment done ? Netait-il pas evident que sa maratre avait fait en sorte quun Ccolier de ma classe

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    fut suffisamment jaloux de mes r&&tats scolaires pour que son p&e, par quelque action magique, me pouss&t a aller taquiner des petits genies de la brousse ? O?I allais-je chercher de contradiction k-dedans, tout ceci netait-il pas au contraire fort bien accord6 ? Jen restai baba ! Jignore si jai communique a ma mere ce scepticisme Cpistemologique precoce, mais toujours est-il que quand je mamuse aujourdhui a linterroger sur les etiologies traditionnelles (> Formule judicieuse que jai reprise a mon compte.

    Lethnopsychiatrie culturaliste dit beaucoup de chases, beaucoup dinepties surtout [39]. Jai essay& din~od~re ces petites questions dans cette forteresse bardee de certitudes, veritable x2 tout au long de la formation que jai suivie pendant lannee 1993-1994 au Centre Georges Devereux oh je participais aux consultations de Tobie Nathan ; mais elles ont CtC toujours t&s mal accueillies. Jadhere entierement a la critique dElisabeth Roudinesco lorsquelle Ccrit que > [41]. Contrairement a ce que Tobie Nathan aime pretendre, les questions et les reserves que suscitent les theories et les consultations dethno- psychiatric ne viennent pas seulement a des personnes nayant aucune expe- rience dans cette discipline.

    Pour ce qui conceme les ~e~~~#~~~ de psychia~ie indigene que Georges Devereux invitait a Ctablir (non pas repenser les conceptions indigenes a la lumiere de la psychiatric occidentale, mais recenser les classifications que les indigenes se font de leurs troubles mentaux, leur Ctiologie speciale et la man&e dont ils traitent et guerissent ces troubles [42], ils se revelent difficiles a composer en Afrique, a moins que ce ne soit pour des groupes relativement isoles et sur lesquels la pression des influences exterieures est faible. Et meme dans le cas de ces perles rares, il faut une bonne part de cecite volontaire pour croire que les populations adherent sans reserve ni critique a toutes les explications des guerisseurs et des devins et que celles-ci sont univoques [43]. Les interpretations des malheurs sont multiples, parfois contradictoires, elles peuvent varier ~no~~rnent dun praticien g Iautre, dun info~ateur a lautre. On imagine bien quavec les transfo~ations sociales actuelles, elles soient encore plus

    N Le trait le plus manifeste de lappareil de croyance est quil vient se substituer au travail de la pen&e. La pens&e questionne, se donne des reponses limities, provrsotres. Elle est. par nature, experimentale, exploratrice, curieuse. Elle appelle la contradiction, se reflechit, polemique avec elle-m&me. Elle est laboratoire. La croyance - i&branlable, sans faille, indissuadable, mais se sachant totalement vuln&able - ne se questlonne pas. Cest quil lui faut ii tout prix perseverer dans son nonCtre de pen&e. Volontiers inquisitrice vis-a-vis des autres, elle entend se placer, quant a elle, hors de tome prise. Lappareil de croyance est we reponse (a tout), tranquille ou violente, qui anticipe tome question. >> [40]

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    diversifiees et debordent largement le cadre des front&es tribales ou des aires culturelles. Maria Teixeira montre bien comment, chez les Manjak, > Elle ajoute que > [441.

    Lanalyse dentretiens realises avec des familles vivant dans les cites moder- nes de la ville de Ouagadougou (Burkina Faso), mavait conduit au constat dun decalage patent entre les descriptions ethnographiques de la naissance et du dtveloppement de lenfant en Afrique noire et la situation des enfants qui y vivaient. Au point que la question pouvait se poser de savoir si les ethnies existaient encore dans ces cites. Comment expliquer alors les efforts deploy& par les ethnopsychiatres pour retrouver, derriere les apparences manifestees par les patients en consultation, les realit& culturelles, >, toujours a laeuvre dans le codage de leur souffrance ? Peut-Ctre par le fait que les populations rencontrees par les ethnopsychiatres vivent a lexterieur de leur pays, ce qui favoriserait chez elles une tendance a se poser comme G autres H face 21 des therapeutes qui les sollicitent uniquement dans cette voie. Lethnopsychiatrie pourrait, dans certains cas, Ctre la victime dune illusion doptique quelle-meme contribue a creer : si lon ne veut retrouver chez celui que lon accueille que ce que lon connait des particularites de son identite ethnique, il ne devrait pas Ctre trop difficile de saveugler sur le reste. Dautre part, lon sait aussi que cest essentiellement au contact de lautre que lon se decouvre autre, quitte a durcir les contours de cette identite/altCritC, surtout si lautre ne nous questionne que sur notre identite ethnique. La tendance a idealiser les

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    Zerdalia Dahoun d&A un s accrochage a lorigine s dans le fonctionnement de certaines familles immigrantes qui vouent une sincline. La voix rauque dhabitude, laisse deviner un mouvement inteme fait de bruissements. Car le Noir sait que Et-bas, en France, il y a une idee de lui qui lagrippera au Havre ou B Marseille : c Je suis Matiniquais, cest la premi& fois que je viens en France. >> [...I Le Noir entrant en France va reagir contre le mythe du Martiniquais qui-mange-les-R. Il va sen &sir, et v~~~blernent entrera en co&it ouvert avec lui. [. . . f Allons a la rencontre de lun dentre eux qui revient. Le

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