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Les animaux et la crise de panique en Grèce Marie-Claude Charpentier & Jordi Pàmias L’idée initiale de cette communication était que les liens entre cris d’animaux et crise de panique, sans constituer un véritable topos, était néanmoins, un fait connu et avéré. Pourtant, à la suite d’une interrogation des différentes sources, la moisson s’est vite révélée plus mince que prévu. Par exemple si les animaux utilisent beaucoup le cri ou la vocifération pour mettre en fuite y compris le lion dans les Fables d’Esope, le lien direct entre cri et panique n’est pas évident et même fausse la vision. Ce sont davantage les manifestations créés par l’état de panique que la crise elle-même qui se trouvent décrites, comme par exemple la fuite, la terreur qui paralyse etc. Nous avons choisi notamment des textes d’Eratosthène et de Pausanias qui abordent directement le problème. Parmi les autres textes qui pourraient être retenus parce qu’ils abordent une partie de la question, cri de l’animal ou crise de panique, nous avons aussi utilisé des fables d’Esope et un extrait de Flavius Josèphe. Nous avons volontairement éliminé tous les autres textes liant crise de panique et stratégie militaire, car ils ont déjà été très largement étudiés par Philip Borgeaud. Dans l’optique du médecin initié par l’animal, les relations entre la crise de panique chez les animaux ou déclenchée par les animaux et la médecine, posent de nombreuses questions. En effet, encore aujourd’hui un grand nombre d’ouvrages analysant la crise de panique évoquent comme éléments déclencheurs un ou des animaux, un bruit animal, ou pouvant être du registre animal, comme par exemple les cris stridents très accentués dans les aigus. Cependant, beaucoup d’auteurs reconnaissent que l’apparence est trompeuse et que ce n’est pas tant le bruit ou la vision mais un état interne de la personne qui est responsable de la crise de panique. Un état de panique qui, comme le théâtre de Fernando Arrabal, revendique cet état comme conscience supérieure du réel. Il s’agit dans ce cas bien sur de crise individuelle et non de phénomène collectif. Des écoles comme celle de Palo Alto traitant de la construction du savoir et de la personne vont même jusqu´à pratiquer une pédagogie autour de ces questions : dompter la panique, l’apprivoiser et non pas la détruire, la panique étant un élément d’humanisation tant individuel que collectif. Pour finir ce rapide tour d’horizon de l’utilisation actuelle du registre de la panique, ceux qui l’ont emprunté le plus volontiers sont les économistes. Il s’agit alors non pas de l’image individuelle de la panique mais au contraire de ses manifestations collectives. 1 La tradition mythologique grecque connaît plusieurs épisodes critiques d’agitation nerveuse attribuée au dieu Pan. L’égarement de Médée lorsqu’elle tue ses enfants (Med. 1167-1175), ou bien la passion amoureuse de Phèdre (Hipp. 142), en effet, sont considérés par Euripide comme produit de Pan ‘ou d’autres dieux’. 2 La projection extérieure d’un phénomène psychologique se 1 Voir Dupuy (1991). 2 Cf. E. Med. 1172: h] Pano;" ojrga;" h[ tino" qew'n molei'n. Le choeur de l’Hyppolite (1142 ss.), en revanche, place Pan à côté d’Hécate, les Coribants et la Déesse Mère : ejk Pano;" ei[q∆ ïÔEkavta" h] semnw'n Korubavntwn foita/'" h] matro;" ojreiva".

"Les animaux et la crise de panique en Grèce antique"

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Pan et panique

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Les animaux et la crise de panique en Grèce

Marie-Claude Charpentier & Jordi Pàmias

L’idée initiale de cette communication était que les liens entre cris d’animaux

et crise de panique, sans constituer un véritable topos, était néanmoins, un fait connu et avéré. Pourtant, à la suite d’une interrogation des différentes sources, la moisson s’est vite révélée plus mince que prévu. Par exemple si les animaux utilisent beaucoup le cri ou la vocifération pour mettre en fuite y compris le lion dans les Fables d’Esope, le lien direct entre cri et panique n’est pas évident et même fausse la vision. Ce sont davantage les manifestations créés par l’état de panique que la crise elle-même qui se trouvent décrites, comme par exemple la fuite, la terreur qui paralyse etc.

Nous avons choisi notamment des textes d’Eratosthène et de Pausanias qui abordent directement le problème. Parmi les autres textes qui pourraient être retenus parce qu’ils abordent une partie de la question, cri de l’animal ou crise de panique, nous avons aussi utilisé des fables d’Esope et un extrait de Flavius Josèphe. Nous avons volontairement éliminé tous les autres textes liant crise de panique et stratégie militaire, car ils ont déjà été très largement étudiés par Philip Borgeaud.

Dans l’optique du médecin initié par l’animal, les relations entre la crise de panique chez les animaux ou déclenchée par les animaux et la médecine, posent de nombreuses questions. En effet, encore aujourd’hui un grand nombre d’ouvrages analysant la crise de panique évoquent comme éléments déclencheurs un ou des animaux, un bruit animal, ou pouvant être du registre animal, comme par exemple les cris stridents très accentués dans les aigus. Cependant, beaucoup d’auteurs reconnaissent que l’apparence est trompeuse et que ce n’est pas tant le bruit ou la vision mais un état interne de la personne qui est responsable de la crise de panique. Un état de panique qui, comme le théâtre de Fernando Arrabal, revendique cet état comme conscience supérieure du réel. Il s’agit dans ce cas bien sur de crise individuelle et non de phénomène collectif. Des écoles comme celle de Palo Alto traitant de la construction du savoir et de la personne vont même jusqu´à pratiquer une pédagogie autour de ces questions : dompter la panique, l’apprivoiser et non pas la détruire, la panique étant un élément d’humanisation tant individuel que collectif. Pour finir ce rapide tour d’horizon de l’utilisation actuelle du registre de la panique, ceux qui l’ont emprunté le plus volontiers sont les économistes. Il s’agit alors non pas de l’image individuelle de la panique mais au contraire de ses manifestations collectives.1

La tradition mythologique grecque connaît plusieurs épisodes critiques

d’agitation nerveuse attribuée au dieu Pan. L’égarement de Médée lorsqu’elle tue ses enfants (Med. 1167-1175), ou bien la passion amoureuse de Phèdre (Hipp. 142), en effet, sont considérés par Euripide comme produit de Pan ‘ou d’autres dieux’.2 La projection extérieure d’un phénomène psychologique se

1 Voir Dupuy (1991). 2 Cf. E. Med. 1172: h] Pano;" ojrga;" h[ tino" qew'n molei'n. Le choeur de l’Hyppolite (1142 ss.), en revanche, place Pan à côté d’Hécate, les Coribants et la Déesse Mère : ejk Pano;" ei[q∆ ïÔEkavta" h] semnw'n Korubavntwn foita/'" h] matro;" ojreiva".

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matérialise donc dans la forme concrète d’un dieu. Voilà peut-être un bon exemple que Martin P. Nilsson aurait aimé citer lorsqu’il accusait les héros homériques d’ ‘instabilité psychique’ (psychische Labilität).

Pourtant, comme l’a souligné Philippe Borgeaud,3 les textes historiques, mythologiques et scientifiques témoignent de la crise de panique comme un phénomène non individuel mais surtout collectif, et concrètement qui se produit dans un contexte militaire.4 Ainsi plusieurs spécialistes antiques en stratégie et technique militaires se sont occupés de la panique qui saisit le campement, l’agite et le jette dans la folie. On a encore désigné des stratégies pour provoquer ou pour neutraliser une telle crise (cf. Aen.Tact. XXVII).

Néanmoins, même si la crise de panique peut être artificiellement

déclenchée, les Grecs n’ont jamais mis en cause l’étroit rapport entre Pan et la panique. Seule la philologie moderne a suggéré que le rapport entre panikovn ou paneion et Pavn peut constituer une étymologie populaire.5 Or, s’il s’agit effectivement d’une parétymologie, cela prouverait que la mentalité des anciens a établi un lien très étroit entre le dieu Pan et l’effroi soudain et incontrôlable. Donc, il n’est pas étonnant que les crises de panique historiquement déterminées aient eu lieu le plus souvent près d’une grotte dédiée au dieu Pan.6 Cette connexion idéologique associant Pan à la panique a constitué l’objet d’étude de Philippe Borgeaud : une source originelle de panique a été identifiée dans l’écho, la voix déformée, indistincte et inarticulée procédant du contexte sylvestre de Pan et des nymphes (voir le mythe étiologique de Pan et la Nymphe Écho).7 Aujourd’hui, la relation entre l’écho et la panique semble, donc, acquise.

De notre côté, nous nous proposons de nous concentrer sur les animaux et

leurs sons caractéristiques (braiement des ânes, stridence de la coquille, bruit de sabot du cheval au galop) dans le déclenchement d’une crise telle que la panique. Notre analyse prendra appui sur des textes qui d’une manière directe ou détournée expriment un contenu mythographique ou historique. Qu’il s’agisse de textes littéraires, inscriptions ou restes physiques, chacun d’eux pour l’helléniste historien ou le philologue classique participe d’un système de représentation qui les informe –dans le sens où il leur donne une forme.

L’ensemble des représentations sera reconstruit avec deux textes

d’Eratosthène, un passage de Pausanias et plusieurs fables d’Esope. Qui sont les protagonistes dans ces crises de panique ? Comment sont-elles déclenchées ? Quel est leur déroulement ? Quels sont les effets secondaires de la crise sur l’individu seul et/ou sur le groupe ?

Texte 1/

3 Dans son article sur Pan dans le Dictionnaire Bonnefoy (1981), et dans ses Recherches sur le dieu Pan de 1979 [1988]. 4 Cf. Polyaen. I 2 ; voir Launey (1950, 931 ss.). 5 Cf. Harrison (1926). 6 Cf. Borgeaud ([1981] 1996, 427). 7 Cf. Borgeaud [1988], 90 ss.

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Kalountai dev tine" aujtwn ajstevre" “Onoi, ou}" Diovnuso" ajnhvgagen eij" ta; a[stra. e[sti de; aujtoi`" kai; Favtnh paravshmon: hJ de; touvtwn iJstoriva au{th: o{te ejpi; Givganta" ejstreteuvonto oiJ qeoiv, levgetai Diovnuson kai; ”Hfaiston kai; Satuvrou" ejpi; o[nwn poreuvesqai: ou[pw de; eJwramevnwn aujtoi`" twn Gigavntwn plhsivon o[nte" wjgkhvqhsan oiJ o[noi, oiJ de; Givgante" ajkouvsante" th`" fwnh`" e[fugon: dio; ejtimhvqhsan ejn tw/ Karkivnw/ ei\nai ejpi; dusmav".8

Dans le chapitre XI des Catastérismes, Eratosthène nous présente un épisode où les Géants s’enfuient en entendant les braiements inattendus des ânes (wjgkhvqhsan oiJ o[noi, oiJ de; Givgante" ajkouvsante" th`" fwnh`" e[fugon). Le texte des Catastérismes, sans parallèle dans la littérature grecque, est apparemment, une construction d’Eratosthène lui-même.9 Mais il ne s’agit pas d’une élaboration artificielle, ébauchée à l’écart de la tradition. En effet, le récit d’Eratosthène correspond à un schéma narratif bien connu : par exemple, les braiements des ânes éveillent Vesta (cf. Lact. Inst. I 21) ou Lotis (Ov. Fast. I 433), qui fuit effarouchée par un Priape lascif. D’après un épisode transmis par Pausanias (X, 18, 4), ce sont les braiements d’un âne qui permettent aux Ambraciens d’échapper au guet-apens des Molosses.

De surcroît, Euripide témoigne déjà la participation de Dionysos, avec les Silènes, à la Gigantomaquie.10 On se trouve, donc, dans le cadre des batailles cosmogoniques qui mettent face à face les forces ‘anciennes’ (comme les Géants) aux forces ‘nouvelles’ (les Olympiens) avant que ne s’établisse le nouvel équilibre propre à la souveraineté olympienne.

Texte 2/ Dans le chapitre XXVII des Catastérismes Eratosthène semble emprunter un

extrait de l’ouvrage du philosophe Epiménide de Crète. Dans ce passage, ce sont cette fois les Titans qui fuient effrayés par l’écho panique du mollusque (ou|to" de; dokei` euJrei`n to;n kovclon... o} oiJ Titane" e[fugon).

ou|to" de; dokei` euJrei`n to;n kovclon, ejn w/| tou;" summavcou" kaqwvplise dia; to; tou h[cou Paniko;n kalouvmenon, o} oiJ Titane" e[fugon: paralabw;n de; th;n ajrch;n ejn toi" a[stroi" aujto;n e[qhke kai; th;n ai\ga th;n mhtevra: dio; de; to;n kovclon ejn th`/ qalavssh/ <euJrei`n> paravshmon e[cei ijcquvo" <oujravn>.11

Alors que les Géants échappent aux braiements des ânes (texte 1), les

Titans fuient en entendant le bruit de la coquille. Ce bruit, comme les hurlements des ânes, semble évoquer, donc, une dimension cosmique, lorsque le son inarticulé produit par ces animaux distingue nettement les forces olympiennes des préolympiennes. En effet, la stridence du coquillage / trompette n’a pas le même signifié pour les uns et pour les autres. Tandis que

8 Eratosth. Cat. XI, éd. Pàmias. 9 Cf. Pàmias (2004). 10 Le motif qui associe l’âne avec Dionysos, les Satyres et Héphaïstos est bien attesté par l’iconographie (cf. LIMC, s.v. “Dionysos”, 384, 388, 394, 397, 549, 552, 565, 567). 11 Eratosthène, Cat. XXVII, éd. Pàmias [= Epiménide, FGH 457F18 = FVS 3B24].

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les Titans fuient effarouchés, ce bruit signifie pour les Olympiens un appel aux armes (tou;" summavcou" kaqwvplise) pour combattre les forces cosmiques ‘anciennes’.12

Il s’avère donc que c’est l’herméneutique du bruit animal, au moins

partiellement, qui contribue à consacrer le divorce entre la société olympique, bien articulée et organisée autour de Zeus, et les forces du désordre préolympique. Cette constatation nous invite à explorer le régime linguistique en vigueur pendant l’Age de Cronos. Ce dieu est caractérisé par une ambiguïté à peine irréductible : accusé de parricide, infanticide, cannibalisme et illégalité, il est souvent considéré un basileuv", un roi qui gouverne en paix, justice et prospérité une société opulente et prolifique.13 Or, cette ambiguïté est reproduite, à son tour, au niveau sociolinguistique : l’Age d’Or de Cronos suggère une période idyllique dans laquelle tout le monde, y compris les animaux, parlait la même langue. Mais, en même temps, elle nous projette dans une époque pre-civilisée où les hommes, qui à l’origine ne possédaient pas un langage exclusif comme s’ils étaient des animaux sauvages, avaient appris petit à petit à communiquer entre eux.

Quoi qu’il en soit, cet Age d’Or, où les dieux, les hommes et les animaux,

même la nature inanimée, partageaient un code linguistique universel, est caractérisée par une vie en commun et une coexistence pacifique et harmonieuse. Quelques sources (cf. Call. fr. 192 Pfeiffer) affirment explicitement qu’après l’Age de Cronos, Zeus enleva le langage aux animaux pour le céder aux hommes. Certains récits mythiques fournissent des explications à la dissolution de ce monolinguisme prébabélique idéal : mais la perte du langage des animaux coïncide toujours avec la fin d’un Age d’Or idyllique.14 Cette rupture est d’autant plus nette que la tradition grecque, déjà chez Homère, met côte à côte, sur un pied d’égalité de façon explicite, la diète alimentaire et la parole comme les critères qui distinguent les hommes des animaux : les hommes possèdent une langue articulée (aujdhvente"), par opposition à la voix indistincte des animaux, de la même façon qu’ils mangent du pain et de la viande cuite par opposition à la viande crue des animaux –ou au cannibalisme de Poliphème.15

Dès ce point de vue, à côté de la séparation entre le langage des hommes et

des animaux, les épisodes analysées aujourd’hui, ceux des ânes et les Géants et ceux de la coquille et les Titans, paraissent sanctionner la rupture entre la souveraineté des dieux préolympiques (‘anciens’) et les Olympiens (‘récents’). Le divorce entre les deux générations a donc été consommé moyennant l’établissement de deux codes linguistiques distincts et intraduisibles. Avec leur langage privé, et irréductible au langage humain, les animaux (et la coquille, qui est inanimée, mais aussi animale) paraissent rester confinés à l’incommunication –par rapport aux forces préolympiques, et par rapport aux

12 Il s’agit, soit dit en passant, du même instrument utilisé par le trompeteur d’Hector et d’Enée, Misenos.12 Dans autres contextes, la coquille est utilisée encore pour convoquer les bergers pour qu’ils s’équipent pour protéger leurs troupeaux (cf. E. IT 301-305). 13 Cf. notamment Versnel (1987). 14 Cf. Gera (2003, 29-32). 15 Voir Gera (2003, 8-11).

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dieux et aux hommes. Mais surtout, avec leur voix, ils parviennent à établir un nouveau régime linguistique, distinct du monolinguisme de l’Age d’Or : la panique des Géants et des Titans semble, en définitive, une première réponse a une certaine nostalgie prébabélique.

Si l’on prend maintenant un exemple tiré des fables d’Esope, la question du

langage des animaux est d’emblée biaisée. En effet ce sont des textes où les animaux parlent, ils parlent le langage articulé des humains mais aussi leur langage propre celui du cri animal. Curieusement, ce qui est évoqué alors ce n’est pas la panique mais l’effroi, la peur suscitée par ces cris. Double registre, inversion quelquefois car certains animaux d’aujourd’hui étaient précisément des humains qui ont démérités et sont devenus des animaux comme la fourmi par exemple ou bien des humains qui, ont été tellement conquis par la voix harmonieuse des cigales qu’ils sont devenus eux-mêmes des cigales perdant à tout jamais leur figure humaine.

Pour cet exposé nous avons retenu trois récits, deux concernent des ânes et le dernier reprend une situation analogue où cependant les protagonistes ont changé, en lieu et place de l’âne se retrouve le taureau.

Texte 3/

“En tini ejpauvlei o[no" kai; ajlektruw;n h\san. Levwn de; limwvttwn, wJ" ejqeavsato to;n o[non, oi|ov" te h\n eijselqw;n kataqoinhvsasqai. Para; de; to;n yovfon tou ajlektruovno" fqegxamevnou katapthvxa" (fasi; ga;r tou;" levonta" ptuvresqai pro;" ta;" twn ajlektruovnwn fwnav") eij" fugh;n ejtravph. Kai; oJ o[no" ajnapterwqei;" kat∆ aujtou, ei[ge ajlektruovna ejfobhvqh, ejxh`lqen wJ" ajpodiwvxwn aujtovn. ÔO de;, wJ" makra;n ejgevneto, katevfagen aujtovn.16

Un lion affamé poursuit un âne mais effrayé par les cris d’un coq il

abandonne sa proie potentielle, celui-ci oubliant sa faiblesse et sa position de proie désignée –ce n’est pas lui qui est à l’origine de la frayeur du lion–, n’hésite pas à braver le lion qui, du coup, peut finir sa chasse honorablement. Dans cet épisode nous supposons que la frayeur du lion peut être assimilée à une crise de panique car comme tous les animaux lui le lion fuit. Situation d’autant plus intéressante que cette fuite est directement motivée par les cris du coq –toutes les autres occurrences dans les fables font le lien entre effraiement et fuite, cela quelque soit l’animal en cause, le lion comme les autres animaux fuit et exprime la nécessité de la fuite, n’en déplaise au traducteur qui préfère utilise l’euphémisme du trouble. Panique du lion qui l’affecte seul mais qui suscite de façon symétrique l’exaltation de l’âne. Une exaltation qui renverse les rôles et qui lui fait croire que sa puissance est équivalente a celle du lion.

Dans ce texte, la question essentielle en dehors de celle de la nécessaire survie du lion, est celle des moyens de la chasse et dans ce registre le cri est un moyen de chasse efficace même lorsque le chasseur est un lion et que le chassé un âne. Comment relier ce récit avec les précédents ? La force de l’âne dans cette fable est-elle hérite de celle construite en rapport avec les Titans ?

16 Aesop. LXXXII (269, éd. Chambry).

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Considérés le plus souvent comme des textes très anciens, les fables peuvent sans aucun doute renvoyer au temps d’avant celui où prévaut l’ordre de Cronos. Sans revenir sur la discussion du statut du texte fabulistique, récit, discours exemplaire, mythe – ainos, logos , muthos – nous pouvons questionner autrement le texte : y a t-il corrélation, continuité entre la citation d’Eratosthène et ces fables ? Si l’on considère l’épisode comme un élément du mythe alors peut-être sa présence ou sa permanence dans les fables fait partie d’un fonds commun à l’époque antique. Le braiement des ânes, hors du contexte précis de l’élevage et de l’agriculture étant considéré comme un signal d’alerte. Cela pose également la question de l’importance sociale et de ses liens avec le domaine sociolinguistique. En effet, ce n’est pas spécifiquement le braiement de l’âne puisque nous parlions du cri du coq mais c’est ce cri du coq, cri signal qui introduit l’inversion possible de la domination. Le cri n’étant pas interprété par l’âne comme le moteur de la fuite du lion. C’est donc bien la description en filigrane de la crise de panique qui s’empare du lion. Vision que l’âne relie avec la possibilité pour lui de se tailler si j’ose dire la part du lion ! Oubliant par là même son infériorité et se faisant dévorer pour n’avoir pas su contenir son exaltation toute personnelle et avoir oublier sa vraie place, celle de proie. Panique pour l’un, exaltation de l’autre, deux manières individuelle de vivre la même crise.

Texte 4/

Levwn kai; o[nwn koinwnivan pro;" ajllhvlou" poihsavmenoi ejxh`lqon ejpi; qhvran. Genomevnwn de; aujtwn katav ti sphvlaion ejn w/| h\san ai\ge" a[griai, oJ me;n levwn pro; tou stomivou ta;" ejxiouvsa" parethreito, oJ de; eijselqw;n ejnhvlatov te aujtai" kai; wjgkato ejkfobein boulovmeno". Tou de; levonto" ta;" pleista" sullabovnto", ejxelqw;n ejpunqavneto aujtou` eij gennaivw" hjgwnivsato kai; ta;" ai\ga" eu\ ejdivwxen. ÔO de; ei\pen: ∆All∆ eu\ i[sqi o{ti kajgw; a[n se ejfobhvqhn, eij mh; h[/dein se o[non o[nta.17

Situation bien différente cette fois, car comme au temps de Cronos, le lion et

l’âne vivent en bonne intelligence. Associés pour chasser (cette association fait l’objet de plusieurs fables), l’âne se fait rabatteur effrayant par ses braiements mais aussi ses ruades des chèvres pourtant sauvages – aiges agriai – afin que le lion n’ai plus qu’à les saisir. Ses braiements produisent le même effet que sur les Géants : affolement et fuite des chèvres, cependant, le parallèle ne s’arrête pas là, car lorsque la plupart des chèvres furent prises l’âne veut faire reconnaître, authentifier ? sa vaillance. Le lion souligne alors que la parenté initiale a été rompue, lui-même aurait été terrifié s’il n’avait pas su qu’il était un âne !

Dans la crise de panique, la voix, le cri, le braiement en l’occurrence est l’élément déclencheur : Cette crise se solde toujours par la fuite. Une fuite irraisonnée car logiquement des chèvres même sauvages ne constituent pas la nourriture habituelle des ânes. On ne peut pas soutenir non plus que la disproportion de taille entre chèvres et âne serait l’explication car, dans une autre fable (217), le taureau confronté lui aussi dans une grotte à des chèvres sauvages n’émet pas de cris effrayants, il résiste à leurs assauts et endure les coups pour ne pas avoir à se faire dévorer par le lion qui l’attend devant la grotte. Il s’agit bien alors d’autre chose, le rapport de force âne/ chèvres

17 Aesop. CLI (208, éd. Chambry).

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sauvages –notons en passant que l’âne est seul alors que les chèvres sont regroupées– se renverse à partir du braiement comme si l’âne par ce cri devenait surpuissant et invincible.18 Cette puissance décuplée par le braiement nous rappelle le contexte de la guerre. Ce cri d’une efficacité totale crée même chez d’autres animaux qui ne devraient rien avoir à craindre de l’âne, une situation de panique et de fuite mortelle.

Cette crise de panique collective pour les chèvres assure la survie logique au sens de ordre prédateur/proie du lion alors que le braiement intempestif de l’âne remet, lui, en cause ce même ordre « logique », car la parenté réelle de l’âne et des chèvres tous deux herbivores ne fait pas de doute.

Revenons à la seconde conclusion, l’âne ne se contente pas de cette transformation momentanée, il l’a fait valider par l’énonciation du lion qui avoue lui-même sa terreur, une terreur régulée car il savait –au sens de l’expérience concrète– que ce n’était qu’un âne. Cependant, on a déjà vu avec le cri du coq que la taille et l’importance physique de l’animal n’a rien à voir avec le cri et les effets qu’il peut produire.

Texte 5/

kai; oiJ me;n ejstratopedeuvsanto e[nqa nu;x katelavmbanen ajnacwrounta": ejn de; th`/ nukti; fovbo" sfivsin ejmpivptei Panikov": ta; ga;r ajpo; aijtiva" oujdemia" deivmata ejk touvtou fasi; givnesqai. ejnevpese me;n ej" to; stravteuma hJ tarach; peri; baqei`an th;n eJspevran, kai; ojlivgoi to; kat∆ ajrca;" ejgevnonto oiJ paracqevnte" ejk tou nou, ejdovxazovn te ou|toi ktuvpou te ejpelaunomevnwn i{ppwn kai; ejfovdou polemivwn <aijsqavnesqai>.19 meta; de; ouj polu; kai; ej" a{panta" dievdra hJ a[noia. ajnalabovnte" ou\n ta; o{pla kai; diastavnte" e[kteinovn te ajllhvlou" kai; ajna; mevro" ejkteivnonto, ou[te glwvssh" th`" ejpicwrivou sunievnte", ou[te ta;" ajllhlwn morfa" ou[te twn qurewn kaqorwnte" ta; schvmata: ajlla; ajmfotevrai" tai`" tavxesin oJmoivw" uJpo; th`" ejn tw/` parovnti ajnoiva" oi{ te a[ndre" oiJ ajnqhesthkovte" ei\naiv sfisin ”Ellhne" kai; aujtoi; kai; ta; o{pla ejfaivnonto kai; ÔEllavda ajfievnai th;n fwnhvn, h{ te ejk tou qeou maniva plei`ston ejxeirgavsato uJp∆ ajllhvlwn toi`" Galavtai" to;n fovnon.20

Le troisième texte qu’on vous propose est un passage de Pausanias à base historique.21 Il s’agit de la défaite des Gaulois à Delphes. Contrairement aux textes 1 et 2, ce passage de Pausanias, comprenant au même temps des éléments historiques et fictives, n’est pas placé dans le cadre mythique des combats cosmogoniques. Cependant, l’agression des Gaulois contre Delphes est aperçue par les Grecs comme une lutte contre les forces barbares et menaçantes du désordre. Dans la mentalité grecque elle peut, par conséquence, être comparée et se correspondre aux luttes préolympiques. Quoi qu’il en soit, la stridence des animaux semble à nouveau toucher uniquement une des deux factions, c’est à dire, le camp barbare, le seule

18 À Dréros, existe un mois des grands hurlements Hyperboios qui coïncide avec la fête des Hyperboia (cf. Sébillotte-Cuchet, 2003, 214). 19 Supplée (addition superflue) par Musurus. 20 Paus. X, 23, 7-8, éd. Rocha-Pereira. 21 Cependant, comme le reconnaît Borgeaud (1988, 90), « history here shades into legend ».

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sensible au son inarticulé et impénétrable des sabots des chevaux. Il faut donc souligner deux idées :

i) La tarachv ‘agitation’ ne concerne qu’une des deux factions, les barbares,

qui interprètent le bruit des animaux –c’est à dire, le bruit de sabots de chevaux– selon un code linguistique particulier. La ‘voix’ des animaux consacre la séparation entre grecs et barbares, comme elle sépare aussi les olympiens des préolympiens.

ii) La crise de panique se traduit par une confusion linguistique. Les barbares

ne reconnaissent pas leur propre langage et croient entendre leurs camarades parler grec, ce qui aboutira à une boucherie mutuelle des Gaulois à grande échelle (e[kteinovn te ajllhvlou" kai; ajna; mevro" ejkteivnonto, ou[te glwvssh" th`" ejpicwrivou sunievnte"): « ils ont combattu contre eux-mêmes, sans comprendre leur langue maternelle ». La panique entraîne donc une dissolution du code linguistique au sein même du collectif et menace de régression vers la société précivilisée.22

Ainsi, par exemple, Flavius Josèphe (I. BI V 291-295) atteste un épisode

significatif situé pendant la campagne des légions romaines contre les Juifs. Dès que l’alarme a saisi le campement et lorsque « personne ne pouvait dire ce qui était arrivé, les Romains se portaient de divers côtés, dans le plus grand désarroi. Comme aucun ennemi ne paraissait, ils avaient peur les uns des autres, et chacun s’empressait de demander à son voisin le mot de passe, comme si les Juifs s’étaient introduits dans le camp ».

Conclusion : 1. La pensée religieuse antique semble donc avoir noué un solide lien

idéologique entre la crise linguistique (déclenchée par la voix, ou le bruit, animal) et la crise de panique. Comme l’a souligné Philippe Borgeaud,23 la perte du sens de pertinence à une certaine communauté (et on peut ajouter une communauté linguistique) est un aspect essentiel du phénomène collective de la panique.

2. Alors que nos interrogations initiales portaient sur les cris des animaux et

leurs liens avec la crise de panique, ce n’est pas tant vers le médecin que vers le sociologue ou l’anthropologue que nous conduit cette recherche. La panique, pensée dans le cadre spécifique de l’organisation et de la représentation du monde, participe des éléments primordiaux, fondateurs de l’ordre cosmique sans toutefois rendre impossible son renversement. La crise de panique touche indifféremment les « dits puissants » et les « pseudo-faibles », elle

22 Assez significativement, les techniciens de stratégie militaire, lorsqu’ils proposent des mécanismes pour neutraliser les effets de la panique, insistent comme ressource sur les sunqhvmata ‘mots de passe’, redoublés en parasunqhvmata ‘contre-signes’ pour que les troupes soient capables de reconnaître leurs propres camarades et puissent ainsi inhiber l’expansion de la panique (cf. Aen.Tact. XXI et XXV). Dans ce contexte, le mot de pas s’avère comme un antidote pour endiguer les effets dissolvants de la panique. 23 Cf. Borgeaud (1988, 90).

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introduit la confusion et brouille momentanément le jeu social qui devient alors hors de contrôle, les règles étant alors inopérantes.

3. Les crises de panique et les crises linguistiques afférentes, sont en

rapport avec l’organisation du monde, du cosmos, l’analyse doit alors être menée du point de vue anthropologique ou sociologique. Si l’on cherche des parallèles avec des mythes existants dans d’autres aires culturelles, on trouve dans les légendes de Patagonie actuelle, un mythe d’explication pour les météorites. Dans ce récit, pour avoir momentanément troqué sa forme humaine contre une forme animale et dans une crise de panique sans précédent, Taamscha perd son fils bien-aimé et ne trouve d’ issue à son chagrin que dans une transformation définitive en météorite (rapport vivant/ inerte cf. coquillage).

4. Les épisodes que l’ont vient d’analyser montrent que dans l’imaginaire

grec, la panique et ses manifestations n’ont jamais été une préoccupation centrale du point de vue médical. Il ne s’agit pas tant d’éviter la crise de panique individuelle que d’endiguer ses manifestations dans l’ordre du langage et du monde social. En effet, dans la littérature militaire les parades proposées à la panique sont en rapport avec le langage, notamment pour préparer tout risque de crise de panique, la répétition du mot de passe ou le chant du péan peut surseoir à ses manifestations mais également, lorsque la crise s’est déclenchée c’est encore le langage qui peut permettre a la troupe de se réorganiser au plus vite. Ce rapport au langage, affiche la nécessité permanente de dire et redire son rapport au monde sans cesse réitérée est alors synonyme de la condition humaine qui pour le demeurer doit mettre à distance et Cronos et les crises de panique.

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