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 Archives de sciences sociales des religions 116 (octobre - décembre 2001) Varia .................. ................. .................. .................. ................. ............................................................................................................................ ................. .................. .................. ................. ...... Marlène Albert-Llorca Les apparitions et leur histoire .................. ................. .................. .................. ................. ............................................................................................................................ ................. .................. .................. ................. ...... Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue, l'auteur et la référence du document.  T oute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l' éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV). .................. ................. .................. .................. ................. ............................................................................................................................ ................. .................. .................. ................. ...... Référence électronique Marlène Albert-Llorca, « Les apparitions et leur histoire »,  Archives de sc iences sociales d es religions [En ligne], 116 | octobre - décembre 2001, mis en ligne le 08 novembre 2013, consulté le 09 novembre 2013. URL : http:// assr.r evues.org/539 ; DOI : 10.4000/assr.539 Éditeur : Éditions de l'École des hautes études en sciences sociales http://assr.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://assr.revues.org/539 Ce document est le fac-similé de l'édition papier. Archives de sciences sociales des religions

Les apparitions et leur histoires

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Depuis le milieu du XIXe siècle, les cas d’apparitions mariales semblent s’êtremultipliés de façon impressionnante : on en a recensé une centaine au XIXe siècle et plus de quatre cents le siècle suivant. Certains théologiens ont interprété ce foisonnement comme le résultat d’une volonté divine : Dieu confèrerait désormais à sa Mère, et non plus à des prophètes, le soin de transmettre ses messages aux hommes.

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  • Archives de sciences socialesdes religions116 (octobre - dcembre 2001)Varia

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    Marlne Albert-Llorca

    Les apparitions et leur histoire................................................................................................................................................................................................................................................................................................

    AvertissementLe contenu de ce site relve de la lgislation franaise sur la proprit intellectuelle et est la proprit exclusive del'diteur.Les uvres figurant sur ce site peuvent tre consultes et reproduites sur un support papier ou numrique sousrserve qu'elles soient strictement rserves un usage soit personnel, soit scientifique ou pdagogique excluanttoute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'diteur, le nom de la revue,l'auteur et la rfrence du document.Toute autre reproduction est interdite sauf accord pralable de l'diteur, en dehors des cas prvus par la lgislationen vigueur en France.

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    Rfrence lectroniqueMarlne Albert-Llorca, Les apparitions et leur histoire, Archives de sciences sociales des religions [En ligne],116|octobre - dcembre 2001, mis en ligne le 08 novembre 2013, consult le 09 novembre 2013. URL: http://assr.revues.org/539; DOI: 10.4000/assr.539

    diteur : ditions de l'cole des hautes tudes en sciences socialeshttp://assr.revues.orghttp://www.revues.org

    Document accessible en ligne sur : http://assr.revues.org/539Ce document est le fac-simil de l'dition papier.Archives de sciences sociales des religions

  • Arch. de Sc. soc. des Rel., 2001, 116 (octobre-dcembre) 53-66Marlne ALBERT LLORCA

    LES APPARITIONS ET LEUR HISTOIRE

    propos de :

    BARNAY (Sylvie), Le Ciel sur la terre. Lesapparitions de la Vierge au Moyen ge, Paris, Cerf,1999, 239 p. (bibliogr., index, illustr., glossaire).

    HARRIS (Ruth), Lourdes. La grande histoire desapparitions, des plerinages et des gurisons, Paris,J.C. Latts, 2001, 593 p. (bibliogr., illustr.) (trad. deMarie-Lise Hiaux-Heitzmann) (d. or. Lourdes. Bodyand Spirit in the Secular Age, Londres, The PenguinPress, 1999).

    CHRISTIAN (William A.Jr.), Visionaries. The SpanishRepublic and the Reign of Christ, Berkeley, Universityof California Press, 1996, 544 p. (bibliogr., index,illustr., cartes, annexes) 1.

    Depuis le milieu du XIXe sicle, les cas dapparitions mariales semblent stremultiplis de faon impressionnante : on en a recens une centaine au XIXe sicleet plus de quatre cents le sicle suivant 2. Certains thologiens ont interprt ce foi-sonnement comme le rsultat dune volont divine : Dieu confrerait dsormais sa Mre, et non plus des prophtes, le soin de transmettre ses messages aux hom-mes 3. Les historiens y ont plutt vu une invite mettre en perspective les appari-tions de lpoque contemporaine en sinterrogeant sur leur pass. Si nous pensons

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    1 Le livre de W.A. CHRISTIAN a t traduit en espagnol et publi sous le titre : Las visiones deEzkioga. La segunda Repblica y el reino de Cristo (Barcelona, Ed. Ariel, 1997). Cest cette traductionque jai lue et laquelle je renvoie.

    2 Ces chiffres sont cits par Joachim BOUFLET et Philippe BOUTRY dans Un signe dans le ciel. Lesapparitions de la Vierge. Paris, Grasset, 1997, p. 205. Louvrage est une anthologie commente de tex-tes sur les apparitions. Il couvre la priode qui va du XVe au XXe sicle.

    3 Ce type dinterprtations est cit par B. BILLET Le fait des apparitions non reconnues par lglise ,in Joaquim-Maria ALONSO, Bernard BILLET, Boris BOBRINSKOY, Ren LAURENTIN, Marc ORAISON : Vraies etfausses apparitions dans lglise, Paris-Montral, ds P. Lethellieux, ds Bellarmin, p. 5. Cette concep-tion saccompagne de lide que les apparitions mariales de lpoque contemporaine formeraient unechane ou une suite , chacune apportant une partie dune rvlation dont la cohrence et le sens nepeuvent apparatre que si lon runit lensemble des messages transmis aux voyants.

  • que limportance accorde aux apparitions est une caractristique de la modernit,nest-ce pas faute davoir cherch savoir ce quil en tait dans les sicles qui ontprcd le sicle de Marie ? Telle est la thse que soutient le premier des troisouvrages que je propose dexaminer, celui que S. Barnay a consacr aux appari-tions de la Vierge au Moyen ge.

    Une histoire de Lourdes avant Lourdes ?

    Le millnaire qui spare le dbut de la fin du Moyen ge (500-1500) a t letmoin de manifestations sans nombre de la Mre de Dieu. Quelques lignes dansune chronique , tout un chapitre dans une vie de saint , des dizaines de rcitsdans un livre de miracles , des centaines dexempla dans un recueil destin montrer lexemple, des milliers de visions racontent ces apparitions. Autotal, plus de cinq mille rcits dapparitions Ce sont l lessentiel des documentsqui se font lcho des rencontres avec la Vierge vcues par les hommes. Ils permet-tent lhistorien de restituer lhistoire de la croyance, dcrire lhistoire mdivalede Lourdes avant Lourdes , une histoire que ce livre est le premier retracer surla base dune vaste enqute scientifique (pp. 11-12).

    En dclarant avoir crit lhistoire mdivale de Lourdes avant Lourdes ettrouv, dans la littrature mdivale, plus de cinq mille rcits dapparitions ,Sylvie Barnay suggre que ce type de phnomnes aurait t aussi important auMoyen ge qu lpoque contemporaine. Le problme est cependant de savoir siles apparitions dont elle parle sont bien comparables ce que nous dsignonsaujourdhui par ce terme. Or, cest loin dtre toujours le cas. Limmense majoritdes apparitions recenses dans louvrage sont en effet ce que J. Bouflet etP. Boutry 4 appellent des visions, savoir des rvlations particulires prives,qui ne concernent que le rcipiendaire ou, peut-on ajouter, la communaut reli-gieuse laquelle il appartient le plus souvent : les deux tiers des voyants mdi-vaux, comme le souligne S. Barnay (p. 101) sont des clercs, gnralement de sexemasculin ; on y trouve surtout des vques entre le Ve et le IXe sicle, puis des reli-gieux qui la Vierge transmet ou rappelle les normes auxquelles doit se plier leurcommunaut. Comme lavait fait avant eux W.A. Christian 5, J. Bouflet et P. Boutrydistinguent la vision de lapparition, dfinie comme une rvlation particulire,mais publique dans sa manifestation et ses effets . Dans les cas dapparition, le oules voyants (qui sont toujours des lacs) sont avant tout des mdiateurs entre ltresurnaturel et la communaut locale laquelle ils appartiennent : celle-ci est le vri-table destinataire de la rvlation qui consiste gnralement demander lrec-tion dun sanctuaire (ou, parfois, la ractivation dun site cultuel) sur le lieu de

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    4 Op. cit. : p. 10.5 Dans le premier ouvrage de William A. CHRISTIAN, consacr aux apparitions de la Vierge en

    Espagne, Apparitions in Late Medieval and Renaissance Spain, Princeton, Princeton University Press,1981.

  • lapparition. Visions et apparitions ne concernent pas les mmes milieux sociaux etont des rpercussions sociales tout fait diffrentes.

    S. Barnay connat cette distinction puisquelle prcise, toujours dans son intro-duction, que hier comme aujourdhui, il y a eu les apparitions publiques et lesapparitions prives (p. 11). Mais elle nen tient plus compte lorsquelle dclareavoir crit lhistoire mdivale de Lourdes avant Lourdes , lexpression sugg-rant que louvrage porte sur les apparitions publiques . Or, ce que montre ladocumentation runie, cest que celles-ci sont fort rares avant le XIVe sicle. par-tir du Ve sicle, la Vierge est trs souvent apparue en vision (p. 12) des clercset, plus tard et moins frquemment, des lacs pour noncer des contenus doctri-naux, dicter leur comportement aux religieux ou raliser des miracles en faveurdindividus (la littrature consacre aux Miracles de Notre Dame est particulire-ment importante au XIIe sicle). Mais, avant le XIVe sicle, il existe peu de rcitsrattachant la fondation dun lieu de culte une apparition. S. Barnay nen cite quedeux, datant du XIIe sicle : lun concerne la construction de lglise romaine deSanta Maria Maggiore et lautre, celle de la cathdrale de Soissons.

    La croyance aux apparitions publiques de la Vierge ne semble donc acqu-rir de limportance qu la fin du Moyen ge et plus particulirement auXVe sicle, poque o se multiplient les documents sur les phnomnes de cegenre. Ces documents, prcisons-le, ne sont plus des vies de saints, des recueilsdexempla ou des livres de miracles mais des enqutes ecclsiastiques effec-tues pour examiner la valeur des dclarations des personnes qui disent avoir vu etentendu la Vierge. Ces sources font apparatre que les voyants et leur entourage ontune conception de lapparition trs diffrente de la thorie clricale labore parsaint Augustin. Celui-ci avait distingu trois genres de visions : la vision corpo-relle qui quivaut la vue ; la vision spirituelle permettant de percevoir les pipha-nies, cest--dire les formes intermdiaires entre ciel et terre ; enfin la visionintellectuelle qui vise la contemplation directe de Dieu (p. 148). Pour saintAugustin et pour les clercs qui ont crit les textes mdivaux sur les apparitions(publiques ou prives), les hommes voient la Vierge en esprit et non avec lesyeux du corps (p. 149) et cest pourquoi ils prcisent trs souvent quelle estapparue en rve au voyant. Les enqutes ecclsiastiques du XVe sicle rvlent unetoute autre conception de lapparition : ceux qui disent avoir vu la Vierge pensentmanifestement lavoir vue avec les yeux du corps . Cette conception raliste (quia sans doute toujours t celle du sens commun) caractrise galement les tmoi-gnages sur les apparitions de lpoque contemporaine. Il y a l une autre raison dedistinguer visions et apparitions.

    Aussi ne peut-on faire commencer lhistoire de Lourdes avant Lourdes avant la fin du XIVe sicle. Cette histoire, comme lavait soulign W. A. Christian(1981), va trs vite sinterrompre. Aprs le XVe sicle, les mystiques continuerontde voir la Vierge en vision dans les couvents mais il ny aura plus beaucoupd apparitions publiques , du fait de la mfiance croissante de lglise lgardde rvlations qui peuvent aussi bien confirmer les positions doctrinales delinstitution que les remettre en cause. Lglise ne changera dattitude (et pour unepriode galement courte) quau XIXe sicle o elle reconnatra successivement lesapparitions de la chapelle de la rue du Bac (1830), celles de La Salette (1846) puiscelles de Lourdes (1858). Cette nouvelle attitude lgard des apparitions marialessinscrit, comme lont montr les historiens du catholicisme, dans la stratgie de

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    LES APPARITIONS ET LEUR HISTOIRE

  • reconqute des fidles qui est alors mise en place par lglise. Dans ce but,celle-ci donne une nouvelle impulsion au culte marial et tente de relancer, contre lescientisme, la croyance aux miracles. Lourdes va jouer un rle important dans cedispositif.

    Les apparitions de Lourdes

    Lourdes occupe, dans lhistoire des apparitions mariales, une place particulirequelle doit, en partie, son succs : le sanctuaire reoit actuellement environ cinqmillions de plerins par an et il est devenu, pour lopinion commune, le lieu parexcellence o lon peut esprer bnficier dune gurison miraculeuse. Les cher-cheurs ont-ils t intimids par lampleur de son rayonnement ? Ou, comme le sug-gre R. Harris, ont-ils cart Lourdes de leur champ dinvestigation pour ne pasavoir remettre en cause le partage tabli entre notre ge moderne, rationnelet le monde irrationnel, mystique cens lavoir prcd (p. 33) ? Toujours est-ilquon ne dispose actuellement daucune tude ethnologique des pratiques contem-poraines du plerinage lethnologue italienne Clara Gallini 6 a dfendu, de faonassez convaincante, lide que le Lourdes dmile Zola pouvait tre lu comme uneethnographie du plerinage, mais le Lourdes actuel nest plus exactement celui desannes 1890. Jusqu aujourdhui, aucun ouvrage navait non plus t spcifique-ment consacr lhistoire de Lourdes 7. Daucuns, certes, pourraient objecter quilexiste, sur lhistoire des apparitions, le monumental travail du thologien RenLaurentin qui a publi la fois lensemble des documents sur la priode qui va dudbut des apparitions lanne 1866, date du dpart de Bernadette pour Nevers, etune Histoire authentique des apparitions qui sappuie sur la recherche documen-taire accomplie. Le problme est que cette histoire vise mettre une dmarche scientifique (R. Laurentin insiste, dans son introduction, sur la ncessit de sou-mettre les documents aux rgles de la critique historique) au service de la thse dela ralit des apparitions.

    Louvrage de Ruth Harris se situe, on sen doute, dans un tout autre horizonintellectuel. Centr sur la priode allant de 1858 1914, son livre expose dabordles circonstances politiques, sociales et religieuses qui expliquent que les dclara-tions de Bernadette aient pu trouver un cho favorable dans la population locale,puis au niveau national. Dans la seconde partie, intitule Lourdes des plerina-ges , elle retrace le processus qui a fait du sanctuaire fond la suite des appari-tions un lieu de plerinage national centr sur les chers malades quon y amnepar trains entiers partir des annes 1870 une ligne de chemin de fer ayant touverte en 1866. Voyons tout dabord ce que dit lauteur du Lourdes des appari-tions .

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    6 Cf. Il miracolo e la sua prova. Un etnologo a Lourdes, Naples, Liguori Editore, 1998.7 On trouve cependant des dveloppements importants sur le contexte du dveloppement de Lourdes

    dans Thomas A. KSELMAN, Miracles and Prophecies in Nineteenth-Century France, New Brunswick(NJ), Rutgers University Press, 1993.

  • En 1858, Lourdes est une bourgade de 4000 habitants qui a travers une gravecrise conomique et sociale due la fois linsuffisance de la production agricoleet aux pidmies de cholra qui ont frapp la rgion en 1850, puis en 1855. La crisea durement affect les plus pauvres, parmi lesquels on compte les Soubirous, unefamille autrefois aise que le contexte conomique rgional, la malchance etlincurie du pre (certains lont accus divrognerie) ont rduite la misre. Bernadette,note R. Harris, tait sans doute dautant plus sensible la dchance de sa famillequelle tait lane de la fratrie, position extrmement valorise dans la rgionpyrnenne puisquelle tait celle de lhritier de la maison. Cette situation person-nelle et familiale peut avoir contribu pousser la fillette croire et dire quelleavait eu une vision. Reste expliquer pourquoi son entourage la immdiatementcrue. Sil en est ainsi, cest dabord parce que les propos de Bernadette navaientrien qui pouvait surprendre ses proches. Car ils sinscrivaient dans la vieille tradi-tion pyrnenne de rcits merveilleux dont lauteur sattache retracer lescontours.

    Bernadette eut sa premire vision le 11 fvrier 1858 mais, ce jour-l et les sui-vants, elle dclara avoir vu quelque chose de blanc qui ressemblait une toutejeune fille. Son entourage supposa dabord quil pouvait sagir dun tre malfiqueet encouragea Bernadette lasperger deau bnite. Lapparition ayant souri, aulieu de smouvoir de ce traitement, on pensa quil pouvait sagir dune me enpeine venue rclamer laide des vivants une des femmes qui accompagnait Bernadetteamena alors la grotte du papier et une plume pour que le revenant suppos puissey inscrire ses vux. Lhypothse que aquero (celle-l, pour reprendre lexpressionpar laquelle Bernadette dsignait lapparition) pouvait tre un revenant tout faitconforme aux croyances communes et elle simposait dautant plus quune jeunefille pieuse de la ville, Elisa Latapie, venait de mourir et avait demand treenterre dans sa robe blanche dEnfant de Marie, une association qui comptait 130membres Lourdes en 1858. Lapparition, enfin, stait produite dans une grotte,un type de site que toute la tradition populaire europenne identifie une porteouverte sur les tres de len-de : dmons, sorcires, mes en peine ou fes quelon imaginait souvent comme des jeunes filles de petite taille vtues de blanc cequi correspond exactement au portrait que fit Bernadette daquero. De tellescroyances sappliquaient aussi la grotte de Massabielle. La plupart des Lourdaiscraignaient de sy aventurer ; dautres auraient annonc quil sy produiraient desapparitions : Les historiens du XXe sicle tels que Laurentin, commente lauteur,rejettent ces prdictions comme des embellissements rtrospectifs qui najoutentrien lhistoire authentique . Or, cest prcisment lexistence de ce type delgendes () qui permet de comprendre pourquoi la population locale tait prte croire que Bernadette avait bel et bien vu quelque chose (p. 85).

    Si lon put, dans un second temps, identifier ce quelque chose la Vierge,cest que dautres traditions lgendaires, aussi vivantes que les prcdentes, invi-taient le faire. Elles concernent, cette fois, les sanctuaires agrestes consacrs laVierge dont on dit quils furent construits la suite dune apparition ou, plus sou-vent, de la dcouverte miraculeuse dune statue qui la reprsente. Attests danstoute la chrtient ds le Moyen ge, ces rcits mettent presque toujours en scneun berger ou, plus rarement, une jeune bergre qui dcouvre prs dune source,dans une grotte, sur un arbre ou un arbuste pineux une statue dont les pouvoirssurnaturels se rvlent aussitt : transporte dans lglise paroissiale, elle revient

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    LES APPARITIONS ET LEUR HISTOIRE

  • delle-mme sur le lieu de linvention ; on comprend alors quil faut y btir unechapelle qui lui soit consacre. Les rcits dapparition antrieurs au XIXe siclesont construits sur le mme modle. Un seul point les distingue des lgendesdinvention dimages mariales : lorsque la Vierge apparat en personne , cestpar la parole quelle exprime sa volont quun sanctuaire soit construit pour elle.

    Bernadette et ses proches, comme le souligne R. Harris, connaissaient certaine-ment ces traditions lgendaires. une quinzaine de kilomtres louest de Lourdes,se trouve en effet le village de Betharram o des bergers auraient jadis dcouvertune statue de la Vierge dans un buisson ; une cinquantaine de kilomtres, verslest cette fois, slve le sanctuaire de Garaison qui fut, partir du XVIIe sicle,un des lieux de plerinage les plus clbres de la rgion. Il aurait t fond au XVIe

    sicle la suite de lapparition, au-dessus dune aubpine en fleurs, de la Vierge,toute de blanc vtue, une fillette dune douzaine dannes qui tait alle fairepatre ses moutons dans les parages.

    Acceptes pour vraies par la population lourdaise parce quelles se confor-maient aux modles lgus par la tradition, les visions de Bernadette reurent ga-lement laval du clerg local : la Commission dEnqute piscopale cre en 1858par lvque de Tarbes, Mgr Laurence, conclut ses travaux en 1862 en proclamantla ralit des apparitions. Le contenu du message que la Vierge transmit la fillettele 25 mars 1858 favorisa sans doute cette dcision : lapparition y dclarait quelletait lImmacule Conception , confirmant ainsi un dogme proclam par Romequatre ans auparavant.

    Une fois les apparitions reconnues par lglise, celle-ci pouvait prendre enmains lorganisation du culte sauvage qui stait mis en place la Grotte, ceque fit lvque en dcidant, ds 1861, dacheter Massabielle la commune deLourdes de faon lamnager dignement. R. Harris consacre quelques pages trsintressantes aux travaux raliss et, notamment, lemplacement et au style de la chapelle rclame par la Vierge, lactuelle basilique de lImmacule Conception : En plaant au-dessus [de la grotte] la massive basilique, lglise assurait limpo-sition symbolique de lorthodoxie. La grande flche qui slance vers les cieux estle trait dominant de la valle ; ce que lon voit de loin, ce nest pas la Grotte maisla basilique qui la surplombe. Avec cet difice, lglise absorbe le sanctuaire ; ladimension magique et lgendaire de lapparition est comme ptrifie, au propre etau figur, pour asseoir plus fortement lorthodoxie (p. 237). La volont de mettreen avant linstitution et ses dogmes a galement inspir, pour partie au moins, laliturgie du plerinage. Cest le cas, en particulier, de la procession eucharistique.Son institution, en 1888, visait la fois inviter les malades sidentifier auChrist, la victime par excellence , affirmer, contre la valorisation rpublicainedes droits de lhomme, les droits et le triomphe du Christ dans son eucharistie (p. 373) et mettre en valeur un des dogmes les plus centraux du catholicisme,celui de la prsence relle du Christ dans lhostie consacre : Tout comme les tra-vaux de construction disciplinrent la Grotte laide de pavs et de grilles (), lesprocessions eucharistiques raffirmaient la centralit de la doctrine (p. 377).

    Cette main-mise de lglise sur les rituels du plerinage est un des facteurs quidistinguent Lourdes dautres sanctuaires mariaux o les pratiques cultuelles sontrgles par la coutume plus que par linstitution. Et cest l une des raisons, monsens, pour lesquelles les ethnologues se sont dtourns de Lourdes, ny retrouvantpas les pratiques traditionnelles qui ont longtemps t leur objet dtudes spci-

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  • fique. Lourdes se distingue aussi de lieux de plerinage plus anciens et plus tradi-tionnels en ceci quelle cesse, vers la fin des annes 1860, dtre un lieu de cultelocal pour acqurir une dimension nationale. La seconde partie de louvrage montrecomment cette transformation a pu soprer.

    Lourdes des plerinages

    Les apparitions de Lourdes furent connues au niveau national ds lt 1858,grce un article que publia lcrivain et journaliste Louis Veuillot dans son jour-nal, LUnivers porte-parole de lopinion catholique populaire [et] lu par tous lescroyants qui rsistaient au scularisme des temps modernes (p. 176). Larticle,qui dfendait les apparitions et le culte (alors interdit par les autorits civiles) misen place la Grotte, suscita de violentes ractions dans les milieux intellectuels etpolitiques anti-clricaux : Lourdes fut ds lors une cause pour les catholiques (p. 182). Les conditions taient ainsi cres pour que le sanctuaire devienne un lieude runion de la France catholique. Ce fut chose faite partir de 1873, anne o lesAssomptionnistes organisrent le premier plerinage national Lourdes. Danslesprit du pre Emmanuel dAlzon, fondateur de lordre, ce plerinage tait un acte de pit et de pnitence destin rpondre la dfaite de la France devantlAllemagne en 1870 et aux horreurs de la Commune. Car, pour les catholiques quisouhaitaient un retour de la monarchie des Bourbons et le rtablissement delalliance entre le trne et lautel, ces vnements taient une marque de la colredivine suscite par les politiques anti-clricales des gouvernements issus de laRvolution Franaise. la France scularise, il sagissait donc dopposer uneFrance rconciliant spiritualit et politique, une France des anciennes traditions decatholicisme rural et aristocratique . Explicitement construit en rfrence unpass mdival rinvent, le plerinage devait offrir la vision dun ordre socialorganique dans lequel les riches taient au service des pauvres (p. 333).

    La place donne aux malades (leur nombre ne cessa daugmenter aprs 1875 eton les mit de plus en plus sur le devant de la scne ) contribua donner corps ce projet idologique. Les textes journalistiques de lpoque, en effet, identifientvolontiers les malades transports dans les trains blancs des pauvres que vien-nent servir les aristocrates. Cette image, au demeurant, correspondait en partie laralit. Au service des malades, on trouve en effet, partir des annes 1870, lafois les Petites Surs de lAssomption, souvent issues de milieux modestes, et leslaques regroupes dans lassociation de Notre-Dame du Salut fonde en 1872 parle pre dAlzon : les femmes qui sy retrouvent sont le plus souvent issues delaristocratie. Les Hospitalits, qui apparaissent un peu plus tard, runissent gale-ment des laques, femmes et hommes identifis la chevalerie de la France duXIXe sicle (p. 375). Faisant des riches et des forts les serviteurs des pauvres etdes faibles, le plerinage entendait ainsi opposer, la France librale et rpubli-caine, une contre-socit conforme lthique chrtienne.

    Le rle confr aux malades est galement li la valorisation de la douleurdans la spiritualit du XIXe sicle. Pour le pre dAlzon, la rdemption sobtenaitpar la souffrance et les larmes et il exhortait [donc] les femmes quil dirigeait

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    LES APPARITIONS ET LEUR HISTOIRE

  • se rappeler les souffrances du Christ et sadonner la douleur spirituelle ainsiqu la mortification physique (p. 299). On sait, par ailleurs, que les corps meur-tris des malades taient littralement exhibs pendant le plerinage. Il nest pasfacile, cependant, dinterprter le sens que lon voulait donner leurs souffrances.Certaines donnes (par exemple le fait que les malades usaient leurs ultimes for-ces pour imiter la Passion en prenant la position du Christ en Croix (p. 351) pour-raient inviter inscrire Lourdes dans le courant de la spiritualit victimale , quiatteint son apoge la fin du XIXe sicle et au dbut du XXe : les maladesntaient-ils pas identifis des victimes innocentes que lon devait offrir Dieu ensacrifice pour effacer les pchs de la nation et du monde ? R. Harris ne pose pas laquestion, considrant peut-tre que les perspectives de la spiritualit victimale saccordent mal avec limportance donne aux gurisons miraculeuses. Si lonexhibait les malades, ctait surtout, semble-t-il, pour mettre en valeur la puissancedivine contre ceux qui croyaient au seul pouvoir de la science.

    Lauteur montre nanmoins que Lourdes nest pas un lieu o la science futradicalement oppose la religion. En 1883 fut cr le Bureau de ConstatationsMdicales, o les mdecins se substiturent de plus en plus aux prtres jusque-lchargs denregistrer les gurisons. Cela revenait en quelque sorte mettre lascience au service de la croyance, les mdecins tant chargs de conclure, le caschant, quil y avait bien gurison miraculeuse. Lourdes, en mme temps, alimen-tait les questionnements des mdecins du temps sur ltiologie des maladies ner-veuses et le mcanisme de la gurison : Les mdecins parisiens, impressionnspar des rsultats quils ne pouvaient nier ni reproduire, commencrent placer lesanctuaire dans un vaste dbat sur lhypnotisme, l inconscient et le pouvoirmdiumnique (p. 430). Le Lourdes de Zola, qui reprend la thse, dfendue parE. Charcot, de la nature hystrique des maladies guries Lourdes, contribua populariser ces dbats et alimenter les polmiques sur la nature des miracles .

    Lun des intrts majeurs du livre de R. Harris est de montrer que Lourdesnest pas un anachronisme , une reprsentation de la tradition dans la moder-nit mais un lieu quon ne saurait comprendre en dehors de son temps (p. 32).Nanmoins, elle montre surtout la modernit de Lourdes lorsquelle dcrit le pleri-nage et moins lorsquelle traite des apparitions. Lun des apports du dernierouvrage de lhistorien et anthropologue amricain W.A. Christian est au contrairede souligner les changements qua apports Lourdes dans ce domaine, changementsqui ont marqu toutes les apparitions du XXe sicle et, notamment, cellesdEzkioga, un village du Pays basque espagnol qui comptait environ cinq centshabitants en 1931. Lauteur a enqut pendant plus de dix ans sur ces apparitionsen utilisant toutes les ressources disponibles (tmoignages oraux, photographies,journaux, etc.). Le rsultat de ce travail est fascinant. Il donne en effet au lecteurlimpression de revivre toutes les tapes de lvolution dun phnomne qui duraplusieurs mois.

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  • Une histoire de fausses apparitions

    La Vierge apparut pour la premire fois Ezkioga le 29 juin 1931 deuxenfants qui se trouvaient au pied dune colline avoisinante. Les jours suivants, lesenfants virent de nouveau la Vierge et, partir du 4 juillet, ils commencrent avoir des mules, dabord parmi les habitants du village puis dans les bourgs desenvirons : de 1931 1936, anne o commena la Guerre civile, environ deux centcinquante personnes, originaires dEzkioga ou de villages voisins, eurent desvisions. Lestimation du nombre de plerins qui se rendirent Ezkioga est aussiimpressionnante : pendant lanne 1931, il slve environ un million de person-nes. lexception de Fatima et de Medjugorje, aucun autre lieu dapparition duXXe sicle na attir de telles foules.

    Le succs dEzkioga, cependant, dura peu de temps. Les voyants et lescroyants furent en effet confronts une double opposition, celle du pouvoir civil,qui intervint en 1932 pour mettre fin au culte qui stait mis en place sur la colline,et celle de lglise : ds la fin de lanne 1931, lvque du diocse avait marqupubliquement ses rserves lgard dEzkioga ; dans lt 1933, il se prononacontre la ralit des apparitions et interdit la poursuite du culte, position qui futconfirme, un an aprs, par un dcret du Saint-Office. Ces dcrets ne firent pastotalement cesser les pratiques visionnaires quelques groupes de fidles continu-rent de se retrouver pendant plusieurs annes pour assister aux extases dun voyantou voquer le souvenir des apparitions mais ils eurent nanmoins leffet attendu :discrditer la croyance aux apparitions dans lesprit de la masse des fidles.

    Il reste expliquer pourquoi Ezkioga put attirer les foules pendant plusieursmois. W. A. Christian fait dabord appel, pour clairer ce succs, au contexte poli-tique national et rgional. Les apparitions se produisirent moins de trois mois aprsla proclamation de la Deuxime Rpublique espagnole, proclamation qui fut suiviepar une vague de violences anti-clricales : des dizaines de couvents furent incen-dis dans le pays. Loin de condamner ces actes, le gouvernement commena deprendre des mesures contre lglise : des prlats furent accuss dagitation poli-tique et expulss ; obligation fut faite aux municipalits denlever les crucifix quise trouvaient dans les lieux publics. Les inquitudes suscites par cette politiquetaient particulirement aigus dans les campagnes basques, o le clerg espagnol,sculier et rgulier, recrutait une bonne part de ses membres. Or, pour les paysansbasques, les rpublicains anti-clricaux ntaient pas une menace lointaine et ab-straite. Avec lindustrialisation, les villes de la rgion staient peuples douvriersqui soutenaient activement le nouveau rgime. Prsents par les hommes dgliseet les traditionalistes comme des agents de la corruption des murs, ils taientdautant plus suspects, aux yeux des paysans, quils taient des trangers :venus dautres rgions dEspagne pour travailler dans les usines locales, ils ne par-laient pas le basque. Cette situation explique que le Parti Nationaliste Basque,fond en 1920, ait identifi dfense de la patrie basque et dfense du catholi-cisme (pp. 47-48). Un des idologues de ce Parti, Engracio de Aranzadi, suggradans un article paru le 8 juillet 1931 que les apparitions dEzkioga visaient sou-tenir le courage des Basques fidles la foi de la race (p. 47). Les jours suivants,la Vierge apparut arme dune pe ensanglante ; un jeune homme vit aussi,auprs delle, saint Michel la tte dune troupe danges qui poursuivaient un invi-

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  • sible ennemi Un des voyants expliqua que la Vierge annonait ainsi limminencedune guerre civile qui sachverait par la victoire des catholiques (p. 48).

    Si W. A. Christian souligne, juste titre, limportance du contexte politiquergional et national dans lmergence des apparitions dEzkioga, il se refuse enrevanche les rduire leur fonction politique et, moins encore, y voir leffetdune manipulation politique des voyants ou des plerins (p. 25). Il ny eut pas, Ezkioga, des manipulateurs et des manipuls mais un jeu complexe dinteractionsentre les voyants, les plerins, les journalistes et ceux que lA. appelle les promo-teurs des apparitions : des hommes et des femmes ayant un statut social et cultu-rel suffisamment lev pour oeuvrer la reconnaissance des apparitions et leurdiffusion. tant donn que les voyants voulaient faire reconnatre la ralit de leursvisions, ils avaient besoin de promoteurs. Ceux-ci, linverse, se rendirent Ezkioga parce quils pensaient y trouver une confirmation de leurs convictions reli-gieuses ou politiques ou une rponse leurs inquitudes existentielles. Le contenudes visions rsulta, pour partie, de cette interaction : Les voyants en transedisaient ce que les promoteurs souhaitaient entendre et, volontairement ou non, ilsdevinrent leur porte-voix. Arms de cette autorit divine, les promoteurs exposaientleurs plans avec une conviction encore plus grande (p. 171).

    Lun de ces promoteurs, Raymond de Rign, tait un obscur crivain franaisqui se proposait de lier lesthtique grco-romaine et le christianisme et avaitune admiration particulire pour Jeanne dArc, en qui il voyait lune des hronesde la lutte, ses yeux indispensable, contre les institutions clricales. R. de Rignarriva Ezkioga en aot 1931, convaincu de la ralit des apparitions et rsolu dfendre les voyants contre lhostilit de lglise et de ltat. Dans ce but, il dcidanotamment de fixer sur la pellicule les tats de transe des voyants, tats quil consi-drait comme une preuve irrfutable de la ralit des apparitions : il ralisa des cen-taines de photographies dont il transmit copie lvque du diocse. Il prit, parailleurs, la dfense de Ramona Olazabal, une voyante ge dune quinzainedannes qui prtendit avoir reu des stigmates lors dune vision. La supercherie futdcouverte mais R. de Rign nia lvidence. En janvier 1934, il publia un livre inti-tul Une nouvelle affaire Jeanne dArc o il prtendait montrer que R. Olazabalavait t, comme Jeanne, injustement accuse par des clercs insensibles la valeurdu mysticisme.

    Lintrt que portait R. de Rign aux apparitions dEzkioga ne tenait pas seule-ment son idologie religieuse mais aussi des raisons personnelles. Mari unefemme qui lui avait donn six enfants, R. de Rign la quitta en 1927. Deux ansaprs, il se mit vivre avec une potesse. Faute de pouvoir se marier religieuse-ment, les deux amants dcidrent de demander la Vierge de consacrer leur union.Pour ce faire, ils se rendirent ensemble Notre-Dame de Paris puis Lourdes. Celane suffit sans doute pas assurer R. de Rign de son bon droit. Aprs tre pass Lourdes, il partit pour Ezkioga et, peu aprs son arrive, il prit contact avec R. Olazabalqui lui apprit, deux jours aprs leur rencontre, que la Vierge avait bni des enve-loppes contenant le certificat et le contrat de son nouveau mariage (p. 124).

    Si jai repris avec quelque dtail le portrait que donne W.A. Christian deR. de Rign, cest que le souci de restituer, dans leur particularit, les parcoursdes acteurs des apparitions dEzkioga est une des originalits et des forces delouvrage. Elle permet en effet son auteur dchapper tout rductionnisme enmontrant la diversit des motivations des plerins. Certains se rendirent Ezkioga

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  • parce quils taient proccups par le destin du Pays basque, de lEspagne catho-lique ou du monde (les derniers messages de la Vierge, jy reviendrai, se rfraient lApocalypse) ; dautres ou, parfois, les mmes y allrent pour demander auxvoyants de les informer sur le sort de leurs morts ; R. de Rign, pour sa part, vou-lait savoir si le Ciel acceptait son remariage . Les voyants rpondirent cesdemandes en laborant (consciemment ou non) des visions susceptibles de les satis-faire.

    Les modles dEzkioga

    Lattention porte par W. A. Christian aux individus et leurs relationsmutuelles dans la construction et la rception des visions saccompagne duneattention aussi minutieuse aux modles culturels qui ont inform les expriencesdes visionnaires et aux voies de leur diffusion. Ces modles relvent de strates cul-turelles et dges diffrents.

    Trs ancienne dans les socits europennes est lide que certains individusont le pouvoir de voir les morts et de transmettre leurs messages aux vivants.Voyants et plerins dEzkioga partageaient cette croyance. Nombre de fidles vin-rent Ezkioga dans lespoir de connatre le sort rserv dans lau-del leursparents dfunts (et plus prcisment ceux qui avaient disparu prmaturment) etcertaines vocations visionnaires furent sans doute suscites par ce mme dsir :Benita Aguirre, une fillette de 9 ans, vit ainsi dans ses premires visions son jeunefrre, sous forme dun ange, ct de la Vierge (p. 94). Soulignons, au passage,que dautres tres surnaturels apparurent aussi Ezkioga : on y vit des saints, leChrist mais aussi le diable, des sorcires, des personnages sans tte. De ces visions anomiques (queurent galement les enfants lors de lpidmie visionnairede Lourdes), la presse ne dit mot. Elle ne parla gure, non plus, des voyantes quitaient des femmes maries (Maria Recalde, par exemple, qui eut pourtant 139visions), les seuls voyants lgitimes tant, aux yeux de lopinion commune, leshommes et, surtout, les enfants.

    Tributaire (comme Lourdes) dun univers de croyances de longue dure ,Ezkioga porte aussi la marque de modles religieux plus rcents. W. A. Christiansouligne, par exemple, que certaines visions taient en tous points conformes auximages de catchisme. Il relve aussi linfluence des pratiques dvotionnelles descommunauts monastiques de la rgion, avec lesquelles nombre de voyants furenten relation. Ainsi, en janvier 1932, plusieurs dentre eux assistrent des exercicesspirituels centrs sur la contemplation de la Passion dans un couvent des sursrparatrices, Saint-Sbastien. Aprs cette retraite, ils eurent des visions de la Passionqui les conduisaient revivre, alors quils taient en extase, les souffrances duChrist comme le faisaient les mystiques dont on racontait lhistoire dans les cou-vents.

    Il faut enfin citer, parmi les modles dEzkioga, les apparitions du XIXe sicleet, tout dabord, celles de Lourdes. la diffrence des voyants qui lont prcdedans lhistoire, Bernadette eut ses expriences visionnaires en public : des milliers

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  • de personnes, on la dit, se rassemblrent devant la grotte de Massabielle pour voirBernadette qui voyait la Vierge. Sil put en aller ainsi, cest que la Vierge avaitannonc, ds sa troisime apparition, quelle reviendrait les jours suivants. Chacunsavait donc quen se rendant la grotte au jour et lheure annoncs, il assisterait lvnement. Notre-Dame de Lourdes inaugurait ainsi ce que lon pourrait appelerlre des apparitions programmes : Fatima, San Damiano, Medjugorje etEzkioga (parmi dautres) ont repris ce modle.

    Le fait que les apparitions se droulent en public implique que le voyantmontre quil voit, ce quil fait, partir de Lourdes, en entrant dans un tat exta-tique. Comme le relve lauteur, aucun des documents relatifs des apparitionsantrieures ne laisse supposer que lvnement ait suscit un tel tat chez lesvoyants. Ceux-ci navaient nul besoin, en effet, dentrer en extase puisque personnenassistait leurs expriences visionnaires. partir du moment o elles ont com-menc se produire en public, lextase est devenue ncessaire. Car il fallait bienpermettre aux spectateurs de sassurer quils assistaient une apparition : ne voyantpas eux-mmes la Vierge, il fallait leur donner voir les signes de sa prsence. Lesmiracles font partie de ces signes on connat limportance queut, Fatima, lemiracle de la rotation du soleil, que des milliers de fidles assurrent avoir vu. Ezkioga, les fidles attendirent vainement que se produisent les miracles annoncspour la mi-juillet par certains voyants. Ils purent en revanche voir ces derniersentrer dans des tats de transe de plus en plus spectaculaires.

    Considre par les croyants comme une preuve de la ralit des apparitions,lextase permet en outre de faire des spectateurs des quasi-voyants. Un des tmoinsdEzkioga dit ainsi avoir vu le reflet de la beaut de la Vierge sur le visagedune voyante qui avait alors, crit-il encore, un sourire qui nappartient qu laVierge (p. 288). La place donne aux tats de transe conduit enfin donner auxvoyants un statut et des pouvoirs comparables ceux des saints. Ce fut le cas Lourdes o les premiers plerins venaient, comme le note R. Harris, pour voir ettoucher Bernadette et non le site des apparitions (p. 203). W. A. Christian soulignepour sa part que les plerins vinrent dabord Ezkioga dans lespoir davoireux-mmes des visions ou du moins dassister un miracle, mais qu partir dumois doctobre ils sy rendaient pour voir les voyants. Ceux-ci taient dsormaissur une estrade et les spectateurs se plaaient face eux et donc le dos tourn laVierge.

    Lourdes a galement influenc la liturgie des apparitions dEzkioga. Ellefut mise en place par leur premier promoteur , A. Amundarain, cur dun villagevoisin qui avait accompagn plusieurs plerinages Lourdes. Amundarain demandaaux voyants de porter un cierge (comme lavait fait Bernadette Massabielle) et derciter le rosaire pendant quils se rendaient en procession vers la colline. lapproche de lheure des apparitions ( la nuit tombante), les spectateurs, les brasouverts, se mettaient rciter les litanies de la Vierge. Amundarain leur suggra,par la suite, de chanter une Salve puis de rciter sept Ave Maria en lhonneur dessept douleurs de la Vierge : Il appliquait ainsi des techniques utilises dans lesmissions paroissiales et destines susciter le repentir (p. 272). Elles se rvl-rent parfaitement efficaces. Lalternance de prires et de chants, priodiquementinterrompus par les cris des voyants qui entraient en transe, crait un climat mo-tionnel qui se traduisit par un accroissement spectaculaire du nombre de visionnai-res.

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  • Lourdes, cependant, nest pas le seul modle dEzkioga qui est aussi tributairedes apparitions de La Salette et, au-del, de la trs ancienne tradition des prophtiesapocalyptiques. Dans le chapitre quil consacre cet aspect des messages commu-niqus aux voyants, W. A. Christian commence par souligner quil apparut tardive-ment. Dabord centr sur les proccupations personnelles des fidles (maladie dunenfant, mort dun proche) ou sur la situation politique rgionale ou nationale, lecontenu des messages tendit ensuite devenir de plus en plus universel et intempo-rel comme sil devait sadapter llargissement du public des apparitions. Lesprophties politiques de certains voyants, en 1931, furent suivies, partir de 1932,par des prophties proprement apocalyptiques qui sinspiraient, entre autres, du secret publi par Mlanie Calvat aprs les apparitions de La Salette.

    En soulignant les liens qui unissent Ezkioga aux apparitions qui lont prcd,W.A. Christian suggre un lment de rponse la question que jvoquais enouvrant ce texte, celle de la prolifration des apparitions lpoque contemporaine.Il est clair que la diffusion des rcits des grandes apparitions du XIXe du sicle oudu dbut du suivant a contribu laborer ce que lethnologue italien Paolo Apolitoa appel une culture visionnaire catholique 8, une tradition qui informe lecontenu des visions et les faons de voir. On peut galement penser que lexistencede cette culture a contribu rendre normal le fait de voir la Vierge. Car,comme lavance lauteur dans un de ses articles 9 (et comme le suggrent les enqu-tes que jai pu effectuer dans ce domaine), lexprience de lapparition est sansdoute des plus communes. La plupart de ces expriences, certes, restent ignores ousont rcuses par lentourage du voyant et tout lintrt de travaux monographi-ques comme ceux de R. Harris et de W.A. Christian est de montrer quelles circons-tances ont permis certaines dentre elles de devenir des faits sociaux. Il reste quelexistence dune culture de lapparition comme celle qui sest construite depuisle milieu du sicle dernier a certainement favoris cette reconnaissance sociale.

    Marlne ALBERT LLORCACentre dAnthropologie Toulouse

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    8 Cf. Il cielo in terra. Costruzioni simboliche di unapparizione mariana. Bologne, Il Mulino, 1992,p. 20. P. APOLITO tudie dans cet ouvrage les apparitions de Oliveto Citra, survenues en Campanie en1985.

    9 Religious Apparitions and the Cold War in Southern Europe , in Eric R. Wolf (d.) : Religion,Power and Protest in Local Communities, 1984, Mouton Publishers, Berlin-New York-Amsterdam,pp. 239-266.